Œuvres complètes de Shakespeare/Hugo, 1865-1872/Tome 4/Notes

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Œuvres complètes de Shakespeare/Hugo, 1865-1872/Tome 4
Traduction par François-Victor Hugo.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François-Victor HugoPagnerreTome IV : Les jaloux — I (p. 469-488).

NOTES
sur
TROYLUS ET CRESSIDA, BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN ET LE CONTE D’HIVER.




(1) Ce titre prolixe est l’œuvre de l’éditeur et non de l’auteur. Shakespeare n’a nulle part présenté Pandarus comme prince de Lycie ; il en a fait un personnage entièrement bourgeois qui de son ancien rang seigneurial n’a conservé que la platitude du courtisan. Il est évident d’ailleurs que jamais le poëte n’aurait qualifié d’ingénieuse l’intervention de Pandarus livrant sa nièce à son ami.

(2) La préface adressée au lecteur par l’éditeur de l’in-quarto de 1609 est un document fort curieux qui manquait à notre langue, et que je n’ai pas cru devoir me dispenser de traduire. Elle contient, en effet, des révélations très-importantes pour l’histoire des lettres. Nous sommes fixés désormais sur la gloire qu’avait obtenue Shakespeare de son vivant. Nous savons que le charme de ses « comédies » avait vaincu les plus grands ennemis du théâtre, et que son œuvre était devenue, pour ses contemporains, le commentaire ordinaire de toutes les actions de leur vie. Cette courte déclaration n’est-elle pas le plus grand des éloges ? — Nous apprenons, en outre, que le droit de publier et de représenter les pièces de Shakespeare appartenait exclusivement à de grands propriétaires ; et ceci confirme le témoignage d’un biographe du xviie siècle qui assure que Shakespeare devenu actionnaire et acteur dans la troupe des comédiens du roi, s’était engagé par traité à leur livrer deux pièces par an. La vente d’un manuscrit étant alors considérée comme équivalant à la cession de tous les droits d’auteur, les comédiens du roi étaient devenus ainsi propriétaires absolus des œuvres de Shakespeare ; et ils en interdisaient la publication par la voie de la presse, afin d’empêcher les troupes rivales de leur faire concurrence en jouant les pièces de Shakespeare, ainsi révélées. Le monopole qu’avait obtenu la troupe du Globe explique pourquoi deux de ces pièces seulement ont été imprimées pendant les dix dernières années que vécut le poëte : le roi Lear en 1608, Troylus et Cressida en 1609. La cession que Shakespeare avait faite de ses œuvres à la compagnie était considérée comme perpétuelle, et voilà pourquoi, sans doute, ce furent deux comédiens qui furent chargés de la publication générale de ces œuvres, sept ans après la mort de l’auteur. L’édition de 1623 mit dans les mains du public anglais seize pièces qui n’avaient jamais été imprimées. — C’est donc à la troupe du roi que le libraire Bonian fait allusion quand il parle de ces grands propriétaires dont la volonté aurait fait si longtemps obstacle à la publication de Troylus et Cressida. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans tout ceci, ou la cupidité des comédiens qui, dans leur intérêt sordide, confisquèrent si longtemps au monde entier l’œuvre de Shakespeare, ou l’effronterie de cet éditeur, avouant si fièrement son vol. Mais ce qu’il y a de plus curieux encore dans cette étrange affaire, c’est que ledit éditeur avait fait consacrer légalement son droit de mettre en vente l’ouvrage qu’il avait volé. Le 23 janvier 1608, il avait fait enregistrer au Stationers’ Hall son édition de Troylus et Cressida ! C’est ainsi que la législation d’alors protégeait la propriété littéraire !

Troylus et Cressida est la seule pièce de Shakespeare qui ait été imprimée avant d’être jouée. Nous savons, par l’aveu même du libraire, que cette pièce n’avait pas encore été représentée lors de sa publication en 1609. Et ceci fait justice de l’affirmation de Malone, qui fixe avant 1602 la représentation de Troylus et Cressida. Les registres du Stationers’ Hall contiennent bien, en effet, cette inscription : 7 février, 1602, M. Roberts. Le livre de Troylus et Cressida ; tel qu’il est joué par les hommes de milord Chambellan. Mais l’inscription ici faite est évidemment relative à quelque pièce antérieure faite sur le même sujet ; et, en effet, les livres du chef de troupe Henslowe font mention de certaines sommes avancées à deux auteurs dramatiques, Dekker et Chettle, sur un ouvrage appelé Troylus et Cressida. Le sujet avait donc été traité sur le théâtre anglais même avant que Shakespeare s’en emparât. Jusqu’à quel point le poëte s’est-il inspiré de ses devanciers immédiats, nous ne savons, car la tragédie de Dekker et de Cheltle a disparu. Ce qui est certain, c’est que l’idée originale n’appartenait pas à ceux-ci, et que Shakespeare a dû puiser ses inspirations à des sources beaucoup plus hautes. Pour tout ce qui concerne la lutte des Grecs et des Troyens, Shakespeare a évidemment consulté Homère, dont l’Iliade avait été traduite par Chapman, et, en même temps qu’Homère, les livres légendaires publiés dans le moyen âge sur la guerre de Troie : l’Histoire de Troie, de Guido Delle Columne, traduite par Lydgate dès le xve siècle, et le Recueil des Hystoires troyennes, de Raoul Le Febvre, traduit par Caxton en 1471. Pour tout ce qui regarde les aventures de Troylus et de Cressida, Shakespeare a consulté spécialement le vieux poëte Chaucer, qui, dès le xive siècle, avait fait un poëme en cinq chants d’après le beau roman de Boccace Il Filostrato. Ce même roman fut traduit dans notre langue dès le commencement du xve siècle par un grand seigneur amoureux, Pierre de Beauvau, sénéchal d’Anjou, sous ce titre : Le roman de Troïlus. Le lecteur trouvera à la fin de ce volume des extraits de cette traduction remarquable qui lui permettront de comparer Shakespeare et Boccace. Mais Boccace lui-même n’est pas l’auteur de la fable originale. Dans une excellente introduction aux Nouvelles Françoises du xvie siècle, deux archéologues. MM. Moland et d’Héricault, ont démontré que la légende primitive, d’origine française, est l’œuvre de Benoit de Saint-Maur, trouvère normand du xiie siècle. Ils ont également prouvé que, bien longtemps avant d’occuper la scène anglaise, Troylus et Cressida avaient pris possession du théâtre français dans le mystère de la Destruction de Troie la grant, par maistre Jacques Milet, estudiant es loix en la ville d’Orléans, — mystère magnifique où l’on entendait le jaloux Troylus crier à son rival Diomède ces vers peu courtois :

Roy Diomèdes, dictes moy
Comment Briseïda se porte,
Et me contez de son arroy
Et qui c’est qui la reconforte.
Je voudrois qu’elle feust morte !

Aucun document contemporain ne nous permet de préciser avec certitude l’époque à laquelle la pièce de Shakespeare fut représentée. Elle fut réimprimée pour la seconde fois dans l’édition générale de 1623, où elle paraît avoir été ajoutée après coup. Car elle n’est pas mentionnée dans le catalogue des pièces placé en tête du volume, et elle a été intercalée, sans être paginée, après le feuillet 232, entre la dernière des pièces historiques, Henry VIII et la première des pièces tragiques, Coriolan.

En outre, la division en cinq actes, à laquelle les éditeurs de 1623 ont soumis la plupart des pièces de Shakespeare, n’est pas indiquée dans Troylus et Cressida. Ce qui donnerait à croire que les éditeurs ont fait imprimer à la hâte la pièce qu’ils avaient volontairement ou involontairement omise.

Je ne serais nullement étonné que Heminge et Condell eussent longtemps hésité à réimprimer une œuvre comme Troylus et Cressida, dans un moment où les idées puritaines commençaient à prendre tant d’empire et où le fanatisme de la chaire criait si violemment déjà à l’immoralité du théâtre. Les raisons qui devaient faire proscrire Troylus et Cressida par les niveleurs devaient aider plus tard à son succès. Après la chute de Cromwell et la restauration de Charles II, Dryden, tenté sans doute par un sujet qui présentait tant de côtés licencieux, voulut le remettre sur la scène, sous prétexte, dit-il dans une préface, de « balayer le tas de décombres sous lequel étaient enterrées tant de pensées excellentes. » — Dryden refit l’œuvre de Shakespeare selon le goût de son temps ; c’est-à-dire que, sous couleur d’améliorer la pièce, il la dégrada, lui ôta tout ce qu’elle avait d’épique, accentua tout ce qu’elle avait de scabreux et défigura tous les caractères. Il fit de Troylus un jaloux criminel, de Pandarus un ignoble souteneur, et de Cressida une amante fidèle et calomniée : ce qui ne l’empêcha pas, par une contradiction étrange, de punir Cressida en la forçant à se suicider. Le lecteur pourra se rendre compte de cette dégradation sacrilége par les quelques citations qu’il trouvera plus loin.

(3) Ainsi que je l’ai dit dans l’Introduction, le personnage de Troylus est tout romanesque : il n’a d’homérique que le nom. L’Iliade ne le mentionne qu’une seule fois, et c’est dans le vingt-quatrième chant, au moment où Priam, pleurant ses fils morts, s’écrie : « Nestor beau comme les immortels, Troïlus qui aimait les chevaux, et Hector qui était un dieu parmi les hommes. Mars me les a ravis ! »

(4) Cressida, fille de Calchas, est la même que Briséis qui, dans Homère, est la maîtresse d’Achille et qu’Agamemnon fait enlever par Eurybate et Thaltybias au premier livre de l’Iliade. C’est par suite de cet enlèvement, on s’en souvient, qu’Achille furieux se renferme dans sa tente.

(5) L’apparition du Prologue en armure était une véritable innovation. D’après la coutume du théâtre anglais, il devait porter un simple manteau noir.

(6) Dans la restauration qu’il a faite de Troylus et Cressida, Dryden a complètement interverti l’ordre des trois premières scènes. Au lieu de commencer par un entretien entre Pandarus et Troïlus et par une conversation entre le même Pandarus et Cressida, la pièce corrigée commence par la délibération des chefs grecs dans la tente d’Agamemnon. Dryden a mis en tête de la pièce la scène iii, et a rejeté à la suite de cette scène les scènes i et ii qu’il a réunies en une seule. Rien n’est plus maladroit que cette transposition. Rien n’est plus contraire aux lois de la composition dramatique que Dryden vénérait tant, et que Boileau a fort bien résumées dans ce vers :

Le sujet ne peut être assez tôt expliqué.

Il y a bien deux actions dans la pièce de Shakespeare : la première relative aux amours de Troylus et de Cressida, la seconde relative à la lutte des Grecs et des Troyens. Mais, évidemment les rapport entre les Grecs et les Troyens ne forment qu’une action secondaire ; l’action principale repose tout entière sur les rapports entre Troylus, Cressida et Diomède. Telle était la pensée de Shakespeare, et le poëte l’a déclarée d’avance de deux façons, d’abord par le choix du titre, et ensuite par la disposition des scènes. En nous parlant tout d’abord de la passion de Troylus, Shakespeare nous indique clairement que cette passion est le nœud véritable de la pièce. Dryden, au contraire, commence par nous entretenir des discordes qui règnent dans le camp grec, comme si ces discordes étaient le sujet réel de l’œuvre, et comme s’il allait nous faire assister à quelque tragédie classique, imitée de l’Iliade. Ce contre sens de composition n’est pas une des moindres fautes commises par Dryden. Il a, par malheur, complètement défiguré le personnage principal de la pièce. Grâce à ses modifications, Cressida cesse d’être le type à la fois si gracieux et si redoutable que Shakespeare avait rêvé : elle n’est plus qu’une amoureuse timide qui fait pitié. Ainsi, par exemple, voici ce que devient, dans le drame revu et corrigé par Dryden, le monologue si caractéristique qui termine la scène ii et dans lequel Cressida fait une théorie si savante de la coquetterie :

CRESSIDA, seule.

Par ce même gage vous êtes un procureur, mon oncle ! — Nous autres femmes, nous sommes un sexe étrangement dissimulé. — Nous pouvons bien tromper les hommes, quand nous nous trompons nous-mêmes. — Longtemps mon âme a aimé secrètement Troïlus. — J’ai, de la bouche de mon oncle, aspiré ses louanges, — comme si mes oreilles n’en pouvaient être rassasiées ; — pourquoi alors, pourquoi n’ai-je pas dit que j’aimais ce prince ? — Comment ma langue a-t-elle pu conspirer contre mon cœur, jusqu’à dire que je ne l’aime pas ? amour puéril ! — Il est dans ses jeux comme un enfant gâté, — et ce qu’il désire le plus, il le rejette.

(7) Ce serait une étude curieuse de comparer ce cartel tout chevaleresque avec le défi héroïque adressé par Hector aux chefs grecs dans le septième livre de l’Illiade.

(8) Pour créer, comme dit Ulysse, cette brute d’Ajax, Shakespeare paraît avoir confondu en un seul deux personnages que l’antiquité homérique distingue, Ajax, fils de Télamon, et Ajax, fils d’Oilée. L’Ajax de Shakespeare est, par sa mère, parent d’Hector, comme l’est, dans la fable antique, le fils de Télamon ; et il a, en même temps, le caractère que la tradition du moyen âge attribue au fils d’Oilée :

« Ajax, fils d’Oilée était très-corpulent ; — il mettait tous ses soins à être bien vêtu ; — il était très-élégant dans sa riche tenue, quoi-qu’il fût massif de corps — Il avait de grands bras avec des épaules carrées et larges ; — sa personne était presque une charge de cheval. — Haut de stature, et bruyant au milieu de la foule, — il avait la parole rude et désordonnée, et s’emportait souvent en vaines paroles. » Lydgate, qui a peint ainsi le fils d’Oilée, représente, au contraire, le fils de Télamon comme disert, vertueux, fort bon musicien, hardi à la bataille et dénué de toute vaine pompe.

(9) Voir au deuxième livre de l’Iliade la scène analogue entre Thersite et Ulysse.

(10) Cette vieille tante de Troylus est Hésione, sœur de Priam. Hercule, pour se venger de Laomédon, l’avait enlevée et livrée à Télamon, qui eut d’elle Ajax.

(11) Hécube, grosse de Pâris, avait rêvé qu’elle mettait au monde une torche enflammée.

Et face pregnans
Cisseïs regina Parin creat.

(Enéide, liv. X.)

(12) Cette superbe apparition de Cassandre qui traverse la scène pour jeter au milieu du conseil des Troyens le cri terrible de l’avenir, a été supprimée par Dryden. Le poëte de la Restauration, au lieu de Cassandre, introduit Andromaque, et, sous prétexte d’imiter Homère, nous fait assister à la petite berquinade que voici ;

HECTOR.

— Salut, Andromaque. Vous avez l’air enjoué. — Vous apportez quelque agréable nouvelle.

ANDROMAQUE.

Rien de sérieux. — Votre petit enfant Astyanax m’a envoyé ici — comme son ambassadrice.

HECTOR.

Pour quelle mission ?

ANDROMAQUE.

— Simplement, pour obtenir qu’aujourd’hui même son prand’père — le fasse chevalier. Il brûle de tuer un Grec. — Car, s’il tarde à devenir un homme, il s’imagine — que vous les tuerez tous, et que vous ne lui laisserez rien à faire.

PRIAM.

— Il est bien de votre sang, Hector.

ANDROMAQUE.

— Et aussi il a l’intention d’envoyer un cartel — à Agamemnon, à Ajax et à Achille, — afin de leur prouver qu’ils ont grand tort de brider nos plaines, — et de nous tenir encagés comme des prisonniers dans la ville pour mener cette vie de paresse.

HECTOR.

Quelles étincelles d’honneur — sortent de cet enfant ! Les dieux parlent par sa voix !

(13) Dryden a supprimé la scène vii et coupé la scène viii en deux parties : l’une formant la scène ii de son second acte, l’autre devenant la scène ii de son troisième acte. L’extrait que voici montrera dans quel esprit Dryden a refait l’œuvre de Shakespeare. Le lecteur pourra voir avec quelle complaisance le poète favori de Charles II a mis en relief le rôle le plus scabreux, celui de Pandarus :

Entrent Pandarus et Cressida.
PANDARUS.

Le voilà qui attend là-bas, le pauvre malheureux ; il attend là, avec un air, avec un visage, avec des yeux si suppliants ; il attend là, le pauvre prisonnier.

CRESSIDA.

Quel déluge de mots vous répandez, mon oncle, juste pour ne rien dire !

PANDARUS.

Vous appelez ça rien ! ce n’est rien ! appelez-vous ça rien ? Comment ! il a l’air pour tout le monde d’un misérable malfaiteur, juste accroché au gibet, avec son chapeau rabattu, ses bras pendant le long du corps, ses pieds allongés, son corps tout frémissant. Vous appelez ça rien ! Voilà un terrible rien !

CRESSIDA.

Et que pensez-vous d’un oiseau blessé qui se traîne avec une aile rompue ?

PANDARUS.

Eh bien ! après ? je pense qu’il ne peut pas s’envoler, c’est certain, c’est indubitable : il est sûr d’être pris… Mais si vous l’aviez vu, lui, quand je lui ai dit : Armez-vous de courage, mon homme, et suivez-moi ; et ne craignez pas les couleurs, et dites ce que vous voulez, mon homme : elle ne peut pas vous résister : il faudra qu’elle fasse une chute, comme une feuille en automne…

CRESSIDA.

Quoi ! vous lui avez dit tout cela sans mon consentement ?

PANDARUS.

Comment ! vous avez consenti ! vos yeux ont consenti ; vous lanciez du coin de vos yeux les plus humides œillades ! Vous me direz peut-être que votre langue n’a rien dit. Non, je l’accorde : votre langue a été plus discrète, votre langue a été mieux élevée, votre langue a gardé son secret : oui, je dirai cela pour vous, votre langue n’a rien dit. Vraiment je n’ai jamais vu de ma vie deux amants aussi pudiques ! aussi effrayés l’un de l’autre ! Que de troubles pour vous mettre à la besogne. C’est bon. Quand cette affaire-là sera terminée, si jamais je perds mes peines pour la seconde fois avec un couple aussi embarrassé, je consens à être peint sur une enseigne pour représenter le Labeur Inutile. Fi ! Fi ! Il n’y a pas la moindre conscience là-dedans. Tous les honnêtes gens vous crieront que c’est une honte.

CRESSIDA.

Où se montre l’être curieux dont vous me parlez ? que faut-il donner pour le voir ?

PANDARUS.

De l’argent comptant ! De l’argent comptant ! Vous en avez sur vous ! Il faut donner pour obtenir ! Sur ma parole, c’est une demoiselle aussi farouche que vous ; j’ai été obligé d’user de violenre avec lui, pour l’attirer ici : et je tirais et je tirais !…

CRESSIDA.

Pour ces bons offices de procureur vous serez damné un jour, mon oncle !

PANDARUS.

Moi ! damné ! Ma foi, je m’attends à l’être : en conscience, je crois que je le serai. Oui, si un homme doit être damné pour avoir rendu service, comme tu dis, je cours de grands risques.

CRESSIDA.

Eh bien ! je ne veux pas voir le prince Troïlus ! je ne veux pas être complice de votre damnation.

PANDARUS.

Comment ! ne pas voir le prince Troïlus ! mais je me suis engagé, j’ai promis, j’ai donné ma parole. Je me soucie bien d’être damné ! Laisse-moi tranquille avec ta damnation ! La damnation n’est rien pour moi à côté de ma parole ! Si je suis damné, ce sera pour toi une damnation fructueuse ; tu seras mon héritière. Allons ! tu es une vertueuse fille ! tu m’aideras à tenir ma parole ! tu verras Troïlus !

CRESSIDA.

Le risque est trop grand.

PANDARUS.

Aucun risque sérieux. Ta mère à couru ce risque-là pour toi ; tu peux bien le courir pour mon petit-neveu à venir.

CRESSIDA.

Considérez seulement mes inquiétudes. Le prince Troïlus est jeune…

PANDARUS.

Oui, morbleu, il l’est ; ce n’est pas là un sujet d’inquiétude, j’espère ; l’inquiétant, ce serait qu’il fût vieux et faible.

CRESSIDA.

Et moi, je ne suis qu’une femme !

PANDARUS.

Rien d’inquiétant à cela. Tu es une femme, et il est un homme ! Eh bien ! mets-les ensemble ! mets-les ensemble !

CRESSIDA.

Ne suis-je pas bien fragile ?

PANDARUS.

Toute mon inquiétude, c’est que tu ne le sois pas : il faut que tu sois fragile ; toute chair est fragile.

CRESSIDA.

Comment ! vous, mon oncle, pouvez-vous donner de pareils conseils à la fille de votre propre frère ?

PANDARUS.

Quand tu serais mille fois ma fille, je ne pourrais pas faire mieux pour toi. Qui donc veux-tu avoir, fillette ? Il est prince, jeune prince, et jeune prince amoureux ! Tu m’appelles ton oncle ! Par Cupidon, je suis un père pour toi. Rentre, rentre, fille, je l’entends qui vient… Et vous entendez, ma nièce ! je vous donne permission de faire une légère résistance, c’est décent ! mais pas d’entêtement ! c’est un vice ! pas d’entêtement, ma chère nièce !

Cressida sort.
Entre Troïlus.
TROÏLUS.

Eh bien, Pandarus ?

PANDARUS.

Eh bien, mon aimable prince ? Avez-vous vu ma nièce ? Non. Je sais que vous ne l’avez pas vue.

TROÏLUS.

— Non, Pandarus. J’erre devant vos portes — comme une âme étrangère sur les bords du Styx — attendant la barque. Oh ! sois mon Charon, — et transporte-moi vite à l’Élysée, — et vole avec moi vers Cressida ! —

PANDARUS.

Promenez-vous ici un moment de plus : je vais l’amener tout de suite.

TROÏLUS.

Je crains qu’elle ne veuille pas venir : pour sûr, elle ne voudra pas.

PANDARUS.

Comment ! ne pas venir, quand je suis son oncle ! Je vous dis, prince, qu’elle raffole de vous. Ah ! la pauvre petite coquine ! ah ! la petite coquine ! elle ne fait que penser, et pensera ce qui doit se passer entre vous deux. Oh ! que c’est bon ! Oh ! que c’est bon ! Oh !… Ne pas venir, quand je suis son oncle !

TROÏLUS.

Tu me flattes toujours ; mais, je t’en prie, flatte-moi encore. Vois-tu, je voudrais espérer ; je voudrais ne pas me réveiller de mon rêve charmant. Espérance, que tu es douce ! Mais espérer toujours, et ne pas voir s’accomplir ce qu’on espère !

PANDARUS.

Oh ! faible cœur ! faible cœur ! les vieux proverbes ont souvent raison… Non ! elle ne viendra pas, je le garantis ; elle n’a pas de mon sang dans les veines, elle n’en a pas de quoi remplir une puce ! Ah ! si elle ne vient pas, si elle ne vient pas, si elle ne vient pas de tout son élan dans vos bras, je n’ai plus rien à dire, si ce n’est qu’elle a renié toute grâce, et voilà tout.

TROÏLUS.

Je te crois : va donc, mais ne me trompe pas.

PANDARUS.

Non, vous ne voulez pas que j’y aille ! vous êtes indifférent ! irai-je, voyons ? Dites le mot alors… Après tout, que m’importe ? Vous pouvez bien vous contenter de votre propre prestige, et dédaigner le cœur d’une aimable jeune fille. C’est bon, je n’irai pas.

TROÏLUS.

Vole, vole, tu me tortures.

PANDARUS.

Serait-ce vrai ? Serait-ce vrai ? Est-ce que je vous torture vraiment ? Alors, je vais y aller.

TROÏLUS.

Mais tu ne bouges pas.

PANDARUS.

J’y vais immédiatement, tout droit, en un clin d’œil, aussi vite que la pensée ; pourtant vous croyez toujours qu’on ne fait pas assez pour vous : je me suis échiné à votre service. Ce matin je suis allé chez le prince Pâris pour lui demander d’excuser ce soir votre absence au souper de la cour ; et je l’ai trouvé… Ma foi, où croyez-vous que je l’ai trouvé ? Cela me réjouit le cœur, quand je pense comment je l’ai trouvé. Pourtant vous croyez qu’on ne fait jamais assez pour vous.

TROÏLUS.

Voulez-vous vous en aller ! Quel rapport cela a-t-il avec Cressida ?

PANDARUS.

Comment ! Vous ne voulez pas entendre les gens… Quel rapport cela a-t-il avec Cressida ?… Eh bien ! je l’ai trouvé au lit, au lit avec Hélène, sur ma parole. C’est une charmante reine, une charmante reine, une très-charmante reine ! Mais elle n’est rien à côté de ma nièce Cressida : c’est un laideron, une gipsy, une moricaude à côté de ma nièce Cressida… Elle était couchée avec un de ses bras blancs autour du cou de ce putassier. Oh ! quel bras blanc ! blanc comme le lis ! rond ! potelé !… Il faut que vous sachiez qu’elle l’avait nu jusqu’au coude ! Et alors elle le baisait, et elle l’étreignait… comme qui dirait…

TROÏLUS.

Mais, tu as beau dire, quel rapport cela a-t-il avec Cressida ?

PANDARUS.

Eh bien, j’ai fait vos excuses à votre frère Pâris ; cela a rapport à Cressida, je suppose !… Mais, quel bras ! quelle main ! quels doigts effilés ! l’autre main était sous les draps du lit ; celle-là, je ne l’ai pas vue, je l’avoue ; je n’ai pas vu cette main-là.

TROÏLUS.

Tu continues de me torturer !

PANDARUS.

Mais, moi aussi j’étais torturé ; vieux comme je suis, j’étais torturé aussi ; pourtant j’ai trouvé moyen de lui faire vos excuses pour qu’il les fit à votre père… Par Jupiter ! Quand je pense à cette main-là, je suis tellement ravi que je ne sais plus ce que je dis : j’étais torturé aussi, moi !

Troïlus se détourne d’un air impatienté.

Allons, j’y vais, j’y vais : je vais la chercher, je l’amène, je la conduis… Ne pas venir, quand je suis son oncle !

Pandarus sort.

(14) Le Sagittaire était, selon Lydgate, un animal monstrueux, moitié homme et moitié cheval, comme le centaure classique.

(15) Galathe est, en effet, le nom que l’histoire de la Destruction de Troie attribue au cheval favori d’Hector.

(16) Dryden a changé complètement le dénoûment de Shakespeare, à qui il reproche, dans sa préface, de ne pas avoir puni Cressida de sa fausseté. Afin de réparer l’erreur qu’il dénonçait, le poëte de la Restauration a fait mourir Cressida ; mais comme, dans la pièce refaite, Cressida est fidèle à Troïlus, et ne s’est pas réellement donnée à Diomède, il s’en suit qu’elle n’est pas coupable, et que le poëte s’est retiré le droit de la punir. Étrange aberration ! Dryden blâme Shakespeare d’avoir pardonné à une coupable, et lui, Dryden, il châtie une innocente ! Il faut voir cela pour y croire ; je traduis donc ici cette dernière scène qui se passe sur le champ de bataille :

Entre Diomède, faisant retraite devant Troïlus, et tombant au moment où il entre.
TROÏLUS.

— Implore la vie ou meurs !

DIOMÈDE.

Non ! profite de ta fortune ! — Je dédaigne une vie que tu peux donner ou prendre.

TROÏLUS.

— Ferais-tu fi de ma pitié, misérable ?… Eh bien, que ton désir soit exaucé !

Il lève le bras. Cressida s’élance vers lui et le retient.
CRESSIDA.

Retenez, retenez votre main, monseigneur, et écoutez-moi.

Troïlus se retourne. Aussitôt Diomède se relève. Les Troyens et les Grecs entrent et se rangent des deux côtés derrière leurs capitaines.
TROÏLUS.

— N’ai-je pas entendu la voix de la parjure Cressida ? Viens-tu ici pour donner le dernier coup à mon cœur ? Comme si les preuves de ta perfidie première n’étaient pas assez convaincantes, viens-tu ici — pour implorer la vie de mon rival ? — Oh ! s’il restait en toi une étincelle de loyauté, — tu ne pourrais pas ainsi lui témoigner sous mes yeux même ta préférence.

CRESSIDA.

— Que dirai-je ! la pensée que vous me croyiez infidèle — m’a rendue muette. Ah ! laisse-le vivre, mon Troïlus ; — par toutes nos amours, par toutes nos tendresses passées, — je t’adjure de l’épargner.

TROÏLUS.

Enfer et mort !

CRESSIDA.

— Si jamais j’ai eu pouvoir sur votre âme, — croyez-moi toujours votre fidèle Cressida. — Quoique mon innocence ait l’air du crime, — par cela même que je demande sa grâce, — je ne la sollicite, sachez-le, que parce que sa mort — empêcherait pour toujours mon retour auprès de vous. — Mon père est ici traité comme un esclave et avili ; moi-même, je suis retenue captive dans des liens que je hais…

TROÏLUS.

— Si je pouvais avoir foi en toi, si je pouvais te croire fidèle, — je te ramènerais en triomphe dans Troie, — quand toute la Grèce rallierait ses troupes dispersées, et serait rangée en bataille pour me barrer le passage ! — Mais, ô sirène, je veux fermer l’oreille — à tes accents enchanteurs ; les vents emporteront — sur leurs ailes tes paroles plus légères qu’eux-mêmes.

CRESSIDA.

— Hélas !… Mon amour pour lui n’était que stimulé ! — Si jamais il a eu de moi d’autres gages — que ceux que la modestie peut donner…

DIOMÈDE, montrant un anneau à son doigt.

Non, témoin ceci !… — Va, prends-là, Troyen ; tu la mérite mieux que moi ! — Vous autres, débonnaires et crédules niais, — vous êtes des trésors pour une femme. — J’étais un amant, un amant jaloux, brutal, et taquin, et j’ai douté de ce gage même, jusqu’au jour ou je l’ai possédée ! — Mais elle a fait honneur à sa parole, — et je n’ai plus de raison maintenant de me plaindre d’elle !

CRESSIDA.

— Oh ! impudence sans exemple et effrontée !

TROÏLUS.

— Enfer, montre-moi un supplicié plus misérable que Troïlus.

DIOMÈDE.

— Non, ne t’afflige pas ; je te la cède volontiers ; — je suis satisfait, et j’ose affirmer, au nom de Cressida, — que si elle t’a promis sa personne, — elle s’empressera de s’acquitter de sa dette.

CRESSIDA, tombant à genoux devant Troïlus.

— Mon unique seigneur, par tous les vœux d’amour, — qui sont sacrés, s’il est un pouvoir au-dessus de nous, — et qui sont terribles, s’il est un enfer au-dessous, puissé-je subir toutes les imprécations que votre rage peut proférer contre moi, si je suis infidèle !

DIOMÈDE.

— Vraiment, puisque vous tenez tant à être crue, — je suis fâché de m’être laissé entraîner si loin en paroles, — Soyez donc ce que vous voulez passer pour être. Je sais être reconnaissant.

TROÏLUS.

— Reconnaissant ! supplice !… Alors que les flammes les plus bleues de l’enfer — la saisissent toute vive ! Que sous le poids de tous ses crimes elle s’enfonce souillée ! Que l’hôte ténébreux — lui fasse place, et la montre au doigt et la siffle sur son passage ! — Que les âmes les plus flétries de son sexe — se réjouissent et crient : voici venir un plus noir démon ! — Puisse-t-elle…

CRESSIDA.

Assez, monseigneur ! vous en avez dit assez. — Cette perfide, cette parjure, cette odieuse Cressida — ne sera plus l’objet de vos malédictions ! — Quelques heures de plus, et la douleur eût achevé votre œuvre ; — mais alors vos regards n’auraient pas eu la satisfaction que je leur donne ainsi… ainsi…

Elle se poignarde. Diomède et Troïlus s’élancent vers elle.
DIOMÈDE.

— Au secours ! Sauvez-la ! au secours !

CRESSIDA.

— Arrière ! ne me touche pas, toi, traître Diomède ! — Mais vous, mon Troïlus unique, approchez… — Croyez-moi, la blessure que je viens de faire à mon cœur — est bien moins douloureuse que la blessure que vous lui aviez faite… — Oh ! puissiez-vous croire encore que je vous suis fidèle !

TROÏLUS.

— Cela serait trop, même si tu eusses été perfide ! — Mais, oh ! tu es la plus pure, la plus blanche innocence, — je le reconnais à présent, et je le reconnais trop tard ! — Puissent toutes mes malédictions, et dix mille autres plus — accablantes encore, retomber sur ma tête ! — Puisse quelque divinité vengeresse arracher — Pélion et Ossa de dessus les tombes des géants, — et les précipiter sur moi, plus coupable que ceux — qui ont osé envahir le ciel !

CRESSIDA.

Ne l’écoutez pas, cieux ! — Mais entendez-moi le bénir avec mon dernier souffle ; — et puisque je n’ai pas réclamé contre le dur décret — qui a condamné ma vie si courte et si infortunée, — ajoutez-lui les jours que vous m’enlevez, — et je mourrai heureuse de ce qu’il me croit fidèle.

Elle meurt.
TROÏLUS.

— Elle s’en est allée pour toujours, et elle m’a béni en mourant ! — Que ne m’a-t-elle pas maudit plutôt ! Elle est morte par ma faute ; — et moi, comme une femme, je me borne à pleurer, — Le délire m’entraîne en divers sens à la fois. — La pitié me somme de fondre en larmes, — tandis que le désespoir me tourne contre moi-même — et m’ordonne sans aller plus loin, de finir ici ma vie !

Il met la pointe de son épée contre sa poitrine.
À Diomède.

Ah ! tu souris, traître ! tu m’apprends mon devoir, — et tu détournes ma juste vengeance sur ta tête !…

Troïlus et Diomède se battent, et les deux armées s’engagent en même temps, les Troyens forcent les Grecs à la retraite ; Troïlus met en fuite et blesse Diomède. Les trompettes sonnent. Achille paraît avec ses Myrmidons derrière les Troyens qui sont enveloppés. Troïlus engage un combat singulier avec Diomède, le renverse et le tue. Achille tue Troïlus sur le corps de Diomède. Tous les Troyens meurent sur place. Troïlus expire le dernier.


(17) La comédie de Beaucoup de bruit pour rien fut enregistrée au Stationers’ Hall le 23 août 1600, et imprimée in-quarto dans le courant de la même année. Elle dut être représentée vers la même époque, car elle n’est pas mentionnée dans la liste des pièces de Shakespeare que publia Meres en 1598. Elle fut réimprimée dans l’édition générale de 1623, presque sans variation. Beaucoup de bruit pour rien a été remanié deux fois pour la scène anglaise, la première, en 1673, par Davenant, sous ce titre : La Loi contre les amants ; la seconde, en 1737, par un certain James Miller, sous ce titre : La Passion universelle.

(18) Les cinq esprits dont parle ici Béatrice ne sont autres que les cinq perceptions correspondant aux cinq sens, — perceptions regardées par les philosophes du moyen âge comme les cinq facultés essentielles de l’âme. Dans les Contes de Cantorbéry, le vieux poëte Chaucer confond ces perceptions avec les sensations elles-mêmes, lorsque, dans le récit du curé, il parle des appétits des cinq esprits qui sont le vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Shakespeare, spiritualiste, rétablit la distinction entre l’âme et le corps, en disant lui-même dans un de ses sonnets :

But my five wits, nor my five senses can
Dissuade one foolish heart from serving thee.


Mais ni mes cinq esprits, ni mes cinq sens ne peuvent
Dissuader un cœur imbécile de te servir.

(19) Un commentateur, M. Blakeway a retrouvé dans une ancienne tradition le conte dont Benedict répète ici les refrains. Je traduis ici ce récit sinistre qui rappellera au lecteur français notre légende de Barbe-Bleue :

« Il y avait une fois une jeune dame (elle s’appelait lady Mary dans l’histoire) qui avait deux frères. Un été, tous trois allèrent à une maison de campagne qui leur appartenait et qu’ils n’avaient pas encore visitée. Parmi les gentlemen du voisinage qui vinrent pour la voir, était un M. Fox, un célibataire, qui était fort agréable aux deux frères et surtout à la sœur. Il avait coutume de dîner avec eux, et il invitait souvent lady Mary à venir le voir. Un jour que ses frères étaient absents, elle résolut d’y aller, et partît sans être accompagnée. Quand elle arriva à la maison, elle frappa à la porte ; personne ne répondit. À la fin, elle ouvrit elle-même et entra. Au-dessus du portail de l’avant-salle était écrit : De l’audace ! de l’audace ! mais pas trop d’audace ! Elle avança : au-dessus de l’escalier, même inscription. Elle monta. Au-dessus de l’entrée de la galerie, même inscription. Elle continua de marcher : au-dessus de la porte d’une chambre, elle lut : De l’audace ! de l’audace ! mais pas trop d’audace ! de peur que le sang de votre cœur ne se glace ! Elle ouvrit : la chambre était pleine de squelettes et de tonneaux remplis de sang. Elle revint vite sur ses pas. En descendant l’escalier, elle aperçut, par une fenêtre, M. Fox, qui se précipitait dans la maison, brandissant d’une main un sabre nu, et de l’autre traînant une jeune femme par les cheveux. Lady Mary eut juste le temps de se glisser et de se cacher sous l’escalier avant que M. Fox et sa victime arrivassent pour le gravir. Comme il traînait la jeune femme, celle-ci s’accrocha à la balustrade avec sa main qu’entourait un riche bracelet. M. Fox la lui trancha d’un coup de sabre : la main et le bracelet tombèrent dans la robe de lady Mary, qui alors parvint à s’échapper sans être observée, et revint chez elle saine et sauve.

Quelques jours plus tard, M. Fox vint dîner avec eux comme de coutume. Après le repas, les convives s’amusèrent à raconter des aventures extraordinaires, et lady Mary finit par dire qu’elle raconterait un rêve remarquable qu’elle avait fait récemment. J’ai rêvé, dit-elle, que, comme vous, monsieur Fox, m’aviez souvent invitée à aller vous voir, je m’étais rendue chez vous un matin. Arrivée à la maison, je frappai ; personne ne répondit. Quand j’ouvris la porte, je vis écrit au-dessus l’avant-salle : De l’audace ! de l’audace ! mais pas trop d’audace ! Mais, se hâta-t-elle d’ajouter, en se tournant vers M. Fox et en souriant : Ce n’est pas vrai, ce n’était pas vrai. Et elle poursuivit le reste de son histoire, en terminant chaque phrase par : Ce n’est pas vrai, ce n’était pas vrai. Enfin, quand elle en fut venue à la chambre pleine de cadavres, M. Fox l’interrompit en s’écriant : Ce n’est pas vrai, ce n’était pas vrai, à Dieu ne plaise que ce soit vrai ! Et il continua de répéter cela après chaque phrase du récit, jusqu’au moment où elle parla de la main de la jeune dame. coupée sur la balustrade. Alors, après qu’il eut dit comme d’habitude : Ce n’est pas vrai, ce n’était pas vrai, à Dieu ne plaise, que ce soit vrai ! la jeune femme se hâta de répliquer : Mais c’est vrai, c’était vrai, et voici la main que je vais vous montrer. En même temps, elle tira de dessous son tablier la main et le bracelet : sur quoi tous les convives tirèrent leurs épées et immédiatement coupèrent en morceaux M. Fox. »

(20) Allusion à un jeu barbare de l’époque, qui consistait à tirer à l’arbalète sur un chat enfermé, soit dans une cruche, soit dans un panier. Steevens cite cet extrait d’un ancien ouvrage : « Quand le prince Arthur ou le duc de Shoreditch faisaient battre le tambour, les flèches volaient plus vite qu’au jeu du chat dans un panier. »

(21) Cet Adam l’archer n’est autre qu’Adam Bell, bandit célèbre que les ballades du moyen âge ont chanté, et qui vivait dans la forêt d’Englewood, aux environs de Carlisle, avec ses deux camarades, les terribles hommes du Nord, Clym de Clough et William de Cloudesley.

(22) Le fonctionnaire si paisible que Shakespeare nous montre ici chargé de veiller à la tranquillité de Messine, n’est autre que l’antique watchman de Londres, que les gravures du temps nous présentent enveloppé dans un grand manteau descendant jusqu’aux talons, et muni d’une hallebarde, d’une lanterne et d’une cloche. Ce personnage se retrouve aujourd’hui dans toutes les communes d’Angleterre, avec quelques modifications de costume, et il est permis de croire, d’après nombre d’exemples, qu’il n’a pas oublié les leçons de saine prudence si comiquement données ici par Dogberry. — Il paraît, du reste, que ces leçons sont parfaitement d’accord avec les anciens règlements de la police anglaise. Un homme compétent dans la matière, lord Campbell, vient de publier un livre curieux où il démontre que Shakespeare, qui savait tant de choses, connaissait à fond la jurisprudence de son temps, il cite même, comme preuve à l’appui de cette démonstration, les paroles même de Dogberry : « Si les différentes recommendations de Dogberry sont strictement examinées, on reconnaîtra que leur auteur avait une connaissance fort respectable des lois de la Couronne. Le problème était de mettre les constables à l’abri de tout trouble, de tout danger, de toute responsabilité, sans aucun égard pour la sûreté publique. Il est certain que lord Coke lui-même n’aurait pas mieux défini les pouvoirs d’un officier de paix. » Shakespeare’s legal acquirements ; by John lord Camphell, 1859.

(23) La chanson de Léger amour était une ballade fort populaire à la fin du seizième siècle. Shakespeare en reparle dans la scène ii des Deux Gentilshommes de Vérone. Elle commence par ces deux vers qui en indiquent le sujet :

Leave lightie love Ladies for feare of yll name
And true love embrace ye to purchase your fame.

Renoncez au léger amour, mesdames, par crainte d’un mauvais nom
Et embrassez l’amour pour acquérir un bon renom !

(24) Le carduus benedictus, dont le nom se prête ici si bien au jeu de mots, est une plante dont les propriétés passaient pour merveilleuses. S’il faut en croire les docteurs du xvie siècle, ce chardon ne guérirait pas seulement les maux de cœur ; ce serait la panacée universelle. Écoutez plutôt : « Le carduus benedictus mérite bien par ses vertus d’être appelé le chardon béni. De quelque manière qu’on l’emploie, il fortifie toutes les parties du corps ! il aiguise l’esprit et la mémoire ! il vivifie tous les sens ! il procure l’appétit ! il a une vertu spéciale contre le poison, et il préserve de la peste ! il est excellent pour toute espèce de fièvre, quand il est employé ainsi : « Prenez-en un grain pulvérisé, mettez-le dans une bonne chopine d’ale ou de vin ; faites chauffer et buvez un quart d’heure avant que l’attaque doive venir, puis couchez-vous, couvrez-vous bien, et provoquez la transpiration que la force de l’herbe amènera vite, et continuez jusqu’à ce que le moment de l’accès soit passé. Par ce moyen, vous pouvez vous rétablir bien vite, fût-ce d’une fièvre pestilentielle. Pour ces notables effets, cette plante peut bien s’appeler benedictus ou omnimorbia, c’est-à-dire baume à tout mal ; elle n’était pas connue des médecins de l’antiquité, mais elle vient d’être révélée par la providence spéciale du Tout-Puissant. » Extrait du Havre de la santé, par Thomas Began, maître ès-arts et bachelier de médecine. Londres, 1556.

(25) S’il est furieux il sait comment retourner sa ceinture. Expression proverbiale. — Un contemporain de Shakespeare écrivait au ministre Cecil, dans une lettre qu’on a conservée, ces paroles qui semblent répétées littéralement par Claudio : « J’ai déclaré que je n’avais pas eu l’intention de le rendre furieux. Il a répondu : Si j’étais furieux, je saurais bien retourner derrière moi la boucle de mon ceinturon. » Il paraît que dans la vieille Angleterre les lutteurs de profession portaient une ceinture dont ils repoussaient la boucle derrière eux au moment de se battre. Cette habitude de retourner la ceinture serait devenue ainsi l’équivalent d’une provocation.

(26) La première édition connue du Conte d’hiver est celle de 1623. Cette pièce est une des dernières que composa et que fit jouer Shakespeare. Un certain docteur, Simon Forman, dont on a retrouvé récemment le curieux journal, en a fait une analyse minutieuse, après une représentation à laquelle il assista, au théâtre du Globe, le 15 mai 1611. Elle devait être alors dans toute sa nouveauté ; car, pendant cette même année 1611, elle fut jouée pour la première fois devant la cour à Whitehall, ainsi qu’en fait foi le registre officiel des Menus-Plaisirs par la mention suivante :

1611
Les comédiens du roi Le 5 novembre : une pièce intitulée
Le Conte d’une nuit d’hiver.

La pièce eut sans doute un grand succès, car elle fut reprise au théâtre de la cour, en mai 1613, à l’époque des fêtes splendides données par Jacques Ier à l’électeur palatin, et, plus tard encore, en août 1623. D’après les conjectures fort plausibles de M. Collier, le Conte d’hiver dut être composé pendant l’hiver de 1610-1611 pour inaugurer la réouverture du théâtre du Globe par les comédiens du roi, au commencement de l’été.

(27) C’était un préjugé populaire que les araignées étaient venimeuses. Dans l’affaire de sir Thomas Overbury, affaire qui émut toute l’Angleterre sous le règne de Jacques Ier, un des témoins cités contre la comtesse de Sommerset dit : « La comtesse me demanda de lui procurer le poison le plus fort que je pusse trouver, et, en conséquence, j’achetai sept grandes araignées et cantharides. »

(28) Un souvenir sinistre se rattache à cette danse. On peut lire dans la Chronique de Froissart le récit d’une soirée qui eut lieu à la cour en 1392, et où le roi Charles VI et cinq personnages, le comte de Jouy, le sire de Poitiers, le comte de Valentinois, le sire de Foix et le seigneur Nantouillet, dansèrent, déguisés en satyres. Ces cinq personnages étaient attachés les uns aux autres, et le roi les conduisait. Le duc d’Orléans ayant fait approcher un valet avec une torche pour reconnaître leur visage, le feu prit à leur costume collé sur eux avec de la poix. Quatre moururent brûlés ; le roi et le sire de Foix seuls en réchappèrent. Malgré cet effroyable événement, la danse des satyres n’en resta pas moins de mode en France, et Melville raconte dans ses Mémoires qu’elle fut introduite à la cour de Marie Stuart par un Français appelé Bastion, dans une fête donnée à l’occasion de la naissance de Jacques VI.


fin des notes.