Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/La Coupe Vide
LA COUPE VIDE[1]
Ô dieux[2] ! Que vois-je, mes amis ?
Un crime trop notoire
Du nom charmant[3] des Rosatis[4]
Va donc flétrir la gloire !
Ô malheur affreux !
Ô[5] scandale honteux !
J’ose le dire à peine[6]
Pour vous j’en rougis,
Pour moi j’en gémis,[7]
Ma coupe n’est pas pleine
Eh ![8] vite[9] donc[10], emplissez-la
De ce jus salutaire,
Ou du Dieu qui nous le donna
Redoutez la colère[11].
Oui, dans sa fureur[12],
Son thirse[13] vengeur
S’en va briser mon verre ;
Bacchus, de là-haut,
À tous buveurs d’eau
Lance un regard sévère[14]
Sa main[15], sur les fronts nébuleux
Et sur leur face blême,
En caractères odieux
Grava cet anathème,
Voiez leur maintien,
Leur triste entretien.
Leur démarche timide ;
Tout leur air dit bien
Que comme le mien
Leur verre est souvent vuide.
Ô mes amis[16], tout buveur d’eau
Et vous pouvez m’en croire,
Dans tous les temps ne fut qu’un sot,
J’en atteste l’histoire,
Ce sage effronté,
Cynique vanté,
Me parait bien stupide.
Ô[17] le beau plaisir
D’aller se tapir
Au fond d’un tonneau vuide.
Encore[18] s’il eût été plein.
Quel sort digne d’envie[19],
Alors dans quel plaisir divin
Aurait coulé sa vie !
Il aurait eu droit
De braver d’un roi
Tout le faste inutile[20],
Au plus beau palais
Je préférerais
Un si charmant azile.
Quand[21] l’escadron audacieux
Des enfans de la terre
Jusques dans le séjour des dieux[22]
Osa porter la guerre[23].
Bacchus, rassurant
Jupiter tremblant,
Décida la victoire[24] ;
Tous les dieux à jeun
Tremblaient en commun,
Lui seul avait su boire.
Il fallait voir[25] dans ce grand jour[26]
Le puissant dieu des treilles[27],
Tranquille, vidant tour à tour
Et lançant des bouteilles[28] ;
À coups de flaccons[29]
Renversant les monts
Sur les fils de la terre[30] :
Ces traits, dans la main
Du buveur divin,
Remplaçaient le tonnerre.
Vous dont il reçut le serment[31]
Pour de si justes causes.
C’est à son pouvoir bienfaisant
Que vous devez vos roses[32] ;
C’est lui qui forma
Leur tendre incarnat[33].
L’aventure est notoire[34]
J’entendis Momus
Un jour à Vénus
Rappeler cette histoire.
La rose était pâle jadis,
Et moins chère à Zéphire,
À la vive blancheur des lys[35]
Elle cédait l’empire.
Mais, un jour, Bacchus
Au sein de Vénus,
Prend la fille de Flore[36],
La plongeant soudain
Dans des flots de vin,
De pourpre il la colore.
On prétend qu’au sein de Cypris[37],
Deux, trois gouttes coulèrent[38]
Et que dès lors, parmi les lis,
Deux roses se formèrent,
Grâce à ses couleurs,
La rose des fleurs
Désormais fut la reine ;
Cypris, dans les cieux,
Du plus froid des dieux[39]
Devint la souveraine[40].
Amis, de ce discours usé[41]
Concluons qu’il faut boire.
Avec le bon ami Ruzé
Qui n’aimerait à boire ?
À l’ami Carnot
À l’aimable Cot[42],
À l’instant, je veux boire ;
À vous, cher Fosseux,
Au grouppe[43] joyeux
Je veux encor reboire[44].
Si jamais j’oubliais Morcant,
Que ma langue séchée
À mon gosier rude et brillant
Soit toujours attachée.
Pour fuir ce malheur,
Trois fois de grand cœur
Je veux vider mon verre.
Pour l’avènement
D’un frère charmant,
On ne saurait mieux faire.
- ↑ Cette pièce a été publiée dans les Mémoires authentiques (apocryphes) de Maximilien de Robespierre, parus à Paris, chez Moreau-Rosier, éditeur, 1830, à la page 293, du tome II, avec un fac-similé de deux strophes, reproduction des deux premiers couplets de l’autographe donné par Mlle La Roche à Agricol Moureau ; dans la Jeunesse de Robespierre, de J. A. Paris, page 184 ; dans Les Rosati, de Victor Barbier, page 54 ; dans Quelques vers de Robespierre, de Jean-Bernard, page 31, et dans V Histoire de Robespierre, de Graterolles, page 36 ; Victor Hamel a reproduit seulement l’avant-dernière strophe ; Arthur Dinaux s’est contenté de citer la première, la deuxième et la quatrième avec des variantes ; enfin MM. Blémont et Truffier ont mis deux strophes à la scène, dans la Fête des Roses, petite pièce jouée sur le théâtre d’Arras, en 1904. Nous reproduisons ici la Coupe vide, telle que cette poésie a été publiée par Moreau-Rosier, en 1839, en y ajoutant le douzième couplet, celui qui est consacré à Morin de Morcant, qui habitait Lille et fut reçu Rosati non résident, le 14 juillet 1787 ; nous avons cependant restitué l’orthographe de l’original, chaque fois que cela nous a été possible ; de plus nous avons signalé toutes les variantes de ce texte, lesquelles sont extrêmement nombreuses ; la plupart des commentateurs des œuvres poétiques de Robespierre, MM. Dinaux, Jean Bernard et Barbier en particulier, l’ayant modernisé dans plusieurs de ses parties.
- ↑ Le texte original porte, à cet endroit, un point d’exclamation auquel M. J. Paris et Barbier substituent une virgule.
- ↑ Ce mot est ajouté entre deux lignes, dans le texte original.
- ↑ Ce mot ne porte pas de lettre majuscule dans le manuscrit de l’auteur ; Dinaux écrit : de Rosatis.
- ↑ Éd. Paris, Barbier, ô est supprimé.
- ↑ Éd. Paris, point et virgule ; Éd. Moreau-Rosier (faite cependant avec, sous les yeux, le fac-similé du texte original). Barbier, Jean-Bernard, Dinaux, virgule.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, plusieurs points.
- ↑ ÉEd. Paris et Barbier, virgule ; éd. Dinaux, pas de ponctuation.
- ↑ Éd. Dinaux, virgule.
- ↑ ÉEd. Paris et Barbier, pas de virgule.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, point d’exclamation.
- ↑ Éd. Dinaux, pas de ponctuation.
- ↑ Éd. Morea, Pariset Barbier, Dinaux, Bernard, ce mot est écrit avec un Y.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, variante :
Du fond d’un caveau
À tous buveurs d’eau
Il déclare la guerre. - ↑ Éd. Moreau, la virgule est placée après nébuleux.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, variante de cette strophe :
Amis, quiconque d’un tonneau
Ne connait point l’usage
Est toujours un faible cerveau.
Un plus faible courage.
Ce sage effronté.
Cynique vanté
- Et me fache et m’étonne.
- Oh ! le beau plaisir
- D’aller se tapir
- Dans le fond d’une tonne !
- Et me fache et m’étonne.
- ↑ Éd. Paris et Barbier oh !
- ↑ Éd. Paris et Barbier, variante que voici :
Oui, ce philosophe inhumain,
Dans sa coupable audace,
De plus de cent flacons de vin
Osait tenir la place.
Ô Dieu des caveaux,
Des sacrés tonneaux
On profane l’enceinte ;
Viens, ton thyrse en main,
Chasser ce vilain
De ta demeure sainte.
Éd. Paris, virgule. - ↑ Éd. Paris, point d’exclamation.
- ↑ Point.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, variante des deux vers suivants :
Quand des Titans ambitieux
L’escadron téméraire
etc… - ↑ Éd. Jean-Bernard, des cieux.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, virgule.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, point.
- ↑ Virgule.
- ↑ Virgule.
- ↑ Pas de virgule.
- ↑ Virgule.
- ↑ Flacons.
- ↑ Point et virgule.
- ↑ Éd. Jean Bernard, virgule.
- ↑ ÉEd. Paris et Barbier, variante :
C’est à son pouvoir bienfaisant
Que vous devez vos roses,
Et leur doux éclat,
Leur tendre incarnat ;
Oui, vous pouvez m’en croire,
etc… - ↑ Éd. Paris et Barbier, point et virgule.
- ↑ Éd. Jean-Bernard, point et virgule.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, variante :
Alors des parterres fleuris
N’obtenait point l’empire.
MM. Moreau et Jean-Bernard écrivent : lis, M. Peise lys, selon le manuscrit original.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, point et virgule.
- ↑ Variante.
Sur le visage de Cypris
Quelques gouttes coulèrent,
Et lors parmi les tendres lys
Deux roses se placèrent ;
etc… - ↑ Éd. Jean-Bernard, virgule.
- ↑ Éd. Paris et Barbier, variante :
Cypris, dans les cieux
Aussitôt des dieux
Devint la souveraine. - ↑ À la scène VII de leur comédie historique Roses rouges, jouée à Paris, sur la scène de l’Opéra-Comique, le 9 décembre 1901, MM. Émile Blémont et Jules Truffier font chanter à Robespierre (M. Leitner, de la Comédie Française) ces deux couplets, dans leur texte original, tel que nous le reproduisons.
- ↑ Vers cités par M. Gaston Lavalley, dans Le grand Carnot chansonnier, p. 18, Paris, A. Picard et fils éditeurs.
- ↑ Éd. Paris, pas de virgule.
- ↑ Éd. Paris, Barbier et Moreau, groupe ; M. Peisc, suivant le manuscrit original, écrit : grouppe.
- ↑ Éd. Jean-Bernard, variante des trois derniers vers :
À vous, cher Fosseux,
De ce vin mousseux
Je veux encore boire.