Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/VIII. LA NUIT

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Slatkine reprints (p. 239-245).





VIII

LA NUIT





TRYPHAINA (La Délicate), courtisane.


CHARMIDÈS, un amant.




tryphaina
Lorsqu’on prend une courtisane, qu’on la paye cinq drachmes et qu’on couche avec elle, est-ce qu’on lui tourne le dos pour pleurer et gémir ?

Et tu n’avais pas de plaisir à boire, et en mangeant tu étais le seul qui ne voulait rien : tu as pleuré pendant tout le dîner, je t’ai bien vu. Et maintenant tu ne cesses de sangloter comme un enfant. Pourquoi tout cela, ô Charmidès ? Ne me cache rien, pour qu’il me reste cela au moins de cette nuit que j’aurai passée près de toi sans dormir.

charmidès
Erôs me tue, ô Tryphaina ; je ne lui résiste plus, il est terrible.
tryphaina
Mais ce n’est pas moi que tu aimes, c’est clair. Je suis là et tu ne t’occupes pas de moi ; tu me repousses quand je veux te prendre dans mes bras, et tu mets tes habits comme un rempart entre nous de peur que je ne te touche. Dis-moi donc qui est cette femme ; peut-être pourrai-je être utile à ton amour, je sais rendre ces services-là.
charmidès
Tu la connais, et elle te connaît certes bien ; ce n’est pas une courtisane obscure.
tryphaina
Dis le nom, ô Charmidès.
charmidès
Philêmation[1], ô Tryphaina.
tryphaina
Laquelle ? car elles sont deux, est-ce celle du Pirée qui vient d’être dépucelée et qui est la maîtresse de Damyllos le fils du stratège ? ou l’autre, celle qu’on appelle Pagis[2] ?
charmidès
C’est celle-là. Elle est le mauvais génie qui m’a saisi, et j’ai été pris par elle.
tryphaina
Alors c’est celle-là que tu pleures ?
charmidès
Et beaucoup.
tryphaina
Y a-t-il longtemps que tu l’aimes, ou est-ce nouveau ?
charmidès
Non, c’est il y a sept mois, aux Dionysies, que je l’ai vue pour la première fois.
tryphaina
Mais l’as-tu vue tout entière, ou seulement son visage et ce que montre de son corps une femme qui a quarante-cinq ans ?
charmidès
Elle jure qu’elle en aura vingt-deux en élaphébolion[3] prochain.
tryphaina
Mais en quoi as-tu confiance ? en ses serments ou en tes yeux ? examine-la donc, regarde-lui les tempes, le seul endroit où elle ait encore des cheveux ; les autres sont une perruque épaisse ; et autour des tempes, quand sa teinture sera effacée, tu verras que presque tout est blanc en dessous. Mais cela n’est rien. Force-la un jour de se montrer toute nue.
charmidès
Elle ne m’a jamais accordé cela encore.
parthénis
Naturellement. Elle devine que tu te dégoûterais à voir ses taches blanches. Depuis la nuque jusqu’aux jarrets elle est comme une peau de panthère. Et tu pleures de ne pouvoir coucher avec une femme pareille ? Peut-être même t’a-t-elle peiné et dédaigné ?
charmidès
Oui, ô Tryphaina, et pourtant elle a tant reçu de moi ! Hier, elle m’a demandé mille drachmes ; je n’ai pas pu les lui donner facilement, mon père est avare ! Alors elle a reçu Moschion et m’a fermé sa porte. Moi aussi j’ai voulu la blesser et je t’ai fait prendre.
tryphaina
Par l’Aphrodité je ne serais pas venue si l’on m’avait dit que tu me prenais pour faire de la peine à une autre, et surtout à ce cercueil de Philêmation. Mais je m’en vais : déjà trois fois le coq a chanté.
charmidès
Pas si vite, Tryphaina. Si c’est vrai, ce que tu dis de Philêmation, la perruque et la teinture et les taches, je ne pourrai plus la regarder…
tryphaina
Demande à ta mère, si elle s’est jamais baignée avec elle. Quant à son âge, ton grand-père te l’apprendra, s’il est encore en vie.
charmidès
Puisqu’elle est ainsi, enlevons tout de suite ce rempart, enlaçons-nous et baisons-nous et accouplons-nous tout à fait. Je salue bien Philêmation !
  1. Petit-Baiser.
  2. Le Filet.
  3. Mois athénien variable avec les années.