Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Éloge (Dupaty)

La bibliothèque libre.


ÉLOGE


De Messire Charles-Marguerite-Jean-Baptiste Mercier Dupaty
président à mortier au parlement de bordeaux.




Nous ne sommes plus dans ces temps d’ignorance et de barbarie où la magistrature, loin de recevoir les honneurs qui lui sont dus, était, au contraire, dans l’avilissement et dans l’oubli. Les nobles qui ne voulaient que des esclaves, méprisaient les magistrats. Le peuple tremblant sous ses tyrans, n’ayant d’autre sentiment que celui de sa faiblesse, ne pouvait apprécier tout le bien que devaient opérer, pour son bonheur, ceux qui, par leurs fonctions augustes, sont chargés de rendre la justice.

Guidés par le flambeau de la philosophie, nous commençons enfin à croire, d’après les peuples les plus sages et les plus éclairés de l’antiquité, que la valeur qui défend la patrie, et la vertu qui est un gage assuré de sa durée et de sa prospérité, ont également droit à nos éloges : que si le guerrier qui garantit nos remparts des insultes de l’ennemi, mérite toute notre reconnaissance, le magistral, le citoyen vertueux qui veille dans la cité à l’exécution des lois, et qui y entretient l’ordre et l’harmonie, n’en est pas moins digne.

Dans Athènes et dans Rome on voyait à côté des monumens élevés à la gloire des héros, ceux qui étaient consacrés à rappeler à la nation le souvenir des législateurs et des philosophes ; de ces hommes rares et privilégiés, de ces amis de l’humanité, qui semblent n’avoir été placés sur la terre que pour le bonheur de ceux qui l’habitent.

Il m’est donc permis aujourd’hui de célébrer le magistrat dont nous pleurons la perte, de payer à sa mémoire un tribut de reconnaissance et d’admiration, et de jeter quelques fleurs sur sa tombe. Si en montrant le zèle ardent qui l’animait pour la justice, dont il a été long-temps l’organe, et son amour pour l’humanité, qu’il a défendue avec tant de force et de constance ; si, en rendant un hommage public à ses talens et à ses vertus, je ne remplis point assez dignement la tâche imposée à l’orateur, j’aurai du moins l’avantage d’avoir offert un grand exemple et des leçons utiles.

Je ne crains pas que l’envie se soulève ici contre moi ; celui qu’elle a poursuivi n’est plus ; elle doit donc se taire ; et c’est maintenant à la vérité seule qu’il appartient de se faire entendre. Rien dans cet éloge ne sera désavoué par elle : je me croirais indigne de louer celui qui s’est tant occupé à la chercher, qui a eu le courage de la dire, si je pouvais avoir recours à la flatterie et au mensonge.

Lorsqu’on veut parler d’un philosophe et d’un sage, on n’a pas besoin d’aller fouiller dans les siècles les plus reculés pour savoir quels ont été ses ancêtres, s’ils ont obtenu des distinctions éclatantes, s’ils ont ajouté à leurs noms des titres fastueux. Ces avantages, si imposants pour le vulgaire, qui flattent tant l’ambition, mais qui ne supposent pas toujours le mérite, sont peu de chose aux yeux de la raison et de la sagesse.

CHARLES-MARGUERITE-JEAN-BAPTISTE DUPATY, Président à Mortier au Parlement de Bordeaux, naquit à la Rochelle de parens nobles, et surtout recommandables par leurs vertus[1]. Son père, qui avait des lumières, qui connaissait tout le prix d’une bonne éducation, qui savait qu’elle décide souvent de ce qu’on doit être un jour, cultiva l’enfance d’un fils qui lui était cher, et qui donnait de grandes espérances. Il ne vécut pas assez pour jouir du fruit de ses soins ; mais il laissa une épouse dont l’âme sensible et grande était faite pour réparer cette perte[2]

M. DUPATY avait reçu de la nature ce désir impatient de savoir et de s’instruire, qui annonce toujours les grands talens. Dans cet âge où les plaisirs laissent à peine quelques heures à la réflexion, où, sans songer au temps qui suivra, l’on ne pense qu’à jouir, il faisait une étude raisonnée de l’histoire qui n’offre aux esprits vulgaires qu’un simple récit de faits et de raisonnemens ; mais d’où l’homme de génie sait faire naître une source abondante de réflexions utiles. Il méditait les ouvrages immortels de cet écrivain célèbre, dont les lumières ont tant influé sur celles de son siècle, et qui a si bien saisi la chaîne par où sont liés les sujets avec les souverains, et les nations avec les nations. Il admirait les vues sublimes de ces bienfaicteurs des hommes qui, en donnant au genre humain des lois pleines de sagesse, lui ont fait le plus grand bien qu’il puisse recevoir.

C’est ainsi qu’en recueillant des lumières de toutes parts, M. DUPATY se préparait à devenir lui-même un jour utile à la patrie. Ses talens et ses vertus lui acquirent bientôt une grande réputation ; et quoique très jeune encore, la justice lui ouvrit son temple pour être son défenseur et son organe[3]. Dès-lors il se dévoue au bien public, il se pénètre des fonctions augustes dont il est chargé ; il y consacre tous les instans de sa vie ; il ne s’occupe plus que de l’étude des lois ; il cherche à les comparer entr’elles ; à saisir les rapports qu’elles ont ou qu’elles doivent avoir avec les mœurs : il a le courage d’éclaircir le cahos de toutes les matières que renferme notre Jurisprudence : il parcourt avec les yeux d’un philosophe ce champ immense, souvent stérile, et qui n’offre presque toujours que des dégoûts à l’homme de génie.

Faire triompher la justice de tous les obstacles dont la méchanceté des hommes s’efforce de l’envelopper, écarter les nuages que la cupidité et le vil intérêt cherchent à répandre sur elle, lu démêler à travers le choc des opinions, faire une étude profonde du cœur humain, connaître les ressorts auxquels les passions peuvent donner du mouvement, découvrir la vérité, souvent cachée dans le labyrinthe des procédures, la saisir et la montrer avec ce courage qui ne craint rien, l’embellir des charmes de l’éloquence pour lui attirer plus de partisans, confondre l’erreur et le mensonge, qui voudraient se décorer de son nom et se parer de ses avantages ; enfin, suppléer, par la réflexion, aux progrès tardifs de l’expérience : tels sont les grands objets auxquels M. DUPATY consacre ses veilles et ses travaux.

Vous qui l’avez entendu ; qui êtes venus mêler vos applaudissemens à tous ceux dont retentissait le temple de la justice lorsqu’il y portait la parole ; dites si quelques considérations ont jamais pu lui faire négliger la défense du faible que le puissant voulait opprimer[4] ; si le pauvre, à qui la cupidité du riche disputait les malheureux restes de ses dépouilles, n’a point trouvé en lui un soutien et un vengeur : dites avec quelle fermeté il protégeait la vertu poursuivie par le vice ; de quels traits il peignait ces coups de l’autorité arbitraire si effrayans pour la liberté et qui, annonçant le renversement des lois, présage la chûte prochaine des empires.

Celui qui aspire à la gloire d’être utile à ses concitoyens, qui fait un usage si grand et si sublime de ses talens, qui ose dire aux puissans de la terre, vous avez commis une injustice, et qui s’élève ainsi au dessus des autres hommes, doit s’attendre, sans doute, à avoir des ennemis dangereux : il doit croire que la haine et la vengeance se ligueront avec l’envie pour le perdre. Tel a été de tous les temps la destinée des grands hommes.

On vit bientôt l’intrigue s’élever contre M. DUPATY, lui faire un crime aux yeux du souverain, de sa fermeté et de son attachement pour le maintien de l’ordre public ; et la récompense de tant de zèle et de vertu fut un exil[5]. Le coup qui le frappe n’altère point la tranquillité de son ame ; il part avec cette assurance de l’homme juste qui n’a aucun reproche à se faire ; il a pour lui la patrie, sa gloire et ses vertus. Le sénat qui se vit privé d’un de ses plus beaux ornemens, s’empressa de le justifier auprès du trône, d’éclairer le souverain sur la surprise faite à sa religion, et bientôt M. DUPATY fut rendu à ses fonctions.

On n’a point encore oublié avec quels transports de joie il fut accueilli des citoyens ; tous voulurent le voir, tous lui prodiguèrent cet hommage si doux pour un cœur généreux et sensible et qui console le magistrat vertueux de l’injustice des hommes. On vit alors l’envie se cacher en frémissant, et il ne resta à ses ennemis que la honte d’avoir fait des efforts impuissans pour perdre un grand homme.

La disgrâce que M. DUPATY venait d’essuyer, loin de lui rien ôter de son zèle, le rendit plus fidèle à ses devoirs et à ses principes ; son ame était trop grande pour être vaincue par les obstacles lorsqu’il s’agissait du bien public. Du moment où il était devenu le défenseur des lois, où la balance de la justice avait été remise dans ses mains, il s’était dit : « Je suis une victime dévouée à la pairie, je dois lui sacrifier mon repos, ma santé, ma vie même : la crainte ni les menaces des hommes tic pourront désormais rien sur moi : j’en fais le serment. »

Ô citoyen généreux ! il en a coûté, sans doute, à votre bonheur et à votre tranquillité pour être demeuré fidelle à vos promesses ; mais avez-vous obtenu le suffrage de tous les gens de bien qui vous ont honoré ; les cris de l’admiration ont souvent étouffé pour vous ceux de l’envie ; et la postérité, qui est toujours impartiale, vous rendra justice : elle vous comptera parmi les grands magistrats.

M. DUPATY joignait à l’activité de son zèle, une santé faible et délicate ; les veilles et les travaux auxquels il s’était livré de bonne heure, faisaient craindre qu’il n’y succombât bientôt ; il se devait à une épouse[6], à des enfans qui lui étaient chers ; il se devait à la patrie qui comptait sur ses lumières et sur son courage ; à l’humanité qui le regardait comme son plus grand défenseur. Forcé de renoncer à des fonctions qu’il remplit avec tant de gloire, ce ne sera point pour se livrer à un repos indigne de lui. S’il ne lui est plus permis d’être l’organe des lois, il veut partager les travaux de ce corps auguste et respectable qui en est le dépositaire, et qui est chargé de les faire exécuter.

LOUIS XVI, à qui l’amour du bien apprend, comme à tous les rois justes, le grand art de mettre chacun à sa place, le pourvut d’une des charges les plus distinguées dans l’ordre de la magistrature. Tous les citoyens applaudirent au choix du monarque, tous se félicitèrent de pouvoir désormais compter Aristide au nombre de leurs juges.

Je ne dois pourtant pas le dissimuler : il se trouva des magistrats qui voulurent lui interdire l’entrée du sanctuaire de la justice. Quoi ! l’envie ferait-elle aussi couler son poison dans le cœur de ceux-mêmes dont le premier devoir est de commander à toutes les passions ? Des yeux accoutumés à la lumière, peuvent-ils donc être blessés par son éclat ? M. DUPATY pourrait opposer à l’injure qu’on veut lui faire, ses travaux passés ; son amour pour la justice, les vœux de toute une province : il n’oppose que la modération de l’homme de bien dont la conscience est pure ; que la fermeté d’un magistrat qui n’a rien à redouter, parce qu’il n’a aucun reproche à se faire. C’est ainsi qu’il imposa silence à ceux qui voulaient lui nuire ; et ils furent forcés de rendre hommage à ses vertus.

Dans le rang où M. DUPATY vient d’être élevé, il ne voit que l’étendue de ses obligations ; il rend grâces au ciel de ce qu’il lui est encore permis d’être utile à la patrie. Il sait que celui qui est chargé de la fonction honorable, mais terrible, de rendre la justice aux hommes, doit les peser dans la même balance[7] ; il tourne, il fixe sur-tout ses regards sur cette classe malheureuse de citoyens qui n’est comptée pour rien dans la société, tandis qu’elle lui prodigue ses peines et ses sueurs, que l’opulence regarde avec dédain, que l’orgueil appelle la lie du peuple, mais à qui la justice doit une protection, d’autant plus spéciale, qu’elle est son seul soutien et son unique appui.

Oh ! magistrat humain et sensible ! les malheureux vous approchaient toujours avec l’assurance qu’ils seraient favorablement accueillis ; ils trouvaient auprès de vous un accès doux et facile ; ils vous quittaient avec cette pensée consolante que tous les cœurs n’étaient pas encore fermés à la pitié ; le poids de leur infortune devenait alors moins accablant pour eux.

M. DUPATY avait approfondi en homme de génie, la science des lois ; celles qui nous gouvernent avaient surtout fixé son attention. Il avait été frappé des vices et du contraste choquant qui règnent dans notre législation, entre nos mœurs et nos lois. En les rapprochant de celles des nations voisines, en les comparant surtout avec celles du peuple célèbre qui a donné au monde le spectacle de toutes les grandes choses, qui a influé sur la destinée de tous les autres peuples, il avait vu que celles-ci accordaient à l’accusé la liberté de se défendre, tandis que parmi nous l’innocence doit être effrayée de cette inquisition secrette qui ne lui laisse aucune ressource pour sa justification, et qui ne fait que favoriser les coupables adroits ou puissans.

Nous n’avons pris, en effet, des romains, que les petitesses, et les subtilités de leurs lois ; et nous n’avons pas su saisir ces grands principes d’humanité, ces leçons sublimes d’équité et de douceur qui ont fait survivre l’empire de leur législation à l’anéantissement de leur puissance. Nous nous sommes faits une triste et cruelle habitude de regarder comme juste ce qui est autorisé par une loi injuste. Nous avons même cru que nous nous conformerions mieux à l’esprit du législateur, en ajoutant à l’attrocité de la loi.

Tandis que tous les bons citoyens gémissent à la vue des atteintes portées à la liberté civile, que les vrais magistrats désirent et cherchent un remède à tant de maux, M. DUPATY ne s’en tient point à des vœux stériles, il ose dénoncera la nation les attentats de notre législation criminelle[8]. Il ne craint pas de dire hautement la vérité, lorsqu’elle importe au bonheur public. C’est dans ces écrits sublimes et touchans, où son ame et son génie respirent encore, où la vie d’un homme est appréciée ce qu’elle vaut, où tout est consacré au bien de l’humanité, où l’on retrouve partout le philosophe profond et le magistrat vertueux, que nous pouvons puiser des lumières et des vérités utiles ; car il ne nous est plus permis de nous endormir sur le sein de tant d’abus révoltans, aujourd’hui que notre souverain, uniquement occupé du bonheur de son peuple, nous invite avenir déposer dans son cœur paternel le sujet de nos plaintes ; aujourd’hui qu’il nous consulte dans une assemblée auguste de la nation et cherche avec nous les moyens les plus sages et les plus prompts de remédier aux maux qui nous environnent de toutes parts. C’est donc le moment de mettre sous ses yeux tous les vices dont nos lois criminelles sont infectées, tous les pleurs qu’elles ont arrachés à l’innocence, tout le sang qu’elles ont injustement répandu sur les échauffauds.

Il est des hommes qui désirent le bien, qui ont assez de lumières pour apercevoir le chemin qui y conduit, mais dont l’ame faible et sans caractère est effrayée par les obstacles que leur présente la corruption de leur siècle : ils craignent de déplaire ; ils n’ont pas assez de courage pour s’engager dans une route dont les sentiers sont pénibles et dangereux ; ils ne voient que les difficultés sans être animés de la gloire qu’il y aurait à les vaincre. Leurs cœurs se sentent émus à la vue des malheureux sur lesquels pèsent l’injustice et l’oppression ; mais ils n’ont point la force d’alléger le fardeau qui les accable. C’est ainsi que les abus s’enracinent et se multiplient, que les maux de toute espèce se perpétuent ; voilà comment les droits de l’homme sont abandonnés et anéantis.

Combien M. DUPATY était au dessus de ces craintes qui ne sont faites que pour les petites ames ! Faut-il combattre les préjugés barbares qui, en interceptant la lumière, s’opposent aux progrès de la raison ; approcher de nos lois le flambeau de la philosophie ; attaquer les erreurs qui sont la source de presque tous les maux qui affligent le genre humain ; venger l’humanité des outrages qu’elle a reçus ; alors son ame s’élève avec transport, elle semble prendre de nouvelles forces ; aucune considération ne l’arrête ; il brave, et les traits de l’envie, et les injustices de l’amour-propre. Il n’est pas retenu par les plaintes et les murmures de ces esprits faibles et timides qui appellent innovation, ce qui n’est que le rétablissement de l’ordre, et un meilleur état des choses.

Avec quelle fermeté héroïque il entreprend la justification de trois accusés, dont l’innocence avait été envoyée au supplice ! Condamnés par un tribunal supérieur, à subir la peine réservée aux scélérats ; sans appui, sans défense, parce qu’ils sont pauvres et obscurs, ils vont bientôt grossir la foule des malheureuses victimes de nos lois criminelles. Déjà la barre fatale est levée, elle est prête à frapper Le protecteur magnanime des opprimés court se jeter aux pieds du Trône ; il implore, il obtient, au nom de la justice et de l’humanité, que les coups terribles soient suspendus ; que le sang des trois citoyens ne coule point avant qu’un nouveau jour ait versé une lumière pure et sans tache, sur les preuves du crime dont on les accuse.

Arrêtez, magistrat sensible et généreux : vous allez faire un acte de courage, vous voulez épargner un crime à la justice ; mais peut-être vous ne voyez pas tous les dangers auxquels vous vous exposez, tous les chagrins qui vous attendent. On va vous taxer de présomption et de témérité ; on ira même jusqu’à vous accuser d’être l’ennemi de la magistrature ; la calomnie réunira tous ses efforts pour vous perdre.

Mais, malheur à celui qui calcule froidement ce qu’il doit lui en coûter pour faire le bien ! De pareilles considérations ne sont point faites pour ralentir le zèle de M. DUPATY. Il ne balance point entre une action vertueuse et des difficultés à vaincre ; il n’examine point ce qu’il a à craindre, il ne voit que le glaive de la justice suspendu sur des têtes innocentes ; il jure de faire tous ses efforts pour détourner ce glaive funeste, dût-il exposer son repos, sa vie même. Ses yeux ne sont fixés que sur le sort des malheureux qui lui ont inspiré un intérêt si vif et si tendre.

Déjà convaincu de leur innocence, il se méfie encore de ses lumières. Il craint que son cœur ne l’abuse. Il veut les voir et les entendre. Il descend dans ces demeures souterraines où l’innocent est souvent confondu avec le coupable. Il les approche, il les rassure, il les interroge, il consulte leurs regards ; il lit dans leur pensée, il sonde leurs cœurs flétris par l’injustice et les revers : au lieu des remords du crime, il n’y trouve que le calme et la sécurité d’une conscience sans reproche. Son ame s’ouvre alors à toutes les émotions de la sensibilité : en vain il veut retenir les larmes qui roulent dans ses yeux. « Mes amis, mes amis ! leur dit-il, que l’espérance ne vous abandonne point ; encore un peu de patience et de courage, et la fin de vos maux approche ».

Ô digne ami de l’humanité ! quel mortel mérita plus que vous nos respects et nos hommages ! Vous vous attendrissez à la vue des infortunés ; vous répandez des pleurs sur leur triste destinée ; vous les appelez vos amis, tandis que tout le monde les abandonne et les repousse. Ah ! que ces hommes durs qui n’ont jamais senti la pitié, viennent donc apprendre de vous à respecter le malheur, à ne point détourner leurs yeux à son approche, à ne pas du moins l’insulter par l’outrage et le mépris.

On lira toujours avec un nouveau plaisir ces mémoires célèbres où M. DUPATY répand un si grand jour sur l’innocence des trois malheureux accusés qu’il défend ; où il les justifie avec ce courage qui sied si bien à la vérité ; où il se récrie, avec le noble enthousiasme de la vertu, contre les barbares maximes de nos criminalistes ; où il fait partager à ses lecteurs toute son indignation, lorsqu’il parcourt la cruelle liste de tous les innocens qu’elles ont fait condamner ; lorsqu’il fait le récit touchant de tous les maux qu’elles ont causé, de toutes les injustices qu’elles ont fait commettre.

On crut entendre l’orateur romain, quand M. DUPATY prononça, devant le sénat d’une grande province, en présence de tout un peuple, ce discours à jamais célèbre dans l’histoire de l’éloquence. L’impression qu’il fit sur les auditeurs fut telle, qu’ils ne pouvaient retenir leurs larmes ni leurs transports ; il semblait que chacun eût voulu participer à la gloire de détacher les fers des infortunés dont la défense était un véritable dévouement. L’orateur fut souvent obligé de s’interrompre par le bruit des applaudissemens qui se mêloient aux cris de l’admiration. Jamais peut-être l’humanité n’obtint un plus beau triomphe ; on bénit, on entoure celui qui vient de sauver la vie à trois citoyens : il est obligé de se dérober à la foule, pour aller annoncer aux malheureux, dont il est le libérateur, qu’ils sont rendus à l’honneur et à la vie. Qui pourrait peindre le moment où il les voit tomber à ses pieds, les baigner de leurs larmes, et les tenir embrassés sans proférer une parole ?

« Allez, leur dit ce grand homme, hâtez-vous, mes amis, de rejoindre vos femmes et vos enfants qui souffrent depuis long-temps de votre absence. Allez ensevelir le reste de votre déplorable vie dans le travail, le silence et la vertu. Partez, mais en passant par la capitale, ne manquez pas d’aller dans ma maison ; que la vue de votre bonheur console enfin la vertueuse compagne de ma destinée, et mes jeunes enfans à qui vos malheurs ont appris la pitié, qui ont arrosé vos fers de leurs premières larmes compatissantes ».

Vous tous à qui la nature a donné une ame sensible, que ne fûtes vous témoins de la scène touchante qui se passa dans le sein de cette respectable famille à la vue des infortunés dont le héros magistrat venait de briser les fers ! Vous auriez vu sa digne épouse arroser de ses pleurs les mains reconnaissantes que lui tendaient ces trois malheureux ; les faire asseoir à sa table, les servir elle-même, et offrir à ses enfans attendris le spectacle de la vertu qui console le malheur des outrages de l’injustice.

M. DUPATY joignait aux rares qualités qui font le vrai magistrat, un goût sûr, un espoir prompt à saisir le beau dans tous les genres, et orné des connaissances qu’il avait puisées dans les grands modèles de la littérature. Il s’était livré, de très bonne heure, à l’étude des sciences et des lettres ; on l’avait vu, dans l’âge de la dissipation et des plaisirs, concourir aux progrès des lumières, encourager le talent par de nobles récompenses, inviter les orateurs à célébrer ce roi, l’idole des français, que le ciel avait donné à la terre dans les jours de sa miséricorde[9].

Les heures de ses délassemens étaient consacrées à la lecture des grands poëtes, des historiens et des philosophes qui, en nous transmettant leurs pensées, ont voulu être utiles, lors même qu’ils ne seraient plus.

Quoique les fonctions de sa charge lui laissassent très peu de temps, il en trouvait encore pour assister aux assemblées d’un corps respectable de savans qui s’était empressé de l’associer a ses travaux, et dont les vues sont toujours dirigées du côté des découvertes utiles[10]

Passionné pour la vérité qui se cache aux yeux du vulgaire, et ne se montre même à l’homme de génie qu’après qu’il s’est livré à des recherches constantes et pénibles, il attendait avec impatience que des circonstances plus favorables lui permissent de voyager. Ce n’était pas pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour aller recueillir, comme les Solon, les Descartes et les Montesquieu, chez les peuples les plus éclairés, des connaissances utiles à ses concitoyens. Il avait une ame trop active pour se borner à de simples méditations, toujours trop lentes pour le génie qui veut comparer et saisir les grands résultats. Il voulait interroger les nations, étudier, observer leurs gouvernemens et leurs lois, chercher les savans de tous les pays, puiser, dans leur commerce et leur entretien des lumières que la réflexion ne donne pas toujours.

Pourquoi faut-il qu’une vie trop courte l’ait empêché d’exécuter ce projet ? Quel fruit nous aurions recueilli de ses voyages ! Quels regrets ne nous laissent point ses lettres sur l’Italie, où il peint avec cette énergie qui lui est propre, les profondes impressions faites sur son ame, à la vue de ces lieux autrefois habiles par les maîtres de l’univers !

Cet ouvrage d’un genre neuf a été beaucoup critiqué ; on a même cherché à le déprécier ; et c’est déjà d’un heureux présage. L’envie ne déchire que ce qu’elle croit pouvoir devenir un droit à la gloire et un titre aux hommages de la postérité. Il n’y a que les hommes d’un goût solide, d’un esprit juste, d’une culture raisonnée, qui osent s’élever au-dessus de l’opinion vulgaire, et trouver les beautés là où elles se font remarquer.

Quoi qu’on ait dit des lettres sur l’Italie, on se plaît à suivre l’auteur dans sa marche ; on aime à partager avec lui les divers sentimens qu’il éprouve.

Il soupire à Vaucluse, respire à Nice, admire à Gênes, s’instruit à Florence, et trouve réunies à Rome toutes les idées, toutes les sensations qui doivent naître au milieu d’une ville qui fut long-temps la capitale du monde ; qui est encore le centre de l’univers, comme elle sera toujours le point le plus brillant dans la durée des siècles. Naples élève sa pensée ; le Vésuve l’étonné et l’épouvante ; et Pœstum, où Sibaris n’est plus, le remplit d’une tendre mélancolie.

Avec quelle finesse il rapproche les idées faites pour se donner mutuellement du jour ! Avec quel goût il démêle le vrai par-tout où il est ! Avec quelle vivacité il sait le peindre ! Comme son génie se plie facilement à tous les tons, s’élève, descend, plane, s’égare avec les objets, et apprécie tout, depuis le sublime jusqu’au gracieux, depuis le Panthéon jusqu’à un tableau du Correge ! Que de philosophie répandue là où l’on ne s’attendait à trouver que des réflexions de goût ! Il se pénètre du sentiment du beau qu’il retrouve par-tout, jusques dans les ruines ; mais qui n’est nulle part mieux que dans son imagination grande et profonde, et sur-tout dans son ame sublime, digne de pleurer les Caton et les Tite, dont il foule les cendres avec respect.

Qu’on aime à voir le philosophe et le grand homme rendre hommage aux premiers sentimens de la nature, découvrir les racines par où il tient à l’espèce humaine, et établir, sur cette base, ses jouissances et son bonheur ! Transporté dans une terre étrangère, s’il voit un mariage heureux, il songe à l’épouse qu’il aime ; s’il rencontre un paysage riant et paisible, il désire que ses enfans y puissent jouer devant lui ! s’il trouve des peuples qui chérissent l’hospitalité, son cœur se serre, il se rappelle qu’en se séparant de ses amis, il a laissé la moitié de lui-même ; si ses regards sont frappés de grands exemples et de grandes leçons, il les recueille pour les siens avant d’en enrichir sa patrie.

On admire sur-tout le magistrat, qui ne perd jamais de vue les fonctions auxquelles il s’est généreusement consacré. Convaincu par une longue expérience, et plus encore par de profondes réflexions, que c’est des lois que dépendent le bonheur et la durée des empires, et que naissent tous les désordres tant reprochés à la méchanceté humaine, il se remplit des idées de réforme et d’amélioration, que sa bienfaisance et ses talens ont fait espérer à la France, et annoncé à toute l’Europe. Il n’entre point dans une ville, il ne traverse point une province, il ne visite point un gouvernement nouveau, qu’il n’examine les mœurs, les usages, les opinions du peuple, l’influence des grands, le génie ou le manège des ministres, les opérations grandes et franches, ou les petites combinaisons adroites et détournées des pouvoirs souverains : et l’on ne sait s’il est plus admirable dans cette étendue d’esprit qui saisit les détails, dans cette finesse qui démêle les nuances les plus déliées, dans cet instinct indéfinissable, quand on ne sait pas qu’une ame aimante le donne à un esprit juste ; ou dans cette sagesse profonde qui pèse au poids de la raison, les abus et les ridicules, dans cette philosophie toujours douce et raisonnable qui souffre les préjugés en même-temps qu’elle les condamne et les censure et dans cette sagacité longtemps exercée par la méditation qui lui fait démêler les ressorts cachés, d’où résultent chez le même peuple tant de mouvemens contradictoires en apparence, et qu’on s’étonne de voir ramener à une cause unique, avec cette simplicité qui caractérise le génie.

Il y a des hommes célèbres, dignes de nos hommages et des regards de la postérité ; mais dont l’éloge est fini lorsqu’on a une fois parlé où des batailles qu’ils ont gagnées, ou des grands talens qu’ils ont montrés dans l’administration de la chose publique, ou des services qu’ils ont rendus à la patrie dans les fonctions de la magistrature.

On ne connaîtrait qu’imparfaitement M. DUPATY, si l’on ignorait les précieuses qualités de son ame. Bon père, bon époux, ami sûr : les talens, qui deviennent parfois un présent funeste par le mauvais usage qu’on en fait, semblaient ne lui avoir été donnés que pour mieux pratiquer les devoirs de l’homme et les vertus du sage.

Dans un siècle où tant d’autres tourmentés par l’ambition, épient tous les momens, recherchent toutes les occasions de s’élever, employent la plus grande partie de leur temps à briguer des places qui conduisent à la fortune ou au pouvoir, il montre ce noble désintéressement qui caractérisait les premiers philosophes ; il foule aux pieds les richesses auxquelles on sacrifie tout depuis qu’un luxe sans bornes a porté la corruption dans tous les ordres de la société.

Généreux et compatissant, il regarde l’inégalité des fortunes comme une injustice que l’on doit réparer en secourant l’indigence. Il suffit d’être malheureux pour avoir un droit à ses bienfaits. Il ne fait point rougir ceux à qui il les offre. Comment pourraient-ils en être humiliés ? il n’en exige aucune reconnaissance. Il veut surtout qu’ils restent ignorés.

Vous, qui faites payer si cher les secours que le besoin vous arrache à force d’importunités ; qui vous récriez sans cesse contre la foule des infortunés qui fatiguent vos yeux ; venez apprendre à rougir de votre insensibilité ! Savez-vous pourquoi il y a tant d’indigens ? C’est parce que vous tenez toutes les richesses dans vos mains avides. Pourquoi ce père, cette mère et ces enfans sont exposés à toute la rigueur des saisons, sans toit qui les couvre, souffrant les horreurs de la faim ? C’est parce que vous habitez des maisons somptueuses où votre or appelle tous les arts pour servir votre mollesse, et occuper votre oisiveté : c’est parce que votre luxe dévore en un jour la substance d’un millier d’hommes.

Ce n’est que parmi les sages que l’on trouve les exemples touchans de la vraie amitié, qui fut toujours la compagne fidelle de la vertu. Ce sentiment sublime et tendre, qui adoucit tant d’amertume, n’est point fait pour les méchans. Jamais il n’entra dans les âmes viles et corrompues. Qui mérita plus que M. DUPATY d’avoir des amis ? Les sacrifices ne lui coûtaient rien, lorsqu’il fallait les servir. Sévère pour lui-même, il était indulgent pour les autres. Modeste et doux dans le commerce de la société, on oubliait son génie pour mieux jouir de son cœur. Il connaissait trop le prix du temps pour aller le perdre dans un monde frivole qui n’offre le plus souvent que des ridicules, et où l’esprit est longtemps sans recueillir une pensée[11]. Il aimait sur-tout l’entretien des gens de lettres et des savans. Il les attirait chez lui, non par ostentation, ni pour avoir l’air de les protéger ; mais pour profiter de leurs lumières : il était fait pour les entendre et les juger. Il avait pour eux cette considération et ce respect que méritent des hommes qui ne veulent pour toute récompense de leurs travaux, que la gloire d’avoir éclairé leur siècle[12].

Si l’on veut se donner le spectacle des vertus antiques, il faut suivre M. DUPATY dans le sein de sa famille. Il faut le voir entouré de ses jeunes enfans, contempler avec complaisance sa vertueuse épouse dont la sollicitude maternelle est sans cesse occupée à écarter loin d’eux les dangers qui menacent la faiblesse de leur âge, partager avec elle les soins de leur éducation, afin qu’ils soient dignes de servir un jour la patrie[13], sourire à leurs jeux innocens, applaudir à leurs progrès, les prendre dans ses bras, faire des vœux au ciel pour lui demander, non qu’ils soient riches et puissans, mais bienfaisans et justes. C’est ainsi qu’en remplissant les devoirs de citoyen et de père, il se consolait de l’injustice des hommes et de la haine des méchans.

Chéri et respecté de sa famille dont il fait le bonheur, honoré par le suffrage de tous les gens de bien, admiré des étrangers qui veulent le voir et le connaître, son nom est mis à côté de celui des bienfaicteurs du genre humain. Les malheureux ne le prononcent qu’avec attendrissement. Il jouit déjà de cette gloire sur laquelle l’envie ne peut rien, et à peine il est parvenu au milieu de sa carrière.

L’humanité le regardait comme son soutien et son vengeur. Cet ordre le plus nombreux de citoyens, sur lequel les états s’appuyent, et que l’on cherche toujours à opprimer, fondait les plus grandes espérances sur son courage et son amour pour la justice. Déjà il fixait ses regards sur lui, comme sur le défenseur éclairé de ses droits. La magistrature espérait jouir longtemps encore de ses lumières et de ses vertus ; lorsqu’il est tout-à-coup atteint d’une maladie qui fait bientôt craindre pour ses jours. Les forces de ses organes, que de longs travaux, une sensibilité profonde, une imagination forte et active avaient épuisées, ne peuvent résister au mal qui le presse de toutes parts. Déjà les douleurs aiguës qui le tourmentent sans relâche l’avertissent qu’il touche à sa dernière heure[14].

Ce moment fatal, si amer pour la plupart des hommes, n’a rien qui l’effraie. Ferme et tranquille sur le bord du tombeau, il met toute sa confiance en l’être suprême dont il a honoré l’ouvrage périssable. Il se pénètre des sentimens sublimes de la religion qui offre tant de consolations à l’homme vertueux lorsqu’il est aux prises avec la mort. Sa vie n’a été qu’une suite continue de bonnes actions. Il a vécu en sage ; il meurt sans regreter le présent qui lui échappe, et sans craindre l’avenir qui l’attend.

Faut-il que tant de vertus aient sitôt disparu de dessus la terre ! que le bienfaicteur des hommes leur ait été enlevé lorsqu’il aurait pu encore remplir une longue carrière et leur être utile !

Vous, dont il a défendu l’innocence outragée avec tant de courage et de travaux, qui peut-être lui avez coûté une portion de sa vie ; ah ! le bruit de sa mort a sans doute retenti jusques dans les lieux de votre retraite ! Que n’êtes vous accourus pour assister à sa pompe funèbre, pour suivre, jusques sur les bords de sa tombe, les tristes dépouilles de votre généreux libérateur ! Votre présence, vos larmes, et vos gémissemens l’eussent bien mieux loué, que les discours et que tous les efforts de l’éloquence.

Ô magistrat digne de nos regrets et de nos hommages, vos bienfaits ne sortiront jamais de ma mémoire ! Quel que soit l’intervalle que le tombeau a mis entre vous et moi, vous serez toujours présent à ma pensée ! En retraçant vos vertus, j’ai moins cherché à ajouter un nouveau lustre à votre gloire, qu’à satisfaire un besoin de mon cœur ; celui de la reconnaissance. Mon ame était flétrie par le malheur, et vous y avez fait descendre l’espoir consolant ; vous m’avez fait oublier de longues infortunes, vous avez été pour moi une seconde providence. Que ne suis-je aux lieux où l’on a déposé vos cendres. J’irais tous les jours, accompagné de ma douleur, les arroser de mes larmes ; je dirais à la foule des infortunés qui s’empresse autour de votre tombeau : C’est ici que repose l’ami de l’humanité.



  1. Son aïeul était conseiller au conseil supérieur du Cap Français, et son père, qui occupait une charge de trésorier de France, fut reçu en 1744 à l’Académie de la Rochelle, où il a fourni plusieurs mémoires utiles et remplis de vues patriotiques. Ils avaient l’un et l’autre ce qui vaut encore mieux que l’illustration, un mérite héréditaire, des qualités éminentes et de longs services rendus à la société.
  2. Mlle Carré fut digne, par ses rares vertus, d’être associée à cette respectable famille ; sa piété tendre, mais indulgente, sa bienfaisance généreuse, mais éclairée, lui méritèrent tous les suffrages pendant sa vie, et les regrets des gens de bien après sa mort.
  3. Il est généralement vrai qu’une âme élevée, qu’un talent décidé se décèlent dès les premiers jours de l’adolescence. M. Dupaty avait annoncé de bonne heure ce qu’il devait être ; il n’avait que vingt-six ans lorsqu’il fut nommé à la place d’avocat-général au Parlement de Bordeaux. Son début répondit aux grandes espérances qu’il avait données. Le premier discours qu’il prononça fut universellement applaudi, et regardé comme un gage de cette éloquence profonde et rapide, qui, dans la suite a caractérisé ses écrits.
  4. Le talent est peu de chose sans le courage qui le rend utile. M. Dupaty réunissait l’un et l’autre. Entre plusieurs faits qui pourraient être apportés en preuve, nous ne citerons que celui-ci.

    Un père de famille obscur et sans protection, est emprisonné par l’autorité injuste, qui souvent peut tout ce qu’elle veut dans les provinces. Le malheureux proteste devant le parlement contre la violence qui lui a été faite ; M. Dupaty, chargé de sa défense, comme avocat-général, fait tomber ses chaînes par son éloquence. Uniquement occupé des devoirs que lui impose sa charge, il ne songe pas même qu’il s’expose à la haine d’un favori courroucé.

  5. Cet exil fut un triomphe pour M. Dupaty ; la vénération et les regrets de tous les gens de bien l’accompagnèrent dans sa retraite. Le parlement, qui regardait sa détention comme une sorte de calamité publique, fit des remontrances pour obtenir son rappel. M. Dupaty revint de son exil avec la même sérénité qu’il avait montré en y allant. Un mot peindra ce qui se passait dans sa grande âme : « Je regarde, dit-il publiquement et dans un discours d’éclat, je regarde mon rappel, non comme une grâce, mais comme une justice ».
  6. M. Dupaty avait épousé Mlle de Freteau, digne d’appartenir à une famille où la solide piété, la religion éclairée et la bienfaisance sont héréditaires, qui, de nos jours, vient de donner un nouveau lustre à la magistrature, et de grands exemples de patriotisme à la société. J’aimerais a retracer ici les grandes vertus de Mme Dupaty ; mais, sa modestie encore plus grande, m’impose silence, et d’ailleurs, la renommée l’a déjà associée à son illustre époux.
  7. Après avoir exercé douze ans la charge d’avocat-général, M. Dupaty fut pourvu d’une charge de président à mortier au Parlement de Bordeaux. Dans cette place il sentit que les lois étant une barrière opposée aux entreprises des puissants, il est du devoir spécial du magistrat de protéger la faiblesse opprimée. Jamais les sollicitations n’eurent accès auprès de lui. Deux parties adverses n’étaient à ses yeux que deux citoyens et deux hommes. Il se fit une loi particulière de soustraire un criminel le plus promptement possible aux maux inséparables de l’emprisonnement. Lorsqu’il présidait la tournelle, il faisait toujours appeler les causes à tour de rôle ; il eût cru prévariquer et trahir son ministère, s’il eût fait verser une larme inutile. Un homme en place lui ayant demandé un jugement de faveur, il lui répondit, en lui faisant l’exposé de ses principes : « si vous croyez votre demande juste, ajouta-t-il, ordonnez-moi ce que ma conscience ne nie permet pas de faire de moi-même ». On doit dire à l’éloge de l’homme en place que l’illustre président ne reçut point de réponse.
  8. Il y a long-temps que l’on se plaint des abus dont notre code pénal est rempli. Les lois criminelles en France se sont beaucoup occupées des accusateurs et presque point des accusés ; elles semblent avoir été faites pour un peuple barbare et non pour un peuple doux et civilisé. M. Dupaty travaillait depuis longtemps à un ouvrage sur cette matière si importante. On regrettera toujours qu’il n’ait pas assez vécu pour y mettre la dernière main et en enrichir la patrie.
  9. M. Dupaty fut reçu à l’Académie des Belles-Lettres de la Rochelle, à un âge où à peine le reste des hommes commence à avoir le sentiment du beau et de l’utile. Son début, comme homme de lettres, fut un hommage à la vertu. Il proposa pour sujet d’un prix extraordinaire, l’éloge de Henri IV, dont il voulut faire les frais. Il fit frapper une médaille d’or qui représente ce grand roi. Ce prix fut adjugé au discours de M. Gaillard, orateur distingué, qui a su faire un choix heureux parmi le nombre des grandes actions qu’il avait à peindre.
  10. L’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux fut jalouse de s’associer à M. Dupaty. Il y fut reçu le 9 février 1769. En 1770, il proposa pour sujet d’un prix que l’Académie aurait à distribuer, l’éloge de Michel de Montaigne, et il demanda d’en faire les fonds. C’est ainsi qu’il portait partout la générosité et l’enthousiasme pour les lettres, et qu’il donnait l’exemple rare de faire servir la fortune à la gloire des talens et aux progrès des vertus.
  11. Entre plusieurs torts ridiculement graves que la frivolité cérémonieuse de nos mœurs reprochait à M. Dupaty, elle ne pouvait surtout lui pardonner de ne prendre aucune part aux puériles riens qui occupent les cercles. Il avait la bonne foi de convenir qu’il préférait la naïve simplicité de ses enfans à l’esprit faux, leurs jeux innocens à l’art toujours en représentation dans les sociétés et l’intimité de ses amis vrais aux fades attentions de ces complaisans à qui l’intérêt et la vanité inspirent des protestations aussi fausses que serviles.

    Par une suite du même principe, il ne rendait que très peu de visites. Les sérieuses occupations de sa charge et les grandes méditations auxquelles il se livrait, remplissaient presque tout son temps. Il ne concevait pas d’ailleurs que deux indifférents, dont l’un se soucie aussi peu de faire des visites que l’autre d’en recevoir, s’obstinent à s’ennuyer mutuellement avec cette persévérance et cette ponctualité qu’on peut regarder comme un de nos ridicules.

  12. Il est rare que la carrière des lettres soit celle qui mène à la fortune. Occupé du monde idéal sur lequel il promène ses regards sublimes, le génie voit à peine le monde qui l’admire ; et plein de grandes conceptions, il dédaigne les petites adresses, les intrigues sourdes, les combinaisons méprisables par où la médiocrité s’élève ou enrichit. Pénétré de la dignité des gens de lettres, et mettant après la vertu, le talent au-dessus de tout, M. Dupaty avait fait de sa maison celle de tous les hommes de mérite ; il suffirait de porter ce titre pour y être admis avec bienveillance, traité avec distinction, et prévenu de toutes les manières que la générosité peut inventer pour secourir le besoin, sans faire rougir la délicatesse.
  13. Il y a long-temps que l’on a demandé si l’éducation domestique est préférable à l’éducation publique. Quintillien chez les anciens, et Rollin chez nous, se sont décidés pour la seconde. Malgré leur autorité qu’il respectait, M. Dupaty, avait adopté l’éducation particulière. On ne peut nier qu’avec quelques inconvénients pour les mœurs, faciles à prévenir, l’éducation publique n’ait de grands avantages du côté de l’émulation, du développement des caractères et de l’égalité qu’elle met entre les jeunes citoyens de toutes les conditions. Il faut convenir aussi que l’éducation, privée, par la difficulté de trouver d’excellens maîtres, et de les conserver quand on les a, n’a que trop souvent les dangers de l’éducation publique sans en réunir les avantages. Mais M. Dupaty, et sa vertueuse épouse, étaient les premiers instituteurs de leurs enfans ; et cela fait disparaître toutes les difficultés.
  14. M. Dupaty est mort à Paris, le 17 septembre 1788, à l’âge de 42 ans.