Œuvres complètes de Shakespeare/Hugo, 1865-1872/Tome 6/Notes

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Œuvres complètes de Shakespeare/Hugo, 1865-1872/Tome 6

NOTES
sur
LA SAUVAGE APPRIVOISÉE, TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN ET PEINES D’AMOUR PERDUES.




(1) La première édition de cette comédie est celle de 1623. La Sauvage apprivoisée occupe vingt-deux feuillets du gros in-folio où ont été réunies les pièces authentiques de Shakespeare, et est placée, de la page 208 à la page 230, entre Comme il vous plaira et Tout est bien qui finit bien. La division par scènes n’y est pas marquée ; en revanche, la division par actes y est faite avec une négligence inconcevable. Les éditeurs ont indiqué, en tête du prologue, l’acte premier de la comédie qui ne commence qu’après le prologue, puis ne sachant plus où mettre le second acte, ils ont omis de le mentionner ; enfin, ils ont placé en tête de la scène du pari cette indication savante : Actus quintus, scæna prima, et ils ne se sont pas aperçus que cette « scène première du cinquième acte » était la scène finale !

Vingt-neuf ans avant que La Sauvage apprivoisée eût été publiée avec cette déplorable insouciance, — dès 1594, — le libraire Cuthbert Burby avait mis en vente à sa boutique, place du Royal Exchange, un petit volume in-4, sur le titre duquel se lisaient ces lignes : « Une comédie plaisamment conçue, appelée Une sauvage apprivoisée (The taming of a Shrew), telle qu’elle a été jouée diverses fois par les serviteurs du très-honorable comte de Pembroke. » Sauf certains détails secondaires, cette comédie anonyme était, par le choix du sujet par la marche de l’action, par la disposition des scènes, exactement pareille à la comédie signée Shakespeare. En présence de cette analogie frappante, analogie qui va quelquefois jusqu’à l’identité des mots, la première pensée qui viendrait à l’esprit de tout lecteur impartial, c’est que la comédie imprimée en 1594 est du même auteur que la comédie imprimée en 1623. Tout lecteur impartial, sachant déjà que Shakespeare a refait beaucoup de ses pièces, Hamlet, le Roi Lear, Roméo et Juliette, les Joyeuses épouses de Windsor, le Roi Jean, etc., se dirait que le poëte a retouché également La Sauvage apprivoisée, et serait pénétré d’admiration en reconnaissant l’éclatante supériorité de l’œuvre remaniée sur l’œuvre primitive. Comment croire, en effet, que Shakespeare, dans toute la verdeur de son génie, se fût asservi à imiter servilement l’œuvre d’autrui ? — Que Shakespeare prenne la légende de Belleforest et la transforme dans Hamlet, qu’il prenne le conte de Cynthio et le transfigure dans Othello, c’est tout simple : il reste créateur et grand créateur. Mais qu’il dérobe une pièce de Marlowe, ou de Greene, ou de Kid, ou de je ne sais qui, qu’il la copie scène par scène, qu’il en répète littéralement les jeux de mots et les calembours, qu’il en reproduise le prologue sans même se donner la peine de changer les noms des personnages, qu’il en transcrive jusqu’au titre en se bornant à y substituer la particule a à la particule the et à dire The taming of the Shrew ; au lieu de The taming of a Shrew, alors Shakespeare n’est plus un créateur, c’est un plagiaire.

Il commet une véritable piraterie littéraire : il a volé non-seulement l’œuvre, mais la renommée d’un autre. Il peut faire une bonne contrefaçon, mais il a fait une mauvaise action.

Eh bien ! cette mauvaise action, qui le croirait ? Les critiques anglais se sont entendus pour l’attribuer à Shakespeare. Sans doute, me direz-vous, ces critiques sont les plus violents détracteurs du poëte, ses plus implacables ennemis. Erreur ! ce sont justement ses plus fervents admirateurs ! Ce sont ceux qui, en racontant sa vie, ont mis le plus de zèle à faire admirer le génie de l’écrivain et à faire aimer la probité de l’homme. Proh pudor !

Et quelles sont les raisons de ces commentateurs pour ternir d’une pareille imputation une des plus chères gloires du genre humain ? Ces raisons, je les ai consciencieusement cherchées et voici celles que j’ai pu parvenir à découvrir. On va voir de quelle valeur elles sont.

Le premier motif pour lequel, à en croire ces messieurs, la comédie publiée en 1594 ne peut pas être de Shakespeare, c’est qu’avant sa publication elle avait été représentée par la troupe du comte de Pembroke : est-il probable que Shakespeare, appartenant à une troupe rivale de celle du comte, aurait voulu contribuer à la vogue de ses concurrents en leur livrant une comédie qui pouvait être jouée si fructueusement par ses associés ? Voilà l’objection dans toute sa force. Il est facile d’y répondre en démontrant qu’à cette époque le droit de propriété littéraire était loin d’être protégé comme il l’est aujourd’hui. Au temps de la bonne reine Bess, les chefs de troupe ne se faisaient nul scrupule de monter et de représenter, sans l’assentiment de l’auteur, une pièce qui attirait le public dans un théâtre rival. Comme l’a fort bien dit M. Collier, « une pièce écrite, par une compagnie et peut-être jouée par cette compagnie telle qu’elle était écrite, pouvait être obtenue subrepticement par une autre, grâce à une transcription, aussi fidèle que possible, des paroles prononcées par les exécutants originaux ; de cette seconde compagnie elle pouvait passer à une troisième, et, après une succession de changements, de corruptions et d’omissions, elle pourrait parvenir jusqu’à l’impression. Je tiens donc pour positif que des auteurs favoris comme Robert Greene, Christophe Marlowe, Thomas Lodge, George Peel, Thomas Kid, et quelques autres fournissaient d’œuvres dramatiques, non pas une compagnie seulement, mais la plupart des associations d’acteurs de la métropole ; et quand nous trouvons que, dans le journal du chef de troupe Henslowe, Tamerlan est mentionné comme ayant été joué par les comédiens de lord Strange, nous pouvons conclure que ce drame était joué aussi par les comédiens de la reine, de lord Nottingham, de lord Oxford ou par toute autre compagnie ayant pu monter, tant bien que mal, une reproduction de la pièce originale. Le drame si populaire de Christophe Marlowe, que je viens de nommer, est un exemple parfaitement choisi ; car sur le titre de la pièce imprimée en 1590 on nous dit qu’elle était jouée par les serviteurs du lord amiral, et pourtant Henslowe la mentionne comme ayant été représentée cinq fois par les serviteurs de lord Strange antérieurement à Avril 1592[1] ». Cette assertion si explicite du savant historien de la scène anglaise est une réponse victorieuse aux accusateurs de Shakespeare. Parce que la troupe du comte de Pembroke a joué la Sauvage apprivoisée primitive, cela ne prouve nullement que Shakespeare n’en soit point l’auteur. Les comédiens de lord Pembroke ont pu se procurer une copie d’une pièce appartenant dès l’origine aux comédiens de la reine, juste comme les comédiens de lord Strange ont pu obtenir une copie du Tamerlan de Marlowe, qui était la propriété des comédiens du lord amiral. — Passons outre.

La seconde raison pour laquelle Une Sauvage apprivoisée ne peut pas être attribuée à Shakespeare, toujours au dire de ces messieurs, est une raison de style. Le commentateur Steevens a découvert dans la vielle comédie quatre mots qui ne sont employés dans aucune pièce de Shakespeare, Sardonyx (Sardoine), Hyacinth (Hyacinthe), radiations (rayons), eye-trained (à l’œil exercé) ; et ces quatre mots sont, selon Steevens, autant de preuves nouvelles que la vieille comédie n’est pas l’œuvre du poëte. Cet argument est si puéril qu’il y aurait puérilité à le réfuter. S’il était admis en principe qu’une pièce de Shakespeare, pour être authentique, ne doit pas contenir un seul mot qui n’ait été employé dans ses autres pièces, toutes les œuvres du poëte, sans aucune exception, devraient être déclarées apocryphes. Par exemple, le mot composé tempest-tossed (secoué de la tempête) ne se trouvant que dans Macbeth, Macbeth serait apocryphe ! Le mot spirit-stirring (excitant le courage) ne se rencontrant que dans Othello, Othello serait apocryphe ! Le mot grey-coated (habillé de gris) n’étant que dans Roméo et Juliette, Roméo et Juliette serait apocryphe ! Le mot implorator (qui implore) ne se présentant que dans Hamlet, Hamlet serait apocryphe ! Pauvre Steevens !

La troisième et dernière raison mise en avant dans cette controverse par la critique anglaise est un fait d’histoire littéraire, consigné dans les registres tenus par le chef de troupe Henslowe, pendant les dernières années du seizième siècle. Dans le courant de l’année 1594, pendant qu’on construisait le théâtre du Globe, la troupe du lord Chambellan (la troupe même à laquelle appartenait Shakespeare) demanda asile à la troupe du lord amiral, et les deux troupes combinées donnèrent ensemble une série de représentations qui attirèrent la foule au théâtre de Newington. Le comédien Henslowe, qui prit part à ces représentations, a laissé une liste, devenue très-curieuse, des pièces jouées alors. À la date du mois de juin, on y lit ceci :

  • 9 juin 1594, Hamlet.
  • 11 juin 1594, The taming of a Shrew (Une Sauvage apprivoisée.)
  • 12 juin 1594, The Jew of Malta (le Juif de Malte de Marlowe).

Voilà certes une présomption bien puissante à l’appui de l’opinion que je soutiens. Par une circonstance extraordinaire, la troupe du lord chambellan est amenée à joindre son répertoire au répertoire de la troupe du lord amiral. Que fait-elle ? elle joue deux pièces auxquelles le nom de Shakespeare est tout naturellement attaché : Hamlet, Une Sauvage apprivoisée, la veille du jour où la troupe du lord amiral donne une pièce de Marlowe. Mais Malone n’accepte pas cette interprétation si vraisemblable. Malone affirme que cet Hamlet et cette Sauvage apprivoisée ne sont pas les œuvres de Shakespeare, mais seulement deux pièces sur lesquelles Shakespeare a copié les siennes. « Il est clair, dit-il, qu’aucune des pièces de notre auteur ne fut jouée à Newington Butts ; si on en avait joué une seule, nous en aurions certainement trouvé plus d’une. Le vieil Hamlet avait été mis sur la scène avant 1590. » Et voilà Shakespeare convaincu, par cette simple affirmation de son commentateur, d’avoir plagié deux de ses principales pièces ! — Mais, malheureusement pour l’infaillibilité de Malone et heureusement pour la mémoire de Shakespeare, on découvrit en 1825 un exemplaire in-quarto de ce vieil Hamlet, joué à Newington Butts en 1594. Ce vieil Hamlet, imprimé pour Nicholas Ling, ce vieil Hamlet, que Malone déclarait n’être pas de Shakespeare, était signé en toutes lettres William Shakespeare ! Fiez-vous donc aux commentateurs, après cela !

Ainsi tout le monde le reconnaît aujourd’hui, ce que Malone affirmait quant au vieil Hamlet, était justement le contraire de la vérité. Eh bien ! ma conviction profonde, c’est que Malone s’est trompé sur le compte de la Sauvage apprivoisée primitive, comme sur le compte du vieil Hamlet. Ma conviction, c’est que les deux pièces jouées le 9 et le 11 juin 1594 sur la scène de Newington sont l’une et l’autre de Shakespeare, et que le grand homme n’a pas plus plagié la comédie que le drame.

À l’appui de ma conviction, voici un fait frappant que les commentateurs ont jusqu’ici passé sous silence.

Le lecteur sait déjà que la Sauvage apprivoisée primitive a été publiée en 1594 par Cuthbert Burby. En 1598, le même Cuthbert Burby publie Peines d’amour perdues, et, en 1599, Roméo et Juliette.

Sept années plus tard, en 1606, la propriété de ces trois pièces est cédée le même jour à un autre libraire, Nicholas Ling, déjà éditeur d’Hamlet. Voici l’extrait du registre officiel tenu au Stationer’s Hall :

Jan 22, 1606.
M. Ling. Romeo and Juliett.
Love’s Labour Loste.
Taming of a Shrewe (la comédie primitive).

Vingt-deux mois plus tard, un nouveau transfert s’opère. Le droit de publier ces quatre pièces : Hamlet, Roméo et Juliette, Peines d’amour perdues, Une Sauvage apprivoisée, passe tout à coup des mains de Nicholas Ling à celles d’un troisième éditeur, John Smythick ; et, chose bien remarquable, l’enregistrement des quatre pièces a encore lieu le même jour :

Nov. 19, 1607.
John Smythick. A booke called Hamlett.
The Taming of a Shrewe.
Love’s Labour Loste (la comédie primitive).

N’est-il pas clair que toutes ces pièces, ainsi vendues le même jour au même éditeur, appartenaient préalablement au même propriétaire, c’est-à-dire au même auteur ? Or, quel était l’auteur d’Hamlet, de Peines d’amour perdues, de Roméo et Juliette ? Le même que l’auteur de la Sauvage apprivoisée primitive : William Shakespeare.

Il est donc désormais évident pour tout lecteur de bonne foi qu’en calquant sur la comédie publiée en 1594 la comédie publiée dans le grand in-folio de 1623, Shakespeare n’a été coupable d’aucun plagiat. En remaniant son œuvre, le poëte n’a fait que se copier lui-même.

À défaut de documents précis, il a été jusqu’à présent impossible de fixer l’époque à laquelle fut représentée pour la première fois la Sauvage apprivoisée, telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le critique Meres n’en ayant pas fait mention dans la liste des œuvres de Shakespeare connues avant 1598, il est possible que la comédie définitive n’ait été jouée qu’après cette année-là. Mais il est certain pour quiconque a étudié de près les diverses manières de Shakespeare, que la Sauvage apprivoisée, imprimée en 1623, a dû être écrite dans la même période que les premières pièces du poëte, Les Deux Gentilshommes de Vérone, Comédie d’erreurs, Peines d’amour perdues. On y retrouve les mêmes formes caractéristiques, même coupe du vers, même fréquence de rimes, même rareté de l’enjambement. D’après les conjectures les plus probables, La Sauvage apprivoisée, composée originairement avant 1590, aurait été refaite par le poëte avant 1595.

Cette comédie est encore aujourd’hui une des plus populaires du répertoire shakespearien. Elle a donné lieu, depuis deux siècles, à plusieurs imitations qui, comme toujours, sont restées fort inférieures au modèle. Remaniée par différents auteurs, elle fut jouée successivement, en 1598, au Théâtre-Royal, sous ce titre : Sawny l’Écossais ; en 1716, aux deux théâtres de Lincoln’s Inn et de Drury-Lane, sous ce titre : le Savetier de Preston ; enfin, en 1756, par la troupe du Garrick, sous ce titre : Catherine et Petruchio. Cette dernière imitation est certainement la meilleure.

(2) Le nom de Sly était très-commun dans le Warwickshire, le comté où Shakespeare était né. Un acteur, nommé William Sly, faisait partie de la troupe du Globe, et fut chargé, dit-on, du rôle d’Osric, dans Hamlet. L’indignation avec laquelle Christophe Sly déclare que les Sly ne sont pas des vagabonds, pourrait bien être une protestation, par voie d’allusion, contre le statut, alors en vigueur, qui assimilait aux vagabonds les acteurs ambulants. J’ai déjà eu occasion de noter une allusion du même genre dans Hamlet. — Faisons remarquer ici que le personnage de Sly existe également dans la comédie primitive. N’est-ce pas une présomption de plus en faveur de l’opinion qui veut que les deux pièces soient du même auteur ?

(3) Le nom de Petruchio se trouve dans une comédie traduite de l’Arioste par George Gascoigne et intitulée : Il Suppositi. L’intrigue relative aux amours de Lucentio et de Bianca rappelle également la comédie italienne. Ainsi que dans la pièce anglaise, on voit dans la pièce de l’Arioste un jeune homme changer de rôle et d’habit avec son valet pour supplanter un vieux rival et déterminer un étranger à se faire passer pour son père. — Le commentateur Farmer a le premier appelé l’attention sur ces rapports curieux qui permettent de comparer l’Arioste à Shakespeare.

(4) Soto est un des principaux personnages d’une comédie de Beaumont et de Fletcher intitulée : La femme contente.

(5) Barton-on-the-Heath est un hameau de vingt ou trente cottages, situé sur la route de Stratford-sur-Avon à Oxford. On y remarque encore à côté de l’église une maison à pignon renaissance que Shakespeare a pu voir construire.

(6) Wilmecote est un autre hameau du Warwickshire, situé à une lieue de Stratford-sur-Avon, dans la paroisse de Aston-Cantlow. Là avait demeuré Robert Arden, grand-père maternel de Shakespeare ; la mère du poëte y possédait une chaumière et un champ que l’enfant sublime a dû souvent visiter.

(7) Ainsi que je l’ai dit à l’Introduction, une aventure analogue à celle du bonhomme Sly avait été, dès le commencement du seizième siècle, racontée comme un fait historique par Goulard, dans son Thrésor d’histoires admirables et merveilleuses. Un compilateur anglais, Richard Edwards, paraphrasa le récit de Goulard et le publia dans un recueil d’anecdotes en 1571. Je traduis ici cette paraphrase, d’après le texte du petit livre anglais, que notre poëte a pu avoir entre les mains dès l’âge de huit ans :

le rêve de l’homme éveillé.

« Au temps où Philippe, duc de Bourgogne (qui par la gentillesse et la courtoisie de sa conduite acquit le surnom de Bon), tenait les rênes du pays de Flandres, ce prince, qui était d’humeur plaisante, et plein de bonté judicieuse, avait recours à des passe-temps qui par leur singularité sont communément appelés plaisirs de princes : de cette manière il ne montrait pas moins la finesse de son esprit que sa prudence.

« Étant à Bruxelles avec toute sa cour, et ayant, à sa table, discouru assez amplement des vanités et des grandeurs de ce monde, il laissa chacun deviser à sa guise sur ce sujet. Sur quoi, se promenant vers le soir dans la ville, la tête pleine de pensées diverses, il aperçut un artisan couché dans un coin et endormi très-profondément, les fumées de Bacchus ayant surchargé son cerveau. Sur l’ordre du duc, des gens enlevèrent ce dormeur qui, insensible comme une souche, ne s’éveilla pas, et le portèrent dans une des plus somptueuses parties du palais, en une chambre meublée princièrement. Là, après l’avoir couché sur un lit magnifique, on le dépouilla de ses mauvais habits, et on lui mit une chemise très-fine et très-propre, au lieu de la sienne qui était grosse et sale. On le laissa dormir tout à son aise. Tandis qu’il cuve sa boisson, le duc prépare le plus réjouissant passe-temps qui se puisse imaginer.

« Dans la matinée l’ivrogne s’éveille, tire les rideaux de ce brave et riche lit, se voit dans une chambre ornée comme un Paradis, et considère le riche ameublement avec un étonnement que vous pouvez imaginer. Ne pouvant en croire ses yeux, il y porte ses doigts, et, bien qu’il les sente ouverts, il se persuade qu’ils sont fermés par le sommeil, et que tout ce qu’il voit est un pur rêve.

« Aussitôt qu’on s’aperçoit de son réveil, arrivent les officiers de la maison du duc, instruits par lui de ce qu’ils ont à faire ; des pages magnifiquement vêtus, des gentilshommes de la chambre, des gentilshommes de service et le grand chambellan. Tous en bel ordre, et sans rire, apportent des vêtements pour le nouvel hôte : ils l’honorent avec la même révérence respectueuse que s’il était prince souverain ; il le servent tête nue et lui demandent quel costume il lui plaît de revêtir ce jour-ci.

« Notre gaillard, effrayé tout d’abord par la pensée que ces choses tenaient de l’enchantement ou du rêve, est enfin rassuré par tant de soumissions, il reprend du cœur, s’enhardit, et faisant bon visage à l’affaire, choisit entre tous les costumes qu’on lui présente celui qui lui plaît le plus et qui, à son idée, doit le mieux lui aller : accommodé comme un roi, servi avec des cérémonies toutes nouvelles pour lui, il regarde tout sans rien dire et avec une contenance assurée.

« Comme il s’était levé tard et que l’heure du dîner approchait, on lui demande s’il lui convient que le couvert soit mis. Il y consent volontiers… Il mange avec toutes les cérémonies d’usage à la table du duc, fait bonne chère et mâche avec toutes ses dents ; seulement il boit avec la modération que lui impose la majesté qu’il représente. Tout étant desservi, on l’amusa par de nouveaux plaisirs ; on lui fit passer l’après-midi dans toutes sortes de fêtes ; la musique, la danse et une comédie employèrent une partie du temps… L’heure du souper approchant, il fut conduit, au son des trompettes et des hautbois, dans une grande salle où étaient disposées de longues tables couvertes de toutes sortes de mets délicats. Les torches brillaient à chaque coin et faisaient le jour au milieu de la nuit. Jamais duc imaginaire ne fut à pareille fête. Les rasades commencèrent à la manière du pays. On lui servit du vin très-fort, de bon hypocras, qu’il avala à grandes gorgées, en y revenant fréquemment, si bien que, chargé de tant de libations extraordinaires, il céda au cousin-germain de la mort, le sommeil !

« Alors le véritable duc, qui s’était mis dans la foule des officiers pour avoir le plaisir de cette momerie, ordonna que le dormeur fût dépouillé de ses beaux habits, revêtu de ses vieilles guenilles et remporté dans le lieu même d’où il avait été enlevé la nuit d’auparavant. Ce qui fut fait immédiatement. Notre homme ronfla là toute la nuit, sans ressentir aucun mal de la dureté des pierres ni de la fraîcheur de la nuit, tant son estomac était rempli de bons préservatifs. Réveillé dès le matin par quelque passant ou peut-être par quelqu’un que le duc avait désigné tout exprès : « Ah ! lui dit-il, mon ami, qu’avez-vous fait là ? Vous m’avez volé un royaume ! Vous m’avez enlevé au plus doux, au plus heureux rêve que j’aie jamais fait ! »

On comprend à quel point cette légende, d’origine orientale, devait frapper l’imagination d’un jeune poëte. Bientôt le voilà qui prend la plume, — inspiré à son insu par la muse arabe. — Il s’essaye à dramatiser ce récit et à en animer les personnages. L’essai est encore un peu gauche : on y sent l’inexpérience et la gêne de l’écrivain novice. Mais c’est égal. Malgré des imperfections nombreuses que Shakespeare corrigera plus tard, le prologue de la Sauvage apprivoisée primitive appartient déjà à la vraie comédie. Jugez-en vous-même :


UNE SAUVAGE APPRIVOISÉE
PROLOGUE.
Entre un Cabaretier, jetant à la porte Sly, complètement ivre.
LE CABARETIER.

— Fils de putain, misérable ivrogne, tu feras mieux de t’en aller — et de vider ailleurs ta bedaine gonflée — car tu ne reposeras pas ici cette nuit.

Il rentre dans la maison.
SLY.

— Jarnidieu ! l’aubergiste, je vais vous étriller tout à l’heure… — Remplissez un autre pot ; tout est payé, vous dis-je. — Je le boirai de ma propre instigation… — Je vais dormir un peu ici… Eh bien, l’aubergiste ! Encore une fois, — remplissez une autre chopine. — Hé ! Ho ! voici un coucher assez douillet.

Il s’affaisse à terre et s’endort.
Entrent un Lord et ses gens revenant de la chasse.
LE LORD.

— Maintenant que l’ombre lugubre de la nuit, — désireuse de comtempler Orion à travers la bruine, — s’élance du monde antarctique dans le ciel — et en ternit l’azur de sa ténébreuse haleine, — maintenant que la nuit noirâtre obscurcit le cristal des cieux, — suspendons ici notre chasse. — Rentrons vite chez nous.

À un valet.

Accouplez les limiers — et dites au chasseur de les bien nourrir, — car ils l’ont tous bien mérité aujourd’hui.

Apercevant Sly.

— Mais doucement, quel est le gaillard qui dort couché là ? — Est-il mort ? qu’on s’assure de son état !

LE SERVITEUR.

— Monseigneur, ce n’est qu’un ivrogne qui dort. — Sa tête est trop lourde pour son corps, — et il a tant bu qu’il ne peut aller plus loin.

LE LORD.

— Fi ! comme le chenapan pue la boisson ! — Holà, drôle, debout ! Quoi ! si profondément endormi ! — Allons enlevez-le et portez-le chez moi, — et portez-le doucement de peur qu’il ne s’éveille, — et faites du feu dans ma plus belle chambre, — et dressez un somptueux banquet, — et mettez-lui sur le dos mes plus riches vêtements ; — puis mettez-le à table dans un fauteuil. — Cela fait, il se réveillera. — Faites retentir alors une musique céleste autour de lui. — Que deux d’entre vous se retirent et l’emportent. — Je vous dirai alors ce que j’ai imaginé, — mais surtout prenez soin de ne pas le réveiller.

Deux valets emportent Sly.

— maintenant, prenez mon manteau, et donnez-moi l’un des vôtres. — nous sommes tous camarades à présent ; ayez soin de me traiter comme tel ; — nous allons nous poster auprès de cet ivrogne, — pour voir sa contenance quand il s’éveillera, — revêtu de si beaux atours, — au son d’une musique céleste, — ayant sous les yeux un pareil banquet. — sûrement le gaillard se figurera être au ciel ; — nous nous empresserons autour de lui dès qu’il s’éveillera. — ah ! ayez soin de l’appeler milord à chaque mot. — toi, tu lui offriras son cheval pour la promenade ; — toi, ses faucons, toi, ses limiers pour courir le cerf ; — et moi, je lui demanderai quelle parure il entend mettre. — quoi qu’il dise, veillez à ne pas rire, — et persuadez-lui toujours qu’il est lord.

Entre un Messager.
LE MESSAGER.

— Ne vous déplaise, milord, vos comédiens sont venus, — et attendent le bon plaisir de Votre Honneur.

LE LORD.

— Ils ne pouvaient choisir un moment plus favorable. — Dites à un ou deux de venir. — Je vais faire en sorte — qu’ils lui donnent une représentation dès qu’il s’éveillera.

Entrent deux Comédiens, ayant des valises sur le dos, et un Page.
LE LORD.

— Eh bien, messieurs, quelles pièces avez-vous en réserve ?

SANDER[2].

— Pardine, milord, vous pouvez en avoir une tragique, — ou une commodité, ou ce que vous voudrez.

AUTRE COMÉDIEN, à Sander.

— Tu devrais dire une comédie… Morbleu, tu vas nous faire honte.

LE LORD.

— Et quel est le titre de votre comédie ?

SANDER.

— Pardine, milord, elle s’appelle Une Sauvage apprivoisée. — C’est une bonne leçon pour nous, milord, qui sommes des gens mariés.

LE LORD.

Une Sauvage apprivoisée ! Ce doit être excellent. — Allez vous préparer immédiatement. — Car vous aurez à jouer dès ce soir devant un lord, — dont vous vous direz les comédiens ; je passerai pour votre camarade. — Il est un peu imbécile, mais, quoi qu’il dise, — ne vous laissez pas déconcerter.

Au Page.

— Eh ! maraud, va te préparer sur-le-champ, — et habille-toi comme une aimable dame ; — dès que j’appellerai, tu viendras près de moi, — car je lui dirai que tu es sa femme. — Sois caressant avec lui, étreins-le dans tes bras, — et s’il demande à aller au lit avec toi, — imagine alors quelque excuse et dis que tu consentiras tout à l’heure. — Pars, te dis-je, et veille à bien faire la chose.

LE PAGE.

— N’ayez aucune crainte à mon égard ; je vais le secouer comme il faut — et lui faire croire que je l’aime puissamment

Le page sort.
LE LORD, aux comédiens.

— Maintenant, messieurs, allez vous costumer, — car il vous faudra jouer dès qu’il s’éveillera.

SANDER, à part, à un comédien.

— Oh ! magnifique ! l’ami Tom ! Il faut que nous jouions devant — un lord imbécile… Venez. Allons nous préparer. — Procurez-vous un torchon pour nettoyer vos souliers, — moi, je vais parler pour les accessoires de la mise en scène !

Haut.

— Milord, il nous faudrait comme mise en scène une épaule de mouton — avec un peu de vinaigre pour faire éclater de rire notre diable.

LE LORD.

— Très-bien, l’ami.

À un valet.

Veille à ce qu’ils ne manquent de rien.

Tous sortent.
Entrent deux valets apportant une table servis et deux autres portant Sly, endormi dans un fauteuil et richement vêtu. La musique joue.
PREMIER VALET.

— Allons, mon gars, va prévenir milord, — et dis-lui que tout est prêt comme il l’a ordonné.

SECOND VALET.

— Mets du vin sur la table, — et je vais sur le champ chercher milord.

Il sort.
Entre le Lord, suivi de ses gens.
LE LORD.

— Eh bien, tout est prêt ?

PREMIER VALET.

Oui, milord.

LE LORD.

— Alors, faites jouer la musique. Je vais l’éveiller. — Avez soin de tout faire comme je l’ai commandé. —

Appelant.

Milord ! milord !… Il dort profondément… Milord !

SLY, s’éveillant.

— Garçon donnez-moi-z-un peu de petite bière. Hé ! ho !

LE LORD.

Voici du vin, milord, le plus pur de la grappe.

SLY.

— Pour quel lord ?

LE LORD.

Pour Votre Honneur, milord.

SLY.

— Pour moi ? Est-ce que je suis un lord ? Jésus ! quels beaux habits j’ai !

LE LORD.

— Votre Honneur en a de beaucoup plus riches, — et, si cela vous plaît, je vais les chercher.

WILL.

— Et, s’il plaît à Votre Honneur de faire une promenade à cheval, — j’irai chercher vos vigoureux coursiers, plus rapides d’allure — que ce Pégase ailé qui, dans toute sa fierté, — parcourait si vite les plaines persanes.

TOM.

— Et, s’il plaît à Votre Honneur de chasser le cerf, — vos limiers se tiennent accouplés à la porte, — prêts à relancer le chevreuil — et à rendre poussif le tigre de longue haleine.

SLY.

— Par la Messe, je crois que je suis lord en vérité. —

Au Lord.

Quel est ton nom ?

LE LORD.

— Simon, s’il plaît à Votre Honneur.

SLY.

— Eh bien, Sim. (ce sera l’équivalent de Siméon ou de Simon), — allonge le bras et remplis le pot. — Donne-moi la main, Sim. Suis-je lord, vraiment ?

LE LORD.

— Oui, mon gracieux lord. Voilà bien longtemps — que votre aimable lady pleure votre absence ; — et maintenant, voyez avec quelle joie elle vient — saluer l’heureux retour de Votre Honneur.

Entre le page, habillé en femme.
SLY.

— Sim, est-ce là elle ?

LE LORD.

Oui milord.

SLY.

— Par la Messe, c’est une jolie fille. Quel est son nom ?

LE PAGE.

— Oh ! si mon aimable lord daignait enfin — me reconnaître et laisser là ces lubies frénétiques ! — Ou si seulement j’étais assez éloquente — pour exprimer en paroles ce que je ressens en réalité, — Votre Honneur, j’en suis sûre, aurait pitié de moi.

SLY.

— Voyons, mistress, voulez-vous manger un morceau de pain ? — Venez vous asseoir sur mon genou… Sim, bois à sa santé, Sim ; — car elle et moi nous irons au lit tout à l’heure !

LE LORD.

— Sauf votre respect, les comédiens de Votre Honneur — sont venus pour offrir une comédie à Votre Honneur.

SLY.

— Une comédie, Sim ! oh ! magnifique ! ce sont mes comédiens ?

LE LORD.

— Oui, milord.

SLY.

Est-ce qu’il n’y a pas un bouffon dans la pièce ?

LE LORD.

— Si fait, milord.

SLY.

Et quand joueront-ils, Sim ?

LE LORD.

— Quand il plaira à Votre Honneur : ils sont prêts.

LE PAGE.

— Milord, je vais leur dire de commencer.

SLY.

— Soit, mais aie soin de revenir.

LE PAGE.

— Je vous le garantis, milord. Je ne veux pas vous quitter ainsi.

Il sort.
SLY.

— Eh bien, Sim, où sont les acteurs ? Sim, tiens-toi près de moi, — nous allons joliment les déshabiller, les acteurs !

LE LORD.

— Je vais les appeler, milord… Hé ! êtes-vous là ?

La trompette sonne.

(8) Florent est le nom d’un chevalier qui s’était engagé à épouser une horrible sorcière, à condition qu’elle lui dirait le mot d’une énigme dont sa vie dépendait. Gower, qui a dépeint cette sorcière dans son poëme de Confessionne amantis, dit qu’elle était semblable à un sac de laine.

(9) Allusion à un sarcasme proverbial. Les vieilles filles, ayant refusé de porter des enfants, devaient être, en punition, condamnées à porter des singes en enfer.

(10) Locution proverbiale dont le sens est aujourd’hui perdu. Peut-être, pour entrevoir la pensée de Catharina, faut-il se rappeler ce sarcasme de Béatrice à Bénédict : « Dans notre dernier combat, quatre de ses cinq esprits s’en sont allés tout éclopés, maintenant, il n’en reste plus qu’un pour gouverner tout l’homme. Si celui-là suffit pour lui tenir chaud, qu’il le garde comme une distinction entre lui et son cheval. » — Beaucoup de bruit pour rien. Tome IV, page 211.

(11) Boccace a raconté toutes les épreuves dont triompha la patiente Griselidis, dans un conte qu’il a emprunté, comme beaucoup d’autres, aux vieux fabliaux français. (Voir le Décameron, dixième journée, nouvelle X.)

(12) Dans la comédie primitive, le mariage de Catherine se conclut bien plus lestement encore. L’action qui remplit ici deux longues scènes (la scène ii et la scène iii) n’occupe là qu’une scène fort courte. Il est curieux de voir avec quel art et quel esprit le poëte à développé l’intrigue première. Pour que le lecteur fasse cette étude si intéressante, je traduis la pièce originale. — Polidor et Aurelius, amants des deux sœurs de Catherine, Émilia et Phylema, sont en scène. Tous deux attendent avec anxiété le fiancé audacieux qui, en épousant l’aînée, leur permettra d’épouser les puînées. À ce moment arrive Ferando (Petruchio), accompagné de son valet Sander (Grumio) :

POLIDOR, à Aurelius.

Voici le gentilhomme dont je vous ai parlé.

FERANDO.

— Salut en même temps à tous, messieurs. — Eh bien, Polidor, tu es donc toujours amoureux, — et toujours soupirant sans pouvoir encore réussir ? — Dieu m’accorde une meilleure chance quand je soupirerai !

SANDER.

— Je vous le garantis, maître, si vous prenez mes avis.

FERANDO.

— Eh quoi, maraud, es-tu donc si habile ?

SANDER.

— Qui ? moi ! votre cas serait cinq fois meilleur, — si vous pouviez dire, aussi bien que moi, comme il faut s’y prendre.

POLIDOR.

— Je voudrais que ton maître fut en veine une bonne fois — d’essayer à séduire une fille.

FERANDO.

— Eh ! mais je vais essayer tout de suite.

SANDER.

— Oui, vraiment, monsieur, mon maître va se mettre à cette besogne-là.

POLIDOR.

— Auprès de qui, Ferando ? Parle-moi franchement.

FERANDO.

— Auprès de la bonne Cateau, la plus patiente fille du monde : — le diable lui-même oserait à peine se risquer à lui faire la cour. — Le signor Alfonso dont elle est la fille aînée — m’a promis six mille couronnes — si je puis me faire épouser d’elle. — C’est en grognant que nous devons soupirer, elle et moi ; — je lui tiendrai tête jusqu’à ce qu’elle soit épuisée, — si je ne puis l’amener autrement à m’accorder son amour,

POLIDOR.

— Qu’en pensez-vous, Aurelius ? Je crois vraiment qu’il avait deviné — nos désirs avant même que nous l’eussions envoyé chercher… — Mais, dis-moi, quand as-tu l’intention de lui parler ?

FERANDO.

— Ma foi, tout de suite. Retirez-vous un moment, — et je vais la faire appeler par son père. — Nous causerons seuls, elle, lui et moi.

POLIDOR.

— À merveille. Venez, Aurelius. — Partons et laissons-le.

Aurelius et Polidor sortent.
FERANDO, appelant.

— Holà ! signor Alfonso !… Y a-t-il quelqu’un ici ?

Paraît Alfonso (Baptista).
ALFONSO.

— Signor Ferando, soyez le très-bien venu. — Vous êtes étranger, monsieur, dans ma maison. — Vous m’entendez : ce que je vous ai promis, — je l’accomplirai, si vous obtenez l’amour de ma fille.

FERANDO.

— C’est convenu. Quand je lui aurai dit un mot ou deux, — paraissez et donnez moi sa main, — en l’informant du jour où aura lieu le mariage, — car je suis sûr qu’elle est toute disposée à se marier. — Une fois la cérémonie nuptiale accomplie, — laissez-moi seul l’apprivoiser : j’en viendrai à bout, — Sur ce, appelez-la que je lui parle !

Entre Catherine.
ALFONSO.

Ah ! Cateau, viens ici, fillette et écoute-moi. — Traite ce gentilhomme aussi amicalement que tu pourras.

Il sort.
FERANDO.

— Vingt bonjours à mon aimable Cateau !

CATHERINE.

— Vous plaisantez, j’en suis sûre. Est-elle à vous déjà ?

FERANDO.

— Je te dis, Cateau, que je sais que tu m’aimes bien.

CATHERINE.

— Au diable ! qui vous a dit cela ?

FERANDO.

— Mon inspiration me dit, suave Cateau, que je suis l’homme — qui doit emménager, mettre au lit et épouser la bonne Cateau.

CATHERINE.

— A-t-on jamais vu un âne aussi grossier que ça !

FERANDO, s’approchant d’elle.

— Quoi ! après une si longue attente, n’avoir pas obtenu un baiser !

CATHERINE.

— À bas les mains, vous dis-je ! et décampez d’ici, — ou je vais vous appliquer mes dix commandements sur la figure.

FERANDO.

— Fais-le, je t’en prie, Cateau. Ils disent que tu es sauvage, — je ne t’en aime que mieux et c’est ainsi que je te veux.

CATHERINE.

— Lâchez-moi la main, de crainte qu’elle n’atteigne votre oreille.

FERANDO.

— Non, Cateau, cette main est à moi, et je suis ton amoureux !

CATHERINE.

— Oh ! non, monsieur ! La bécasse pèche trop par la queue.

FERANDO.

— À défaut de queue, son bec lui servira.

Rentre Alfonso.
ALFONSO.

— Eh bien, Ferando, que dit ma fille ?

FERANDO.

— Elle consent, monsieur, et m’aime comme sa vie.

CATHERINE.

— Pour avoir votre peau, soit ! mais pas pour être votre femme.

ALFONSO.

— Approche, Cateau, que je donne ta main à celui que j’ai choisi pour ton fiancé. — Dès demain tu l’épouseras.

CATHERINE.

— Comment, mon père ! qu’entendez-vous donc faire de moi, — pour me donner ainsi à cet écervelé — qui dans une boutade ne se fera pas scrupule de m’égorger ?…

Se mettant à l’écart.

— Pourtant je veux bien consentir à l’épouser, — car voilà trop longtemps, il me semble, que je reste fille… — D’ailleurs, il faudrait que ce fût un fier homme pour que je ne puisse lui tenir tête.

ALFONSO, à Catherine.

— Donne-moi ta main, Ferando t’aime, — et te maintiendra dans la richesse et dans l’aisance… — Tiens, Ferando, prends-la pour femme. — La noce aura lieu dimanche prochain.

FERANDO, à Catherine.

— Eh bien, ne t’avais-je pas dit que je serais ton homme ?… — Père, je vous laisse mon aimable Cateau, — préparez-vous pour le jour de notre mariage. — Quant à moi, je cours à ma maison de campagne — en toute hâte afin de veiller à ce que tout soit prêt — pour recevoir ma Cateau quand elle arrivera.

ALFONSO.

— À merveille. Viens, Cateau, Pourquoi as-tu l’air — si triste ? Sois gaie, Cateau. Le jour de ta noce approche… — Mon fils, portez-vous bien et veillez à tenir votre promesse.

Ils sortent.

(13) Titre d’une ballade aujourd’hui perdue.

(14) Voici l’esquisse de cette scène dans la comédie primitive. — Le jour fixé pour les noces est venu. Tous les invités sont prêts à se rendre à l’église. On n’attend plus que le marié.

ALFONSO.

— Je m’étonne que Ferando n’arrive pas.

POLIDOR.

— Il se peut que son tailleur n’ait pu achever à temps — le costume qu’il compte porter. — Sans doute il est déterminé à mettre aujourd’hui — quelque parure fantastique — richement poudrée de pierres précieuses, mouchetée d’or liquide, chamarré de perles, — digne, à son idée, d’être son habit de noces.

ALFONSO.

— Peu m’importeraient les dépenses qu’il a pu faire — en or et en soieries, pourvu qu’il fût ici en personne. — Car j’aimerais mieux perdre mille couronnes — qu’être aujourd’hui désappointé par lui… — Mais doucement ! Le voici, je crois.

Entre Ferando misérablement costumé, un chapeau rouge sur la tête.
FERANDO,.

— Bonjour, père. Polidor, salut ! — Vous êtes étonnés, je suis sûr, que j’aie tardé si longtemps.

ALFONSO.

— Oui, parbleu, mon fils. Nous étions presque persuadés — que notre fiancé nous ferait faux bond aujourd’hui. — Mais, dis-moi, pourquoi es-tu si misérablement vêtu ?

FERANDO.

— Si richement, vous devriez dire mon père. — En effet, quand nous serons mariés, ma femme et moi, — c’est une telle mégère que, si une fois nous nous querellions, — elle arracherait par dessus mes oreilles mes plus sompteux vêtements, — et voilà pourquoi je me suis ainsi habillé provisoirement — Je puis vous le dire, j’ai dans la tête bien des choses — qui ne doivent être connues que de Cateau et de moi — Je suis résolu à ce que nous vivions comme le lion et la brebis. — Non, la brebis qui tomberait dans les pattes du lion — ne lui serait pas plus soumise — qu’à moi Cateau, dès que nous serons mariés — Ainsi donc, rendons-nous sur-le-champ à l’église.

POLIDOR.

— Fi ! Ferando, pas ainsi habillé ! par pudeur ! — Viens dans ma chambre et là tu choisiras pour toi — entre vingt costumes que je n’ai jamais mis.

FERANDO.

— Assez, Polidor j’ai, pour satisfaire mes caprices, — autant de costumes merveilleux — que n’importe qui à Athènes, j’en ai d’aussi richement ouvrés — que la massive simarre qui ornait récemment — le majestueux légat du roi de Perse, — et entre tous, voici celui que j’ai choisi.

ALFONSO.

— De grâce, Ferando, laisse-moi te supplier — avant que tu ailles à l’église avec nous, — de mettre un autre costume sur tes épaules.

FERANDO.

— Non, pour l’univers entier, quand je pourrais l’obtenir à ce prix. — Ainsi donc prenez-moi ainsi, on ne me prenez pas.

Entre Catherine.
FERANDO.

— Mais doucement, voici ma Cateau qui vient. — Il faut que je la salue… Comment va mon aimable Cateau — Eh bien, es-tu prête ? Irons-nous à l’église ?

CATHERINE.

— Je n’irai pas avec un écervelé, si ignoblement vêtu ! — Moi épouser un gueux aussi sale ! — Il semblerait qu’il est sujet à perdre l’esprit, — autrement il ne se serait pas ainsi présenté à nous.

FERANDO.

— Bah ! Cateau, ces paroles ne font qu’ajouter à mon amour pour toi, — et je ne t’en trouve que plus charmante — Suave Cateau, tu es plus adorable que la robe de pourpre de Diane, — plus blanche que la neige de l’Apennin — ou que la barbe glacée qui croit au menton de Borée — Beau-père, j’en jure par le bec d’or d’Ibis, — ma bonne Cateau est plus belle et plus radieuse — que le Xanthe argenté étreignant — le Simoïs vermeil au pied de l’Ida — Ne t’inquiète pas de mon costume, suave Cateau, — tu auras des robes de soie médique, — lamées de pierres précieuses rapportées de loin — par les marchands italiens qui avec des proues russes — labourent d’immenses sillons dans la mer thyrrhénienne ! — Viens donc doux amour et partons pour l’église, — car je ne porterai pas d’autre habit de noce.

Il sort.
ALFONSO.

— Allons, messieurs ! venez avez nous. — Car, quoi que nous fassions, il voudra se marier ainsi.

Tous sortent.
(Extrait d’Une Sauvage apprivoisée 1594).
(15) L’immense supériorité de la comédie refaite sur la comédie primitive n’est nulle part plus éclatante que dans cette scène. Combien le départ de Ferando nous laisse froids, comparé à la saisissante sortie de Petruchio entraînant Catharina l’épée à la main !
FERANDO.

— Père, adieu. Ma Cateau et moi, il faut que nous allions chez nous.

À Sander.

— Maraud, va préparer mon cheval tout de suite.

ALFONSO.

— Votre cheval ! Ah çà, fils, vous plaisantez, j’espère, — Je suis sûr que vous ne partirez pas si brusquement.

CATHERINE.

— Qu’il parte ou qu’il demeure, je suis résolue à rester — et à ne pas voyager le jour de mes noces.

FERANDO.

— Assez, Cateau. Je te dis qu’il faut que nous allions chez nous… — Manant, as-tu sellé mon cheval ?

SANDER.

— Quel cheval ? Votre courtaud ?

FERANDO.

— Tudieu ! drôle, allez vous rester à jaser ici ? Sellez le cheval hongre de votre maîtresse.

CATHERINE.

— Non, pas pour moi, car je ne veux pas partir.

SANDER.

— L’hôtelier ne veut pas me le laisser prendre, sous prétexte que vous lui devez dix deniers — pour sa nourriture et six pour avoir rembourré la selle de madame.

FERANDO.

— Tiens, drôle, paye-le immédiatement.

SANDER.

— Lui donnerai-je un autre picotin de lavande ?

FERANDO.

— Décampe, maroufle, et amène-les immédiatement à la porte.

ALFONSO.

— Allons, fils, j’espère qu’au moins vous dînerez avec nous.

SANDER.

— Je vous en prie, maître, restons jusqu’à ce que le dîner soit fini.

FERANDO.

— Corbleu, chenapan, tu es encore ici !…

Sander sort.

— Viens, Cateau, notre dîner est préparé chez nous.

CATHERINE.

— Mais pas pour moi, car c’est ici que j’entends dîner. — J’aurai ma volonté en cela aussi bien que vous. — Vous aurez beau quitter vos parents dans un accès de folle humeur, en dépit de vous, je resterai avec eux.

FERANDO.

— Soit, Cateau, mais une autre fois. — Le jour où tes sœurs se marieront, — nous célébrerons nos noces — mieux que nous ne pouvons le faire à présent. — Car, je te le promets ici devant tous, — nous reviendrons dans ta famille avant longtemps. — Viens, Cateau, ne reste pas à épiloguer ; nous allons partir. — C’est aujourd’hui mon jour, demain tu seras maîtresse, — et je ferai tout ce que tu me commanderas. — Messieurs, adieu, nous prenons congé de vous ; — il sera tard avant que nous soyons arrivés.

POLIDOR.

— Adieu, Ferando, puisque tu veux partir.

Ferando et Catherine sortent.
ALFONSO.

— Je n’ai jamais vu un couple aussi fou.

(16) Jack boy ! ho boy ! premières paroles d’une vieille ronde fort populaire.

(17) Le leurre est, comme chacun sait, une figure d’oiseau en peau de lièvre, dont les fauconniers se servaient pour réclamer leurs oiseaux. — La même métaphore se trouve dans la pièce primitive, ainsi qu’on va le voir.

(18) Continuons de comparer l’ébauche à l’œuvre. Voici la scène correspondante dans la vieille comédie.

[Chez Ferando.]
Entre Sander avec deux ou trois valets.
SANDER.

— Allons, mes maîtres, préparez toute chose aussi vite que vous pourrez, — car mon maître est à deux pas, et ma nouvelle maîtresse, — et tout le monde, — et il m’a envoyé en avant pour voir si tout était prêt. —

TOM.

Sois le bienvenu, Sander. L’ami, quelle mine a notre nouvelle maîtresse ? On dit que c’est une méchante endiablée.

SANDER.

Oui, et tu le reconnaîtras vite, je puis te le dire, pour peu que tu lui déplaises. Mon maître a bien du tracas avec elle, et il est lui-même comme un furieux.

WILL.

Comment, Sander ? Que fait-il ?

SANDER.

— Eh bien, je vais vous le dire. Au moment — d’aller à l’église pour être marié, il met un vieux — bas de la jambe, et un chapeau rouge sur sa tête, et il a — une mine à te faire crever de rire — rien qu’à le voir : il ne vaut pas mieux qu’un — fou pour moi. Ce n’est pas tout. Au moment d’aller dîner, — il m’a fait seller son cheval, et il est parti, — sans vouloir rester pour le dîner. Ainsi donc vous ferez bien — de tenir le souper prêt pour le moment où ils arriveront, car, — j’en suis sûr, ils doivent être à deux pas maintenant.

TOM.

Tudieu ! les voici déjà.

Entrent Ferando et Catherine.
FERANDO.

— Sois la bienvenue, Cateau. Où diable sont ces drôles ? — Quoi, le souper pas encore sur la table ! — le couvert pas mis ! rien de fait ! — Ou est le chenapan que j’avais envoyé en avant ?

SANDER.

Voilà !… Adsum, monsieur.

FERANDO.

— Venez ici, drôle. Je vais vous couper le nez. — Scélérat, ôtez-moi mes bottes !… Vous plaira-t-il — de mettre la nappe ? Ventrebleu ! le maroufle — me blesse le pied. Tire doucement, te dis-je… Encore ?

Il les frappe tous. Les laquais mettent le couvert et apportent te souper.

— Tudieu ! tout est brûlé et desséché. Qui a dressé ces viandes-là ?

WILL.

— À dire vrai, c’est Jean Cuisinier.

Ferando renverse la table et les plats et bat tous ses valets.
FERANDO.

— Décampez, chenapans. Oser m’apporter un pareil souper ! — Hors de ma vue, dis-je, et emportes ça d’ici. — Viens, Cateau, on va nous préparer un autre souper.

À Sander.

Y a-t-il du feu dans ma chambre, monsieur ?

SANDER.

— Oui, vraiment.

Sortent Ferando et Catherine.
Les valets restent et mangent tout le souper.
TOM.

Tudieu, je crois en conscience que mon maître est fou depuis qu’il est marié.

WILL.

— Oui, as-tu vu quel soufflet il a donné à Sander pour lui apprendre à ôter ses bottes ?

Rentre Ferando.
SANDER.

C’est exprès que je lui faisais mal au pied, mon brave.

FERANDO.

— En vérité, damné coquin ?

Il les chasse tous violemment.

— Il faut que je conserve quelque temps cette humeur — pour brider et retenir ma femme rétive — sous le frein de l’insomnie et de la faim. — Elle ne goûtera cette nuit ni sommeil, ni souper. — Je vais l’encager comme on encage un faucon, — et l’habituer à venir gentiment au leurre. — Fût-elle aussi obstinée et aussi vigoureuse — que le cheval de Thrace, dompté par Alcide, — que le roi Egée nourrissait de chair humaine, — pourtant je la soumettrai et je la ferai marcher — aussi vite que les faucons affamés volent vers le leurre.

Il sort.

(19) Ici, le poëte n’a presque rien changé à l’esquisse primitive. La scène entre Grumio et Catharina et la scène entre Petruchio et les deux fournisseurs sont copiées, parfois littéralement, sur la comédie originale :

[Chez Ferando.]
Entrent Sander et Catherine.
SANDER.

Allons, mistress.

CATHERINE.

— Je t’en prie, Sander, procure-moi quelque aliment, — je suis si faible que je puis à peine me tenir.

SANDER.

— Oui, morbleu, mistress, mais vous savez que mon maître — m’a signifié que vous ne deviez rien manger — que ce que lui-même vous donnerait.

CATHERINE.

— Bah ! mon brave, il n’est pas nécessaire que ton maître le sache.

SANDER.

— Vous dites vrai, ma foi. Eh bien, voyons mistress, — que diriez-vous d’un morceau de bœuf à la moutarde ?

CATHERINE.

— Eh bien, je dis que c’est excellent. Peux-tu m’en procurer ?

SANDER.

— Oui, je pourrais vous en procurer, si je ne craignais — que la moutarde ne fût trop irritante pour vous. — Mais que diriez-vous d’une tête de mouton à l’ail ?

CATHERTNE.

Donne-moi ce que tu voudras. Peu m’importe !

SANDER.

— Oui, mais je crains que l’ail ne rende votre haleine infecte, — et alors mon maître me maudira pour vous en avoir laissé — manger. Mais que diriez-vous d’un chapon gras ?

CATHERINE.

— C’est un repas de roi. Suave Sander, procure-m’en.

SANDER.

Non, par Notre-Dame ! C’est trop cher pour nous. Nous ne devons pas — nous adjuger le repas du roi.

CATHERINE.

— Arrière, drôle ! Te moques-tu de moi ? — Attrape ça pour ton impertinence.

Elle le bat.
SANDER.

— Tudieu !… Avez-vous la main aussi légère ? Peste ! — Je vous ferai jeûner deux jours pour ça.

CATHERINE.

— Je t’en avertis, drôle, je vais t’arracher la peau de la figure — et la manger, si tu me parles sur ce ton-là.

SANDER.

— Voici mon maître à présent. Il va vous tancer.

Entrent Ferando, portant un morceau de viande sur la pointe de sa dague, et Polidor.
FERANDO.

— Tiens, Cateau, j’ai fait des provisions pour toi. — Prends… Comment ? est-ce que cela ne mérite pas un remercîment ?

À Sander.

— Tiens, maraud, remporte ça… Vous serez — plus reconnaissante la prochaine fois.

CATHERINE.

— Eh bien, je vous remercie.

FERANDO.

— Non, maintenant votre remercîment ne vaut pas un fétu. — Allons, maraud, emporte ça, te dis-je.

SANDER,.

Oui, monsieur, j’obéis… Maître, ne lui donnez rien ; — car elle peut encore se battre, affamée comme elle est.

POLIDOR, à Ferando.

— Je vous en prie, monsieur, laissez cela ici, car je vais en manger moi-même avec elle.

FERANDO, à Sander.

— Eh bien, maraud, replace-le.

CATHERINE.

— Non, non ; je vous en prie, qu’il l’emporte, et gardez ça pour votre repas ; car je n’en veux pas, moi. — Je ne veux pas vous être obligée pour votre nourriture… — Je te le dis nettement à ta barbe, tu ne me traiteras pas, tu ne me nourriras pas à ta guise, — car je vais retourner chez mon père.

FERANDO.

— Oui, quand vous serez douce et gentille, mais pas — avant ; je sais que votre fièvre n’est pas encore passée. — Ne vous étonnez donc pas de ne pas pouvoir manger. — Et moi aussi j’irai chez votre père. — Allons, Polidor, rentrons. — Et toi, Cateau, viens avec nous… Je suis sûr qu’avant peu — toi et moi nous serons dans le plus tendre accord.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Entre le Mercier portant un paquet.
SANDER.

— Maître, le mercier apporte — la toque de Madame.

FERANDO, au Mercier.

— Ici, maraud ! qu’avez-vous là ?

LE MERCIER.

— Une toque de velours, monsieur, ne vous déplaise.

FERANDO.

— Qui l’a commandée ? est-ce toi, Cateau ?

CATHERINE.

— Et quand ce serait moi ?… Viens ici, maraud. Donne-moi — la toque, Je veux voir si elle me va.

Elle met la toque sur sa tête.
FERANDO.

— Oh ! monstreux ! certes, elle ne te va pas… — Laisse-moi la voir, Cateau… Tiens, maraud, emporte ça. — Cette toque est tout à fait hors de fashion.

CATHERINE.

— Elle est suffisamment fashionable. On dirait que vous — voulez faire une folle de moi.

FERANDO.

— C’est vrai, il veut faire une folle de toi. — s’il prétend que tu mettes une toque aussi émincée… — Maraud, décampe avec ça.

Sort le Mercier.
Entre le Tailleur, apportant une robe.
SANDER.

— Voici le tailleur aussi avec la robe de Madame.

FERANDO.

— Voyons tailleur. Comment ! avec des crevés et des dents de scie ! — Sang Dieu ! Maroufle, tu as gâté cette robe.

LE TAILLEUR.

— Mais, monsieur, je l’ai faite selon l’injonction de votre valet. — Vous pouvez lire le devis que voici.

FERANDO.

Approche, drôle… Tailleur, lis le devis.

LE TAILLEUR.

Item, un beau collet arrondi…

SANDER.

Oui, ça, c’est vrai.

LE TAILLEUR.

Et une manche bien large…

SANDER.

Çà, c’est un mensonge, maître, j’ai dit deux manches larges.

FERANDO.

C’est bien, monsieur. Continuez.

LE TAILLEUR.

Item, une robe à corsage ample.

SANDER.

— Maître, si j’ai jamais dit une robe à corsage ample, — qu’on me couse dans un lé, et qu’on me batte à mort — avec un peloton de fil brun !

LE TAILLEUR.

Je l’ai faite comme le devis l’indiquait.

SANDER.

Je dis que le devis en a menti par la gorge, et toi aussi, si tu dis ça.

LE TAILLEUR.

Allons, allons, ne vous échauffez pas tant, car je ne vous crains pas.

SANDER.

— Entends-tu, tailleur, tu as fait — bien des hommes superbes. Eh bien, ne fais pas le superbe avec moi. — Tu as toisé bien des hommes.

LE TAILLEUR.

Eh bien ?

SANDER.

— Ne me toise pas. Je ne veux pas être toisé ni bravé — par toi, je puis te le dire.

CATHERINE.

— Allons ! allons ! la façon m’en plaît assez… — Voilà plus d’embarras qu’il n’en faut… Je veux avoir cette robe, moi ; — et, si elle ne vous plaît pas, cachez vos yeux. — Je crois que je n’aurai rien, si j’attends votre consentement.

FERANDO, au Tailleur.

— Allons, je le repète, emporte-la et mets-la à la disposition de ton maître !

SANDER.

— Corbleu, maraud, ne t’en avise pas ! — Corbleu, mettre la robe de ma maîtresse à la disposition de ton maître !

FERANDO.

— Eh bien ! monsieur, quelle idée avez-vous donc ?

SANDER.

— J’ai une idée bien plus sérieuse que vous — ne pensez. Mettre la robe de ma maîtresse — à la disposition de son maître !

FERANDO.

— Tailleur, approche.

Bas.

Pour cette fois reprends-la ! — Va-t’en et je te récompenserai pour ta peine.

LE TAILLEUR.

— Je vous remercie, monsieur.

Sort le Tailleur.
FERANDO.

— Allons, viens, Cateau, nous allons voir la maison de ton père — sous ce simple et honnête accoutrement — Nos bourses seront riches si nos vêtements sont simples — Pourvu qu’ils préservent nos corps de la rage de l’hiver, — c’est assez, qu’avons-nous besoin de plus ? — Tes sœurs, Cateau, doivent se marier demain, — et je leur ai promis que tu serais là — La matinée est avancée, dépêchons-nous. — il sera neuf heures avant que nous arrivions.

CATHERINE.

— Neuf heures ? il est déjà passé deux — heures de l’après-midi, d’après toutes les horloges de la ville.

FERANDO.

— Je dis qu’il est à peine neuf heures du matin

CATHERINE.

— Je dis qu’il est deux heures de l’après-midi

FERANDO.

— Il sera neuf heures avant que vous alliez chez votre père. — Rentrons. Nous ne partirons pas aujourd’hui — Toujours à me contrecarrer ! — Je veux que vous disiez comme moi avant que je parte.

Ils sortent.

Après le départ de Ferando et de Catherine, un changement de décor a lieu. La vieille comédie nous transporte immédiatement chez le beau-père Alfonso qui vient d’accorder ses deux puînées, Émilia et Philema, à leurs deux soupirants, Polidor et Aurelius. Les quatre fiancés se déclarent leur amour mutuel avec un luxe mythologique, qui, bien qu’excessif, n’est pas disgracieux. Je traduis cette scène curieuse que le poëte a dû retrancher par suite du remaniement fondamental qu’il a fait subir à l’intrigue secondaire de la pièce anonyme :

POLIDOR.

— Belle Émilia, radieux soleil d’été, ma reine, — plus brillante que la zone enflammée — où Phébus règne dans son lumineux équateur, — créant l’or et les métaux précieux ! — Que ferais-tu, Émilia, si j’étais forcé — de quitter la belle Athènes et d’errer à travers le monde ?

ÉMILIA.

— Quand tu essayerais d’escalader le trône de Jupiter, — en gravissant les subtiles régions aériennes, — quand tu serais enlevé comme le fut Ganymède, — l’amour donnerait des ailes à mes ardents désirs — et épurerait ma pensée, de telle sorte que je te suivrais, — dussé-je tomber et périr comme Icare.

AURELIUS.

— Touchante résolution, belle Émilia ! — Et toi, Philema, m’en dirais-tu autant, — si je t’adressais une pareille question ? — Voyons, si le fils unique du duc de Cestus — cherchait à m’enlever l’amour de Philema, — en la faisant duchesse d’une si majestueuse cité, — est-ce que tu ne m’abandonnerais pas pour lui ?

PHILEMA.

— Non ! ni pour le grand Neptune, ni pour Jupiter lui-même, — Philema ne renoncerait pas à l’amour d’Aurelius. — Quand un autre pourrait m’introniser impératrice de l’univers — ou me faire reine et souveraine des cieux, — je n’échangerais pas ton amour pour le sien. — Ta société est le ciel de la pauvre Philema, — et sans toi le ciel serait pour moi l’enfer.

ÉMILIA.

— Et si mon bien-aimé, comme autrefois Hercule, — avait pénétre sous les voûtes brûlantes de l’enfer, — je voudrais avec des regards lamentables et de séduisantes paroles, — comme jadis Orphée avec son harmonie — et les sons ravissants de sa harpe mélodieuse, — attendrir le sinistre Pluton et obtenir de lui — que tu pusses sortir et revenir sain et sauf !

PHILEMA.

— Et si mon bien-aimé, comme autrefois Léandre, — tentait de traverser à la nage l’Hellespont écumant — pour l’amour de son Héro, il n’est pas de tour de cuivre qui m’arrêterait. — Je te suivrais à travers les flots furieux, — avec mes cheveux épars et ma poitrine toute nue. — Puis, ployant le genou sur la plage d’Abydos, je voudrais à force de soupirs sombres et de larmes amères, — décider Neptune et les dieux marins — à dépêcher une garde de dauphins aux écailles d’argent — et de Tritons résonnants pour nous servir de convoi — et nous transporter sûrement à la côte, tandis que, suspendue à ton cou adorable, — et prodiguant à tes joues baisers sur baisers, — je calmerais les vagues irritées par la vue de notre bonheur !

ÉMILIA.

— Si Polidor, comme jadis Achille, — se consacrait à la carrière des armes, — pareille à la reine martiale des Amazones, — à cette Penthésilée, amante d’Hector, — qui renversa le sanglant Pyrrhus, ce Grec meurtrier, — je me jetterais au plus épais de la mêlée, — et j’assisterais mon bien-aimé de toutes mes forces.

PHILEMA.

— Qu’importe qu’Éole se déchaîne, si tu es doux et serein ; — que Neptune se soulève, si Aurelius est calme et content ; — je ne m’en soucie pas, moi ! Advienne que pourra ! — Que les Destins et la Fortune se conjurent pour mon malheur ! — je ne m’en inquiète pas ; ils ne sont pas en désaccord avec moi, — tant que mon bien-aimé et moi nous sommes en harmonie.

AURELIUS.

— Suave Philema, mine de beauté, — d’où le soleil aspire son glorieux éclat, — pour parer le ciel du reflet de tes rayons, — Ah ! ma tendre amie, le temps approche — où l’hymen, revêtu de sa robe safranée, — doit te faire escorte avec ses torches, — brillantes comme les frères d’Hélène au-dessous du croissant. — Alors, Junon, j’ajouterai à tes fidèles — la plus belle fiancée qu’ait jamais eue marchand !

(20) La plaisanterie dont Vicentio est ici victime est poussée encore plus loin dans la comédie primitive. Là Ferando et Catherine, en retournant chez le beau-père, rencontrent le duc de Cestus, qui se rend à Athènes pour y chercher son fils Aurelius, et voici en quels termes tous deux abordent le duc.

FERANDO.

— Aimable vierge, si jolie, si jeune, si affable, — plus brillante de couleurs et bien plus belle — que la précieuse sardoine, que le cristal empourpré — de l’améthyste ou que l’étincelante hyacinthe, — bien plus agréable que n’est la plaine liquide — où la transparente Céphyre, dans les bosquets argentins, — contemple le géant Androgée !… — Suave Catherine, salue donc cette aimable femme.

LE DUC.

— Je crois que l’homme est fou… Il me prend pour une femme.

CATHERINE, au duc.

— Aimable vierge, si jolie, si brillante, si cristalline, — vierge aussi belle, aussi majestueuse que l’oiseau à l’œil infatigable ! — vierge aussi glorieuse que la matinée de rosée[3] ! — toi dans les yeux de qui elle puise ses rayons crépusculaires ! — toi sur les joues de qui repose l’été d’or ! — enveloppe ta lumière dans quelque nuage, — de peur que ta beauté ne rende cette magnifique cité — aussi inhabitable que la zone brûlante, par les reflets charmants de ton aimable visage !

(21) Il y a ici, dans la pièce publiée en 1594, un incident que le poëte a retranché plus tard. Pendant les dernières scènes, Sly s’est complètement endormi. Le lord qui l’a fait transporter dans sa maison s’en aperçoit et ordonne aux valets d’enlever le pauvre dormeur, de lui remettre ses vieux habits et de le remporter devant la taverne. L’ordre est exécuté et Sly disparaît avant la scène finale.

(22) Le dénoûment est exactement pareil dans la vieille comédie. Là, Ferando gagne le pari comme ici Petruchio. Catherine, devenue aussi docile que Catharina, arrive la première à l’appel, et, ramenant de force ses sœurs, leur prêche la soumission envers leurs maris. Je traduis la fin de la pièce originale

CATHERINE.

— Vous toutes qui ne vivez que de désirs rassasiés, — écoutez-moi et remarquez ce que je vais dire… — Le monde primitif était une forme sans forme, — un morceau confus, un chaos, — un abîme d’abîmes, un corps sans corps, ou tous les aliments étaient jetés pêle-mêle, — quand le grand ordonnateur du monde, — le Rois des rois, le Dieu glorieux du ciel, — fit à son image un homme, — le vieil Adam. De son flanc endormi — une côte fut prise dont le Seigneur fit — ce fléau de l’homme qu’Adam nomma — la femme[4]. Ce fut par elle, en effet que le péché vint à nous ; — et pour le péché de la femme Adam fut condamné à mourir. — Soyons donc envers nos maris comme Sara envers le sien, — obéissons-leur, aimons-les, maintenons-les, nourrissons-les, — s’ils ont le moindre besoin de notre aide. — Mettons nos mains sous leurs pieds pour qu’ils les foulent, — si nous pouvons par là leur procurer du plaisir. — Et, pour créer le précédent, je commencerai la première, — et je mettrai la main sous les pieds de mon mari.

Elle met sa main sous les pieds de son mari.
FERANDO.

— Il suffit, chère tu as gagné le pari, — et je suis sûr qu’il ne le nieront pas.

ALFONSO.

— Oui, Ferando, tu as gagné le pari, — et, pour te montrer combien j’en suis charmé, — je te donne volontiers cent livres de plus, — nouvelle dot pour une nouvelle fille, — car Catherine n’est plus la même personne.

FERANDO.

— Merci cher père. Messieurs, bonne nuit — Cateau et moi, nous allons vous quitter dès ce soir — Cateau et moi, nous sommes mariés, — vous autres, vous êtes condamnés. — Et sur ce, adieu. Car nous allons à notre lit.

Sortent Ferando, Catherine et Sander.
ALFONSO.

— Eh bien, Aurelius, que dites-vous à cela ?

AURELIUS.

— Croyez-moi, mon père, je me réjouis de voir — que Ferando et sa femme s’accordent si amoureusement.

Sortent Aurelius, Philema, Alfonso et Valère.
ÉMILIA.

— Eh bien, Polidor ? rêves-tu ! Que dis-tu, l’homme ?

POLIDOR.

— Je dis que tu es une mégère.

ÉMILIA.

Cela vaut mieux que d’être un agneau.

POLIOR.

Allons, puisque c’est fait, partons.

Sortent Polidor et Émilia.
Entrent deux valets portant Sly revêtu de ses propres habits ; ils le laissent où ils l’ont ramassé la veille, et puis s’en vont ; alors entre le Cabaretier.
LE CABARETIER.

— Maintenant que la nuit sombre est passée, — et que le jour commence à poindre dans le ciel de cristal, — il faut que je me hâte de sortir : mais doucement ! qui est ici ? — Quoi ? Sly !… ô merveilleux ! a-t-il donc couché là toute la nuit ? — Je vais l’éveiller. Je crois qu’il serait mort de faim déjà, — si sa bedaine n’était pas si remplie d’ale. — Allons, Sly ! éveille-toi ! par pudeur ! —

SLY.

Sim, donne-moi-z-encore du vin ! Quoi ! est-ce que les acteurs sont partis ? Est-ce que je ne suis plus lord ?

LE CABARETIER.

Un lord ! peste soit de toi ! Allons ! es-tu ivre encore ?

SLY.

Qui est là ? Le cabaretier ! Ô mon Dieu ! l’ami, j’ai eu cette nuit le plus magnifique rêve dont tu aies jamais ouï parler dans toute ta vie.

LE CABARETIER.

— Oui, morbleu ! mais tu aurais mieux fait de rentrer chez toi, — car ta femme va te tancer pour avoir rêvé ici cette nuit.

SLY.

— Elle ! allons donc ! Je sais comment on apprivoise une femme hargneuse. — J’ai rêvé de cela toute cette nuit, et tu m’as réveillé du meilleur rêve — que j’aie eu de ma vie. Mais je vais, de ce pas, trouver ma femme, — et je l’apprivoiserai, moi aussi, si elle me fâche.

LE CABARETIER.

— Eh bien, attends, Sly ; je vais t’accompagner, — et tu me raconteras le reste du rêve que tu as fait cette nuit.

Ils sortent.

(23) Tout est bien qui finit bien est une des dix-sept pièces de Shakespeare qui ne furent imprimées qu’après sa mort. Enregistrée au Stationers’ Hall le 8 novembre 1623, cette comédie parut la même année dans la grande édition publiée par Blount et Jaggard ; elle remplit quinze feuillets de l’in-folio, suivant La Sauvage apprivoisée et précédant le Soir des rois (Twelfth night). Les éditeurs, qui ont pris soin de la diviser en cinq actes, ne se sont pas donné la peine de la diviser en scènes.

Aucun document ne permet de fixer l’époque à laquelle cette pièce fut représentée pour la première fois. Mais tout porte à croire, comme l’a conjecturé Malone, qu’elle avait été jouée, sous un autre titre, avant la fin du seizième siècle. Le publiciste Meres, dans un livre qui contient une foule de renseignements précieux sur la littérature au temps d’Élisabeth (Wit’s treasury), a donné la liste des pièces de Shakespeare déjà en vogue avant l’année 1598 ; et, parmi ces pièces, il en désigne une intitulée Love’s labours won (Peines d’amour gagnées) comme contre-partie à cette autre comédie du poëte Love’s labours lost (Peines d’amour perdues).

Aucune œuvre de Shakespeare ne nous étant parvenue sous ce nom, les commentateurs ont conjecturé avec toute apparence de raison que le titre indiqué par Meres, Peines d’amour gagnées, devait s’appliquer primitivement à quelque comédie du maître aujourd’hui connue sous un autre titre. Les critiques d’Angleterre et d’Allemagne ont recherché dans de longues et savantes dissertations, quelle pouvait être cette comédie. Les uns ont voulu que ce fût la Tempête ; les autres que ce fût Tout est bien qui finit bien. Coleridge a appuyé cette dernière conjecture de son immense autorité, et quiconque a fait une étude sérieuse des modifications du style de Shakespeare n’hésitera pas à partager l’opinion émise par l’illustre expert dans ses Literary remains. La Tempête appartient évidemment à la dernière époque shakespearienne ; Tout est bien qui finit bien appartient à cette période de transition qui commence à Roméo et Juliette et qui s’arrête à Othello.

Dès son enfance, Shakespeare avait pu connaître, par la traduction de Paynter, publiée en 1566, le conte de Boccace auquel il a emprunté la fable de sa comédie ; et il est infiniment probable qu’il céda, dès sa jeunesse, aux sollicitations de ce beau sujet. L’œuvre dut donc être composée et jouée avant 1598 ; et le laborieux triomphe obtenu par Hélène sur Bertrand justifiait fort bien ce titre primitif : Peine d’amour gagnées.

Tout est bien qui finit bien a été deux fois dérangé pour la scène anglaise pendant le dix-huitième siècle : la première fois, par un sieur Pilon, pour Haymarket-Théâtre ; la seconde, par Kemble, pour Drury-Lane.

(24) Ô Lord sir ! cette exclamation, paraît-il, était fort en vogue à la cour. Ben Jonson la ridiculise dans une de ses pièces les plus célèbres, Every Man out of his humour.

(25) Les idiots, en Angleterre, étaient sous la tutelle du roi, qui s’emparait de leur fortune et les faisait garder par un prévôt ou shériff, chargé de les nourrir. La pupille d’un prévôt était donc une idiote.

(26) Mile-end green était un carrefour près de la cité de Londres, où était représentée la farce des Chevaliers de la Table ronde.

(27) Au temps de Shakespeare, la fraise des gens à la mode s’empesait avec de l’empois jaune, que Lafeu appelle ici villainous saffron, funeste safran.

(28) Allusion aux ardeurs de la maladie qui avait tué François Ier, et que les docteurs anglais, peu courtois à notre égard, appelaient morbus gallicus.

(29) Le texte original appelle en effet le nouveau venu a gentle astringer, un gentilhomme fauconnier. Mais il est fort probable que le mot astringer est une erreur typographique et que le poëte avait écrit tout simplement a gentle stranger, un gentilhomme étranger.

(30) Tel est, littéralement traduit, le titre de la première édition connue de cette comédie. Ainsi que le titre l’annonce, Peines d’amour perdues est une des pièces que le poëte a retouchées. Malone a conjecturé que l’esquisse primitive a dû être écrite vers 1594, et que l’auteur a dû y faire des additions dans l’intervalle qui sépare cette année de l’année 1597, époque où la comédie, définitivement refondue, fut jouée devant la reine. Parmi ces additions, le commentateur cite un passage où don Armado, se plaignant du peu d’égards que l’amour a pour les règles du duel, fait une allusion directe au traité de Saviolo, publié en 1595, Sur l’honneur et sur les querelles honorables. Les conjectures de Malone paraissent fort plausibles, et tout porte à croire que Shakespeare, après avoir essayé cette comédie satirique sur une scène populaire, y fit des changements considérables en vue de l’importante représentation qui devait avoir lieu à la cour. Il est certain, comme l’a fait observer M. Nathan Drake, que, par le style et par les idées, Peines d’amour perdues présente une corrélation frappante avec les Sonnets, adressés spécialement au comte de Southampton. Je signale plus loin des analogies presque littérales qui prouvent que les deux œuvres, l’œuvre dramatique et l’œuvre lyrique, ont été écrites sous la même inspiration et évidemment à la même époque.

La comédie de Peines d’amour perdues, jouée par la troupe du lord chambellan, obtint un grand succès, s’il faut en croire une élégie contemporaine signée du poëte Robert Tofte. Le critique Meres, dans son Palladis Tamia (1598), cite avec éloge cette pièce parmi celle que l’auteur avait déjà livrées au public : « De même que Plaute et Senèque sont regardés comme les meilleurs parmi les latins pour la comédie et la tragédie, de même, parmi les Anglais, Shakespeare est le plus excellent dans les deux genres scéniques : témoins, pour la comédie, ses Gentilshommes de Vérone, ses Erreurs, ses Peines d’amour perdues, ses Peines d’amour gagnées, son Songe d’une nuit d’été et son Marchand de Venise, pour la tragédie, son Richard II, son Richard III, son Henri IV, son Roi Jean, son Titus Andronicus et son Roméo et Juliette. »

Au siècle dernier, un auteur anonyme a composé sur le modèle de Peines d’amour perdues une comédie qui fut jouée en 1762, sous ce titre : les Étudiants.

(31) Shakespeare a donné à son maître d’école le même nom que Rabelais au précepteur de Gargantua. « De faict, l’on lui enseigna un grand docteur sophiste, nommé maistre Thubal Holoferne, qui lui apprint sa charte, si bien qu’il la disoit par cœur au rebours »

(32) Allusion au fameux Marocco, si merveilleusement dressé par l’écuyer Bankes. Outre Shakespeare, les plus célèbres poëtes anglais, Ben Jonson, sir Walter Raleigh, Decker, Taylor, Middleton, ont chanté ce cheval étonnant qui montait jusqu’au haut de Saint-Paul au grand trot. Après avoir donné des représentations, en 1601, rue Saint-Jacques, à Paris, Marocco commit l’imprudence de s’en aller à Rome, ou il fut brûlé comme sorcier en compagnie de son maître, qu’on accusa d’être son complice ! Encore un crime que l’histoire catholico-royaliste a oublié et qu’il faut ajouter au monstrueux dossier des crimes d’État.

(33) La légende des amours du roi Cophétua avec la mendiante Pénélophon était fort populaire au temps de Shakespeare qui en reparle dans Roméo et Juliette. Elle contient dix couplets Voici le premier :

J’ai lu qu’autrefois en Afrique
Un être princier régnait,
Qui avait nom Cophétua,
Selon la fiction des poëtes.

Il se dérobait aux lois de nature,
Car, pour sûr, il n’avait pas mes goûts ;
Il ne se souciait pas des femmes,
Mais les dédaignait toutes.
Mais voyez ce qui un jour lui advint.
Comme il était à la fenêtre,
Il vit une mendiante en gris.
Qui lui causa bien des peines.

Le second couplet est devenu mémorable, grâce à la citation partielle qu’en fait Mercutio :

L’aveugle enfant qui tire si juste
Descendit vite du ciel,
Prit un dard et tira sur lui
À l’endroit où il était placé ;
Aussitôt le roi fut percé au vif.
Et quand il sentit la pointe de la flèche
Qui adhérait à son tendre cœur,
Il sembla comme s’il allait mourir.
Quel est, dit-il, ce changement soudain ?
Faut-il que je sois sujet à l’amour,
Moi qui n’y ai jamais consenti,
Et qui n’ai cessé de le défier ?

(34) Une pensée analogue se retrouve dans les Sonnets de Shakespeare : « C’est faire marchandise de ce qu’on aime que d’en publier partout la riche estimation[5]. »

(35) Refrain d’une chanson d’amour aujourd’hui perdue.

(36) Le branle du bouquet était une danse par laquelle les bals commençaient généralement dans la seconde moitié du seizième siècle. Un petit livre imprimé à Anvers, en 1579, sous ce titre : Deux dialogues du langage français italianisé, en fait la description suivante : « Un des gentilshommes et une des dames, étant les premiers en la danse, les autres (qui cependant continuent la danse), et, se mettant dedans ladite compagnie, vont baisant par ordre toutes les personnes qui y sont : à savoir le gentilhomme les dames, et la dame les gentilshommes. Puis, ayant achevé leurs baisements, au lieu qu’ils étaient les premiers en la danse, se mettent les derniers. Et cette façon de faire se continue par le gentilhomme et la dame qui sont les plus prochains, jusqu’à ce qu’on vienne aux derniers. » P. 385. — Le garde des sceaux Hatton, dont la reine Élisabeth admirait fort la belle jambe, s’était acquis une grande réputation par le talent avec lequel il ouvrait cette danse.

(37) L’envoy était, comme chacun sait, la strophe finale qui terminait nos vieilles poésies françaises et qui, avec la dédicace, contenait généralement la morale de chaque pièce. — La coutume de l’envoy s’était introduite dans la prosodie britannique,

(38) Monarcho, sobriquet donné à un maniaque italien, nommé Bergamasco, qui se figurait être le roi de l’univers.

(39) La reine Guinever ou Genièvre était l’épouse fort peu fidèle du fameux Arthur, roi de la Table Ronde.

(40) Dans le dictionnaire italien de John Florio, ce pédant dont nous avons parlé à l’introduction, on trouve les deux définitions suivantes Coelo, heaven, the sky or welkin ; Terra, earth, land, soil. Ce sont ces deux définitions qu’Holopherne répète littéralement : Coelo, the sky, the welkin, the heaven (le ciel, le firmament, l’empyrée) ; Terra, the soil, the land, the earth (le sol, le continent, la terre) ; Shakespeare lance ici directement l’épigramme contre le Vadius anglais.

(41) Ce bon vieux Mantouan qu’Holopherne cite avec tant d’admiration est le carme Jean-Baptiste de Mantoue, dont les églogues furent traduites en anglais par George Tuberville, dès 1567.

(42) Encore une citation empruntée par Shakespeare à son ennemi littéraire. Dans son livre des Seconds fruits (in-4o, 1591), Florio écorchait ainsi le proverbe italien sur Venise :

Venetia, chi non ti vede non ti pretia ;
Ma chi ti vede, ben gli costa.

(43) Dans un des sonnets qu’il adresse à sa brune bien-aimée, Shakespeare répète presque littéralement l’amoureux de la brune Rosaline. — Biron dit :

To things of sale a seller’s praise belongs.

« C’est aux choses à vendre qu’il faut l’éloge d’un vendeur. » Shakespeare dit :

I wil not praise, that purpose not to sell.

« Je ne veux pas vanter ce que je ne désire pas vendre. » — Sonnet 21 dans l’édition anglaise, 13 dans mon édition.

(44) Shakespeare a reproduit à l’éloge de sa maîtresse cette hyperbole de Biron, lorsqu’il a dit dans son onzième sonnet :

Then will I swear beauty herself is black,
And all they foul, that thy complexion lack.

« Alors je jurerai qu’il n’y a de beauté que la brune et qu’elles sont toutes laides celles qui n’ont pas ton teint. »

(45) Ici encore l’amoureux des Sonnets parle comme Biron :

My mistress’eyes are raven black,
Her eyes so suited ; and they mourners seem
At such, who, not born fair, no beauty lack,
Slandering creation wish a false esteem :
Yet so they mourn, becoming of their woe,
That every tongue says, beauty should look so.

« Les yeux de ma maîtresse sont noirs comme le corbeau, et cette couleur leur sied ; car ils semblent porter le deuil de toutes ces beautés qui, n’étant pas nées blondes, calomnient la création par une fausse apparence. Mais la couleur du deuil va si bien à ses yeux chagrins que tout le monde dit : « La beauté devrait être brune. » Sonnet 9, édition française ; 127, édition anglaise.

C’est, on le voit, la même idée exprimée presque dans les mêmes termes. Je m’étonne que cette analogie frappante entre le poëme et la comédie ait jusqu’ici échappé à tous les commentateurs. — Il est probable, selon moi, que, lorsque Shakespeare composait Peines d’amour perdues, la brune et sémillante héroïne de ses Sonnets posait devant lui pour le personnage de Rosaline. Cette conjecture, si elle était fondée, donnerait un intérêt nouveau à la coquette figure que le poëte a mise sur la scène.

(46) Rosaline semble ici se moquer des marques que la petite vérole a laissées sur le visage de Catherine.

(47) C’était l’inscription que l’on mettait sur la porte des maisons pestiférées.

(48) L’intermède que le poëte introduit ici est une parodie de cette farce, si populaire parmi nos aïeux, où figuraient côte à côte les héros de l’antiquité païenne, de l’antiquité juive et du moyen âge. Dans cette farce, résumé naïf de la légende humaine, toutes les grandes traditions se trouvaient représentées : la tradition grecque, par Hector et par Alexandre ; la tradition romaine, par César ou par Pompée  ; la tradition judaïque, par Josué, par David et par Judas Machabée ; la tradition celtique, par le roi Arthur ; enfin, la tradition germanique, par Charlemagne et par Godefroy de Bouillon, le chef de la première croisade. Shakespeare a modifié d’une façon curieuse la composition de l’héroïque cénacle : il a substitué Hercule à Arthur. Cette substitution semble donner force à la conjecture qui ne voudrait voir qu’un seul et même personnage dans le fils de Jupiter et dans le bâtard d’Uther. Il est certain qu’il y a entre l’histoire du demi-dieu et celle du roi breton des analogies frappantes ; Arthur a été protégé par Merlin aussi efficacement qu’Hercule par Mercure ; l’un a été trahi par Genièvre comme l’autre par Déjanire.

(49) Quand le grand Pompée paraissait avec son costume héraldique, il portait sur la genouillère une figure de léopard.

(50) Une estampe coloriée du quinzième siècle, qu’on peut voir à la Bibliothèque nationale, en tête d’un manuscrit du fonds de Colbert, représente Alexandre chevauchant sous un portique roman, entre Hector et Julius Cæsar. Le roi de Macédoine, couronné d’or et bardé de fer, brandit de la main droite une lance, et de la gauche, son écu traditionnel. Cet écu porte, sur champ de gueules, un lion d’or séant en une chaise et accosté d’une masse d’argent. Ce sont ces armes avec lesquelles paraît Holopherne et qui provoquent les lazzis de Trogne.

(51) Dans l’argot d’alors, le filou était un Troyen ; dans l’argot de nos jours, il a passé à l’ennemi et s’est fait Grec.



fin des notes.
  1. Collier, History of the stage, t. III. p. 86.
  2. Probablement le nom de l’acteur comique qui remplissait ce rôle. Le valet de Ferando, qui figure plus loin, est désigné par le même nom.
  3. As glorious as the morning wash’d with dew.
    Cette comparaison, légèrement modifiée, se trouve à la scène iii de la comédie définitive :

    As clear
    As morning rose wash’d with dew.

    Aussi brillante
    Que la rose du matin baignée de rosée.

  4. Il y a ici une équivoque absolument intraduisible. On sait qu’en anglais femme se dit woman. Le poëte, imaginant que le mot woman est composé du mot woe, malheur, fléau et du mot man, homme, se fonde sur cette étymologie prétendue pour déclarer que la femme est justement nommée le fléau de l’homme. Heureusement pour la réputation de la plus belle moitié du genre humain, l’étymologie véritable est tout autre. Le mot woman est évidemment composé du mot womb, matrice, et du mot man, homme
  5. Sonnet 102 dans l’édition anglaise, 113 dans mon édition.