Hécatommithi, nouvelle V (trad. Chappuys)

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J.-B. Giraldi Cinthio
(mis en français pas Gabriel Chappuys ; notes par François-Victor Hugo)
Hécatommithi, nouvelle V
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome X : La société
Paris, Pagnerre, 1872
p. 495-509
Jules César Wikisource

EXTRAIT DES HÉCATOMMITHI

DE J.-B. GIRALDI CINTHIO
Mis en français par Gabriel Chappuys.

NOUVELLE V.
Décade huitième.
Juriste est envoyé par l’Empereur Maximian en Inspruck où il fait prendre un jeune homme, qui avait violé une fille, et le condamne à mort ; sa sœur tâche de le délivrer ; Juriste donne espérance à cette sœur de la prendre à femme, et de délivrer son frère : elle couche avec lui : et la nuit même Juriste fait trancher la tête au jeune homme, et l’envoie à sa sœur : elle s’en plaint à l’Empereur, lequel fait épouser cette femme à Juriste, et puis le fait bailler pour être défait. La femme le délivre et vivent ensemble très-amiablement.


Encore que Matea semblât aux femmes digne de grand’peine, à cause de son ingratitude et déshonnêteté, à peine néanmoins se gardèrent-elles de pleurer, quand elles ouïrent les paroles qu’elle avait proférées, un peu devant sa mort, et lui souhaitèrent toutes repos.

Mais personne n’eut compassion d’Acolaste et de Fritto, s’émerveillant tous que Dieu les eût soufferts si longtemps en leurs méchancetés.

Mais les sages disent que Dieu laisse les méchants vivre entre les bons, afin qu’ils leur soient comme un exercice continuel, et un aiguillon pour avoir recours à lui. Joint que Sa Majesté les endure, pourvoir s’ils s’amenderont : mais quand il les voit obstinés en leurs mauvaises œuvres, il leur donne enfin tel châtiment que ceux-là l’ont eu.

Et comme chacun se tût, Fulvia dit :

Les seigneurs établis de Dieu au gouvernement du monde, devraient punir l’ingratitude venant à leur connaissance, comme les homicides, adultères et larcin, voire encore plus, comme digne de plus grand’peine. De quoi ce grand empereur Maximian instruit, voulut tout d’un coup punir l’ingratitude et l’injustice d’un sien officier, dont l’effet se fût ensuivi, si la bonté de la femme, contre laquelle l’ingrat s’était montré très-juste, ne l’eût par sa courtoisie délivré de peine, comme je vous montrerai maintenant.

Tandis que ce grand seigneur, qui fut un rare exemple de courtoisie, de magnanimité et de singulière justice, gouvernait très-heureusement l’empire romain, il envoyait ses officiers gouverner les États qui florissaient sous son empire. Entre autres il envoya au gouvernement d’Inspruck un sien familier qu’il aimait fort, nommé Juriste.

Et devant que l’y envoyer, il lui dit :

— Juriste, la bonne opinion que j’ai conçue de vous, cependant que vous avez été à mon service, me fait vous envoyer gouverneur d’une tant noble ville qu’Inspruck, sous lequel gouvernement je pourrais enjoindre beaucoup de choses ; mais je veux toutes les resserrer en une, qui est que vous gardiez inviolablement la justice, quand vous devriez juger contre moi-même, qui suis votre seigneur. Je vous avise que de tous autres défauts advenant ou par ignorance ou par négligence (lesquels néanmoins il faut éviter tant qu’il est possible), je vous pourrais pardonner, et non pas d’une chose faite contre justice.

Et si d’aventure vous ne pensez être tel que je vous désire, pour ce que tout homme n’est pas propre à toute chose, ne prenez pas cette charge, et demeurez plutôt ici à la cour, à vos charges accoutumées, qu’étant gouverneur de cette ville-là, m’induire à faire contre vous ce que, non sans grand déplaisir, il me conviendrait faire pour le devoir de justice, si vous me gardiez justice.

Et en cet endroit il se tut.

Juriste, beaucoup plus joyeux de l’office et charge, à laquelle l’empereur l’appelait, que connaissant soi-même, remercia son seigneur de cette amiable remontrance, et lui dit que, de soi-même, il était animé à la conservation de la justice, laquelle il garderait d’autant plus volontiers qu’il y était enflammé par les propos d’icelui : qu’il avait intention se porter si bien en ce gouvernement, que Sa Majesté aurait occasion de se louer.

Les propos de Juriste furent agréables à l’empereur, qui lui dit :

— Véritablement, aurai-je occasion de vous louer, si vos faits correspondent à vos paroles.

Et lui ayant fait bailler les lettres patentes, qui étaient déjà dépêchées, il l’envoya là.

Juriste commença à gouverner la ville assez prudemment, mettant toute peine de tenir la balance juste, aussi bien ès jugements qu’en la dispensation des offices, récompense des vertus et punition des méfaits. Il demeura longtemps, par ce moyen, encore en plus grand crédit envers l’empereur, et en l’amitié de tout le peuple, de manière qu’il se pouvait réputer heureux, entre les autres, s’il eût toujours continué à gouverner en cette manière.

Advint qu’un jeune homme de la ville, appelé Vico, força une jeune fille d’Inspruck : de quoi la plainte alla par-devant Juriste : lequel le fit prendre incontinent, et ayant confessé qu’il avait pris cette fille à force, il le condamna, selon la loi de cette ville, à avoir la tête tranchée, encore que les criminels voulussent prendre les filles forcées à femmes.

Cettui avait une sœur, fille, qui n’avait pas plus de dix-huit ans, laquelle outre ce qu’elle était ornée de grande beauté avait une très-douce manière de parler, une présence aimable, accompagnée d’une rare honnêteté féminine.

Cette-ci qui se nommait Épitia, sachant que son frère était condamné à mort, fut surprise d’une merveilleuse douleur, et délibéra voir, si elle pourrait délivrer son frère, ou à tout le moins adoucir sa peine. Et ayant été avec son frère, sous la charge d’un homme ancien, que son père avait tenu en la maison, pour les enseigner tous deux en la philosophie, encore que son frère eût mal pratiqué tels enseignements, elle s’en alla à Juriste, et le pria avoir compassion de son frère, et pour le peu d’âge d’icelui, d’autant qu’il n’avait encore seize ans, pour le peu d’expérience, et l’aiguillon d’amour, montrant que l’opinion des plus sages était que l’adultère commis par force d’amour, et non pour faire tort au mari de la femme, méritait moindre peine que qui le commettait pour faire injure : que l’on devait dire de même au fait de son frère, lequel ne voulant faire tort et injure, mais induit d’une ardente amour, avait fait ce pourquoi il était condamné, et que, pour réparer la faute commise, il était pour prendre la fille à femme. Et combien que la loi voulût que cela ne servît aux forceurs de filles, il pouvait néanmoins, comme sage qu’il était, mitiger cette sévérité, laquelle portait avec soi offense plutôt que justice, vu qu’il était en ce lieu, par l’autorité qu’il avait de l’empereur, la vive loi, laquelle autorité elle croyait lui avoir été baillée par Sa Majesté, afin qu’il se montrât, par l’équité, plutôt clément que rigoureux : que, s’il fallait user de ce tempérament, en quelque cas, ce devait être en cas d’amour, principalement quand l’honneur de la fille ou femme violée demeurait sauf, comme il était pour demeurer au fait de son frère, lequel était tout prêt à la prendre à femme : qu’elle pensait bien que la loi eût été établie telle, pour épouvanter et faire craindre plus qu’afin d’être observée ; qu’elle trouvait être une grande cruauté de vouloir, par la mort, punir le péché qui pouvait être honnêtement et saintement réparé, au contentement de l’offensée.

Et ajoutant autres raisons, elle tâcha d’induire Juriste à pardonner à ce malheureux.

Juriste, qui ne prenait pas moins de plaisir d’entendre le gracieux langage d’Épitia que de voir sa grande beauté, se fit redire une même chose deux fois, et atteint d’un sale appétit, il tourna sa pensée à commettre envers elle la faute pour laquelle il avait condamné Vico à la mort, et lui dit :

— Épitia, vos raisons ont tant servi à votre frère, que là où demain il devait avoir la tête tranchée, on différera l’exécution jusques à tant que j’aie considéré ce que vous m’avez dit, et si je trouve vos raisons telles, que je puisse délivrer votre frère, je le vous baillerai d’autant plus volontiers qu’il me fait mal de le voir conduit à la mort par la rigueur de la loi, laquelle a ainsi disposé.

Épitia eut bonne espérance de telles paroles, et le remercia fort de sa courtoisie, pour laquelle elle se tenait à jamais obligée à lui, vu qu’elle avait ferme espérance que, s’il considérait les choses dites, il la rendait fort contente par la délivrance de son frère. Juriste dit qu’il le ferait, et qu’il ne faillirait pas d’accomplir son désir, s’il le pouvait faire sans offenser la justice.

Épitia alla rapporter à son frère ce qu’elle avait fait avec Juriste, dont Vico fut bien aise, et pria sa sœur de solliciter toujours sa délivrance : ce qu’elle promit de faire.

Juriste, qui avait imprimé la beauté de la fille dans son cœur, s’appliqua du tout à pouvoir jouir d’Épitia : et pour cette cause attendait qu’elle retournât parler à lui une autre fois, pour la délivrance de son frère.

Quelques jours après, elle y retourna, et lui demanda gracieusement ce qu’il avait délibéré.

Aussitôt que Juriste la vit, se sentit devenir tout en feu, et lui dit :

— Belle fille, vous soyez la bienvenue. J’ai considéré vos raisons, et en ai encore cherché d’autres, afin que vous puissiez demeurer contente : mais je trouve que toute chose portant conclut la mort de votre frère. Car il y a une loi universelle que quand aucun a péché ignoramment, son péché n’est excusable, pour ce qu’il devait savoir ce que tous les hommes en général doivent connaître, à bien vivre : quiconque pèche par une telle ignorance, ne mérite aucune excuse ni compassion : à raison de quoi je ne puis user de miséricorde envers votre frère. Il est bien vrai que, quant à vous à qui je désire faire plaisir (puisque vous aimez tant votre frère), si vous me voulez complaire de votre gente personne, je suis prêt de lui faire grâce de la vie, et changer la mort en peine moins griève.

À ces paroles, Épitia devint toute en feu, et lui dit :

— J’aime beaucoup la vie de mon frère, mais j’aime encore mieux mon honneur, et aimerais mieux le sauver par la perte de la vie que par la perte de l’honneur. Pour quoi laissez cette vôtre déshonnête pensée. Mais si je peux recouvrer mon frère par un autre moyen, je le ferai volontiers.

— Il n’y a point d’autre moyen, dit Juriste, et ne devriez vous montrer tant revêche ; car pourrait aisément advenir que nos premières conjonctions seraient telles, que vous deviendriez ma femme.

— Je ne veux, dit Épitia, mettre mon honneur en danger.

— Et pourquoi en danger, dit Juriste ? Vous êtes par aventure telle que vous ne devez penser qu’ainsi doive être. Avisez-y bien, et j’attendrai demain votre réponse.

— Je vous réponds, dit-elle, dès à présent, que si vous ne me prenez à femme, pourvu que vous vouliez que la délivrance de mon frère en dépende, vous perdrez votre peine.

Juriste lui répliqua qu’elle y pensât, et qu’il pouvait beaucoup pour elle et pour les siens, ayant en main, en ce lieu, la justice et la force.

Épitia s’en alla toute fâchée à son frère, et lui dit ce qui était advenu entre elle et Juriste, concluant qu’elle ne voulait perdre son honneur pour lui sauver la vie : en pleurant le pria se disposer à endurer patiemment ce que le destin ou sa mauvaise fortune lui apporterait.

En cet endroit Vico se mit à pleurer, et à prier sa sœur de ne consentir à sa mort, pouvant le délivrer en la manière que le gouverneur lui avait proposée.

— Cela est impossible, dit-elle.

— Ah ! ma sœur, je vous prie que les lois de nature, du sang, et de l’amitié, qui a toujours été entre nous, puissent tant en votre endroit, que vous me délivriez, puisque vous le pouvez faire, d’une tant infâme et misérable fin. J’ai failli, je le confesse : je vous prie, ma sœur, qui pouvez corriger mon erreur, ne me refusez votre aide ; Juriste vous a dit qu’il vous pourrait prendre à femme ; et pourquoi ne devez-vous penser qu’il doive être ainsi ? Vous êtes belle, ornée de toutes les grâces que la nature peut donner à une gentille femme ; vous êtes gentille et avenante ; vous avez une merveilleuse manière de parler ; ce qui peut vous faire aimer, non-seulement de Juriste, mais aussi de l’empereur du monde. Et pour cette cause, vous ne devez douter que Juriste ne vous prenne à femme ; et en cette manière, votre honneur sauf, vous sauverez par même moyen la vie de votre frère.

Vico, tenant ces propos, pleurait, et Épitia aussi, laquelle Vico ayant embrassée par le col, ne la laissa, tant qu’elle lui eût promis, par contrainte, de s’adonner à Juriste, pour lui sauver la vie, pourvu qu’il la maintint toujours en l’espérance de la prendre à femme.

Le lendemain la jeune fille s’en alla à Juriste, et lui que l’espérance qu’il lui avait donnée de la prendre pour sa femme, après les premiers embrassements, et le désir de délivrer son frère, non-seulement de la mort, mais de toute autre peine, par lui méritée à cause d’une telle offense, l’avait induite de se mettre entièrement à sa discrétion, et que l’un et l’autre point, elle était contente de se donner à lui, et sur tout elle voulait qu’il lui promît la délivrance de son frère.

Juriste s’estima sur tout heureux, ayant à jouir d’une tant belle et gaillarde jeune fille, et lui dit :

— Qu’il lui donnait la même espérance qu’il lui avait donnée du commencement, et qu’il délivrerait son frère de prison.

Le lendemain, ayant soupe ensemble, ils s’en allèrent se coucher, et le méchant prit parfaitement son plaisir de la fille.

Mais devant que d’aller coucher avec elle, au lieu de délivrer Vico, il commanda qu’on lui tranchât incontinent la tête.

Le matin Épitia, défaite des bras de Juriste, le pria d’une très-gracieuse manière, qu’il lui plût satisfaire à l’espérance qu’il lui avait donnée de la prendre à femme, et que ce pendant il délivrât son frère.

Il répondit qu’il était fort content d’avoir couché avec elle, qu’il voulait bien qu’elle eût conçu l’espérance qu’il lui avait donnée et qu’il lui enverrait son frère à la maison.

Ce dit, il fit appeler le geôlier, el lui dit :

— Tire de prison le frère de cette fille, et le lui mène en sa maison.

Épitia, ayant entendu cela, s’en alla en la maison toute joyeuse, attendant son frère délivré.

Le geôlier, ayant fait mettre le corps de Vico sur une bière, lui mit la tête aux pieds, et, l’ayant couvert d’un drap noir, il le fit porter à Épitia.

Et étant entré en la maison, il fit venir la fille et lui dit :

— Voilà votre frère que monsieur le gouverneur vous envoie délivré de prison.

Et ayant dit ainsi, il fit découvrir la bière, et lui offrit son frère en la manière que vous avez ouïe.

Je ne pense pas que l’on pût dire jamais ni comprendre quel fut l’ennui et déplaisir d’Épitia, quand elle vit son frère en cet état ; je pense bien que vous croyez qu’il fut extrême : mais elle le tint clos en son estomac ; et là où toute autre femme se fût mise à pleurer et à crier, elle à qui la philosophie avait enseigné comme l’on se doit porter en toute fortune, montra qu’elle était contente, et dit au geôlier :

— Vous direz à votre seigneur et au mien aussi, que j’accepte mon frère tel qu’il lui a plu de me l’envoyer, et puisqu’il n’a voulu satisfaire à ma volonté, je suis contente qu’il ait accompli la sienne, pensant qu’il ait justement fait ce qu’il a fait ; et me recommanderez à lui, m’offrant toujours prête à lui complaire.

Le geôlier fit ce récit à Juriste, qui pensa qu’il pourrait avoir la jeune fille à sa volonté, comme si elle était sa femme, et qu’il lui eût offert son frère en vie.

Après que le geôlier fut parti, Épitia pleura et fit de grandes plaintes sur le corps mort de son frère, maudissant la cruauté de Juriste et sa simplicité de s’être donnée à lui devant que son frère fût délivré : et après plusieurs larmes, elle fit ensevelir ce corps, et puis, s’étant retirée toute seule en sa chambre, induite d’un très-juste courroux, elle commença à dire en soi-même :

— Endureras-tu donc, Èpitia, que ce méchant t’ait privée de ton honneur, et t’ait promis, pour cette cause, de te bailler ton frère en vie et délivré, pour te l’offrir maintenant en si misérable état ? Souffriras-tu qu’il se puisse vanter de deux tromperies faites à ta simplicité, sans en avoir de toi-même le convenable châtiment ?

Et s’enflammant par telles paroles à la vengeance, elle dit :

— Ma simplicité a ouvert le chemin à ce méchant, de conduire à fin son déshonnête désir : je veux que sa lasciveté me donne le moyen de me venger : et combien que la vengeance ne me rende pas mon frère en vie, mon ennui n’en sera pas si grand.

Elle s’arrêta en cette pensée, attendant que Juriste l’envoyât derechef demander pour coucher avec elle : où allant, elle avait délibéré porter secrètement le glaive, pour l’égorger, ou veillant ou dormant, comme elle pourrait, et lui ôter la tête, la commodité s’offrant pour la porter au sépulcre de son frère, et la vouer à l’ombre d’icelui. Mais pensant plus mûrement là-dessus, elle vit que, combien qu’elle pût tuer ce trompeur, on pourrait aisément présumer qu’elle eût fait cela, comme une femme déshonnête, et pour cette cause, hardie à tout mal, par un courroux et dépit plutôt que pour lui avoir été failli de foi.

Par quoi connaissant combien était grande la justice de l’empereur, qui était à cette heure-là à Villac, elle délibéra d’aller se plaindre à Sa Majesté de l’ingratitude et injustice de Juriste en son endroit.

Et s’étant vêtue d’habit de deuil et mise toute seule secrètement en chemin, elle s’en alla à Maximian, et s’étant jetée à ses pieds, elle lui dit piteusement :

— Très-sacré empereur, la cruelle ingratitude et incroyable injustice de votre gouverneur et lieutenant en Inspruck, en mon endroit, m’a fait venir devant Votre Majesté, espérant qu’elle emploiera tellement sa justice accoutumée, qui ne défaillit oncques au pauvre affligé, que comme je me dois plaindre infiniment de Juriste, pour le tort qu’il m’a fait, le plus grand qu’il fût jamais, il ne se glorifiera pas de m’avoir assassinée et brigandée : qu’il me soit loisible d’user de cette parole devant Votre Majesté, laquelle semblant rude, n’égale néanmoins la cruelle et non jamais ouïe honte et infamie, que m’a fait ce mauvais homme, qui s’est fait connaître à moi, tout d’un coup, et très-injuste et très-ingrat.

Et pleurant étrangement en cet endroit, elle récita à Sa Majesté la cruauté et injustice de Juriste, avec tant de larmes et lamentations, qu’elle émut à pitié l’empereur et les autres seigneurs qui étaient entour Sa Majesté, tous étonnés d’un fait tant horrible.

Mais combien que Maximian eût grande compassion d’elle, ayant néanmoins prêté une oreille à Épitia, il garda l’autre pour Juriste. Et ayant envoyé la femme se reposer, il fit venir Juriste et enchargea à tous de ne lui dire mot de ceci.

Quand Juriste fut devant l’empereur, il fit appeler incontinent Ëpitia.

Juriste voyant celle qu’il avait grièvement offensée, vaincu de la conscience, fut tellement éperdu, qu’étant abandonné des esprits vitaux, il commença du tout à trembler.

Maximian, voyant cela, tint pour certain que la femme lui avait dit la vérité, et s’adressant à Juriste, avec la sévérité requise en un cas tant cruel, il dit :

— Oyez de quoi cette jeune fille se plaint de vous.

Et il commanda à Épitia de réciter ce dont elle se lamentait.

Elle narra par ordre toute l’histoire, et enfin, comme devant, elle demanda justice à l’empereur.

Juriste, ayant entendu l’accusation, voulut flatter la fille, disant :

— Je n’eusse jamais pensé que vous, que j’aime tant, fussiez venue m’accuser ainsi devant Sa Majesté.

Maximian ne permit pas que Juriste flattât la fille, et dit :

— Il n’est pas temps ici de faire le passionné : répondez à l’accusation d’Épitia contre vous.

Juriste, à l’heure, laissant ce qui lui pouvait nuire, dit :

— Il est vrai que j’ai fait trancher la tête au frère de celle-ci, pour avoir ravi et forcé une fille : ce que j’ai fait pour ne violer la sainteté des lois, et pour garder la justice, que Votre Majesté m’avait tant recommandée, sans laquelle offenser, il ne pouvait pas demeurer en vie.

En cet endroit Épitia dit :

— s’il vous semblait que la justice voulût ainsi, pour quoi me promettiez-vous de me le bailler en vie, et sous cette promesse, me donnant espérance que vous m’épouseriez, pourquoi m’avez-vous privée de ma virginité ? Si mon frère a mérité de sentir pour une faute seulement la sévérité de justice, vous l’avez mérité mieux que lui pour deux causes.

Juriste demeura en cet endroit comme muet.

À cette cause l’empereur dit :

— Pensez-vous que ce soit garder la justice que l’avoir ainsi offensée, voire quasi occise, usant de la plus grande ingratitude envers cette gentille jeune fille, que l’on ouït jamais parler avoir été pratiquée par aucun méchant ? Mais vous en trouverez marri et m’en croyez.

Juriste commença en cet endroit à crier merci : et Épitia, au contraire, à demander justice.

L’empereur, connaissant la simplicité d’Èpitia et la méchanceté de Juriste, voulut pour garder l’honneur de la femme, et la justice pareillement, que Juriste épousât Épitia.

La femme ne le voulait pas consentir, disant qu’elle ne pouvait penser qu’elle dût jamais avoir de lui que méchancetés et trahisons.

Mais Maximian voulut qu’elle fût contente de ce qu’il avait délibéré.

Juriste, ayant épousé la fille, pensa avoir la fin de ses maux : mais il advint autrement.

Car Maximian ayant renvoyé la femme en son logis, il dit à Juriste, qui était demeuré là :

— Vous avez commis deux crimes fort grands, l’un d’avoir diffamé cette jeune fille, par telle tromperie que l’on peut dire que vous l’avez forcée ; l’autre, d’avoir fait mourir son frère contre la foi à elle donnée. Car combien qu’il méritât la mort, puisque vous étiez disposé de violer la justice, vous deviez plutôt garder la foi à sa sœur, puisque votre dissolue lasciveté vous avait incité à lui promettre sur la foi, que, l’ayant déshonorée, le lui envoyer mort, comme vous l’avez fait. Pourquoi, puisque j’ai pourvu au premier crime, en vous faisant épouser la fille que vous avez violée, pour réparer l’autre, je veux que l’on vous tranche la tête, comme vous l’avez fait trancher à son frère.

On peut plutôt imaginer que réciter combien fut grande la fâcherie de Juriste, ayant ouï la sentence de l’empereur.

Il fut donc mis entre les mains des sergents, afin que, le matin ensuivant, il fût exécuté selon la teneur de la sentence.

Parquoi Juriste, entièrement disposé à mourir, n’attendait autre chose, sinon que le bourreau allât le défaire.

Cependant Épitia, qui avait été si ardente contre lui, ayant eu la sentence de l’empereur, mue de sa naturelle bénignité, jugea être une chose indigne d’elle, puisque l’empereur avait voulu que Juriste fût son mari, et qu’elle l’avait accepté pour tel, permettre qu’il mourût à l’occasion d’icelle, pensant que cela lui serait plutôt attribué à un appétit de vengeance, et à cruauté, qu’à désir de justice.

Parquoi, elle s’en alla à l’empereur, et ayant eu congé de parler, elle dit ainsi :

— Très-sacré empereur, l’injustice et ingratitude de Juriste m’ont induite de demander justice à Votre Majesté contre lui : à quoi elle a très-justement pourvu, faisant qu’il m’épousât, pour la réparation de mon honneur, et le condamnant à mort, pour avoir fait mourir mon frère, contre la foi donnée. Mais comme devant que je fusse sa femme, je devais désirer que Votre Majesté le condamnât à mourir, aussi maintenant qu’il lui a plu que je sois liée à Juriste par le saint lien du mariage, si je consentais à la mort d’icelui, je me tiendrais digne du nom de cruelle femme, avec une perpétuelle ignominie. Ce qui serait un effet contraire à l’intention de Votre Majesté, laquelle par sa justice a pourchassé mon honneur. Parquoi, très-sacré empereur, afin que la bonne intention de Votre Majesté obtienne sa fin, et que mon honneur demeure sans tache, je vous supplie humblement et en toute révérence, ne permettre que par la sentence de Votre Majesté l’épée de justice tranche misérablement le nœud par lequel il a plu à icelle me lier et joindre à Juriste. Et là où la sentence de Votre Majesté a montré certain signe de sa justice, à le condamner à mort, lui plaise aussi maintenant, comme je l’en prie derechef affectueusement, manifester sa clémence, en me le donnant en vie. Ce n’est, très-sacré empereur, moindre louange à qui tient le gouvernement du monde, comme à bon droit Votre Majesté l’a maintenant, d’user de clémence que de justice. Car là où la justice montre que les vices lui sont en haine, à raison de quoi il leur donne châtiment, la clémence le fait très-semblable aux dieux immortels. Et si j’obtiens cette singulière grâce de votre bénignité, pour l’acte gracieux usé envers moi, je prierai toujours dévotement Dieu, comme très-humble servante de Votre Majesté, qu’il lui plaise la conserver longuement, et heureusement, afin qu’elle puisse longtemps user de sa justice et clémence, au profit des humains et à l’honneur et louange immortelle d’icelle.

En cet endroit Épitia acheva de parler.

Maximian fut émerveillé de l’entendre ainsi prier pour Juriste, qui lui avait fait si grand tort : et lui sembla qu’une si grande bonté méritait qu’il lui octroyât ce qu’elle demandait. Parquoi ayant fait venir Juriste à l’heure qui l’attendait d’être conduit à la mort, il lui dit :

— Méchant homme, la bonté d’Épitia a eu tant de crédit en mon endroit, que là où votre méchanceté méritait d’être punie d’une double mort, et non pas d’une, elle m’a induit à vous faire grâce de la vie, laquelle je veux que vous reconnaissiez tenir d’elle. Et puisqu’elle est contente de vivre avec vous, je suis content que vous viviez avec elle. Et, si j’entends que vous la traitiez autrement qu’il faut, je vous ferai éprouver le déplaisir que vous me ferez en cela.

Et ce disant, l’empereur prit Épitia par la main et la bailla à Juriste.

Ils remercièrent tous deux Sa Majesté de la grâce et faveur qu’elle leur avait faite.

Et Juriste, considérant combien avait été grande envers lui la courtoisie d’Épitia, l’aima toujours beaucoup : et pour cette cause, elle vécut très-heureusement avec lui le reste de ses ans.


Jules César
Hécatommithi, nouvelle V