Œuvres complètes de Tertullien/Genoud, 1852/De l’Idolâtrie
Œuvres complètes de Tertullien, Louis Vivès, , Tome 2 (p. 217-249).
I. Le plus grand crime du genre humain, le forfait qui comprend tous les autres, la cause tout entière de sa condamnation, c’est l’idolâtrie. Car, bien que chaque prévarication ait son caractère spécial, bien qu’elle soit condamnée à part, il n’en est pas moins vrai qu’elles se fondent toutes dans le crime de l’idolâtrie. Oubliez les noms, voyez les œuvres. L’idolâtre est en même temps homicide. Qui a-t-il tué, me demandez-vous ? Je lis dans l’inscription qui l’accuse : Meurtrier, non pas d’un étranger ni d’un ennemi, mais de lui-même. — Par quels moyens ? — Par son aveuglement.-Par quelles armes ? — Par ses offenses contre Dieu. -- Par, combien de blessures ? — Par autant de blessures que d’idolâtries. Que celui-là nie que l’idolâtrie soit un homicide, qui peut nier qu’il ait perdu son ame. D’après ce principe, vous trouverez encore en lui l’adultère et l’impudicité. Car quiconque sert les faux dieux altère indubitablement la vérité : or toute altération de la vérité est adultère. De même il se plonge dans l’impudicité. Qui peut sacrifier aux esprits immondes sans en être souillé et sali ? Aussi les saintes Ecritures se servent-elles toujours du mot fornication pour flétrir l’idolâtrie. Ce qui constitue le vol, j’imagine, c’est d’enlever le bien d’un autre, ou de nier ce qu’on lui doit : le vol commis envers l’homme est regardé comme un grand crime. L’idolâtrie fait un vol à Dieu, en lui dérobant les hommages qui lui sont dus pour les transporter à d’autres, ajoutant ainsi l’outrage au larcin. Que si le vol, la fornication, l’adultère causent la mort, c’en est assez pour que l’idolâtrie ne soit pas innocente d’homicide.
Après ces crimes si funestes, si capables d’anéantir le salut, plusieurs autres désignés par différents noms, et conséquemment classés à part, se reproduisent dans l’idolâtrie. Elle comprend toutes les convoitises du siècle. Quelle est la cérémonie idolâtrique sans le luxe et les vains ornements du culte ? Elle comprend les désirs impurs et l’ivresse : car les solennités païennes ne sont fréquentées que pour y satisfaire les plus grossiers appétits. Elle comprend l’injustice : qu’y a-t-il de plus injuste que celle qui méconnaît le père de toute justice ? Elle comprend la vanités puisqu’elle repose tout entière sur la vanité. Elle comprend, le mensonge, puisque le fond de sa substance n’est que mensonge. Par là, tous les crimes se rencontrent dans l’idolâtrie, et l’idolâtrie dans tous les crimes.
D’ailleurs, comme tous les délits sont une offense envers Dieu, et que tout ce qui offense Dieu doit être attribué aux démons et aux esprits immondes auxquels sont consacrées les idoles, il n’en faut point douter, quiconque pèche commet le crime de l’idolâtrie, puisqu’il fait ce qui appartient aux maîtres des idoles.
II. Mais que tous ces délits rentrent dans les dénominations de leurs œuvres, et que l’idolâtrie demeure ce qu’elle est en elle-même. Une prévarication si ennemie de Dieu, une substance si riche en crimes, qui déploie tant de ramifications, qui se divise en tant de ruisseaux, se suffit à elle seule, si bien que, même en l’isolant de ses conséquences, il lui reste encore tant d’étendue qu’il faut craindre de nous tromper sur ses limites. En effet, elle renverse les serviteurs de Dieu de plusieurs manières, non pas seulement par ignorance, mais par une secrète connivence. La plupart des hommes n’attachent communément le crime de l’idolâtrie qu’à l’acte de brûler de l’encens, d’immoler des victimes, d’offrir quelques oblations, ou aux fonctions de sacrificateur et de prêtre. C’est à peu près s’imaginer que l’adultère ne réside que dans les baisers, les embrassements et l’acte de la chair ; l’homicide, dans l’effusion du sang et la mort de la victime. Mais que Dieu donne à ces mots une plus grande extension, nous en sommes sûrs, lorsque plaçant la prévarication dans la concupiscence, il déclare adultère tout regard de convoitise, tout mouvement impudique au fond de l’âme ; et homicide, toute malédiction, toute injure, tout mouvement de colère, il y a plus, tout manque de charité envers son frère. Aussi Jean nous dit-il : « Celui qui hait son frère est homicide. » Autrement, et la malice profonde du démon, et les préceptes par lesquels le Seigneur notre Dieu nous prémunit contre ses piéges sans nombre, se réduiraient à bien peu de chose si nous devions être jugés uniquement sur les crimes contre lesquels les nations elles-mêmes ont porté des peines. Comment « notre justice sera-t-elle plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, » ainsi que le Seigneur l’a recommandé, si nous ne reconnaissons jusqu’où s’étend la malignité de l’injustice qui lui est opposée ? Puisque l’idolâtrie est la source de l’injustice, il faut commencer par nous garantir contre l’étendue de l’idolâtrie, en reconnaissant qu’elle n’existe pas seulement dans les actes extérieurs.
III. Autrefois il n’y avait point d’idoles. Avant que les artisans de cette nouveauté monstrueuse pullulassent dans le monde, les temples étaient vides et leurs murailles nues, comme l’attestent encore dans certains lieux les vestiges de l’antiquité. Toutefois l’idolâtrie existait déjà, si ce n’est dans son nom, au moins dans ses œuvres. Car, même de nos jours, on peut s’en rendre coupable en dehors du temple, et sans avoir d’idole. Mais aussitôt que le démon eut introduit dans le monde des fabricateurs de statues, d’images et de simulacres de toute nature, cette œuvre grossière, d’où jaillirent les calamités humaines, prit un corps et un nom qu’elle emprunta aux idoles. Dès ce moment, tout art qui produit une idole, d’une forme ou d’une autre, devint une source d’idolâtrie. Il n’importe pas qu’une image sorte des mains d’un sculpteur, d’un ciseleur ou d’un brodeur phrygien, parce qu’il est indifférent qu’elle soit exécutée en plâtre, en couleurs, en pierre, en airain, en argent, en tapisserie. Puisque l’idolâtrie existe même sans idole, certes, une fois que l’idole est présente, peu importe de quelle espèce elle est, de quelle matière, de quelle forme. Qu’on ne s’imagine donc pas qu’il faut seulement appeler idole une statue consacrée sous la représentation humaine. L’étymologie du mot est ici nécessaire. Ei1doj, en grec, équivaut à forme ou image ; ei/dolon en est venu comme diminutif, de même que de forme nous avons fait formule. C’est pourquoi toute forme, grande ou petite, doit être appelée une idole. Il suit de là que tout travail, tout service concernant une idole, quelle qu’elle soit, est une idolâtrie. Donc aussi le fabricant d’images idolâtriques est coupable du même crime, à moins que les Juifs n’aient été idolâtres qu’à demi lorsqu’ils consacrèrent, l’image d’un veau et non celle d’un homme.
IV. Dieu défend aussi bien de faire une idole que de l’adorer. C’est précisément parce qu’il est nécessaire qu’une image soit faite pour qu’elle puisse être adorée, qu’il est défendu de la faire, s’il n’est pas permis de l’adorer. De là vient que, pour déraciner l’idolâtrie, la loi divine proclame : « Tu ne feras point d’idole, » ni, ajoute-t-elle, « aucune ressemblance de ce qui est au ciel, sur la terre et dans la mer. » Elle a interdit aux serviteurs de Dieu ces arts sur toute la face de l’univers. Déjà était venu Enoch, prédisant que les démons convertiraient en idolâtrie tous les éléments, toutes les substances du monde, tout ce qui est contenu au ciel, dans la mer, sur la terre, afin que les anges apostats fussent consacrés en autant de divinités à la face du Seigneur. Voilà donc que pour l’humanité qui s’égare, tout est dieu, excepté le Créateur de toutes choses. Les images de ce qu’il a créé sont des idoles ; la consécration de ces images, c’est l’idolâtrie. Tous les crimes que commet l’idolâtrie, l’artisan qui a fait une idole, quel qu’il soit et quelle que soit son œuvre, en est nécessairement responsable. Enfin Enoch enveloppe d’avance dans la même condamnation l’artisan et l’adorateur des idoles. Et ailleurs : « Pécheurs, je vous le jure, quand viendra le jour du sang et de la perdition, la justice est prête. Vous tous qui adorez des pierres, vous tous qui vous taillez des images d’or, d’argent, de bois, de pierre et de terre ; vous qui servez les fantômes, les esprits infâmes, et toutes les erreurs qui ne sont pas selon la science, ils ne vous seront d’aucun secours. » Mais Isaïe dit : « Vous êtes mes témoins : y a-t-il un autre Dieu que moi ? Alors n’existaient pas des sculpteurs, ni des fabricants d’images, hommes vains qui font ce qui leur plaît, mais qui ne leur servira de rien. » El plus bas, quel anathème il lance sur les fabricateurs et les adorateurs d’images, dans cette déclaration qui se termine ainsi : « Sachez-le ! leur cœur n’est que cendre et poussière ; aucun d’eux ne pourra délivrer son ame. » Là-dessus David récrie avec la même justice : « Et puissent leur ressembler ceux qui les font ! » Qu’ajouterai-je de plus, moi homme de peu de mémoire ? Pourquoi citerai-je les Ecritures ? comme si la voix de l’Esprit saint ne suffisait pas, ou qu’il fallût mettre en question que le Seigneur ait maudit et condamné les faiseurs d’images avant même d’en maudire et d’en condamner les adorateurs.
V. Nous répondrons avec plus d’étendue aux prétextes allégués par ces artisans qu’on ne devrait jamais admettre dans la maison de Dieu, si l’on connaissait bien cette loi. On a coutume d’objecter : Je n’ai pas d’autre moyen de vivre. Qu’est-il besoin que tu vives, peut-on lui répliquer aussitôt ? Qu’y a-t-il de commun entre Dieu et toi, si tu te règles sur tes propres lois ? Ensuite, comme on ose s’appuyer sur les Ecritures, en citant les paroles de l’Apôtre : « Que chacun demeure dans la condition où il s’est rencontré, » il résulterait d’une telle interprétation que nous pouvons tous persévérer dans le péché ; car il n’est personne de nous qui n’ait été trouvé dans le péché, puisque le Christ n’est descendu que pour nous délivrer du péché. Il nous ordonne, ajoute-t-on, « de travailler, à son exemple, chacun de nos mains pour nous aider à vivre. » Si toute espèce de travail est commandée par ce précepte, les voleurs, que je sache, et les joueurs vivent aussi du travail de leurs mains ; les brigands travaillent aussi de leurs mains pour vivre. J’en dis autant des faussaires, car ce n’est pas avec leurs pieds, mais avec leurs mains qu’ils fabriquent des titres mensongers. Quant aux histrions, ils ne travaillent pas des mains seulement pour vivre, ils y emploient chacun de leurs membres. Ouvrez donc indifféremment l’Église à tous ceux qui soutiennent leur vie par le travail de leurs mains, s’il ne faut faire aucune distinction des industries que n’admet pas la loi de Dieu.
Mais à notre proposition que toute image est défendue, on me dit : Pourquoi Moïse a-t-il dressé dans le désert un serpent d’airain ? Les images qui ont été faites pour quelque disposition symbolique et particulière, loin de déroger à la loi, n’étaient que la représentation des réalités qu’elles, annonçaient. D’ailleurs, en tirer un argument contre la loi, n’est-ce pas attribuer au Tout-Puissant l’inconstance, ainsi que le font les Marcionites, qui anéantissent Dieu en niant son immutabilité, puisque, selon eux, il défend ici la chose qu’il ordonne ailleurs ? Soit que l’on oublie à dessein que l’image de ce serpent d’airain suspendu entre le ciel et la terre, était un symbole de la croix de notre Seigneur, qui devait nous délivrer des serpents, c’est-à-dire des anges du démon, pendant que dans sa forme elle-même elle représentait le démon, c’est-à-dire le serpent mis à mort ; soit que le sens de cette figure ait été révéle autrement à de plus dignes, puisque, suivant la déclaration de l’Apôtre : « Ce qui arrivait au peuple était la figure de ce qui devait nous arriver ; » heureusement pour notre cause le même Dieu qui, par sa loi, défend de faire aucune image, recommande par une prescription particulière de drosser l’image d’un serpent. Si tu adores le même Dieu, voici sa loi : « Tu ne feras aucune image taillée. » Si tu veux t’appuyer de l’injonction qui ordonne ensuite d’ériger une image, imite donc aussi Moïse ; attends, pour dresser contrairement à la loi quelque simulacre, que Dieu lui-même t’en ait donné l’ordre.
VI. Quand même aucune loi formelle de Dieu ne nous eût interdit de forger des idoles, quand même l’Esprit saint n’eût pas menacé de ses anathèmes et ceux qui font des idoles et ceux qui les honorent, il suffirait de notre sacrement lui-même pour nous convaincre que ces industries sont contraires à la foi. Est-ce avoir renoncé au démon et à ses anges que de les fabriquer ? Comment soutenir que nous avons répudié, je ne dirai pas ceux avec lesquels, mais desquels nous vivons ? Quelle haine avons-nous jurée à ceux auxquels nous sommes redevables de la vie et du Vêtement ? Peux-tu bien renier de la bouche celui que tu reconnais de la main ? détruire par la parole ce que tu édifies par l’action ? prêcher un seul Dieu, toi qui en fais une multitude ? prêcher un Dieu véritable, toi qui en fais d’imaginaires ?
J’en fais, me dira quelqu’un, mais je ne les adore pas. Comme si la raison qui interdit de les adorer ne devait pas interdire aussi de les fabriquer, puisque des deux cotés même offense envers Dieu. Mais je dis plus : tu les adores véritablement, toi qui les mets à même d’être adorés ; tu les adores, non pas avec le parfum de quelque grossier sacrifice, mais avec le parfum de toi-même. Ce n’est pas la vie d’un animal que tu leur offres, c’est ton ame que tu leur sacrifies : tu leur immoles ton génie ; c’est avec tes sueurs que tu leur présentes des libations : ton intelligence, voila l’encens que tu fais fumer en leur honneur. Tu es pour eux plus qu’un prêtre, puisqu’ils te doivent d’avoir des prêtres. C’est ton industrie qui transforme en divinité un nom imposteur[1].
Tu n’adores pas les dieux que tu fais, me dis-tu ; mais ils ne te désavouent pas pour leur adorateur, ceux auxquels tu immoles la plus riche, la plus succulente, la plus illustre des victimes, la victime de ton salut !
VII. Un homme zélé pour la foi parlerait toute une journée sur cette matière, en gémissant de voir un chrétien quitter les idoles pour venir à l’église ; sortir des ateliers du démon pour entrer dans la maison de Dieu ; lever vers le Dieu créateur des mains qui viennent de créer des idoles ; adorer le Seigneur avec ces mêmes mains qui au dehors se font adorer elles-mêmes dans leurs œuvres ; approcher du corps de notre Seigneur des mains qui donnent des corps aux démons.
Le scandale serait moindre s’ils recevaient d’une main étrangère ce qu’ils souillent ; mais ils vont jusqu’à donner aux autres ce qu’ils ont souillé. Des faiseurs d’idoles ont été admis dans les ordres sacrés de l’Église. O crime ! Les Juifs n’ont trempé qu’une fois leurs mains dans le sang du Sauveur. Pour eux, ils déchirent son corps tous les jours. O mains sacrilèges, qu’il faudrait couper ! A ces impies de savoir maintenant si c’est par figure qu’il a été dit. « Si votre main est pour vous un sujet de scandale, coupez-la. » Et quelles mains méritent plus d’être coupées que celles qui chaque jour scandalisent le corps de Jésus-Christ[2].
VIII. Il est encore un grand nombre d’autres professions qui, sans toucher directement à la fabrication des idoles, n’en sont pas moins entachées du même crime, puisque sans elles les idoles ne peuvent rien. Qu’importe, en effet, que tu bâtisses ou que tu décores ; que tu élèves un temple, un autel, un sanctuaire, ou que tu fabriques des lames de métal, des ornements pour l’idole, ou simplement la niche qui lui est destinée. L’industrie la plus honteuse n’est pas celle qui fait le dieu : c’est celle qui lui donne sa majesté.
Si on allègue pour prétexte la nécessité des arts de luxe, ils ont une multitude d’applications qui fourniront des ’moyens d’existence sans déroger à la loi, c’est-à-dire sans fabriquer des idoles. Le travailleur en stuc peut enduire des murailles, raccommoder des toitures, terrasser des citernes, tracer des cymaises, et incruster dans les murs des ornements qui ne ressemblent en rien à des simulacres. Le peintre, le statuaire, le sculpteur en airain, le ciseleur, savent exécuter des choses qui tiennent à leur art, beaucoup plus faciles que des images. A plus forte raison, celui qui dessine une figure saura-t-il ajuster un échiquier. Pour la main qui a fait sortir le dieu Mars d’un tilleul, la fabrication d’une armoire ne sera qu’un jeu. Point d’industrie qui ne soit la mère ou la sœur d’une autre industrie. Tous les métiers se touchent : ils ont autant de ramifications que les hommes ont de désirs.
— Mais, direz-vous, il s’agit de notre salaire et de notre gain ; conséquemment il y va aussi de notre travail.
— Sans doute ; mais l’abondance de la vente fait compensation à l’exiguïté du prix. Combien de murailles ont-elles besoin d’idoles ? Combien de temples et de sanctuaires élève-t-on en l’honneur des faux dieux ? Mais, en revanche, que de maisons ! que de prétoires ! que de bains ! que de quartiers ! Tous les jours on a des souliers et des brodequins à dorer, on ne dore pas tous les jours un Mercure ou un Sérapis. Le luxe public suffira donc à nourrir les artisans ; car la vanité et l’ambition sont plus étendues que la superstition : l’ambition vous demandera plus de plats et de coupes que le culte des idoles. Le luxe vous achètera plus de couronnes que la fête païenne. Ainsi, puisque nous exhortons toutes les classes d’artisans à s’interdire la fabrication des idoles ou ce qui les concerne, et que d’ailleurs bon nombre d’objets sont communs aux idoles ainsi qu’aux hommes, nous devons encore prendre garde qu’on ne demande à nos mains quelque objet que nous savons destiné au culte des idoles. Que si nous nous rendons sans recourir aux précautions usitées, je ne crois pas que nous soyons purs de toute contagion idolâtrique, puisque nous mettons, avec connaissance de cause, notre travail au service des démons et des honneurs qui leur sont rendus.
IX. Parmi les diverses industries, nous remarquons, encore certaines professions qui ont une tendance vers l’idolàtrie. Quant aux astrologues, il n’en faudrait pas même parler ; mais comme l’un d’eux m’a provoqué, il y a peu de jours, en essayant de justifier l’exercice de cette profession dans laquelle il demeure, j’en loucherai quelques mots. Je ne dirai pas que c’est adorer les faux dieux que d’inscrire leurs noms dans le ciel, et de leur attribuer la toute-puissance de Dieu, parce que les hommes en concluent qu’il ne faut plus s’adresser à Dieu du moment que nos destinées sont immuablement réglées par les astres. Je soutiens une seule chose : ce sont les anges rebelles à Dieu et livrés à l’amour des femmes qui ont inventé ces vaines sciences ; voilà pourquoi ils ont été condamnés par Dieu. O sentence divine, qui a son retentissement jusque sur la terre, et à laquelle l’ignorance elle-même rend témoignage. Les astrologues sont chassés de même que leurs anges ; Rome et l’Italie sont interdites aux astrologues, comme le ciel le fut à leurs anges : le châtiment de l’exil frappe à la fois et les maîtres et les disciples.
— Mais « les mages et les astrologues nous sont venus » de l’Orient. » -Nous savons quels rapports unissent la magie à l’astrologie. Les interprètes des étoiles lurent les premiers qui annoncèrent la naissance du Christ, les premiers qui lui apportèrent des présents. A ce titre, j’imagine, ils se sont rendu le Christ favorable. Mais qu’en résulte-t-il ? Faudra-t-il en conclure que la religion de ces mages les protége maintenant eux et les astrologues ? Aujourd’hui la science vient du Christ : c’est l’étoile du Christ, et non celle d’un Saturne, d’un Mars, ou de tout autre mort semblable, qu’elle observe et annonce. Ces spéculations, en effet, n’ont été tolérées que jusqu’à l’Evangile, afin que le Christ une fois sur l’horizon, personne ne se permît de calculer sur les astres la naissance de qui que ce fût. « Cet encens, cette myrrhe, cet or qu’ils offrirent au Christ encore enfant, » furent comme le terme des sacrifices et de la gloire mondaine que le Christ devait anéantir. Voilà pourquoi un songe, envoyé sans doute par la volonté de Dieu, leur conseilla de retourner dans leur patrie, mais par une tout autre voie que celle qui les avait amenés, c’est-à-dire d’abandonner leur secte ; mais n’avait pas pour but de les soustraire à la persécution d’Hérode, qui réellement ne les poursuivit pas, ignorant par quelle voie ils s’en étaient allés, parce qu’il ignorait par quelle voie ils étaient venus. Tant il est vrai que par là nous devons entendre la voie droite et la science Véritable. Aussi leur est-il formellement prescrit de marcher désormais dans d’autres sentiers. Il en est de même de cette autre espèce de magie qui opère des prodiges et lutta même contre Moïse : la patience de Dieu la toléra jusqu’à l’Evangile. Dès ce moment, en effet, Simon le Magicien, déjà converti, mais retenant encore quelque chose de sa doctrine de bateleur, au point de vouloir ajouter aux prestiges de son art, en achetant le Saint-Esprit par l’imposition des mains, Simon est maudit et retranché de la foi par les Apôtres. Un autre magicien qui, devant le proconsul Sergius Paulus, résistait aux mêmes Apôtres, fut puni par la perte de la vue. Ainsi, sans doute eussent été traités tous les autres astrologues, s’ils avaient rencontré les Apôtres. Toutefois, puisque la magie est châtiée, l’astrologie qui en est une espèce, est condamnée avec le genre auquel elle appartient. Depuis l’Evangile, on ne trouve ni sophistes, ni chaldéens, ni enchanteurs, ni devins, ni magiciens, qui ne soient punis d’une manière tout exemplaire. « Où sont le sage, le lettré, le savant de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas confondu la sagesse du monde ? » Tu ne sais rien, ô astrologue, si tu ignorais que tu deviendrais chrétien. Si tu le savais, tu devais savoir aussi que ton art ne te serait pas profitable. Que dis-je ? Une science qui prédit toutes les grandes révolutions aurait dû t’apprendre qu’elle-même menaçait ruine. « Vous n’avez point de part à cette grâce ni rien à y prétendre. » Il ne peut espérer le royaume des cieux celui dont la main ou le compas abuse du ciel.
X. Il faut nous occuper aussi des maîtres d’école et des autres professeurs de belles-lettres. Qu’ils touchent par bien des points à l’idolâtrie, on ne peut en douter. D’abord il leur est nécessaire de prêcher les dieux des nations, d’expliquer les noms, les généalogies, les fables et les ornements dont on a embelli leurs histoires, enfin, d’observer leurs fêtes et leurs solennités en échange du tribut qu’ils en reçoivent. Quel maître d’école, s’il n’a pas la nomenclature des sept idoles, s’abstiendra cependant des quinquatries[3] ? Il consacre à Minerve le premier argent[4]qu’il reçoit de chaque nouveau disciple, de sorte que, s’il ne se prostitue pas à quelque idole, au moins peut-on l’appeler idolâtre de discours. Croyez-vous qu’il soit moins souillé en accroissant le renom et les honneurs d’une idole, qu’en célébrant, les Minervalles en mémoire de Minerve, et les Saturnales en l’honneur de Saturne, fêtes que les derniers des esclaves sont obligés de célébrer à l’approche des Saturnales ? Ajoutez à cela qu’il lui faut recevoir les étrennes, fêter les sept collines[5], le solstice d’hiver, déposer des présents sur la tombe de ceux que l’on pleure. Il faut couronner les écoles de guirlandes eu l’honneur de Flora. Les prêtresses et les édiles sacrifient pour l’école ; l’école est fermée le jour de ces solennités. Mêmes vacances au jour de la naissance de l’idole : pas une pompe de Satan qui ne soit fréquentée. Peut-on penser que ces abominations sont indignes du Chrétien, sans penser également qu’elles sont interdites au maître d’école ?
— On nous dira, je le sais : S’il n’est pas permis aux serviteurs de Dieu d’enseigner les belles-lettres, il n’est donc pas permis non plus de les apprendre ? Mais alors comment se formera-t-on à la sagesse humaine ? Comment saura-t-on penser et agir, puisque la littérature est la clef de toute la vie ? Comment répudier les études profanes, puisque sans elles il n’y a plus d’études religieuses ?
—Voyons donc jusqu’où va la nécessité de cette éducation : ne peut-on pas en admettre une partie, en rejeter une autre ? D’abord, il est plus raisonnable à un Chrétien d’apprendre les belles-lettres que de les enseigner. Car apprendre et enseigner sont choses bien différentes. Si un fidèle enseigne la littérature, il est hors de doute qu’en expliquant une doctrine pleine de faux dieux, il la fait valoir ; en la communiquant, il l’affirme ; en la racontant, il lui rend témoignage. Il les appelle même des dieux. Or la loi, nous l’avons dit, ne veut pas qu’on les appelle des dieux, ni que ce nom soit pris en vain. Qu’est-ce donc que le début de l’éducation ? Les premiers fondements de la foi jetés en faveur du démon. Ne me demandez plus si celui-là est coupable d’idolâtrie, qui catéchise sur les idoles. Mais lorsque le fidèle étudie, s’il a le sentiment de ce qu’il est, surtout s’il l’a depuis long-temps, il ne reçoit ni n’admet ces puérilités. Ou bien, commence-t-il à croire ? il croira de préférence ce qu’il a appris d’abord, c’est-à-dire sur Dieu et la foi. Tout le reste, par conséquent, il le repousse sans l’accepter. Il sera donc aussi en sûreté que celui qui, le sachant bien, prend de la main d’un ignorant un poison qu’il se garde bien de boire. Celui-ci a une excuse dans la nécessité : il ne peut s’instruire autrement. De même qu’il est plus facile de renoncer à enseigner les belles-lettres qu’à les apprendre, de même il sera plus facile au disciple fidèle de s’interdire les souillures des solennités païennes, publiques ou privées, qu’au maître de s’en abstenir.
XI. Quant au commerce, nous y trouverons à la tête de tous les délits « la cupidité, cette racine de tous les maux, qui, enlaçant plus d’un fidèle, lui a fait faire naufrage dans la foi, » quoique le même Apôtre appelle ailleurs la cupidité une idolâtrie. A la suite arrive le mensonge, ministre de la cupidité. Je ne dis rien du parjure, puisqu’il n’est pas même permis de jurer. Le commerce est-il une occupation convenable à un serviteur de Dieu ? Au reste, retranchez la cupidité, qui est cause que l’on acquiert, la nécessité de commencer disparaît avec la cause qui fait que l’on acquiert. Mais qu’il y ait un gain légitime, pourvu qu’il soit en garde contre les séductions de la cupidité et du mensonge, d’accord ; je crains qu’il n’aille encore heurter à l’idolâtrie, parce qu’il appartient au génie même et à l’ame de l’idolâtrie, ce métier qui engraisse tous les démons. N’est-il pus lui-même la première de toutes les idolâtries ? Qu’importe que les mêmes marchandises, en d’autres termes, que l’encens et les parfums étrangers destinés au culte des idoles, servent également à guérir les malades, et chez nous à ensevelir les morts ? Toujours est-il que la pompe des sacerdoces et des sacrifices idolâtriques étant alimentée par vos périls, vos ; pertes, vos fatigues, vos calculs, vos voyages et vos trafics, vous n’êtes plus rien qu’un pourvoyeur d’idoles. Personne ne niera que l’on peut soulever ce reproche contre tous les genres de commerce. Plus les délits sont graves, plus ils réclament de surveillance, en raison de la grandeur du péril, afin que non-seulement nous nous les interdisions, mais que nous renoncions même aux choses par qui ils se commettent ; en effet, quoique le crime soit consommé par un autre, il m’importe de n’être pas son instrument. Je ne dois être l’auxiliaire de qui que ce soit dans ce qui ne m’est pas permis à moi-même. Du moment qu’il m’est défendu de faire, je dois comprendre qu’il me faut veiller à ce que mon ministère n’y soit pour rien. En un mot, la question est décidée par un autre cas qui n’a pas moins de gravité. La luxure m’étant interdite, je ne dois seconder celle d’autrui ni par action, ni par consentement. Me tenir personnellement éloigné des lieux de prostitution, c’est reconnaître que je ne puis exercer un pareil métier, ni à mon profit, ni au profit de personne. De même, la loi portée contre l’homicide bannit de nos églises le maître d’escrime : elle craint qu’il ne pratique lui-même ce qu’il enseigne.
Mais voici une analogie plus rapprochée ; un pourvoyeur de victimes destinées aux sacrifices publics embrasse la foi : lui permettrez-vous de continuer son commerce ? ou bien, déjà chrétien, il entreprend ce trafic : serez-vous d’avis de le garder dans l’Église ? Je ne l’imagine pas, à moins que vous ne fermiez aussi les yeux sur le marchand d’encens ; car aux uns la fourniture du sang, aux autres celle des parfums. Si, avant que les idoles eussent envahi le monde, l’idolâtrie, grossière encore, pratiquait déjà son culte avec des parfums, si de nos jours même l’œuvre idolâtrique peut s’accomplir sans idole, rien qu’en brûlant quelques parfums, assurément l’homme le plus utile aux démons, c’est le fournisseur d’encens, puisque l’idolâtrie se passe plus aisément d’idoles que de parfums.
J’en appelle à la conscience de la foi elle-même : si un chrétien qui fait ce commerce vient à passer devant des temples, comment crachera-t-il sur les autels qui fument par ses soins ? comment soufflera-t-il sur des flammes qu’il a lui-même allumées ? de quel front exorcisera-t-il les nourrissons auxquels il donne sa maison pour grenier d’abondance ? Quand même un pareil homme chasserait le démon, qu’il ne se rassure par sur sa foi, car ce n’est pas un ennemi qu’il a expulsé ; il a dû obtenir aisément cette condescendance d’un ami qu’il nourrit tous les jours. Ainsi, point d’art, point de profession, point de négoce favorable au service ou à la fabrication des idoles, qui ne soit enveloppé dans la condamnation de l’idolâtrie, à moins que par idolâtrie nous n’entendions tout autre chose que le service des idoles.
XII. C’est alléguer mal à propos les nécessités humaines que de dire, après les engagements de la foi : « Je n’ai pas de quoi vivre. » D’abord, proposition irréfléchie que je puis pleinement réfuter en vous répondant : Vous y songez trop tard. Il fallait réfléchir auparavant, à l’exemple « de ce prudent architecte qui suppute d’avance la dépense nécessaire, pour n’avoir pas la honte d’abandonner ensuite l’édifice qu’il a commencé. » D’ailleurs vous avez la parole du Seigneur, et des exemples qui vous ôtent tout prétexte. Que dites-vous donc ? Je serai pauvre ! Mais le Seigneur a dit : « Heureux les pauvres ! » - Je n’aurai pas de quoi manger ! — Mais il est écrit : « Ne vous mettez pas en peine de vos aliments. » Pour le vêtement, nous avons l’exemple des lis. — J’avais besoin d’argent ! — Mais il faut vendre « tous ses biens et en distribuer l’argent aux pauvres. » - Je me dois à mes enfants, à ma famille. — « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière, n’est point propre au royaume de Dieu. » ne suis qu’un ouvrier aux gages de qui le paie. — « Personne ne peut servir deux maîtres à la fois. Si vous voulez être le disciple du Seigneur, portez votre croix et suivez le Seigneur, » c’est-à-dire supportez la misère, la tribulation, ou seulement votre corps qui est une espèce de croix. « Parents, époux, enfants, il faut tout abandonner pour Dieu. » Eh quoi ! vous hésitez à renoncera votre industrie, à votre trafic, à votre profession, à cause de vos enfants et de vos parents ? Mais il nous a été enseigné qu’ il fallait tout abandonner, famille, affaires, profession, pour suivre le Seigneur. « Lorsque Jacques et Jean, appelés par le Seigneur, quittèrent leur père et leur barque ; lorsque Matthieu se leva sur-le-champ de son comptoir ; lorsqu’enfin la foi trouva qu’ensevelir son père c’était un retard, » en est-il un seul qui ait répondu à l’appel du Seigneur : « Je n’ai pas de quoi vivre ? » La foi ne craint pas la faim. La faint, elle ne l’ignore pas, doit être affrontée pour l’amour de Dieu comme tout autre genre de mort. Elle a appris à ne pas se mettre en peine de la vie, à plus forte raison de la nourriture. Où se rencontre cette perfection ? Mais « ce qui » est difficile aux hommes « est facile avec Dieu. » Espérons en la mansuétude et en la clémence de Dieu, afin que les nécessités de la vie ne nous entraînent pas jusqu’aux limites de l’idolâtrie.
XIII. Evitons plutôt le souffle de cette peste, même du plus loin que nous le pourrons, non-seulement dans les choses que nous avons nommées, mais encore dans toute la série des superstitions humaines, qu’elles soient consacrées à des dieux, à des morts ou à des rois, parce qu’elles appartiennent aux mêmes esprits immondes, tantôt par des sacrifices et des sacerdoces, tantôt par des spectacles et d’autres jeux semblables, tantôt par des jours de fête. Mais que parlé-je des sacrifices et des sacerdoces ? Quant aux spectacles et aux divertissements de cette nature, ils ont eu leur traité spécial. Il s’agit maintenant de dire un mot des fêtes et des autres solennités extraordinaires auxquelles nous assistons, soit par plaisir, soit par pusillanimité, communiquant ainsi avec les nations dans des rites idolâtriques, contre les prescriptions de la foi. J’examinerai d’abord ce point : est-il permis à un serviteur de Dieu de communiquer avec les païens, en participant soit à leurs vêtements, soit à leurs nourritures, soit enfin à leurs divertissements quels qu’ils soient ? « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent ! » Ainsi parle l’Apôtre quand il exhorte ses frères à la concorde ; mais d’ailleurs il ajoute : « Il n’y a rien de commun entre la lumière et les ténèbres, entre la vie et la mort ; » ou bien déchirons ce qui est écrit : « Le monde se réjouira ; vous, au contraire, vous pleurerez. » Si nous nous réjouissons avec le siècle, il est bien à craindre que nous ne pleurions aussi avec le siècle. Pleurons pendant que le siècle se réjouit, afin que nous nous réjouissions dans la suite quand le siècle pleurera. Ainsi « Lazare, descendu vers les lieux inférieurs, obtint le rafraîchissement dans le sein d’Abraham ; le riche, au contraire, fut livré au tourment du feu. » Alternative différente qui compense le bien et le mal d’ici-bas pour l’un et l’autre.
Il y a dans l’année certains jours fixés pour les paiements, où les uns reçoivent les honoraires de leur charge, et les autres règlent leurs comptes avec les débiteurs. Voilà, dites-vous, que je vais recevoir ce qui m’est dû ou acquitter mes dettes. Si les hommes ont consacré cette coutume en vertu de quelque superstition, vous, étranger à toutes leurs vanités, pourquoi vous conformer aux solennités idolàtriques, comme s’il vous était aussi ordonné de payer ce que vous devez, ou de recevoir ce qui vous est dû à jour fixe. Commencez par agir comme vous voulez qu’on agisse avec vous. Pourquoi vous cacher, lorsque vous souillez votre conscience pour complaire aux préjugés d’un autre ? Si vous laissez ignorez que vous êtes Chrétien, vous êtes exposé à la tentation, et vous agissez contre la conscience d’autrui, comme si vous n’étiez pas Chrétien. Dissimulez tant que vous voulez ; on vous tente, donc vous êtes condamné : d’un côté ou d’un autre, vous êtes coupable pour avoir rougi de Dieu. Or, il est dit : « Quiconque rougira de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père qui est dans les deux. »
XIV. Mais la plupart se sont persuadé qu’il était pardonnable d’agir comme les païens, afin d’épargner au nom chrétien le blasphème. Toutefois, le blasphème qu’il s’agit d’éviter, le voici, si je ne me trompe : chacun des nôtres doit veiller à ne pas exciter le blasphème des gentils par la fraude, l’injustice, l’outrage, ou toute autre action mauvaise qui, justement condamnée par les hommes, allume aussi la juste colère du Seigneur. D’ailleurs, si à chaque blasphème on nous dit : « . C’est à cause de vous que mon nom est blasphémé, » c’est fait de la société chrétienne, puisque le cirque tout entier calomnie injustement notre nom par ses clameurs iniques. Cessons d’être Chrétiens, et l’on cessera de blasphémer. Mais que dis-je ? que l’on continue de blasphémer, pourvu que nous demeurions dans la bonne voie au lieu d’en sortir, pourvu que nous soyons éprouvés et non réprouvés. O calomnie, sœur du martyre ! tu témoignes que je suis Chrétien, puisque c’est par toi que l’on m’abhorre ! Me maudire pour avoir été fidèle, c’est bénir mon nom. « Si je voulais plaire aux hommes, est-il dit, je ne serais plus le serviteur de Jésus-Christ. »
—Mais le même Apôtre nous recommande ailleurs « de chercher à plaire à tout le monde, de même, ajoute-t-il, que je cherche à plaire à tous. »
— Etait-ce en célébrant les saturnales et les kalendes de janvier qu’il plaisait aux hommes ? ou était-ce par sa modestie, sa patience, sa sagesse, son humanité, sa vertu ? De même, lorsqu’il dit encore : « Je me suis fait tout à tous, afin de les gagner tous, » se fait-il idolâtre pour les idolâtres ? païen pour les païens ? mondain pour les mondains ? Toutefois, quoiqu’il ne nous défende pas de vivre au milieu des idolâtres, des adultères et des autres criminels, « parce que, dit-il, il faudrait sortir tout-à-fait du monde, » il ne s’ensuit pas qu’il ôte tout frein à ces relations, et que la nécessité de séjourner au milieu des pécheurs, et de nous mêler à eux, soit une permission de pécher, comme eux. Le commerce de la vie, voilà ce qu’autorise l’Apôtre ; le péché, voilà ce qui est défendu partout. Il est permis de vivre avec les gentils, sans doute ; mais mourir avec eux, non. Vivons avec tout le monde ; réjouissonsnous d’être leurs frères suivant la nature, mais non suivant la superstition. Nous sommes leurs semblables par l’ame, mais non par la croyance ; nous vivons dans le même monde, mais non dans la même erreur. Que s’il nous est interdit de suivre les superstitions païennes avec les étrangers, combien il serait plus criminel de les suivre avec nos frères ! Qui pourrait avouer ou défendre une pareille transgression ? L’Esprit saint reproche aux Juifs leurs jours de fête : « Mon ame, s’écrie-t-il, a en horreur vos sabbats, vos néoménies et vos solennités. » Et nous, pour qui n’existent plus ces sabbats, ces néoménies, ces solennités que Dieu chérissait autrefois néanmoins, nous assistons aux fêtes de Saturne, de Janus, du solstice d’hiver, de la grande matrone ! nous échangeons des présents ! nous donnons et recevons des étrennes ! les jeux, les banquets retentissent pour nous ! O que la foi des gentils est bien plus conséquente ! Ils ne revendiquent aucune des solennités chrétiennes. Chez eux, point de jour de Seigneur, point de Pentecôte : quand même ils les connaîtraient, ils ne les célébreraient pas avec nous ; ils craindraient de paraître Chrétiens. Et nous, nous ne craignons pas qu’on ne nous prenne pour des païens ! Faut-il quelque condescendance pour la chair ? Vous avez, non pas un seul jour de fête, mais plus de fêtes même que les païens. En effet, la fête païenne ne revient qu’une fois l’an ; la vôtre revient tous les huitièmes jours. Comptez bien toutes les solennités idolâtriques : le nombre n’en saurait atteindre les cinquante jours de notre Pâque.
XV. « Que vos œuvres brillent, » dit l’Apôtre. Aujourd’hui ce sont nos maisons et nos portes qui brillent : on trouve en effet plus de portes de païens sans lanternes et sans lauriers, que l’on n’en trouve appartenant aux Chrétiens. Que vous semble encore de cette superstition ? S’agit-il d’un honneur rendu à une idole ? Assurément l’honneur rendu à une idole constitue l’idolâtrie. S’agit-il d’honorer un homme ? Rappelons-nous que toute idolâtrie a commencé par l’adoration de l’homme. Oui, toute idolâtrie a commencé par l’adoration de l’homme, puisque les gentils confessent eux-mêmes que leurs dieux étaient autrefois des hommes. Ainsi, que le culte soit rendu aux hommes du siècle passé ou du siècle présent, qu’importe ? Dans l’idolâtrie, ce ne sont pas les hommes qui sont condamnés, c’est la superstition elle-même qui appartient aux démons. « Il faut rendre à César ce qui est à César, » dit l’Apôtre. Heureusement il ajoute aussitôt : « Et à Dieu ce qui est à Dieu. » Mais qu’est-ce qui appartient à César ? Précisément ce qui était l’objet de la discussion : « Fallait-il ou non payer le tribut à César ? Voilà pourquoi le Seigneur demanda qu’on lui montrât une pièce de monnaie. De qui est cette image ? » dit-il. -De César, répondit-on. « Rendez donc à César ce qui est à César, ajouta-t-il, et à Dieu ce qui est à Dieu ; » c’est-à-dire, rendez à César l’image de César, gravée sur la pièce de monnaie ; rendez à Dieu l’image de Dieu, empreinte dans l’homme ; l’argent à César, votre personne à Dieu. Autrement, que restera-t-il pour Dieu, si tout est pour César ?
— Mais c’est donc un honneur réservé à Dieu, me diras-tu, que d’allumer des lanternes devant sa maison, et d’en orner la porte de guirlandes de laurier ?
— Ce n’est point assurément un privilège réservé à Dieu, mais une pratique en l’honneur de celui qui se fait adorer comme un dieu par ces cérémonies, et qui va droit au démon dans sa manifestation extérieure, quelle que soit d’ailleurs la secrète intention que l’on y apporte. Nous savons, en effet, ce qu’ignorent peut-être les hommes étrangers à la littérature profane, que les Romains avaient aussi des dieux pour garder leurs portes ; une Cardéa, de cardo, gond ; un Forculus, de fores, porte ; un Limentinus, de limen, seuil ; un Janus, de janua, porte. Tous ces noms, nous le savons encore, étaient imaginés à plaisir, et vides de sens dans l’origine : mais une fois introduits dans la superstition, les démons et les esprits immondes s’en emparent pour mieux enchaîner l’homme à leur culte. Sans cela les démons n’auraient aucun nom propre, mais ils y trouvent un nom en même temps qu’une puissance. Nous lisons aussi que les Grecs avaient un Apollon portier, et des génies antéliques chargés de veiller aux portes. L’Esprit saint, qui prévoyait dès l’origine ces extravagances, a prédit par la bouche d’Enoch, un des plus anciens prophètes, que les portes elles-mêmes seraient, transformées en dieux. N’adore-t-on pas, sous nos yeux, jusqu’aux portes des bains ? Si les êtres adorés dans les portes sont les démons, aux démons aussi les lanternes et les lauriers. Tous les honneurs que tu rends à la porte sont des honneurs rendus à l’idole. Et ici, j’invoque l’autorité de Dieu lui-même ; car il est périlleux de négliger ce qui a été révélé à un seul dans l’intérêt de tous. Je connais un de nos frères qui, cette nuit-là même, a été sévèrement réprimandé dans une vision, parce que ses esclaves, à l’annonce d’une fête publique, avaient sur-le-champ couronné ses portes. Et cependant ce n’était pas lui qui les avait couronnées, il n’en avait pas donné l’ordre, car il était en voyage ; il n’avait connu le fait qu’à son retour : tant il est vrai qu’en pareille matière nous répondons devant Dieu pour notre famille.
Quant à ce qui touche les honneurs qu’il faut rendre aux rois ou aux empereurs, il nous est clairement prescrit, conformément à l’injonction de l’Apôtre, « d’être soumis » aux magistrats, aux princes et aux puissances, » dans les limites de notre foi, néanmoins, et tant que nous ne tombons pas dans l’idolâtrie. Voilà pourquoi nous a été mis sous les yeux l’exemple des trois frères, qui, dociles partout ailleurs aux ordres du roi Nabuchodonosor, refusèrent courageusement d’honorer son image, regardant comme une idolâtrie tous les hommages qui tendent à ériger l’homme en dieu. De même, Daniel, dévoué dans tout le reste à Darius, garda ses fonctions aussi long-temps que sa foi ne fut pas en péril : mais, plutôt que de faillir, il affronta les lions de Darius, comme les autres les flammes de Nabuchodonosor. A ceux - là donc d’allumer tous les jours des lanternes, qui n’ont pas la lumière ! A ceux-là d’attacher à leurs portes des branches de laurier destinées à brûler un jour, qui sont menacés des feux vengeurs ! Les témoignages de leurs ténèbres et les présages de leurs supplices ne leur vont que trop bien ! « Toi, tu es la lumière du monde, tu es un arbre toujours vert. » Si tu as renoncé aux temples, ne fais pas de ta porte un temple ! Je n’ai pas dit assez : si tu as renoncé aux lieux de prostitution, ne donne pas à ta demeure l’aspect d’un lieu de prostitution.
XVI. Quant aux cérémonies privées et en usage à l’occasion de la prise de la loge blanche, des fiançailles, des noces, et du nom imposé à l’enfant, je ne pense pas qu’il y ait en tout cela grand danger d’idolâtrie. En effet, il ne faut pas perdre de vue les origines de ces coutumes : je les crois innocentes par elles-mêmes, attendu que la robe virile, l’anneau et l’union conjugale ne remontent pas au culte d’une idole. En un mot, je ne sache pas que Dieu ait jamais condamné un vêtement, si ce n’est le vêtement de la femme porté par un homme : « Maudit quiconque revêt un habit de femme. » La toge, au contraire, est essentiellement virile. Qu’on célèbre des noces, Dieu ne le défend pas plus que d’imposer des noms ; mais à ces solennités se joignent des sacrifices. Si l’on m’invite, pourvu que mes soins et mes fonctions n’aient aucun rapport avec ces sacrifices, que ferai-je[6] ? ce qu’il me plaira. Plût au ciel, assurément, que nous ne pussions jamais voir ce qu’il nous est défendu de faire ! Mais puisque l’esprit mauvais a tellement enveloppé le monde d’idolâtrie, il nous sera permis d’assister à quelques cérémonies, pourvu que nous y allions pour l’homme et non pour l’idole. M’invite-t-on formellement à un sacerdoce, à un sacrifice ? je ne m’y rendrai pas : il s’agit là d’un honneur tout idolâtrique. Il y a plus, je n’y contribuerai ni de mes avis ni de mes deniers, ni par aucune autre assistance. Présent à un sacrifice auquel l’on m’a invité, je participe à l’idolâtrie. Ai-je accepté l’invitation pour une toute autre cause ? je ne suis plus qu’un simple spectateur du sacrifice.
XVII. Mais que feront les serviteurs ou les affranchis chrétiens attachés par leurs fonctions à des maîtres, à des patrons ou à des magistrats qui offrent des sacrifices ? Si quelqu’un présente le vin au sacrificateur, je dis plus, s’il prononce des paroles nécessaires à l’accomplissement du sacrifice, il sera compté pour un ministre des idoles. Fidèles à ce principe, nous pouvons servir les magistrats et les puissances, comme l’ont fait les patriarches et nos aïeux, qui ont servi les rois idolâtres, mais seulement jusqu’aux limites de l’idolâtrie.
De là s’est élevée dernièrement une autre discussion : Un serviteur de Dieu peut-il exercer quelque fonction publique en s’abstenant, soit par une faveur spéciale, soit même par ruse, de toute espèce d’idolâtrie, de même que Joseph et Daniel demeurèrent étrangers à l’idolâtrie du monde, tout en exerçant le pouvoir, et en gouvernant sous la pourpre les empires d’Égypte et de Babylone ? Un Chrétien, nous devons le reconnaître, peut accepter les honneurs, mais à titre d’honneurs seulement, pourvu qu’il ne sacrifie pas, qu’il ne prête pas son autorité aux sacrifices, qu’il ne fournisse pas de victimes, qu’il ne délègue pas à d’autres le soin d’entretenir les temples, qu’il ne leur assigne aucuns revenus, qu’il ne doune pas de spectacles à ses frais ou aux frais de l’État, qu’il ne préside pas à leur célébration, qu’il n’établisse ou ne publie aucune fête, et même qu’il ne jure pas ; pourvu ensuite que, dans l’exercice de son pouvoir, il ne décide jamais de la vie ou de l’honneur des autres (j’excepte les affaires d’argent) ; qu’il ne juge ni ne condamne après ou d’avance ; pourvu qu’ il n’enchaîne personne, qu’il n’incarcère personne, qu’il n’applique à la question personne. Tout cela est-il possible ? à lui de le savoir.
XVIII. Parlons maintenant du vêtement et de l’appareil de ceux qui sont an pouvoir. Chaque dignité a son costume spécial pour les usages quotidiens et pour les solennités extraordinaires. La pourpre et l’or, ornements de la tête, étaient, chez les Egyptiens et les Babyloniens, des marques de la dignité, à peu près comme les prétextes, les trabées, les tuniques brodées de palmes, et les couronnes d’or que portent aujourd’hui les prêtres et les gouverneurs de provinces ; mais on n’y attachait pas la même idée. Ces distinctions étaient accordées, à titre honorifique simplement, à ceux qui méritaient l’amitié des rois : de là vient qu’on les appelait, du mot : pourpre, les empourprés des fois, de même que nous appelons candidats ceux qui, chez nous, portent la toge blanche ; mais cet appareil n’était pas lié aux sacerdoces ou aux fonctions idolâtriques. En effet, s’il en eût été ainsi, des hommes d’une si haute sainteté et d’un si grand courage se lussent hâtés de répudier des vêtements souillés, et l’on aurait vu sur-le-champ que Daniel ne servait pas les idoles, et n’honorait ni Bel ni le Dragon, ce que l’on ne comprit que plus tard. D’ailleurs la pourpre simple, chez ces barbares, n’était pas une marque de dignité, mais de liberté. Ainsi, de même que. Joseph, qui avait été esclave, de même que Daniel, qui par la captivité avait changé de condition, obtinrent à Babylone et en Égypte le droit de cité, sous le vêtement de la liberté barbare, ainsi chez nous on peut donner, s’il est nécessaire, à nos garçons la prétexte, à nos filles la stole, signe de naissance et non de pouvoir, de noblesse et non d’honneur, de rang et non de superstition.
Mais cette pourpre et ces marques primitives du pouvoir et de la dignité, consacrées dès l’origine à la dignité et aux puissances de l’idolâtrie qui se mêla avec elles, ont leur, souillure et leur profanation. On revêt les idoles ellesmêmes de la prétexte, de la trabée, du laticlave. On fait marcher devant elles les verges et les faisceaux. Quoi de plus juste ? Les démons sont les magistrats du monde : ils portent les faisceaux et la pourpre des magistrats.
Toutefois, à quoi te servira de revêtir les insignes, si tu ne veux pas exercer le pouvoir ? Personne ne peut paraître sans taches sous un habit couvert de taches. Si tu prends une tunique déjà souillée par elle-même, il se peut que tu ne la souilles pas, mais à coup sûr elle te souillera. Toi donc qui allègues l’exemple de Joseph et de Daniel, sache-le bien, il ne faut pas toujours comparer : l’ancienneté avec la nouveauté, la grossièreté avec la politesse, l’origine avec le développement, l’esclavage avec la liberté. Ces saints personnages, en effet, étaient esclaves : toi, au contraire, « qui n’es l’esclave de personne, excepté du Christ » qui même t’a délivré de la captivité du siècle, tu devras le conduire d’après l’exemple du Seigneur. Ton maître a marché dans l’humiliation et l’obscurité ; sans demeure certaine : « Le Fils de l’Homme, a-t-il dit, n’a pas où reposer sa tète ; » n’ayant que des vêtements grossiers : autrement il n’aurait pas dit : « Voilà que ceux qui sont vêtus délicatement habitent le palais des rois ; » enfin, « sans gloire dans son visage et dans son extérieur, » comme Isaïe l’avait encore annoncé d’avance. S’il n’a jamais exercé aucun pouvoir, même sur ses disciples, auxquels il rendit les services les plus humbles ; il y a plus, si, connaissant bien sa royauté, il refusa d’être roi, il montra clairement aux siens comment il fallait en user avec l’élévation et le faste de la dignité non moins que du pouvoir. A qui, je le demande, eussent ils mieux convenu qu’au Fils de Dieu ? Que de faisceaux auraient marché devant lui ! Quelle pourpre aurait flotté sur ses épaules ! Quel diadème aurait brillé sur sa tête, s’il n’avait jugé que la gloire du siècle est chose étrangère à lui et à ses disciples, i Donc la gloire qu’il n’a pas voulue, il l’a rejetée ; celle qu’il a rejetée, il l’a condamnée ; celle qu’il a condamnée, il l’a renvoyée à Satan et à ses pompes. Il n’aurait pas condamné ces frivolités, si elles ne lui étaient pas étrangères ; or, ce qui n’est pas à Dieu ne peut appartenir ù un autre, sans appartenir au démon. Toi donc, si tu as renoncé aux pompes de Salan, revenir à quelqu’une d’elles, sache-le bien, c’est idolâitrie. Que ce simple avertissement te suffise : toutes les puissances et les dignités de la terre, non-seulement sont étrangères à Dieu, mais elles sont ses ennemies, puisque c’est par elles que des supplices sont décrétés contre les serviteurs de Dieu, par elles que des châtiments réservés aux impies sont infligés aux fidèles. Diras-tu que la naissance et la fortune te sont un obstacle pour lutter contre l’idolâtrie ? Les remèdes pour la fuir ne peuvent manquer. Viendraient-ils tous à manquer, il resterait encore ce remède unique qui le donnerait une royauté inviolable, non sur la terre, mais dans le ciel.
XIX. On pourrait, dans ce chapitre, traiter de la milice, qui lient le milieu entre la dignité et la puissance. Il s’agit en ce moment de savoir si un Chrétien peut servir dans l’armée ; si un soldat des derniers rangs, qui ne se trouve jamais dans la nécessité de sacrifier aux dieux, ou de prononcer des peines capitales, peut être admis dans l’Église. Il n’y a pas de communauté possible entre les serments faits à Dieu et les serments faits à l’homme ; entre l’étendard du Christ et le drapeau du démon ; entre le camp de la lumière et le camp des ténèbres ; une seule et même vie ne peut être duc à deux maîtres, à Dieu et à César. Sans doute Moïse porta une verge ; Aaron ceignit la cuirasse ; Jean revêtit le baudrier ; Jésus, fils de Nave, conduisit une armée ; le peuple de Dieu lui-même combattit, si vous aimez à disputer. Mais comment le soldat combattra-t-il, comment même servira-t-il pendant la paix, s’il n’a pas d’épée ? Or, le Seigneur a brisé l’épée. Il est bien vrai que les soldats se rendirent auprès de Jean et reçurent de sa bouche la règle qu’il fallait observer ; il est bien vrai que le centurion eut la foi ; mais toujours est-il que le Seigneur, en désarmant Pierre, a désarmé tous les soldats. Rien de ce qui sert à un acte illicite n’est licite chez nous.
XX. Notre persévérance dans la loi de Dieu pouvant courir des dangers, non-seulement en actions, mais en paroles, puisqu’il est écrit : « Voilà l’homme et ses œuvres ; » et ailleurs : « . Tu seras justifié par ta propre bouche ; » nous devons veiller à ce que l’idolâtrie ne fasse pas incursion dans nos discours, soit par habitude, soit par pusillanimité. La loi nous défend de nommer les dieux Gentils. Cette interdiction ne signifie pas qu’il ne faut jamais prononcer leurs noms, que les nécessités de la conversation nous arrachent à tout moment. N’est-on pas forcé souvent de dire : Vous le trouverez dans le temple d’Esculape. — Je demeure au carrefour d’Isis. — Un tel a été institué prêtre de Jupiter ; et mille choses semblables qui sont dans la bouche de tout le monde ? Mais je n’honore pas Saturne, en l’appelant ainsi de son nom, pas plus que je n’honore Marcus en l’appelant Marcus. Mais il est dit : « Tu ne prononceras pas le nom des dieux étrangers, et il ne sortira pas de ta bouche. » Il nous a défendu parti de les appeler des dieux. En effet, il avait dit dans la première partie de la loi : « Tu ne prendras point en vain le » nom du Seigneur ton Dieu. » Eu vain, c’est-à-dire en une vainc idole. Conséquemment, c’est tomber dans l’idolâtrie que d’honorer une idole du nom de Dieu. Que, s’il me faut nommer les dieux, je dois ajouter aussitôt quelque expression qui démente leur divinité. Il est bien vrai que l’Ecriture elle-même les appelle dieux ; mais elle dit leurs dieux, ou les dieux des nations. Ainsi David, après avoir nommé les dieux, déclare aussitôt que « les dieux des nations sont des démons.
Mais, en établissant ce principe, j’ai posé des fondements surtout pour ce qui va suivre. On a la mauvaise habitude de dire me Hercle ! me dius fidius ! parce que la plupart ignorent que c’est jurer par Hercule. Or, jurer avec imprécation par ceux que tu as abjurés, qu’est-ce autre chose que prévariquer contre la foi avec idolâtrie ? Peut-on jurer par les dieux sans les honorer ?
XXI. Tu pèches par pusillanimité, lorsqu’un étranger te lie par quelque formule de serment ou de témoignage, et que tu gardes le silence, pour ne pas être reconnu. Eu gardant le silence, tu confirmes la majesté de ceux au nom desquels tu parais engagé. Que tu confesses les dieux des nations par tes paroles ou par les paroles d’autrui ; que tu jures toi-même par les idoles ou que tu acquiesces au serment d’autrui, qu’importe ? Reconnaissons ici les es de Satan, qui travaille à nous faire prononcer par la bouche des siens ce qu’il ne peut nous faire prononcer à nous-mêmes, en introduisant l’idolâtrie dans notre cœur par les oreilles. A coup sûr, quiconque veut te lier, le fait avec une intention favorable ou hostile. Hostile ? le voilà provoqué au combat, et tu sais que tu dois lutter contre l’ennemi. Favorable ? Quelle occasion plus sûre de transporter sur le Seigneur ton engagement, afin de rompre le lien par lequel l’esprit malfaisant cherchait à t’enchaîner au culte des faux dieux, ou, en d’autres termes, à l’idolâtrie ! Toute condescendance de cette nature est une idolâtrie. Tu honores ceux au nom desquels tu as promis d’obéir.
Je connais un Chrétien (que Dieu lui pardonne !) qui se disputait en public. Son adversaire lui cria : Que Jupiter te perde ! -Qu’il te perde toi-même ! lui répondit-il. Je le demande, qu’eût fait de plus un païen qui aurait cru à la divinité de Jupiter ? Quand bien même il n’eût pas renvoyé à son antagoniste l’imprécation, en jurant par Jupiter ou par quelque autre, semblable à Jupiter, c’était reconnaître Jupiter pour dieu, que s’irriter de cette imprécation, en maudissant à son tour. Pourquoi, en effet, s’irriter d’une malédiction au nom de celui qui n’est rien ? Tu t’emportes ; donc tu affirmes que celle chimère existe. La manifestation de la crainte est une idolâtrie : à plus forte raison, quand tu maudis toi-même au nom de celui par qui t’a maudit ton provocateur, rends-tu hommage au même Jupiter. Que doit faire un fidèle dans ce cas ? Rire et non pas s’irriter. Je me trompe ; il ne maudira point à son tour au nom de Dieu, mais il répondra par une bénédiction, au nom de Dieu, conformément au précepte, afin d’anéantir les idoles, de glorifier Dieu et d’accomplir la loi.
XXII. Le disciple du Christ ne se laissera pas davantage bénir par les dieux des nations ; loin de là, il rejettera toujours celle bénédiction immonde, et il la purifiera en la reportant à son Dieu. Etre béni par les dieux des nations, c’est être maudit par le Dieu véritable. Si, quand je fais l’aumône ou que je rends quelque service à un homme, il prie ses dieux ou le génie tutélaire de la contrée de m’être favorables, mon offrande ou ma bonne œuvre deviendra un hommage rendu à l’idole par la bénédiction de laquelle on récompense ma charité. Pourquoi donc celui que j’oblige ne saurait-il pas que j’ai agi en vue de Dieu,
afin qu’il glorifie Dieu, lui aussi, et que l’honneur de ce que j’ai fait pour Dieu n’aille pas aux démons ? Sans doute Dieu voit que je l’ai fait pour lui ; mais il voit également, que je n’ai pas voulu avouer que je le faisais pour lui, et j’ai converti son précepte en une sorte d’holocauste à l’idolâtrie. J’entends dire souvent : Personne ne doit se glorifier. D’accord ; mais on ne doit pas se renier, que je sache. Or, c’est se renier soi-même que de dissimuler en laissant croire que l’on est païen. En effet, toute négation de la vérité est une idolâtrie, de même que toute idolâtrie est une négation, soit en acte, soit en parole.
XXIII. Il existe encore un subterfuge de celle nature, en parole ou en action, subtil et fatal des deux côtés, quoiqu’on le tienne pour innocent, dans l’un ou l’autre cas, parce que l’action n’est pas visible, ni la parole entendue. Quelquesuns empruntant sur gages de l’argent aux païens, se taisent en souscrivant la formule d’engagement, et s’autorisent de là pour prétexter ignorance. A quelle époque, demandent-ils, sera jugée cette affaire ? devant quel tribunal ? par quel juge ? Le Christ l’a déterminé d’avance : « Tu ne jureras point. » - J’ai écrit, dit-on, mais je n’ai proféré aucune parole. — C’est la langue et non la lettre qui tue. Ici j’en appelle à la nature et à la conscience ; à la nature : la main peut-elle écrire sans que l’aine dicte les paroles, quand même la langue, en les dictant, demeurerait muette et immobile, et cela, soit que l’ame dicte à la langue ses propres pensées ou les pensées d’un autre ? Qu’on ne vienne donc plus nous dire : Un autre a dicté. Ici j’invoque encore la conscience : l’ame accepte-t-elle, oui ou non, les paroles qu’un autre a dictées, pour les transmettre à la main, soit que l’ame les accompagne, soit qu’elle se taise ? Heureusement, le Seigneur a déclaré « que le péché se consommait par l’intention au fond du cœur. Si la concupiscence ou la malice, dit-il, monte dans le cœur de l’homme, le péché est commis. » Tu as dissimulé, ton cœur t’en a pleinement averti ; tu ne peux donc prétexter ni l’ignorance, ni le défaut de volonté. En effet, puisque tu dissimulais, tu l’as su ; puisque tu le savais, tu l’as voulu : tu es donc coupable de pensée comme d’action. Impossible d’échapper à une faute légère par une plus grande, en disant que le crime que je t’impute par ta dissimulation est imaginaire, ce que tu ne fais pas.
— Je n’ai pas renié, dis-tu, puisque je n’ai pas juré. -illusion ! quand bien même tu n’aurais fait ni l’un ni l’autre, tu t’es parjuré néanmoins, puisque tu as consenti. N’est-ce point parler que d’écrire ? n’y a-t-il pas un son muet dans les caractères ! En effet, Zacharie privé pour un temps de l’usage de la voix, s’entretient avec son ame, triomphe de l’embarras de sa langue, dicte à ses mains ce qu’a résolu son cœur, prononce sans le secours des lèvres le nom de son fils, parle avec le stylet, et sa main se fait entendre sur la tablette de circ en caractères plus lumineux que tous les sons, plus sonores que toutes les syllabes. Demande-moi encore s’il a parlé, celui dont le langage fut si bien compris ! Prions le Seigneur d’éloigner toujours de nous la nécessité de pareils contrats ; s’il en décide autrement, qu’il accorde à nos frères la grâce de travailler pour vivre, et à nous le courage de briser toutes ces nécessités, de peur que ces lettres impies, qui ont remplacé notre bouche pour renier Dieu, ne s’élèvent contre nous au jour du jugement, marquées du sceau, non plus des avocats, mais des anges.
XXIV. Au milieu de ces écueils et de ces golfes, de ces gués et de ces détroits de l’idolâtrie, le vaisseau de la foi déploie ses voiles au souffle de l’Esprit de Dieu ; toujours sûr, s’il est craintif ; plein de sécurité, s’il est toujours tremblant. Du reste, quiconque se laisse renverser est emporté par le tourbillon inévitable du l’idolâtrie, naufrage des victimes à demi-brisées, abîme sans air, qui engloutit les malheureux prêts à être dévorés. Chacun de ses flots donne la mort, chacun de ses gouffres conduit aux enfers. Qu’on ne me dise pas : « Qui parviendra donc à s’en préserver sûrement ? » Il faudrait sortir du monde. — Comme s’il ne valait pas mieux sortir de ce monde que de rester idolâtre dans ce monde ? Mais rien de si facile que d’éviter ; l’idolâtrie, pourvu qu’on la craigne avant tout. Quelle que soit notre pauvreté, elle n’est rien, comparée à un si grand péril. Voilà pourquoi l’Esprit saint, sur la demande des Apôtres, nous a délivrés des liens et du joug de l’ancienne loi, afin que tous nos soins fussent consacrés à la fuite de l’idolâtrie. Telle est notre loi aujourd’hui : plus elle est simple, plus elle réclame de fidélité. Marque distinctive des Chrétiens, elle nous sépare d’avec les idolâtres, et nous sert d’épreuve. C’est elle qu’il faut présenter à ceux qui s’approchent de la foi, elle qu’il faut inculquer à ceux qui y sont admis, afin qu’ils réfléchissent avant de s’approcher, qu’ils persévèrent dans cette observance, et que s’ ils ne la suivent pas, ils renoncent à eux-mêmes. A nous de voir si, d’après le symbole de l’arche, le corbeau, le milan, le loup, le chien et le serpent doivent entrer dans l’Église. Toujours est-il que l’idolâtre n’a point son type dans l’arche : aucun animal n’y figurait l’idolâtre. Que ce qui n’a point été admis dans l’arche n’entre pas dans l’Église.
- ↑ Ou bien : Ton industrie est la divinité qui fait toute leur gloire.
- ↑ L’Église.
- ↑ Fêtes qui, d’après Varron et Festus, se célébraient le cinquième jour des ides de mars.
- ↑ Cet argent s’appelait minerval.
- ↑ Fête en l’honneur de l’agrandissement de Rome ; elle avait lieu vers la fin de décembre.
- ↑ J’ai lu avec le second texte de l’Omniloquium de Morcau : Quid tum ? si lubet. Utinam equidem nec videre possemus…