Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Guerre du Péloponnèse/Livre 4

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Traduction par Pierre-Charles Levesque.
Texte établi par Jean Alexandre BuchonDesrez (p. 119-160).
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LIVRE QUATRIÈME.


I. Le même été, vers le temps où le blé commence à monter en épis[1], dix vaisseaux de Syracuse, et autant de Locres, vinrent à Messine : c’étaient les citoyens qui les avaient mandés. Ils prirent possession de cette ville qui fut détachée de l’alliance d’Athènes. Ce qui avait surtout engagé les Syracusains dans cette entreprise, c’est qu’ils regardaient cette place comme une clef de la Sicile : ils craignaient que les Athéniens n’en sortissent un jour pour les attaquer avec des forces supérieures. Le motif des Locriens était leur haine contre Rhégium, qu’ils voulaient tourmenter par terre et par mer. Pendant qu’on envahissait Messine, ils se jetèrent avec toutes leurs forces sur les campagnes des Rhégiens, pour empêcher les habitans d’aller au secours de la ville. Ils étaient d’ailleurs animés par les bannis de Rhégium qu’ils avaient auprès d’eux ; car, depuis long-temps la discorde régnait dans cette république, et elle ne se trouvait pas alors en état de résister aux Locriens. C’est ce qui les engageait d’autant plus à l’attaquer. Ils ravagèrent les champs et retournèrent chez eux par terre : leurs vaisseaux étaient en garde devant Messine. Ils en équipèrent d’autres qui devaient y rester en station et partir de là pour faire des courses.

II. Vers la même époque du printemps, avant que le blé fût encore en épis, les Péloponnésiens et leurs alliés firent une invasion dans l’Attique. Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone, les commandait. Ils établirent leur camp sur le territoire ennemi, et le ravagèrent.

Les Athéniens, de leur côté, firent partir les quarante vaisseaux qu’ils avaient équipés pour la Sicile, et que commandaient Eurymédon et Sophocle ; car le troisième général, Pythodore, était dès lors arrivé. On leur recommanda de secourir, en passant, les Corcyréens de la ville que mettaient au pillage les bannis réfugiés sur les montagnes. On avait envoyé du Péloponnèse au secours de ces derniers, soixante vaisseaux dans l’idée qu’ils n’auraient pas de peine à se rendre maîtres de la ville qu’une horrible famine désolait. Les Athéniens, à la prière de Démosthène, qui était sans emploi depuis son retour de l’Acarnanie, lui permirent, s’il le jugeait à propos, de faire usage de leur flotte pour quelque expédition à l’entour du Péloponnèse.

III. On était en mer devant les côtes de la Laconie, quand on apprit que déjà les vaisseaux du Péloponnèse étaient en Corcyre. Eurimédon et Sophocle voulaient s’y rendre sans délai ; mais Démosthène était d’avis de prendre d’abord terre à Pylos, et d’y faire, avant de continuer la route, les travaux nécessaires. On ne goûtait pas ce conseil ; mais il survint une tempête, et elle porta la flotte droit à Pylos. Aussitôt Démosthène demanda qu’on entourât la place de murailles, et déclara que c’était à ce dessein qu’il s’était mis de l’expédition. Il montra qu’on trouvait sur le lieu du bois et des pierres en abondance ; que l’endroit était fort de sa nature, et qu’il était abandonné, ainsi que la plupart des campagnes voisines. Pylos, tout au plus éloigné de quatre cents stades de Sparte[2], est situé dans la contrée qui fut autrefois la Messénie. Les Lacédémoniens donnent à cette contrée le nom de Coryphasium. On répondit à Démosthène que, dans le Péloponnèse, il se trouvait assez de promontoires déserts, et qu’il était maître de s’en emparer, s’il voulait jeter la république en dépenses ; mais cet endroit semblait avoir, sur tous les autres, des avantages particuliers. Il offrait la commodité d’un port, il avait anciennement appartenu aux Messéniens, et leur langue est la même que celle des Lacédémoniens ; ils s’élanceraient de ce lieu, leur feraient beaucoup de mal et seraient de fidèles défenseurs de la place.

IV. Il ne persuada ni généraux ni soldats, quoiqu’il eût fini par s’ouvrir de son dessein aux taxiarques[3]. Comme la mer ne permettait pas de se rembarquer, il resta tranquille. Mais les soldats se trouvaient dans l’inaction, et il leur prit envie d’eux-mêmes, et sans ordre de leurs chefs, de fortifier la place. Ils se mirent à l’ouvrage ; et, faute d’outils pour tailler les pierres, ils les choisissaient de la forme la plus commode, et les posaient aux endroits où elles pouvaient convenir. Ils n’avaient pas d’auges ; mais quand il fallait du mortier, ils le prenaient sur leur dos, se courbant pour qu’il ne coulât pas, et croisant leurs mains par derrière pour l’empécher de tomber. Ils faisaient la plus grande diligence pour prévenir les Lacédémoniens, et pour mettre la place en bon état de défense, avant qu’ils vinssent l’attaquer. Dans le plus grand nombre d’endroits elle était d’elle-même assez forte, et l’on n’eut pas besoin d’y élever de murailles.

V. Cependant les Lacédémoniens se trouvaient alors célébrer je ne sais quelle fête ; et quand ils apprirent à quoi s’occupaient les Athéniens, ils ne firent aucun cas de cette nouvelle ; ils croyaient n’avoir qu’à s’approcher pour n’être pas attendus ; ou du moins, ils comptaient emporter aisément la place. Ce qui contribuait d’ailleurs à les arrêter, c’est que leurs troupes étaient encore dans l’Attique.

Le côté du continent et les autres endroits qui avaient le plus de besoin de l’être, furent fortifiés en six jours par les Athéniens. Ils laissèrent à Démosthène cinq vaisseaux pour garder la place, et pressèrent, avec le reste de la flotte, leur départ pour Corcyre et pour la Sicile.

VI. Dès que les Péloponnésiens, qui étaient dans l’Attique, apprirent que Pylos était occupé, ils se hâtèrent de retourner dans leur pays : les Lacédémoniens, et Agis leur roi, pensaient que cette affaire les intéressait particulièrement. D’ailleurs, comme ils avaient commencé leur invasion de bonne heure, et pendant que le blé était encore vert, la plupart manquaient de vivres, et il survint un froid peu ordinaire dans cette saison, dont l’armée fut très incommodée[4]. Ainsi bien des raisons les obligèrent d’accélérer leur retour, et de donner fort peu de temps à cette incursion ; ils ne restèrent que quinze jours dans l’Attique.

VII. Vers le même temps, Simonide, général athénien, prit Éion, dans la Thrace : elle lui fut livrée par trahison. C’est une colonie de Mendé, et elle était ennemie d’Athènes. Il rassembla, pour ce coup de main, quelques Athéniens des garnisons, et un amas d’alliés du pays. Mais les Chalcidiens et les Bottiéens vinrent promptement au secours ; il fut chassé et perdit une partie de son monde.

VIII. Les Péloponnésiens ne furent pas plus tôt revenus de l’Attique, que les Spartiates allèrent eux-mêmes, avec leurs plus proches voisins, attaquer Pylos. Le reste des Lacédémoniens[5] ne se mit pas sitôt en marche, parce qu’il ne faisait que d’arriver d’une autre expédition. Ils firent publier dans le Péloponnèse qu’on eût à porter le plus prompt secours à Pylos, et ils mandèrent la flotte de soixante voiles qui était à Corcyre. Elle fut transportée par-dessus l’isthme de Leucade, et gagna sa destination sans être aperçue de la flotte athénienne qui était à Zacynthe. Déjà était arrivée l’armée de terre. Démosthène, pendant que les Lacédémoniens étaient encore en mer, eut le temps de faire partir deux vaisseaux pour mander Eurymédon et la flotte de Zacynthe, leur apprenant que la place était en danger. Sur cet avis, la flotte fit une grande diligence. Les Lacédémoniens se préparaient à faire leurs attaques du côté de la terre et de la mer, et comptaient emporter aisément une place bâtie à la hâte, et qui n’avait que peu de défenseurs. Comme ils s’attendaient à voir arriver au secours la flotte athénienne, ils projetèrent, s’ils ne se rendaient pas auparavant maîtres de la forteresse, de boucher l’entrée du port, pour empêcher les Athéniens d’y aborder ; car l’île de Sphactérie qui s’étend en face de ce port, et qui en est très voisine, le met à l’abri des vents et en rend les passages étroits. Du côté des ouvrages construits par les Athéniens et de Pylos, il n’y peut entrer que deux vaisseaux ; et de celui qui regarde l’autre partie du continent, que huit ou neuf. Cette île, étant abandonnée, se trouvait tout entière couverte de bois, et n’offrait aucun sentier. Sa grandeur est environ de quinze stades au plus[6]. Les Lacédémoniens devaient obstruer les passages, en y plaçant des vaisseaux dont les proues seraient tournées du côté de l’entrée. ; Dans la crainte d’être attaqués par l’île, ils y firent passer des hoplites et disposèrent le reste de leurs troupes sur le continent. Ainsi l’île devenait pour les Athéniens un lieu ennemi, et le continent était inabordable ; car la côte de Pylos, si l’on en excepte le port, n’offre aucune rade, et les Athéniens n’avaient aucun endroit d’où il leur fût possible de partir pour donner aux leurs du secours. Quant aux Lacédémoniens, ils comptaient emporter la place, sans avoir à combattre sur mer et sans courir de danger. Leur présomption semblait bien fondée, puisqu’on y manquait de vivres, et qu’en l’occupant, on n’avait eu que de faibles ressources. D’après ces idées, ils firent passer dans l’île des hoplites pris au sort dans toutes les cohortes. D’abord ils se relevaient successivement. Les derniers qu’on fut obligé d’y abandonner, étaient au nombre de quatre cent vingt, sans compter les Hilotes qui servaient avec eux. Épitadas, fils de Molobrus, les commandait.

IX. Démosthène, qui voyait les Lacédémoniens prêts à l’attaquer à la fois par terre et par mer, prit de son côté des mesures. Il ordonna de tirer à terre les cinq vaisseaux qu’on lui avait laissés, et les fit servir de palissades au-dessous des fortifications : il en arma les équipages de mauvais boucliers, dont la plupart n’étaient que d’osier ; car, dans un lieu désert, il ne pouvait se procurer des armes. On avait eu celles-là d’un bâtiment de pirates à trente rames et d’un vaisseau léger, tous deux de Messine, qui, par hasard, avaient abordé sur cette côte. Il s’était trouvé parmi ces Messéniens une quarantaine d’hoplites qu’il fit servir avec les autres. Il rangea du côté du continent, surtout aux endroits qui étaient fortifiés et sûrs, le gros de ses gens, armés ou non, leur ordonnant de se défendre contre l’infanterie, si elle hasardait une attaque. Lui-même choisit, sur tout son monde, soixante hoplites et quelques archers, sortit du fort, et se rendit sur le bord de la mer, du côté où il pensait que les Lacédémoniens tenteraient plutôt une descente. Il avait dans l’idée qu’ils y seraient attirés par la faiblesse des murailles, quoique ce fût une plage d’un accès difficile et toute hérissée de rochers. Les Athéniens avaient négligé de la mieux fortifier, dans l’espérance de rester toujours maîtres de la mer ; mais si l’ennemi parvenait à forcer la descente, la place pouvait être enlevée. Ce fut pour l’empêcher, s’il était possible, d’aborder, que Démosthène rangea ses troupes sur le rivage, et il anima leur valeur par ce discours :

X. « Guerriers qui allez partager un même péril avec moi, qu’aucun de vous, dans la nécessité où nous sommes réduits, ne se pique de montrer de l’esprit, en calculant tout ce qui nous environne de terrible : mais courez sans réflexion et d’un commun accord à l’ennemi, avec une confiance qui vous rendra vainqueurs. Quand on en est venu, comme nous, à une dangereuse extrémité, il ne s’agit plus de raisonner, mais de se jeter au milieu des hasards. Je vois que les plus justes espérances sont de notre côté, si nous voulons tenir ferme, et, sans nous effrayer du nombre de nos ennemis, ne point trahir nos avantages. Nous avons en notre faveur l’accès difficile de cette côte ; c’est un allié qui combattra pour nous, si nous restons inébranlables ; mais tout difficile qu’il est, il s’aplanira quand il ne restera personne pour le défendre. Alors l’ennemi deviendra plus terrible, parce qu’une fois repoussé, il n’aurait pas aisément de retraite. C’est pendant qu’il est sur ses vaisseaux qu’on peut sans peine lui résister ; s’il descend, la partie devient égale. Leur nombre ne doit pas trop nous épouvanter ; tout nombreux qu’ils peuvent être, il n’y en aura que peu qui combattront, par la difficulté de prendre terre. Ce n’est pas une armée rangée en plaine, où, le reste étant égal, celle qui est la plus forte a des avantages pour elle. Ils combattront de dessus leur flotte, et il doit survenir en mer bien des accidens imprévus. Les difficultés qu’ils ne manqueront pas d’éprouver seront une compensation de notre faiblesse. Vous savez par expérience ce que c’est que de faire une descente en face d’un ennemi. Qu’on ose résister, qu’on ne recule pas, effrayé du bruit des vagues et de l’approche impétueuse des vaisseaux ; on ne peut être forcé. Enfin vous êtes Athéniéns : je vous conjure donc d’attendre et de combattre l’ennemi sur cette plage rocailleuse, et de conserver en même temps et vous-mêmes et la place qui vous est confiée. »

XI. À ce discours, les troupes prirent un nouveau courage et descendirent se ranger en bataille sur le rivage : Les Lacédémoniens s’avançant attaquèrent en même temps les ouvrages par terre et par mer ; ils avaient quarante-trois vaisseaux commandés par Thrasymélidas, fils de Cratésicléas de Sparte. Il donna du côté que l’avait prévu Démosthène. Les Athéniens se défendirent sur l’un et l’autre élément. Les ennemis, dans l’impuissance d’aborder en grand nombre, partagèrent leur flotte en petites divisions ; ils faisaient venir tour à tour leurs vaisseaux à la charge, et, montrant le plus ardent courage, ils s’excitaient les uns les autres, et s’efforçaient de repousser les Athéniens et d’enlever les retranchemens. Personne ne se distingua d’une manière plus brillante que Brasidas. Il commandait une trirème, et voyant que la côte était difficile, et que, même aux endroits où il semblait possible d’aborder, ses collègues et les pilotes, dans la crainte de briser leurs navires, ne faisaient point assez d’efforts, il leur cria que, pour épargner des pièces de charpente, il ne fallait pas laisser l’ennemi se fortifier dans un pays qui était à eux ; il pressait les alliés de faire aux Lacédémoniens le sacrifice de leurs bàtimens, en reconnaissance de tous les bienfaits qu’ils en avaient reçus ; de les pousser au rivage, d’y descendre à tout prix, et de se rendre maîtres des hommes et de la place.

XII. C’était ainsi qu’il animait les autres ; lui-même obligeant son pilote à s’échouer, courut à l’échelle, essaya de descendre et fut frappé par les Athéniens. Couvert de blessures, il perdit connaissance et tomba à l’avant du vaisseau ; son bouclier coula dans la mer et fut porté à terre où les Athéniens le prirent ; ils en décorèrent dans la suite le trophée qu’ils élevèrent en l’honneur de cette journée. Tous faisaient pour descendre les mêmes efforts avec aussi peu de succès, arrêtés par l’escarpement de la côte et par la valeur des Athéniens, qui tenaient ferme et ne cédaient pas. Par un changement de fortune, les Athéniens sur terre, et même sur une terre qui appartenait à Lacédémone, se défendaient contre les Lacédémoniens qui venaient les attaquer par mer, et les Lacédémoniens, abordant par mer sur une terre de leur domination et désormais ennemie, essayaient de faire une descente contre les Athéniens. Les deux peuples acquirent en cette occasion une grande gloire : l’un, celle de déployer les qualités qui conviennent aux habitans du continent et d’exceller dans les combats de terre ; l’autre, celle de se montrer marin et de l’emporter par la supériorité de sa flotte.

XIII. Après avoir fait dans cette journée et le lendemain différentes attaques, les Lacédémoniens crurent devoir y renoncer, et le surlendemain ils envoyèrent quelques vaisseaux à Asiné chercher des bois de charpente pour construire des machines, dans l’espérance d’enlever par ce moyen la muraille du côté du port ; c’était la partie où elle était la plus haute, mais où l’on pouvait plutôt aborder. Cependant arrivèrent les quarante navires athéniens de Zacynthe ; il s’y était joint quelques-uns des bâtimens qui avaient été d’observation à Naupacte et quatre de Chio. En voyant l’ile et le continent couverts d’hoplites, et dans le port des vaisseaux qui ne sortaient pas, ils furent incertains de l’endroit où ils prendraient terre. Ils se déterminèrent pour le moment à gagner Prôté, île déserte du voisinage, et ils y passèrent la nuit. Le lendemain ils démarèrent, prêts à combattre si les ennemis venaient en haute mer à leur rencontre, sinon à entrer eux-mêmes dans le port. Les Lacédémoniens ne s’avancèrent pas et ils n’avaient pas fermé les passage, comme ils se l’étaient proposé, mais ils se tenaient à terre, faisant embarquer des troupes, et comme le port est assez vaste, ils se disposèrent à y recevoir l’ennemi, s’il osait y entrer.

XIV. Les Athéniens reconnurent leur intention et fondirent sur eux par les deux passages. Ils tombèrent sur le plus grand nombre des vaisseaux qui étaient déjà en avant, la proue tournée de leur côté, et les mirent en fuite. Ils les eurent bientôt atteints dans un espace resserré, en maltraitèrent une grande partie, et en prirent cinq, dont un avec les hommes qui le montaient. Ils se portèrent sur les bâtimens qui s’étaient sauvés à la côte, et en mirent d’autres en pièces, pendant que les troupes y montaient encore et avant qu’on eût démarré ; plusieurs étaient abandonnés des équipages qui s’étaient pressés de prendre la fuite ; ils les attachèrent à leurs vaisseaux pour les remorquer. Les Lacédémoniens, témoins de ces désastres et au désespoir de voir leurs citoyens interceptés dans l’île, accoururent au secours. Ils entraient tout armés dans la mer, saisissaient leurs vaisseaux que tiraient les ennemis, et les leur arrachaient. Chacun, dans cette circonstance, croyait que tout irait mal s’il ne s’en mêlait pas. C’était autour des navires un horrible tumulte et l’on eût dit que les deux nations avaient fait entre elles un échange de leur manière de combattre. Les Lacédémoniens, emportés par leur ardeur et leur crainte, donnaient, pour ainsi dire, sur terre un combat naval ; et les Athéniens victorieux, mais voulant pousser jusqu’au bout la fortune, livraient de dessus leurs vaisseaux un combat de terre. Enfin vainqueurs et vaincus se séparèrent, après s’êtré donné les uns et les autres bien des peines et s’être réciproquement couverts de blessures. Les Lacédémoniens sauvèrent les vaisseaux vides, excepté les premiers qu’ils avaient perdus ; chacun se retira dans son camp. Les Athéniens élevèrent un trophée, rendirent aux ennemis leurs morts et restèrent maîtres des débris des vaisseaux. Aussitôt ils établirent des croisières autour de l’île et la gardèrent, pour s’assurer des hommes qui s’y trouvaient renfermés. Les Péloponnésiens qui étaient sur le continent et qui de toutes parts étaient accourus au secours, restèrent campés à la vue de Pylos.

XV. Quand la nouvelle de ces événemens fut portée à Lacédémone, on arrêta que les magistrats, comme dans une grande calamité, se rendraient au camp pour voir les choses par leurs yeux et prendre le parti qu’ils croiraient nécessaire. Ils reconnurent l’impossibilité de secourir leurs guerriers, et ne voulant les exposer ni à périr de famine ni à tomber au pouvoir des ennemis, forcés par la supériorité du nombre, ils crurent, si les généraux d’Athènes y voulaient consentir, devoir convenir avec eux d’un armistice pour Pylos, envoyer à Athènes des députés pour ménager une conciliation et tâcher d’obtenir que leurs hommes fussent rendus sans délai.

XVI. Les généraux acceptèrent la proposition, et l’on convint des articles suivans : que les Lacédémoniens livreraient aux Athéniens et conduiraient à Pylos les vaisseaux sur lesquels ils avaient combattu, et tout ce qu’ils avaient de grands navires dans la Laconie, et qu’ils ne porteraient les armes contre la forteresse ni par terre ni par mer ; que les Athéniens permettraient aux Lacédémoniens qui étaient sur le continent, de porter à ceux de l’île une quantité déterminée de blé tout moulu, savoir : deux chénices attiques de farine par homme, deux cotyles de vin et un morceau de viande, et la moitié pour les valets ; que ces envois seraient visités par les Athéniens et qu’aucun bâtiment n’irait furtivement dans l’Ile ; que les Athéniens continueraient de faire une bonne garde autour de l’île, mais sans y descendre ; qu’ils ne porteraient les armes contre l’armée du Péloponnèse ni par terre ni par mer ; qu’à la première violation que l’un des partis apporterait à ce traité, quelque faible qu’elle pût être, il serait rompu ; que d’ailleurs l’armistice durerait jusqu’à ce que les députés de Lacédémone fussent revenus d’Athènes ; que les Athéniens les transporteraient et les ramèneraient sur une trirème ; qu’à leur retour la trêve cesserait et que les Athéniens rendraient les vaisseaux dans l’état où ils les auraient reçus.

Telles furent les conditions de ce traité ; les vaisseaux furent livrés au nombre d’environ soixante, et les députés furent expédiés. Arrivés à Athènes, ils parlèrent ainsi :

XVII. « Lacédémone nous envoie traiter avec vous, ô Athéniens, sur le sort de nos guerriers renfermés à Sphactérie, et vous faire des propositions à la fois utiles à vous-mêmes et les plus honorables pour nous que puissent comporter nos infortunes présentes. Ce ne sera pas nous écarter de nos lois que de prononcer un long discours ; il est conforme à l’esprit de notre pays de dire peu de paroles quand elles suffisent, et d’en prononcer davantage quand il s’agit d’instruire de quelque chose d’essentiel ceux qui nous écoutent. Ne prenez pas ces mots en mauvaise part et comme sortant d’une bouche ennemie, et ne croyez pas qu’en parlant d’instruction nous vous taxions d’ignorance ; mais nous voulons vous rappeler, comme à des gens instruits, les meilleures résolutions que vous ayez à prendre. En effet, il ne tient qu’à vous de tirer un beau parti de votre fortune actuelle, de conserver ce que vous possédez et d’y ajouter de l’honneur et de la gloire. Vous ne ferez pas comme les hommes à qui, par extraordinaire, il arrive quelque chose d’heureux : égarés par de folles espérances, ils désirent toujours plus qu’ils ne viennent d’obtenir, parce qu’ils n’avaient pas lieu de s’attendre à leur bonheur ; mais ceux qui bien des fois ont éprouvé les vicissitudes fâcheuses ou prospères de la fortune, doivent avoir bien peu de confiance à ses caresses. C’est ce que l’expérience a dû vous apprendre, et ce dont elle nous a surtout bien instruits.

XVIII. « Reconnaissez à nos malheurs l’inconstance du sort. Nous, considérés plus que personne entre les Grecs, nous avons recours à vous, après avoir pensé long-temps que c’était à nous d’accorder aux autres ce que nous venons vous demander. Et ce n’est point à l’insuffisance de nos forces ni à l’insolence qu’inspire une prospérité nouvelle, qu’il faut attribuer notre infortune ; nous avons été trompés par des avantages qui toujours nous avaient appartenu, et c’est ce qui peut de même égarer tous les hommes. Il ne faut donc pas que la puissance actuelle de votre république, ni la gloire que vous venez d’y ajouter, vous fassent croire que la fortune sera toujours à votre suite. Les sages sont ceux qui mettent en sûreté ses faveurs, dont ils connaissent l’instabilité ; ils sont aussi plus habiles que d’autres à supporter les revers. Ils croient, non que la guerre suive le cours qu’un parti veut lui prescrire, mais qu’elle marche comme elle est menée par la fortune. Ceux qui pensent ainsi sont les moins exposés aux grands revers, parce qu’incapables de se laisser emporter par la confiance qu’inspirent les succès, ils ne sont jamais plus disposés à terminer leurs querelles qu’au milieu de leurs exploits les plus éclatans. Voilà le beau moment, Athéniens, de prendre avec nous cette conduite. Il est en votre disposition de laisser à la postérité une opinion ineffaçable de votre puissance et de votre sagesse ; et comme tout est sujet aux revers, craignez, s’il vous arrive d’en éprouver un jour, pour ne nous avoir pas écoutés, qu’on n’attribue à la fortune vos prospérités actuelles.

XIX. « Les Lacédémoniens vous invitent à traiter avec eux et à terminer la guerre. Ils vous offrent la paix, leur alliance, leur amitié, la plus parfaite intimité entre les deux nations, et ne demandent en retour que leurs citoyens renfermés dans Sphactérie. Ils pensent qu’il est plus avantageux aux deux partis de ne pas s’exposer au hasard de les voir s’ouvrir de vive force une retraite, s’il survenait quelque événement favorable, ou perdre encore plus complètement leur liberté, s’ils étaient obligés de se rendre. Nous croyons qu’une paix solide peut succéder aux grandes inimitiés, moins quand l’un des deux partis, après une vigoureuse résistance et des avantages multipliés, impose à l’autre, sous la foi des sermens, des conditions que dicte la supériorité, que lorsque, avec le pouvoir de faire la loi, il se montre son vainqueur par sa générosité inattendue, et lui donne la paix a des conditions justes et modérées. Alors celui qui fut votre ennemi, obligé de ne plus penser à la vengeance, comme s’il avait été soumis par la force, vous doit un retour de reconnaissance ; et quand ce ne serait que par pudeur, il s’en tient aux conditions qu’il a reçues. Il est plus ordinaire de montrer cette générosité à ses plus grands ennemis qu’à ceux dont on n’était divisé que par des différends de peu d’importance ; on est porté naturellement à se relâcher avec plaisir de son pouvoir envers des ennemis qui cèdent eux-mêmes avec condescendance ; mais on se hasarde au delà même de ce qu’on avait projeté, contre ceux dont l’orgueil nous irrite.

XX. « Nous n’aurons jamais une plus belle occasion de nous réconcilier, avant qu’il ne survienne quelque événement sans remède, qui nous force à changer nos dissensions publiques en une haine personnelle et irréconciliable, et nous prive des avantages que nous vous engageons à saisir. Réconcilions-nous pendant que le succès de la guerre est encore indécis, vous, avec la gloire que vous venez d’acquérir, à laquelle va se joindre notre amitié ; nous, avec une disgrâce modérée, avant de souffrir quelque défaite honteuse. Préférons la paix à la guerre, donnons le repos au reste de la Grèce, et c’est à vous que les Grecs croiront surtout le devoir. Ils combattent sans trop savoir qui a commencé la guerre ; mais s’ils obtiennent la paix, comme c’est vous qui êtes à présent les maîtres de la donner, c’est à vous qu’ils en auront la reconnaissance. Voyez qu’il est en votre pouvoir de vous assurer l’amitié de Lacédémone ; qu’elle-même vous y invite, qu’elle vous l’offre moins par force que par bienveillance, et considérez tous les biens qui doivent résulter de notre union. Lorsqu’une fois nos deux nations n’auront plus qu’une volonté, sachez que tout le reste de la Grèce, bien plus faible que nous, nous rendra les plus grands honneurs. »

XXI. Ainsi parlèrent les Lacédémoniens, dans l’idée que leurs rivaux avaient eux-mémes désiré la paix, que Lacédémone y avait seule mis obstacle, qu’ils l’accepteraient avec joie dès qu’elle leur serait offerte, et ne demanderaient pas mieux que de rendre les hommes qu’ils tenaient investis. Mais les Athéniens, de leur côté, pensaient qu’assurés des guerriers renfermés à Sphactérie, ils seraient maîtres de traiter quand il leur plairait, et ils portaient plus haut leur ambition. Un homme surtout les animait : c’était Cléon, fils de Cléænète, qui alors menait le peuple, et qui, plus que personne, avait la confiance de la multitude. Il sut l’engager à répondre qu’il fallait que les guerriers de l’île livrassent leurs armes et leurs personnes, et fussent conduits à Athènes. Ce n’était pas assez : on voulait aussi que les Lacédémoniens rendissent Nisée, Pagues, Trézéne, l’Achaïe, qui se trouvaient dans leurs mains, non par droit de conquête, mais par le dernier traité, que des malheurs et le besoin de la paix avaient forcé les Athéniens d’accepter. À ces conditions, les Lacédémoniens auraient les hommes qu’ils réclamaient, et il se ferait une trêve dont les deux nations fixeraient la durée.

XXII. Ceux-ci ne firent aucune objection à cette réponse, mais ils demandèrent qu’il fût élu des commissaires chargés de discuter à tête reposée chaque article avec les députés, et d’accorder les points sur lesquels on tomberait mutuellement d’accord. À cette proposition, Cléon s’emporta, disant qu’il savait bien d’avance que les Lacédémoniens n’avaient que de mauvaises intentions, et que cela devenait clair, puisqu’ils refusaient de s’ouvrir devant le peuple, et ne voulaient traiter que dans la compagnie d’un petit nombre de personnes. Il leur ordonna, s’ils avaient de saines intentions, de les déclarer en présence de tous les citoyens. Mais les Lacédémoniens sentaient qu’il leur était impossible de s’ouvrir devant la multitude ; que si le malheur les obligeait à céder quelque chose, et que leurs offres fussent rejetées, il seraient exposés aux calomnies des alliés, et que d’ailleurs les Athéniens n’accepteraient pas les conditions modérées qu’ils pouvaient offrir. Ils quittèrent donc Athènes sans avoir rien fait.

XXIII. A leur arrivée cessa l’armistice de Pylos. Ils redemandaient leurs vaisseaux, suivant la convention, et les Athéniens ne les leur rendirent pas. Ils leur reprocbaient d’avoir, en dépit du traité, fait une tentative contre la place, et se plaignirent de quelques autres griefs de peu d’importance. Ils s’appuyaient sur ce qu’il avait été dit que s’il se faisait au traité quelque infraction que ce fût, il serait nul. Les Lacédémoniens réclamèrent ; ils se récriaient sur l’injustice de retenir leurs vaisseaux ; enfin ils se retirèrent et recommencèrent les hostilités ; elles furent poussées avec vigueur de part et d’autre. Les Athéniens faisaient régulièrement, pendant le jour, le tour de l’île avec deux vaisseaux qui se croisaient, et la nuit toute la flotte était en station, excepté du côté de la haute mer, quand le vent la rendait impraticable. Ils reçurent encore d’Athènes vingt vaisseaux pour renforcer cette garde. Les Péloponnésiens, campés sur le continent, donnaient des assauts à la place, et guettaient les occasions qui pourraient survenir de sauver leurs guerriers.

XXIV. Cependant en Sicile[7], les Syracusains et leurs alliés, indépendamment des vaisseaux qui faisaient la garde à Messine, y amenèrent une autre flotte qu’ils venaient d’équiper, et ce fut de là qu’ils mirent en mer. C’était surtout les Locriens qui les animaient en haine des habitans de Rhégium. Ils avaient fait eux-mêmes, avec toutes leurs forces, une incursion sur les terres de leurs ennemis, et ils voulaient tenter un combat naval. C’est qu’ils savaient que les Athéniens n’avaient que peu de vaisseaux sur ces mers, et que la plus grande partie de leur flotte, même les bâtimens qui devaient aborder en Sicile, étaient occupés à investir Sphactérie. En gagnant une victoire navale, ils espéraient emporter aisément Rhégium, qu’ils attaqueraient par terre et par mer, et ils se trouveraient alors dans un état respectable. En effet, le promontoire de Rhégium, en Italie, et celui de Messine, en Sicile, étaient fort voisins l’un de l’autre, les Athéniens ne pourraient plus en approcher, ni se trouver maîtres du détroit. Ce détroit est entre Rhégium et Messine, à l’endroit où la Sicile se rapproche le plus du continent : c’est ce qu’on appelle Charybde, où l’on dit qu’Ulysse a traversé. Il est fort resserré : deux grandes mers s’y rencontrent, celle de Tyrsénie[8] et celle de Sicile ; leurs eaux se tourmentent en s’y précipitant, et ce n’est pas sans raison qu’il a passé pour dangereux.

XXV. Ce fut dans cet espace étroit que les Syracusains et leurs alliés, forts d’un peu plus de trente vaisseaux, rencontrèrent, sur la fin de la soirée, seize vaisseaux athéniens et huit de Rhégium, et furent obligés d’accepter le combat autour d’un bâtiment de charge qui tenait cette route ; ils furent vaincus, perdirent un vaisseau, et chacun regagna comme il put son camp, à Messine ou à Rhégium. Ce fut la nuit qui mit fin au combat.

Les Locriens quittèrent ensuite le pays de Rhégium. La flotte des Syracusains et des alliés se réunit devant Péloride, qui fait partie de la campagne de Messine, et où se trouvait l’armée de terre ; elle y jeta l’ancre. Les Athéniens et ceux de Rhégium arrivèrent, aperçurent les vaisseaux vides et voulurent s’en emparer ; mais eux mêmes en perdirent un des leurs, brisé par une main de fer qu’y jetèrent les ennemis ; les hommes se sauvèrent à la nage. Les Syracusains montèrent sur leurs vaisseaux ; ils se faisaient remorquer pour gagner Messine : les Athéniens les attaquèrent une seconde rois ; mais ce furent les ennemis qui prirent eux-mêmes le large et les chargèrent. La flotte d’Athènes perdit encore un vaisseau, et les Syracusains, sans avoir éprouvé de désavantage dans ce combat, entrèrent dans le port de Messine. Les Athéniens se portèrent à Camarina, sur l’avis qu’Archias et sa faction voulaient livrer cette place aux Syracusains.

En même temps, les Messiniens, avec toutes leurs forces, allèrent par terre et par mer attaquer Naxos, colonie des Chalcidiens, qui leur est limitrophe. Le premier jour, ils forcèrent les habitans à se tenir renfermés dans la place et ravagèrent le pays ; le lendemain ils suivirent, sur leurs vaisseaux, le cours du fleuve Acésine, et désolèrent la campagne, pendant que leurs troupes de terre attaquaient la place. Mais les Sicules, qui logent sur les hauteurs, descendirent en grand nombre pour porter contre eux du secours. En les voyant s’avancer, les Naxiens reprirent courage et s’animèrent les uns les autres, dans l’idée que c’était les Léontins et les autres Grecs alliés qui venaient les soutenir : ils firent une sortie précipitée, se jetèrent sur les Messiniens, en tuèrent plus de mille. Le reste eut beaucoup de peine à faire sa retraite ; les Barbares tombaient sur eux dans les chemins et en détruisirent la plus grande partie.

Les vaisseaux qui avaient pris terre à Messine se séparèrent et regagnèrent leurs ports, et aussitôt les Léontins et leurs alliés, conjointement avec les Athéniens, profitèrent de la consternation de Messine pour l’attaquer. La flotte athénienne battait le port, et les troupes de terre la ville ; mais les Messiniens firent une sortie avec quelques Locriens aux ordres de Démotèle, qui, après leur échec, étaient restés en garnison dans la place. Ils surprirent les ennemis, mirent en fuite la plus grande partie des Léontins, et tuèrent beaucoup de monde. Les Athéniens, voyant le désastre de leurs alliés, descendirent de leurs vaisseaux, coururent à leur secours, tombèrent sur les Messiniens qui étaient en désordre, et les poursuivirent jusqu’à la ville. Ils retournèrent à Rhégium, après avoir dressé un trophée. Depuis cette époque, les Grecs de Sicile continuèrent par terre leurs hostilités les uns contre les autres, sans que les Athéniens y prissent part.

XXVI. Ceux-ci continuaient à Pylos de tenir les Lacédémoniens assiégés dans l’île de Sphactérie, et les troupes du Péloponnèse de camper sur le continent. C’était pour les Athéniens une garde bien laborieuse par la disette d’eau et de vivres. Ou n’avait qu’une source dans la citadelle même, et elle n’était pas abondante. La plupart creusaient le sable sur le bord de la mer, et l’on peut s’imaginer quelle boisson ils puisaient. Resserrés dans un petit espace, ils étaient campés à l’étroit : leurs vaisseaux, qui manquaient de rade sûre, allaient tour à tour chercher des vivres et se mettre en station. Ce qui les affligeait surtout, c’était la longueur du siège. Ils ne s’y étaient pas attendus et avaient cru devoir, en quelques jours, forcer des gens renfermés dans une île déserte et réduits à boire de l’eau saumâtre ; mais c’est que les Lacédémoniens avaient invité, par une proclamation, à porter dans l’île de la farine, du vin, du fromage et toutes les subsistances nécessaires à des troupes assiégées. Ils avaient taxé à un haut prix ces objets, et promis la liberté à ceux des Hilotes qui se chargeraient de les transporter. Bien des gens se livraient à ces hasardeuses entreprises, et surtout des Hilotes qui partaient de tous les points du Péloponnèse et gagnaient de nuit la côte de l’île qui regarde la haute mer Ils guettaient avec soin un vent favorable, et quand le vent de mer soufflait, comme alors les vaisseaux de garde ne pouvaient rester en station, il leur était facile d’échapper. D’ailleurs, contens d’aborder, ils ne songeaient pas à ménager leurs batimens : comme on leur tenait compte de ce qu’ils valaient, ils les faisaient échouer. Des hoplites faisaient le guet aux endroits praticables de la côte. Dans les temps où la mer était bonne, ces rafraichissemens ne manquaient pas d’être interceptés. Il y avait aussi des plongeurs qui traversaient le port entre deux eaux, tirant après eux, avec un câble, des outres pleines de têtes de pavots au miel et de graine de lin pilée. Ils passèrent d’abord sans être aperçus, mais on mit ensuite des sentinelles pour les observer. Il n’était pas, des deux côtés, d’artifice qu’on n’employât, soit pour introduire des vivres dans l’île, soit pour s’opposer à ce transport.

XXVI.[9] Quand on apprit à Athènes que l’armée souffrait et qu’il passait dans l’île des subsistances, on ne sut quel parti prendre. On craignait que la garnison ne fût surprise par l’hiver ; on voyait que dans un lieu désert il lui serait impossible de tirer des munitions des environs du Péloponnèse, puisque, même en été, on ne pouvait s’en procurer suffisamment ; que d’ailleurs, faute de bonne rade, les vaisseaux ne pourraient tenir à l’ancre, et qu’enfin les hommes de l’île trouveraient moyen d’y subsister, parce que la garde se ferait avec plus de négligence, ou que mettant à profit de gros temps, ils échapperaient sur les vaisseaux qui leur apportaient des vivres. Ce qu’on appréhendait surtout, c’était que les Lacédémoniens rassurés n’entamassent plus de négociations, et l’on se repentait de n’avoir pas traité avec eux.

Cléon, sachant que c’était à lui qu’on reprochait d’avoir empêché l’accord, assura que toutes les nouvelles qu’on recevait étaient fausses. Ceux qui les avaient apportées demandaient, si l’on refusait de les croire, qu’en envoyât des gens qui vissent les choses par leurs yeux. On choisit, pour cette commission, Cléon lui-même, avec Théagène. Cléon sentit qu’il serait obligé de dire les mêmes choses que ceux qu’il calomniait, ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu de mensonge. Mais comme il voyait que les Athéniens continuaient d’avoir quelque penchant pour le parti de la guerre, il conseilla de ne point envoyer aux informations, ni perdre le temps en délais, ajoutant que si l’on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait s’embarquer et aller combattre les assiégés. Puis, attaquant indirectement Nicias, fils de Nicératus, qui était alors général, et qu’il n’aimait pas, il dit qu’avec la flotte qui était appareillée, il serait facile aux généraux, s’ils étaient des gens de cœur, d’aller prendre les hommes qui étaient dans l’île. et que lui-même le ferait, s’il avait du commandement.

XXVIII. Le peuple fit entendre quelque murmure contre Cléon, et demandait pourquoi il ne partait pas à l’instant, puisque la chose lui semblait si facile. Alors Nicias, qui se voyait attaqué, dit qu’il n’avait qu’à prendre ce qu’il voudrait de troupes et se charger de l’entreprise. Cléon crut d’abord qu’où ne lui parlait pas sérieusement, et répondit qu’il était tout prêt ; mais quand il vit que Nicias voulait tout de bon lui céder le commandement, il tergiversa, et dit que ce n’était pas lui, mais Nicias qui était général. Il commençait à éprouver quelque crainte, mais il ne croyait pas que Nicias osât lui remettre le généralat. Celui-ci le pressa de l’accepter, donna sa démission de l’affaire de Pylos, et en prit le peuple à témoin. Plus Cléon refusait de partir et se désistait de ce qu’il avait avancé, plus la multitude, car tel est son caractère, pressait Nicias de lui abandonner le commandement, et criait à Cléon de s’embarquer. Ne pouvant plus retirer ce qu’il avait dit, il accepte, et s’avançant à la tête de l’assemblée, il dit qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens, et qu’il n’emmènera personne de la ville, mais seulement des troupes de Lemnos et d’Imbros qui se trouvaient prêtes, des peltastes venus d’Ænos en qualité d’auxiliaires et quatre cents archers de différens endroits. Avec ces seules forces, il promet d’amener vifs, dans une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui étaient à Pylos, ou de les laisser morts sur la place. On rit de la forfanterie, et les honnêtes gens se réjouissaient de voir que de deux biens il y en avait un immanquable : ou d’être délivrés de Cléon, et c’est à quoi ils s’attendaient le plus ; ou, s’ils étaient frustrés de cette espérance, d’avoir en leur puissance les Lacédémoniens.

XXIX. Cléon prit dans l’assemblée tous les arrangemens nécessaires, reçut les suffrages du peuple pour cette expédition et pressa son départ. Il ne se choisit pour collègue que Démosthène entre les généraux qui étaient à Pylos. C’est qu’il avait entendu dire que ce général pensait à faire une descente dans l’île ; car les soldats, ayant beaucoup à souffrir dans un lieu où l’on manquait de tout, et plutôt assiégés qu’assiégeans, n’aspiraient qu’à voler aux dangers. Un incendie survenu dans l’île contribuait aussi à donner de la résolution à ce général. Elle était toute couverte de bois sans aucun sentier, comme ayant été toujours inhabitée ; c’est ce qui lui avait donné de la crainte, et ce qu’il avait regardé comme favorable aux ennemis. Ils pourraient, au moment où son armée serait occupée à descendre, sortir de leurs retraites impénétrables et lui faire beaucoup de mal ; leurs fautes et leurs dispositions seraient cachées aux Athéniens par l’épaisseur de la forêt, tandis que ceux-ci ne commettraient aucune faute qui ne fût aperçue : l’ennemi tomberait sur eux à l’improviste du côté qu’il voudrait choisir et serait toujours maître de la manière dont il lui plairait d’attaquer. Si les Athéniens parvenaient à forcer le passage, et s’engageaient dans des lieux fourrés, des guerriers en petit nombre, mais qui connaissaient bien les lieux, prendraient l’avantage sur des troupes nombreuses qui n’en avaient aucune connaissance, et la plus grande partie de l’armée pourrait être détruite sans qu’on en sût rien, et sans qu’on pût voir de quel côté il faudrait porter du secours.

XXX. Ces craintes lui étaient inspirées par le malheur qu’il avait éprouvé dans l’Étolie, et auquel une forêt n’avait pas laissé que de contribuer. Mais comme Sphactérie avait peu d’étendue, les soldats qui formaient la garde avancée étaient obligés de préparer leurs repas aux extrémités de l’île. L’un d’eux, par mégarde, mil le feu à une partie du bois ; le vent s’éleva et l’incendie gagna la forêt presque entière. Démosthène alors vit que les Lacédémoniens étaient eu plus grand nombre qu’il ne l’avait cru ; car il ne soupçonnait pas auparavant qu’on apportât des vivres pour tant de monde. Il exhorta les Athéniens à redoubler de zèle, comme n’ayant point à le disputer contre des forces peu imposantes ; et l’île étant devenue d’un abord plus facile, il résolut de l’attaquer. Il envoya demander des secours aux alliés voisins et il faisait les autres dispositions, quand Cléon lui manda qu’il s’approchait et lui amenait le renfort qu’il avait sollicité. Lui-même arriva. Réunis, ils envoyèrent d’abord au camp du continent un héraut demander si l’on voulait terminer cette affaire sans courir de hasards, en ordonnant aux gens de l’île de se livrer aux Athéniens, eux et leurs armes. On ajoutait qu’ils auraient une garde, mais qu’ils seraient traités avec douceur, jusqu’à ce qu’on pût parvenir a un traité définitif.

XXXI. Cette proposition ne fut pas acceptée. On fut un jour sans agir ; le lendemain les Athéniens firent monter, pendant la nuit, tous les hoplites sur de petits batimens, et partirent. Un peu avant l’aurore, ils entrèrent dans l’île de deux côtés : de celui de la haute mer et de celui du port. Ils étaient au nombre d’environ huit cents hoplites. Ils s’avancèrent, en courant, sur les premières gardes.

Voici quelle était la position des Lacédémoniens. Au premier corps de garde étaient environ trente hoplites. Le corps du milieu, plus considérable que les autres, était placé à l’endroit le plus uni, et près d’une source. Épitadas, qui avait le commandement, s’y trouvait. Il avait placé un petit détachement pour garder l’extrémité de l’île en face de Pylos. Du côté de la mer, c’était une côte escarpée ; du côté de la terre, l’endroit était inexpugnable. Il s’y trouvait un vieux fort construit en pierres brutes. Les Lacédémoniens croyaient qu’il pourrait leur être utile, si des forces trop supérieures les obligeaient à chercher une retraite. Telle était leur disposition.

XXXII. I>es Athéniens égorgèrent les premières gardes qui sortaient du lit et prenaient les armes. Elles ne s’étaient pas aperçues de la descente, et avaient cru que c’était des vaisseaux qui venaient, comme à l’ordinaire, se mettre en station. Au lever de l’aurore, descendit, de plus de soixante-dix vaisseaux, le reste des troupes, toutes bien armées, suivant le genre de leur service, excepté les derniers rangs des rameurs. Il y avait huit cents archers et autant de peltastes. Les Messéniens qui étaient venus au secours partageaient cette expédition, et tout ce qui s’était rassemblé à Pylos, excepté ce qu’on avait laissé à la défense de la place.

Démosthène disposa ses troupes par corps détachés, les uns de deux cents hommes, les autres de plus ou de moins. Il leur fit prendre les postes les plus élevés, pour que l’ennemi, enveloppé de toutes parts, fût au comble de l’embarras, ne sût contre qui se défendre, et tombât dans la perplexité, par la multitude des agresseurs, qui le prendraient à dos s’il marchait en avant, et en flanc s’il se portait de l’un ou de l’autre côté. Quelque part qu’il pût s’avancer, il aurait toujours derrière lui les troupes légères, et celles qui, mal équipées, l’attaqueraient avec des traits, des javelots, des pierres et des frondes ; fortes, parce qu’elles combattaient de loin, et qu’on ne pouvait mettre en fuite, parce que leur fuite était une victoire, et leur retour terrible pour l’ennemi qui venait à céder. C’était ainsi que ce général avait conçu le plan de sa descente, et il l’exécuta.

XXXIII. Les guerriers d’Épitadas et le corps le plus considérable des Lacédémoniens, renfermés dans l’île, voyant les premières gardes égorgées, et l’ennemi s’avancer contre eux, se mirent en ordre de bataille, et marchèrent aux hoplites d’Athènes, dans le dessein d’en venir aux mains. Ils les avaient de front, et les troupes légères au dos et sur les flancs. Ils ne purent s’approcher des hoplites, ni mettre en usage la manière de combattre dont ils avaient l’expérience. De toutes parts contenus par les troupes légères qui les accablaient de traits, ils ne pouvaient s’avancer contre elles, et restaient immobiles. Ils faisaient reculer l’infanterie volante du côté où elle courait sur eux, et les serrait de plus près ; mais lestement armée et habile à prévenir par la fuite les atteintes des ennemis, elle se retournait pour se défendre, et se trouvait favorisée par l’inégalité du terrain qui n’avait jamais été fréquenté. Les Lacédémoniens ne pouvaient l’y poursuivre, gênés par le poids de leurs armes.

XXXIV. Il se passa donc quelque temps en escarmourches. Mais les Lacédémoniens n’avaient plus la force de courir du côté où on les attaquait, et les troupes légères s’aperçurent qu’ils étaient devenus trop lourds pour se défendre. Puissamment encouragées par eette découverte et par celle de la supériorité que leur donnait le nombre ; accoutumées à ne les plus croire aussi terribles qu’auparavant, parce qu’ils ne leur avaient pas fait d’abord le mal qu’elles en attendaient, lorsqu’elles commencèrent à s’avancer contre eux, et que leur courage était subjugué par la seule pensée d’avoir à combattre des Lacédémoniens, elles commencèrent à les mépriser, poussèrent de grands cris et se précipitèrent sur eux en foule. Elles les accablaient de pierres, de traits, de javelots, de tout ce qui leur tombait sous la main. Les cris qu’elles jetaient, et la rapidité de leur course frappaient d’épouvante des hommes qui n’étaient pas faits à cette manière de combattre ; les cendres de la forêt nouvellement consumée s’élevaient dans l’air, et cette cendre, les traits, les pierres lancées par une multitude innombrable ne laissaient rien voir devant soi. Alors l’action devint terrible pour les Lacédémoniens. Leurs cuirasses de feutre ne les garantissaient pas des traits, et au moment où ils lançaient des javelots, ils étaient brisés par les pierres. Ils ne savaient comment tirer parti d’eux-mêmes, privés de la vue, et ne pouvant apercevoir d’avance ce qui les menaçait ; étourdis par les cris des ennemis, qui ne leur permettaient pas d’entendre les ordres de leurs chefs ; de toutes parts entourés de dangers, et n’ayant pas même l’espérance de se défendre et de sauver leurs jours.

XXXV. Enfin, couverts presque tous de blessures, parce qu’ils n’avaient toujours fait que se retourner à la même place, ils se formèrent en peloton, et se retirèrent vers le fort, qui était à peu de distance, à l’extrémité de l’île, et où se trouvaient leurs dernières gardes. Dès qu’ils commencèrent à céder, les troupes légères, encore bien plus animées, les suivirent à grands cris, donnant la mort à tous ceux qu’elles atteignaient. Le plus grand nombre cependant gagna la forteresse. Ils se rangèrent avec la garnison, de manière à défendre tous les endroits par où elle pouvait être attaquée. Les Athéniens les suivirent ; mais ils ne purent entourer et investir la place, la force du lieu s’y opposait : ils l’attaquèrent de face, s’efforçant de les chasser. Long-temps, et pendant la journée presque entière, les deux partis tourmentés par la fatigue du combat, la soif et l’ardeur du soleil, soutinrent leurs efforts mutuels, l’un tâchant de déloger l’ennemi du lieu supérieur qu’il occupait, et l’autre de ne pas céder. Les Lacédémoniens se défendaient avec moins de peine qu’auparavant, parce qu’ils ne pouvaient plus être investis par les côtés.

XXXVI. Comme rien ne se décidait, le général des Messéniens vint trouver Cléon et Démosthène, et leur représenta qu’ils se fatiguaient inutilement ; mais que s’ils lui donnaient une partie des archers et des troupes légères, il tournerait les ennemis, qu’il les prendrait en queue par quelque sentier qu’il saurait bien trouver, et qu’il espérait forcer l’entrée du fort. Il reçut ce qu’il demandait, et partit sans être aperçu des ennemis. Il franchit les endroits praticables des précipices dont l’île est hérissée, et que les Lacédémoniens, trop pleins de confiance dans la force du lieu, avaient négligé de garder ; et faisant avec peine de longs détours, il parvint à leur cacher sa marche. Tout à coup il parut derrière eux sur des rochers qui les dominaient, d’autant plus terrible à leurs yeux qu’ils étaient loin de s’attendre à ce spectacle, et remplissant de courage les Athéniens qui voyaient ce qu’ils avaient attendu. Les Lacédémoniens, des deux côtés accablés de traits, et réduits, pour comparer de petites choses aux grandes, à la même extrémité qu’aux Therniopyles, quand, les tournant par un sentier étroit, les Perses vinrent leur donner la mort ; frappés de toutes parts, faibles en nombre contre de nombreux ennemis, et exténués par la faim, ne tinrent plus, et commencèrent à reculer ; mais les Athéniens étaient maîtres des passages.

XXXVII. Cependant Cléon et Démosthène voyant que les Lacédémoniens, pour peu qu’ils fléchissent, allaient être entièrement détruits, firent cesser le combat, et retinrent leurs troupes. Ils désiraient les mener vifs à Athènes, et voulurent essayer si leur orgueil, enfin brisé par l’horreur de leur situation, ne consentirait pas à rendre les armes. Ils leur firent donc porter par un héraut la proposition de se remettre eux et leurs armes entre les mains des Athéniens qui prononceraient sur leur sort.

XXXVIII. La plupart, à cette proclamation, jetant leurs boucliers et agitant les mains, firent connaître qu’ils l’acceptaient. Il se fit une suspension d’armes, et des conférences s’ouvrirent entre Cléon et Démosthène d’une part, et de l’autre Styphon, fils de Pharax. De ceux qui avaient d’abord commandé, Épitadas le premier était tué, et l’hippagrète[10] qui avait été élu pour commander après lui, était couché encore vivant entre les morts : Styphon avait été élu le troisième ; et, suivant la loi. c’était à lui de commander, s’il arrivait aux autres quelque malheur. D’accord avec ceux qui l’accompagnaient à cette conférence, il dit qu’il voulait consulter, sur le parti qu’il fallait prendre, ceux de leurs concitoyens qui étaient sur le continent. Les Athéniens ne laissèrent passer aucun Lacédémonien ; mais ils appelèrent du continent des hérauts, et la question y fut portée jusqu’à deux ou trois fois. Le dernier qui passa de leur côté, de la part des Lacédémoniens qui étaient en terre ferme, apporta cette réponse : « Les Lacédémoniens vous ordonnent de délibérer vous-mêmes sur ce qui vous concerne, et de ne rien faire de honteux. »

Après s’être consultés entre eux, ils livrèrent leurs armes et se rendirent. On les tint, le reste du jour et la nuit suivante, sous une bonne garde. Les Athéniens élevèrent le lendemain un trophée dans l’île, firent toutes leurs dispositions pour le départ, et confièrent leurs prisonniers à la garde des triérarques[11]. Les Lacédémoniens envoyèrent un héraut pour obtenir la permission de recueillir leurs morts.

Voici le nombre de ceux qui périrent dans l’île et de ceux qui furent faits prisonniers. Il y était passé quatre cent vingt hoplites en tout : de ce nombre, deux cent quatre-vingt-douze furent transportés vivans à Athènes, le reste avait été tué. Entre ceux qui se rendirent, on comptait environ cent vingt Spartiates. Les Athéniens perdirent peu de monde, car l’action fut moins une bataille qu’une déroute.

XXXK. Le siège de l’île, à commencer du combat naval jusqu’à l’affaire qui le termina, dura soixante-douze jours. Dans la vingtaine de jours qui s’était écoulée pendant que les députés firent le voyage d’Athènes, pour y négocier un traité, on avait fourni aux assiégés des subsistances ; ils avaient été nourris le reste du temps par des importations furtives. Il restait encore dans l’île, au moment de la reddition, du blé et d’autres munitions de bouche ; car Épitadas, qui commandait, en distribuait à chacun plutôt au-dessous qu’au-dessus du besoin. Les armées d’Athènes et du Péloponnèse quittèrent Pylos et gagnèrent leurs pays. Ainsi la promesse de Cléon eut son effet, quoiqu’elle tînt de la démence ; car, dans l’espace de vingt jours, il amena les Lacédémoniens comme il s’y était engagé[12].

XL. Les Grecs, dans cette guerre, ne virent aucun événement qui trompât davantage leurs conjectures. Ils avaient pensé qu’on ne pourrait, ni par famine, ni par aucune autre extrémité, réduire les Lacédémoniens à rendre les armes : mais qu’ils s’obstineraient à les garder tant qu’ils auraient quelque reste de force, et ne cesseraient de combattre qu’en cessant de vivre. Ils ne pouvaient croire que ceux qui étaient morts n’eussent pas eu plus de courage que ceux qui s’étaient rendus. Un allié d’Athènes demanda un jour, pour lui faire affront, à l’un des prisonniers de l’île, si ce n’était pas de braves gens que les compagnons qu’ils avaient perdus : « On ne saurait avoir trop d’estime pour les flèches, répondit le prisonnier, si elles savaient discerner les hommes valeureux : » faisant entendre que les pierres et les traits avaient tué indistinctement ceux qu’ils avaient rencontrés.

XLI. Quand ces malheureux furent arrivés, les Athéniens résolurent de les tenir dans les fers, jusqu’à ce qu’il se fit un accord, et de les tirer de leurs prisons pour les égorger, s’il arrivait qu’auparavant les Péloponnésiens fissent une invasion dans l’Attique. Ils mirent une garnison à Pylos. Les Messéniens de Naupacte envoyèrent des plus belliqueux de leurs gens dans cette place qu’ils regardaient comme leur patrie ; car Pylos avait fait partie de l’ancienne Messénide. Ces troupes saccagèrent la Laconie ; et comme elles parlaient la langue du pays, elles y firent beaucoup de mal. Les Lacédémoniens, jusque-là, n’avaient pas éprouvé le pillage ; ils ne connaissaient pas cette façon de faire la guerre ; leurs Hilotes désertaient, et ils craignaient de voir leurs campagnes exposées à des révolutions encore plus funestes : ils supportaient impatiemment ces malheurs, et quoiqu’ils n’eussent pas voulu que les Athéniens fussent instruits de leurs sentimens, ils leur envoyèrent des députés, pour essayer de se faire rendre et Pylos et leurs hommes. Mais les Athéniens portaient trop haut leurs prétentions ; ils reçurent plusieurs députations, et les renvoyèrent sans rien accorder. Voilà quelle fut l’affaire de Pylos.

XLII. Le même été[13], aussitôt après ces événemens, les Athéniens portèrent la guerre dans la campagne de Corinthe. Ils y envoyèrent, sur quatre-vingts vaisseaux, deux mille hoplites tirés de leur sein, et deux cents cavaliers sur des batimens construits pour cet usage. Ils avaient avec eux leurs alliés de Milet, d’Andros et de Caryste. Le premier de leurs trois généraux était Nicias, fils de Nicératus. Ils s’embarquèrent avec l’aurore et abordèrent entre la Chersonèse et Rhitum, sur la côte où s’élève la colline Solygie. C’est là qu’avaient autrefois campé les Doriens quand ils firent la guerre aux Corinthiens de la ville, qui étaient Éoliens. Il y reste encore une bourgade nommée Solygie, à douze stades[14] du rivage où les vaisseaux prirent terre ; à soixante de Corinthe[15], et à vingt de l’isthme[16]. Instruits d’avance par la voie d’Argos de l’arrivée prochaine de cette armée, les Corinthiens, excepté ceux qui logent en deçà de l’isthme, s’étaient tous rendus sur l’isthme depuis long-temps. Cinq cents hommes avaient été envoyés en garnison dans l’Ambracie et la Leucadie ; les autres, de tout rang et de tout âge, guettaient où les Athéniens feraient leur descente ; mais ceux-ci les trompèrent en abordant de nuit. Cependant les ennemis furent bientôt après avertis de leur arrivée par des signaux, et laissant la moitié de leur monde à Cenchrée, dans la crainte que les Athéniens ne se portassent sur Crommyon, ils se hâtèrent de marcher contre eux.

XLIII. L’un de leurs généraux, nommé Battus, car il y en avait deux à cette bataille, prit avec lui une division et se rendit à Solygie, pour garder cette bourgade qui n’était pas murée. Lycophron fit l’attaque avec le reste. D’abord les Corinthiens donnèrent sur l’aile droite des Athéniens, qui venait de descendre devant la Chersonèse, et attaquèrent ensuite le reste de l’armée. Le combat fut vif ; partout on se battait corps à corps. L’aile droite des Athéniens et des Carystiens, car ces derniers la fermaient, reçut les Corinthiens, et les repoussa, quoique avec peine. Ceux-ci montèrent contre une haie ; et comme le terrain était incliné, ils se trouvèrent plus élevés que les ennemis, les accablèrent de pierres, chantèrent le pœan, et revinrent à la charge. Les Athéniens soutinrent le choc, et l’on se battit d’aussi près que la première fois. Mais un corps de troupes corinthiennes accourut au secours de l’aile gauche, mit en fuite l’aile droite des Athéniens, et les poursuivit jusque sur leurs vaisseaux. Cependant eux et les Carystiens en descendirent encore. Le combat continuait ; l’opiniâtreté était égale des deux parts, et surtout à la droite des Corinthiens, où Lycophron se défendait contre la gauche des ennemis ; car on soupçonnait que leur dessein était de faire une tentative contre Solygie.

XLIV. La résistance fut longue, et ni l’un ni l’autre parti ne cédait. Mais les Athéniens éprouvèrent l’utilité de leur cavalerie ; les Corinthiens, qui n’en avaient pas, furent enfin repoussés, et se retirèrent sur la colline. Ils y dressèrent leurs tentes, ne descendirent plus, et se tinrent dans l’inaction. Cette défaite leur avait coûte la plus grande partie de leur aile droite et leur général Lycophron. Comme le reste de l’armée, une fois forcé, ne fut pas poursuivi avec acharnement, et ne prit pas la fuite avec précipitation, il fit sa retraite sur les hauteurs, et s’y établit. Les Athéniens, contre qui personne ne se présentait plus, dépouillèrent les morts des ennemis, recueillirent ceux qui leur appartenaient, et dressèrent aussitôt un trophée.

Cependant la moitié de l’armée corinthienne, qui était restée campée à Cenchrée, pour empêcher les Athéniens de se porter à Crommyon, n’avait pu apercevoir le combat que leur cachait le mont Onium ; mais à la vue de la poussière qui s’élevait, ils comprirent l’événement et accoururent au secours. Il leur vint en même temps un renfort : c’était les vieillards de Corinthe qui s’étaient mis en marche dès qu’ils avaient su ce qui s’était passé. Les Athéniens, à leur approche, crurent que c’était un secours des villes voisines, et se hâtèrent de monter sur leurs vaisseaux ; mais ils emportèrent les dépouilles qu’ils avaient faites et leurs morts, excepté deux qu’ils n’avaient pu trouver. Ils gagnèrent les îles voisines, et de là firent demander et obtinrent la permission d’enlever les deux corps qu’ils avaient laissés. Les Péloponnésiens avaient perdu dans ce combat deux cent douze hommes, et les Athéniens un peu moins de cinquante.

XLV. Ceux-ci quittèrent les îles, et se portèrent le même jour à Crommyon, dans la campagne de Corinthe, à cent vingt stades de cette ville[17]. Ils y prirent terre, ravagèrent les champs, et y restèrent campés pendant la nuit. Le lendemain, ils voguèrent d’abord vers l’Épidaurie, y firent une descente, et passèrent à Méthone, entre Épidaure et Trézène. Ils s’emparèrent de l’isthme qui tient à la Chersonèse où est située Méthone, travaillèrent à la fortifier, et y mirent garnison. De là ils portèrent le ravage dans les champs de Trézène, d’Halia et d’Épidaure ; et après avoir fini les fortifications, ils s’en retournèrent sur leur flotte.

XLVI. Pendant que ces événemens se passaient, Eurymédon et Sophocle partirent de Pylos pour la Sicile avec la flotte d’Athènes, et arrivèrent à Corcyre. Ils se joignirent aux Corcyréens de la ville pour attaquer la faction qui, après les troubles, s’était retirée sur le mont Istone, s’y était établie, dominait sur la campagne et y faisait un grand dégât. Le fort qui servait d’asile à ces bannis, fut battu et emporté, mais les hommes parvinrent à se sauver en foule sur une hauteur ; là ils capitulèrent et convinrent de livrer leurs troupes auxiliaires, de rendre les armes et de s’abandonner au jugement du peuple d’Athènes. Ils reçurent la parole des généraux, qui les transportèrent dans l’île de Ptychie, où ils devaient être gardés jusqu’à leur transport à Athènes ; mais si l’un d’eux était pris en essayant de s’évader, la convention était annulée pour tous. Les chefs de la faction populaire, craignant que les Athéniens ne laissassent la vie à ces malheureux, leur tendirent un piège : ce fut d’en tromper quelques-uns en subornant un petit nombre de leurs amis qu’ils leur firent passer ; ils étaient chargés de leur dire, comme par bienveillance, qu’ils n’avaient d’autre parti à prendre que celui de la fuite la plus prompte, qu’eux-mêmes leur fourniraient un bâtiment ; mais que s’ils restaient, les généraux d’Athènes les allaient livrer au peuple de Corcyre.

XLVII. Ils donnèrent dans le piège ; le vaisseau était prêt, mais ils furent arrêtés au moment de leur départ, et des lors la convention fut rompue. Les généraux ne secondèrent pas faiblement cette intrigue ; ce furent eux qui fournirent le prétexte de la tramer et l’assurance qu’on pouvait s’y livrer sans crainte, en laissant connaître que, près de partir pour la Sicile, ils ne voudraient pas que d’autres conduisissent les prisonniers à Athènes et s’attribuassent l’honneur de ce qu’eux-mêmes avaient fait. Les Corcyréens renfermèrent ces infortunés dans un grand édifice, et les en retirant par vingtaine à la fois, ils les conduisaient attachés les uns aux autres entre deux haies d’hoplites, qui frappaient et perçaient ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis. Des hommes armés de fouets hâtaient la marche des malheureux qui s’avançaient trop lentement.

XLVIII. Soixante furent ainsi emmenés et exécutés, sans que ceux qui étaient dans le bâtiment se doutassent de leur sort ; ils les croyaient transférés dans quelque autre prison ; mais enfin, mieux instruits, ils implorèrent les Athéniens et les prièrent de leur donner eux-mêmes la mort, s’ils voulaient qu’ils périssent. Ils refusaient de quitter l’endroit où ils étaient renfermés, et menaçaient d’employer toutes leurs forces pour empêcher personne d’y entrer. Ce n’était pas non plus l’idée des Corcyréens de forcer les portes : ils montèrent sur les combles, enlevèrent les toits et accablèrent ces malheureux de traits et de tuiles ; les prisonniers se garantissaient de leur mieux, et cependant la plupart se donnaient eux-mêmes la mort ; ils s’égorgeaient avec les flèches qui leur étaient lancées, ils se pendaient à des lits qui se trouvaient dans la prison, et ceux qui n’avaient pas de cordes déchiraient leurs manteaux pour en tenir lieu. Pendant la plus grande partie de la nuit (car la nuit survint pendant leur détresse), il en périt de toutes sortes de morts, étranglés de leurs mains ou frappés du haut de l’édifice. Le jour venu, les Corcyréens les jetèrent en tas sur des charrettes, et les portèrent hors de la ville. Toutes les femmes qui avaient été prises dans le fort furent réduites en esclavage. Ce fut ainsi que la faction populaire traita les Corcyréens qui s’étaient réfugiés sur la montagne ; et ces troubles, qui devenaient considérables, furent ainsi terminés, du moins autant qu’ils étaient liés à cette guerre ; car ce qui pouvait rester de la faction détruite ne mérite pas qu’on en parle. Les Athéniens partirent pour la Sicile, comme c’était leur destination, et y firent la guerre conjointement avec leurs alliés de cette île.

XLIX. Les troupes d’Athènes qui étaient à Naupacte, entrèrent en campagne avec les Acarnanes à la fin de l’été, et prirent par trahison Anactorium, ville située à l’embouchure du golfe d’Ambracie, et qui appartenait aux Corinthiens. Ceux-ci furent chassés, et les Acarnanes firent passer de toutes les parties de leur pays, des habitans dans cette place ; ils en restèrent maîtres, et l’été finit.

L. L’hiver suivant[18], Aristide, fils d’Archippus, l’un des commandans des vaisseaux que les Athéniens avaient fait partir pour lever les tributs des alliés, prit à Éion, sur le Strymon, un Perse, nommé Artapherne, envoyé du roi à Lacédémone. Il fut conduit à Athènes ; les Athéniens firent traduire les lettres dont il était porteur, et qui étaient écrites en langue assyrienne[19]. Ils y lurent en substance, entre beaucoup d’autres choses, que le roi n’entendait rien à ce que demandaient les Lacédémoniens ; qu’il avait reçu de leur part bien des ambassadeurs, et qu’aucun ne tenait le même langage ; que s’ils voulaient s’exprimer nettement, ils eussent à lui envoyer des députés avec Artapherne. Les Athéniens renvoyèrent celui-ci à Ephèse, et firent partir avec lui des ambassadeurs ; mais, vers ce temps[20], Arlaxerxès, fils de Xerxès, mourut ; les envoyés apprirent sa mort à Éphèse, et revinrent sur leurs pas.

LI. Le même hiver[21], les habitans de Chio démolirent les fortifications qu’ils venaient de construire. L’ordre leur en fut prescrit par les Athéniens qui les soupçonnaient de méditer contre eux quelques projets, malgré la foi et les assurances qu’ils avaient données de ne former aucun mauvais dessein. L’hiver finit, ainsi que la septième année de la guerre que Thucydide a écrite.

LII. Dès l’entrée de l’été suivant[22], il y eut, vers la Néoménie, une éclipse de soleil, et au commencement du même mois un tremblement de terre. Les exilés de Mitylène et du reste de Lesbos, la plupart sortis du continent, soudoyèrent et rassemblèrent des troupes auxiliaires du Péloponnèse, et prirent Rhœtium. Ils la rendirent sans y faire aucun tort pour la somme de deux mille statères de Phocée, et marchèrent ensuite contre Antandros qu’ils prirent par intelligence. Leur dessein était de délivrer toutes les autres villes qu’on nomme Actées[23], dont les Athéniens s’étaient rendus maîtres, et qui appartenaient aux Mityléniens ; mais surtout de rentrer en possession d’Antandros. Comme cet endroit était propre à l’établissement d’un chantier de vaisseaux, parce qu’il fournit du bois, et qu’il est voisin du mont Ida, ils comptaient le fortifier, en partir avec l’appareil nécessaire pour infester Lesbos qui en est à peu de distance, et s’emparer dans le continent des villes éoliennes. Telles étaient les entreprises auxquelles ils se disposaient.

LIII. Le même été[24], les Athéniens, avec soixante vaisseaux, deux mille hoplites, un peu de cavalerie, et les alliés qu’ils avaient rassemblés de Milet et de divers autres endroits, allèrent attaquer Cythère. Leurs généraux étaient Nicias, fils de Nicératus ; Nicostrate, fils de Diolropllès, et Autoclès, fils de Tolmœus. Cythère est une île adjacente à la Laconie, devant le promontoire de Malée. Les Lacédémoniens en occupent le circuit, et, chaque année, il s’y rendait de Sparte un magistrat qui avait le titre de cythérodice[25] ; ils ne manquaient jamais d’y tenir une garnison, et ils veillaient avec soin sur cette île. C’était pour eux un port où abordaient les marchands d’Égypte et de Libye : d’ailleurs elle garantissait la Laconie des pirates, du seul côté par où ils pussent l’infester ; car elle s’étend sur la mer de Sicile et sur celle de Crète.

LIV. Les Athéniens y prirent terre, et avec dix vaisseaux et deux mille hoplites de Milet, ils emportèrent une ville nommée Scandie, située sur le bord de la mer. Le reste de l’armée descendit dans la partie de l’île qui regarde Malée, marcha contre la ville de Cythère, bâtie sur la côte, et trouva tous les habitans en armes. Ou combattit ; les Cythéréens tinrent peu, et bientôt mis en fuite, ils se réfugièrent dans la ville haute. Là ils capitulèrent avec Nicias et ses collègues, se remettant à la discrétion des Athéniens, sous la seule condition d’avoir la vie sauve. Nicias avait commencé par s’établir des intelligences avec les habitans : aussi fut-on plus tôt d’accord sur les articles du traité qui concernaient le présent et l’avenir, et n’y eut-il d’exportés des habitans de Cythère que ceux qui étaient Lacédémoniens ; ce qui était indispensable, l’île étant si voisine de la Laconie.

Après cette capitulation, les Athéniens, maîtres de Scandie, place sitùée sur le port, et ayant mis garnison à Cythère, firent voile pour Asiné, Hélos, et la plupart des lieux maritimes : ils descendirent, et s’arrêtèrent où l’occasion le demandait, et ravagèrent le pays pendant environ sept jours.

LV. Ls Lacédémoniens qui voyaient les Athéniens maîtres de Cythère, et qui s’attendaient à de semblables descentes dans leur pays, ne se présentèrent nulle part en force contre eux ; ils se contentèrent d’envoyer des gros d’hoplites garder la campagne, dans les endroits où cette précaution était nécessaire : d’ailleurs, ils se tenaient scrupuleusement sur leurs gardes. Après les maux cruels et inattendus qu’ils avaient éprouvés à Sphactérie, la perte de Pylos et de Cythère, et au milieu d’une guerre subite et imprévue qui les frappait de toutes parts, ils craignaient quelque révolution dans leur gouvernement. Contre leur usage, ils formèrent on corps de quatre cents hommes de cavalerie, et levèrent des archers. Ils montraient plus d’hésitation que jamais à former des projets militaires, qu’il faudrait soutenir par des combats maritimes ; sorte de guerre dont ils n’avaient pas l’habitude ; et encore contre les Athéniens, peuple qui croyait trahir ses justes espérances, s’il ne formait pas sans cesse des entreprises nouvelles. Les coups de la fortune qu’ils avaient éprouvés en si grand nombre, en si peu de temps, et contre toute attente, les plongeaient dans le plus grand abattement. Ils craignaient qu’il ne leur survînt encore quelque désastre, tel que celui de Sphactérie ; cette pensée les rendait plus timides à combattre ; ils ne pouvaient se remuer sans croire qu’ils faisaient une faute, devenus craintifs et irrésolus parce qu’ils n’avaient pas l’habitude du malheur.

LVI. Ils se tinrent généralement en repos, pendant que les Athéniens dévastaient leurs campagnes maritimes ; chaque garnison, quand il se faisait une descente dans le voisinage, croyait n’être pas assez nombreuse, et l’esprit public était alors de ne rien hasarder. Une seule qui osa se défendre vers Cortys et Aphrodisia, fondit sur un corps de troupes légères qui se tenait dispersé, et le mit en fuite ; mais reçue par les hoplites, elle se retira ; elle perdit quelques hommes, dont les armes restèrent aux ennemis. Les Athéniens élevèrent un trophée, et retournèrent à Cythère, d’où ils se portèrent à Épidaure-Limera. Ils ravagèrent une partie de la campagne, et arrivèrent à Thyrée, place dépendante de la contrée qu’on appelle Cynurie, et qui sépare de la Laconie le pays d’Argos. Les Lacédémoniens, à qui elle appartenait, l’avaient donnée aux Éginètes chassés de leur patrie : c’était une récompense des services qu’ils en avaient reçus dans le temps du tremblement de terre et de la révolte des Hilotes, et une marque de reconnaissance de ce que, sujets d’Athènes, ils n’en avaient pas été moins constamment opposés aux desseins de cette république.

LVII. À l’approche des Athéniens, les Éginètes abandonnèrent les fortifications qu’ils étaient alors occupés à construire sur le bord de la mer, et se retirèrent dans leur ville haute, qui en était éloignée à peu près de dix stades[26]. Une garnison lacédémonienne, qui était dans le pays, et qui les avait aidés à se fortifier, refusa, malgré leurs prières, d’entrer dans leurs murs, reconnaissant qu’il y aurait du danger à s’y renfermer. Elle se retira sur les hauteurs, et ne se croyant pas en état de combattre, elle resta dans l’inaction. Cependant les Athéniens abordent, s’avancent aussitôt avec toutes leurs forces, et emportent Thyrée. Ils mettent le feu à la ville, et détruisent tout ce qui s’y trouve. Ils retournèrent à Athènes, emmenant les Éginètes qui n’avaient pas été tués dans l’action, et Tantale, fils de Patrocle, qui les commandait pour les Lacédémoniens ; il avait été pris couvert de blessures : ils emmenèrent aussi un petit nombre d’habitans de Cythère, que, pour mesure de sûreté, ils crurent devoir transporter ailleurs. On décida qu’ils seraient déposés dans les îles, que les autres Cythéréens qui resteraient dans leur pays paieraient un tribut de quatre talens[27], et que tous les Éginètes qui avaient été pris seraient mis à mort ; c’était l’effet de l’ancienne haine que les Athéniens avaient toujours eue pour ce peuple. Tantale fut renfermé dans la même prison que les autres Lacédémoniens pris à Sphactérie.

LVIII. Le même été[28], dans la Sicile, il se conclut d’abord une suspension d’armes entre les citoyens de Camarina et ceux de Géla. Les autres Siciliens formèrent ensuite A Géla un congrès, où les députés de toutes les villes se concertèrent pour parvenir à des moyens de conciliation. Un grand nombre d’opinions diverses furent mises en avant de part et d’autre : les députés ne s’accordaient point entre eux ; chacun demandait pour sa ville des redressemens proportionnés aux torts qu’elle croyait avoir supportés. Hermocrate, fils d’Hermon, de Syracuse, celui qui contribua le plus à les ramener tous à l’intérêt général, parla en ces termes :

LIX. « Ce n’est point, ô Syracusains, un citoyen de l’une des plus faibles républiques de cette ile, ni de celles qui se sont le plus ressenties des maux de la guerre, qui va prendre la parole ; mais un homme qui veut manifester à la Sicile entière, l’opinion qu’il croit s’accorder le mieux avec l’intérêt commun. A quoi bon entrer dans de longs détails sur les maux de la guerre, pour prouver à des gens qui le savent combien elle est désastreuse ? Ce n’est pas l’ignorance qui force personne à l’entreprendre ; et personne non plus n’en est détourné par la crainte, s’il croit y trouver son profit ; mais les uns placent les avantages qu’ils attendent au-dessus des dangers, et les autres aiment mieux s’exposer aux dangers que de souffrir, pour le moment, aucun dommage. Cependant, si les uns et les autres, dans cette conduite, n’ont pas les circonstances en leur faveur, c’est les bien servir que de les engager à la réconciliation ; et ce serait un grand bonheur pour vous, si, dans les conjonctures présentes, vous vous rendiez à de semblables conseils. Nous avons pris les armes parce que chacun de nous voulait pourvoir à ses intérêts privés ; tâchons maintenant, en les discutant entre nous, d’en venir à un accommodement, au hasard de recommencer la guerre, si chacun ne se trouve pas satisfait sur les droits qu’il réclame.

LX. « Ce ne sera pas seulement sur nos affaires particulières, si nous sommes sages, que rouleront les conférences ; mais nous examinerons s’il est encore possible de sauver la Sicile, que je regarde comme menacée par les desseins perfides des Athéniens. Ce sont eux, bien plus que mes discours, qui doivent vous forcer à une réconciliation ; eux revêtus de la plus grande puissance de la Grèce ; eux qui épient nos fautes, et qui sont chez nous, à titre d’alliés légitimes, avec un petit nombre de vaisseaux ; moyen spécieux d’exercer utilement contre nous leur haine naturelle. Continuons la guerre ; appelons dans nos foyers des hommes qui vont bien d’eux-mêmes attaquer les autres sans être invités ; consommons notre ruine par nos dépenses particulières ; préparons-leur la voie à la domination ; et bientôt, n’en doutez pas, nous voyant épuisés, ils arriveront avec des flottes plus formidables, et mettront sous leur joug la Sicile entière.

LXI. « Cependant, si nous avons quelque prudence, c’est pour ajouter à notre fortune ce que nous ne possédons pas, et non pour endommager ce que nous possédons, que chacun de nous doit se faire des alliances et se livrer aux dangers. Croyez que rien n’est plus destructeur pour les états que la dissension, et surtout pour la Sicile, dont tous les peuples sont l’objet des embûches d’Athènes, et qui se trouve partagée en autant de républiques que de villes. D’après cette vérité, que les citoyens se réconcilient avec les citoyens, les villes avec les villes, et travaillent d’un commun effort à sauver la Sicile entière. Gardez-vous de penser qu’Athènes ne haïsse chez nous que les Doriens, et que les Chalcidiens n’aient rien à craindre, parce qu’ils sont d’origine ionique. Non, ce n’est point en haine de telle nation, qui est divisée de telle autre, que les Athéniens viennent ici ; c’est parce qu’ils aspirent aux biens que réunit la Sicile, et que nous possédons en commun. Ils le font assez connaître aujourd’hui, qu’ils sont appelés par des peuples d’origine chalcidienne : c’est avec empressement qu’en qualité d’alliés ils viennent donner de préférence des secours à des hommes dont ils n’en ont jamais reçu. Qu’ils aient cette ambition que je leur suppose, qu’ils s’y prennent de loin pour la satisfaire, je le leur pardonne. Je ne blâme point ceux qui veulent dominer, mais ceux que je vois prêts à se soumettre. Il est dans la nature des hommes de prendre l’empire sur ceux qui cèdent, et de se garantir contre ceux qui les menacent. C’est ce que nous savons, et nous ne prenons pas les plus justes précautions, et nous ne regardons pas comme notre plus grande affaire de nous réunir tous contre le commun danger ! Nous en serions bientôt délivrés si nous nous accordions réciproquement. Ce n’est pas de leur pays que les Athéniens s’élancent contre nous ; mais du territoire de ceux d’entre nous qui les appellent. Ce ne sera donc pas la guerre qui fera cesser la guerre ; ce sera la paix qui mettra fin d’elle-même et sans peine à nos dissensions ; et ces étrangers que nous attirons, qui arrivent avec des vues injustes et des prétextes spécieux, s’en retourneront, comme ils le méritent, sans avoir rien pu faire.

LXII. « Tels sont les avantages qu’on se donnera sur les Athéniens en prenant de sages résolutions. Et comment ne feriez-vous pas entre vous la paix, qui, d’un commun aveu, est le plus grand des biens ? Si les uns prospèrent, si les autres ont à se plaindre du sort, ne croyez-vous donc pas que la paix soit plus propre que la guerre à faire cesser les maux de l’infortuné, à conserver à l’homme heureux ses avantages ? Ne rend-elle pas les honneurs plus solides, les dignités plus assurées, et n’offre-t-elle pas mille biens qu’il serait aussi long de détailler que les maux de la guerre ? D’après cela, ne méprisez pas mes discours, et que plutôt ils vous aident à prévoir les moyens de vous sauver. Si, dans vos entreprises, vous vous reposez sur la justice de votre cause, ou sur vos forces, craignez d’être cruellement déçus par des événemens contraires à vos espérances. Sachez que bien des gens, en attaquant leurs ennemis, voulaient se venger de leurs injustices ; que d’autres se reposaient sur leurs forces pour assouvir leur ambition ; mais que les uns, loin d’ajouter à leur fortune, ont perdu celle qu’ils avaient, et que les autres, au lieu de satisfaire leur vengeance, n’ont pu même se sauver. Car la vengeance, pour être juste, n’en est pas toujours plus heureuse ; et la force n’est pas assurée, quelques belles espérances qu’elle inspire. Les événemens fortuits sont incalculables, et ce sont eux surtout qui l’emportent. Ce qui est le plus certain est aussi le plus utile, et quand deux partis se redoutent également, ils mettent plus de précautions à s’attaquer.

LXIII. « Doublement effrayés de l’incertitude des événemens que ne peuvent atteindre nos conjectures, et de la présence des Athéniens, qui, dès ce moment, doivent nous frapper de terreur ; persuadés que, si nous avons été trompés dans les desseins que tous nous avions conçus, ces obstacles ont suffi pour nous empêcher de les remplir, chassons de notre patrie des ennemis dont les armes sont levées sur nos têtes : réunissons-nous par une paix éternelle ; ou si c’est trop demander, concluons au moins une longue trêve, et remettons à une autre époque la décision de nos différends. En un mot, si vous daignez suivre mes avis, sachez que chacun de nous, citoyen d’une ville libre, pourra récompenser ou punir, en souverain, ceux qui lui feront du bien ou du mal. Mais si vous ne me croyez pas, si vous suivez d’autres conseils, loin d’être en état de vous venger, le plus grand bonheur que vous puissiez attendre sera d’être forcés à devenir les amis de vos plus grands ennemis, et les ennemis de ceux que vous devez aimer.

LXIV. « Quant à moi, comme je l’ai dit en commençant, membre d’une république puissante, citoyen d’un état qui est plutôt maître d’attaquer que réduit à se défendre, je vous conjure de pourvoir à ces dangers, de vous accorder entre vous, et, pour faire du mal à vos ennemis, de ne vous en pas faire encore bien plus à vous-mêmes. Emporté par un fol esprit de parti, je ne me crois pas maître de la fortune sur laquelle je ne puis exercer aucun empire, comme je le suis de ma pensée ; mais je crois devoit céder aux circonstances autant qu’elles l’exigent. Je vous engage à suivre mon exemple, sans attendre que vous y soyez forcés par les ennemis[29]. Ce n’est pas une honte dans une même famille, que l’un cède à l’autre ; que le Dorien cède au Dorien, et le Chalcidien à un citoyen originaire de la Chalcide. En un mot, voisins comme nous le sommes, habitans d’une même contrée, et d’une contrée que la mer enveloppe, nous avons tous un nom commun, celui de Siciliens. Je crois bien que nous nous ferons la guerre quand les circonstances le voudront ; nous traiterons ensuite et parviendrons à nous réconcilier ; mais si nous somme sages, resserrons-nous étroitement pour nous défendre contre les étrangers, puisque, séparément frappés, nous courrons tous un danger commun. Nous n’appellerons plus à l’avenir ni alliés ni conciliateurs, et en agissant ainsi, nous ne priverons pas en ce moment la Sicile de deux grands biens : d’être délivrée des Athéniens et d’une guerre domestique ; et dans la suite, nous habiterons ensemble un pays libre et moins exposé aux manœuvres du dehors. »

LXV. Les Siciliens, persuadés par le discours d’Hermocrate, consentirent d’un commun accord à terminer la guerre. Chacun garda ce qu’il avait entre les mains : ceux de Camarina eurent Morgantine, moyennant une somme qu’ils payèrent aux Syracusains. Les alliés d’Athènes ayant appelé les commandans de cette nation, leur déclarèrent qu’ils allaient accéder à l’accommodement, et qu’ils les feraient comprendre dans le traité. Ceux-ci donnèrent leur consentement à l’accord, et il fut conclu. Mais les Athéniens, au retour de leurs généraux, condamnèrent à l’exil Pythodore et Sophocle, et imposèrent une amende au troisième général, Eurymédon, prétendant qu’ils auraient pu soumettre la Sicile, et qu’ils ne s’étaient retirés que gagnés par des présens. Favorisés comme ils l’étaient de la fortune, ils prétendaient que rien ne leur résistât, et croyaient devoir également réussir dans les entreprises aisées et dans les plus difficiles, soit qu’ils les fissent avec de grands préparatifs ou avec un appareil insuffisant. La cause de ce travers était la multitude de leurs succès inattendus, qui leur faisait supposer leurs forces égales à leurs espérances.

LXVI. Dans ce même été[30] les Mégariens de la ville étaient pressés par les Athéniens, qui, deux fois chaque année, se jetaient sur leur pays avec des armées formidables, et par leurs exilés, qui, chassés dans une émeute par la faction du peuple, s’étaient retirés à Pagues, d’où ils venaient les tourmenter et mettre la campagne au pillage. Ils se disaient entre eux qu’il faudrait rappeler les bannis, pour ne pas voir la république ruinée de deux côtés à la fois. Les amis des exilés, informés de ces propos, engagèrent, plus ouvertement qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors, les citoyens à s’occuper de cette question. Mais les chefs du parti populaire sentirent qu’ils ne seraient pas épargnés par le peuple aigri de ses maux : ils furent saisis de crainte, et lièrent des intelligences avec les généraux d’Athènes, Hippocrate, fils d’Ariphron, et Démosthène, fils d’Aleisthène. Ils offrirent de leur livrer la ville, jugeant qu’il y avait pour eux, de ce côté, moins de risque à courir, que du retour des citoyens qu’ils avaient privés de leur patrie. Ils convinrent d’abord que les Athéniens s’empareraient des longues murailles qui étaient à huit stades[31] au plus de la ville, du côté de Nisée où était le port. Maîtres de ces murs, ils empêcheraient les Péloponnésiens d’apporter du secours de Nisée, place dont eux seuls composaient la garnison, pour se mieux assurer la possession de Mégare. Ils promettaient de faire ensuite leurs efforts pour livrer aux Athéniens la ville haute. Après ces deux opérations, les Mégariens consentiraient facilement à se rendre.

LXVII. Ou conféra des deux parts, on fit les dispositions nécessaires ; et les Athéniens, à l’approche de la nuit, se portèrent à Minoa, îlle voisine, dépendante de Mégare ; ils avaient six cents hoplites que commandait Hippocrate. Ils se mirent en embuscade dans un fossé qui n’était pas loin et d’où l’on avait tiré de la terre à briques pour la construction des murailles. Le corps aux ordres de Démosthène, l’autre général, les troupes légères de Platée, et les coureurs[32], se placèrent dans l’enceinte du temple de Mars qui est encore moins éloigné de la ville. Personne à Mégare, excepté ceux qui devaient conduire l’entreprise de cette nuit, ne savait rien de ces dispositions.

Voici le stratagème que, peu avant le lever de l’aurore, employèrent ceux de Mégare qui trahissaient leur patrie. Il y avait déjà longtemps que, par une permission qu’ils avaient obtenue en caressant le commandant de la porte, ils avaient coutume de se la faire ouvrir, et de transporter de nuit à la mer, sur une charrette, à travers le fossé, un canot à deux rames, pour exercer la piraterie, ils restaient en mer, et, avant le jour, ils rapportaient la barque sur la charrette, et la faisaient rentrer par la porte, pour que les Athéniens, ne voyant aucun bâtiment dans le port, ne pussent avoir aucun soupçon.

Dans la nuit dont nous parlons, la charrette était déjà devant la porte ; elle s’ouvrit comme à l’ordinaire pour faire rentrer le canot, et les Athéniens, avec qui l’on était d’intelligence, accoururent de leur embuscade pour arriver avant qu’elle ne se fermât. Ils saisirent le moment où la charrette la traversait et en empêchait la clôture, et à l’aide des Mégariens qui étaient du complot, ils tuèrent les gardes. Les Platéens et les coureurs aux ordres de Démosthène volèrent à l’endroit où est à présent le trophée. Il y eut un combat au-delà des portes, entre eux et les Pêloponnésiens, qui, n’étant pas éloignés, avaient entendu ce qui se passait, et venaient apporter du secours. Les Platéens remportèrent la victoire, et tinrent la porte ouverte aux hoplites athéniens qui arrivaient.

LXVIII. À mesure que ceux-ci entraient, ils s’avançaient aux murailles. Les soldats de la garnison péloponnésienne résistèrent d’abord en petit nombre. Il y en eut plusieurs de tués ; mais la plupart prirent la fuite, effrayés, au milieu des ténèbres, de l’attaque subite des ennemis, à qui se joignaient les citoyens perfides. Ils se croyaient trahis par tout le peuple de Mégare, d’autant plus qu’un héraut athénien, de son propre mouvement, s’avisa de proclamer que tous les Mégariens qui voulaient embrasser le parti d’Athènes eussent à prendre les armes. À cette proclamation, ils ne tinrent plus, et dans l’idée qu’ils avaient tout le peuple pour ennemi, ils se réfugièrent à Nisée.

Au lever de l’aurore, les murailles étaient déjà emportées, et les Mégariens de la ville dans la plus grande agitation. Le parti qui agissait pour les Athéniens, et la foule des gens du peuple qui avait connaissance du complot, disaient qu’il fallait ouvrir les portes et marcher au combat. Ils étaient convenus avec les Athéniens qu’aussitôt que les portes seraient ouvertes, ceux-ci se jetteraient dans la ville, et qu’eux-mêmes, pour être épargnés et se faire reconnaître, auraient le visage frotté d’huile. Ils pouvaient ouvrir les portes en toute sûreté ; car on avait promis que quatre mille hoplites d’Athènes et six cents chevaux viendraient d’Éleusis pendant la nuit, et ils étaient arrivés. Déjà les conjurés s’étaient frottés d’huile et se tenaient aux portes, quand un homme instruit du complot en fit part à quelques citoyens. Ceux-ci se réunissent et arrivent en foule, disant qu’il ne faut pas sortir, que c’est exposer la ville à un danger manifeste, et que même, dans un temps où l’on avait plus de force, jamais on n’avait osé prendre une résolution si téméraire. Ils ajoutèrent qu’ils étaient prêts à combattre le premier qui ne les croirait pas. D’ailleurs ils ne laissaient pas voir qu’ils eussent aucune connaissance de ce qui se passait ; mais ils soutenaient leur opinion comme des gens qui pensaient mieux que les autres, et ils s’obstinèrent à rester constamment à la garde des portes : ainsi les conjurés ne purent rien fairë de ce qu’ils avaient projeté.

LXIX. Les généraux athéniens, instruits de ce contre-temps, ët ne se voyant pas en état de forcer la ville, se mirent aussitôt à investir Nisée d’un mur de circonvallation, dans la pensée que s’ils enlevaient cette place avant qu’on y portât du secours, la reddition de Mégare traînerait moins en longueur. Ils ne tardèrent pas à recevoir d’Athènes du fer, des tailleurs de pierre, et tout ce dont ils avaient besoin. Ils commencèrent la construction en partant du mur dont ils étaient maîtres, la conduisirent transversalement du côté de Mégare, en la prolongeant de part et d’autre, jusqu’à la mer de Nisée. L’armée se distribua le travail des murs et du fossé ; on se servit des bois et des briques du faubourg ; on coupa des arbres dans la forêt, on palissada les endroits qui exigeaient cette sûreté, et les maisons du faubourg, en recevant des créneaux, furent elles-mêmes changées en fortifications. Toute la journée fut consacrée à ce travail, et le lendemain, vers le soir, le mur était presque entièrement terminé. Les gens qui se trouvaient renfermés dans Nisée furent saisis de crainte ; ils manquaient de vivres, et avaient coutume d’en tirer journellement de la ville supérieure ; ils ne s’attendaient pas à recevoir promptement des secours de la part des Péloponnésiens, et ils regardaient les Mégariens comme leurs ennemis. Ils capitulèrent donc, consentant à se racheter pour une somme d’argent par tête, à livrer leurs armes et à laisser aux Athéniens prendre le parti qu’ils voudraient sur les Lacédémoniens, sur le commandant et sur tous ceux qui ne seraient pas compris dans le traité. Ils sortirent à ces conditions ; les Athéniens démolirent les longues murailles qui partaient de Mégare, et, maîtres de Nisée, ils firent leurs autres dispositions.

LXX. Dans ces conjonctures, Brasidas de Lacédémone, fils de Tellis, était aux environs de Corinthe occupé à rassembler une armée pour la Thrace. A la nouvelle de la prise des murs, craignant pour les Péloponnésiens de Nisée, et même pour Mégare, il manda aux Bœotiens de se trouver à la rencontre de son armée à Tripodisque : c’est un bourg de Mégaride, au pied du mont Géranie : lui-même partit avec deux mille sept cents hoplites de Corinthe, quatre cents de Phlionte, six cents de Sicyone, et tout ce qu’il avait déjà rassemblé de troupes. Il comptait prévenir la prise de Nisée. Sur la nouvelle qu’elle était rendue, comme il était parti de nuit pour Tripodisque, il prit avec lui, avant qu’on sût rien de son arrivée, quatre cents hommes d’élite, et s’approcha de Mégare, sans être aperçu des Athéniens qui étaient sur le rivage. Il voulait, disait-il, faire une tentative sur Nisée, et tel était son dessein si l’entreprise était praticable ; mais son principal objet était d’entrer dans Mégare, et de mettre la ville en sûreté. Il pria les habitans de le recevoir, leur témoignant qu’il ne désespérait pas de reprendre Nisée.

LXXI. Mais les deux factions de Mégare avaient chacune leurs craintes : l’une qu’en faisant rentrer les exilés, il ne la chassât elle-même ; l’autre que le peuple, dans cette appréhension, ne se jetât sur elle, et que la ville, ayant la guerre dans son sein, ne devint la proie des Athéniens qui la guettaient. On ne le reçut donc pas, et les deux partis résolurent de rester tranquilles observateurs de l’événement : ils s’attendaient à un combat entre les Athéniens et ceux qui venaient au secours de la place, et pensaient qu’il y aurait plus de sûreté pour celui qui se trouverait du parti du vainqueur, de se joindre à lui après la victoire. Brasidas n’ayant pu obtenir ce qu’il voulait, regagna le gros de son armée.

LXXII. Dès le lever de l’aurore parurent les Bœotiens. Même avant le message de Brasidas, ils avaient résolu de venir au secours de Mégare, ne croyant pas que le danger de cette place leur dût être étranger. D’ailleurs ils se trouvaient déjà dans le pays de Platée avec toutes leurs forces : mais l’arrivée de ce message ajouta beaucoup à leur première ardeur. Ils envoyèrent donc à Brasidas deux mille deux cents hoplites, et six cents hommes de cavalerie, et s’en retournèrent avec le reste. On ne comptait pas dans toute l’armée moins de six mille hoplites. Ceux d’Athènes se tenaient rangés autour de Nisée et sur le bord de la mer, et les troupes légères étaient éparses dans la plaine. La cavalerie bœotienne tomba sur ces dernières, et leur causa d’autant plus de surprise, que jusqu’alors il n’était encore de nulle part venu de secours aux Mégariens : ils les poussèrent jusqu’à la mer. La cavalerie d’Athènes vint faire face à celle de Bœotie : le choc dura long-temps, et les deux partis se vantèrent de n’avoir pas eu le dessous. Il est bien vrai que les Athéniens poussèrent, du côté de Nisée, le commandant de la cavalerie bœotienne et un petit nombre de ses cavaliers, qu’ils tuèrent et s’emparèrent de leurs dépouilles ; que maîtres de leurs corps, ils donnèrent aux ennemis la permission de les enlever et qu’ils élevèrent un trophée : mais à prendre l’action tout entière, on se sépara des deux côtés sans finir par remporter un avantage certain. Les Bœotiens retournèrent à leur camp, et les Athéniens à Nisée.

LXXIII. Brasidas et son armée s’approchèrent ensuite de la mer et de la ville de Mégare. Ils se saisirent d’un poste avantageux, se mirent en ordre de bataille, et restèrent tranquilles, dans l’idée que les Athéniens s’avanceraient contre eux. Ils savaient bien que les habitans observaient de quel côté se déciderait la victoire. Ils trouvaient pour eux de l’avantage à ne pas attaquer les premiers, et à ne pas s’engager volontairement dans le hasard d’une action. Il leur suffirait peut-être de faire voir qu’ils étaient prêts à se défendre, pour se pouvoir attribuer justement une victoire qui ne ferait pas même lever la poussière de dessus la terre, et pour remplir en même temps leur projet sur Mégare. En effet, s’ils ne se montraient pas, ils n’avaient aucune chance en leur faveur, et ils ne seraient pas moins privés de Mégare que s’ils avaient été battus ; au lieu que si maintenant l’armée d’Athènes ne voulait pas en venir aux mains, ils rempliraient sans combat l’objet pour lequel ils s’étaient mis en campagne : c’est ce qui arriva. Les Athéniens sortirent et se rangèrent en bataille près des longues murailles ; mais voyant que leurs ennemis n’avançaient pas, ils restèrent aussi en repos. Leurs généraux, tout accoutumés qu’ils étaient à remporter le plus souvent l’avantage, même en engageant le combat aver des ennemis supérieurs en nombre, considéraient qu’ici le danger n’était pas balancé ; qu’en gagnant la bataille, ils se rendraient maîtres de Mégare ; mais que vaincus, ils perdraient ce qu’ils avaient de meilleures troupes : au lieu que les Péloponnésiens ne demanderaient pas mieux que de se hasarder, parce que leur armée n’étant composée que du contingent de chaque ville, chacune d’elles n’avait à risquer qu’une faible portion de ses ressources. On s’arrêta donc quelque temps des deux côtés, et comme ni l’un ni l’autre parti n’attaqua, les Athéniens se retirèrent les premiers à Nisée, et les Lacédémoniens au camp d’où ils étaient sortis.

LXXIV. Les Mégariens amis des exilés ouvrirent leurs portes à Brasidas et aux commandans des villes, et les reçurent comme vainqueurs des Athéniens qui n’avaient pas voulu combattre. Ils entrèrent avec eux en conférences. La faction d’Athènes était frappée de terreur. Enfin les alliés se dispersèrent dans leurs villes, et Brasidas retourna continuer à Corinthe les préparatifs de l’expédition de Thrace qu’il avait interrompus.

Après le départ des Athéniens, ceux de Mégare qui avaient le plus chaudement embrassé leur parti se retirèrent promptement, ne pouvant douter qu’on les connaissait bien. Les autres conférèrent avec les amis des exilés ; on les rappela de Pagues, en exigeant d’eux les sermens les plus solennels de ne conserver aucun ressentiment, et de ne travailler qu’à l’avantage de la république : mais élevés ensuite aux magistratures, ils rangèrent séparément, dans une revue des armes, chaque cohorte, choisirent jusqu’à cent hommes de leurs ennemis, ou de ceux qui passaient pour avoir été les plus favorables aux Athéniens, et forcèrent le peuple à donner son suffrage à haute voix sur ces malheureux, qui furent condamnés à mort et exécutés. Ils soumirent la république à l’autorité d’un petit nombre de citoyens, et ce gouvernement oligarchique, né de la sédition, fut de très longue durée.

LXXV. Le même été, Démodocus et Aristide, généraux envoyés d’Athènes pour recueillir les tributs, étant aux environs de l’Hellespont (car leur collègue Lamachus était entré avec dix vaisseaux dans le Pont-Euxin), apprirent que les Mityléniens avaient conçu le projet de fortifier Antandros, et se disposaifnl à l’exécuter. A cette nouvelle, ils pensèrent qu’il en serait de cette place comme d’Anæes à l’égard de Samos. Les exilés Samiens s’en étaient fait une retraite ; de là ils favorisaient la navigation des Péloponnésiens, en leur envoyant des pilotes ; ils excitaient le trouble entre les Samiens de la ville, et donnaient un refuge à ceux qui en étaient chassés. Ils rassemblèrent donc une armée qu’ils composèrent d’alliés de leur république, mirent en mer, battirent ceux d’Antandros qui étaient sortis à leur rencontre, et reprirent la place.

Peu de temps après, Lamachus, qui était entré dans le Pont, ayant relâché sur les bords du Calex, dans les campagnes d’Héraclée, perdit ses vaisseaux par les suites d’un orage qui tomba dans le pays où cette rivière prend sa source, et dont les eaux descendirent tout à coup avec la force et la rapidité d’un torrent. Il retourna par terre avec son armée à travers le pays des Thraces-Bithyniens, en Asie, de l’autre côté de la mer, et vint à Chalcédon, colonie de Mégare, à l’embouchure du Pont-Euxin.

LXXVI.Le même été, Démosthène, général athénien, n’eut pas plus tôt quitté la Mégaride, qu’il vint à Naupacte avec quarante vaisseaux. Quelques habitans des villes de la Bœotie manœuvraient avec lui et avec Hippocrate, pour changer la constitution de leur pays, et la convertir en un gouvernement populaire, tel que celui d’Athènes. C’était surtout Ptœodore, banni de Thèbes, qui conduisait celle intrigue. Voici comment ils en préparaient le succès. Quelques traîtres devaient leur livrer Siphès, place maritime de la campagne de Thespies, sur le golfe de Crisa. D’autres, sortis d’Orchomène, autrefois surnommé Minyen, et aujourd’hui Bœotien, s’engageaient aussi à faire tomber dans leurs mains Chéronée, place limitrophe de cette ville. C’étaient les bannis d’Orchomène qui avaient la plus grande part à ce complot ; ils soudoyèrent des troupes dans le Péloponnèse Chéronée est la dernière ville de la Bœotie, du côté de la Phanotide, dans les champs de Phocée. Aussi quelques Phocéens entrèrent-ils dans cette intrigue. Il fallait que les Athéniens prissent Délium, lieu consacré à Apollon, dans la Tanagrée, du côté de l’Eubée. Tous ces coups devaient se frapper à la fois dans un jour déterminé, pour que les Bœotiens, assez agités de ce que chacun d’eux éprouverait autour de lui, ne pussent se réunir, et porter des secours à la place. Si la tentative réussissait, et qu’on parvînt à fortifier Délium, il n’était pas nécessaire qu’il se fît aussitôt une révolution dans le gouvernement de la Bœotie : les Athéniens maîtres de ces lieux, ravageant les campagnes, et ayant un asile peu éloigné, avaient raison d’espérer que les affaires ne resteraient pas dans le même état, et qu’ils sauraient bien avec le temps les amener au point qu’ils désiraient : ils n’auraient besoin, pour cela, que de se joindre aux factieux, et ils ne craindraient pas de voir les Bœotiens réunir contre eux toute leur puissance. Telle était l’entreprise qui se formait.

LXXVII. Hippocrate devait marcher, quand il en serait temps, contre les Bœotiens, à la tête des troupes d’Athènes. Il envoya d’avance Démosthène à Naupacte avec quarante vaisseaux, pour rassembler dans ce pays les troupes des Acarnanes et des autres alliés, et faire voile vers Syphès qui lui devait être livré par trahison. Le jour était convenu entre eux, et tout devait s’exécuter à la fois. Démosthène, à son arrivée. reçut dans l’alliance d’Athènes les Œniades. que les Acarnanes obligeaient d’y entrer ; il rassembla tous les alliés de ces cantons, et s’avança d’abord contre Salynthius et les Agræens, ses sujets. Après avoir soumis tout le reste, il ne songeait plus qu’à remplir, au moment où il le faudrait, ses desseins sur Syphès.

LXXVIII. À cette même époque de l’été, Brasidas partit pour l’expédition de Thrace avec dix-sept cents hoplites. Arrivé à Héraclée, dans la Trachinie, il envoya un message à Pharsale, inviter les gens du pays, qui étaient amis de Lacédémone, à servir de guides à son armée à travers la Thessalie. Panærus, Dorus, Hippolochidas, Torylas et Strophacus, ce dernier uni aux Chalcidiens par les nœuds de l’hospitalité, vinrent le trouver à Mélitie d’Achaïe, et alors il se mit en marche. D’autres Thessaliens voulaient aussi le conduire, entre autres Niconidas, ami de Perdiccas, qui vint le trouver de Larisse ; car en général il n’est pas sur de traverser la Thessalie sans guides, et surtout avec des armes. D’ailleurs, chez les Grecs même, on se rendrait suspect en passant à travers le pays de ses voisins sans avoir obtenu leur agrément : ajoutons que, de tout temps, en Thessalie, la multitude a eu de l’inclination pour les Athéniens ; et si ces peuples vivaient dans l’égalité des droits, au lieu d’être soumis à un pouvoir, jamais Brasidas n’eût franchi cette contrée. Il y eut même des Thessaliens d’un parti contraire à celui de ses guides, qui vinrent à sa rencontre sur les bords du fleuve Énipée, et voulurent s’opposer a son passage ; ils lui dirent que c’était une insulte de s’engager dans leur pays sans l’aveu commun de la nation. Ses guides répondirent qu’ils n’avaient pas l’intention de lui faire traverser leur pays contre leur gré, mais qu’ils étaient ses hôtes ; qu’il s’était présenté sans qu’on l’attendît, et qu’ils avaient cru devoir l’accompagner. Brasidas lui-même représenta que c’était comme ami des Thessaliens qu’il entrait dans leur pays, qu’il ne portait pas les armes contre eux, mais contre les Athéniens ; qu’il ne croyait pas qu’il y eût entre la Thessalie et Lacédémone aucune inimitié qui dût empêcher les deux peuples de voyager les uns chez les autres ; qu’il n’irait pas plus loin malgré eux, et que même il ne le pourrait pas ; mais qu’il les priait de ne pas s’opposer à sa marche. Sur ces représentations, ils se retirèrent ; et d’après l’avis de ses guides, il fit une marche forcée, dans la crainte de plus grands obstacles. Le jour même qu’il était parti de Mélitie, il arriva à Pharsale, et campa sur les bords du fleuve Apidanus : de là il passa à Phacium, d’où il parvint à Paræbie. Ce fut là que ses guides thessaliens le quittèrent. Les Paræbiens sont soumis à la Thessalie ; ils le conduisirent à Dium, place de la domination de Perdiccas : elle est située du côté de la Thessalie, au pied de l’Olympe, montagne de la Macédoine.

LXXIX. Ce fut ainsi que, par sa diligence, Brasidas traversa la Thessalie, avant que personne fût prêt à l’arrêter. Il joignit Perdiccas et passa dans la Chalcide. Son armée avait été mandée du Péloponnèse par Perdiccas et par les Thraces qui s’étaient détachés d’Athènes, et qu’effrayait la prospérité de cette république. Les Chalcidiens et les peuples des villes voisines, sans avoir encore secoué le joug d’Athènes, persuadés qu’ils seraient les premiers qu’elle viendrait attaquer, avaient eux-mêmes sourdement sollicité ce secours. Perdiccas n’était pas ouvertement ennemi d’Athènes ; mais ses vieux différends avec les Athéniens lui inspiraient des craintes, et surtout il avait dessein de subjuguer Arrhibée, roi des Lyncestes. Les fâcheuses circonstances où se trouvait Lacédémone lui firent obtenir plus aisément les secours qu’il désirait.

LXXX. En effet, comme les Athéniens menaçaient le Péloponnèse et les terres du domaine de Lacédémone, les Lacédémoniens voulaient opérer une diversion, en leur inspirant de leur côté des inquiétudes, et faisant passer une armée aux alliés de cette république ennemie. Ceux-ci, d’ailleurs, consentaient à lui fournir des subsistances et ne l’appelaient que pour se détacher de l’alliance d’Athènes. Les Lacédémoniens n’étaient pas fâchés non plus d’avoir un prétexte de faire partir un certain nombre d’Hilotes ; ils craignaient de leur part quelque révolution, dans la triste conjecture de la prise de Pylos. Toujours les premiers de leurs soins avaient eu pour objet de se tenir en garde contre les Hilotes, et voici ce qu’on leur avait vu faire dans la crainte que leur inspirait la jeunesse de ce peuple nombreux. Ils leur ordonnèrent de faire entre eux au choix de ceux qu’ils jugeraient avoir montré le plus de valeur dans les combats, promettant de leur donner la liberté : c’était un piège qu’ils leur tendaient, persuadés que ceux qu’ils croiraient mériter le plus d’être libres, devaient être, par l’élévation de leur caractère, les plus capables d’agir contre eux. Il y en eut deux mille à qui fut accordée celle funeste distinction ; ils se promenèrent autour des temples, la tête ceinte de couronnes, comme ayant obtenu la liberté ; mais, peu après, les Lacédémoniens les firent disparaître sans que personne ait su de quelle manière on les avait fait périr. Ce fut avec beaucoup d’empressement qu’ils en firent partir sept cents dans le service d’hoplites, sous les ordres de Brasidas. Ce général leva le reste de son armée dans le Péloponnèse. Il avait montré lui-même une grande envie d’être chargé de cette expédition.

LXXXI. Les Chalcidiens avaient aussi désiré d’obtenir ce général, qu’on regardait à Sparte comme un homme de la plus grande capacité à tous égards. Sorti de sa patrie, il devint pour elle d’un prix inestimable. Dès qu’il fut revêtu du commandement, il montra pour les villes un esprit de justice et de modération qui en détermina le plus grand nombre à se détacher d’Athènes, et lui fit dans les autres des partisans qui les lui livrèrent. Au moyen de ces acquisitions, si les Lacédémoniens voulaient un jour en venir à un accommodement (et c’est ce qui arriva), ils auraient en même temps des villes à rendre et à réclamer ; ils gagnaient d’ailleurs l’avantage de transporter le théâtre de la guerre loin du Péloponnèse. Dans celle qui survint ensuite, après l’expédition de Sicile, la vertu, la prudence de Brasidas, ces qualités dont les uns avaient été témoins, et que les autres connaissaient de réputation, contribuèrent surtout à inspirer aux alliés d’Athènes de l’inclination pour les Lacédémoniens. Comme il fut le premier qui, dans ces derniers temps, sortit de sa patrie, et qu’il semblait réunir en sa personne toutes les perfections, on crut fermement que tous ses concitoyens devaient lui ressembler.

LXXXII. Les Athéniens, instruits de son arrivée dans la Thrace, déclarèrent Perdiccas ennemi de la république ; ils le regardaient comme l’auteur de cette expédition, et ils eurent, encore plus qu’auparavant, les yeux ouverts sur leurs alliés.

LXXXIII. Perdiccas joignit ses forces aux troupes de Brasidas, et fit aussitôt la guerre à Arrhibée, fils de Bromère, roi des Lyncestes-Macédoniens. Les états de ce prince touchaient aux siens ; il y avait entre eux des différends, et il voulait le renverser du trône. L’armée était près d’entrer chez les Lyncestes, quand Brasidas déclara qu’avant de commencer les hostilités il voulait avoir des conférences avec le prince, et essayer s’il ne pourrait pas l’engager dans l’alliance de Lacédémone. Arrhibée avait déjà fait annoncer parr un héraut qu’il était prêt à reconnaître ce général pour arbitre ; d’ailleurs, les députés de la Chalcidique étaient auprès de Brasidas, et l’avertissaient de ne pas mettre Perdiccas au-dessus de toute crainte, si l’on voulait qu’il servit leur cause avec plus de zèle. Enfin les députés que Perdiccas lui-même avait envoyés à Lacédémone avaient assuré qu’il ferait entrer dans l’alliance de cette république bien des pays dont il était entouré. Brasidas crut donc, pour l’avantage commun, devoir surtout favoriser les intérêts d’Arrhibée. En vain Perdiccas représenta qu’il n’avait pas mandé le général lacédémonien comme un juge de ses querelles avec le roi des Lyncestes, mais pour être délivré, par son secours, des ennemis qu’il lui ferait connaître ; et qu’on ne pouvait, sans injustice, pendant qu’il nourrissait la moitié des troupes, entrer en conférence avec Arrhibée. En dépit de toutes ces réclamations, Brasidas prit connaissance des différends des deux princes, et gagné par les raisons du roi des Lyncestes, il retira son armée avant qu’elle fût entrée sur ses terres. Perdiccas se crut offensé, et ne fournit plus qu’un tiers des subsistances au lieu de la moitié.

LXXXIV. Le même été[33], un peu avant les vendanges, Brasidas, avec les Chalcidiens, marcha contre Acanthe, colonie d’Andros. Deux factions partageaient cette ville ; l’une, qui favorisait les Chalcidiens, l’avait elle-même appelé ; l’autre était celle du peuple. Elles eurent entre elles de grandes altercations pour le recevoir. Mais comme on craignait pour les fruits qui n’étaient point encore serrés, Brasidas parvint à persuader au peuple de le recevoir seul, et de délibérer après l’avoir entendu. Il s’avança au milieu de l’assemblée, et comme il ne manquait pas d’éloquence pour un Lacédémonien, il leur parla ainsi :

LXXXV. « Les Lacédémoniens, en me faisant partir avec une armée, ont confirmé ce que nous déclarâmes dès le commencement de la guerre, que c’était pour affranchir la Grèce que nous allions combattre les Athéniens. Si nous arrivons bien tard, trompés par le sort des armes dans les espérances que nous avions conçues de réduire bientôt nous-mêmes les Athéniens sans avoir besoin de vous faire partager nos périls, c’est ce que personne ne doit nous reprocher. Nous arrivons au moment où les circonstances nous le permettent ; et c’est avec vous que nous essaierons de détruire la puissance d’Athènes. Je suis étonné que vous m’ayez fermé vos portes, et j’admire si vous ne voyez point avec joie mon arrivée. En nous rendant auprès de vous, nous pensions que les Lacédémoniens allaient trouver des alliés qui l’étaient par le cœur avant de l’être en effet ; nous nous flattions que vous aspiriez au moment de le devenir ; et c’est dans cette pensée que, franchissant une route d’un grand nombre de journées, à travers des contrées étrangères, nous nous sommes jetés de tout notre zèle dans de si grands hasards. Il serait cruel que vous eussiez d’autres sentimens, et que vous fussiez vous-mêmes contraires à votre propre délivrance et à celle du reste des Grecs. Ce ne serait pas seulement vous opposer à nos efforts : mais les autres peuples auprès de qui je pourrai me rendre en seraient moins portés à se joindre à moi : ils se montreraient d’autant plus difficiles, que vous, les premiers à qui je me sois adressé, vous, citoyens d’une importante cité, vous dont on croit devoir estimer la prudence, vous n’auriez pas voulu me recevoir. Et je n’aurai point à donner des raisons satisfaisantes de votre refus ; il semblera que je n’apporte qu’une liberté perfide, ou que, si les Athéniens viennent vous attaquer, je n’aie pas la force de vous défendre : cependant avec cette même armée que je commande, lorsque j’ai porté des secours à Nisée, les Athéniens, quoique supérieurs en nombre, n’ont pas voulu risquer le combat. Et il n’est pas à croire qu’ils envoient contre vous des troupes aussi nombreuses que l’était l’armée navale qu’ils avaient à Nisée.

LXXXVI. « Je ne suis point venu dans le dessein d’opprimer les Grecs, mais de les affranchir ; et j’ai engagé, par les sermens les plus sacrés, les magistrats de Lacédémone à laisser sous leurs propres lois les peuples que j’amènerais à recevoir notre alliance. Nous n’avons eu la pensée d’employer ni la force ni la ruse pour vous rendre nos alliés ; mais au contraire d’unir avec vous nos armes contre les Athéniens qui vous ont mis sous le joug. Mais quand je vous donne les plus fortes assurances que vous puissiez recevoir, je demande que vous ne soupçonniez pas mes intentions, que vous ne me croyiez pas incapable de vous protéger, et que vous vous livriez hardiment à moi. Si quelqu’un de vous, craignant en particulier certaines personnes, appréhende que je ne remette la république en de certaines mains, si c’est par cette raison qu’il hésite, qu’il ait la plus grande confiance. Je ne viens me mêler à aucun parti ; et je ne croirais apporter qu’une liberté trompeuse, si je voulais, au mépris de vos anciennes institutions, soumettre le peuple à la domination d’un petit nombre de citoyens, ou un petit nombre de citoyens à la faction populaire. Une telle domination serait plus dure qu’un joug étranger ; nos travaux ne nous procureraient aucune reconnaissance ; les peuples, au lieu de nous accorder de l’estime et des honneurs, n’auraient que des reproches à nous faire ; et nous qui accusons les Athéniens en prenant contre eux les armes, nous attirerions sur nous encore plus de haine que ceux qui, du moins, ne se parent point de vertu. En effet, il est encore plus odieux à des hommes qui se sont fait estimer, de satisfaire leur ambition par des moyens captieux que par la force ouverte. Employer la force, c’est user de la puissance que donne la fortune ; mais la ruse est une embûche que dresse l’esprit d’iniquité. Aussi n’agissons-nous qu’avec une grande circonspection dans les affaires même qui sont pour nous de la première importance.

LXXXVII. « Une assurance encore bien plus forte que nos sermens, ce sont les faits. Comparez-les à nos discours, et vous serez obligés de reconnaître que nos offres sont d’accord avec vos intérêts. Si, quand je vous les fais, vous répondez que vous n’êtes pas en état de les accepter ; si, tout en nous assurant de votre bienveillance, vous croyez cependant nous devoir repousser, sans avoir reçu de nous aucune injure ; si vous prétendez que la liberté ne vous semble pas exempte de dangers, qu’il est juste de l’offrir à ceux qui peuvent la supporter, mais que personne, contre son gré, ne doit être forcé de la recevoir ; je prendrai à témoin les dieux et les héros de cette contrée, que je suis venu pour votre avantage, sans pouvoir vous persuader, et je porterai le ravage sur vos terres pour essayer de vous contraindre à ne pas refuser mes offres. Je ne croirai pas faire une injustice ; mais je trouverai ma conduite autorisée par une double nécessité : l’intérêt de Lacédémone qui ne doit pas, avec toute votre bienveillance, voir vos richesses, si vous n’embrassez point sa cause, portées en tribut aux Athéniens pour lui nuire ; l’intérêt des Grecs, qui ne doivent pas trouver en vous un obstacle à leur affranchissement. Sans doute, s’il ne s’agissait point ici de l’avantage commun, notre manière d’agir serait peu convenable ; et les Lacédémoniens ne devraient pas donner la liberté à des hommes qui ne veulent pas la recevoir. Nous n’aspirons pas à la domination ; mais quand nous travaillons à réprimer ceux qui veulent l’usurper, nous serions injustes envers le plus grand nombre, si, en apportant à tous la liberté, nous vous laissions avec indifférence mettre obstacle à nos desseins. Voilà sur quoi vous avez à délibérer. Entrez en lice avec les Grecs pour obtenir les premiers l’honneur d’être libres et vous procurer une gloire immortelle, pour n’être point lésés dans vos intérêts particuliers, et pour donner à votre patrie le plus beau de tous les titres[34]. »

LXXXVIII. Ainsi parla Brasidas. Les citoyens d’Acanthe délibérèrent pour et contre sa proposition, et en vinrent aux suffrages qu’ils donnèrent en secret. Comme Brasidas avait apporté des raisons persuasives, et qu’ils craignaient pour leurs fruits, la plupart furent d’avis d’abandonner le parti d’Athènes. Ils firent prêter à ce général le serment qu’avaient fait, en l’envoyant, les magistrats de Lacédémone, de laisser vivre sous leurs propres lois ceux qu’il recevrait dans l’alliance de sa patrie. À cette condition, ils laissèrent entrer son armée. Peu de temps après, Stagyre, autre colonie d’Andros, imita cette défection. Ces événemens se passèrent pendant l’été.

LXXXIX. Dès le commencement de l’hiver suivant[35], la Bœotie devait être livrée aux généraux athéniens, Hippocrate et Démosthène : l’un avec la flotte devait se rendre à Siphès, l’autre à Délium ; mais on se trompa sur les jours où l’on était convenu que tous deux feraient leurs attaques. Ce fut Démosthène qui aborda le premier à Siphès ; il avait sur sa flotte les Acarnanes et un grand nombre d’alliés du voisinage ; il ne réussit point : le projet avait été découvert par un Phocéen de Phanotée, nommé Nicomaque, qui en avait fait part aux Lacédémoniens, et ceux-ci aux Bœotiens. Il vint des secours de toute la Bœotie ; Hippocrate n’y était point encore pour y donner de l’inquiétude, et ce furent les Bœotiens qui prévinrent leurs ennemis en occupant Siphès et Chéronée. Les confidens de ce complot le voyant manqué, n’excitèrent aucun mouvement dans les villes.

LXXXX. Hippocrate avait fait prendre les armes aux Athéniens sans exception, même aux simples habitans et à tous les étrangers qui se trouvaient dans la ville ; il arriva le dernier à Délium, lorsque les Bœotiens étaient déjà retirés de Siphès. Il fit camper ses troupes à Délium, et se mit à fortifier, de la manière suivante, ce lieu consacré à Apollon. On entoura d’un fossé l’enceinte et le temple. Les terres qu’on en retira furent employées à construire une terrasse qui tint lieu de muraille. On l’étaya de pieux que fournit le sarment des vignes arrachées dans les environs du lieu sacré. Les pierres et les briques des bâtimens voisins tombés en ruines furent ramassées pour donner le plus d’élévation qu’il serait possible au rempart ; on éleva des tours de bois aux endroits où il était nécessaire. Il ne restait rien du temple ; la colonnade en avait croulé. Ce fut le surlendemain du départ que commença ce travail ; on s’en occupa sans relâche le quatrième jour et le cinquième jusqu’à l’heure du dîner. La plus grande partie de l’ouvrage étant finie, le corps de l’armée s’éloigna de dix stades, dans l’intention de faire sa retraite. La plupart même des troupes légères partirent aussitôt, mais les hoplites s’arrêtèrent, et prirent un campement. Hippocrate resta encore à Délium pour y établir la garde et terminer ce qui manquait aux fortifications.

XCI. Cependant les Bœotiens se rassemblaient à Tanagra. Déjà ils s’y étaient rendus de toutes les villes, quand ils apprirent que les Athéniens retournaient chez eux. Les bœotarques sont au nombre de onze. Il y en eut dix qui furent d’avis de ne pas les combattre, puisqu’ils n’étaient plus dans la Bœotie : en effet, l’endroit où les Athéniens avaient établi leur camp faisait partie des confins de l’Oropie. Mais Pagondas, fils d’Æoladas, était bœotarque de Thèbes avec Ariantidas, fils de Lysimachidas, et c’était lui qui avait alors le commandement : il se déclara pour la bataille, croyant que le meilleur parti était d’en courir le danger. Il convoqua les troupes par cohortes, pour ne pas dégarnir le camp tout à la fois, et leur persuada de marcher contre les Athéniens et de les combattre. Voici comment il s’exprima :

XCII. « Il n’aurait dû venir à l’esprit d’aucun des chefs, ô Bœotiens, que si l’endroit où nous rencontrerions les Athéniens ne faisait plus partie de la Bœotie, il ne fallût pas les attaquer ; car c’est dans la Bœotie qu’ils viennent de se construire un fort, et c’est d’un pays limitrophe qu’ils vont partir pour infester le nôtre. Ils sont toujours nos ennemis, de quelque endroit qu’ils sortent pour exercer des hostilités. Regarder comme plus sûr de ne pas combattre, c’est une erreur. Les règles de la prudence ne sont pas les mêmes pour celui qu’on attaque et qui défend son pays, et pour celui qui, jouissant de sa fortune, marche de plein gré contre les autres par la cupidité de s’enrichir encore davantage. Nous avons appris de nos ancêtres, quand des armées étrangères portent contre nous les armes, à nous défendre également sur notre territoire et sur celui de nos voisins ; et c’est une conduite que nous devons tenir encore plus avec les Athéniens, qui sont pour nous une puissance frontière. Se montrer en état de résister à tous ses voisins, est le seul moyen de rester libres. Et comment ne faudrait-il pas surtout combattre jusqu’à la dernière extrémité, des hommes qui veulent asservir non-seulement les nations voisines, mais les états même éloignés ? Nous avons pour exemple de ce que nous devons attendre, et les habitans de l’Eubée, qui ne sont séparés de nous que par un trajet de mer, et la plus grande partie de la Grèce. La guerre entre voisins n’a d’ordinaire pour objet que les limites ; et nous si nous sommes vaincus, il ne nous restera pas, de tout notre pays, une seule limite qui ne soit contestée. Entrés sur nos terres, les Athéniens s’empareront de nos biens par la force, tant leur voisinage est, pour nous, le plus dangereux de tous. Quand on vient, comme eux aujourd’hui, attaquer ses voisins avec l’audace qu’inspire la force, on marche contre eux avec moins de crainte s’ils restent tranquilles et ne font que se défendre sur leur terrain ; mais on garde avec eux plus de réserve quand ils s’avancent hors de leurs frontières, et quand ils sont les premiers, si l’occasion s’en présente, à offrir le combat. Nous en avons eu la preuve contre ces mêmes Athéniens. Une fois leurs vainqueurs à Coronée, lorsqu’ils occupaient notre pays à la faveur de nos dissensions, nous avons conservé jusqu’à ce jour dans la Bœotie la plus grande sécurité. Rappelez-vous-en le souvenir, vous, ô vieillards, pour être semblables à ce que vous fûtes autrefois ; et vous, jeunes gens, enfans de ces hommes qui se montrèrent si valeureux, pour ne pas déshonorer des vertus qui sont votre héritage. Mettez votre confiance au dieu dont ils occupent le terrain sacré ; ce terrain que, par un sacrilège, ils viennent de fortifier. Il vous protégera ; croyez-en les sacrifices que vous avez offerts, et qui se montrent propices. Marchez à vos ennemis : qu’ils aillent satisfaire leur ambition en attaquant des peuples qui ne se défendent pas ; mais apprenez-leur qu’avec des nations généreuses qui combattent toujours pour la liberté de leur patrie, et jamais pour détruire celle des autres, ils ne se retireront pas sans avoir eu des combats à soutenir. »

XCIII. Ce fut par de telles paroles que Pagondas sut persuader à ses soldats d’aller aux Athéniens. Aussitôt il les fit marcher, et se mit à leur tête : il était déjà tard. Arrivé près du camp des ennemis, il prit un poste où les deux armées, séparées par une éminence, ne pouvaient se voir l’une l’autre, rangea ses troupes, et se tint prêt au combat. Hippocrate était à Délium ; il reçut avis que les Bœotiens s’approchaient, et fit porter à l’armée l’ordre de se mettre en bataille. Lui-même arriva peu de temps après, laissant à Délium aux environs de trois cents chevaux pour garder la place en cas d’accident, et pour épier le moment de tomber sur l’ennemi pendant l’action. Les Bœotiens leur opposèrent des troupes, et toutes leurs dispositions faites, ils parurent sur le sommet de la colline, et prirent les rangs suivant l’ordre dans lequel ils devaient combattre. Ils étaient au nombre d’environ sept mille hoplites, de plus de dix mille hommes de troupes légères, de mille hommes de cavalerie et de cinq cents peltastes. Les citoyens et habitans de Thèbes formaient l’aile droite ; au centre étaient ceux d’Aliarte, de Coronée, de Copée. et des autres endroits qui environnent le lac Copaïde ; à la gauche étaient les troupes de Thespies, de Tanagra et d’Orchomène. A chaque aile étaient distribuées de la cavalerie et des troupes légères. Les Thébains étaient rangés sur vingt-cinq de front, et les autres comme ils se trouvaient. Telles étaient les dispositions et l’ordonnance des Bœotiens.

XCIV. Du côté des Athéniens, les hoplites, rangés sur huit de front, étaient égaux en nombre à ceux des ennemis. Quant aux troupes légères, quoiqu’on en eut fait une levée, il ne s’en trouvait point alors à l’armée ; il n’y en avait même point à la ville. A compter ce qui s’était mis en campagne, ils auraient été supérieurs aux Bœotiens ; mais la plupart avaient suivi sans armes, parce qu’on avait fait une levée générale de tout ce qui s’était trouvé d’étrangers et de citoyens, et dès qu’ils se furent mis à retourner chez eux, il n’en resta plus qu’un petit nombre. On était en ordre de bataille, et l’action allait s’engager, quand Hippocrate parcourut les rangs pour encourager les troupes, et leur parla ainsi :

XCV. « Le temps ne me permet que de vous dire peu de mots, ô Athéniens ; mais adressés à des hommes de cœur, ils auront autant de pouvoir que de longs discours. J’ai moins à vous donner des ordres qu’à vous rappeler le souvenir de votre courage. Si c’est dans une terre étrangère que nous bravons de si grands hasards, ne croyez pas que le succès doive vous être étranger. Dans le pays des Bœotiens, vous combattrez pour le vôtre ; et si nous sommes vainqueurs, jamais les Péloponnésiens, privés de la cavalerie bœotienne ne feront d’invasions sur vos terres. En un seul combat, vous ferez la conquête d’un pays ennemi, et vous affermirez la liberté de l’Attique. Marchez, et montrez-vous dignes d’une patrie que vous regardez comme la première de la Grèce ; dignes de vos pères, qui, sous la conduite de Myronide, victorieux des mêmes ennemis aux Œnophytes, entrèrent en possession de la Bœotie. »

XCVI. Hippocrate était parvenu jusqu’à la moitié de l’armée, et n’avait pas eu le temps d’en parcourir le reste, quand Pagondas, après avoir encouragé de même les Bœotiens, entonna le paean, et aussitôt ils descendirent de la colline. Les Athéniens s’avancèrent à leur rencontre, et ce fut en courant que, des deux côtés, on en vint à l’attaque. Les derniers rangs des deux armées ne prirent point de part à l’action, également arrêtés par des torrens ; mais le reste combattit corps à corps, et l'on se poussait les uns les autres avec les boucliers. L’aile gauche des Bœotiens fut défaite par les Athéniens jusqu’à la moitié de sa profondeur. Les vainqueurs continuaient de la pousser, et chargeaient surtout les Thespiens ; ceux de cette nation qui leur étaient opposés, fléchirent, et renfermés dans un petit espace, ils furent égorgés en se défendant. On vit même des Athéniens perdre leur rang en enveloppant les ennemis, ne se reconnaître plus les uns les autres, et se donner réciproquement la mort. De ce côté, les Bœotiens furent battus, et se retirèrent auprès de ceux qui tenaient encore. La droite où étaient les Thébains fut victorieuse ; elle ne tarda point à repousser les Athéniens, et se mit d’abord à leur poursuite. Pagondas, dans le temps même que l’aile gauche souffrait, détacha deux corps de cavalerie, qui, sans être aperçus, firent le tour de la colline, se montrèrent subitement, et jetèrent la terreur dans l’aile victorieuse des Athéniens, qui les prirent pour une nouvelle armée qui s’avançait. Alors, pressés des deux côtés, rompus par cette cavalerie et par les Thébains, tous prirent la fuite. Les uns se précipitèrent vers Délium et du côté de la mer ; d’autres vers Orope ; d’autres vers le mont Parnès ; chacun enfin du côté où il espérait trouver son salut. Les Bœotiens, et surtout leur cavalerie, et les Locriens qui survinrent à l’instant de la déroute, poursuivirent et massacrèrent les fuyards. La nuit vint à propos mettre fin à cet acharnement et donner au grand nombre la facilité de se sauver. Le lendemain, ceux qui s’étaient réfugiés à Orope et à Délium, laissant une garnison dans cette place qu’ils occupaient encore, se retirèrent chez eux par mer.

XCVII. Les Bœotiens dressèrent un trophée, enlevèrent leurs morts, dépouillèrent ceux des ennemis, et laissant une garde, ils retournèrent à Tanagra. Ils avaient dessein d’attaquer Délium. Un héraut, que les Athéniens envoyaient réclamer leurs morts, rencontra un héraut bœotien qui le fit retourner sur ses pas, l’assurant qu’il n’obtiendrait rien que lui-même ne fût de retour. Celui-ci se présenta aux Athéniens, et leur dit de la part de ceux qui l’envoyaient, qu’ils n’avaient pu, sans crime, enfreindre les lois de la Grèce ; que c’en était une, reconnue par tous les Grecs, quand ils entraient dans le pays les uns des autres, de respecter les lieux sacrés ; que les Athéniens avaient entouré de murailles Délium, qu’ils s’y étaient logés, qu’ils y faisaient tout ce qu’on peut se permettre dans un lieu profane, y puisant même de l’eau, à laquelle les Bœotiens se gardaient de toucher, excepté pour les ablutions dans les cérémonies religieuses : qu’ainsi, au nom du dieu et d’eux-mêmes, les Bœotiens, attestant les immortels, protecteurs de la contrée, et Apollon, leur ordonnaient de se retirer du territoire sacré, et d’emporter tout ce qui leur appartenait.

XCVIII. Quand le héraut eut ainsi parlé, les Athéniens dépêchèrent le leur et le chargèrent de dire aux Bœotiens qu’ils n’avaient commis aucune profanation dans le territoire sacré, et qu’ils n’en commettraient volontairement aucune à l’avenir ; que ce n’était point dans des intentions sacrilèges qu’ils y étaient entrés, mais pour s’en faire un lieu de défense contre des ennemis qui les avaient attaqués injustement ; que les Grecs avaient pour loi, quand ils étaient maîtres d’un pays, fùt-il d’une grande ou d’une petite étendue, de se croire maîtres aussi des lieux sacrés qui s’y trouvaient, en les respectant autant qu’il était en leur pouvoir, et remplissant d’ailleurs les rits accoutumés ; que les Bœotiens eux mêmes en donnent l’exemple comme la plupart des autres peuples ; que lors qu’ils s’emparent d’un pays par la force des armes, et qu’ils en chassent les habitans, ils entrent en possession des temples étrangers, et s’en regardent comme les propriétaires ; que si les Athéniens avaient pu se rendre maîtres d’une plus grande partie de la Bœotie, ils la conserveraient ; qu’ils ne se retireraient pas volontairement de celle qu’ils occupaient, et qu’ils regardaient comme leur propriété ; qu’ils avaient fait usage de l’eau par nécessité et non par mépris, contraints de se défendre contre ceux qui, les premiers, avaient fait des invasions sur leurs terres ; qu’on pouvait croire que les dieux avaient de l’indulgence pour ce qu’on était obligé de se permettre dans la guerre et dans toute espèce de danger ; que même leurs autels étaient un refuge pour les coupables involontaires ; qu’on appelait criminels ceux qui faisaient du mal sans nécessité, et non ceux qui osaient se permettre certaines choses dans le malheur ; que les Bœotiens en offrant de rendre les morts en échange d’un territoire sacré, montraient bien plus d’irréligion que ceux qui refusaient d’obtenir par cet échange ce qu’il était juste de leur accorder. Le héraut avait aussi ordre de leur déclarer nettement qu’ils ne sortiraient pas de la Bœotie, puisqu’ils étaient sur un territoire qui leur appartenait et qu’ils avaient conquis les armes à la main ; et que, suivant les antiques lois, ceux qui traitaient pour recueillir leurs morts devaient obtenir la permission de les enlever.

XCIX. Les Bœotiens répondirent que si les Athéniens étaient sur le territoire de la Bœotie, ils eussent à le quitter, en emportant ce qui leur appartenait ; que s’ils étaient sur leur propre territoire, c’était à eux de savoir ce qu’ils avaient à faire. C’est que les morts étaient sur les confins de l’Oropie, où s’était donnée la bataille, et qu’ils regardaient cette contrée comme faisant partie de la domination d’Athènes. Mais ils ne croyaient pas que les Athéniens pussent enlever les morts malgré eux ; d’ailleurs ils refusèrent d’accorder aucune suspension d’armes pour leurs pays, et ils crurent faire une réponse convenable en disant aux Athéniens de quitter leur territoire, et d’emporter ce qu’ils réclamaient. Le héraut d’Athènes ne reçut pas d’autre réponse, et se retira sans avoir rien fait.

C. Aussitôt les Bœotiens mandèrent du golfe de Malée des guerriers armés de javelots et de frondes ; il leur était survenu après la bataille deux mille hoplites de Corinthe, la garnison péloponnésienne sortie de Nisée, et des Mégariens. Avec ces renforts, ils mirent le siège devant Délium et commencèrent l’attaque des murailles. Entre les différens moyens qu’ils employèrent, ils firent approcher une machine qui les rendit maîtres de la place. C’était un grand madrier qu’ils scièrent en deux dans sa longueur et qu’ils creusèrent dans toute son étendue : ils rejoignirent ensuite exactement les deux pièces qui formèrent un canal. A l’un des bouts, ils suspendirent une chaudière avec des chaînes ; un tuyau de fer traversait le canal et venait aboutir à la chaudière ; le madrier était aussi garni de fer dans sa plus grande partie. Cette machine fut apportée de loin sur des chariots, et appliquée à l’endroit où le mur était surtout construit de sarmens et de bois. Quand on l’eut approchée, on adapta de grands soufflets au bout du canal qui regardait les assiégeans, et on les mit en jeu. L’air comprimé se portant dans la chaudière remplie de charbons allumés, de soufre et de poix, excita une grande flamme, et embrasa les fortifications. Personne n’y put rester ; tous les abandonnèrent et se mirent en fuite ; elles furent emportées. Une partie de la garnison périt ; deux cents hommes furent faits prisonniers ; la plus grande partie du reste se réfugia sur la flotte et retourna dans l’Attique.

CI. Délium fut pris dix-sept jours après la bataille[36]. Le héraut des Athéniens, sans rien savoir de ce qui s’était passé, vint peu de temps après réclamer encore une fois les morts. On les lui rendit sans rien lui apprendre. Les Bœotiens avaient perdu dans la bataille un peu moins de cinq cents hommes ; les Athéniens un peu moins de mille : de ce nombre était Hippocrate. Peu après cette affaire, Démosthène, n’ayant pas réussi dans l’objet de sa navigation, qui était de se rendre maître de Siphès par les intelligences qu’on y entretenait, fit une descente dans les campagnes de Sicyone : il avait sur sa flotte quatre cents hoplites tant Acarnanes qu’Agræens et Athéniens. Avant que tous les vaisseaux fussent abordés à la côte, les Sicyoniens accoururent au secours, mirent en fuite les troupes qui étaient descendues et les poursuivirent jusqu’à leurs bâtimens ; ils tuèrent, ils firent des prisonniers, dressèrent un trophée et rendirent les morts. Pendant le siège de Délium, avait péri Sitalcès, roi des Odryses ; il faisait la guerre aux Triballes et fut vaincu. Seuthès, son neveu, fils de Sparadocus, régna sur les Odryses et sur la partie de la Thrace qui avait été sous la domination de Sitalcès.

CII. Le même hiver[37], Brasidas, avec les alliés de Thrace, marcha contre Amphipolis, colonie d’Athènes, sur le fleuve Strymon. Aristagoras de Milet, fuyant la colère de Darius, avait tenté le premier d’établir une colonie à l’endroit même où est aujourd’hui cette ville ; mais il avait été chassé par les Édoniens. Trente-deux ans après, Athènes y envoya dix mille hommes ; c’étaient des Athéniens et tous ceux des autres pays qui voulurent y aller ; ils furent détruits à Drabesque par les Thraces. Au bout de vingt-neuf ans, les Athéniens revinrent avec Agnon, fils de Nicias, chargé d’établir la colonie ; ils chassèrent les Édoniens, et firent leur fondation à l’endroit qu’on nommait auparavant les Sept Voies. Ils étaient partis d’Éion, comptoir maritime qu’ils possédaient à l’embouchure du fleuve, à cinq cents stades[38] de la ville, qu’on appelle aujourd’hui Amphipolis. Agnon la nomma ainsi, parce que, de deux côtés, elle est baignée par le Strymon : cette situation la rendait commode à fortifier, en tirant un long mur d’une partie du fleuve à l’autre. Elle se fait remarquer du côté de la mer et de celui du continent.

CIII. Brasidas partit d’Arné, dans la Chalcldique, et marcha contre cette place avec son armée[39]. Il arriva sur le soir à Aulon et à Bromisque, à l’endroit où le lac Bolbê se jette dans la mer. Il y soupa, et continua sa marche pendant la nuit. Le temps était mauvais, et il tombait un peu de neige ; mais il n’eut que plus d’empressement à s’avancer, voulant cacher son approche aux habitans, à ceux du moins qui n’étaient pas du nombre des traîtres ; car il demeurait dans la ville des gens d’Argila, colonie d’Andros, et plusieurs autres qui étaient avec lui d’intelligence, les uns gagnés par Perdiccas, et les autres par les Chalcidiens ; mais surtout ceux d’Argila, en qualité de voisins, et parce que les Athéniens les avaient toujours regardés comme suspects. Ils en voulaient à cette ville, et saisirent l’arrivée de Brasidas comme une occasion favorable. Déjà, depuis long-temps, ils complotaient avec ceux de leurs concitoyens qui avaient des établissemens dans la place pour la faire livrer. Ils reçurent Brasidas, déclarèrent dans cette nuit leur révolte contre Athènes ; et, avant le lever de l’aurore, ils conduisirent l’armée au pont qui est bâti sur le fleuve. La ville est à plus de distance du pont que celui-ci n’a de longueur ; il n’y avait point encore en cet endroit de murailles comme aujourd’hui, mais seulement un faible corps de garde, que Brasidas eut peu de peine à forcer, favorisé surtout à la fois par une trahison, par le mauvais temps et par la surprise que causait son arrivée. Il passa le pont, et fut maître à l’instant même de tout ce que les habitans possédaient au dehors.

CIV. Comme on était loin de s’attendre à l’arrivée de Brasidas, et que des citoyens qui logeaient hors de la ville, un grand nombre se trouvaient prisonniers, tandis que les autres s’étaient réfugiés dans la place, les habitans d’Amphipolis éprouvaient une agitation d’autant plus terrible qu’ils étaient entre eux dans la défiance. On dit même que si Brasidas avait empêché ses troupes de se livrer au pillage, et qu’il fût entré tout à coup dans la ville, il est probable qu’il l’eût prise d’emblée ; mais il perdit le temps à camper, il fit des courses dans la campagne, et comme, de l’intérieur de la place, il n’arrivait rien de ce qu’il attendait, il se tint en repos. Le parti opposé aux traîtres était le plus nombreux ; il empêcha d’ouvrir à l’instant les portes, et dépêcha quelques personnes avec le général athénien Eucleès, commandant de la place, auprès d’un autre général qui avait du commandement dans la Thrace, et qui se trouvait à Thasos : c’était Thucydide, fils d’Olorus, auteur de cette histoire. Thasos est une île où les Pariens ont fondé une colonie. Elle est éloignée d’Amphipolis d’une demi-journée tout au plus de navigation. On lui manda de venir au secours. Sur cet avis, il mit en mer à l’instant avec sept vaisseaux qui se trouvaient à Thasos. Il avait surtout à cœur d’arriver assez tôt pour empêcher Amphipolis d’écouter aucune proposition ; sinon, il voulait du moins occuper Éion avant les ennemis.

CV. Cependant Brasidas craignait que les vaisseaux de Thasos ne vinssent apporter du secours : il apprenait que Thucydide possédait, dans cette partie de la Thrace, des fabriques pour l’exploitation des mines d’or, ce qui le rendait l’un des hommes le plus riche du continent ; et il fit ses efforts pour hâter la reddition avant l’arrivée de ce général. Il appréhendait que le peuple d’Amphipolis ne refusât de rien entendre, dans l’espérance que Thucydide, avec le secours qu’il amènerait par mer, et ceux qu’il rassemblerait de la Thrace, parviendrait à le sauver ; il offrit donc des conditions modérées, et fit proclamer par un héraut, que tous les Amphipolitains et les Athéniens seraient maîtres de rester, en conservant leurs droits el leurs fortunes, et que ceux qui voudraient sortir, auraient cinq jours pour emporter ce qui leur appartenait.

CVI. Cette proclamation opéra dans les esprits une révolution d’autant plus sensible, qu’entre les habitans il n’y avait que peu d’Athéniens, que le reste était composé d’hommes rassemblés de toutes parts, et qu’un grand nombre de ceux qui logeaient dans la ville, étaient liés de parenté avec les prisonniers qu’on avait faits au dehors. La crainte qu’on éprouvait faisait trouver justes les propositions de Brasidas : elles le paraissaient aux Athéniens, par l’envie qu’ils avaient de se retirer, persuadés qu’ils auraient moins de dangers à courir, et n’ayant que peu d’espérance d’être promptement secourus ; elles le paraissaient au reste du peuple, qui ne serait privé de la qualité de citoyens ni de ses droits, et qui, contre toute espérance, se voyait hors de péril. Dès lors, ceux qui s’entendaient avec Brasidas, osèrent célébrer ouvertement la justice de ses offres, encouragés par le changement du peuple, et parce qu’ils voyaient que le général athénien qui était présent ne pouvait se faire écouter. Enfin on tomba d’accord avec le général lacédémonien, et il fut reçu aux conditions qu’il avait fait publier. Ce fut ainsi que la ville fut rendue. Le même jour, Thucydide arriva sur le soir à Éion avec ses vaisseaux. Brasidas venait de prendre Amphipolis, et il ne s’en fallut que d’une nuit qu’il ne se rendit maître d’Éion : si les vaisseaux n’avaient pas porté un prompt secours, la place eût été perdue au lever de l’aurore.

CVII. Thucydide fit ensuite à Éion les dispositions nécessaires pour y mettre la sûreté, dans le moment présent, si Brasidas venait l’attaquer, et pour la conserver à l’avenir : il entra dans ses mesures d’y offrir une retraite à tous ceux qui voudraient y venir d’Amphipolis, comme le traité le leur permettait. Brasidas ne tarda point à descendre, en suivant le cours du fleuve avec un grand nombre de bateaux ; il essaya d’intercepter l’embouchure du Strymon, et s’emparant d’une pointe de terre qui s’avance en dehors des murailles, il fit en même temps par terre des tentatives contre la place ; mais il fut repoussé des deux côtés, et ne s’occupa plus que de mettre en bon état Amphipolis. Myrcine, ville de l’Édonide, se donna volontairement à ce général, après la mort de Pittacus, roi des Édoniens, qui fut tué par les enfans de Goaxis et par sa femme Brauro. Cet exemple fut suivi par Gapselus et par Œsimé, qui sont des colonies de Thasos. Perdiccas était venu trouver Brasidas aussitôt après la reddition d’Amphipolis ; il le seconda dans ces acquisitions.

CVIII. La perte de cette place jeta les Athéniens dans une violente crainte. La possession leur en était avantageuse, parce qu’ils en tiraient des bois de construction, et qu’ils en recevaient des contributions pécuniaires ; d’ailleurs ils voyaient s’ouvrir aux Lacédémoniens, contre les alliés d’Athènes, une route jusqu’au Strymon, dans laquelle ils auraient les Thessaliens pour guides. Tant qu’ils étaient restés maîtres du pont, comme il se trouve du côté du continent un grand lac formé par le fleuve, et que du côté d’Éion, ils faisaient la garde avec des trirèmes, ils ne craignaient pas que l’ennemi pût franchir ces obstacles ; et c’est ce qu’ils pensaient que désormais il pourrait faire aisément. Ils appréhendaient la défection des alliés ; car Brasidas, qui montrait dans toute sa conduite un caractère de modération, répétait partout qu’il n’était envoyé que pour délivrer la Grèce. Les villes sujettes d’Athènes, instruites de la conquête d’Amphipolis, de la conduite du vainqueur et de la douceur qu’il avait fait paraître, concevaient le goût le plus vif pour un changement de domination. Elles lui adressaient en secret des messages, elles l’appelaient, et c’était à qui serait la première à se révolter ; elles croyaient n’avoir rien à craindre, trompées sur la puissance des Athéniens, qu’elles ne présumaient pas aussi grande qu’elle se montra dans la suite, et n’appuyant leurs jugemens que sur leurs aveugles désirs, et non sur une juste prévoyance : accoutumés que sont les hommes à s’abandonner inconsidérément à l’espérance de ce qu’ils désirent, et à ne faire usage de leur raison que pour rejeter ce qui leur déplait. D’ailleurs, on était encouragé par les échecs que les Athéniens venaient de recevoir dans la Bœotie, et par les discours de Brasidas, qui gagnait les esprits en déguisant la vérité, comme s’il n’avait fallu que ses forces pour intimider tellement les Athéniens à Nisée, qu’ils n’avaient osé se mesurer contre elles. Tous étaient persuadés que personne ne viendrait porter contre eux du secours : mais surtout ils voulaient à tout prix courir le danger de la défection, par le charme qu’a la nouveauté dans les premiers instans, et parce que c’était pour la première fois qu’ils allaient essayer l’ardeur guerrière des Lacédémoniens.

Instruits de ces dispositions des alliés, les Athéniens envoyèrent, comme ils le purent, des garnisons dans les villes, pressés par le temps, et contrariés par la mauvaise saison. Brasidas, de son côté, fit demander une armée à Lacédémone, et se prépara lui-même à faire construire des trirèmes sur le Strymon. Mais les Lacédémoniens ne le secondèrent pas dans ses vues, par l’envie que lui portaient les premiers hommes de la république, et parce qu’ils aimaient mieux obtenir la restitution des guerriers qu’on leur avait pris à Sphactérie, et terminer la guerre.

CIX. Le même hiver[40], les Mégariens reprirent les longues murailles que les Athéniens leur avaient enlevées, et les rasèrent jusqu’aux fondemens. Brasidas, après la conquête d’Amphipolis, porta la guerre, avec ses alliés, dans la contrée qu’on appelle Acté. Elle commence au canal qu’avait fait creuser le roi ; l’Athos, montagne élevée, qui en fait partie, se termine à la mer Égée. La ville de Sané est comprise dans ce pays : c’est une colonie d’Andros, située près du canal, et tournée vers la mer qui regarde l’Eubée. Il contient encore d’autres villes, telles que Thyssus, Cléones, Acrothoos, Olophyxus et Dion, habitées par un mélange de nations barbares, qui parlent deux langues différentes : on y trouve quelques familles chalcidiennes, mais le plus grand nombre est composé de ces Pélasges qui, autrefois, sous le nom de Tyrrhéniens, habitèrent Lemnos et Athènes ; de Bisaltins, de Crestoniens et d’Édoniens. Ces peuples sont distribués en petites villes, et la plupart se donnèrent à Brasidas. Sané et Dion lui résistèrent, et il s’arrêta dans les campagnes qu’il ravagea.

CX. Comme il ne put, dans ces places, faire écouter aucune proposition, il courut attaquer Toroné, ville de la Chalcidique, qu’occupaient les Athéniens : une faction peu nombreuse l’appelait, prête à la lui livrer. Il arriva de nuit, près de l’aube du jour ; et, sans être aperçu ni de ceux des habitans qui n’étaient pas de son parti, ni de la garnison athénienne, il campa sur le terrain consacré aux Dioscures[41], à la distance de trois stades au plus de la ville. Ceux qui étaient avec lui d’intelligence, instruits de sa marche, s’avancèrent secrètement en petit nombre, épiant le moment de son arrivée ; et dès qu’il parut, ils prirent avec eux sept hommes de ses troupes légères, armés de poignards : ce furent les seuls qui ne craignirent pas d’entrer dans la place, quoiqu’une vingtaine eût été nommée pour ce coup de main. Ils avaient à leur tête Lysistrate d’Olynthe. Ils entrèrent par la muraille qui est du côté de la mer : la ville est située sur une colline ; ils y parvinrent sans être aperçus, tuèrent les soldats du corps de garde posté au plus haut de la citadelle, et brisèrent la petite porte qui était du côté de Canastræon.

CXI. Brasidas, s’étant un peu avancé, s’arrêta avec le reste de ses troupes. Il envoya en avant cent peltastes qui devaient être les premiers à se précipiter dans la place, aussitôt que quelques portes s’ouvriraient, et qu’on donnerait le signal. Le moment était passé ; ils étaient surpris de ce délai, et s’étaient avancés peu à peu fort près de la ville. Cependant les habitans de Toroné, qui étaient entrés avec les soldats de Brasidas, faisaient au dedans leurs dispositions. Quand la petite porte eut été rompue, et qu’ils eurent brisé la barre de celle qui donnait sur le marché, ils introduisirent d’abord quelques hommes par la première, pour effrayer, des deux côtés, les gens qui n’étaient pas du secret. Ensuite ils élevèrent, comme on en était convenu, le feu du signal ; et firent alors entrer par la porte du marché le reste des peltastes.

CXII. Brasidas, voyant s’exécuter les manœuvres dont on était convenu, donna l’ordre, et accourut avec son armée. Les soldats en foule, poussant de grands cris, plongèrent la ville dans la terreur. Les uns se jetaient précipitamment dans la place par les portes ; les autres montaient à l’escalade, à l’aide de poutres triangulaires, destinées à élever des pierres, et qui se trouvaient à côté d’une partie dégradée de la muraille que l’on rétablissait. Brasidas, avec le gros de son armée, se porta dans l’instant aux endroits les plus élevés de la place, voulant la prendre par le haut, pour qu’elle ne lui fût pas disputée. Le reste des troupes se répandit dans toute la ville.

CXIII. Pendant qu’on la prenait, la multitude s’agitait sans rien savoir ; mais ceux qui étaient du secret, et à qui plaisait la révolution, se mêlèrent à l’instant avec les étrangers, qui venaient d’entrer dans la place. Les Athéniens, dont cinquante hoplites couchaient dans le marché ; apprirent ce qui se passait ; quelques-uns, en petit nombre, périrent en combattant ; les autres se sauvèrent ou à pied ou sur deux vaisseaux qui se trouvaient de garde, et se réfugièrent au fort de Lécythe qui tenait pour eux : c’était une pointe de la ville, dont ils s’étaient emparés ; elle était située sur le bord de la mer, et resserrée sur un isthme fort étroit. Ceux de Toroné qui étaient de leur faction y cherchèrent un asile avec eux.

CXIV. Dès qu’il fit jour, et que Brasidas fut assuré de sa conquête, il fit déclarer aux citoyens de Toroné, qui avaient pris la fuite avec les Athéniens, qu’ils étaient maîtres de rentrer dans leurs propriétés, et de jouir sans crainte de leurs droits. Il envoya aussi un héraut aux Athéniens, leur ordonner de sortir de Lécythe sur la foi publique, en prenant avec eux leurs effets, parce que cette place appartenait aux Chalcidiens. Ils répondirent qu’ils ne la quitteraient pas, et demandèrent un armistice d’un jour pour enlever leurs morts. Brasidas leur en donna deux, pendant lesquels on se fortifia de part et d’autre. Il assembla les habitans, et leur tint à peu près les mêmes discours qu’à ceux d’Acanthe : qu’il n’était pas juste que ceux qui l’avaient favorisé dans sa conquête de la ville, fussent regardés comme de mauvais citoyens et des traîtres ; que leur dessein n’avait été d’asservir personne ; qu’ils ne s’étaient pas laissé gagner par argent, et qu’ils n’avaient agi que pour le bien et la liberté de la patrie ; que ceux qui n’avaient point eu de part à son entreprise ne devaient pas croire non plus qu’ils ne jouiraient pas des mêmes avantages ; qu’il n’était venu pour faire tort ni à la ville ni à aucun particulier ; qu’il avait même, dans cet esprit, fait déclarer à ceux d’entre eux qui s’étaient réfugiés auprès des Athéniens, que, malgré leur attachement à ce peuple, il n’en aurait pas pour eux moins d’estime ; qu’il était sûr qu’après avoir connu par expérience les Lacédémoniens, ils verraient bien qu’ils n’en devaient pas attendre moins de bienveillance que de leurs anciens alliés, et qu’au contraire ils en éprouveraient bien davantage, parce qu’ils auraient affaire à des hommes plus justes ; que si, pour le moment, ils ressentaient de la crainte, c’était faute de les connaître. Il leur ordonna de se disposer tous à prendre les sentimens d’alliés fidèles de Lacédémone, ajoutant qu’à l’avenir, les fautes qu’ils pourraient commettre leur seraient imputées ; mais que les Lacédémoniens ne se regardaient comme offensés par rien de ce qu’ils avaient pu faire auparavant ; que c’était eux-mêmes qui l’avaient été par une puissance supérieure, et qu’il les trouvait excusables de s’être opposés à ses desseins.

CXV. En leur tenant de tels discours, il leur rendit le courage. Quand l’armistice avec les Athéniens fut expiré, il attaqua Lécythe. Les assiégés n’avaient, pour se défendre, que de mauvaises murailles et des maisons garnies de créneaux. Cependant le premier jour ils repoussèrent les assiégeans. Le lendemain ceux-ci firent approcher une machine destinée à lancer des flammes sur les fortifications de bois : eux-mêmes s’avancèrent du côté de la place, où ils avaient dessein de l’appliquer, et qui était le plus faible. Alors les Athéniens élevèrent une tour de bois au-dessus d’un bâtiment, et y apportèrent une grande quantité d’amphores pleines d’eau, des jarres et de grosses pierres : des hommes y montèrent en grand nombre. Le poids était trop fort pour l’édifice qui le supportait : il croula subitement à grand bruit. Ceux des Athéniens qui étaient assez près pour être témoins de l’accident en furent plus consternés qu’effrayés ; mais ceux qui étaient loin, et surtout les soldats qui se trouvaient aux postes les plus reculés, crurent que cette partie de la place était enlevée : ils prirent la fuite, et se précipitèrent du côté du rivage et sur les vaisseaux.

CXVI. Brasidas s’aperçut qu’ils avaient abandonné les remparts, et s’avançant avec son armée, il emporta aussitôt les murailles. Tous ceux qu’il prit reçurent la mort. Les Athéniens, ayant abandonné la place, se réfugièrent à Pallène sur des vaisseaux et de petits bâtimens. Lécythe renferme un temple de Minerve, et Brasidas, avant de commencer l’attaque, avait promis de donner au premier qui monterait à l’assaut trente mines d’argent. Comme il crut que dans la prise du fort il y avait eu quelque chose de surnaturel, il fit offrande des trente mines d’argent à la déesse, et quand il eut détruit Lécythe, il en changea la destination, et lui consacra le terrain tout entier. Pendant le reste de l’hiver, il répara les places qu’il avait prises, et forma des plans pour de nouvelles conquêtes. Avec cette saison finit la huitième année de la guerre.

CXVII. Dès le commencement du printemps de l’été[42], les Lacédémoniens et les Athéniens conclurent une trêve d’une année. Ceux-ci pensaient qu’avant que Brasidas parvînt à exciter aucun soulèvement chez leurs alliés, ils auraient le temps de se préparer à lui opposer de la résistance, et que d’ailleurs, si leurs affaires allaient bien, ils obtiendraient une paix de plus longue durée : ceux-là jugeant que les Athéniens éprouvaient des craintes qu’ils avaient en effet, espéraient que par la suspension de leurs maux et de leurs fatigues, ils apprendraient à désirer encore plus un repos dont ils auraient éprouvé les douceurs, qu’ils en viendraient à un accord et leur rendraient les prisonniers, pour obtenir une plus longue paix. Ils avaient surtout à cœur de les retirer pendant que la fortune favorisait encore Brasidas. Et en effet, ce qu’ils pouvaient attendre, s’il continuait à faire des progrès, c’était de rendre la fortune douteuse entre eux et leurs ennemis, de perdre leurs prisonniers, de se défendre à forces égales, et de voir par conséquent la victoire mise au hasard. Ils firent donc le traité suivant, dans lequel leurs alliés furent compris.

CXVIII. « Chacun pourra jouir à sa volonté du temple et de l’oracle d’Apollon Pythien, sans dol et sans crainte, suivant les anciens usages.

« Les Lacédémoniens sont d’accord de cet article, ainsi que les alliés. Ils engageront, autant qu’il sera possible, les Bœotiens et les Phocéens à l’accepter, et leur feront déclarer leur désir à cet égard.

« Vous et nous, et tous autres qui le voudront, suivant le droit, la justice et les anciens instituts, ferons des recherches pour découvrir les déprédateurs des trésors consacrés aux dieux.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés conviennent que si les Athéniens font la paix, chacune des parties contractantes conservera ce qu’elle possède actuellement : nous Lacédémoniens, à Coryphasium, nous tenant entre Buphrade et Tomée ; et les Athéniens à Cythère, sans nous immiscer dans les alliances les uns des autres. Ceux qui sont à Nisée et à Minoé ne passeront pas au-delà du chemin qui va de Pyles, en côtoyant le temple de Nisus, jusqu’au temple de Neptune, et du temple de Neptune droit au pont de Minoé.

« Ni les Mégariens ni les alliés n’outrepasseront ce chemin, ni l’île que les Athéniens ont prise et qu’ils possèdent ; et ni les uns ni les autres ne s’immisceront dans leurs affaires respectives de quelque manière que ce puisse être.

« Ils conserveront tout ce qu’ils ont à Trézène et tout ce dont ils doivent jouir suivant leur traité avec les Athéniens ; ils auront l’usage de la mer qui baigne leurs côtes et celles de leurs alliés.

« Les Lacédémoniens ni leurs alliés n’auront point de vaisseaux longs, mais seulement des bâtimens à rames du port de cinq cents talens.

« Les hérauts, les députés et leurs compagnons qui seront envoyés pour prendre des mesures pacifiques, ou pour accorder les différends, voyageront sous la foi publique par terre et par mer, pour aller à Athènes et dans le Péloponnèse, et pour en revenir.

« Pendant toute la durée de la trêve, ni vous, ni nous ne recevrons les transfuges, libres ni esclaves.

« Vous et nous, nous discuterons réciproquement nos droits et déciderons à l’amiable les points contestés, sans recourir à des voies hostiles.

« Voilà ce qui semble convenable aux Lacédémoniens et aux alliés. Si vous croyez qu’il y ait à faire quelque chose de mieux et de plus juste, vous pouvez venir à Lacédémone, et nous en instruire ; ni les Lacédémoniens ni les alliés ne s’éloigneront en rien de ce que vous pourrez dire de juste.

« Ceux qui viendront seront chargés de pouvoirs qui feront connaître leur mission, comme vous voulez que nous fassions de notre côté.

« Le traité tiendra pendant un an. Ainsi a-t-il semblé bon au peuple.

« La tribu Acamantide présidait ; Phœnippe était greffier et Niciade épistate. Lachès prononça : que ce soit pour le bonheur des Athéniens. Il y aura trêve, suivant que les Lacédémoniens et leurs alliés en conviennent. Les magistrats ont consenti, en présence du peuple, à ce qu’il y eût trêve pendant un an, à commencer du quatrième jour après le dix du mois élaphébolion. Pendant la durée du traité, les députés et les hérauts, de part et d’autre, négocieront pour parvenir à des moyens de terminer la guerre. Les généraux et les prytanes convoqueront des assemblées où les Athéniens délibéreront sur la paix toutes les fois qu’il viendra quelque députation relative à cet objet ; et les députés, en présence du peuple, s’engageront à maintenir la trêve pendant l’année. »

CXIX. Ces articles furent arrêtés et convenus entre les Lacédémoniens, les Athéniens et les alliés respectifs, à Lacédémone, le douze du mois gérastion. Ils furent ratifiés et garantis pour Lacédémone, par Taurus, fils d’Échélimidas, Athénée, fils de Périclidas, Philocharidas, fils d’Eryxidaïdas ; pour Corinthe, par Æneas, fils d’Ocyte, Euphamidas, fils d’Aristonyme ; pour Mégare, par Nicase, fils de Cécale, et Ménécrate, fils d’Amphidore ; pour Épidaure, par Amphias, fils d’Eupæïdas ; pour Athènes, par les généraux Nicostrate, fils de Diltréphès, Nicias, fils de Nicératus, Autoclès, fils de Tolmæe. Ainsi fut conclue la trêve, et tant qu’elle dura, il y eut des négociations pour parvenir à une paix définitive.

CXX. Dans ces mêmes journées où les parties belligérantes traitaient entre elles, Scione, ville de Pellène, se détacha des Athéniens pour se donner à Brasidas. Les Scioniens prétendent tirer leur origine des Pellènes du Péloponnèse : ils racontent que leurs ancêtres, au retour de Troie, furent portés par la tempête qui tourmenta les Grecs dans la contrée où ils se sont établis. Brasidas, pour favoriser leur défection, cingla pendant la nuit vers Scione. Une trirème des alliés le précédait : lui-même suivait sur un bâtiment léger. C’était pour être défendu par la trirème, s’il lui arrivait d’être attaqué par un bâtiment plus fort que le sien ; ou si l’on rencontrait une autre trirème de force égale, il pensait qu’elle ne se tournerait pas contre le bâtiment le plus faible, et que, pendant le combat, il aurait le temps de se sauver. Il fit heureusement la traversée et tint aux habitans de Scione les mêmes discours qu’aux Acanthiens et au peuple de Toroné ; ajoutant qu’ils méritaient les plus grands éloges, eux qui, renfermés dans l’isthme de Pellène par les Athéniens, maîtres de Potidée, et que l’on pouvait regarder comme des insulaires, avaient couru d’eux-mêmes au-devant de la liberté, sans attendre timidement que la nécessité les obligeât de chercher leur bonheur ; que c’était un signe assuré qu’ils seraient capables de soutenir avec courage les plus grandes épreuves, s’ils passaient sous la constitution qu’ils désiraient ; qu’il les regarderait comme les plus fidèles amis de Lacédémone, et leur témoignerait toute l’estime qu’ils méritaient.

CXXI. Les Scioniens sentirent leur courage s’accroître à ce discours, et tous animés de la même audace, ceux même à qui d’abord avait déplu ce qui se passait résolurent de supporter la guerre avec allégresse. Non contens de faire le plus honorable accueil à Brasidas, ils lui décernèrent, aux frais du public, une couronne d’or, comme au libérateur de la Grèce ; et, en particulier, ils lui ceignirent la tête de bandelettes et le traitèrent comme un athlète victorieux. Il leur laissa pour le moment quelques troupes de garnison et partit ; mais bientôt après il leur fit passer des forces bien plus considérables, dans le dessein de faire avec eux des tentatives sur Mendé et sur Potidée. Il pensait que les Athéniens ne pouvaient manquer de venir au secours d’une possession qu’ils regardaient comme une île, et il voulait les prévenir. Il lia quelques intelligences dans ces villes pour les avoir par trahison, et en même temps il se disposait à les attaquer.

CXXII. Cependant arrivèrent sur une trirème ceux qui venaient lui annoncer la trêve ; c’étaient de la part des Athéniens, Aristonyme, et de celle des Lacédémoniens, Athénée. L’armée retourna à Toroné. Athénée et Aristonyme firent part à Brasidas des articles convenus. Tous les alliés que Lacédémone avait dans la Thrace acceptèrent ce qui avait été fait. Aristonyme donna son aveu à tout, si ce n’est qu’en supputant les jours, il reconnut que les Scioniens n’avaient opéré leur défection qu’après la conclusion du traité, et il soutint qu’ils ne pouvaient y être compris. Brasidas dit beaucoup de choses pour soutenir que la défection était antérieure, et il s’opposait à la restitution de la place. Quand Aristonyme eut rendu compte de l’affaire aux Athéniens, ils se montrèrent prêts à déployer aussitôt contre Scione la force des armes. Les Lacédémoniens leur envoyèrent une députation pour leur déclarer qu’ils rompaient la trêve ; ils réclamaient la place sur le témoignage de Brasidas, se montrant d’ailleurs disposés à terminer l’affaire par voie d’arbitrage ; mais les Athéniens refusaient d’en courir le hasard, et voulaient en venir aussitôt aux armes. Ils étaient indignés que des insulaires pensassent à se retirer de leur alliance, se reposant sur les forces de Lacédémone respectables par terre, mais inutiles pour eux. La vérité sur la défection de Scione était conforme à ce qu’ils pensaient ; cette défection n’avait eu lieu que deux jours après la trêve. Ils décrétèrent aussitôt, sur le rapport de Cléon, qu’il fallait prendre Scione et punir de mort les habitans, et laissèrent de côté tout le reste pour se disposer à l’exécution de ce décret.

CXXIII. En même temps la ville de Mendé, dans l’isthme de Pallène, suivit l’exemple de Scione. C’est une colonie d’Érétrie. Brasidas n’hésita point à la recevoir. Il ne croyait pas commettre une injustice, quoiqu’elle se donnât ouvertement à lui pendant la trêve ; car il avait de son côté certaines infractions à reprocher aux Athéniens. Les habitans sentirent augmenter leur courage en le voyant porté pour eux, et ils avaient en leur faveur l’exemple de Scione qu’il n’avait pas livrée. D’ailleurs, ceux qui travaillaient à les soulever, et c’était la classe des riches, avaient eu d’abord l’intention de retarder l’exécution de leur projet ; mais ils ne voulaient plus la différer : ils avaient à craindre pour eux s’il venait à se découvrir ; et, contre leur espérance, ils avaient pris l’empire sur la multitude. Les Athéniens, à cette nouvelle, furent encore bien plus irrités, et se préparèrent à châtier les deux villes. Brasidas, informé de leur prochain embarquement, fit transporter à Olynthe, dans la Chalcidique, les femmes et les enfans de Mendé et de Scione ; il envoya dans ces places cinq cents hoplites du Péloponnèse et trois cents peltastes de la Chalcidique, tous sous la conduite de Polydamidas. Comme ils s’attendaient à voir arriver incessamment les Athéniens, ils se hâtèrent en commun de faire leurs dispositions.

CXXIV. En même temps Brasidas et Perdiccas se réunirent pour aller une seconde fois combattre Arrhibée dans le pays des Lyncestes. L’un conduisait avec lui les forces de la Macédoine dont il était maître, et les hoplites des Grecs établis dans ses états ; et l’autre, les Chalcidiens, les Acanthiens et le contingent de divers autres peuples, sans parler des troupes du Péloponnèse qui étaient à ses ordres. Il n’y avait pas en tout plus de trois mille hoplites grecs. Toute la cavalerie macédonienne suivait avec les Chalcidiens, au nombre d’un peu plus de mille hommes. Ils firent une invasion dans le pays d’Arrhibée, trouvèrent les Lyncestes campés à les attendre, et campèrent eux-mêmes en leur présence. L’infanterie des deux armées se posta chacune sur une colline ; une plaine les séparait ; la cavalerie y descendit, et il y eut d’abord un choc entre les deux partis. Les hoplites des Lyncestes descendirent eux-mêmes pour soutenir leur cavalerie ; ils s’avancèrent, et offrirent le combat. Brasidas et Perdiccas marchèrent au-devant des ennemis, donnèrent et les mirent en fuite. Il en périt beaucoup ; le reste se réfugia sur les hauteurs, et n’agit plus. Les vainqueurs élevèrent un trophée, et restèrent deux ou trois jours à attendre les Illyriens qui devaient arriver, et que Perdiccas avait pris à sa solde. Ce prince voulait, sans s’arrêter, aller attaquer les bourgades de la domination d’Arrhibée ; mais Brasidas avait plus d’envie de partir que de suivre ce projet : il craignait que les Athéniens ne se portassent à Mendé avant son retour et qu’il ne survînt quelque malheur à cette place : d’ailleurs les Illyriens n’arrivaient pas.

CXXV. Pendant qu’ils étaient ainsi partagés d’opinions, on vint leur annoncer que les Illyriens, trahissant Perdiccas, s’étaient joints à Arrhibée. Alors les deux chefs se déclarèrent également pour la retraite, dans la crainte que leur inspirait ce peuple belliqueux ; mais, comme ils étaient toujours mal d’accord, il n’y eut rien de déterminé sur le moment du départ ; la nuit survint ; les Macédoniens et la foule des Barbares furent saisis d’effroi, comme il arrive aux grandes armées de se livrer à de folles terreurs. Ils se figurèrent que les ennemis s’avançaient bien plus nombreux qu’ils n’étaient en effet, et qu’à l’instant ils allaient paraître ; ils se mirent en fuite, et prirent la route de leur pays. Perdiccas ne s’était pas aperçu d’abord de leur mouvement : ils le forcèrent à les suivre avant qu’il pût voir Brasidas : leurs camps étaient fort éloignés l’un de l’autre. Brasidas apprit au lever de l’aurore que les Macédoniens étaient partis, qu’Arrhibée et les Illyriens approchaient. Il assembla ses forces, et fît un bataillon carré, plaça les troupes légères dans le centre, et résolut de partir. Pour éviter toute surprise, il donna l’emploi de coureurs à ses plus jeunes guerriers. Lui-même, avec trois cents hommes d’élite, ferma la marche pour protéger la retraite, et faire face aux premiers qui viendraient l’attaquer. En attendant que l’ennemi pût l’atteindre, il profita du peu de temps qui lui restait pour adressera ses troupes quelques mots d’encouragement ; il leur parla ainsi :

CXXVI. « Si je ne soupçonnais pas, ô Péloponnésiens, qu’abandonnés à vous-mêmes, et près d’être attaqués par une multitude de Barbares, vous éprouvez quelque crainte, content de vous exciter au combat, je ne songerais pas à vous donner des leçons ; mais en cet instant où nos alliés nous abandonnent, où s’approchent de nombreux ennemis, je vais, par des avis succincts, par de courtes exhortations, essayer de vous persuader des vérités importantes. Ce n’est pas l’assistance de vos alliés, mais votre propre vertu qui doit vous inspirer de la valeur, et le nombre de vos ennemis doit être incapable de vous épouvanter. Votre patrie n’est pas de celles où la multitude l’emporte sur le petit nombre ; mais c’est, chez vous, le petit nombre qui gouverne le plus grand, et il ne doit la puissance dont il jouit qu’à sa supériorité dans les combats. C’est maintenant faute de les connaître que vous craignez les Barbares ; apprenez, et par les occasions que vous avez eues de les combattre avec les Macédoniens, et par ce que je puis conjecturer, ou par ce que d’autres m’ont appris, qu’ils seront bien peu redoutables. S’il arrive que des ennemis, faibles en effet, aient une apparence de force, instruit de ce qu’ils valent, on se défend contre eux avec plus de confiance ; et si l’on ne connaît pas d’avance des ennemis d’une valeur inébranlable, on se porte contre eux avec trop de témérité. Ces Barbares, quand on ne les a pas encore éprouvés, sont effrayans à l’approche du combat ; leur extérieur gigantesque inspire la terreur, leurs horribles cris glacent d’épouvante : à les voir secouer vainement leurs armes, ils ont quelque chose de menaçant : restez inébranlables devant eux, ils ne sont plus les mêmes. Comme ils ne gardent point de rangs, ils abandonnent sans pudeur, aussitôt qu’on les presse, la place où ils combattaient. Ils mettent autant de gloire à fuir qu’à s’avancer, et peuvent manquer de courage, sans pouvoir en être convaincus. Chacun d’eux, dans les combats, ne dépendant que de lui-même, peut se procurer à son choix d’honnêtes prétextes de se sauver. Ils trouvent plus sûr de nous inspirer de l’effroi, sans courir aucun danger, que d’en venir aux mains ; car déjà, sans doute, ils nous auraient attaqués. Vous voyez clairement que ce qu’ils ont pour vous de si terrible est en effet peu de chose, et que ce qui vous effraie n’est que de l’apparence et du bruit. Osez braver et soutenir cette première impression, et quand le moment sera favorable, faites lentement votre retraite en bon ordre, et sans rompre les rangs ; bientôt vous vous trouverez en sûreté. Vous saurez par la suite que pour ceux qui ne s’effraient pas de leur premier aspect, ces bandes indisciplinées ne savent que faire de loin, et par de vaines menaces, parade de courage ; mais dès qu’on leur cède, comme elles ne voient plus de danger à courir, elles montrent leur valeur en poursuivant avec légèreté les fuyards. »

CXXVII. Après ce discours, Brasidas fit faire à son armée un mouvement en arrière : les Barbares s’aperçurent de cette manœuvre, et s’avancèrent en tumulte, poussant de grands cris : c’est qu’ils la prenaient pour une fuite, et croyaient, pour détruire les Grecs, n’avoir que la peine de les atteindre ; mais quand, partout où ils se présentaient, les coureurs leur firent face ; quand Brasidas lui-même, avec ses hommes d’élite, soutint leurs attaques ; quand on résista, contre leur attente, à leur première impétuosité ; quand on repoussa leur choc ; quand on tint ferme contre eux, et que l’on continuait à se retirer dès qu’ils cessaient d’agir, alors la plupart renoncèrent à s’attacher, en pleine campagne, aux Grecs, compagnons de Brasidas : ils laissèrent seulement une partie de leur monde pour le suivre et le harceler ; les autres prirent leur course à la suite des Macédoniens, et tuèrent tout ce qu’ils purent atteindre. Ils allèrent se saisir d’une gorge qui est entre deux collines. sur les confins de la domination d’Arrhibée, sachant que Brasidas n’avait pas à prendre d’autre chemin dans sa retraite ; ils le cernèrent dès qu’ils l’y virent engagé, se croyant certains de le prendre dans ce sentier difficile.

CXXVIII. Il vit leur dessein, et commanda aux trois cents qui étaient avec lui, de courir en avant sans ordre, et avec la célérité dont chacun d’eux serait capable, à celle des deux collines, dont il lui semblait plus facile de s’emparer, et de tâcher d’en repousser les Barbares, qui déjà commençaient à la gagner, avant qu’ils ne se fussent formés en plus grand nombre pour l’investir. Ils partent, tombent sur les ennemis, et sont maîtres de la colline. Le corps d’armée des Grecs la gagne sans peine ; car les Barbares, voyant leurs compagnons mis en fuite et chassés de la hauteur dont ils s’étaient saisis, sont frappés d’épouvante : ils renoncent à poursuivre les Grecs ; ils les regardent comme arrivés déjà sur les frontières d’un peuple ami, et délivrés de toute crainte. Brasidas, après avoir gagné les hauteurs, continua sa marche avec plus d’assurance, et arriva le même jour à Arnisse, qui fesait partie de la domination de Perdiccas. Les soldats, irrités de la désertion des Macédoniens, brisèrent ou s’approprièrent tout ce qu’ils rencontraient sur leur route, voitures attelées de bœufs, et ustensiles de toute espèce, qui avaient été égarés en chemin, comme il arrive dans une retraite que font de nuit des gens effrayés. Dès lors Perdiccas regarda Brasidas comme son ennemi, et se brouilla pour l’avenir avec les Péloponnésiens ; non qu’il les haït de cœur ; mais par égard pour les Athéniens, il leur témoigna une aversion habituelle : échappé à de grands dangers, il chercha tous les moyens de s’accommoder au plus tôt avec Athènes, et de se détacher du Péloponnèse.

CXXIX. Brasidas, à son retour de Macédoine à Toroné, trouva les Athéniens déjà maîtres de Mendé. Comme il ne se croyait pas en état de passer à Paliène et de se venger des Athéniens, il resta tranquille, et se contenta de tenir Toroné en état de défense. Pendant qu’il avait été occupé dans le pays des Lyncestes, les Athéniens qui s’étaient préparés à reprendre Mendé et Scione, étaient arrivés avec cinquante vaisseaux, dont dix de Chio, mille hoplites fournis par l’Attique, six cents archers, mille Thraces soudoyés, et des peltastes qu’ils avaient reçus de leurs alliés du pays. Les généraux étaient Nicias, fils de Nicératus, et Nicostrate, fils de Diltrépbès. Ils mirent en mer à Potidée, prirent terre près du temple de Neptune, et marchèrent contre Mendé. Les habitans s’avancèrent au secours avec trois cents hommes de Scione, et des auxiliaires du Péloponnèse, formant en tout sept cents hoplites : Polydamas les commandait. Ils campèrent hors de la ville, sur une colline fortifiée par la nature. Nicias, avec cent vingt hommes de Méthone armés à la légère, soixante hoplites d’Athènes, hommes d’élite, et tous les archers, essaya de monter contre eux par un sentier ; mais il reçut une blessure et ne put les forcer. Nicostrate, par un autre chemin plus éloigné, voulut avec le reste des troupes gravir cette colline dont l’accès était si difficile ; mais il fut mis dans le plus grand désordre, et peu s’en fallut que toute l’armée athénienne ne fût défaite. Comme dans cette journée, les gens de Mendé tinrent ferme, les Athéniens se retirèrent et se renfermèrent dans leur camp. La nuit venue, ceux de Mendé rentrèrent dans leur ville.

CXXX. Le lendemain, les Athéniens tournèrent la côte, prirent terre devant Scione, s’emparèrent du faubourg, et employèrent toute la journée à dévaster la campagne sans qu’il sortît personne contre eux ; car il y avait de la sédition dans la ville. Les trois cents hommes de Scione étaient retournés chez eux pendant la nuit. Le jour venu, Nicias, avec la moitié de l’armée, se porta sur la frontière, et saccagea les terres des Scioniens, tandis que Nicostrate, avec le reste des troupes, mettait le siège devant la place du côté des portes supérieures, qui conduisent à Potidée. C’était de ce côté qu’en dedans des murailles étaient déposées les armes des gens de Mendé et de leurs auxiliaires. Polydamas rangea ses troupes en bataille et leur donna l’ordre de sortir : mais un homme de la faction du peuple s’y opposa par esprit de sédition, leur soutenant qu’ils ne sortiraient pas, et qu’il ne fallait pas combattre. Polydamas répliquait : cet homme porta sur lui la main, le tirailla, le secoua, et le peuple aussitôt s’emparant des armes, courut dans sa colère aux Péloponnésiens et aux gens de leur parti, et se jeta sur eux brusquement : ceux-ci prirent la fuite ; ils ne s’étaient pas attendus à cette attaque soudaine ; ils voyaient les portes s’ouvrir aux Athéniens, et ils pensèrent que ce coup de main avait été prémédité avec eux. Ceux qui ne furent pas tués sur la place gagnèrent la citadelle qu’ils occupaient auparavant. Cependant Nicias était revenu du côté de la ville ; toute l’armée athénienne y entra. Comme la place ne s’était pas rendue par composition, ils s’y comportèrent comme dans une ville prise d’assaut, et la mirent au pillage. Ce fut même avec peine que les généraux empêchèrent de tuer les habitans. Ils leur ordonnèrent de se gouverner à l’avenir suivant leur ancien régime, et de juger eux-mêmes les citoyens qu’ils regarderaient comme les auteurs de la défection. Ceux qui étaient renfermés dans la citadelle furent investis, des deux côtés, d’une muraille qui se terminait à la mer, et l’on y mit des gardes. Après avoir réduit Mendé sous leur puissance, les Athéniens se tournèrent du côté de Scione.

CXXXI. Les Péloponnésiens firent une sortie, et campèrent hors de la ville sur une colline forte par sa propre situation, et dont les ennemis étaient obligés de s’emparer avant d’investir la place. Mais les Athéniens les attaquèrent de vive force, et repoussèrent ceux qui vinrent les combattre. Ils prirent leurs campemens, dressèrent un trophée, et se disposèrent à construire un mur de circonvallation. Mais peu après, et tandis qu’ils étaient occupés de ce travail, les auxiliaires assiégés dans la citadelle de Mendé forcèrent la garde du côté de la mer, mirent en fuite presque tout le camp des assiégéans, et entrèrent dans la place.

CXXXII. On travaillait à la circonvallation de Scione[43], quand Perdiccas, par le ministère d’un héraut, conclut un accommodement avec les généraux Athéniens. Il avait entamé cette négociation par haine pour Brasidas, dès que ce général s’était retiré de la Lyncestide. Ischagoras se préparait alors à conduire par terre une armée à Brasidas : dès que l’accord fut conclu, Nicias exigea de Perdiccas que, pour preuve de sa bonne foi, il rendît ouvertement aux Athéniens quelque service, et cette demande s’accordait avec les intentions du prince, qui ne voulait plus que les Lacédémoniens entrassent dans son pays. Il s’adressa dans la Thessalie aux hommes les plus puissans de la nation, avec qui, de tout temps, il avait eu des liaisons d’hospitalité. Par leur moyen, il arrêta la marche et toutes les opérations des troupes du Péloponnèse, qui ne voulurent pas même tenter d’avoir affaire aux Thessaliens.

Cependant Ischagoras, Aminias et Aristée se rendirent personnellement auprès de Brasidas. C’était les Lacédémoniens qui les envoyaient observer l’état des choses, et ils firent même, contre l’usage, partir de jeunes Spartiates pour leur donner le commandement des villes, et empêcher qu’on n’en revêtît des hommes pris au hasard. Cléaridas, fils de Cléonyme, eut le gouvernement d’Amphipolis, et Épitélidas, fils d’Hégésander, celui de Toroné.

CXXXIII. Ce fut dans ce même été que les Thébains accusèrent les habitans de Thespies de favoriser les Athéniens, et qu’ils rasèrent les murailles de cette ville. Ils avaient eu de tout temps ce dessein, et l’exécution en était devenue plus facile depuis que, dans le combat contre les Athéniens, Thespies avait perdu la fleur de sa jeunesse. Ce fut aussi dans cette saison que le temple de Junon à Argos fut détruit par le feu. Cet accident fut occasioné par l’imprudence de la prêtresse Chrysis, qui plaça, près d’une guirlande, une lampe allumée, et se laissa surprendre par le sommeil. L’incendie gagna sans qu’on s’en aperçût, et tout fut consumé. Elle-même, dans la crainte des Argiens, s’enfuit aussitôt à Philonte pendant la nuit. Ils établirent une autre prêtresse suivant la loi : elle s’appelait Phainis. Il y avait huit ans et demi que la guerre était commencée quand Chrysis prit la fuite. À la fin de cet été fut entièrement terminée la circonvallation de Scione. Les Athéniens laissèrent des troupes pour la garder et se retirèrent.

CXXXIV. L’hiver suivant[44], ils se tinrent en repos, ainsi que les Lacédémoniens, en observation de la trêve. Les Mantinéens et les Tégéates, avec leurs alliés respectifs, se livrèrent un combat à Laodicée dans l’Orestide, et la victoire fut indécise. Chacun des deux peuples enfonça l’aile qui lui était opposée : les uns et les autres dressèrent un trophée et envoyèrent les dépouilles à Delphes. Le carnage fut grand de part et d’autre. Le combat se soutenait avec égalité, quand le jour finit et le termina. Les Tégéates passèrent la nuit sur le champ de bataille, et dressèrent aussitôt ieur trophée : les Mantinéens se retirèrent à Boucolion, et ce ne fut qu’après leur retraite qu’ils élevèrent eux-mêmes un trophée devant celui des ennemis.

CXXXV. Brasidas, à la fin de l’hiver, lorsque déjà le printemps commençait[45] fit une tentative sur Potidée. Il arriva la nuit, et appliqua les échelles : jusque-là, on ne s’aperçut pas de son approche. Il avait saisi le moment où le soldat qui fait sa ronde avec une sonnette venait de passer, et où l’officier qui devait la remettre à un autre n’était pas encore arrivé[46]. Il trouva un endroit du rempart qui était dénué de gardes, et ce fut là qu’il planta les échelles ; mais il fut entendu avant d’avoir eu le temps de monter, et se retira promptement sans attendre le jour. L’hiver finit, et en même temps la neuvième année de la guerre que Thucydide a écrite.

  1. Sixième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Après le 1er avril.
  2. Environ quinze lieues.
  3. Les Athéniens élisaient dix taxiarques de chaque tribu. La fonction de ces officiers était de ranger les soldats. Hudson
  4. On pouvait être au mois de mai.
  5. Ce passage offre une distinction remarquable entre les Spartiates et les Lacédémoniens. Les Spartiates étaient les citoyens de Sparte, et il s’en fallait beaucoup que tous les habitans de Sparte fussent Spartiates. Leur nombre ne fut jamais très considérable, et comme on n’accordait à personne le droit de cité, il diminua toujours.
  6. Un peu plus d’une demi-lieue.
  7. Septième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Avant le 20 juin.
  8. Mer de Tyrsènie ou de Tyrrhénie, Tyrrhenum, ou Tuscum mare, mer de Toscane.
  9. Septième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-cinq ans avant l’ère vulgaire. Fin de juillet, ou commencement d’août.
  10. Il y avait à Lacédémone trois officiers qu’on nommait hippagrètes : ils étaient choisis par les archontes, et leur mission était de rassembler la cavalerie.
  11. Triérarque, commandant de trirème.
  12. Après le commencement d’août.
  13. Dans le courant du mois d’août.
  14. Moins d’une demi-lieue.
  15. Un peu plus de deux lieues.
  16. Environ deux tiers de lieue.
  17. A peu près quatre lieues et demie.
  18. Après le 21 septembre.
  19. C’est-à-dire en langue perse ; car les Perses furent autrefois appelés Assyriens, comme nous l’apprend le scoliaste d’Eschyle, sur le vers 84 de la Tragédie des Perses. On put leur donner ce nom quand ils eurent conquis l’empire d’Assyrie, comme ils portèrent celui de Mèdes, parce qu’ils avaient la domination de la Médie.
  20. Au mois d’octobre ou au commencement de novembre.
  21. Après le commencement de janvier et avant le 21 mars.
  22. Huitième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-cinq ans avant l’ère vulgaire. 21 mars.
  23. Villes actées, c’est-à-dire villes côtières, villes situées sur la côte.
  24. Avant le 26 juillet.
  25. Cythérodice, c’est-à-dire juge ou magistrat de Cythère.
  26. Un peu moins d’un tiers de lieue.
  27. 21.000 livres.
  28. 16 juillet.
  29. Hermocrate, en parlant ici a la première personne du singulier, s’identifie avec la république de Syracuse dont il est l’organe. Ainsi quand il dit : Je ne me crois pas maître, etc., je vous engage à suivre mon exemple, c’est comme s’il disait : « Les Syracusains, qui vous parlent par ma voix, ne se croient pas maîtres, etc., ils vous engagent à suivre leur exemple. »
  30. Huitième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-quatre ans avant l’ère vulgaire. Après le 17 juillet.
  31. Un peu moins d’un tiers de lieue.
  32. Les coureurs. c’était le premier degré de la milice, depuis dix huit ans jusqu’à vingt. On ne prêtait le serment qu’après l’avoir franchi. Le service de ces jeunes gens était de rouler de garnison en garnison.
  33. Au mois d’août.
  34. Il entend par le plut beau de tous les titres, celui de peuple libre.
  35. Après le 13 octobre.
  36. Dans le cours du mois de novembre.
  37. Toujours en novembre.
  38. A peu près trois lieues et demie.
  39. Avant la fin de décembre.
  40. Avant le 9 avril.
  41. Les Dioscures sont Castor et Pollux, fils de Jupiter.
  42. Neuvième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-quatre ans avant l’ère vulgaire. Après le 24 mars.
  43. Neuvième année de la guerre du Péloponnèse, deuxième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-trois ans avant l’ère vulgaire. Avant le 3 octobre.
  44. Après le 3 octobre.
  45. Avant le 29 mars.
  46. La ronde visitait les postes avec une sonnette, pour reconnaître si les sentinelles n’étaient pas eudormies Quand elle sonnait, il fallait que la sentinelle répondît.