Jules César (Shakespeare, trad. Hugo)
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William Shakespeare | |||
(traduction et notes par François-Victor Hugo) | |||
Jules César | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Tome X : La société | |||
Paris, Pagnerre, 1872 | |||
p. 334-442 | |||
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JULES CÉSAR
ANTOINE, OCTAVE CÉSAR, LÉPIDE, | triumvirs après la mort de César. |
CASSIUS, CASCA, TRÉBONIUS, LIGARIUS, DÉCIUS BRUTUS, METELLUS CIMBER, CINNA, | conjurés. |
CICÉRON, PUBLIUS, POPILIUS LÉNA, | sénateurs. |
— Hors d’ici ! Au logis, paresseux que vous êtes ! rentrez au logis. — Est-ce fête aujourd’hui ? Eh ! ne savez-vous pas — qu’étant artisans, vous ne devez pas sortir — un jour ouvrable, sans les insignes — de votre profession ?… Parle, toi, de quel métier es-tu ?
Moi, monsieur ? charpentier.
— Où est ton tablier de cuir ? et ta règle ? — Que fais-tu ici dans tes plus beaux habits ?… — Et vous, monsieur, de quel métier êtes-vous ?
Ma foi, monsieur, comparé à un ouvrier dans le beau, je ne suis, comme vous diriez, qu’un savetier.
Mais quel est ton métier ?… réponds-moi nettement.
Un métier, monsieur, que je puis exercer, j’espère, en toute sûreté de conscience : je fais aller les plus mauvaises mules.
Quel métier, drôle ? mauvais drôle, quel métier ?
Eh ! je vous en supplie, monsieur, ne vous mettez pas ainsi hors de vous. Au fait, si vous détraquez, je puis vous remettre en état.
Qu’entends-tu par là ? me remettre en état, insolent !
Eh mais, monsieur, vous ressemeler.
Tu es donc savetier ? L’es-tu ?
Ma foi, monsieur, c’est mon alène qui me fait vivre : je ne me mêle des affaires des gens, hommes ou femmes, que par l’alène. Je suis en effet, monsieur, chirurgien de vieilles chaussures ; quand elles sont en grand danger, je les recouvre. Les hommes les plus respectables qui aient jamais foulé cuir de vache ont fait leur chemin sur mon ouvrage.
— Mais pourquoi n’es-tu pas dans ton échoppe aujourd’hui ? — Pourquoi mènes-tu ces gens-là à travers les rues ?
Ma foi, monsieur, pour user leurs souliers et me procurer plus de travail. Mais, en vérité, monsieur, nous chômons aujourd’hui pour voir César et nous réjouir de son triomphe.
— Pourquoi vous réjouir ? Quelles conquêtes nous rapporte-t-il ? — Quels sont les tributaires qui le suivent à Rome — pour orner, captifs enchaînés, les roues de son chariot ? — Bûches que vous êtes ! têtes de pierre, pires que des êtres insensibles ! — Ô cœurs endurcis ! cruels fils de Rome, — est-ce que vous n’avez pas connu Pompée ? Bien des fois — vous avez grimpé aux murailles, aux créneaux, — aux tours, aux fenêtres et jusqu’aux faîtes des cheminées, — vos enfants dans vos bras, et, ainsi juchés, — vous avez attendu patiemment toute une longue journée, — pour voir le grand Pompée traverser les rues de Rome ! — Et dès que seulement vous voyiez apparaître son chariot, — vous poussiez d’une voix unanime une telle acclamation, — que le Tibre tremblait au fond de son lit — à entendre l’écho de vos cris — répété par les cavernes de ses rives ! et aujourd’hui vous vous couvrez de vos plus beaux habits ! — Et aujourd’hui vous vous mettez en fête ! — Et aujourd’hui vous jetez des fleurs sur le passage de celui — qui marche triomphant dans le sang de Pompée ! — Allez-vous-en. — Courez à vos maisons ! tombez à genoux ! — Priez les dieux de suspendre le fléau — qui doit s’abattre sur une telle ingratitude.
— Allez, allez, mes bons compatriotes ; et, en expiation de votre faute, — assemblez tous les pauvres gens de votre sorte, — menez-les au bord du Tibre, et gonflez ses eaux — de vos larmes, jusqu’à ce que le plus infime de ses flots — vienne baiser la plus haute de ses rives.
— Voyez comme leur grossier métal s’est laissé toucher. — Ils s’évanouissent, la langue enchaînée dans le remords. — Allez par là au Capitole : — moi, j’irai par ici. Dépouillez les statues, — si vous les voyez parées d’ornements sacrés.
Le pouvons-nous ? — Vous savez que c’est la fête des Lupercales.
— N’importe ; ne laissez sur aucune statue — les trophées de César. Je vais en chemin — chasser la foule des rues ; — faites-en autant là où vous la verrez s’amasser. — Arrachons les plumes naissantes de l’aile de César, — et il ne prendra qu’un ordinaire essor ; — sinon, il s’élèvera à perte de vue — et nous tiendra tous dans une servile terreur.
— Calphurnia !
Holà ! silence ! César parle.
Calphurnia !
— Me voici, monseigneur.
— Tenez-vous sur le passage d’Antoine, — quand il accomplira sa course… Antoine !
César, monseigneur ?
— N’oubliez pas dans votre hâte, Antoine, — de toucher Calphurnia. Car nos anciens disent que — les femmes infécondes, touchées dans ce saint élan, — secouent le charme qui les stérilise (26).
Je m’en souviendrai. — Quand César dit : Faites ceci, c’est fait.
— En avant, et qu’on n’omette aucune cérémonie.
César !
Hé ! qui appelle ?
— Faites taire tout bruit… Silence, encore une fois.
— Qui m’appelle dans la foule ? — J’entends une voix, qui domine la musique, — crier : César !… Parle ! César est prêt à écouter.
— Prends garde aux Ides de Mars (27).
Quel est cet homme ?
— Un devin. Il vous dit de prendre garde aux Ides de Mars.
— Amenez-le devant moi, que je voie son visage.
— Compagnon, sors de la foule : lève les yeux sur César.
— Qu’as-tu à me dire à présent ? Parle de nouveau.
— Prends garde aux Ides de Mars.
— C’est un rêveur ; laissons-le… Passons.
— Venez-vous voir l’ordre de la course (28) ?
Moi, non.
Je vous en prie, venez.
— Je n’aime pas les jeux… Il me manque un peu de — cet esprit folâtre qui est dans Antoine. — Que je ne contrarie pas vos désirs, Cassius, — je vous laisse.
Brutus, je vous observe depuis quelque temps. — Je ne trouve plus dans vos yeux cette affabilité, — cet air de tendresse que j’y trouvais naguère. — Vous traitez avec trop de froideur et de réserve — votre ami qui vous aime.
Cassius, — ne vous y trompez pas. Si j’ai le front voilé, — c’est que mon regard troublé se tourne — sur moi-même. Je suis agité — depuis peu par des sentiments contraires, — par des préoccupations toutes personnelles, — et peut-être cela a-t-il altéré mes manières ; — mais que mes bons amis — (et vous êtes du nombre, Cassius), n’en soient pas affligés ; — qu’ils ne voient dans ma négligence — qu’une inadvertance du pauvre Brutus qui, en guerre avec lui-même, — oublie de témoigner aux autres son affection.
— Je me suis donc bien trompé, Brutus, sur vos sentiments ; — et cette méprise est cause que j’ai enseveli dans mon cœur — des pensées d’une grande importance, de sérieuses méditations. — Dites-moi, bon Brutus, pouvez-vous voir votre visage ?
— Non, Cassius ; car l’œil ne se voit — que réfléchi par un autre objet.
C’est juste. — Et l’on déplore grandement, Brutus, — que vous n’ayez pas de miroir qui reflète — à vos yeux votre mérite caché — et vous fasse voir votre image. J’ai entendu — les personnages les plus respectables de Rome, — l’immortel César excepté, parler de Brutus, — et, gémissant sous le joug qui accable notre génération, — souhaiter que le noble Brutus eût des yeux.
— Dans quel danger voulez-vous m’entraîner, Cassius, — que vous me pressez ainsi de chercher en moi-même — ce qui n’y est pas ?
— Préparez-vous donc à m’écouter, bon Brutus ; — et puisque vous vous reconnaissez incapable de bien vous voir — sans réflecteur, je serai, moi, votre miroir, — et je vous révélerai discrètement à vous-même — ce que vous ne connaissez pas de vous-même. — Et ne vous défiez pas de moi, doux Brutus. — Si je suis un farceur vulgaire, si j’ai coutume — de prostituer les serments d’une affection banale — au premier flagorneur venu ; si vous me regardez — comme un homme qui cajole les gens, les serre dans ses bras — et les déchire ensuite, comme un homme — qui, dans un banquet, fait profession d’aimer — toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux.
— Que signifie cette acclamation ? Je crains que le peuple — ne choisisse César pour son roi.
Ah ! vous le craignez ? — Je dois donc croire que vous ne le voudriez pas.
— Je ne le voudrais pas, Cassius, et pourtant j’aime bien César… — Mais pourquoi me retenez-vous ici si longtemps ?… Qu’avez-vous à me confier ? — Si c’est du bien public qu’il s’agit, — montrez-moi d’un côté l’honneur, de l’autre la mort, — et je les considérerai l’un et l’autre avec le même sang-froid… — Et puisse la protection des dieux me manquer, si je n’aime pas — le nom d’honneur plus que je ne crains la mort !
— Je vous connais cette vertu, Brutus, — comme je connais vos traits extérieurs. — Eh bien ! c’est d’honneur que j’ai à vous parler. — Je ne saurais dire ce que vous et les autres hommes — vous pensez de cette vie ; mais, quant à moi, — j’aimerais autant n’être pas que de vivre — pour craindre une créature comme moi-même. — Je suis né libre comme César ; vous, aussi. — Nous avons été nourris tous deux, et nous pouvons tous deux — supporter le froid de l’hiver aussi bien que lui. — Une fois, par un jour gris et orageux — où le Tibre agité se soulevait contre ses rives, — César me dit : Oserais-tu, Cassius, — te jeter avec moi dans ce courant furieux, — et nager jusqu’à ce point là-bas ? Sur ce mot, — accoutré comme je l’étais, je plongeai — et le sommai de me suivre : ce qu’il fit en effet. — Le torrent rugissait ; nous le fouettions — de nos muscles robustes, l’écartant — et le refoulant avec des cœurs acharnés. — Mais avant que nous pussions atteindre le point désigné, — César cria : Au secours, Cassius, ou je me noie ! — De même qu’Énée, notre grand ancêtre, — prit sur ses épaules le vieil Anchise et l’enleva — des flammes de Troie, moi, j’enlevai des vagues du Tibre — le César épuisé. Et cet homme — est aujourd’hui devenu un dieu ! Et Cassius est — une misérable créature qui doit se courber, — si César lui fait nonchalamment un signe de tête ! — Il eut une fièvre, quand il était en Espagne ; — et, quand l’accès le prenait, j’ai remarqué — comme il tremblait : c’est vrai, ce Dieu tremblait ! — Ses lèvres couardes avaient abandonné leurs couleurs, — et cet œil, dont un mouvement intimide l’univers, — avait perdu son lustre. Je l’ai entendu gémir ; — oui, et cette langue qui tient les Romains — aux écoutes, et dicte toutes ses paroles à leurs annales, — hélas ! elle criait : Donne-moi à boire, Titinius, — comme une fillette malade ! Ô dieux, je suis stupéfait — qu’un homme de si faible trempe — soit le premier de ce majestueux univers — et remporte seul la palme !
Une autre acclamation ! — Je crois qu’on applaudit — à de nouveaux honneurs qui accablent César.
— Eh ! ami, il enjambe cet étroit univers — comme un colosse, et nous autres, hommes chétifs, — nous passons sous ses jambes énormes et nous furetons partout — pour trouver des tombes déshonorées. — Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leurs destinées. — Si nous ne sommes que des subalternes, cher Brutus, — la faute en est à nous et non à nos étoiles. — Brutus, César ! Qu’y-a-t-il dans ce César ? — Pourquoi ce nom résonnerait-il plus haut que le vôtre ? — Écrivez-les tous deux ; le vôtre est aussi beau ; — prononcez-les, il est aussi gracieux à la bouche ; — pesez-les, il est d’un poids égal ; employez-les à une incantation, — Brutus évoquera un esprit aussi vite que César. — Eh bien, au nom de tous les dieux, — de quoi se nourrit notre César — pour être devenu si grand ? Siècle, tu es dans la honte ! — Rome, tu as perdu la race des nobles cœurs ! — Quel est, depuis le grand déluge, le siècle — qui n’ait été glorifié que par un homme ? — Jusqu’à présent, quand a-t-on pu dire en parlant de Rome — que son vaste promenoir ne contenait qu’un homme ? — Est-ce bien Rome, la grande cité ? Au fait elle est assez grande — s’il ne s’y trouve qu’un seul homme ! — Oh ! nous avons ouï dire à nos pères, vous et moi, — qu’il fut jadis un Brutus qui eût laissé — dominer Rome par l’éternel démon — aussi volontiers que par un roi !
— Que vous m’aimiez, c’est ce dont je ne doute point. — Où vous voudriez m’amener, je l’entrevois. — Ce que je pense de ceci et de cette époque, — je le révélerai plus tard. Pour le moment, — je voudrais, et je m’adresse à vous en toute affection, — ne pas être pressé davantage. Ce que vous avez dit, — je l’examinerai ; ce que vous avez à dire, — je l’écouterai avec patience ; et je trouverai un moment — opportun pour causer entre nous de ces grandes choses. — Jusqu’alors, mon noble ami, ruminez ceci : — Brutus aimerait mieux être un villageois — que se regarder comme un fils de Rome — aux dures conditions que ces temps — vont probablement nous imposer.
— Je suis bien aise que mes faibles paroles — aient du moins fait jaillir de Brutus cette étincelle.
— Les jeux sont terminés, et César revient.
— Quand ils passeront, tirez Casca par la manche, — et il vous dira, à sa piquante manière, — ce qui s’est passé de remarquable aujourd’hui.
— Oui, je le ferai… Mais voyez donc, Cassius, — le signe de la colère éclate au front de César, — et tous ceux qui le suivent ont l’air de gens grondés. — La joue de Calphurnia est pâle, et Cicéron — a les yeux d’un furet, ces yeux enflammés — que nous lui avons vus au Capitole — quand il était contredit dans les débats par quelque sénateur.
— Casca nous dira de quoi il s’agit.
Antoine !
César !
— Je veux près de moi des hommes gras, — des hommes à la face luisante et qui dorment les nuits. — Ce Cassius là-bas a l’air bien maigre et famélique ; — il pense trop. De tels hommes sont dangereux (29).
— Ne le craignez pas, César ; il n’est pas dangereux : — c’est un noble Romain, et bien disposé.
Je voudrais qu’il fût plus gras, mais je ne le crains point. — Pourtant, si ma gloire était accessible à la crainte, — je ne sais quel homme j’éviterais — aussi volontiers que ce sec Cassius. Il lit beaucoup : — il est grand observateur, et il voit — clairement à travers les actions des hommes. Il n’aime pas les jeux, — comme toi, Antoine ; il n’écoute pas la musique ; — rarement il sourit, et il sourit de telle sorte — qu’il semble se moquer de lui-même et mépriser son humeur — de s’être laissé entraîner à sourire de quelque chose. — Des hommes tels que lui n’ont jamais le cœur à l’aise, — tant qu’ils voient un plus grand qu’eux-mêmes : — et voilà pourquoi ils sont dangereux. — Je te dis ce qui est à craindre plutôt — que ce que je crains, — car je suis toujours César. — Passe à ma droite, car je suis sourd de cette oreille, — et dis-moi sincèrement ce que tu penses de lui. —
Vous m’avez tiré par mon manteau : voudriez-vous me parler ?
— Oui, Casca : dites-nous, qu’est-il arrivé aujourd’hui, — que César a l’air morose — (30) ?
Mais vous étiez avec lui, n’est-ce pas ?
— En ce cas, je ne demanderais pas à Casca ce qui est arrivé. —
Eh bien, on lui a offert une couronne ; et, au moment où on la lui offrait, il l’a repoussée avec le revers de sa main, comme ceci ; et alors le peuple a poussé une acclamation.
Et pourquoi le second cri ?
Eh ! pour la même raison.
Ils ont vociféré trois fois… Pourquoi la dernière ?
Eh ! pour la même raison.
Est-ce que la couronne lui a été offerte trois fois ?
Oui, morbleu ; et il l’a repoussée trois fois, mais chaque fois plus mollement ; et à chaque refus mes honnêtes voisins acclamaient.
Qui lui a offert la couronne ?
Eh ! Antoine.
Dites-nous de quelle manière, aimable Casca.
Je pourrais aussi bien m’aller pendre que vous le dire. C’était une pure bouffonnerie ; je n’y ai pas fait attention. J’ai vu Marc Antoine lui offrir une couronne ; encore n’était-ce pas une couronne, c’était une de ces guirlandes, vous savez ; et, comme je vous l’ai dit, il l’a repoussée une fois ; mais malgré tout, à mon idée, il avait grande envie de la prendre. Alors, l’autre la lui a offerte de nouveau ; alors, il l’a repoussée de nouveau ; mais, à mon idée, il avait beaucoup de peine à en écarter ses doigts. Et alors, l’autre la lui a offerte pour la troisième fois ; pour la troisième fois il l’a repoussée ; et toujours, à chaque refus, les badauds vociféraient, et claquaient des mains, et faisaient voler leurs bonnets de nuit crasseux, et, parce que César refusait la couronne, exhalaient une telle quantité d’haleines infectes que César en a été presque suffoqué ; car il s’est évanoui, et il est tombé. Et pour ma part je n’osais pas rire, de peur d’ouvrir les lèvres et de recevoir le mauvais air.
Doucement, je vous prie. Quoi ! César s’est évanoui !
Il est tombé en pleine place du marché, et il avait l’écume à la bouche, et il était sans voix !
— C’est fort vraisemblable : il tombe du haut mal.
— Non, ce n’est pas César, c’est vous et moi, — c’est l’honnête Casca, c’est nous qui tombons du haut mal. —
Je ne sais ce que vous entendez par là ; mais je suis sûr que César est tombé. Si la canaille ne l’a pas applaudi et sifflé, selon qu’elle était contente ou mécontente de lui, comme elle en use au théâtre avec les acteurs, je ne suis pas un homme sincère.
— Qu’a-t-il dit, quand il est revenu à lui ? —
Morbleu, avant de tomber, quand il a vu le troupeau populaire se réjouir de ce qu’il refusait la couronne, il m’a ouvert brusquement son pourpoint et leur a présenté sa gorge à couper. Que n’étais-je un de ses artisans ! S’il n’est pas vrai qu’alors je l’eusse pris au mot, je veux aller en enfer parmi les coquins !… Et sur ce, il est tombé. Quand il est revenu à lui, il a déclaré que, s’il avait fait ou dit quelque chose de déplacé, il priait Leurs Honneurs de l’attribuer à son infirmité. Trois ou quatre filles près de moi ont crié : Hélas ! la bonne âme ! et lui ont pardonné de tout leur cœur. Mais il ne faut pas y prendre garde : si César avait poignardé leurs mères, elles n’auraient pas fait moins.
Et c’est après cela qu’il est revenu si morose ?
Oui.
Cicéron a-t-il dit quelque chose ?
Oui, il a parlé grec.
Quel sens avaient ses paroles ?
Ma foi, si je puis vous le dire, je ne veux jamais vous revoir en face. Ceux qui l’ont compris souriaient en se regardant et secouaient la tête ; mais en vérité c’était du grec pour moi. Je puis vous apprendre encore du nouveau : Marullus et Flavius, pour avoir enlevé les écharpes des images de César, sont réduits au silence. Adieu. Il y a eu encore bien d’autres sottises, mais je ne m’en souviens plus.
Voulez-vous souper avec moi ce soir, Casca ?
Non, je suis engagé.
Voulez-vous dîner avec moi demain ?
Oui, si je suis vivant, si ce caprice vous dure et si votre dîner vaut la peine d’être mangé.
Bon, je vous attendrai.
Soit. Adieu à tous deux.
— Que ce garçon s’est épaissi ! — Il était d’une complexion si vive quand il allait à l’école !
Tel il est encore, — si apathique qu’il paraisse, — dans l’exécution de toute entreprise noble ou hardie. — Cette rudesse est l’assaisonnement de son bel esprit ; — elle met les gens en goût et leur fait digérer ses paroles — de meilleur appétit.
— C’est vrai. Pour cette fois je vous quitte. — Demain, si vous désirez me parler, — j’irai chez vous ; ou, si vous le préférez, — venez chez moi, je vous attendrai.
— Je viendrai… Jusque-là songe à l’univers.
— Oui, Brutus, tu es noble ; mais je vois que ta trempe généreuse peut être dénaturée — par des influences. Il convient donc — que les nobles esprits ne frayent jamais qu’avec leurs pareils. — Car quel est l’homme si ferme qui ne puisse être séduit ? — César ne peut guère me souffrir, mais il aime Brutus. — Aujourd’hui, si j’étais Brutus et qu’il fût Cassius, — César ne me dominerait pas… Je veux ce soir — jeter par ses fenêtres des billets d’écritures diverses, — qui seront censés venir de divers citoyens : — tous auront trait à la haute opinion — que Rome a de son nom, et feront vaguement — allusion à l’ambition de César. — Et, après cela, que César se tienne solidement ; — car ou nous le renverserons, ou nous endurerons de plus mauvais jours.
— Bonsoir, Casca. Est-ce que vous avez — reconduit César ? — Pourquoi êtes-vous hors d’haleine ? et pourquoi semblez-vous si effaré ?
— N’êtes-vous pas ému quand toute la masse de la terre — tremble comme une chose mal affermie ? Ô Cicéron, — j’ai vu des tempêtes où les vents grondants — fendaient les chênes noueux, et j’ai vu — l’ambitieux océan s’enfler, et faire rage, et écumer, — et s’élever jusqu’aux nues menaçantes ; — mais jamais avant cette nuit, jamais avant cette heure, — je n’avais traversé une tempête ruisselante de feu. — Ou il y a une guerre civile dans le ciel, — ou le monde, trop insolent envers les dieux, les provoque à déchaîner la destruction.
— Quoi ! avez-vous vu quelque chose de plus surprenant ?
— Un esclave public (vous le connaissez bien de vue), — a levé sa main gauche qui a flamboyé et brûlé — comme vingt torches ; et cependant sa main, — insensible à la flamme, est restée intacte (31). — En outre (depuis lors je n’ai pas rengainé mon épée), — j’ai rencontré près du Capitole un lion — qui m’a jeté un éclair, et, farouche, a passé — sans me faire de mal. Là — étaient entassées une centaine de femmes spectrales, — que la peur avait défigurées. Elles juraient avoir vu — des hommes tout en feu errer dans les rues. — Et hier l’oiseau de nuit s’est abattu — sur la place du marché, en plein midi, — huant et criant. Quand de tels prodiges — surviennent conjointement, qu’on ne dise pas : — En voici les motifs, ils sont naturels ! — car je crois que ce sont des présages néfastes — pour la région qu’ils désignent.
En effet, c’est une époque étrange : — mais les hommes peuvent interpréter les choses à leur manière, — et tout à fait à contre-sens. — Est-ce que César vient demain au Capitole ?
— Oui ; car il a chargé Antoine de vous faire savoir qu’il y serait demain.
— Bonne nuit donc, Casca : ce ciel si troublé — n’invite pas à la promenade.
Adieu, Cicéron.
— Qui est là ?
Un Romain.
C’est votre voix, Casca.
— Votre oreille est bonne. Cassius, quelle nuit que celle-ci !
— Une nuit fort agréable aux honnêtes gens.
— Qui jamais a vu les cieux si menaçants ?
— Quiconque a vu la terre si pleine de crimes ! — Pour moi j’ai marché dans les rues, — en m’exposant à cette nuit périlleuse ; — et défait comme vous me voyez, Casca, — j’ai présenté ma poitrine nue aux pierres de la foudre ; — et quand le sillage bleu de l’éclair semblait ouvrir — le sein du ciel, je m’offrais — au jet même de sa flamme.
— Mais pourquoi tentiez-vous ainsi les cieux ? — C’est aux hommes de craindre et de trembler, — quand les dieux tout-puissants nous envoient ces signes, — formidables hérauts, pour nous épouvanter.
— Vous êtes abattu, Casca. Ces étincelles de vie — qui devraient être dans un Romain, vous ne les avez pas — ou du moins vous ne les montrez pas. Vous êtes pâle et hagard, — et vous vous effrayez, et vous vous étonnez — de voir cette étrange impatience des cieux. — Mais si vous vouliez en considérer la vraie cause, — et chercher pourquoi tous ces feux, pourquoi tous ces spectres glissant dans l’ombre ; — pourquoi ces oiseaux, ces animaux enlevés à leur instinct et à leur espèce ; — pourquoi tous ces vieillards déraisonnables et ces enfants calculateurs ; — pourquoi tous ces êtres dévoyés de leurs lois, — de leurs penchants et de leurs facultés prédestinées — dans une nature monstrueuse, alors vous concevriez — que le ciel leur souffle ces inspirations nouvelles — pour en faire des instruments de terreur, annonçant — un monstrueux état de choses. — Maintenant, Casca, je pourrais — te nommer un homme en tout semblable à cette effroyable nuit, — un homme qui tonne, foudroie, ouvre les tombes et rugit — comme le lion dans le Capitole ; — un homme qui n’est pas plus puissant que toi ou moi — par la force personnelle, et qui pourtant est devenu prodigieux — et terrible comme ces étranges météores.
— C’est de César que vous parlez, n’est-ce pas, Cassius ?
— Peu importe de qui. Les Romains d’aujourd’hui — ont des nerfs et des membres, ainsi que leurs ancêtres. — Mais, hélas ! le génie de nos pères est mort, — et nous sommes gouvernés par l’esprit de nos mères : — notre joug et notre soumission nous montrent efféminés.
— En effet, on dit que demain les sénateurs — comptent établir César comme roi, — et qu’il portera la couronne sur terre et sur mer, — partout, excepté en Italie.
— Je sais où je porterai ce poignard, alors. — Cassius délivrera Cassius de la servitude… — C’est par là, dieux, que vous rendez si forts les faibles : — c’est par là, dieux, que vous déjouez les tyrans. — Ni tour de pierre, ni murs de bronze battu, — ni cachot privé d’air, ni massives chaînes de fer, — ne sauraient entraver la force de l’âme. — Une existence, fatiguée de ces barrières terrestres, — a toujours le pouvoir de s’affranchir. — Si je sais cela, le monde entier saura — que cette part de tyrannie que je supporte, — je puis la secouer à ma guise.
Je le puis aussi ! — Tout esclave porte dans sa propre main — le pouvoir de briser sa captivité.
— Et pourquoi donc César serait-il un tyran ? — Pauvre homme ! je sais bien qu’il ne serait pas loup, — s’il ne voyait que les Romains sont des brebis. — Il ne serait pas lion, si les Romains n’étaient des biches. — Ceux qui veulent faire à la hâte un grand feu — l’allument avec de faibles brins de paille. Quelle ordure, — quel rebut, quel fumier est donc Rome pour n’être plus — que l’immonde combustible qui illumine — un être aussi vil que César ! Mais, ô douleur ! où m’as-tu conduit ? Je parle peut-être — devant un esclave volontaire : alors, je sais — que j’aurai à répondre de ceci. Mais je suis armé, — et les dangers me sont indifférents !
— Vous parlez à Casca, à un homme — qui n’est pas un délateur grimaçant. Prenez ma main : — formez une faction pour redresser tous ces griefs : — et je poserai mon pied aussi loin — que le plus avancé.
C’est un marché conclu. — Sachez donc, Casca, que j’ai déjà engagé — plusieurs des plus magnanimes Romains — à tenter avec moi une entreprise, — pleine de glorieux périls. — Je sais qu’ils m’attendent en ce moment — sous le porche de Pompée : car, par cette effroyable nuit, — on ne peut ni bouger ni marcher dans les rues. — Et l’aspect des éléments — est à l’avenant de l’œuvre que nous avons sur les bras, — sanglant, enflammé et terrible.
— Rangeons-nous un moment, car voici quelqu’un qui vient en toute hâte.
— C’est Cinna ; je le reconnais à sa démarche : — c’est un ami… Cinna, où courez-vous ainsi ?
— À votre recherche… Qui est là ? Métellus Cimber ?
— Non, c’est Casca : un affilié — à notre entreprise. Ne suis-je pas attendu, Cinna ?
— J’en suis bien aise. Quelle nuit terrible ! — Deux ou trois d’entre nous ont vu d’étranges visions.
— Ne suis-je pas attendu, Cinna ? dites-moi.
Oui, vous l’êtes. — Oh ! Cassius, si seulement vous pouviez gagner le noble Brutus — à notre parti !
— Soyez satisfait, bon Cinna. Prenez ce papier, — et ayez soin de le déposer dans la chaire du préteur, — que Brutus puisse l’y trouver ; jetez celui-ci — à sa fenêtre, fixez celui-ci avec de la cire — sur la statue du vieux Brutus ; cela fait, — rendez-vous au porche de Pompée, où vous nous trouverez. — Décius Brutus et Trébonius y sont-ils (32) ?
— Tous, sauf Métellus Cimber, qui est allé — vous chercher chez vous… C’est bon, je vais me dépêcher, — et disposer ces papiers comme vous me l’avez dit.
— Cela fait, rendez-vous au théâtre de Pompée.
— Venez, Casca : avant le jour, nous irons, vous et moi, — faire visite à Brutus : il est déjà aux trois quarts — à nous ; et l’homme tout entier — se reconnaîtra nôtre à la première rencontre.
— Oh ! il est placé bien haut dans le cœur du peuple. — Ce qui en nous paraîtrait un crime, — son prestige, comme la plus riche alchimie, — le transformera en vertu et en mérite (33).
— Vous avez bien apprécié l’homme et son mérite, — et le grand besoin que nous avons de lui. Marchons, — car il est plus de minuit ; et, avant le jour, — nous irons l’éveiller et nous assurer de lui.
— Holà ! Lucius ! — Je ne puis, au progrès des astres, — juger combien le jour est proche… Lucius ! allons ! — Je voudrais avoir le défaut de dormir aussi profondément… — Viendras-tu, Lucius, viendras-tu ?… Allons, éveille-toi… Holà, Lucius !
Avez-vous appelé, monseigneur ?
Lucius, mets un flambeau dans mon laboratoire. — Dès qu’il sera allumé, viens ici m’avertir.
J’obéis, monseigneur.
— Ce doit être par sa mort, et, pour ma part, — je n’ai personnellement aucun motif de le frapper — que la cause publique. Il veut être couronné ! — À quel point cela peut changer sa nature, voilà la question. — C’est le jour éclatant qui fait surgir la vipère — et nous convie à une marche prudente. Le couronner ! Cela… — Et alors, j’en conviens, nous l’armons d’un dard — qu’il peut rendre dangereux à volonté. — L’abus de la grandeur, c’est quand elle sépare — la pitié du pouvoir. Et pour dire la vérité sur César, — je n’ai jamais vu que ses passions dominassent — sa raison. Mais il est d’une vulgaire expérience — que la jeune ambition se fait de l’humilité une échelle, — vers laquelle elle se tourne tant qu’elle monte ; — mais dès qu’une fois elle atteint le sommet suprême, elle tourne le dos à l’échelle, — et regarde dans les nues, dédaignant les vils degrés — par lesquels elle s’est élevée. Voilà ce que pourrait César : donc, pour qu’il ne le puisse pas, prévenons-le. Et, puisque la querelle — ne saurait trouver de prétexte dans ce qu’il est aujourd’hui, — donnons pour raison que ce qu’il est, une fois agrandi, — nous précipiterait dans telles et telles extrémités. — Et, en conséquence, regardons-le comme l’embryon d’un serpent — qui, à peine éclos, deviendrait malfaisant par nature, — et tuons-le dans l’œuf.
— Le flambeau brûle dans votre cabinet, monsieur. — En cherchant sur la fenêtre une pierre à feu, j’ai trouvé — ce papier, ainsi scellé, et je suis sûr — qu’il n’était pas là quand je suis allé au lit.
— Allez vous recoucher, il n’est pas jour… — N’est-ce pas demain, mon enfant, les Ides de Mars ?
Je ne sais pas, monsieur.
— Regardez dans le calendrier, et revenez me le dire.
— J’obéis, monsieur.
Les météores qui sifflent dans les airs — donnent tant de lumière que je puis lire à leur clarté.
— Brutus, tu dors ; éveille-toi et regarde-toi. — Faut-il que Rome, etc. Parle, frappe, redresse. — Brutus, tu dors. Éveille-toi !
— J’ai ramassé — souvent de pareilles adresses jetées sur mon passage. — Faut-il que Rome… Je dois achever ainsi : — Faut-il que Rome tremble sous le despotisme d’un homme ? Quoi ! Rome ! — C’est des rues de Rome que mes ancêtres — chassèrent le Tarquin, alors qu’il portait le nom de roi. — Parle, frappe, redresse ! On me conjure donc — de parler et de frapper. Ô Rome ! je t’en fais la promesse, — si le redressement est possible, tu obtiendras — de Brutus le plein accomplissement de ta demande.
— Monsieur, Mars a traversé quatorze jours.
— C’est bon. Va à la porte ; quelqu’un frappe.
— Depuis que Cassius m’a aiguisé contre César, — je n’ai pas dormi. — Entre l’exécution d’une chose terrible — et la conception première, tout l’intérim — est une vision fantastique, un rêve hideux. — Le génie et ses instruments mortels — tiennent alors conseil, et la nature humaine — est comme un petit royaume — troublé par les ferments d’une insurrection.
— Monsieur, c’est votre frère Cassius qui est à la porte : — il demande à vous voir.
Est-il seul ?
— Non, monsieur : d’autres sont avec lui.
Les connaissez-vous ?
— Non, monsieur, leurs chapeaux sont rabattus sur leurs oreilles, — et leurs visages sont à demi ensevelis dans leurs manteaux — en sorte qu’il m’a été tout à fait impossible de les reconnaître — à leurs traits.
Faites-les entrer.
— Ce sont les conjurés. Ô Conspiration ! — as-tu honte de montrer ton front sinistre dans la nuit, — au moment où le mal est le plus libre ? Oh ! alors, dans le jour, — où trouveras-tu une caverne assez noire — pour cacher ton monstrueux visage ? non, ne cherche pas de caverne, Ô Conspiration ! — Masque-toi sous les sourires de l’affabilité, — car si tu marches de ton allure naturelle, l’Erèbe lui-même ne serait pas assez ténébreux — pour te dérober au soupçon.
— Je crois que nous troublons indiscrètement votre repos. — Bonjour, Brutus !… Nous vous dérangeons ?
— Je suis debout depuis une heure ; j’ai été éveillé toute la nuit. — Ces hommes qui viennent avec vous me sont-ils connus ?
— Oui, tous, et il n’en est pas un — qui ne vous honore, pas un qui ne souhaite — que vous n’ayez de vous-même l’opinion qu’en a tout noble Romain. — Celui-ci est Trébonius.
Il est le bienvenu ici.
— Celui-ci, Décius Brutus.
Il est le bienvenu ici.
— Celui-ci, Casca ; celui-ci, Cinna ; — et celui-ci, Métellus Cimber.
Ils sont tous les bienvenus. — Quels soucis vigilants s’interposent — entre vos yeux et la nuit ?
Puis-je vous dire un mot ?
— C’est ici le levant. N’est-ce pas le jour qui apparaît ici ?
— Non.
Oh ! pardon, monsieur, c’est lui ; et ces lignes grises — qui rayent les nuages là-haut, sont les messagères du jour.
— Vous allez confesser que vous vous trompez tous deux. — C’est ici, ici même où je pointe mon épée, que le soleil se lève : — il monte au loin dans le sud, — apportant avec lui la jeune saison de l’année. — Dans deux mois environ, c’est beaucoup plus haut dans le nord — qu’il présentera son premier feu ; et le haut orient — est ici, juste dans la direction du Capitole.
— Donnez-moi tous la main, l’un après l’autre.
— Et jurons d’accomplir notre résolution.
— Non, pas de serment. Si la conscience humaine, — la souffrance de nos âmes, les abus du temps, — si ce sont là de faibles motifs, brisons vite, — et que chacun s’en retourne à son lit indolent ; — laissons la tyrannie s’avancer tête haute, — jusqu’à ce que toutes nos existences tombent à la loterie du destin. Mais si ces raisons, — comme j’en suis sûr, sont assez brûlantes — pour enflammer les couards et pour acérer de vaillance — l’énergie mollissante des femmes, alors, concitoyens, — qu’avons-nous besoin d’autre aiguillon que notre propre cause — pour nous stimuler à faire justice ? d’autre lien — que ce secret entre Romains qui ont donné leur parole — et ne l’éluderont pas ? d’autre serment — que l’engagement pris par l’honneur envers l’honneur — de faire ceci ou de périr ? — Laissons jurer les prêtres et les lâches et les hommes cauteleux, — et les vieilles charognes décrépites, et ces âmes souffreteuses — qui caressent l’injure ; laissons jurer dans de mauvaises causes — les créatures dont doutent les hommes ; mais ne souillons pas la sereine vertu de notre entreprise, — ni l’indomptable fougue de nos cœurs — par cette idée que notre cause ou nos actes — exigent un serment. Chaque goutte de sang — que porte un Romain dans ses nobles veines, — est convaincue de bâtardise, — s’il enfreint dans le moindre détail — une promesse échappée à ses lèvres.
— Mais que pensez-vous de Cicéron ? Le sonderons-nous ? — Je crois qu’il nous soutiendra très-énergiquement (34).
— Ne le laissons pas en dehors.
Non, certes.
— Oh ! ayons-le pour nous : ses cheveux d’argent — nous vaudront la bonne opinion des hommes, — et nous achèteront des voix pour louer nos actes. — On dira que son jugement a guidé nos bras : — notre jeunesse et notre imprudence disparaîtront — ensevelies dans sa gravité.
— Oh ! ne le nommez pas ; ne nous ouvrons point à lui ; — jamais il ne voudra poursuivre ce que — d’autres ont commencé.
Eh bien, laissons-le en dehors.
— En effet, il n’est pas notre homme.
— Ne touchera-t-on qu’à César ?
— Décius, la question est juste. Il n’est pas bon, je crois, — que Marc-Antoine, si chéri de César, — survive à César. Nous trouverons en lui — un rusé machinateur ; et, vous le savez, ses ressources, — s’il sait en tirer parti, seraient assez étendues — pour nous inquiéter tous. Afin d’empêcher cela, — qu’Antoine et César tombent ensemble (35) !
— Notre conduite paraîtra trop sanguinaire, Caïus Cassius, — si, après avoir tranché la tête, nous hachons les membres ; — si nous laissons la furie du meurtre devenir de la cruauté : — car Antoine n’est qu’un membre de César. — Soyons des sacrificateurs, mais non des bouchers, Caïus. — Nous nous élevons tous contre l’esprit de César, — et dans l’esprit des hommes il n’y a pas de sang. — Oh ! si nous pouvions atteindre l’esprit de César, — sans déchirer César ! Mais, hélas ! pour cela il faut que César saigne. Aussi, doux amis, — tuons-le avec fermeté, mais non avec rage ; — découpons-le comme un mets digne des dieux, — mais ne le mutilons pas comme une carcasse bonne pour les chiens. — Et que nos cœurs fassent comme ces maîtres subtils — qui excitent leurs serviteurs à un acte de violence — et affectent ensuite de les réprimander. Ainsi — notre entreprise sera une œuvre de nécessité, et non de haine : — et, dès qu’elle paraîtra telle aux yeux de tous, — nous serons traités de purificateurs et non de meurtriers. — Et, quant à Marc-Antoine, ne pensez plus à lui : — car il ne pourra rien de plus que le bras de César, — quand la tête de César sera tombée.
Pourtant, je le redoute ; — car cette affection enracinée qu’il a pour César…
— Hélas ! bon Cassius, ne pensez plus à lui. — S’il aime César, il n’aura d’action — que sur lui-même : il pourra s’affecter et mourir pour César ; — et encore est-ce beaucoup dire, car il est adonné — aux plaisirs, à la dissipation et aux nombreuses compagnies.
— Il n’est point à craindre : ne le faisons pas mourir ; — il est homme à vivre et à rire plus tard de tout ceci.
— Silence, comptons les heures.
L’horloge a frappé trois coups.
— Il est temps de nous séparer.
Mais on ne sait encore — si César voudra, ou non, sortir aujourd’hui : — car depuis peu il est devenu superstitieux, — en dépit de l’opinion arrêtée qu’il avait autrefois — sur les visions, les rêves et les présages. Il se peut que ces éclatants prodiges, — les terreurs inaccoutumées de cette nuit, — et l’avis de ses augures — l’empêchent aujourd’hui d’aller au Capitole.
— Ne craignez pas cela. Si telle est sa résolution, — je puis la surmonter. Car il aime à s’entendre dire — que les licornes se prennent avec des arbres, — les ours avec des miroirs, les éléphants avec des trappes, — les lions avec des filets et les hommes avec des flatteries, — mais quand je lui dis qu’il déteste les flatteurs, — il répond oui à cette flatterie suprême. — Laissez-moi faire. — Je puis donner à son humeur la bonne direction, — et je l’amènerai au Capitole.
— Eh ! nous irons tous le chercher chez lui.
— À huit heures, au plus tard, n’est-ce pas ?
— Oui, au plus tard, et n’y manquons pas.
— Caïus Ligarius est hostile à César — qui lui a reproché durement d’avoir bien parlé de Pompée. — Je m’étonne qu’aucun de vous n’ait pensé à lui.
— Eh bien, mon bon Métellus, allez le trouver : — il m’est dévoué, et je lui ai donné sujet de l’être. — Envoyez le ici et je le formerai.
La matinée avance sur nous. Nous vous laissons, Brutus. — Sur ce, amis, dispersez-vous ; mais rappelez-vous tous — ce que vous avez dit, et montrez-vous de vrais Romains.
— Braves gentilshommes, ayez l’air riant et serein. — Que notre visage ne décèle pas nos desseins. — Soutenons notre rôle, ainsi que nos acteurs romains, — avec une ardeur infatigable et une immuable constance. — Et sur ce, bonjour à tous (36).
Lucius ! enfant !… Il dort profondément !… Peu importe. — Savoure la rosée de miel dont t’accable le sommeil. — Tu n’as pas, toi, de ces images, de ces fantômes — que l’actif souci évoque dans le cerveau des hommes : — voilà pourquoi tu dors si bien.
Brutus, monseigneur !
— Portia, que voulez-vous ? Pourquoi vous levez-vous déjà ? — Il n’est pas bon pour votre santé d’exposer ainsi — votre frêle complexion à l’âpre fraîcheur de la matinée.
— Ni pour votre santé non plus. Brutus, vous vous êtes sans pitié — dérobé de mon lit. Hier soir, à souper, — vous vous êtes levé brusquement et vous êtes mis à marcher, — les bras croisés, rêvant et soupirant ; — et, quand je vous ai demandé ce que vous aviez, — vous m’avez envisagée d’un air dur. — Je vous ai pressé de nouveau ; alors vous vous êtes gratté la tête, — et vous avez frappé du pied avec impatience. — J’ai eu beau insister, vous n’avez pas répondu ; — mais, d’un geste de colère, vous m’avez fait signe de vous laisser. J’ai obéi, — craignant d’augmenter un courroux — qui ne semblait que trop enflammé, et espérant — d’ailleurs que c’était uniquement un de ces accès d’humeur auxquels — tout homme est sujet à son heure. — Cette anxiété ne vous laisse ni manger, ni parler, ni dormir : — et si elle avait autant d’action sur vos traits — qu’elle a d’empire sur votre caractère, — je ne vous reconnaîtrais pas, Brutus. Mon cher seigneur, — apprenez-moi la cause de votre chagrin.
— Je ne me porte pas bien ; voilà tout.
— Brutus est raisonnable ; et, s’il avait perdu la santé, — il emploierait tous les moyens pour la recouvrer.
— Eh ! c’est ce que je fais… Ma bonne Portia, allez au lit.
— Brutus est malade ? Est-il donc salutaire — de sortir dans ce déshabillé et d’aspirer les brumes — de l’humide matinée ? Quoi ! Brutus est malade — et il se dérobe à son lit bienfaisant — pour braver les miasmes pernicieux de la nuit, — pour provoquer l’air moite et impur — à augmenter son mal ? Non, mon Brutus, — c’est dans votre âme qu’est le mal qui vous tourmente ; — et, en vertu de mes droits et de mon titre, — je dois le connaître. Ah ! je vous conjure — à genoux, par ma beauté vantée naguère, par tous vos vœux d’amour et par ce vœu suprême — qui nous incorpora l’un à l’autre et nous fit un, — de me révéler à moi, votre autre vous-même, votre moitié, — ce qui vous pèse ainsi ! Quels sont les hommes qui cette nuit — sont venus vous trouver ? car il en est entré — six ou sept qui cachaient leur visage — aux ténèbres même.
Ne vous agenouillez pas, ma gentille Portia.
— Je n’en aurais pas besoin, si vous étiez mon gentil Brutus. Dans le pacte de notre mariage, dites-moi, Brutus, — y a-t-il cette restriction que je ne dois pas connaître les secrets — qui vous touchent ? Ne suis-je un autre vous-même — que sous certaines réserves, dans une certaine mesure, — pour vous tenir compagnie à table, réchauffer votre lit, — et causer parfois avec vous ? N’occupé-je que les faubourgs — de votre bon plaisir ? Si c’est là tout, — Portia est la concubine de Brutus, et non son épouse.
— Vous êtes ma vraie et honorable épouse ; — vous m’êtes aussi chère que les gouttes vermeilles — qui affluent à mon triste cœur.
— Si cela était vrai, je connaîtrais ce secret. — Je l’accorde, je suis une femme, mais — une femme que le seigneur Brutus a prise pour épouse. — Je l’accorde, je suis une femme, mais — une femme de bonne renommée, la fille de Caton ! — Croyez-vous que je ne suis pas plus forte que mon sexe, — étant ainsi née et ainsi mariée ? — Dites-moi vos pensées ; je ne les révélerai pas. — J’ai fait une forte épreuve de ma fermeté, — en me blessant volontairement — ici, à la cuisse. Je puis porter cette douleur avec patience ; — et pourquoi pas les secrets de mon mari ?
Ô dieux ! — rendez-moi digne de cette noble femme ! —
— Écoute, écoute ! on frappe. Portia, rentre un moment ; — et tout à l’heure ton sein partagera — les secrets de mon cœur. — Je t’expliquerai tous mes engagements, — et les sombres caractères imprimés sur mon front. Quitte-moi vite.
Lucius, qui est-ce qui frappe ?
— Voici un malade qui voudrait vous parler.
— Caïus Ligarius, celui dont parlait Métellus.
— Enfant, éloigne-toi… Caïus Ligarius ! Eh bien ?
— Agréez le salut d’une voix affaiblie.
— Oh ! quel moment vous avez choisi, brave Caïus, — pour être emmitouflé ! que je voudrais ne pas vous voir malade !
Je ne suis pas malade, si Brutus a en projet — un exploit digne du renom d’honneur…
— J’ai en projet un exploit de ce genre, Ligarius. — Que n’avez-vous, pour m’entendre, l’oreille de la santé !
— Par tous les dieux devant qui s’inclinent les Romains, — je secoue ici ma maladie. Âme de Rome ! — fils vaillant, issu de généreuses entrailles ! — tu as, comme un exorciste, évoqué — mes esprits moribonds. Maintenant, dis-moi de courir, — et je m’évertuerai à des choses impossibles, — et j’en viendrai à bout. Que faut-il faire ?
— Une œuvre qui rendra les hommes malades bien portants.
— Mais n’en est-il pas de bien portants que nous devons rendre malades ?
— Oui, nous le devrons. Mon Caïus, — je t’expliquerai la chose en nous rendant — où nous avons affaire.
Marchez, — et avec une nouvelle flamme au cœur, je vous suis — pour je sais quelle entreprise : il suffit — que Brutus me guide.
Suis-moi donc.
— Ni le ciel ni la terre n’ont été en paix cette nuit. — Trois fois, dans son sommeil, Calphurnia a crié : — À l’aide ! on assassine César !…
Y a-t-il quelqu’un ici ?
— Monseigneur ?
Va dire aux prêtres d’offrir immédiatement un sacrifice, — et rapporte-moi leurs opinions sur le résultat.
— Oui, monseigneur.
Que prétendez-vous, César ? Penseriez-vous à sortir ? — Vous ne bougerez pas de chez vous aujourd’hui.
— César sortira. Les choses qui m’ont menacé — ne m’ont jamais aperçu que de dos ; dès qu’elles verront — la face de César, elles s’évanouiront.
— César, jamais je ne me suis arrêtée aux présages, — mais aujourd’hui ils m’effraient. Il y a ici quelqu’un, — sans parler de ce que nous avons vu et entendu, — qui raconte d’horribles visions apparues aux gardes. — Une lionne a mis bas dans la rue ; — les tombeaux ont baillé et exhalé leurs morts. — Dans les nues se heurtaient de farouches guerriers de feu, — régulièrement formés en bataille par lignes et par carrés ; — et le sang tombait en bruine sur le Capitole. — Le bruit du combat retentissait dans l’air : — les chevaux hennissaient, les mourants râlaient ; — et des spectres criaient et hurlaient à travers les rues. — Ô César, ces choses sont inouïes, — et j’en ai peur.
Inévitables — sont les fins déterminées par les dieux puissants. — César sortira ; car ces prédictions — s’adressent au monde entier autant qu’à César.
— Quand les mendiants meurent, il n’apparaît pas de comètes ; — mais les cieux eux-mêmes éclairent la mort des princes.
— Les lâches meurent bien des fois avant leur mort ; — les vaillants ne sentent qu’une fois la mort. — De tous les prodiges dont j’ai jamais ouï parler, — le plus étrange pour moi, c’est que les hommes aient peur, — voyant que la mort est une fin nécessaire — qui doit venir quand elle doit venir.
Que disent les augures ?
— Ils voudraient que vous ne sortissiez pas aujourd’hui ; — en enlevant les entrailles d’une victime, — ils n’ont pu trouver le cœur de l’animal.
— Les dieux font par là honte à la couardise. — César serait un animal sans cœur, — si par peur il restait aujourd’hui chez lui. — Non, César ne restera pas… Le danger sait fort bien — que César est plus dangereux que lui : — nous sommes deux lions mis bas le même jour ; — mais moi, je suis l’aîné et le plus terrible. — Et César sortira.
Hélas ! monseigneur, — votre sagesse se consume en confiance. — Ne sortez pas aujourd’hui. Déclarez que c’est ma crainte — qui vous retient ici, et non la vôtre. — Nous enverrons Marc-Antoine au sénat ; — et il dira que vous n’êtes pas bien aujourd’hui. — Laissez-moi vous persuader à genoux.
— Soit ! Antoine dira que je ne suis pas bien, — et, pour te complaire, je resterai chez moi.
— Voici Décius Brutus : il le leur dira.
— César, salut ! Bonjour, digne César ! — Je viens vous chercher pour aller au sénat.
— Et vous êtes venu fort à propos — pour porter nos compliments aux sénateurs, — et leur dire que je ne veux pas venir aujourd’hui. — Que je ne le puis, ce serait faux ; que je ne l’ose pas, plus faux encore. — Je ne veux pas venir aujourd’hui : dites-leur cela, Décius.
— Dites qu’il est malade.
César enverra-t-il un mensonge ? — Ai-je étendu mon bras si loin dans la victoire, — pour avoir peur de déclarer la vérité à des barbes grises ? — Décius, va leur dire que César ne veut pas venir.
— Très-puissant César, donnez-moi une raison, que je ne fasse pas rire de moi, quand je dirai cela.
La raison est dans ma volonté : je ne veux pas venir. — Cela suffit pour satisfaire le sénat. — Mais pour votre satisfaction personnelle, — et parce que je vous aime, je vous dirai la chose. — C’est Calphurnia, ma femme ici présente, qui me retient chez moi : — elle a rêvé cette nuit qu’elle voyait ma statue, — ainsi qu’une fontaine, verser par cent jets — du sang tout pur, et que nombre de Romains importants — venaient en souriant y baigner leurs mains. — Elle voit là des avertissements, des présages sinistres, des calamités imminentes, et c’est à genoux — qu’elle m’a supplié de rester chez moi aujourd’hui.
— Ce rêve est mal interprété. — C’est une vision propice et fortunée. — Votre statue, laissant jaillir par maints conduits ce sang — où tant de Romains se baignent en souriant, — signifie qu’en vous la grande Rome puisera — un sang régénérateur dont les hommes les plus illustres s’empresseront — de recueillir la teinture, comme une relique, la tache comme un insigne. — Voilà ce que veut dire le rêve de Calphurnia.
— Et vous l’avez bien expliqué ainsi.
— Vous en aurez la preuve, quand vous aurez entendu ce que j’ai à dire. — Sachez-le donc, le sénat a résolu — de donner aujourd’hui une couronne au puissant César ; — si vous lui envoyez dire que vous ne viendrez pas, — ses intentions peuvent changer. En outre la plaisanterie — circulerait bien vite, pour peu que quelqu’un s’écriât : — Ajournons le sénat jusqu’à ce que la femme de César ait fait de meilleurs rêves ! — Si César se cache, ne se dira-t-on pas à l’oreille : — Quoi ! César a peur ? — Pardonnez-moi, César, mais la tendre, bien tendre sollicitude — que j’ai pour votre grandeur me force à vous dire cela, — et je fais céder toute considération à mon dévouement.
— Que vos frayeurs semblent folles maintenant, Calphurnia ! — Je suis honteux d’y avoir cédé… — Qu’on me donne ma robe ; j’irai.
— Et voyez donc Publius qui vient me chercher.
— Bonjour, César.
Salut, Publius. — Quoi, vous aussi, Brutus, si tôt levé ! — Bonjour, Casca… Caïus Ligarius, — César n’a jamais été votre ennemi autant — que cette fièvre qui vous a maigri. — Quelle heure est-t-il ?
César, il est huit heures sonnées.
— Je vous remercie de vos peines et de votre courtoisie.
— Voyez, Antoine, qui fait ripaille toutes les nuits, — n’en est pas moins debout… Bonjour, Antoine.
— Bonjour au très noble César !
Dites à tout le monde ici de se préparer. — J’ai tort de me faire attendre ainsi… — Tiens, Cinna !… Tiens, Métellus ! Quoi ! Trébonius ! — J’ai en réserve pour vous une heure de causerie ; — pensez à venir me voir aujourd’hui ; — tenez-vous près de moi, que je pense à vous.
— Oui, César.
Et je me tiendrai si près, que vos meilleurs amis souhaiteront que j’eusse été plus loin.
— Mes bon amis, rentrez prendre un peu de vin avec moi ; — et aussitôt nous sortirons ensemble, en amis.
— Paraître, ce n’est pas être, Ô César, — cette pensée navre le cœur de Brutus.
« César, prends garde à Brutus ; fais attention à Cassius ; n’approche pas de Casca ; aie l’œil sur Cinna ; ne te fie pas à Trébonius ; observe bien Métellus Cimber ; Décius Brutus ne t’aime pas ; tu as offensé Caïus Ligarius. Il n’y a qu’une pensée dans tous ces hommes, et elle est dirigée contre César. Si tu n’es pas immortel, veille autour de toi ; la sécurité ouvre la voie à la conspiration. Que les dieux puissants te défendent !
— Je me tiendrai ici jusqu’à ce que César passe, — et je lui présenterai ceci comme une supplique. — Mon cœur déplore que la vertu ne puisse vivre — à l’abri des morsures de l’envie. — Si tu lis ceci, ô César, tu peux vivre ; — sinon, les destins conspirent avec les traîtres.
— Je t’en prie, enfant, cours au sénat ; — ne t’arrête pas à me répondre, mais pars vite. — Pourquoi t’arrêtes-tu ?
Pour connaître mon message, madame.
— Je voudrais que tu fusses allé et revenu, — avant que j’aie pu te dire ce que tu as à faire. — Ô énergie, reste ferme à mon côté ! Mets — une énorme montagne entre mon cœur et ma langue ! — J’ai l’âme d’un homme, mais la force d’une femme. — Qu’il est difficile aux femmes de garder un secret !… — Te voilà encore ici !
Madame, que dois-je faire ? — Courir au Capitole, et rien de plus ? — Revenir auprès de vous, et rien de plus ?
Si fait, enfant, reviens me dire si ton maître a bonne mine, — car il est fort malade. Et note bien — ce que fait César, et quels solliciteurs se pressent autour de lui. — Écoute, enfant, quel est ce bruit ?
— Je n’entends rien, madame.
Je t’en prie, écoute bien. — J’ai entendu comme la rumeur tumultueuse d’une rixe : — le vent l’apporte du Capitole.
— Ma foi, madame, je n’entends rien.
— Viens ici, compagnon ; de quel côté viens-tu ?
De chez moi, bonne dame.
— Quelle heure est-il ?
Environ neuf heures, madame.
— César est-il allé au Capitole ?
— Madame, pas encore ; je vais prendre ma place, — pour le voir passer.
— Tu as une supplique pour César, n’est-ce pas ?
— Oui, madame : s’il plaît à César — de m’entendre par bonté pour César, — je le conjurerai d’être son propre ami.
— Quoi ! est-il à ta connaissance que quelque malheur le menace ?
— Aucun que je sache, beaucoup que je redoute. — Bonjour. Ici la rue est étroite ; — cette foule qui est sur les talons de César, — sénateurs, préteurs, solliciteurs vulgaires, — étoufferait peut-être mortellement un faible vieillard. — Je vais me placer dans un endroit plus spacieux, et là — parler au grand César, quand il passera.
— Il faut que je rentre… Hélas ! quelle faible chose — que le cœur d’une femme !… Ô Brutus ! — que les dieux t’assistent dans ton entreprise !…
— Sûrement, ce garçon m’a entendu…
Brutus a une supplique — que César ne veut pas accorder.
Oh ! je me sens défaillir.
— Cours, Lucius, et recommande-moi à monseigneur ; — dis-lui que je suis gaie, et reviens — me rapporter ce qu’il t’aura dit.
— Les Ides de Mars sont arrivées.
Oui, César, mais non passées.
— Salut, César ! lis cette cédule.
— Trébonius vous demande de parcourir — à loisir son humble requête que voici.
— Ô César, lis d’abord la mienne ; car ma requête est celle — qui touche César de plus près. Lis-la, grand César.
— Ce qui nous touche ne viendra qu’en dernier.
— Ne diffère pas, César : lis immédiatement.
— Eh ! ce compagnon est-il fou ?
Drôle, fais place.
— Quoi ! vous présentez vos pétitions dans la rue ! — Venez au Capitole.
— Je souhaite qu’aujourd’hui votre entreprise puisse réussir.
— Quelle entreprise, Popilius ?
Salut !
— Que dit Popilius Léna ?
Il a souhaité qu’aujourd’hui notre entreprise pût réussir. — Je crains que notre projet ne soit découvert.
— Voyez comment il aborde César ; observez-le.
— Casca, hâte-toi, car nous craignons d’être prévenus. — Brutus, que faire ? Pour peu que la chose soit connue, — c’en est fait de Cassius, sinon de César ; — car je me tuerai.
Du calme, Cassius ! — Popilius Léna ne parle pas de nos projets ; — car, voyez, il sourit, et César ne change pas.
— Trébonius connaît son heure ; car voyez, Brutus, — il écarte Marc-Antoine.
— Où est Métellus Cimber ? Qu’il aille — à l’instant présenter sa requête à César.
— Il est en mesure : approchons-nous tous pour le seconder.
— Casca, c’est vous qui le premier devez lever le bras.
— Sommes-nous tous prêts ? Maintenant, quels sont les abus — que César et son sénat doivent redresser ?
— Très-haut, très-grand et très-puissant César, — Métellus incline devant ton tribunal — son humble cœur…
Je dois te prévenir, Cimber. — Ces prosternements, ces basses salutations — peuvent échauffer le sang des hommes vulgaires, — et changer leurs décisions préconçues, leurs résolutions premières — en décrets d’enfants. Ne te leurre pas — de cette idée que César a dans les veines un sang rebelle, — qui puisse être altéré et mis en fusion — par ce qui dégèle les imbéciles, je veux dire par de douces paroles, — par de rampantes révérences, par de viles cajoleries d’épagneul. — Ton frère est banni par décret. — Si tu te confonds pour lui en génuflexions, en prières et en cajoleries, — je te repousse de mon chemin comme un chien. — Sache que César n’a jamais tort et que sans raison — il ne se laisse pas fléchir.
N’y a-t-il pas une voix plus digne que la mienne — pour résonner plus doucement à l’oreille du grand César, — en faveur de mon frère banni ?
Je baise ta main, mais sans flatterie, César, — en te demandant que Publius Cimber soit — immédiatement autorisé à revenir.
— Quoi, Brutus !
Pardon, César ! César, pardon ! — Cassius tombe jusqu’à tes pieds — pour implorer la délivrance de Publius Cimber.
— Je pourrais être ému, si j’étais comme vous. — Si j’étais capable de prier pour émouvoir, je serais ému par des prières. — Mais je suis constant comme l’étoile polaire — qui pour la fixité et l’immobilité — n’a pas de pareille dans le firmament. — Les cieux sont enluminés d’innombrables étincelles ; — toutes sont de flammes et toutes brillent ; — mais il n’y en a qu’une seule qui garde sa place. — Ainsi du monde : il est peuplé d’hommes, — et ces hommes sont tous de chair et de sang, tous intelligents ; — mais, dans le nombre, je n’en connais qu’un seul — qui demeure à son rang, inaccessible — et inébranlable ; et cet homme, c’est moi. — J’en donnerai une légère preuve — en ceci même : — inflexible pour envoyer Cimber en exil, — je suis inflexible pour l’y maintenir.
— Ô César !
Arrière ! Veux-tu soulever l’Olympe ?
— Grand César !
Brutus ne s’est-il pas agenouillé en vain ?
— Bras, parlez pour moi !
— Toi aussi, Brutus !… Tombe donc, César !
— Liberté ! indépendance ! La tyrannie est morte ! — Courez le proclamer, le crier dans les rues.
— Qu’on aille aux tribunes publiques crier : — Liberté, indépendance, affranchissement !
— Peuple et sénateurs ! ne vous effrayez pas : — ne fuyez pas, restez calmes. L’ambition a payé sa dette.
— Montez à la tribune, Brutus.
Et Cassius aussi.
— Où est Publius ?
— Ici, tout confondu de cette insurrection.
— Serrons nos rangs, de peur que quelque ami de César — ne parvienne…
— Que parlez-vous de serrer nos rangs ?… Publius, rassurez-vous ; — on n’en veut ni à votre personne, — ni à aucun autre Romain : dites-le à tous, Publius.
— Et quittez-nous, Publius, de peur que le peuple, — se ruant sur nous, ne fasse quelque violence à votre vieillesse.
— Oui, partez ; et que nul ne réponde de cet acte — que nous, les auteurs.
Où est Antoine ?
— Il s’est réfugié chez lui, effaré : — hommes, femmes, enfants courent, les yeux hagards, criant, — comme au jour du jugement.
Destins ! nous connaîtrons votre bon plaisir. — Nous savons que nous mourrons ; ce n’est que l’époque — et le nombre des jours qui tiennent les hommes en suspens.
— Aussi, celui qui soustrait vingt ans à la vie, — soustrait autant d’années à la crainte de la mort.
— Reconnaissez cela, et la mort est un bienfait. — Ainsi nous sommes les amis de César, nous qui avons abrégé — son temps de craindre la mort. Penchez-vous, Romains, penchez-vous, — baignons nos bras jusqu’au coude — dans le sang de César, et teignons-en nos épées ; puis marchons jusqu’à la place du marché, — et, brandissant nos glaives rouges au-dessus de nos têtes, — crions tous : Paix ! Indépendance ! Liberté !
— Penchons-nous donc et trempons-nous… Combien de siècles lointains — verront représenter cette grande scène, notre œuvre, — dans des États à naître, et dans des accents encore inconnus !
— Que de fois on verra le simulacre sanglant de ce César — que voilà gisant sur le piédestal de Pompée, — au niveau de la poussière !
Chaque fois que cela se verra, — on dira de notre groupe : — Voilà les hommes qui donnèrent la liberté à leur pays !
— Eh bien, sortirons-nous ?
Oui, tous. — Que Brutus ouvre la marche, et nous lui donnerons pour escorte d’honneur — les cœurs les plus intrépides et les meilleurs de Rome.
— Doucement ! qui vient ici ?… Un partisan d’Antoine !
— Ainsi, Brutus, mon maître m’a commandé de m’agenouiller ; — ainsi Marc-Antoine m’a commandé de tomber à vos pieds, — et, m’étant prosterné, de vous parler ainsi : — « Brutus est noble, sage, vaillant ; — César était puissant, hardi, royal et aimable. — Dis que j’aime Brutus et que je l’honore. — Dis que je craignais César, l’honorais et l’aimais. — Si Brutus daigne permettre qu’Antoine — arrive sain et sauf jusqu’à lui et apprenne — comment César a mérité de mourir, — Marc-Antoine n’aimera pas César mort — autant que Brutus vivant ; mais il suivra la fortune et les intérêts du noble Brutus, — à travers les hasards de ce régime inexploré, — avec un entier dévouement ». Ainsi parle mon maître Antoine.
— Ton maître est un sage et vaillant Romain ; je ne l’ai jamais jugé pire. — Dis-lui que, s’il lui plaît de venir en ce lieu, — il sera éclairé, et que, sur mon honneur, — il partira sans qu’on le touche.
Je vais le chercher immédiatement.
— Je sais que nous l’aurons facilement pour ami.
— Je le souhaite ; mais cependant j’ai un pressentiment — qui me le fait redouter ; et toujours mes justes appréhensions — tombent d’accord avec l’événement.
— Mais voici venir Antoine… Soyez le bienvenu, Marc-Antoine.
— Ô puissant César ! Es-tu donc tombé si bas ! — Toutes tes conquêtes, tes gloires, tes triomphes, tes trophées — se sont rétrécis à ce petit espace !… Adieu !
— Je ne sais, messieurs, ce que vous projetez, — quel autre ici doit perdre du sang, quel autre a la pléthore. — Si c’est moi, je ne connais pas d’heure aussi opportune — que l’heure où César est mort, ni d’instruments — aussi dignes que ces épées, enrichies — du plus noble sang de l’univers. — Je vous en conjure, si je vous suis à charge, — maintenant que vos mains empourprées sont encore fumantes et moites, — satisfaites votre volonté ! Quand je vivrais mille ans, — jamais je ne me trouverais si disposé à mourir. — Aucun lieu, aucun genre de mort ne me plaira, — comme d’être frappé ici, près de César, par vous, — l’élite des grands esprits de cet âge.
— Ô Antoine ! ne nous demandez pas votre mort. — Certes nous devons vous paraître bien sanguinaires et bien cruels, — avec de pareilles mains, après une telle action ; — mais vous ne voyez que nos mains, et leur œuvre encore saignante : — vous ne voyez pas nos cœurs : ils sont pleins de pitié ! — C’est la pitié pour les douleurs publiques de Rome — (la pitié chasse la pitié, comme la flamme chasse la flamme) — qui a commis cet attentat sur César. Mais pour vous, — Marc-Antoine, pour vous nos glaives ont des pointes de plomb. — Nos bras, forts pour l’amitié comme pour la haine, nos cœurs — frères par l’affection, vous accueillent — avec l’empressement de la sympathie, de l’estime et de la déférence.
— Nulle voix ne sera plus puissante que la vôtre — dans la distribution des nouvelles dignités.
— Prenez seulement patience jusqu’à ce que nous ayons apaisé — la multitude que la frayeur a mise hors d’elle-même, — et alors nous vous expliquerons — pourquoi moi, qui aimais César, je me suis décidé ainsi — à le frapper.
Je ne doute pas de votre sagesse. — Que chacun me tende sa main sanglante ! — Je veux serrer la vôtre d’abord, Marcus Brutus, — puis je prends la vôtre, Caïus Cassius… — Maintenant, Décius Brutus, la vôtre ; maintenant la vôtre, Métellus ; — la vôtre, Cinna ; la vôtre aussi, mon vaillant Casca ; — enfin, la dernière, mais non la moindre en sympathie, la vôtre, bon Trébonius. — Messieurs, hélas ! que puis-je dire ? — Ma réputation est maintenant sur un terrain si glissant — que, dilemme fatal, je dois passer à vos yeux — pour un lâche ou pour un flatteur… — Que je t’aimais César, oh ! c’est la vérité. — Si ton esprit nous aperçoit maintenant, — n’est-ce pas pour toi une souffrance, plus cruelle que n’a été ta mort, — de voir ton Antoine faisant sa paix avec tes ennemis, — ô grand homme ! en présence de ton cadavre ? — Si j’avais autant d’yeux que tu as de blessures, — tous versant autant de larmes qu’elles dégorgent de sang, — cela me siérait mieux que de conclure — un pacte avec tes ennemis. — Pardonne-nous, Jules !… Ici tu as été cerné, héroïque élan ; — ici tu es tombé, et ici se tiennent tes chasseurs, — teints de ta dépouille et tout cramoisis de ta mort. — Ô monde ! tu étais la forêt de cet élan, — et c’est bien lui, ô monde, qui te donnait l’élan ! — Comme le cerf, frappé par plusieurs princes, — te voilà donc abattu !
— Marc-Antoine !
Pardonnez-moi, Caïus Cassius. — Les ennemis de César diraient cela ; — ce n’est donc de la part d’un ami qu’une froide modération.
— Je ne vous blâme pas de louer César ainsi ; — mais quelle convention entendez-vous faire avec nous ? — Voulez-vous être inscrit au nombre de nos amis, — ou bien procéderons-nous sans compter sur vous ?
— C’est avec intention que j’ai serré vos mains ; mais j’ai été, en effet, — distrait de la question, en baissant les yeux sur César. — Je suis votre ami à tous, et je vous aime tous, — espérant que vous m’expliquerez — comment et en quoi César était dangereux.
— Autrement, ceci serait un spectacle sauvage. — Nos raisons sont si pleines de justesse — que, fussiez-vous le fils de César, — elles vous satisferaient.
C’est tout ce que je souhaite. — Je demanderai en outre qu’il me soit permis — d’exposer son corps sur la place publique, — et de parler à la tribune, comme il sied à un ami, — dans la cérémonie de ses funérailles.
— Vous le pourrez, Marc-Antoine.
Brutus, un mot !
— Vous ne savez pas ce que vous faites là. Ne consentez pas — à ce qu’Antoine parle aux funérailles. — Savez-vous à quel point le peuple peut être ému — de ce qu’il débitera ?
Pardon ! — Je monterai le premier à la tribune ; et j’exposerai les motifs de la mort de notre César. — Je déclarerai que tout ce qu’Antoine a à dire, — il le dit de notre aveu, avec notre permission ; — et que, par notre consentement formel, tous les rites réguliers, — tous les usages consacrés doivent être observés pour César. — Loin de nous nuire, cela nous servira.
— Je ne sais pas ce qui peut en advenir : je n’aime pas cela.
— Marc-Antoine, faites : prenez le corps de César. — Dans votre discours funèbre vous ne nous blâmerez pas, — mais vous direz de César tout le bien que vous pouvez penser, — en déclarant que vous le faites par notre permission : — sans quoi vous ne prendrez aucune part — à ses funérailles. Et vous parlerez — à la même tribune que moi, — après mon discours terminé.
Soit, — je ne demande rien de plus.
— Préparez-donc le corps et suivez-nous.
— Oh ! pardonne-moi, morceau de terre sanglante, — si je suis humble et doux avec ces bouchers ! — Tu es la ruine de l’homme le plus noble — qui jamais ait vécu dans le cours des âges. — Malheur à la main qui a versé ce sang précieux ! — Ici, sur tes plaies — qui, comme autant de bouches muettes, entr’ouvrent leurs lèvres de rubis — pour invoquer l’accent et le cri de ma voix, voici ce que je prophétise. — La malédiction va s’abattre sur la tête des hommes : — la furie domestique et l’atroce guerre civile — bouleverseront toutes les parties de l’Italie. — Le sang et la destruction seront choses si banales, — et les objets d’horreur si familiers — que les mères ne feront que sourire en voyant — leurs enfants écartelés par les mains de la guerre ! — Toute pitié sera étouffée par l’habitude des actions féroces ! — Et l’esprit de César, acharné à la vengeance, — ayant près de lui Até accourue toute brûlante de l’enfer, — ira dans ces contrées criant d’une voix souveraine : Pas de quartier ! et déchaînera les chiens de la guerre, — de telle sorte qu’enfin cet acte hideux exhalera partout, au-dessus de la terre, l’odeur — des cadavres, implorant la sépulture !
— Vous servez Octave César, n’est-ce pas ?
— Oui, Marc-Antoine.
— César lui a écrit de venir à Rome.
— Il a reçu la lettre, et il arrive ; — et il m’a chargé de vous dire de vive voix…
Oh ! César !
— Ton cœur est gros : retire-toi à l’écart et pleure. — L’émotion, je le vois, est contagieuse ! car mes yeux, — en voyant la douleur perler dans les tiens, — commencent à se mouiller. Est-ce que ton maître arrive ?
— Il couche cette nuit à sept lieues de Rome.
— Retourne en hâte lui dire ce qui est arrivé. — Il y a ici une Rome en deuil, une Rome dangereuse, — une Rome qui pour Octave n’est pas encore sûre. — Cours, et dis-le-lui… Non pourtant, attends un peu. — Tu ne t’en retourneras pas que je n’aie porté ce cadavre — sur la place publique. Là je verrai, — par l’effet de mon discours, comment le peuple prend — le cruel succès de ces hommes sanguinaires ; — et, selon l’événement, tu exposeras — au jeune Octave l’état des choses… — Prête-moi main-forte.
— Nous voulons une explication. Qu’on s’explique !
— Suivez-moi donc, et donnez-moi audience, amis. — Vous, Cassius, allez dans la rue voisine, — et partageons-nous la foule. — Que ceux qui veulent m’entendre, restent ici : — que ceux qui veulent suivre Cassius, aillent avec lui ; — et il sera rendu un compte public — de la mort de César.
Je veux entendre parler Brutus.
— Je veux entendre Cassius, afin de comparer leurs raisons, — quand nous les aurons entendus séparément.
Le noble Brutus est monté. Silence !
Soyez patients jusqu’au bout… Romains, compatriotes et amis, entendez-moi dans ma cause, et faites silence afin de pouvoir m’entendre. Croyez-moi pour mon honneur, et ayez foi en mon honneur, afin de pouvoir me croire. Censurez-moi dans votre sagesse, et faites appel à votre raison, afin de pouvoir mieux me juger. S’il est dans cette assemblée quelque ami cher de César, à lui je dirai que Brutus n’avait pas pour César moins d’amour que lui. Si alors cet ami demande pourquoi Brutus s’est levé contre César, voici ma réponse : Ce n’est pas que j’aimasse moins César, mais j’aimais Rome davantage. Eussiez-vous préféré voir César vivant et mourir tous esclaves, plutôt que de voir César mort et de vivre tous libres ? César m’aimait, et je le pleure ; il fut fortuné, et je m’en réjouis ; il fut vaillant, et je l’en admire ; mais il fut ambitieux, et je l’ai tué ! Ainsi, pour son amitié, des larmes ; pour sa fortune, de la joie ; pour sa vaillance, de l’admiration ; et pour son ambition, la mort ! Quel est ici l’homme assez bas pour vouloir être esclave ! S’il en est un, qu’il parle, car c’est lui que j’ai offensé. Quel est ici l’homme assez grossier pour ne vouloir pas être Romain ? S’il en est un, qu’il parle ; car c’est lui que j’ai offensé. Quel est l’homme assez vil pour ne pas vouloir aimer sa patrie ? S’il en est un, qu’il parle ; car c’est lui que j’ai offensé… J’attends une réponse.
Personne, Brutus, personne.
Ainsi je n’ai offensé personne. Je n’ai fait à César que ce que vous feriez à Brutus. Les registres du Capitole exposent les motifs de sa mort, sans atténuer les exploits par lesquels il fut glorieux, ni aggraver les offenses pour lesquelles il subit la mort.
Voici venir son corps, mené en deuil par Marc-Antoine, Marc-Antoine qui, sans avoir eu part à la mort de César, recueillera les bénéfices de cette mort, une place dans la république. Et qui de vous n’en recueillera pas ? Un dernier mot et je me retire : comme j’ai tué mon meilleur ami pour le bien de Rome, je garde le même poignard pour moi-même, alors qu’il plaira à mon pays de réclamer ma mort.
Vive Brutus ! vive, vive Brutus !
— Ramenons-le chez lui en triomphe !
— Donnons-lui une statue au milieu de ses ancêtres.
— Qu’il soit César !
Le meilleur de César — sera couronné dans Brutus.
— Ramenons-le jusqu’à sa maison avec des acclamations et des vivats.
— Mes compatriotes…
Paix ! silence ! Brutus parle.
— Paix, holà !
Mes bons compatriotes, laissez-moi partir seul, — et, à ma considération, restez ici avec Marc-Antoine. — Faites honneur au corps de César et faites honneur à la harangue — que, pour la gloire de César, Marc-Antoine — est autorisé à prononcer par notre permission. — Je vous en prie, que personne ne parte — avant que Marc-Antoine ait parlé.
Holà, restez ! écoutons Marc-Antoine.
— Qu’il monte à la chaire publique ! — Nous l’écouterons. Noble Antoine, montez.
— Au nom de Brutus, je vous suis obligé.
— Que dit-il de Brutus ?
Il dit qu’au nom de Brutus — il se reconnaît comme notre obligé à tous.
— Il fera bien de ne pas dire de mal de Brutus ici.
— Ce César était un tyran.
Oui, ça, c’est certain. — Nous sommes bien heureux que Rome soit débarrassée de lui.
— Silence. Écoutons ce qu’Antoine pourra dire.
— Généreux Romains…
Paix ! holà ! écoutons-le.
— Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l’oreille. — Je viens pour ensevelir César, non pour le louer. — Le mal que font les hommes vit après eux ; — le bien est souvent enterré avec leurs os : — qu’il en soit ainsi de César. Le noble Brutus — vous a dit que César était ambitieux : si cela était, c’était un tort grave, — et César l’a gravement expié. — Ici, avec la permission de Brutus et des autres (car Brutus est un homme honorable, — et ils sont tous des hommes honorables), je suis venu pour parler aux funérailles de César. — Il était mon ami fidèle et juste ; — mais Brutus dit qu’il était ambitieux, — et Brutus est un homme honorable. — Il a ramené à Rome nombre de captifs, — dont les rançons ont rempli les coffres publics : — est-ce là ce qui a paru ambitieux dans César ? — Quand le pauvre a gémi, César a pleuré : — l’ambition devrait être de plus rude étoffe. — Pourtant Brutus dit qu’il était ambitieux ; et Brutus est un homme honorable. — Vous avez tous vu qu’aux Lupercales — je lui ai trois fois présenté une couronne royale, — qu’il a refusée trois fois : était-ce là de l’ambition ? — Pourtant Brutus dit qu’il était ambitieux ; — et assurément c’est un homme honorable. — Je ne parle pas pour contester ce qu’a déclaré Brutus, — mais je suis ici pour dire ce que je sais. — Vous l’avez tous aimé naguère, et non sans motif ; — quel motif vous empêche donc de le pleurer ? — Ô jugement, tu as fui chez les bêtes brutes, — et les hommes ont perdu leur raison !… Excusez-moi : — mon cœur est dans le cercueil, là, avec César, — et je dois m’interrompre jusqu’à ce qu’il me soit revenu.
— Il me semble qu’il y a beaucoup de raison dans ce qu’il dit.
— Si tu considères bien la chose, — César a été traité fort injustement.
N’est-ce pas, mes maîtres ? — Je crains qu’il n’en vienne un pire à sa place.
— Avez-vous remarqué ses paroles ? il n’a pas voulu prendre la couronne : — donc, il est certain qu’il n’était pas ambitieux !
— Si cela est prouvé, quelques-uns le paieront cher.
— Pauvre âme ! ses yeux sont rouges comme du feu à force de pleurer.
— Il n’y a pas dans Rome un homme plus noble qu’Antoine.
— Maintenant, attention ! il recommence à parler.
— Hier encore, la parole de César aurait pu — prévaloir contre l’univers : maintenant le voilà gisant, — et il n’est pas un misérable qui daigne lui faire honneur ! — Ô mes maîtres ! si j’étais disposé à exciter — vos cœurs et vos esprits à la révolte et à la fureur, — je ferais tort à Brutus et tort à Cassius, — qui, vous le savez tous, sont des hommes honorables. — Je ne veux pas leur faire tort ; j’aime mieux — faire tort au mort, faire tort à vous-mêmes et à moi, — que de faire tort à des hommes si honorables. — Mais, voici un parchemin avec le sceau de César : — je l’ai trouvé dans son cabinet ; ce sont ses volontés dernières. — Si seulement le peuple entendait ce testament — (pardon ! je n’ai pas l’intention de le lire), — tous accourraient pour baiser les plaies de César mort, — pour tremper leurs mouchoirs dans son sang sacré, — pour implorer même, en souvenir de lui, un de ses cheveux — qu’ils mentionneraient en mourant dans leurs testaments — et transmettraient, comme un précieux legs, — à leur postérité !
— Nous voulons entendre le testament : lisez-le, Marc-Antoine.
— Le testament ! le testament ! Nous voulons entendre le testament de César.
— Ayez patience, chers amis. Je ne dois pas le lire : — il ne convient pas que vous sachiez combien César vous aimait. — Vous n’êtes pas de bois ni de pierre, vous êtes hommes ; — et, étant hommes, pour peu que vous entendiez le testament de César, — vous vous enflammerez, vous deviendrez furieux. — Il n’est pas bon que vous sachiez que vous êtes ses héritiers : — car, si vous le saviez, oh ! qu’en arriverait-il !
— Lisez le testament : nous voulons l’entendre, Antoine. — Vous nous lirez le testament : le testament de César !
— Voulez-vous patienter ? Voulez-vous attendre un peu ? — Je me suis laissé aller trop loin en vous parlant. — Je crains de faire tort aux hommes honorables — dont les poignards ont frappé César ; je le crains.
— C’étaient des traîtres ; eux, des hommes honorables !
— Le testament ! le testament !
— C’étaient des scélérats, des meurtriers. Le testament ! lisez le testament !
— Vous voulez donc me forcer à lire le testament ! — Alors faites cercle autour du cadavre de César, — et laissez-moi vous montrer celui qui fit ce testament. — Descendrai-je ? me le permettez-vous ?
Venez, venez.
Descendez.
Libre à vous !
En cercle ! plaçons-nous en rond.
— Écartons-nous de la bière, écartons-nous du corps.
— Place pour Antoine ! le très-noble Antoine !
— Ah ! ne vous pressez pas ainsi sur moi ; tenez-vous plus loin !
— En arrière ! place ! reculons !
— Si vous avez des larmes, préparez-vous à les verser à présent. — Vous connaissez tous ce manteau. Je me rappelle — la première fois que César le mit ; — c’était un soir d’été, dans sa tente ; — ce jour-là il vainquit les Nerviens. — Regardez ! À cette place a pénétré le poignard de Cassius ; — voyez quelle déchirure a faite l’envieux Casca ; c’est par là que le bien-aimé Brutus a frappé, — et quand il a arraché la lame maudite, — voyez comme le sang de César l’a suivie ! — On eût dit que ce sang se ruait au dehors pour s’assurer — si c’était bien Brutus qui avait porté ce coup cruel. — Car Brutus, vous le savez, était l’ange de César ! — Ô vous, dieux, jugez avec quelle tendresse César l’aimait ! — Cette blessure fut pour lui la plus cruelle de toutes. — Car, dès que le noble César le vit frapper, l’ingratitude, plus forte que le bras des traîtres, — l’abattit ; alors se brisa son cœur puissant ; — et enveloppant sa face dans son manteau, — au pied même de la statue de Pompée, — qui ruisselait de sang, le grand César tombe ! — Oh ! quelle chute ce fut, mes concitoyens ! — Alors vous et moi, nous tous, nous tombâmes, — tandis que la trahison sanglante s’ébattait au-dessus de nous. — Oh ! vous pleurez, à présent ; et je vois que vous ressentez — l’atteinte de la pitié ; ce sont de gracieuses larmes. — Bonnes âmes, quoi ! vous pleurez, quand vous n’apercevez encore — que la robe blessée de notre César ! Regardez donc, — le voici lui-même mutilé, comme vous voyez, par des traîtres.
Ô lamentable spectacle !
Ô noble César !
Ô jour funeste !
Ô traîtres ! scélérats !
Ô sanglant, sanglant spectacle !
Nous serons vengés. Vengeance ! Marchons ! cherchons, brûlons, incendions, tuons, égorgeons ! que pas un traître ne vive !
Arrêtez, concitoyens !
Paix, là. Écoutons le noble Antoine.
Nous l’écouterons, nous le suivrons, nous mourrons avec lui.
— Bons amis, doux amis, que ce ne soit pas moi qui vous provoque — à ce soudain débordement de révolte. — Ceux qui ont commis cette action sont honorables ; — je ne sais pas, hélas ! quels griefs personnels — les ont fait agir : ils sont sages et honorables, — et ils vous répondront, sans doute, par des raisons. — Je ne viens pas, amis, pour enlever vos cœurs ; — je ne suis pas orateur, comme l’est Brutus, — mais, comme vous le savez tous, un homme simple et franc, — qui aime son ami ; et c’est ce que savent fort bien — ceux qui m’ont donné permission de parler de lui publiquement. — Car je n’ai ni l’esprit, ni le mot, ni le mérite, — ni le geste, ni l’expression, ni la puissance de parole, — pour agiter le sang des hommes. Je ne fais que parler net : — je vous dis ce que vous savez vous-mêmes : — je vous montre les blessures du doux César, pauvres, pauvres bouches muettes, — et je les charge de parler pour moi. Mais si j’étais Brutus — et que Brutus fût Antoine, il y aurait un Antoine — qui remuerait vos esprits et donnerait — à chaque plaie de César une voix capable — de soulever les pierres de Rome et de les jeter dans la révolte.
— Nous nous révolterons.
Nous brûlerons la maison de Brutus.
— En marche donc ! Allons, cherchons les conspirateurs.
— Mais écoutez-moi, concitoyens, mais écoutez ce que j’ai à dire.
— Holà ! silence ! Écoutons Antoine, le très-noble Antoine.
— Eh ! amis, vous ne savez pas ce que vous allez faire. — En quoi César a-t-il ainsi mérité votre amour ? — Hélas ! vous ne le savez pas : il faut donc que je vous le dise. — Vous avez oublié le testament dont je vous ai parlé.
— Très-vrai !… Le testament ! arrêtons, et écoutons le testament !
— Voici le testament, revêtu du sceau de César. — Il donne à chaque citoyen romain, — à chaque homme séparément, soixante-quinze drachmes.
— Très-noble César !… Nous vengerons sa mort.
— Ô royal César !
Écoutez-moi avec patience.
Paix ! holà !
— En outre, il vous a légué tous ses jardins, — ses bosquets réservés, ses vergers récemment plantés — en deçà du Tibre ; il vous les a légués, à vous, — et à vos héritiers, pour toujours, comme lieux d’agrément public, — destinés à vos promenades et à vos divertissements. — C’était là un César ! Quand en viendra-t-il un pareil ?
— Jamais ! jamais. Allons, en marche, en marche ! — Nous allons brûler son corps à la place consacrée, — et avec les tisons incendier les maisons des traîtres ! Enlevons le corps.
Allons chercher du feu.
— Jetons bas les bancs.
— Jetons bas les siéges, les fenêtres, tout !
— Maintenant laissons faire. Mal, te voilà déchaîné, — suis le cours qu’il te plaira.
Qu’y a-t-il, camarade ?
— Monsieur, Octave est déjà arrivé à Rome.
Où est-il ?
— Lui et Lépide sont dans la maison de César.
— Et je vais l’y visiter de ce pas : il arrive à souhait. La fortune est en gaieté, — et dans cette humeur elle nous accordera tout.
— J’ai ouï dire à Octave que Brutus et Cassius, — comme éperdus, se sont enfuis au galop par les portes de Rome.
— Sans doute, ils ont eu des renseignements sur le peuple — et sur la manière dont je l’ai soulevé… Conduis-moi près d’Octave.
— J’ai rêvé cette nuit que je banquetais avec César, — et des idées sinistres obsèdent mon imagination. — Je n’ai aucune envie d’errer dehors ; — pourtant quelque chose m’entraîne.
Quel est votre nom ?
Où allez-vous ?
Où demeurez-vous ?
Êtes-vous marié ou garçon ?
Répondez à chacun directement.
Oui, et brièvement.
Oui, et sensément.
Oui, et franchement… Vous ferez bien.
Quel est mon nom ? où je vais ? où je demeure ? si je suis marié ou garçon ? Et répondre à chacun directement, et brièvement, et sensément, et franchement. Je dis sensément que je suis garçon.
Autant dire que ceux qui se marient sont des idiots. Ce mot-là vous vaudra quelque horion, j’en ai peur… Poursuivez ; directement !
Directement, je vais aux funérailles de César.
Comme ami ou comme ennemi ?
Comme ami.
Voilà qui est répondu directement.
Votre demeure ! brièvement !
Brièvement, je demeure près du Capitole.
Votre nom, messire ! franchement.
Franchement, mon nom est Cinna.
Mettons-le en pièces : c’est un conspirateur.
Je suis Cinna le poëte ! je suis Cinna le poëte.
Mettons-le en pièces pour ses mauvais vers, mettons-le en pièces pour ses mauvais vers.
Je ne suis pas Cinna le conspirateur.
N’importe, il a nom Cinna, arrachons-lui seulement son nom du cœur, et chassons-le ensuite.
Mettons-le en pièces ! mettons-le en pièces ! Holà ! des brandons ! des brandons enflammés ! Chez Brutus, chez Cassius ! Brûlons tout ! Les uns chez Décius, d’autres chez Casca, d’autres chez Ligarius. En marche ! partons !
— Ainsi tous ces hommes mourront ; leurs noms sont marqués.
— Votre frère aussi doit mourir ; y consentez-vous, Lépide ?
— J’y consens.
Marquez-le, Antoine.
— À condition que Publius cessera de vivre, — Publius, le fils de votre sœur, Marc-Antoine.
— Il cessera de vivre : voyez, d’un trait il est damné. — Mais, Lépide, allez à la maison de César ; — vous y prendrez le testament de César, et nous verrons — à en retrancher quelques legs onéreux.
Ça, vous retrouverai-je ici ?
Ou ici ou au Capitole.
— C’est un homme nul et incapable, — bon à faire des commissions. Convient-il, — quand le monde est divisé en trois, qu’il soit — un des trois partageants ?
Vous en avez jugé ainsi, — et vous avez pris son conseil pour décider qui serait voué à la mort, — dans notre noir décret de proscription.
— Octave, j’ai vu plus de jours que vous. — Nous n’accumulons les honneurs sur cet homme, — que pour nous décharger sur lui d’un certain odieux ; — il ne les portera que comme l’âne porte l’or, — gémissant et suant sous le faix, — conduit ou chassé dans la voie indiquée par nous ; — et, quand il aura porté notre trésor où nous voulons, — alors nous lui retirerons sa charge, et nous le renverrons, — comme l’âne débâté, secouer ses oreilles — et paître aux communaux.
Faites à votre volonté ; — mais c’est un soldat éprouvé et vaillant.
— Mon cheval l’est aussi, Octave ; et c’est pour cela — que je lui assigne sa ration de fourrage. — C’est une bête que j’instruis à combattre, — à caracoler, à s’arrêter court, à courir en avant ; — le mouvement de son corps est gouverné par mon esprit. — Et, jusqu’à un certain point, Lépide est ainsi ; — il veut être instruit, dressé et lancé. C’est un esprit stérile qui vit — d’abjection, de bribes et d’assimilations, — et adopte pour mode ce qui a été usé et épuisé par les autres hommes. Ne parlez de lui — que comme d’un instrument. Et maintenant, Octave, — écoutez de grandes choses… Brutus et Cassius — lèvent des troupes ; il faut que nous leur tenions tête au plus vite. — Combinons donc notre alliance, — rassemblons nos meilleurs amis, et déployons nos meilleures ressources. — Allons à l’instant tenir conseil — pour visiter aux plus sûrs moyens de découvrir les trames secrètes — et de faire face aux périls évidents.
— Oui, agissons ! car nous sommes attachés au poteau — et harcelés par une meute d’ennemis ; — et plusieurs qui nous sourient recèlent, je le crains, dans leurs cœurs — des millions de perfidies.
Halte-là.
Le mot d’ordre ! holà ! halte !
— Eh bien, Lucilius, Cassius est-il proche ?
— Il est tout près d’ici ; et Pindarus est venu — pour vous saluer de la part de son maître.
— Il me complimente gracieusement… Votre maître, Pindarus, — soit par son propre changement, — soit par la faute de ses officiers, — m’a donné des motifs sérieux de déplorer — certains actes : mais, s’il est près d’ici, — je vais recevoir ses explications.
Je ne doute pas — que mon noble maître n’apparaisse — tel qu’il est, plein de sagesse et d’honneur.
— Personne n’en doute… Un mot, Lucilius : — que je sache comment il vous a reçu.
— Avec courtoisie et avec assez d’égards, — mais non avec ces façons familières, — avec cette expansion franche et amicale — qui lui étaient habituelles jadis.
Tu as décrit là — le refroidissement d’un ami chaleureux. Remarque toujours, Lucilius, — que, quand l’affection commence à languir et à décliner, — elle affecte force cérémonies. — La foi naïve et simple est sans artifice, — mais les hommes creux sont comme certains chevaux fougueux au premier abord ; — ils promettent par leur allure vaillante la plus belle ardeur ; mais, dès qu’il leur faut endurer l’éperon sanglant, — ils laissent tomber leur crinière, et, ainsi que des haridelles trompeuses, — succombent à l’épreuve. Ses troupes arrivent-elles ?
— Elles comptent établir leurs quartiers à Sardes, cette nuit ; — le gros de l’armée, la cavalerie en masse, — arrivent avec Cassius.
Écoutez, il est arrivé. — Marchons tranquillement à sa rencontre.
Halte-là !
Halte-là ! faites circuler le commandement.
Halte !… Halte !… Halte !
— Très-noble frère, vous m’avez fait tort.
— Ô vous, dieux, jugez-moi ! Ai-je jamais eu des torts envers mes ennemis ? — Si cela ne m’est pas arrivé, comment puis-je avoir fait tort à un frère ?
Brutus, cette attitude sévère que vous prenez dissimule des torts, — et, quand vous en avez…
Cassius, modérez-vous ; — exposez avec calme vos griefs… Je vous connais bien. — Sous les yeux de nos deux armées, — qui ne devraient voir entre nous qu’une tendre affection, — ne nous disputons pas. Commandez-leur de se retirer. — Puis, dans ma tente, Cassius, vous expliquerez vos griefs, — et je vous donnerai audience.
Pindarus, — dites à nos commandants de replier leurs troupes — à quelque distance de ce terrain.
— Lucilius, faites de même ; et que nul — n’approche de notre tente, avant que notre conférence soit terminée. — Que Lucius et Titinius gardent notre porte.
— Que vous m’avez fait tort, voici qui le prouve. — Vous avez condamné et flétri Lucius Pella, — pour s’être laissé corrompre ici par les Sardiens ; — et cela, au mépris de la lettre par laquelle j’intercédais pour cet homme — qui m’était connu.
— Vous vous êtes fait tort à vous-même, en écrivant dans un cas pareil.
— Dans un temps comme le nôtre, il ne convient pas — que la plus légère transgression porte ainsi son commentaire.
— Permettez-moi de vous le dire, Cassius, à vous-même. — On vous reproche d’avoir des démangeaisons aux mains, — de trafiquer de vos offices et de les vendre pour de l’or — à des indignes.
Moi, des démangeaisons aux mains ! — En parlant ainsi, vous savez bien que vous êtes Brutus ; — sans quoi ce serait, par les dieux, votre dernière parole.
— Le nom de Cassius pare cette corruption, — et voilà pourquoi le châtiment se voile la face.
— Le châtiment !
— Souvenez-vous de Mars, souvenez-vous des Ides de Mars ! — N’est-ce pas au nom de la justice qu’a coulé le sang du grand Jules ? — Entre ceux qui l’ont poignardé, quel est le scélérat qui a attenté à sa personne — autrement que pour la justice ? Quoi ! nous — qui avons frappé le premier homme de l’univers — pour avoir seulement protégé des brigands, nous irons — maintenant souiller nos doigts de concussions infâmes, — et vendre le champ superbe de notre immense gloire — pour tout le clinquant qui peut tenir dans cette main crispée ! — J’aimerais mieux être un chien, et aboyer à la lune — que d’être un pareil Romain.
Brutus, ne me harcelez point ; — je ne l’endurerai pas. Vous vous oubliez, — en prétendant ainsi me contenir. Je suis un soldat, moi, — plus ancien que vous au service, plus capable que vous — de faire des choix.
Allons donc, vous ne l’êtes point, Cassius.
— Je le suis.
Je dis que vous ne l’êtes point.
— Ne me poussez pas davantage ; je m’oublierais. — Songez à votre salut : ne me provoquez pas plus longtemps.
Arrière, homme de rien !
— Est-il possible !
Ecoutez-moi, car je veux parler. — Est-ce à moi de céder la place à votre colère étourdie ? — Est-ce que je vais m’effrayer des grands yeux d’un forcené ?
— Ô dieux ! ô dieux ! faut-il que j’endure tout ceci !
— Tout ceci ! oui, et plus encore. Enragez jusqu’à ce qu’éclate votre cœur superbe ; — allez montrer à vos esclaves combien vous êtes colère, — et faites trembler vos subalternes ! Est-ce à moi de me déranger, — et de vous observer ? Est-ce à moi de me tenir prosterné — devant votre mauvaise humeur ? Par les dieux, — vous digérerez le venin de votre bile, dussiez-vous en crever ; car, de ce jour, — je veux m’amuser, je veux rire de vous, — chaque fois que vous vous emporterez.
En est-ce donc venu là ?
— Vous vous dites meilleur soldat que moi ; — prouvez-le, justifiez votre prétention, — et cela me fera grand plaisir. Pour ma part, — je prendrai volontiers leçon d’un vaillant homme.
— Vous me faites tort, vous me faites tort en tout, Brutus. — J’ai dit plus ancien soldat, et non meilleur. — Ai-je dit meilleur ?
Si vous l’avez dit, peu m’importe.
— Quand César vivait, il n’aurait pas osé me traiter ainsi.
— Paix ! paix ! vous n’auriez pas osé le provoquer ainsi.
— Je n’aurais pas osé !
Non.
— Quoi ! pas osé le provoquer !
Sur votre vie, vous ne l’auriez pas osé.
— Ne présumez pas trop de mon affection ; — je pourrais faire ce que je serais fâché d’avoir fait.
Vous avez fait ce que vous devriez être fâché d’avoir fait. — Vos menaces ne me terrifient point, Cassius ; — car je suis si fortement armé d’honnêteté, — qu’elles passent près de moi, comme un vain souffle — que je ne remarque pas. Je vous ai envoyé demander — certaines sommes d’or que vous m’avez refusées ; — car moi, je ne sais pas me procurer d’argent par de vils moyens. — Par le ciel, j’aimerais mieux monnayer mon cœur — et couler mon sang en drachmes que d’extorquer — de la main durcie des paysans leur misérable obole par des voies iniques. Je vous ai envoyé — demander de l’or pour payer mes légions, — et vous me l’avez refusé : était-ce un acte digne de Cassius ? Aurais-je ainsi répondu à Caïus Cassius ? — Lorsque Marcus Brutus deviendra assez sordide — pour refuser à ses amis ces vils jetons, — dieux, soyez prêts à le broyer — de tous vos foudres !
Je ne vous ai pas refusé.
— Si fait.
Non. Il n’était qu’un imbécile, — celui qui a rapporté ma réponse… Brutus m’a brisé le cœur. — Un ami devrait supporter les faiblesses de son ami ; — mais Brutus fait les miennes plus grandes qu’elles ne sont.
— Je ne les dénonce que quand vous m’en rendez victime.
— Vous ne m’aimez pas.
Je n’estime pas vos fautes.
— Les yeux d’un ami ne devraient pas voir ces fautes-là.
— Les yeux d’un flatteur ne les verraient pas, parussent-elles — aussi énormes que le haut Olympe.
— Viens, Antoine, et toi, jeune Octave, viens. — Seuls vengez-vous sur Cassius ; — car Cassius est las du monde, — haï de celui qu’il aime, bravé par son frère, — repris comme un esclave, toutes ces fautes observées, — enregistrées, apprises et retenues par cœur — pour lui être jetées à la face ! Oh ! je pourrais pleurer — de mes yeux toute mon âme !… Voici mon poignard, et voici ma poitrine nue, et dedans un cœur — plus précieux que les mines de Plutus, plus riche que l’or ! Si — tu es un Romain, prends-le ; — moi, qui t’ai refusé de l’or, je te donne mon cœur. — Frappe, comme tu frappas César ; car, je le sais, — au moment même où tu le haïssais le plus, tu l’aimais mieux — que tu n’as jamais aimé Cassius.
Rengainez votre poignard. — Emportez-vous tant que vous voudrez, vous avez liberté entière ; — faites ce que vous voudrez, le déshonneur même ne sera qu’une plaisanterie. — Ô Cassius, vous avez pour camarade un agneau : — la colère est en lui comme le feu dans le caillou, — qui, sous un effort violent, jette une étincelle hâtive, — et se refroidit aussitôt.
Cassius n’a-t-il vécu — que pour amuser et faire rire son Brutus, — chaque fois qu’un ennui ou une mauvaise humeur le tourmente !
— Quand j’ai dit cela, j’étais de mauvaise humeur moi-même.
— Vous le confessez. Donnez-moi votre main.
— Et mon cœur aussi.
Ô Brutus !
Que voulez-vous dire ?
— Est-ce que vous ne m’aimez pas assez pour m’excuser, — quand cette nature vive que je tiens de ma mère — fait que je m’oublie ?
Oui, Cassius, et désormais, — quand vous vous emporterez contre votre Brutus, — il s’imaginera que c’est votre mère qui gronde, et vous laissera faire.
— Laissez-moi entrer pour voir les généraux ! — Il y a désaccord entre eux : il n’est pas bon — qu’ils soient seuls.
Vous ne pénétrerez pas jusqu’à eux.
— Il n’y a que la mort qui puisse m’arrêter.
— Eh bien, qu’y a-t-il ?
— Honte à vous, généraux ! Fi ! que prétendez-vous ? — Soyez amis, ainsi qu’il sied à deux tels hommes ; — car j’ai vu, j’en suis sûr, bien plus de jours que vous.
— Ah ! ah ! que ce cynique rime misérablement !
— Sortez d’ici, drôle ; impertinent, hors d’ici.
— Excusez-le, Brutus, c’est sa manière.
— Je prendrai mieux son humeur quand il prendra mieux son moment. — Qu’est-il besoin à l’armée de ces baladins stupides ! — Compagnon, hors d’ici !
Arrière, arrière ! allez-vous-en.
— Lucilius et Titinius, dites aux commandants — de préparer le logement de leurs compagnies pour cette nuit.
— Et puis revenez tous deux, et amenez-nous Messala immédiatement.
Lucius, un bol de vin !
— Je n’aurais pas cru que vous pussiez vous irriter ainsi.
— Ô Cassius, je souffre de tant de douleurs !
— Vous ne faites pas usage de votre philosophie, — si vous êtes accessible aux maux accidentels.
— Nul ne supporte mieux le chagrin : Portia est morte.
Ha ! Portia !
— Elle est morte.
— Comment ne m’avez-vous pas tué, quand je vous contrariais ainsi ! — Ô perte insupportable et accablante !… — De quelle maladie ?
Du désespoir causé par mon absence, — et de la douleur de voir le jeune Octave et Marc Antoine — grossir ainsi leurs forces : car j’ai appris cela — en même temps que sa mort. Elle en a perdu la raison, — et, en l’absence de ses familiers, elle a avalé de la braise.
— Et elle est morte ainsi !
Oui, ainsi.
Ô dieux immortels !
— Ne parlez plus d’elle… Donne-moi un bol de vin… — En ceci j’ensevelis tout ressentiment, Cassius.
— Mon cœur est altéré de ce noble toast. — Remplis, Lucius, jusqu’à ce que le vin déborde de la coupe. — Je ne puis trop boire de l’amitié de Brutus.
— Entrez, Titinius ; bien venu, bon Messala ! — Maintenant asseyons-nous autour de ce flambeau, — et délibérons sur les nécessités du moment.
— Portia, tu as donc disparu !
Assez, je vous prie. — Messala, des lettres m’apprennent — que le jeune Octave et Marc Antoine — descendent sur nous avec des forces considérables, — dirigeant leur marche vers Philippes.
— J’ai moi-même des lettres de la même teneur.
— Qu’ajoutent-elles ?
— Que, par décrets de proscription et de mise hors la loi, — Octave, Antoine et Lépide — ont mis à mort cent sénateurs.
— En cela nos lettres ne s’accordent pas bien : — les miennes parlent de soixante-dix sénateurs qui ont péri — par leurs proscriptions ; Cicéron est l’un d’eux !
— Cicéron, l’un d’eux !
Oui, Cicéron est mort, — frappé par ce décret de proscription. — Avez-vous eu des lettres de votre femme, monseigneur ?
— Non, Messala.
Et dans vos lettres est-ce qu’on ne vous dit rien d’elle ?
— Rien, Messala.
C’est étrange, il me semble.
— Pourquoi cette question ? Vous parle-t-on d’elle dans vos lettres ?
— Non, monseigneur.
— Dites-moi la vérité, en Romain que vous êtes.
— Supportez donc en Romain la vérité que je vais dire. — Car il est certain qu’elle est morte, et d’une étrange manière.
— Eh bien, adieu, Portia… Nous devons tous mourir, Messala : — c’est en songeant qu’elle devait mourir un jour, — que j’ai acquis la patience de supporter sa mort aujourd’hui.
— Voilà comme les grands hommes doivent supporter les grandes pertes.
— Je suis là-dessus aussi fort que vous en théorie, — mais ma nature ne serait pas capable d’une telle résignation.
— Allons, animons-nous à notre œuvre !… Que pensez-vous — d’une marche immédiate sur Philippes ?
— Je ne l’approuve pas.
Votre raison ?
La voici : — il vaut mieux que l’ennemi nous cherche ; — il épuisera ainsi ses ressources, fatiguera ses soldats — et se fera tort à lui-même, tandis que nous, restés sur place, — nous serons parfaitement reposés, fermes et alertes.
— De bonnes raisons doivent forcément céder à de meilleures. — Les populations, entre Philippes et ce territoire, — ne nous sont attachées que par une affection forcée, — car elles ne nous ont fourni contribution qu’avec peine : — l’ennemi, en s’avançant au milieu d’elles, — se grossira d’auxiliaires, et arrivera rafraîchi, recruté et encouragé : — avantages que nous lui retranchons, — si nous allons lui faire face à Philippes, laissant ces peuples en arrière.
Écoutez-moi, mon bon frère…
— Pardon !… Vous devez noter, en outre, — que nous avons tiré de nos amis tout le secours possible, — que nos légions sont au complet, que notre cause est mûre. — L’ennemi se renforce de jour en jour ; — nous, parvenus au comble, nous sommes près de décliner. — Il y a dans les affaires humaines une marée montante ; — qu’on la saisisse au passage, elle mène à la fortune ; — qu’on la manque, tout le voyage de la vie — s’épuise dans les bas-fonds et dans les détresses. — Telle est la pleine mer sur laquelle nous flottons en ce moment ; — et il nous faut suivre le courant tandis qu’il nous sert, — ou ruiner notre expédition !
Eh bien, puisque vous le voulez, en avant ! — Nous marcherons ensemble et nous les rencontrerons à Philippes.
— L’ombre de la nuit a grandi sur notre entretien, — et la nature doit obéir à la nécessité : — faisons-lui donc l’aumône d’un léger repos. — Il ne reste plus rien à dire ?
Plus rien. Bonne nuit. — Demain de bonne heure nous nous lèverons, et en route !
Lucius, ma robe de chambre !
Adieu, bon Messala ; — bonne nuit, Titinius… Noble, noble Cassius, — bonne nuit et bon repos !
Ô mon cher frère, — cette nuit avait bien mal commencé. — Que jamais pareille division ne s’élève entre nos âmes ! — Non, jamais, Brutus.
Tout est bien.
— Bonne nuit, monseigneur.
Bonne nuit, mon bon frère.
— Bonne nuit, seigneur Brutus.
Adieu, tous !
— Donne-moi la robe. Où est ton instrument ?
— Ici, dans la tente.
Eh ! tu parles d’une voix assoupie ! — Pauvre garçon, je ne te blâme pas ; tu as trop veillé. — Appelle Claudius et quelques autres de mes hommes ; — je les ferai dormir sur des coussins dans ma tente.
Varron ! Claudius !
Monseigneur appelle ?
— Je vous en prie, amis, couchez-vous et dormez dans ma tente ; — il se peut que je vous éveille bientôt — pour vous envoyer à mon frère Cassius.
— Permettez-nous d’attendre, en veillant, vos ordres.
— Non, je ne le veux pas. Couchez-vous, mes bons amis ; — il se peut que je change d’idée. — Tiens, Lucius, voici le livre que j’ai tant cherché ; — je l’avais mis dans la poche de ma robe.
— J’étais bien sûr que votre seigneurie ne me l’avait pas donné.
— Excuse-moi, cher enfant, je suis si oublieux. — Peux-tu tenir ouverts un instant tes yeux appesantis, — et toucher un accord ou deux de ton instrument ?
— Oui, monseigneur, si cela vous fait plaisir.
Cela m’en fait, mon enfant ; — je te donne trop de peine, mais tu as bon vouloir.
C’est mon devoir, monseigneur.
— Je ne devrais pas étendre tes devoirs au delà de tes forces, — je sais que les jeunes têtes doivent avoir leur temps de sommeil.
— J’ai déjà dormi, monseigneur.
— Tant mieux ; tu dormiras encore ; — je ne te tiendrai pas longtemps ; si je vis, — je veux être bon pour toi.
— C’est un air somnolent… Ô assoupissement meurtrier ! — tu poses ta masse de plomb sur cet enfant — qui te joue de la musique !… Doux être, bonne nuit ! — Je ne serai pas assez cruel pour t’éveiller. — Pour peu que tu inclines la tête, tu vas briser ton instrument ; — je vais te l’ôter, et bonne nuit, mon bon garçon !
— Voyons, voyons… N’ai-je pas plié le feuillet — où j’ai interrompu ma lecture ? C’est ici, je crois.
— Comme ce flambeau brûle mal !… Ah ! qui vient ici ? — C’est, je crois, l’affaiblissement de mes yeux — qui donne forme à cette monstrueuse apparition. — Elle vient sur moi. Es-tu quelque chose ? Es-tu un dieu, un ange ou un démon, — toi qui glaces mon sang et fais dresser mes cheveux ? — Dis-moi qui tu es.
— Ton mauvais génie, Brutus.
Pourquoi viens-tu ?
— Pour te dire que tu me verras à Philippes.
— Eh bien, je te reverrai donc ?
Oui, à Philippes.
— Eh bien ! je te verrai à Philippes. — Maintenant que j’ai repris courage, tu t’évanouis ; — mauvais génie, je voudrais m’entretenir encore avec toi… — Enfant ! Lucius !… Varron ! Claudius, mes maîtres, éveillez-vous ! — Claudius !
— Les cordes sont fausses, monseigneur.
— Il croit être encore à son instrument… — Lucius, éveille-toi.
— Monseigneur ?
Est-ce que tu rêvais, Lucius, que tu as crié ainsi ?
— Monseigneur, je ne sais pas si j’ai crié.
— Oui, tu as crié… As-tu vu quelque chose ?
Rien, monseigneur.
— Rendors-toi, Lucius… Allons, Claudius ! — Et toi, camarade, éveille-toi !
Monseigneur ?
Monseigneur ?
— Pourquoi donc, mes amis, avez-vous crié ainsi dans votre sommeil ?
— Avons-nous crié, monseigneur ?
Oui ; avez-vous vu quelque chose ?
— Non, monseigneur, je n’ai rien vu.
Ni moi, monseigneur.
— Allez me recommander à mon frère Cassius : — dites-lui de porter ses forces de bonne heure à l’avant-garde : nous le suivrons.
Ce sera fait, monseigneur.
— Eh bien, Antoine, nos espérances sont justifiées. — Vous disiez que l’ennemi ne descendrait pas, — mais qu’il tiendrait les collines et les régions supérieures. — Ce n’est pas ce qui arrive : voici leurs forces en vue. — Ils prétendent nous braver ici, à Philippes, — répondant à l’appel avant que nous le leur adressions.
— Bah ! je suis dans leur pensée, et je sais — pourquoi ils font cela. Ils seraient bien aises — de gagner d’autres parages, et ils descendent sur nous — avec la bravoure de la peur, croyant, par cette fanfaronnade, — nous inculquer l’idée qu’ils ont du courage ; — mais ils n’en ont pas.
Préparez-vous, généraux ; — l’ennemi arrive en masses martiales, — arborant l’enseigne sanglante du combat, — et il faut agir immédiatement.
— Octave, portez lentement vos troupes — sur le côté gauche de la plaine.
— C’est moi qui prendrai la droite ; prenez la gauche, vous.
— Pourquoi me contrecarrer en cet instant critique ?
— Je ne vous contrecarre pas ; mais je le veux ainsi.
— Ils s’arrêtent pour parlementer.
— Faites halte, Titinius, nous allons avancer et conférer avec eux.
— Marc Antoine, donnerons-nous le signal de la bataille ?
— Non, César, nous répondrons à leur attaque.
— Sortons des rangs, les généraux voudraient nous dire quelques mots.
Ne bougez pas avant le signal.
— Les paroles avant les coups, n’est-ce pas, compatriotes ?
— Soit, mais nous n’avons pas, comme vous, de préférence pour les paroles.
— De bonnes paroles valent mieux que de mauvais coups, Octave.
— Avec vos mauvais coups, Brutus, vous donnez de bonnes paroles : — témoin le trou que vous fîtes dans le cœur de César, — en criant : Salut et longue vie à César !
Antoine, — la portée de vos coups est encore inconnue ; — mais quant à vos paroles, elles volent les abeilles de l’Hybla, — et leur dérobent leur miel.
Mais non leur dard.
— Oh ! oui, et leur voix aussi ; — car vous leur avez pris leur bourdonnement, Antoine, — et très-prudemment vous menacez avant de piquer.
— Misérables, vous n’avez pas fait de même, quand vos vils poignards — se sont ébréchés dans les flancs de César : — vous montriez vos dents comme des singes, vous rampiez comme des lévriers, — et vous vous prosterniez comme des esclaves, baisant les pieds de César, — tandis que Casca, ce damné limier, — frappait César au cou par derrière ! Ô flatteurs !
— Flatteurs !… C’est vous, Brutus, que vous devez remercier : — cette langue ne nous offenserait pas ainsi aujourd’hui, — si Cassius avait trouvé crédit.
— Allons, allons, la conclusion ! Si l’argumentation nous met en sueur, — la preuve exige une transpiration plus rouge.
— Voyez, je tire l’épée contre les conspirateurs : — quand croyez-vous que cette épée rentrera au fourreau ? — Pas avant que les vingt-trois blessures de César — ne soient bien vengées ou qu’un autre César — n’ait fourni un meurtre de plus à l’épée des traîtres !
— César, tu ne saurais mourir de la main des traîtres, — à moins que tu ne les amènes avec toi.
Je l’espère bien ; — je ne suis pas né pour mourir par l’épée de Brutus.
— Oh ! quand tu serais le plus noble de ta race, — jeune homme, tu ne saurais mourir d’une plus honorable mort.
— Il est indigne d’un tel honneur, cet écolier mutin, — l’associé d’un farceur et d’un libertin.
— Toujours le vieux Cassius !
Allons, Antoine, retirons-nous… — Traîtres, nous vous lançons à la gorge notre défi ; — si vous osez combattre aujourd’hui, venez dans la plaine ; — sinon, quand vous serez en goût.
— Allons, vents, soufflez ; houle, soulève-toi, et vogue la barque ! — La tempête est déchaînée, et tout est remis au hasard.
— Holà ! Lucilius, écoutez ! un mot.
Monseigneur ?
— Messala !
Que dit mon général ?
Messala, — c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance ; à pareil jour — Cassius est né. Donne-moi ta main, Messala. — Sois-moi témoin que contre mon vouloir, — ainsi que Pompée, j’ai été contraint d’aventurer au hasard d’une bataille toutes nos libertés (45). — Tu sais combien j’étais fermement attaché à Épicure — et à sa doctrine ; maintenant je change de sentiment, — et j’incline à croire aux présages. — Quand nous venions de Sardes, sur notre première enseigne — deux aigles se sont abattus, ils s’y sont perchés, — et, prenant leur pâture des mains de nos soldats, — ils nous ont escortés jusqu’ici à Philippes. — Ce matin, ils se sont envolés et ont disparu : — et à leur place des corbeaux, des corneilles et des milans — planent au-dessus de nos têtes, abaissant leurs regards sur nous, — comme sur des victimes agonisantes. Leur ombre semble — un dais fatal sous lequel — s’étend notre armée, prête à rendre l’âme.
— Ne croyez pas à tout cela.
Je n’y crois qu’en partie ; — car je suis dans toute la fraîcheur du courage, et résolu — à affronter très-fermement tous les périls.
— C’est cela, Lucilius.
Maintenant, très-noble Brutus, — veuillent les dieux, en nous favorisant aujourd’hui, permettre — que dans la paix de l’amitié nous menions nos jours jusqu’à la vieillesse ! — Mais, puisque les affaires humaines doivent rester incertaines, — raisonnons en vue du pire qui puisse arriver. — Si nous perdons la bataille, c’est — la dernière fois que nous nous parlons : — qu’êtes-vous déterminé à faire en ce cas ?
— À prendre pour règle cette philosophie — qui me fît blâmer Caton de s’être donné — la mort. Je ne sais comment, — mais je trouve lâche et vil — de devancer, par crainte de ce qui peut arriver, — le terme de l’existence. Je m’armerai de patience, — en attendant l’arrêt providentiel des puissances suprêmes — qui nous gouvernent ici-bas.
Ainsi, si nous perdons cette bataille, — vous consentirez être mené en triomphe — à travers les rues de Rome !
— Non, Cassius, non ; ne crois pas, toi, noble Romain, — que jamais Brutus ira à Rome enchaîné : — il porte une âme trop grande. Mais ce jour — doit achever l’œuvre que les Ides de Mars ont commencée, — et je ne sais si nous nous reverrons. — Disons-nous donc un éternel adieu. — Pour toujours, pour toujours, adieu, Cassius ! — Si nous nous revoyons, eh bien, nous sourirons ; — sinon, nous aurons bien fait de prendre congé l’un de l’autre.
— Pour toujours, pour toujours, adieu, Brutus. — Si nous nous retrouvons, oui, nous sourirons ; — sinon, c’est vrai, nous aurons bien fait de prendre congé l’un de l’autre !
— En marche donc !… Oh ! si l’homme pouvait savoir — d’avance la fin de cette journée ! — Mais il suffit qu’il sache que la journée doit finir, — et alors il sait la fin… Allons !… holà ! En marche !
— À cheval, à cheval, Messala ! à cheval, et remets ces bulletins — aux légions de l’autre aile.
— Qu’elles s’élancent immédiatement, car je n’aperçois plus — qu’une molle résistance dans l’aile d’Octave, — et un choc soudain va la culbuter. — À cheval, à cheval, Messala ! qu’elles se précipitent toutes ensemble !
— Oh ! regarde, Titinius, regarde, les misérables fuient ! — moi-même je suis devenu un ennemi pour les miens. — Cet enseigne que voilà tournait le dos ; — j’ai tué le lâche, et lui ai repris son drapeau.
— Ô Cassius, Brutus a donné trop tôt le signal. — Ayant l’avantage sur Octave, — il l’a poursuivi avec trop d’ardeur ; ses soldats se sont mis à piller, — tandis que nous étions tous enveloppés par Antoine.
— Fuyez plus loin, monseigneur, fuyez plus loin : — Marc Antoine est dans vos tentes, monseigneur ! Fuyez donc, noble Cassius, fuyez plus loin.
— Cette colline est assez loin. Regarde, regarde, Titinius, — sont-ce mes tentes que je vois en flammes ?
— Ce sont elles, monseigneur.
Titinius, si tu m’aimes, — monte mon cheval, et troue-le de tes éperons, — jusqu’à ce qu’il t’ait transporté à ces troupes là-bas — et ramené ici ; que je sache avec certitude — si ce sont des troupes amies ou ennemies.
— Je reviens ici aussi vite que la pensée.
— Toi, Pindarus, monte plus haut sur cette colline ; — ma vue a toujours été trouble ; regarde Titinius, — et dis-moi ce que tu remarques dans la plaine.
— Ce jour fut le premier où je respirai. Le temps a achevé sa révolution ; — et je finirai là même où j’ai commencé ; — ma vie a parcouru son cercle… L’ami, quelles nouvelles ?
— Oh ! monseigneur !
Quelles nouvelles ?
Titinius est enveloppé — par des cavaliers qui le poursuivent à toute bride ; — cependant il pique des deux encore ! Maintenant, ils sont presque sur lui ; — maintenant, Titinius !… Maintenant plusieurs mettent pied à terre… ; oh ! il met pied à terre aussi… — Il est pris ! et, écoutez ! — ils poussent des cris de joie.
Descends ! ne regarde pas davantage… — Oh ! lâche que je suis de vivre si longtemps, — pour voir mon meilleur ami pris sous mes yeux !
— Viens ici, l’ami : — je t’ai fait prisonnier chez les Parthes ; — et je t’ai fait jurer, en te conservant la vie, — que tout ce que je te commanderais, — tu l’exécuterais. Eh bien, voici le moment de tenir ton serment ! — Désormais sois libre ; et, avec cette bonne lame — qui traversa les entrailles de César, fouille cette poitrine. — Ne t’arrête point à répliquer. Tiens, prends cette poignée, — et, dès que mon visage sera couvert (il l’est déjà), — dirige la lame… César, tu es vengé — avec le même glaive qui t’a tué.
— Ainsi, je suis libre ; mais je ne le serais pas ainsi devenu, — si j’avais osé faire ma volonté. Ô Cassius ! — Pindarus va s’enfuir de ce pays vers des parages lointains — où jamais Romain ne le reconnaîtra.
— Ce n’est qu’un revers pour un revers, Titinius ; car Octave — est culbuté par les forces du noble Brutus, — comme les légions de Cassius le sont par Antoine.
— Ces nouvelles vont bien rassurer Cassius.
— Où l’avez-vous laissé ?
Tout désolé, — avec Pindarus, son esclave, sur cette hauteur.
— N’est-ce pas lui que voilà couché à terre ?
— Il n’est pas couché comme un vivant… Ô mon cœur !
— N’est-ce pas lui ?
Non, ce fut lui, Messala, — mais Cassius n’est plus. Ô soleil couchant, — comme tu descends vers la nuit dans tes rouges rayons, — ainsi dans son sang rouge le jour de Cassius s’est éteint. — Le soleil de Rome est couché ! Notre jour est fini ! — Viennent les nuages, les brumes et les dangers ! Notre œuvre est accomplie. — La crainte de mon insuccès a accompli cette œuvre !
— La crainte d’un insuccès a accompli cette œuvre. — Ô exécrable erreur, fille de la mélancolie, — pourquoi montres-tu à la crédule imagination des hommes — des choses qui ne sont pas ! Ô erreur si vite conçue, — jamais tu ne viens au jour heureusement, — mais tu donnes la mort à la mère qui t’engendra.
— Holà, Pindarus ! où es-tu, Pindarus ?
— Cherchez-le, Titinius ; tandis que je vais rejoindre — le noble Brutus, pour frapper son oreille — de ce récit : je puis bien dire frapper ; — car l’acier perçant et la flèche empoisonnée — seraient aussi bienvenus à l’oreille de Brutus — que l’annonce de ce spectacle.
Hâtez-vous, Messala, — pendant que je vais chercher Pindarus.
— Pourquoi m’avais-tu envoyé, brave Cassius ? — Est-ce que je n’ai pas rencontré tes amis ? Est-ce qu’ils n’ont pas — déposé sur mon front cette couronne de triomphe, — en me disant de te la donner ? Est-ce que tu n’as pas entendu leurs acclamations ? — Hélas ! tu as mal interprété toutes choses. — Mais tiens, reçois cette guirlande sur ton front ; — ton Brutus m’a ordonné de te la remettre, et je — veux exécuter son ordre.
Brutus, accours vite — et vois combien j’honorais Caïus Cassius…
— Avec votre permission, dieux !… Tel est le devoir d’un Romain. — Viens, glaive de Cassius, et trouve le cœur de Titinius !
— Où, Messala ? où est son corps ?
— Là-bas ; et voyez Titinius qui le pleure !
— La face de Titinius est tournée vers le ciel.
Il est tué.
— Ô Jules César, tu es encore puissant ! — Ton esprit erre par le monde et tourne nos épées — contre nos propres entrailles.
— Brave Titinius ! Voyez, n’a-t-il pas couronné Cassius mort !
— Existe-t-il encore deux Romains tels que ceux-ci ? — Ô toi, le dernier des Romains, adieu ! — Il est impossible que jamais Rome — enfante ton égal. Amis, je dois plus de larmes — à ce mort que vous ne m’en verrez verser… — Je trouverai le moment, Cassius, je trouverai le moment… — Venez donc, et faites porter son corps à Thassos : — ses funérailles n’auront pas lieu dans notre camp ; cela nous découragerait… Lucilius, venez ; — venez aussi, jeune Caton ; au champ de bataille ! — Labéon, Flavius, portez nos troupes en avant. — Il est trois heures ; et, avant la nuit, Romains, — il faut que nous tentions la fortune dans un second combat.
— Encore, compatriotes ! encore ! oh ! revenez à la charge.
— Quel bâtard reculerait ? Qui veut marcher avec moi ? — Je veux proclamer mon nom dans la plaine : — je suis le fils de Marcus Caton, holà ! — un ennemi des tyrans, l’ami de ma patrie ! — Je suis le fils de Marcus Caton, holà !
— Et moi, je suis Brutus, Marcus Brutus, moi ! — Brutus, l’ami de ma patrie : reconnaissez-moi pour Brutus !
— Ô jeune et noble Caton, te voilà donc à bas ! — Ah ! tu meurs aussi vaillamment que Titinius, — et tu peux être honoré comme le fils de Caton !
— Rends-toi, ou tu meurs.
Je ne me rends que pour mourir.
— Voici qui te décidera à me tuer sur-le-champ : — tue Brutus, et sois honoré par sa mort.
— Ne le tuons pas… C’est un noble prisonnier !
— Place, holà ! Dites à Antoine que Brutus est pris.
— Je dirai la nouvelle… Voici le général qui vient.
— Brutus est pris, Brutus est pris, monseigneur !
Où est-il ?
— En sûreté, Antoine ; Brutus est bien en sûreté. — J’ose assurer que nul ennemi — ne prendra vif le noble Brutus : — les dieux le préservent d’une si grande honte ! — Quelque part que vous le trouviez, soit vivant, soit mort, — vous le trouverez toujours Brutus, toujours lui-même.
— Ami, ce n’est pas Brutus ; mais je veux que vous le sachiez, — c’est une prise qui n’a pas moins de valeur. J’aimerais mieux avoir — de tels hommes pour amis que pour ennemis. Allez, — et voyez si Brutus est vivant ou mort ; — et revenez à la tente d’Octave nous dire — tout ce qui se passe.
Straton s’affaisse à terre et s’endort.
— Venez, pauvres amis qui me restez, reposons-nous sur ce rocher.
— Statilius a montré sa torche ; mais, monseigneur, — il n’est pas revenu : il est pris ou tué.
— Assieds-toi, Clitus : tuer est le mot d’ordre ; — c’est chose à la mode aujourd’hui… Écoute, Clitus…
— Quoi ! moi, monseigneur ! Non, pas pour le monde entier.
— Silence, donc ! Plus un mot.
Je me tuerai plutôt moi-même.
— Écoute, Dardanius…
Moi, faire une pareille action !
Oh ! Dardanius !
Oh ! Clitus !
— Quelle sinistre demande Brutus t’a-t-il faite ?
— Il m’a demandé de le tuer, Clitus ! Vois, il médite.
— La douleur emplit ce noble vase — au point qu’elle déborde de ses yeux mêmes.
— Viens ici, bon Volumnius : écoute, un mot !
— Que dit monseigneur ?
Ceci, Volumnius. — Le spectre de César m’est apparu — nuitamment deux fois : à Sardes, d’abord, — et, la nuit dernière, ici, dans les champs de Philippes. — Je sais que mon heure est venue.
Non, monseigneur.
— Si fait, j’en suis sûr, Volumnius. — Tu vois comment va le monde, Volumnius ; — nos ennemis nous ont acculés à l’abîme : — il y a plus de dignité à nous y élancer — qu’à attendre qu’ils nous y poussent. Bon Volumnius, — tu sais que nous allions tous deux ensemble à l’école ; — au nom de notre vieille affection, je t’en prie, — tiens la poignée de mon épée, tandis que je me jetterai sur la lame.
— Ce n’est pas l’office d’un ami, monseigneur.
— Fuyez, fuyez, monseigneur ; il n’y a plus à rester ici.
— Adieu à vous ; et à vous ; et à vous, Volumnius. — Straton, tu es resté endormi tout ce temps ; — adieu à toi aussi, Straton… Compatriotes, — j’ai la joie au cœur en songeant que, dans toute ma vie, — je n’ai pas trouvé un homme qui ne me fût fidèle. — Je gagnerai à cette désastreuse journée plus de gloire — qu’Octave et Marc Antoine — n’en obtiendront par cet infâme triomphe. — Sur ce, adieu à tous ! car la bouche de Brutus — a presque achevé le récit de sa vie. — La nuit pèse sur mes yeux ; mes os veulent reposer, — n’ayant travaillé que pour atteindre cette heure-là.
Fuyez, fuyez, fuyez !
— Fuyez, monseigneur, fuyez.
Pars ; je te suis.
— Straton, reste auprès de ton seigneur, je te prie ; — tu es un digne compagnon ; — un reflet d’honneur est sur ta vie : — tiens donc mon épée, et détourne la face, — tandis que je me jetterai dessus. Veux-tu, Straton ?
— Donnez-moi d’abord votre main. Adieu, monseigneur.
— Adieu, bon Straton… César, sois tranquille maintenant ! — certes, je ne t’ai pas tué avec autant d’ardeur.
— Quel est cet homme ?
L’homme de mon général. Straton, où est ton maître ?
— Il est délivré de la servitude où vous êtes, Messala. — Les vainqueurs ne peuvent faire de lui que des cendres. — Car Brutus n’a été vaincu que par lui-même, — et nul autre n’a eu la gloire de sa mort.
— C’est ainsi que devait finir Brutus !… Je te remercie, Brutus, — d’avoir justifié les paroles de Lucilius.
— Tous ceux qui servirent Brutus, je les recueille.
— L’ami, veux-tu employer ton temps près de moi ?
— Oui, si Messala veut me présenter à vous.
— Faites-le, bon Messala.
Comment est mort mon maître, Straton ?
— J’ai tenu le glaive, et il s’est jeté dessus.
— Octave, prends donc à ta suite l’homme — qui a rendu le dernier service à mon maître.
— De tous les Romains, ce fut là le plus noble. — Tous les conspirateurs, excepté lui, — n’agirent que par envie contre le grand César : — lui seul pensait loyalement à l’intérêt général — et au bien public, en se joignant à eux. — Sa vie était paisible ; et les éléments — si bien combinés en lui, que la nature pouvait se lever — et dire au monde entier : c’était un homme !
— Rendons-lui, avec tout le respect — que mérite sa vertu, les devoirs funèbres. — Ses os seront déposés cette nuit sous ma tente, — dans l’honorable appareil qui sied à un soldat. — Sur ce, appelez les combattants au repos ; et nous, retirons-nous, — pour partager les gloires de cette heureuse journée.
↑(25) Nous avons longtemps cru, sur la foi des commentateurs, que Jules César avait été composé vers la même époque que Coriolan et Antoine et Cléopâtre, c’est-à-dire dans les dernières années de la vie du poëte. Mais une étude attentive du texte original nous a fait revenir de cette opinion préconçue. Il y a, entre Jules César et les deux autres drames romains, une différence de style que peut seule expliquer une modification profonde dans le procédé du maître ; nous ne retrouvons pas ici cette forme si puissamment concise qui révèle la manière suprême de Shakespeare. Ici, ce n’est plus la phrase de Macbeth, — phrase serrée, dense, laconique jusqu’à la brusquerie, elliptique jusqu’à l’obscurité, pleine de raccourcis et de sous-entendus, entassant le plus d’idées possible, sous le moins de mots possible, insoucieuse des enjambements, dominant le vers souverainement et imposant au rhythme l’allure même de la pensée ; c’est bien plutôt la phrase de Roméo et Juliette, — phrase nette, limpide, transparente éclatante surtout par la clarté, facile, abondante, toujours sujette du rhythme, développant les images sans les presser, évitant la secousse des rejets, se cadençant dans un nombre égal et uniforme, et donnant presque toujours à la pensée la limite harmonieuse du vers. Donc, un intervalle considérable, selon nous, a dû s’écouler entre Jules César et Coriolan, entre Jules César et Antoine et Cléopâtre. Coriolan et Antoine et Cléopâtre appartiennent à cette phase suprême qui clôt la vie du poëte, phase qui commence à l’apparition de Macbeth et finit par la Tempête. Jules César appartiendrait, selon nous, à cette phase intermédiaire, comprise entre les dernières années du seizième siècle et les premières années du dix-septième, phase qu’inaugure Roméo et Juliette et que termine Othello.
Cette conjecture, que nous tirons de l’examen même du texte original, est appuyée d’ailleurs par des faits qu’un érudit, M. Payne Collier, a récemment mis en lumière. — Le principal argument de Malone pour fixer après l’année 1607 l’apparition de Jules César, est qu’en cette année 1607 une tragédie, dont Jules César est le héros, fut publiée dans le dialecte écossais par un certain comte de Sterline. Malone, partant de ce principe que Shakespeare avait dû plagier son contemporain, avait déclaré la pièce anglaise postérieure à la pièce calédonienne. Mais, ce qui ébranle la solidité de la date si savamment fixée par lui, c’est qu’on a découvert, il y a quelque temps, un exemplaire du Jules César de lord Sterline publié en 1603. Donc, en admettant le principe de Malone, en supposant que Shakespeare ait dû attendre, pour faire sa pièce, que le poëte écossais eût fait la sienne, il aurait pu donner son Jules César à la rigueur en 1603.
Mais voici un autre fait qui rend encore plus improbable l’hypothèse de Malone. En cette même année 1603, le poëte Drayton publia un poëme épique, intitulé Les guerres des Barons, dans lequel, racontant la lutte de la noblesse contre Édouard II, il peignait ainsi son héros Mortimer :
C’était un mortel, nous le disions hardiment,
Dont l’âme riche unissait toutes les facultés suprêmes,
En qui tous les éléments étaient si harmonieusement
Combinés qu’aucun ne pouvait revendiquer la suprématie ;
Comme tous gouvernaient, tous pourtant obéissaient ;
Son vivant caractère était si accompli,
Qu’il semblait que le ciel eût créé ce modèle
Pour montrer la perfection d’un homme.
Ce portrait a une ressemblance incontestable avec la fameuse description que fait Antoine de Brutus :
« Sa vie était paisible ; et les éléments
Si bien combinés en lui que la nature pouvait se lever
Et dire au monde entier : c’était un homme. »
L’analogie, qui va jusqu’à l’identité de certains mots, est tellement minutieuse qu’elle ne peut résulter d’une coïncidence fortuite. Évidemment l’un des deux poëtes a inspiré l’autre. Mais lequel ? Est-ce Shakespeare qui est l’auteur original ? Est-ce Drayton ? Une découverte récente, que nous devons à M. Collier, permet de répondre à cette question délicate avec l’assurance d’une certitude presque complète. M. Collier a trouvé une édition in-4o du poëme de Drayton antérieure à l’édition in-8o, imprimée en 1603, et chose bien remarquable, cette édition, datée de 1596 et publiée sous un titre différent, ne contient pas la stance que nous avons traduite plus haut. Il est donc infiniment probable, comme le fait observer M. Collier, que c’est Shakespeare qui a inspiré Drayton. Drayton, occupé à réviser son poème, de l’année 1596 à l’année 1603, aura vu jouer Jules César durant cet intervalle, et, frappé par la beauté du portrait de Brutus, n’aura pas hésité à le reproduire et à le prendre pour modèle de son Mortimer. Ce qui ajoute à la vraisemblance de cette conclusion, c’est qu’en 1619, après la mort de Shakespeare, — l’auteur n’étant plus là pour réclamer, — Drayton publia une nouvelle édition de son poëme dans laquelle la phrase de Jules César était encore plus servilement copiée. Au lieu de ces vers que contenait l’édition de 1603 :
Son vivant caractère était si accompli,
Qu’il semblait que le ciel eût créé ce modèle,
Pour montrer la perfection d’un homme.
L’édition de 1619 disait :
Il était d’un caractère si accompli,
Qu’il semblait que la nature, en le créant.
Voulût montrer tout ce que peut être un homme.
De cet ensemble de présomptions il est donc raisonnable d’inférer que Jules César, antérieur à la seconde édition du poème de Drayton comme à la tragédie de lord Sterline, a dû être composé et représenté dans les dernières années du règne d’Élisabeth. Comme, d’une part, Meres ne mentionne pas ce drame dans son catalogne de 1598, et, comme, d’autre part, les années 1601 et 1602 ont dû être absorbées par la création d’Othello et par la refonte d’Hamlet, nous inclinons à croire que la représentation de Jules César a eu lieu en 1600. Si notre calcul était exact, quelle importance historique cette représentation emprunterait aux circonstances ! Figurez-vous l’effet de ce drame insurrectionnel à la veille de l’insurrection du comte d’Essex. Quel à-propos tragique dans cette dénonciation de la tyrannie de César au moment même où un complot menace sourdement le despotisme d’Élisabeth ! Et quel exemple pour les conspirateurs de 1601 que les conjurés des Ides de Mars ! Quel idéal pour ce malheureux Essex que l’héroïque Brutus !
Jules César ne paraît pas avoir été imprimé du vivant de Shakespeare : l’édition de 1623 est la plus ancienne qui soit parvenue jusqu’à nous. — Ce drame a été remanié à différentes époques pour la scène anglaise ; une première fois, après la restauration des Stuarts, par Dryden et par Davenant, associés en collaboration ; une seconde fois, après l’avénement de la maison de Hanovre, par le duc de Buckingham, sous ce titre significatif : La tragédie de Marcus Brutus.
Voltaire a fait une traduction des trois premiers actes de Jules César qu’il a insérée à la suite de Cinna dans son édition des œuvres de Corneille. Dans notre admiration pour le défenseur de Calas et de Labarre, nous devons regretter profondément de voir ce nom illustre attaché à un travail qui n’est ni une bonne œuvre ni une bonne action. N’est-il pas déplorable, en effet, que Voltaire se soit laissé entraîner par la passion littéraire jusqu’à méconnaître les principes élémentaires de l’équité et de la véracité. Si cette traduction n’était qu’infidèle ! passe encore. Mais, hélas ! elle est déloyale. Que Voltaire n’ait pas toujours compris le texte de Shakespeare, cela s’excuse. Mais qu’il l’ait falsifié !
↑(26) « Il était d’aventure lors la fête des Lupercales, laquelle plusieurs écrivent avoir été anciennement propre et péculière aux pasteurs, et qu’elle ressemble en quelque chose à celle qu’on appelle la fête des Lycœiens en Arcadie. Comment que ce soit, à ce jour-là y a plusieurs jeunes hommes, et aucuns de ceux mêmes qui lors sont en magistrat, qui courent tous nus parmi la ville, frappant par jeu et en riant avec des courroies de cuir à tout le poil ceux qu’ils rencontrent en leur chemin, et y a plusieurs dames de bien et d’honneur qui leur vont expressément au devant, et leur présentent leurs mains à frapper, comme font les enfants de l’école à leur maître, ayant opinion que cela sert à celles qui sont grosses pour plus aisément enfanter, et à celles qui sont stériles, pour devenir grosses. » Plutarque traduit par Amyot. Vie de César.
↑(27) « Et y en a beaucoup qui content qu’il y eut un devin qui lui prédit et l’avertit longtemps devant qu’il se donnât bien de garde du jour des Ides de Mars, qui est le quinzième, pour ce qu’il serait en grand danger de sa personne. » Ibid.
↑(28) « Parquoi Cassius, après avoir discouru ces raisons en lui-même, parla le premier à Brutus, depuis le différend qu’ils avaient eu ensemble : et après s’être reconcilié avec lui, et qu’ils se furent entr’embrassés l’un et l’autre, il lui demanda s’il avait délibéré de soi trouver au sénat le premier jour du mois de mars, pour autant qu’il avait entendu que les amis de César devaient ce jour-là mettre en avant au consul que César fût par le sénat appelé et déclaré roi. Brutus répondit qu’il ne s’y trouverait point. Mais si on nous y appelle, dit Cassius ? Alors sera-ce à moi, répondit Brutus, à point ne me taire, ains à y résister, et à mourir plutôt que de perdre la liberté. Cassius a donc encouragé, et poussé par cette parole. Et qui sera (dit-il) celui des Romains qui te veuille laisser mourir pour la liberté ? Ignores-tu que tu es Brutus ? Estimes-tu que ce soient tissiers, cabaretiers ou autres telles basses gens mécaniques qui écrivent ces billets et écriteaux qu’on trouve tous les jours en ton siége prétorial, et non les premiers hommes, et les plus gens de bien de la ville qui le fassent ? Car il faut que tu saches qu’ils attendent des autres préteurs quelques données et distributions populaires, quelques jeux, et quelques combats d’escrimeurs à outrance pour donner passe-temps au peuple : mais ils te demandent à toi nommément, comme une dette héréditaire à laquelle tu leur es obligé, l’abolition de la tyrannie, étant bien délibérés de faire et souffrir toutes choses pour l’amour de toi, moyennant que tu te veuilles montrer tel comme ils pensent que tu doives être, et qu’ils s’attendent que tu sois. Cela dit, il baisa Brutus et l’embrassa, et ainsi, prenant congé l’un de l’autre, s’en allèrent chacun parler à leurs amis. » Plutarque traduit par Amyot. Vie de Marcus Brutus.
↑(29) « Aussi César avait Cassius pour suspect : tellement qu’un jour parlant à ses plus féaux, il leur demanda : Que vous semble-t-il que Cassius veuille faire ? Car quant à moi il ne me plaît point de le voir ainsi pâle. Une autre fois on calomnia envers lui Antonius et Dolabella qu’ils machinaient quelque nouvelleté à l’encontre de lui, à quoi il répondit : Je ne me défie pas trop de ces gras ici si bien peignés et si en bon point, mais bien plutôt de ces maigres et pâles-là entendant de Brutus et de Cassius. » Plutarque traduit par Amyot. Vie de César.
↑(30) « César regardait ce passe-temps, étant assis sur la tribune aux harangues dedans une chaire d’or, en habit triomphal : et était Antonius un de ceux qui couraient cette course sacrée pour ce qu’il était lors consul. Quand donc il vint à entrer sur la place, le monde qui y était se fendit pour lui faire voie à courir, et lui s’en alla présenter à César un bandeau royal, qu’on appelle diadème, entortillé d’un délié rameau de laurier : à laquelle présentation il se fit un battement de mains, non guères grand, de quelques gens qu’on avait expressément a postés pour ce faire : mais au contraire, quand César le refusa, tout le peuple unanimement frappa des mains : et comme derechef Antonius le lui représentait, il y eut derechef peu de gens qui déclarassent en être contents par leurs battements de mains : mais quand il le rebuta pour la seconde fois, tout le peuple universel fit encore derechef un grand bruit à force de battre des mains. Ainsi César ayant connu à cette épreuve que la chose ne plaisait point à la commune, il se leva de sa chaire, commandant qu’on portât ce diadème à Jupiter au Capitole ; mais depuis on trouva quelques-unes de ses images par la ville qui avaient les têtes bandées de diadème à la guise des rois, et y eut des tribuns du peuple, Flavius et Marullus, qui les allèrent arracher, et qui plus est, trouvant ceux qui avaient les premiers salué César roi, les firent mener en prison, et le peuple à grosse foule allait après, battant des mains en signe de liesse, en les appelant brutes, à cause que Brutus fut anciennement celui qui déchassa les rois de Rome, et qui transféra la souveraine autorité et puissance, qui soulait être en la main d’un seul prince, au peuple et au sénat. César fut si fort irrité et couroucé de cela qu’il déposa Marullus et son compagnon de leurs offices, et, en les accusant, injuriait quand et quand le peuple, disant qu’ils étaient véritablement brutaux et cumains, c’est-à-dire bêtes et lourdaux. Et comme on lui eut décerné au sénat des honneurs transcendant toute hautesse humaine, les consuls et préteurs, suivis de toute l’assemblée des sénateurs, l’allèrent trouver en la place où il était assis sur la tribune aux harangues, pour lui notifier et déclarer ce qui avait été en son absence décerné à sa gloire : mais lui ne se daigna onques lever au-devant d’eux, à leur arrivée, ains parlant à eux, comme si c’eussent été personnes privées, leur répondit que ses honneurs avaient plutôt besoin d’être retranchés qu’augmentés. Cela ne fâcha pas seulement le sénat, ains fut aussi trouvé fort mauvais du peuple, qui estima la dignité de la chose publique être par lui méprisée et contemnée, à voir le peu de compte qu’il faisait des principaux magistrats d’icelle, et du sénat, et n’y eut homme de ceux à qui il fut loisible de s’ôter de la qui ne s’en allât la tête baissée, avec une morne et triste taciturnité : tellement que lui-même s’en apercevant se retira sur l’heure dans sa maison, là où retirant sa robe d’alentour de son col, il cria tout haut à ses amis qu’il était tout prêt de tendre la gorge à qui lui voudrait couper. Toutefois on dit que depuis, pour s’excuser de cette faute, il allégua sa maladie, à cause que le sens ne demeure pas en son entier à ceux qui sont sujets au mal caduc, quand ils parlent debout sur leurs pieds devant une commune, ains se troublent aisément, et leur prend souvent un éblouissement, mais cela était faux. » Plutarque traduit par Amyot. Vie de César.
↑(31) « Mais certainement la destinée se put bien plus facilement prévoir que non pas éviter, attendu mêmement qu’il en apparut des signes et présages merveilleux : car quant à des feux célestes, et des figures et fantasmes qu’on vit courir çà et là parmi l’air, et aussi quant à des oiseaux solitaires, qui, en plein jour, vinrent se poser sur la grande place à l’aventure, ne méritent pas tels pronostics d’être remarqués ni déclarés en un si grand accident. Mais Strabon le philosophe écrit qu’on vit marcher des hommes tout en feu, et qu’il y eut un valet de soldat qui jeta de sa main force flamme, de manière que ceux qui le virent pensèrent qu’il fut brûlé, et quand le feu fut cessé il se trouva qu’il n’avait eu nul mal. César même sacrifiant aux dieux, il se trouva une hostie immolée qui n’avait point de cœur, qui était chose étrange et monstrueuse en nature pour ce que naturellement une bête ne peut vivre sans cœur. » Ibid.
↑(32) « Mais, quant à Brutus, ses familiers amis par plusieurs sollicitations, et ses citoyens par plusieurs bruits de ville et plusieurs écriteaux l’appelaient nommément, et l’incitèrent à faire ce qu’il fit : car au dessous de celui sien ancêtre Junius Brutus qui abolit la domination des rois à Rome, on écrivit, Plût à Dieu que tu fusses maintenant, Brutus, et une autre fois, Que vécusses-tu aujourd’hui, Brutus ! le tribunal même, sur lequel il séait et donnait audience durant le temps de sa préture, se trouvait le matin tout plein de tels écriteaux, Brutus, tu dors, et n’es pas vrai Brutus. » Plutarque traduit par Amyot. Vie de Marcus Brutus.
↑(33) « Comme donc Cassius allait sondant et sollicitant ses amis à l’encontre de César, tous unanimement lui promettaient d’entrer en cette conjuration, moyennant que Brutus en fût le chef, disant qu’une telle entreprise avait besoin, non tant de hardiesse ni de gens qui missent la main à l’épée que d’un personnage de telle réputation comme était Brutus, pour commencer à faire chacun assurément penser par sa seule présence que l’acte serait saint et juste : autrement qu’à le faire ils auraient moins de cœur, et après l’avoir fait, en seraient plus soupçonnés, pour ce que chacun estimerait que jamais ce personnage n’aurait refusé à être participant d’une telle exécution, si la cause en eût été bonne. » Vie de Marcus Brutus.
↑(34) « À raison de quoi ils n’en découvrirent rien à Cicéron, combien que ce fût le personnage que plus ils aimaient, et auquel plus ils se fiaient, de peur qu’outre ce que de nature il avait faute de hardiesse, lui ayant encore l’âge apporté de la crainte davantage, il ne rabattît, par manière de dire, et n’émoussât la pointe de leur délibérée action et refroidit l’ardeur de leur entreprise, laquelle avait principalement besoin d’être chaudement exécutée, en voulant par discours de raison réduire toutes choses à si grande sûreté, qu’il n’y eût aucun doute. » Ibid.
↑(35) « Après cela, ils délibérèrent s’ils devaient occire M. Antonius avec César : ce que Brutus empêcha, disant qu’il fallait qu’une telle entreprise qu’on regardait pour la défense des lois et de la justice fût pure et nette de toute iniquité. » Plutarque traduit par Amyot. Vie d’Antoine.
↑(36) « Bref la meilleure et la plus grande partie des conjurés fut induite à entrer dans cette conspiration par la dignité et la réputation de Brutus : et sans avoir juré ensemble, sans avoir ni pris ni donné assurance, ni s’être obligés les uns aux autres par aucuns religieux serments, tous tinrent la chose si secrète en eux-mêmes, tous la surent si bien céler, et si couvertement manier, et mener entre eux, que combien que les dieux la découvrirent par prédictions de devins, par signes et prodiges célestes, et par présages des sacrifices, jamais néanmoins elle ne fut crue. Mais Brutus comme celui qui savait très-bien qu’à son aveu et pour l’amour de lui tous les plus nobles, les plus vertueux et les plus magnanimes hommes de la ville se mettraient en ce hasard, considérant en soi-même la grandeur du péril, quand il était hors de sa maison, tachait à se contenir et à composer de sorte sa contenance et son visage, qu’on ne connût point qu’il eût aucune chose qui le travaillât en son entendement : mais la nuit et en sa maison, il ne le pouvait ainsi faire : car ou son souci l’éveillait malgré lui, et le gardait de dormir, ou de lui-même il se mettait le plus souvent à penser si profondément en ses affaires, et s’arrêtait à discourir en son esprit toutes les difficultés qui étaient en son entreprise, si fort que sa femme étant couchée auprès de lui, s’aperçut bien qu’il était plein d’agonie et de tristesse d’entendement qu’il n’avait point accoutumé, et qu’il remuait à part lui en son esprit quelque délibération qui lui pesait beaucoup, et lui était bien malaisée à résoudre et développer. Sa femme Porcia était, comme nous avons déjà dit, fille de Caton, et épousa Brutus qui était son cousin, non point fille, mais bien jeune veuve après la mort de son premier mari Bibulus, duquel elle avait eu un petit garçon nommé Bibulus, qui depuis a écrit un petit livre des faits et gestes de Brutus qu’on trouve encore aujourd’hui. Cette jeune dame étant savante en la philosophie, aimant son mari, et ayant le cœur grand, joint avec un bon sens et une prudence grande, ne voulut point attenter d’interroger son mari de ce qu’il avait sur le cœur, que premièrement elle n’eût fait une telle épreuve de soi-même : elle prit un petit ferrement, avec lequel les barbiers ont accoutumé de rogner les ongles, et ayant fait sortir de sa chambre toutes les femmes et servantes, elle se fit une plaie bien profonde dedans la cuisse, tellement qu’il en sortit incontinent une grande effusion de sang, et tantôt après pour l’âpre douleur de cette incision la grosse fièvre la commença à saisir : et voyant que son mari s’en tourmentait fort et en était en grand émoi, au plus fort de sa douleur elle lui parla en cette manière :
« Je (dit-elle), Brutus, étant fille de Caton, t’ai été donnée, non pour être participante de ton lit et de ta table seulement comme une concubine, ains pour être aussi parsonnière et compagne de toutes bonnes et mauvaises fortunes. Or, quant à toi, il n’y a que plaindre ni reprendre de ton côté en notre mariage : mais de ma part, quelle démonstration puis-je faire de mon devoir envers toi, et de combien je voudrais faire pour l’amour de toi, si je ne sais supporter constamment avec toi un secret accident, ou un souci qu’il soit besoin de céler fidèlement ? Je sais bien que le naturel d’une femme semble communément trop débile pour pouvoir sûrement contenir une parole de secret : mais la bonne nourriture, Brutus, et la conversation des gens vertueux ont quelque pouvoir de réformer un vice de la nature : et quant à moi, j’ai cela davantage que je suis fille de Caton et femme de Brutus, à quoi néanmoins je ne me fiais pas du tout par ci-devant, jusques à ce que maintenant j’ai connu que la peine même et la douleur ne me sauraient vaincre. »
« En disant ces paroles, elle lui montra sa blessure, et lui conta comment elle se l’avait faite pour s’éprouver elle-même. Brutus fut fort ébahi quand il eut ouï ces paroles, et levant les mains au ciel, fit prière aux dieux de lui faire tant de grâce qu’il pût mener à chef son entreprise si bien qu’il fût trouvé digne d’être mari d’une si noble dame comme Porcia : laquelle pour lors il réconforta le mieux qu’il put. » — Vie de Marcus Brutus.
↑(37) — « Or y avait-il un des amis de Pompéius nommé Caius Ligarius, qui pour avoir suivi son parti, avait été accusé devant César, et César l’en avait absous : mais ne lui sachant pas tant de gré de son absolution, comme étant indigne de ce que pour sa tyrannique domination il avait été en danger, il lui en était demeuré fort âpre ennemi en son cœur, et si était au reste fort familier de Brutus, lequel l’alla voir malade en son lit, et lui dit : « Ô Ligarius, en quel temps es-tu malade ? » Ligarius incontinent se soulevant sur son coude et lui prenant la main droite : « Si tu as (dit-il), Brutus, volonté d’entreprendre chose digne de toi, je suis sain. » Ibid.
↑(38) « Le jour de devant les Ides de mars, après le souper, étant couché auprès de sa femme, comme il avait accoutumé, tous les huis et fenêtres de sa chambre s’ouvrirent d’elles-mêmes, et s’étant éveillé en sursaut tout ému du bruit et de la clarté de la lune, qui rayait dedans la chambre, il ouït sa femme Calpurnia dormant d’un profond sommeil, qui jetait quelques voix confuses et quelques gémissements non articulés, et qu’on ne pouvait entendre : car elle songeait qu’on l’avait tué, et qu’elle le lamentait, le tenant mort entre ses bras ; toutefois il y en a qui disent que ce ne fut point cette vision qu’elle eut, mais que par ordonnance du sénat il avait été apposé au comble de la maison, pour un ornement et une majesté, comme quelque pinacle, ainsi que Livius même le récite. Calpurnia en dormant songeait qu’elle le voyait rompre et casser, et lui semblait qu’elle le regrettait et en pleurait : à l’occasion de quoi, le matin, quand il fut jour, elle pria César qu’il ne sortît point pour ce jour-là dehors, s’il était possible, et qu’il remît l’assemblée du sénat à un jour, ou bien s’il ne se voulait mouvoir pour ses songes, à tout le moins qu’il enquît par quelque autre manière de divination ce qui lui devait ce jour-là advenir, mêmement par les signes des sacrifices. Cela le mit en quelque soupçon et quelque défiance, pour ce que jamais auparavant il n’avait aperçu en Calpurnia aucune superstition de femme, et lors il voyait qu’elle se tourmentait ainsi fort de son songe : mais encore quand il vit qu’après avoir fait immoler plusieurs hosties les unes après les autres, les devins lui répondaient toujours que les signes et présages ne lui en promettaient rien de bon, il résolut d’envoyer Antonius au sénat pour rompre l’assemblée.
« Mais sur ces entrefaites arriva Décius Brutus, surnommé Albinius, auquel César se fiait tant que par testament il l’avait institué son second héritier, et néanmoins était de la conjuration de Cassius et de Brutus, et craignant que si César remettait l’assemblée du sénat à un autre jour, leur conspiration ne fût éventée, se moqua des devins, et tança César, en lui remontrant qu’il donnait occasion au sénat de se mécontenter de lui et de le calomnier, parce qu’il prendrait cette remise comme pour un mépris, à cause que les sénateurs s’étaient ce jour-là assemblés à son mandement et qu’ils étaient tous prêts à le déclarer par leurs voix roi de toutes les provinces de l’empire romain hors d’Italie, en lui permettant de porter à l’entour de sa tête le bandeau royal partout ailleurs, tant sur la terre que sur la mer, là où si maintenant quelqu’un leur allait dénoncer de sa part que pour cette heure ils se retirassent chacun chez soi, et qu’ils retournassent une autre fois quand Calpurnia aurait songé à de meilleurs songes, que diraient les malveillants et les envieux, et comment pourraient-ils recevoir et prendre en paiement les raisons de tes amis qui leur cuideraient donner à entendre que cela ne soit point servitude à eux et à toi domination tyrannique ? Toutefois si tu as (dit-il) du tout résolu d’abominer et détester ce jourd’hui, encore serait-il meilleur au moins que, sortant de ta maison, tu allasses jusque-là pour les saluer et leur faire entendre que tu remets l’assemblée à un autre jour. En lui disant ces paroles, il le prit par la main et le mena dehors. » — Vie de César.
↑(39) » Il ne fut guère loin de son logis qu’il vint un serf étranger qui fit tout ce qu’il put pour parler à lui, et quand il vit qu’il n’y avait ordre d’en approcher pour la foule du peuple, et la grande presse qu’il eut incontinent autour de lui, il s’alla jeter dedans sa maison, et se mit entre les mains de Calpurnia, lui disant qu’elle le gardât jusques à ce que César fût de retour, pour ce qu’il avait de grandes choses à lui dire : et un Artémidorus, natif de l’île de Gnidos, maître de rhétorique en langue grecque, qui pour cette sienne profession avait quelque familiarité avec aucuns des adherens de Brutus, au moyen de quoi il savait la plupart de ce qui se machinait contre César, lui vint apporter, en un petit mémoire écrit de sa main, tout ce qu’il lui voulait découvrir ; et voyant qu’il recevait bien toutes les requêtes qu’on lui présentait, mais qu’il les baillait incontinent à ses gens qu’il avait autour de lui, il s’en approcha le plus près qu’il put et lui dit : « César, lis ce mémoire-ci que je te présente, seul, et promptement, car tu trouveras de grandes choses dedans, et qui te touchent de bien près. » César le prit, mais il ne le put oncques lire pour la multitude grande des gens qui parlaient à lui, combien que par plusieurs fois il essayât de le faire : toutefois tenant toujours le mémoire en sa main, et le gardant seul, il entra dedans le sénat. Les autres disent que ce fut un autre qui lui présenta ce mémoire, et qu’Artemidorus, quelque effort qu’il fit, ne put oncques approcher de lui, mais fut toujours repoussé tout au long du chemin. Or peuvent bien ces choses être advenues accidentellement et par cas fortuit : mais le lieu auquel était alors assemblé le sénat ayant une image de Pompeius, et étant l’un des édifices qu’il avait donnés et dédiés à la chose publique, avec son théâtre, montrait bien évidemment que c’était pour certain quelque divinité qui guidait l’entreprise, et qui en conduisait l’exécution notamment en cette place là… Quant à Antonius, pour ce qu’il était fidèle à César, et fort et robuste de sa personne, Brutus Albinus l’entretint au dehors du sénat, lui ayant commencé tout exprès un bien long propos.
» Ainsi, comme César entra, tout le sénat se leva au-devant de lui par honneur, et adonc les uns des conjurés se mirent derrière la litière, les autres lui allèrent à l’encontre de front, comme voulant intercéder pour Métellus Cimber qui requérait le rappel de son frère étant en exil, et suivirent ainsi en le priant toujours, jusqu’à ce qu’il se fût assis en son siége : et comme il rejettât leurs prières, et se courrouçât à eux les uns après les autres, à cause que d’autant plus qu’il les refusait, d’autant plus ils le pressaient et l’importunaient plus violemment, à la fin Métellus lui prenant sa robe à deux mains la lui avala d’alentour du col, qui était le signe que les conjurés avaient pris entre eux pour mettre la main à l’exécution : et adonc Casca lui donna par derrière un coup d’épée au long du col, mais le coup ne fut pas grand ni mortel, parce que s’étant troublé, comme il est vraisemblable, à l’entrée d’une si hardie et si périlleuse entreprise, il n’eut pas la force ni l’assurance de l’asséner au vif. César, se retournant aussitôt vers lui, empoigna son épée, qu’il tint bien ferme, et tous deux se prirent ensemble à crier : le blessé en latin, « Ô, traître, méchant Casca, que fais-tu ? » et celui qui l’avait frappé, en grec, « Mon frère, aide-moi. »
» À ce commencement de l’émeute, les assistants, qui ne savaient rien de la conspiration, furent si étonnés et épris d’horreur de voir ce qu’ils voyaient, qu’ils ne surent oncques prendre parti ni de s’enfuir, ni de le secourir, non pas seulement d’ouvrir la bouche pour crier : mais ceux qui avaient conjuré sa mort l’environnèrent de tous côtés, les épées nues en leurs mains, de sorte que, de quelque part qu’il se tournât, il trouvait toujours quelques-uns qui le frappaient, et qui lui présentaient les épées luisantes aux yeux et au visage, et lui se démenait entre leurs mains ni plus ni moins que la bête sauvage acculée entre les veneurs : car il était dit entre eux que chacun lui donnerait un coup et participerait au meurtre : à l’occasion de quoi, Brutus même lui en donna un à l’endroit des parties naturelles : et y en a qui disent qu’il se défendit toujours et résista aux autres, en traînant son corps çà et là, et en criant à pleine voix, jusqu’à ce qu’il aperçut Brutus l’épée traite en la main : car alors il tira sa robe à l’entour de sa tête, sans plus faire de résistance, et fut poussé ou par cas d’aventure, ou par exprès conseil des conjurés, jusque contre la base, sur laquelle était posée l’image de Pompeius, qui en fut toute ensanglantée : de manière qu’il semblait proprement qu’elle présidât à la vengeance et punition de l’ennemi de Pompeius, étant renversé par terre à ses pieds, et tirant aux traits de la mort pour le grand nombre des plaies qu’il avait : car on dit qu’il eut vingt et trois coups d’épée, et il y eut plusieurs des conjurés, qui en tirant tant de coups sur un seul corps, s’entre-blessèrent eux-mêmes.
« Ayant donc été César ainsi tué, le sénat, quoique Brutus se présentât pour vouloir rendre quelque raison de ce qu’ils avaient fait, n’eut jamais le cœur de demeurer, mais s’enfuit à travers les portes, et remplit toute la ville de tumulte et d’effroi, tellement que les uns fermaient leurs maisons, les autres abandonnaient leurs boutiques et leurs bancs, et s’en allaient courant sur le lieu pour voir que c’était, les autres, l’ayant vu, s’en retournaient chez eux. Mais Antonius et Lepidus, qui étaient les deux plus grands amis de César, se dérobant secrètement, s’enfuirent en autres maisons que les leurs. Et Brutus et ses consors, étant encore tout bouillants de l’exécution de ce meurtre, et montrant leurs épées toutes nues sortirent tous ensemble en troupe hors du sénat, et s’en allèrent sur la place n’ayant point visage ni contenance d’hommes qui fuient, mais au contraire fort joyeux et assurés, admonestant le peuple de vouloir maintenir et défendre sa liberté. » — Vie de César.
… « Il survint aux conjurés plusieurs accidents qui étaient bien pour les troubler, dont le premier et le principal fut que César demeura beaucoup à venir, de sorte qu’il était déjà bien tard quand il arriva au sénat, à cause que ne se trouvant pas les signes des sacrifices bons ni propices, sa femme le retenait en sa maison, et les devins lui défendaient d’en sortir. Le second fut que quelqu’un s’approchant de Casca qui était l’un des conjurés, et le prenant par la main droite, lui dit, Dea Casca, tu m’as bien célé ton secret, mais Brutus m’a le tout découvert. De quoi Casca se trouvant étonné, l’autre continua son propos, disant : « Comment, par quel moyen es-tu soudainement devenu si riche, que tu brigues d’être édile ? » Tant peu s’en fallut que Casca, déçu par l’ambiguïté des paroles que l’autre lui avait dites, ne décélât tout le secret de leur conjuration. Un autre sénateur, nommé Popilius Lœna, après avoir salué plus affectueusement que de coutume Brutus et Cassius, leur dit tout bas : « Je prie aux dieux que vous puissiez venir à chef de ce que vous avez entrepris : mais je vous conseille et admoneste de vous avancer, car votre fait n’est point célé. » Leur ayant dit ces paroles, il s’en alla incontinent, et les laissa en grand doute que leur conspiration ne fût découverte.
Et sur ces entrefaites accourut à grande hâte l’un des domestiques de Brutus pour lui dire que sa femme se mourait, à cause que Porcia, passionnée du souci de l’avenir, et n’étant pas assez puissante pour supporter une si grande agonie d’esprit, pouvait à peine se contenir dedans la maison, mais tressaillait de frayeur à chaque bruit ou cri qu’elle entendait, ni plus ni moins que font ceux qui sont épris de la fureur des Bacchantes, demandant à tous ceux qui revenaient de la place que faisait Brutus, et y envoyant continuellement messagers les uns sur les autres, pour en savoir des nouvelles. À la fin la chose allant en longueur, sa force corporelle ne put plus résister, mais se laissa aller et défaillit tout à coup : tellement qu’elle n’eut pas seulement loisir d’entrer en sa chambre, car il lui prit une faiblesse ainsi qu’elle était assise emmi la maison, dont elle se pâma incontinent et perdit la parole entièrement : ce que voyant les servantes se prirent à crier, et les voisins y accoururent à la porte, au moyen de quoi le bruit fut incontinent épandu partout qu’elle était trépassée : toutefois elle se revint bientôt de cette pâmoison, et fut couchée et traitée par ses femmes. Quant à Brutus, ayant ouï cette nouvelle, il en fut bien troublé, comme on peut estimer : toutefois il n’en abandonna point le public, ni ne s’en retira onques en sa maison pour chose qui y fut advenue[1].
» Et jà disait-on que César était en chemin, se faisant porter dedans une litière : car il avait délibéré de n’arrêter rien au sénat de tout ce jour-là, pour ce qu’il craignait les sinistres présages des sacrifices, ains de remettre les affaires de conséquence à une autre assemblée de conseil, feignant qu’il se trouvait mal. Au sortir de sa litière, Popilius Lœna, celui qui un peu devant avait dit à Brutus qu’il priait aux dieux qu’il pût conduire à fin son entreprise, l’alla aborder et le tint longuement à parler avec lui. César lui prêta l’oreille et l’écouta bien attentivement : par quoi les conjurés (s’il les faut ainsi appeler) n’entendant pas sa parole, mais conjecturant parce qu’il leur avait un peu auparavant dit, que ce parlement n’était autre chose que la découverture de leur conspiration, furent bien étonnés et s’entre-regardant les uns les autres donnèrent bien à connaître à leurs visages, qu’ils étaient bien tous d’avis qu’il ne fallait pas attendre jusqu’à ce qu’on les saisît au corps, mais que plutôt ils se devaient occire eux-mêmes avec leurs propres mains : et comme Cassius et quelques autres jettassent déjà les mains sur les manches de leurs épées par dessous leurs robes pour les dégainer, Brutus regardant le geste et la contenance de Lœna, et considérant qu’il avait la façon d’un homme qui prie humblement et affectueusement, non pas d’un qui accuse, il n’en dit mot à ses compagnons, à cause qu’il y avait parmi eux plusieurs qui n’étaient pas de la conspiration : mais avec un visage joyeux et une chère gaie assura Cassius, et tantôt après se départit Lœna d’avec César en lui baisant la main, ce qui montra que c’était pour quelque affaire qui le concernait que ce long parlement s’était fait.
» Étant donc le sénat entré le premier dedans le conclave où se devait tenir le conseil, tous les autres conjurés environnèrent incontinent la chaire de César, comme s’ils lui eussent voulu dire quelque chose. Et dit-on que Cassius, jetant sa vue sur l’image de Pompeius, la pria, ni plus ni moins que si elle eût eu sens et entendement. Trébonius d’autre côté retira à part Antonius à l’entrée du conclave, et lui commença un long propos pour l’arrêter au dehors. Quand César entra au dedans, tout le sénat se leva par honneur devant lui, et aussitôt qu’il fut assis, les conjurés l’environnèrent de tous côtés, en lui présentant un d’entre eux, nommé Tullius Cimber, lequel suppliait pour la restitution de son frère qui était banni, tous faisaient semblant d’intercéder pour lui en lui touchant aux mains, et lui baisant l’estomac et la tête. César du commencement rejeta simplement leurs caresses et leurs prières : mais puis après voyant qu’ils ne désistaient point de toujours l’importuner, il les repoussa à force : et adonc Cimber avec les deux mains lui avalla sa robe de dessus les épaules, et Casca qui était tout joignant lui par derrière dégaina le premier, et lui donna un coup, auprès de l’épaule, mais la plaie n’entra guères avant, et César, se sentant blessé, lui saisit incontinent la main dont il tenait sa dague, et s’écria à haute voix en langage romain : « Méchant traître Casca, que fais-tu ? » Et Casca de l’autre côté s’écria aussi en langage grec, appelant son frère à son aide. Et, comme jà plusieurs à la foule chargeassent sur lui, en regardant tout à l’entour de soi, et s’en voulant fuir, il aperçut Brutus qui tenait une épée nue au poing pour le frapper : et adonc lâcha la main à Casca qu’il tenait encore, et couvrant son visage avec sa robe, abandonna son corps à qui le voulait navrer : et alors les conjurés s’entrepressant les uns les autres pour l’affection qu’ils avaient de ne le point épargner, en frappant de tant de dagues et de tant d’épées sur un seul corps, se blessèrent les uns les autres, entre lesquels Brutus fut atteint en la main en voulant être participant de ce meurtre, et tous les autres furent aussi ensanglantés.
» Ayant donc été César ainsi tué, Brutus se présentant au milieu de la salle, voulut parler et arrêter les autres sénateurs qui n’étaient point de la conspiration, pour rendre raison de leur fait : mais ils s’enfuirent tous effrayés en grand désarroi, s’entrepressant et poussant à la porte de grande hâte qu’ils avaient de sortir, sans que personne toutefois les chassât : car il avait expressément été dit et arrêté entre eux qu’on ne tuerait autre que César seul, mais qu’on convierait au reste tous les autres à tâcher de recouvrer la liberté. Tous les autres avaient bien été d’avis, en délibérant sur cette affaire, qu’on devait aussi tuer Antonius, pour ce que c’était un homme insolent et qui de sa nature favorisait à la monarchie, outre ce qu’il avait grande faveur et bon crédit envers les gens de guerre pour la longue fréquentation et conversation qu’il avait eue entre eux, et mêmement pour ce qu’étant homme de sa nature entreprenant et convoiteux de grandes choses, il avait encore davantage lors l’autorité du consulat, étant consul avec César. Mais Brutus empêcha qu’il ne se conclût : premièrement pour ce qu’il dit que la chose serait injuste de soi : et secondement parce qu’il leur proposa quelque espérance de changement en lui : car il n’était point hors d’espoir qu’Antonius étant homme magnanime de nature et désireux d’honneur et de gloire, quand il verrait que César serait mort, ne pût entrer en volonté d’aider à son pays à recouvrer la liberté, étant par l’exemple d’eux attiré à aimer et suivre la vertu. Ainsi fut Brutus cause de sauver la vie à Antonius lequel sur l’heure de ce grand effroi se déguisa de l’habillement de quelque basse et vile personne, et se déroba : mais Brutus et ses consorts ayant les mains toutes sanglantes, et leurs épées nues aux poings, s’en allèrent droit au Capitule, admonestant, partout où ils passaient, les Romains de reprendre leur liberté. » — Vie de Marcus Brutus.
↑(40) « Or y eut-il du commencement, soudain que le cas eut été fait, quelques clameurs et quelques gens qui s’en coururent çà et là par la ville, ce qui augmenta le trouble, l’effroi et le tumulte davantage : mais quand on vit qu’on ne tuait personne, qu’on ne pillait ni ne forçait chose quelconque, adonc aucuns des sénateurs et plusieurs du peuple prenant assurance de là, s’en montèrent vers eux au Capitole, là où s’étant à la file assemblé grand nombre de personnes, Brutus leur fit une harangue pour gagner la grâce du peuple et justifier ce qu’ils avaient fait. Tous les assistants dirent qu’ils avaient bien fait, et leur crièrent qu’ils descendissent hardiment : à l’occasion de quoi Brutus et ses compagnons prirent l’assurance de descendre sur la place : les autres fuyaient en troupe, mais Brutus marchait devant environné tout alentour fort honorablement des plus notables personnages de la ville qui l’accompagnaient et l’amenèrent du mont du Capitole, à travers la place, jusques en la tribune aux harangues. Quand la commune le vit monté là-dessus, encore que ce fût une tourbe de gens ramassés de toutes pièces, et bien délibérés de faire quelque émeute, elle eut néanmoins honte de le faire pour la révérence de Brutus, et prêta silence pour entendre ce qu’il voudrait proposer : et quand il commença à parler prêtèrent audience fort paisible à sa harangue : toutefois si donnèrent-ils bien clairement à connaître incontinent après que le fait ne leur plaisait point à tous : car quand un autre nommé Cinna voulut parler, et qu’il commença à charger et accuser César, ils entrèrent en un courroux et une mutination grande, et lui dirent plusieurs injures, tellement que les conjurés s’en retirèrent derechef au mont du Capitole, là où Brutus, craignant y être assiégé, renvoya plusieurs gros personnages qui y étaient montés quand et lui, estimant qu’il n’était point raisonnable que ceux qui n’avaient été participans du fait, fussent participans du péril.
Toutefois le lendemain le sénat s’étant assemblé dedans le temple de la déesse Tellus, c’est-à-dire la terre, et en icelle assemblée ayant Antonius, Plancus et Cicéron mis en avant qu’il fallait ordonner une générale oubliance et abolition de toutes choses passées, et une concorde pour l’avenir, il fut arrêté que non-seulement ils auraient impunité du fait, mais que davantage les consuls mettraient en délibération du sénat quels honneurs on leur décernerait. Cela conclu, le sénat se leva, et Antonius le consul, pour assurer ceux qui étaient au Capitole, leur envoya son fils en ôtage. Sur cette fiance Brutus et ses compagnons descendirent, là où chacun pêle-mêle les salua, caressa et embrassa, entre lesquels Antonius même donna à souper en son logis à Cassius, et Lepidus à Brutus, et ainsi des autres, selon que chacun avait eu sa familiarité ou amitié avec quelqu’un d’eux. Le jour ensuivant, le sénat étant derechef assemblé en conseil, loua premièrement Antonius de ce qu’il avait sagement éteint et assouvi un commencement de guerre civile : puis donna aussi de grandes louanges à Brutus et à ses consorts qui là étaient présents : et finalement leur assigna des gouvernements de provinces : car à Brutus fut ordonnée Candie, à Cassius la Libye, et à Trébonius l’Asie, à Cimber la Bithynie, et à l’autre Brutus la Gaule en deçà des Alpes. Cela fait, on vint à parler du testament de César, de ses funérailles et de sa sépulture, là où étant Antonius d’avis qu’on devait lire son testament haut et clair et public, et aussi inhumer le corps honorablement et non point à cachette, de peur que cela ne fût occasion au peuple de s’irriter et aigrir davantage si on le faisait autrement, Cassius y contredit fort et ferme : mais Brutus y consentit et s’y accorda : en quoi il semble qu’il fit une seconde faute : car la première fut quand il empêcha de conclure qu’on occirait Antonius, pour ce qu’à bon droit on le chargea d’avoir en ce faisant sauvé et fortifié un très-grief et inexpugnable ennemi de leur conspiration : et la seconde fut qu’il accorda qu’on fit les funérailles de César en la sorte qu’Antonius voulut : ce qui fut la cause de perdre et gâter tout.
« Car premièrement quand on eut lu en public le testament par lequel il était porté qu’il léguait et donnait à chaque citoyen romain soixante-et-quinze drachmes d’argent pour tête et qu’il laissait au peuple ses jardins et vergers qu’il avait deçà la rivière du Tibre, au lieu où maintenant est bâti le temple de la Fortune, le peuple l’en aima et regretta merveilleusement : puis quand le corps fut apporté sur la place, Antonius qui fit la harangue à la louange du défunt, selon l’ancienne coutume de Rome, voyant que la commune s’émouvait à compassion par son dire, tourna son éloquence à l’inciter encore davantage à commisération, et prenant la robe de César toute ensanglantée, la déploya devant toute l’assistance, montrant les découpures d’icelle et le grand nombre de coups qu’il avait reçus. De quoi le peuple se mutina et s’irrita si fort qu’il n’y eut plus d’ordre en la commune, parce que les uns criaient qu’il fallait faire mourir les meurtriers qui l’avaient occis, les autres allaient arracher les étaux, les tables, selles et bancs de boutiques d’alentour de la place, comme on avait fait es funérailles de Claudius, et ayant fait un monceau, mirent le feu dedans, et sur icelui posèrent le corps qu’ils brûlèrent au milieu de plusieurs lieux sacrés, inviolables et sanctifiés, et aussitôt que le feu fut embrasé, les uns deçà, les autres delà, en prirent des tisons ardents, avec lesquels ils s’en coururent ès maisons de ceux qui l’avaient tué, pour les y brûler : toutefois eux qui s’étaient bien auparavant munis et pourvus, se sauvèrent aisément de ce danger. » — Vie de Marcus Brutus.
↑(41) « Mais il y eut un poëte nommé Cinna, lequel n’avait aucunement été participant de la conjuration, ains avait toujours été ami de César, et la nuit de devant avait songé que César le conviait à souper avec lui et que l’ayant refusé, il l’en avait pressé à grande instance, jusque à le forcer, tant qu’à la fin il l’avait mené par la main en un grand lieu vague et ténébreux, là où tout effrayé il avait été contraint de le suivre malgré lui. Cette vision lui avait donné la fièvre toute la nuit, et néanmoins le matin quand il sut qu’on portait le corps pour l’aller inhumer, ayant honte de ne se trouver au convoi de ses funérailles, il sortit de son logis, et s’alla mettre parmi la commune qui était jà mutinée et irritée : et pour ce que quelqu’un le nomma par son nom Cinna, le peuple pensa que ce fut celui qui naguère avait en sa harangue blâmé et injurié publiquement César, et se ruant dessus lui en fureur le déchira en pièces sur la place. » Ibid.
↑(42) « Et pour ce faire s’assemblèrent ensemble ces trois, César, Antonius et Lepidus, en une îlette, environnée tout à l’entour d’une petite rivière, là où ils furent sans en bouger par l’espace de trois jours. Et quant à toutes autres choses, ils en accordèrent aisément, et partirent entre eux tout l’empire romain, ni plus ni moins que si c’eût été leur paternel héritage. Mais ils eurent grande difficulté à s’accorder de ceux qu’on ferait mourir : pour autant que chacun d’eux voulait perdre ses ennemis, et sauver ses parents et amis : toutefois à la fin, pour la grande envie qu’ils avaient de se venger de leurs adversaires, ils abandonnèrent et mirent sous le pied la révérence de consanguinité et la sainteté d’amitié : car César céda à Antonius Cicéron, et Antonius lui abandonna Lucius César, qui était son oncle, frère de sa mère : et tous deux ensemble permirent à Lepidus de faire mourir son frère Paulus. Toutefois aucuns disent que ce furent eux qui le demandèrent, et que Lepidus le leur octroya. Je pense qu’il ne fut jamais chose plus horrible, plus inhumaine, ni plus cruelle que cette permutation-là. » — Vie d’Antoine.
↑(43) « Environ ce temps, Brutus envoya prier Cassius de se trouver en la ville de Sardes : ce qu’il fit, et Brutus étant averti de sa venue, lui alla au devant avec tous ses amis, et là tout leur exercite étant en armes, les appela tous deux empereurs[2] : et comme il advient ordinairement en grandes affaires entre deux personnages qui ont l’un et l’autre beaucoup d’amis et tant de capitaines sous eux, ils avaient quelques plaintes et quelques mécontentements l’un de l’autre. Parquoi devant que faire autre chose, incontinent qu’ils furent arrivés au logis, ils se retirèrent à part en une petite chambre, firent sortir tout le monde, et fermèrent les portes sur eux : et alors commencèrent à se plaindre réciproquement chacun de son compagnon : et finalement vinrent jusqu’à s’entrecharger et accuser en se disant haut et clair leurs vérités l’un à l’autre, avec une grande véhémence, et puis à la fin se prirent tous deux à pleurer.
» Leurs amis qui étaient au dehors de la chambre les oyant tancer ainsi hautement et se courroucer si aigrement, en furent ébahis, et eurent peur qu’ils ne tirassent outre, mais ils avaient défendu que personne n’allât parler à eux : toutefois un nommé Marcus Faonius, qui avait été, par manière de dire, amoureux de Caton en son vivant, et se mêlait de contrefaire le philosophe non tant avec discours de raison qu’avec une impétuosité et une furieuse et passionnée affection, voulut entrer dedans, quoique les serviteurs lui empêchassent l’entrée : mais il était trop malaisé de retenir ce Faonius, à quoi que ce fût que sa passion l’incitât : car il était homme véhément et soudain en toutes choses, qui n’estimait rien la dignité d’être sénateur romain : et combien qu’il usât de cette franchise de parler audacieusement, de laquelle faisaient profession les philosophes qu’on appelait anciennement cyniques, comme qui dirait, chiens, si est-ce que le plus souvent on ne trouvait point son audace fâcheuse ni importune, pour ce qu’on ne faisait que rire de ce qu’il disait. Ce Faonius donc alors malgré les huissiers poussa la porte au dedans, et entra en la chambre, prononçant avec une grosse voix et avec un accent grave qu’il contrefaisait expressément les vers que dit le vieux Nestor en Homère :
Écoutez-moi et mon conseil suivez.
J’ai plus vécu que tous deux vous n’avez,
» Cassius s’en prit à rire : mais Brutus le jeta dehors, l’appelant chien de mauvaise grâce, et chien contrefait à fausses enseignes : toutefois ils mirent en cet endroit fin à leur conversation et se départirent incontinent d’ensemble. Le soir même Cassius fit apprêter le souper en son logis, auquel Brutus mena ses amis : et comme ils étaient déjà à table, Faonius y survint : s’étant levé, Brutus le voyant se prit à dire tout haut qu’il ne l’avait point mandé, et commanda qu’on le mît au plus haut lit[3] : mais lui à force se coucha en celui du milieu, ce qui donna à la compagnie matière de rire et en fut la chère du festin plus gaie, et non sans propos de philosophie.
» Le lendemain Brutus condamna judiciellement en public, et nota d’infamie Lucius Pella, homme qui avait été préteur des Romains, et à qui Brutus avait donné charge, à la poursuite de ceux de Sardis qui l’accusèrent et convainquirent de pilleries, concussions et malversations en son état. Ce jugement déplut merveilleusement à Cassius, à cause que peu de jours auparavant lui-même avait seulement admonesté de paroles en privé deux de ses amis atteints et convaincus des mêmes crimes, et en public les avait absous, et ne laissait point de les employer et de s’en servir comme devant : à l’occasion de quoi il reprenait Brutus, comme voulant être trop juste et garder trop sévèrement la rigueur des lois, en un temps auquel il était plutôt besoin de dissimuler un petit et ne pas prendre les choses au pied levé. Brutus au contraire lui répondit qu’il se devait souvenir des Ides de Mars, auquel jour ils avaient tué César, lequel ne pillait ni ne travaillait pas lui-même tout le monde, mais seulement était le support et l’appui de ceux qui le faisaient sous son autorité et sous lui, et que, s’il y a aucune occasion, pour laquelle on puisse honnêtement mettre à nonchaloir la justice et le droit, il eût mieux valu laisser dérober et faire toutes choses iniques et contre la raison aux amis de César que de le souffrir aux leurs : car lors on ne nous eût pu, disait-il, imputer que lâcheté de cœur seulement, et maintenant on nous accusera d’injustice, outre la peine que nous supportons et les dangers auquels nous nous exposons. » — Vie de Marcus Brutus.
↑(44) « Sur le point donc qu’il devait passer en Europe, une nuit bien tard, tout le monde étant endormi dedans son camp, en silence, ainsi qu’il était en son pavillon avec un peu de lumière pensant et discourant profondément quelque chose en son entendement, il lui fut avis qu’il ouït entrer quelqu’un, et jetant sa vue à l’entrée de son pavillon, aperçut une merveilleuse et monstrueuse figure d’un corps étrange et horrible, lequel s’alla présenter devant lui sans rien dire mot : si eut bien l’assurance de lui demander qui il était, et s’il était dieu ou homme, et quelle occasion le menait là. Le fantasme lui répondit : « Je suis ton mauvais ange, Brutus, et tu me verra près la ville de Philippes. » Brutus, sans autrement se troubler, lui répliqua : « Eh bien, je t’y verrai donc. » Le fantasme incontinent se disparut : et Brutus appela ses domestiques qui lui dirent n’avoir ouï voix ni vision quelconque. À cette cause il se remit pour lors à veiller et penser comme devant : mais le matin sitôt qu’il fut jour, il s’en alla devers Cassius lui conter la vision qu’il avait eue la nuit. » Ibid.
↑(45) « Au déloger de l’armée y eut deux aigles qui, fondant de grande raideur, s’allèrent ranger aux premiers enseignes, et suivirent toujours les soldats, qui les nourrirent jusques auprès de la ville de Philippes, là où un jour seulement devant la bataille, elles s’envolèrent toutes deux. Or avait jà Brutus réduit en son obéissance la meilleure partie des peuples et des nations de tout ce pays-là : mais, s’il y était encore demeuré à ranger quoique ville ou quelque seigneur, alors, ils achevèrent de les subjuguer tous, et tirèrent outre jusques à la côte de Thassos : là où Norbanus, ayant planté son camp en certain pas qu’on appelle les Détroits, près d’un lieu qu’on nomme Iymbolon, Cassius et Brutus l’environnèrent tellement qu’il fut contraint de se retirer de là, et à abandonner le lieu qui était fort avantageux pour lui, et s’en fallut bien qu’ils ne lui prissent toute son armée, car Cæsar ne l’avait pu suivre à cause de sa maladie, pour raison de laquelle il était demeuré derrière, et l’eussent fait, n’eût été le secours d’Antonius qui fit une si extrême diligence que Brutus ne la pouvait croire. Cæsar n’arriva que dix jours après, et se campèrent Antonius à l’encontre de Cassius et Brutus à l’opposite de Cæsar.
» Les Romains appellent la plaine, qui était entre leurs deux osts, les champs Philippiens, et n’avait-on jamais vu deux si belles ni si puissantes armées de Romains, l’une devant l’autre, prêtes à combattre. Il est vrai que celle de Brutus était en nombre d’hommes beaucoup moindre que celle de César, mais en beauté de harnais et en somptuosité d’équipage, il faisait beaucoup meilleur voir celle de Brutus : car la plupart de leurs armes n’étaient qu’or et argent, que Brutus leur avait donné largement, combien qu’en toutes autres choses il enseignât très-bien à ses capitaines à vivre réglément sans superfluité quelconque : mais quant à la somptuosité des armes qu’il faut que les gens de guerre aient toujours en leurs mains, ou qu’ils les portent ordinairement sur leur dos, il estimait qu’elle augmentait le cœur à ceux qui de nature sont convoiteux d’honneur, et qu’elle rend plus âpres au combat ceux qui aiment à gagner et craignent à perdre, à cause qu’ils combattent pour sauver leurs armes, comme leurs biens et leurs héritages. Quand ce vint à faire la revue et la purification de leurs armées, César fit la sienne au dedans des tranchées de son camp, et donna un peu de blé seuleument, et cinq drachmes d’argent par tête à chaque soldat pour sacrifier aux dieux, en leur demandant la victoire. Mais Brutus condamnant cette chicheté ou pureté, premièrement fit la revue de son exercite, et le purifiant aux champs ainsi comme est la coutume des Romains : et puis donna à chaque bande forces moutons pour sacrifier, et cinquante drachmes d’argent à chaque soldat : de manière que leurs gens étaient bien plus contents d’eux, et mieux délibérés de bien faire au jour de la bataille, que ceux de leurs ennemis. Toutefois en faisant les cérémonies de cette purification, on dit qu’il advint à Cassius une chose de sinistre présage : car l’un de ses sergents qui portaient les verges devant lui, lui apporta le chapelet de fleurs qu’il devait avoir sur la tête en sacrifiant, renversé à l’envers, et dit-on qu’encore auparavant, en quelques jeux ou quelque pompe, où on portait une image de la Victoire de Cassius qui était d’or, elle tomba parce que celui qui la porta trébucha.
» Davantage on voyait tous les jours dedans le camp grand nombre d’oiseaux qui mangent des charognes des corps morts, et si trouva-t-on des ruchées d’abeilles qui s’étaient amassées en un certain lieu dedans le pourpris des tranchées du camp, lequel lieu les devins furent d’avis de forclore de l’enceinte du camp, pour ôter la superstitieuse crainte et soupçon qu’ils en avaient, laquelle commençait même à retirer et démouvoir un petit Cassius des opinions d’Épicurus, et avait totalement épouvanté les soldats : tellement qu’il n’était pas lors d’avis qu’on décidât cette guerre par une seule bataille, mais qu’on délayât plutôt et qu’on tirât en longueur, attendu qu’ils étaient les plus forts d’argent et les plus faibles en nombre d’hommes et d’armes ; mais au contraire Brutus toujours auparavant et lors mêmement ne demandait autre chose que de mettre tout au hasard d’une bataille le plus tôt possible, afin que vitement où il recouvrât et rendît la liberté à son pays, ou qu’il délivrât de ses maux tout le monde, qui était travaillé à suivre, nourrir et entretenir tant de grosses et puissantes armées. Et encore voyant qu’ès courses et escarmouches qui se faisaient tous les jours, ses gens étaient les plus forts, et avaient toujours du meilleur, cela lui élevait le cœur davantage. Et outre cela, pour ce que déjà il avait eu quelques-uns de leurs gens qui s’étaient allé rendre aux ennemis, et en soupçonnait-on encore d’autres d’en vouloir faire autant, cela fit que plusieurs des amis même de Cassius qui paravant étaient de son opinion, quand ce vint au conseil à débattre si on donnerait la bataille ou non, furent de l’avis de Brutus : et néanmoins y eut l’un de ses amis, qui s’appelait Atellius, qui y contredit, et fut d’avis qu’on attendît l’hiver passé. Brutus lui demanda quel profit il espérait d’attendre encore un an : et Atellius lui répondit : « Si autre profit il n’y a, au moins aurai-je d’autant plus longuement vécu. » Cassius fut fort marri de cette réponse, et en fut Atellius très-mal voulu, et pis estimé de tous les autres : tellement qu’il fut sur l’heure conclu et arrêté que le lendemain on donnerait la bataille, si tint Brutus tout le long du souper contenance d’homme qui avait bien bonne espérance, et fît de beaux discours de la philosophie : puis après souper s’en alla reposer. Mais quant à Cassius, Messala dit qu’il soupa à part en son logis avec bien peu de ses plus familiers, et que tout le long du souper il eut la façon morne, triste et pensive, combien que ce ne fût point son naturel, et qu’après souper il le prit par la main, et la lui serrant étroitement, comme on fait par manière de caresses ainsi qu’il avait accoutumé, il lui dit en langage grec :
« Je te proteste et appelle à témoin, Messala, que, comme le grand Pompéius, je suis contre mon vouloir et avis contraint d’aventurer au hasard d’une bataille la liberté de notre pays ; et néanmoins si devons-nous avoir bon courage, ayant regard à la fortune, à laquelle nous ferions tort si nous nous défions d’elle, encore que nous suivions mauvais conseil. »
» Messala écrit que Cassius, lui ayant dit ces dernières paroles, lui dit adieu et que lui l’avait convié de souper le jour ensuivant en son logis pour ce que c’était le jour de sa nativité. Le lendemain donc aussitôt comme il fut jour, fut haussé au camp de Brutus et de Cassius le signe de la bataille qui était une cotte d’armes rouge : et parlèrent les deux chefs ensemble au milieu de leurs deux armées, là où Cassius le premier se prit à dire :
« Plaise aux dieux, Brutus, que nous puissions ce jourd’bui gagner la bataille, et vivre désormais tout le reste de notre vie l’un avec l’autre en bonne prospérité : mais étant ainsi que les plus grandes et principales choses qui soient entre les hommes, sont les plus incertaines, et que si l’issue de la journée d’hui est autre que nous ne désirons et que nous n’espérons, il ne sera pas aisé que nous nous puissions revoir, qu’as-tu en ce cas délibéré de faire ? ou de fuir ou de mourir ? »
» Brutus lui répondit :
« Étant encore jeune et non assez expérimenté aux affaires de ce monde, je fis, ne sais comment, un discours de philosophie, par lequel je reprenais et blâmais fort Caton de s’être défait soi-même, comme n’étant point licite ni religieux, quant aux dieux, ni quant aux hommes vertueux, de ne point céder à l’ordonnance divine et ne prendre pas constamment en gré tout ce qu’il lui plaît nous envoyer, mais faire le rétif et s’en retirer, mais maintenant me trouvant au milieu du péril, je suis de tout autre résolution, tellement que, s’il ne plaît à Dieu que l’issue de cette bataille soit heureuse pour nous, je ne veux plus tenter d’autre espérance, ni tâcher à remettre sus de rechef autre équipage de guerre, ains me délivrerai des misères de ce monde, me contentant de la fortune : car je donnai, aux Ides de Mars, la vie à mon pays, pour laquelle j’en vivrai une autre libre et glorieuse. »
» Cassius se prit à rire, lui ayant ouï dire ce propos, et en l’embrassant :
« Allons donc, dit-il, trouver nos ennemis pour les combattre en cette intention : car ou nous vaincrons ou nous ne craindrons plus les vainqueurs. »
» Ces paroles dites, ils se mirent à deviser en présence de leurs amis touchant l’ordonnance de la bataille, là où Brutus pria Cassius de lui laisser la conduite de la pointe droite, laquelle on estimait être plus convenable et mieux séante à Cassius, tant pour ce qu’il était plus âgé que pour ce qu’il était plus expérimenté : et néanmoins Cassius le lui octroya. » Ibid.
↑(46) « Ainsi Cassius fut à la fin contraint lui-même de se retirer avec une petite troupe de ses gens sur une motte, de là où on pouvait clairement voir et découvrir ce qui se faisait en la plaine. Mais quant à lui, il n’y vit rien, car il avait mauvaise vue, sinon qu’il vit, encore fut-ce à grand’peine, comme les ennemis pillaient son camp devant ses yeux. Il vit aussi venir une grosse troupe de gens de cheval que Brutus envoyait à son secours, et pensa que ce fussent ennemis qui le poursuivissent : et néanmoins envoya un de ceux qui étaient autour de lui, nommé Titinius, pour savoir ce que c’était. Ces gens de cheval l’aperçurent de tout loin, et sitôt qu’ils connurent que c’était l’un des meilleurs, des plus féaux amis de Cassius, se prirent à jeter un grand cri de joie, et ceux qui étaient ses plus familiers mirent pied à terre pour le saluer et l’embrasser : les autres l’environnèrent tout à l’entour du cheval avec chant de victoire, et grand bruit de leurs armes, dont ils faisaient retentir la campagne pour l’excessive joie qu’ils avaient : mais ce fut ce qui fît plus de mal que le reste : car Cassius pensa que Titinius à la vérité fût pris des ennemis et dit adonc ces paroles :
« Pour avoir trop aimé à vivre, j’ai attendu, jusques à voir, pour l’amour de moi, prendre devant mes yeux l’un de mes meilleurs amis. »
» Et cela dit, il se retira à part en une tente où il n’y avait personne, et y tira quand et lui l’un de ses affranchis, nommé Pindarus, qu’il avait toujours tenu auprès de lui pour une telle nécessité, depuis le malheureux voyage contre les Parthes auquel Crassus mourut. Toutefois il se sauva bien de cette déconfiture, mais lors entortillant son manteau à l’entour de sa tête, et lui tendant le col tout nu, il lui bailla à trancher sa tête (car on la trouva séparée d’avec le corps), mais jamais depuis homme ne vit Pindarus, dont aucuns ont pris occasion et matière de dire qu’il avait occis son maître sans son commandement.
» Incontinent après on avisa et reconnut clairement ces gens de cheval, et Titinius couronné d’un chapeau de triomphe qui s’en venait devant en diligence pour trouver Cassius : mais quand il entendit par les cris, pleurs et lamentations de ses amis qui se tourmentaient, l’inconvénient et l’erreur qui était advenue par l’ignorance de son capitaine, il dégaina son épée en se disant mille injures à soi-même de ce qu’il avait tant demeuré, et s’en tua lui-même sur-le-champ. Brutus cependant approchait toujours, ayant déjà bien entendu que Cassius avait été rompu : mais de la mort il n’en sut rien qu’il ne fût bien près de son camp : là où, après l’avoir bien lamenté et pleuré, en l’appelant le dernier des Romains, comme étant impossible que plus il plût à Rome naître un personnage d’aussi grand cœur comme il avait été, il fit ensevelir le corps, et l’envoya en la ville de Thassos, de peur que si on faisait les funérailles dedans le camp, elles ne fussent cause de quelque désordre : puis assembla ses gens de guerre et les réconforta. »
↑(47) « Si mourut là le fils de Marcus Caton, combattant vertueusement entre les plus vaillants jeunes hommes. Car combien qu’il fut extrêmement las et travaillé, il ne voulut jamais reculer ni fuir : mais en combattant obstinément à coups de mains et déclarant tout haut qui il était par son nom et celui de son père, fut à la fin abattu dessus plusieurs corps des ennemis qu’il avait tués autour de lui. Aussi y demeurèrent morts sur le champ tous les plus gens de bien qui fussent en l’armée, qui s’exposèrent courageusement à tout danger pour sauver la personne de Brutus : entre lesquels y avait un de ses plus familiers nommé Lucilius, qui voyant une troupe d’hommes barbares, ne faisant compte de tous les autres qu’ils rencontraient en leur voie et tirant tous en foule à l’encontre de Brutus, se délibéra de les arrêter tout court au péril de sa vie, et étant demeuré derrière, leur dit qu’il était Brutus, et à cette fin qu’ils le crussent plus tôt, les pria de le mener à Antonius, pour ce, disait-il, qu’il craignait César, et qu’il se fiait plus à Antonius. Ces barbares étant fort joyeux de cette rencontre et cuidant bien avoir trouvé une très-heureuse fortune, le menèrent qu’il était déjà nuit, et envoyèrent devant quelques-uns d’entre eux, pour en avertir Antonius : lequel en fut aussi très-aise, et vint au-devant de ceux qui le menaient. Les autres, qui entendirent qu’on amenait Brutus prisonnier, y accoururent aussi de toutes parts les uns ayant compassion de sa fortune, les autres disant qu’il avait fait chose indigne de sa réputation de s’être pour peur de mourir ainsi lâchement fait prendre vif à des barbares. Quand ils approchèrent les uns des autres, Antonius s’arrêta un peu, pensant en lui-même comment il se devait porter envers Brutus : et cependant Lucilius lui fut présenté, qui se prit à dire d’un visage fort assuré :
« Antonius, je te puis assurer que nul ennemi n’a pris ni ne prendra vif Marcus Brutus, et à Dieu ne plaise que la fortune ait tant de pouvoir sur la vertu : mais quelque part qu’on le trouve, soit vif, soit mort, on le trouvera toujours en état digne de lui : au reste, quant à moi, je viens ici devant toi, ayant abusé ces hommes d’armes ici, en leur faisant croire que j’étais Brutus, et ne refuse point de souffrir pour cette tromperie tous tels tourments que tu voudras. »
» Ces paroles de Lucilius ouïes, tous les assistants en demeurèrent fort étonnés, et Antonius regardant ceux qui l’avaient amené, leur dit :
« Je pense que vous êtes bien marris d’avoir failli à votre entente, compagnons, et qu’il vous est avis que celui-ci vous a fait un grand tort : mais je veux bien que vous sachiez que vous avez fait une meilleure prise que celle que vous poursuiviez : car, au lieu d’un ennemi, vous m’avez amené un ami ; et quant à moi, si vous m’eussiez amené Brutus vif, je ne sais certes ce que je lui eusse fait, là où j’aime trop mieux que tels hommes que celui-ci soient mes amis que mes ennemis. »
» En disant cela il embrassa Lucilius, et pour lors le consigna et le bailla en garde à ses amis, en le leur recommandant : et Lucilius le servit toujours depuis loyalement et fidèlement jusques à la mort. »
↑(48) « Mais Brutus ayant passé une petite rivière bordée de çà et là de hauts rochers et ombragée de force arbres, étant déjà nuit toute noire, ne tira guères outre, mais s’arrêta en un endroit bas au dessous d’une haute roche, avec aucun de ses capitaines et amis qui l’avaient suivi, et regardant vers le ciel tout plein d’étoiles, prononça en soupirant deux vers, dont Volumnius en a noté l’un qui est de telle substance :
Ô Jupiter, que celui dont naissance
Ont tant de maux, n’échappe ta vengeance.
» Et dit qu’il avait oublié l’autre. Un peu après nommant ses amis qu’il avait vus mourir en la bataille devant ses yeux, il soupira plus fort qu’il n’avait encore fait, mêmement quand il vint à nommer Labeo et Flavius, dont l’un était son lieutenant et l’autre maître des ouvriers de son camp. Sur les entrefaites, il y eut quelqu’un de la compagnie qui, ayant soif et voyant que Brutus l’avait aussi, s’en courut avec un cabasset vers la rivière. Au même instant on entendit du bruit devers l’autre côté : Volumnius y alla avec Dardanus, l’écuyer de Brutus, pour voir que c’était, et incontinent après étant retournés demandèrent s’il n’y avait plus à boire. Brutus en riant doucement leur répondit, tout est bu, on vous en apportera d’autre, et y renvoya celui même qui y avait été la première fois, lequel fut en danger d’être pris par les ennemis, et se sauva à bien grande peine étant encore blessé. Au reste Brutus estimait qu’il ne fût pas mort grand nombre de ses gens en la bataille, et pour le savoir au vrai, il y eut un nommé Statilius qui promit passer à travers les ennemis, car autrement n’était-il pas possible, et s’en aller visiter leur camp, et que là s’il trouverait que tout s’y portât bien, il allumerait un flambeau et le hausserait en l’air, puis s’en retournerait à lui. Le flambeau fut levé : car Statilius alla jusque-là : et longtemps après, Brutus, voyant qu’il ne revenait point, dit, si Statilius est en vie il reviendra : mais il advint de male fortune qu’en s’en retournant il tomba aux mains des ennemis qui l’occirent.
» La nuit étant jà bien avancée, Brutus s’inclinant devers Clitus, l’un de ses domestiques, ainsi qu’il était assis, lui dit quelques mots tout bas à l’oreille ; l’autre ne lui répondit rien, ains se prit à pleurer. Par quoi il attira son écuyer Dardanus auquel il dit aussi quelques paroles : et à la fin il s’adressa à Volumnius même, parlant en langage grec, et le priant en mémoire de l’étude des lettres et des exercices qu’ils avaient pris ensemble, qu’il lui voulût aider à mettre la main à l’épée et à pousser le coud pour se tuer. Volumnius rejeta fort cette prière, et aussi firent bien les autres, desquels il y eut un qui dit qu’il ne fallait pas demeurer là, ains s’en fuir : et adonc Brutus se levant : « Il s’en faut fuir voirement, dit-il, mais c’est avec les mains et non avec les pieds, » et leur touchant à tous en la main, leur dit ces paroles d’un fort bon et joyeux visage :
« Je sens en mon cœur un grand contentement de ce qu’il s’est trouvé que pas un de mes amis ne m’a failli au besoin, et ne me plains point de la fortune, sinon en tant qu’il touche à mon pays : car quant à moi, je me répute plus heureux que ceux qui ont vaincu, non-seulement pour le regard du passé, mais aussi pour le présent, attendu que je laisse une gloire sempiternelle de vertu laquelle nos ennemis victorieux ne sauraient jamais ni par armes, ni par argent, acquérir, ni laisser à la postérité, qu’on ne dise toujours qu’eux étant injustes et méchants ont défait des gens de bien, pour usurper une domination tyrannique qui ne leur appartient point. »
» Cela dit, il les admonesta, et pria chacun d’eux qu’ils se voulussent sauver, puis se retira un peu à l’écart avec deux ou trois seulement, desquels était Straton, qui était premièrement venu à sa connaissance par l’étude de la rhétorique : il approcha le plus près de lui, et prenant son épée à deux mains par le manche, se laissa tomber de son haut sur la pointe et se tua ainsi. Les autres disent que ce ne fut pas lui qui tint l’épée, mais que ce fut Straton à son instance et prière qui la lui tendit en tournant le visage de l’autre côté, et que Brutus se jeta de grande raideur dessus : tellement que s’étant percé d’outre en outre par le milieu de l’estomac, il rendit l’esprit tout incontinent.
» Messala qui, ayant été grand ami de Brutus, se réconcilia depuis avec César, lui présenta quelque temps après ce Straton, un jour qu’il était de loisir, et en pleurant lui dit : « César, voici celui qui rendit le dernier service à Brutus. » César le reçut dès lors, et depuis en toutes ses affaires s’en est trouvé aussi loyalement servi que de nul autre des Grecs qu’il eut à l’entour de lui jusqu’à la bataille d’Actium… Au demeurant, Antonius ayant lors trouvé le corps de Brutus, le fit envelopper d’une de ses plus riches cottes d’armes. Et depuis étant averti que la cotte avait été dérobée, fit mourir le larron qui l’avait prise, et envoya les cendres et reliques du corps à Servilia, mère de Brutus. »
- ↑ Voir, pour cet incident, la scène VII du drame.
- ↑ Imperatores, c’est-à-dire souverains capitaines. (Note d’Amyot.)
- ↑ Comme qui dirait au bas de la table. (Note d’Amyot.)
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