Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Texte entier

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Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)
Traduction par Pierre-Charles Levesque, Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean Alexandre BuchonDesrez (p. Titre-408).


ŒUVRES COMPLÈTES
DE THUCYDIDE
ET
DE XÉNOPHON
AVEC NOTICES BIOGRAPHIQUES
PAR J. A. C. BUCHON




PARIS
A. DESREZ, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE SAINT-GEORGES, 11.
___


M DCCC XXXVI


À M. LETRONNE,


MEMBRE DE L’INSTITUT



HOMMAGE RENDU


À SA VASTE ÉRUDITION
TOUJOURS DIRIGÉE
PAR LE GOÛT LE PLUS PUR.



J. A. C. BUCHON.



NOTICE SUR THUCYDIDE,
Né vers l’an 471 avant J.-C. − Mort en 391.
Séparateur


Dans un article aussi savant que clair, inséré dans la Biographie universelle, M. Daunou a passé successivement en revue toutes les opinions émises par les anciens et les modernes sur la personne et les écrits de Thucydide, et les a mûrement et judicieusement discutées et pesées. J’ai puisé dans cet excellent travail les éléments de cette courte notice ; on ne craint pas de s’égarer en marchant à la suite de M. Daunou.

Suivant l’opinion la plus probable, Thucydide naquit en 471. Il appartenait à deux familles illustres, l’une en Thrace, l’autre dans l’Attique, et possédait dans un canton de la Thrace des mines d’or, qui le rendaient l’un des hommes les plus riches du continent. Olorus son père était, dit-on, descendant de cet Olorus, roi de Thrace, dont Miltiade épousa une des filles. À l’âge de quinze ans, Thucydide assista aux jeux Olympiques de l’année 456, et manifesta une vive émotion à la lecture qu’Hérodote y fit de son Histoire.

Depuis les jeux olympiques de 456 jusqu’à la prise d’Amphipolis par les Lacédémoniens en 424, on ne trouve rien de positif à dire sur lui. Il raconte, dans son Histoire, qu’il se trouvait à Thasos lorsqu’il reçut ordre de venir au secours d’Amphipolis ; qu’aussitôt il se mit en mer avec sept vaisseaux ; mais, qu’au moment où il arriva, sur le soir, les Lacédémoniens venaient de se rendre maîtres de la place. Malgré le service qu’il avait rendu en préservant au moins le port d’Éion, de manière à repousser toute tentative du général lacédémonien, les Athéniens, irrités de la perte d’Amphipolis, condamnèrent Thucydide à l’exil. Il parle sans amertume de cette condamnation qui se prolongea pendant vingt ans, c’est-à-dire jusqu’à l’année 403, au moment où se terminait la guerre du Péloponnèse.

Pendant ces vingt années passées hors de sa patrie, il visita successivement les différentes nations belligérantes, et profita de ses loisirs pour recueillir les meilleurs renseignemens sur les affaires du Péloponnèse. Déjà, dès l’ouverture de la guerre du Péloponnèse en 431, il avait entrepris d’en écrire l’histoire, et il avait alors quarante ans. Ce travail continua à l’occuper pendant son exil. Ainsi, ce serait entre les années 431 et 403 qu’aurait été composé ce bel ouvrage.

À la fin de son troisième livre, il parle d’une éruption de l’Etna, dont M. Daunou fixe la date à l’année 395 : il a donc au moins vécu jusque-là ; mais il faut qu’il n’ait pas atteint au-delà des premiers mois de l’année 391, puisque ce fut vers la fin de cette année que ses héritiers communiquèrent ses écrits à Xénophon.

L’histoire de Thucydide, telle que nous la possédons, est divisée en huit livres ; cette division qui a quelquefois varié dans les temps anciens, est universellement adoptée aujourd’hui.

Le livre premier est consacré à l’exposition : il contient un tableau rapide des plus anciens temps de la Grèce, tels qu’une critique sévère a pu lui en prouver la certitude, et le résumé des causes qui ont amené la guerre du Péloponnèse.

Avec le second livre, commence le récit de cette guerre. Il y comprend les trois premières années, d’avril 431 à juillet 428, en suivant toujours dans son récit l’ordre des temps par été et par hiver. L’été est, pour lui, les six mois renfermés entre l’équinoxe du printemps, où s’ouvrait la campagne militaire, à l’équinoxe d’automne, et l’hiver renfermait les six autres mois.

Les livres trois et quatre contiennent les six années suivantes jusqu’au printemps de 422.

Le cinquième livre s’étend de 422 à 416.

Le sixième livre s’ouvre au mois d’octobre 416, qui est principalement consacré aux événemens de Sicile dont il retrace l’histoire ancienne.

Le septième ne correspond qu’à l’année écoulée depuis le milieu de 414 jusqu’à l’automne de 413. C’est celui où l’intérêt historique est porté au plus haut degré.

Le huitième est si inférieur aux sept précédens, que plusieurs critiques ont déclaré qu’il n’était pas de lui. « Le ton de l’auteur, dit M. Daunou, s’abaisse tout à coup, et s’affaiblit à tel point qu’on dirait qu’il ne prend plus le même intérêt à sa matière ; sa diction devient moins précise, plus monotone, moins élégante. Selon toute apparence, l’historien s’était promis de retoucher et de perfectionner cette section de son ouvrage, qui, d’ailleurs, ne devait pas être la dernière, car elle se termine en 412, vingt-unième année de la guerre du Péloponnèse, et il avait annoncé le projet d’étendre son travail jusqu’à la vingt-septième et dernière année. »

L’Histoire de Thucydide paraît avoir été assez peu connue de son vivant. Peut-être l’estime qu’il y professe pour les Lacédémoniens retarda-t-elle pendant quelques années l’expression de l’estime qui lui était due. Quelques écrivains anciens ont rapporté qu’en l’année 391 il n’en existait qu’un seul exemplaire dont Xénophon se fit l’éditeur. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au temps de Démosthènes, elle était fort répandue et hautement appréciée par tous les bons esprits et qu’elle a pris, parmi les meilleures compositions anciennes et modernes, une prééminence qu’elle a toujours conservée depuis.

Les manuscrits les plus anciens que l’on en possède ne remontent pas au-delà du onzième siècle. La bibliothèque du roi en possède treize qui ont été décrits par M. Gail.

La première traduction de Thucydide a été faite en latin par Laurent Valla et imprimée à Venise en 1474 ; depuis cette époque il a été traduit dans toutes les langues et réimprimé dans tous les pays.

La plus ancienne traduction française est celle de Claude Seyssel, imprimée pour la première fois à Paris en 1527, en un volume in-folio, pour l’usage de Louis XII. Seyssel, en suivant l’interprétation latine de Valla, avait toujours consulté Lascaris sur les passages douteux ; mais, malgré tous les efforts de Seyssel pour mettre son style français à la hauteur de l’original, malgré l’estime qu’avait pour lui Charles-Quint qui portait toujours cette traduction dans ses voyages, sa traduction est illisible aujourd’hui.

Une seconde traduction de Thucydide fut publiée en 1610, in-folio, à Genève, par Louis Jausaud d’Usez. Si Jausaud savait le grec, il savait peu le français, et ce n’est qu’à l’aide du texte que l’on peut comprendre sa traduction, qui, pour être littérale, n’est pas exempte de contre-sens.

Perrot d’Ablancourt, dont les traductions étaient appelées de belles infidèles, a donné aussi, en 1662, une traduction de Thucydide : elle n’est plus qu’infidèle sans être belle.

La plus consciencieuse et la meilleure est celle qui a été publiée par l’Évesque. C’était un homme savant qui comprenait bien son auteur, et dont le style assez facile se lit avec plaisir. Il voile encore les nobles traits de Thucydide, mais sans les cacher ; c’est la traduction que nous avons adoptée. Nous avons aussi conservé les notes les plus utiles de l’Évesque.

Voici la manière dont l’Évesque s’exprime lui-même sur sa traduction et sur son auteur :

« Que le lecteur ne s’attende point à reconnaître dans cette traduction la fière stature et la physionomie imposante de Thucydide : elle n’en offre que le squelette, qui pourra donner seulement une idée des fortes proportions de ce grand historien. Je n’ai jamais cru aux traductions faites d’après des auteurs qui ont eu du génie dans le style : j’y ai cru d’autant moins que la langue du traducteur avait moins d’abondance, d’harmonie, de liberté, de hardiesse que celle de l’auteur. On pourrait alors comparer l’interprète à un peintre qui voudrait copier le chef-d’œuvre d’un grand coloriste, et à qui manqueraient la plupart des couleurs dont le maître a composé ses teintes.

« Cent fois j’ai voulu détruire mon travail plus ou moins avancé ; je me faisais pitié en comparant ma sèche copie aux effrayantes beautés de l’original. J’ai continué cependant ; non pour offrir à mon pays ce qui rend Thucydide admirable, mais ce qui rend utile la lecture de son histoire. La traduction de cet historien manque à la France, car on ne peut donner le nom de traduction à l’infidèle abrégé de Perrot d’Ablancourt. Je craignais d’un côté qu’elle ne manquât long-temps encore, et que la difficulté de l’exécution ne continuât de rebuter ceux qui, par leurs études, seraient capables de s’y livrer. Je craignais de l’autre que dans la foule des imposteurs littéraires, il n’en vint un qui osât publier Thucydide mis en français d’après une traduction latine ou même anglaise. Par une telle copie de copie, on ne pourrait manquer de lui faire perdre ce que j’ai tâché du moins de lui conserver : une précision que l’original peut seul inspirer ; un caractère de fermeté qui s’affaiblit toujours dans une interprétation, mais qui se détruit entièrement quand un interprète ne parle que d’après un autre interprète[1]; les tours de phrase qui sont communs à la langue grecque et à la nôtre, et les expressions qui se correspondent dans les deux langues : car l’idiome des Français est rempli d’hellénismes ; avantage qu’il doit, peut-être, à l’antique colonie fondée à Marseille par les Phocéens[2].

« J’ai fait les plus grands efforts pour rendre ma version aussi précise que le permettait notre langue. J’ai tâché de ne pas traduire seulement la pensée de mon auteur, mais de traduire encore sa phrase : c’est-à-dire de laisser, autant qu’il était possible, les différens membres de la phrase, et même les principales expressions, dans l’ordre où il les avait placés ; et j’ai reconnu que ma traduction perdait d’autant moins, que je pouvais atteindre de plus près à cette conservation du tour original. Plus d’une fois même, en relisant les morceaux que je croyais, avoir le moins malheureusement traduits, j’ai senti qu’ils pouvaient gagner encore, si j’exprimais une particule que j’avais omise, et qui se trouvait dans le texte. L’exactitude que j’ai recherchée rendra peut-être ma traduction plus utile que les traductions latines aux personnes qui, sans avoir fait de grands progrès dans la langue grecque, voudront étudier Thucydide dans sa langue[3].

« Quoi que la noble émulation de lutter contre Hérodote ait fait entreprendre à Thucydide la composition de son Histoire, il ne s’est pas rendu l’humble imitateur du père de l’histoire. Hérodote a été comparé à Homère, et il a de grands rapports avec ce poète par l’abondance de son style et le charme de sa narration, toujours si libre et si facile, qu’il semble être venu aux jeux Olympiques, et y avoir raconté sans préparation ce qu’il avait recueilli dans ses voyages. C’est un fleuve majestueux qui coule paisiblement et sans obstacle, toujours plein, jamais bruyant, et conservant ses eaux pures et limpides. Tel qu’un vieillard qui aime à conter, et qui ne sacrifie pas volontiers ce que lui rappelle sa mémoire, il divague dans ses récits, et ne les rend que plus agréables en leur prêtant le charme de la variété. Il multiplie les épisodes, sait les fondre, avec un art admirable, avec les actions principales qu’ils semblent n’interrompre que pour fournir des repos au lecteur. Il ne rejette pas même les fables ; on voit qu’il les aime, et il n’en est que plus assuré de plaire. Dans son ouvrage, comme dans les poèmes d’Homère, on ne lit pas, on est spectateur ; on assiste aux entretiens des personnages, on est avec eux. L’auteur n’a pas besoin de tracer leurs portraits, puisqu’on les voit eux-mêmes, puisqu’on est témoin de leurs mœurs, de leurs discours, de leurs pensées. C’est surtout par ce caractère que l’ouvrage d’Hérodote tient le milieu entre l’histoire et le poème épique.

« Sérieux au contraire et taciturne, Thucydide avait reçu de la nature la physionomie de son caractère ; et il porte ce caractère dans ses écrits. Il pense, en quelque sorte, plus qu’il ne parle ; il s’efforce d’offrir à ses lecteurs plus de choses que de mots. Loin de vouloir briller et plaire par l’abondance du style, il ne songe qu’à le serrer ; quelquefois même il devient obscur, pour être trop avare de paroles. On est donc obligé de le lire comme il écrivait ; et de même qu’il pensait beaucoup en écrivant, il faut aussi penser beaucoup pour le lire, et travailler avec lui, au lieu de ne faire que s’amuser en l’écoutant. Il peut fatiguer les lecteurs peu réfléchis, et il impose même une attention soutenue à ceux qui ont l’habitude de la réflexion. Hérodote entraîne ; Thucydide attache : mais de la même manière qu’on s’attache à un travail intéressant, pour lequel on s’anime, et dont on s’obstine à vaincre la difficulté. Comme il épargne les paroles et que souvent il n’en dit pas assez pour exprimer tout ce qu’il pense, c’est au lecteur à trouver, par le peu qu’il a dit, tout ce qu’il a voulu dire, comme il faut pénétrer la pensée des hommes qui n’aiment point à parler.

« Thucydide offre donc surtout le mérite d’un penseur profond ; et, comme le même homme ne peut associer les qualités contraires, il n’a pas le mérite d’être ce qu’on appelle un narrateur agréable : car ce qui constitue l’agrément d’une narration, c’est de procurer à l’auditeur un plaisir toujours nouveau, sans lui donner jamais la moindre peine.

« Cependant il existe plusieurs genres de narrations, et elles supposent aussi des mérites différens. Il en est un que l’on trouve éminemment dans Thucydide : celui de décrire et de peindre. Il le développe dans le récit des siéges, des batailles, des combats maritimes, des désordres populaires, des malheurs qui frappent les nations ; il le fait briller de tout son éclat dans le récit de la fameuse peste d’Athènes : tableau poétique que le poète Lucrèce, si savant dans l’art de peindre, s’est contenté d’imiter ou plutôt de traduire, et qui est un des plus beaux morceaux de son poème.

« Cependant, comme si Thucydide avait eu plusieurs esprits qui l’inspiraient à sa volonté, supérieur à tous les historiens dans les descriptions voisines de la poésie, il laisse, quand il le veut, bien au-dessous de lui tous ses rivaux dans les narrations simples, élégantes et pures. C’est ce que les anciens ont remarqué sur plusieurs endroits de son ouvrage, et, entre autres, sur le récit de l’imprudente et malheureuse entreprise de Cylon. Ils disaient : « Ici le lion a ri. »

« Les modernes auraient une fausse idée de la manière des anciens si, d’après ce que je viens de dire, ils s’attendaient à trouver presque partout, dans Thucydide, cette force, cette fierté qui fait son caractère. À l’exemple d’Homère, il se fait du sommeil un besoin ou plutôt un devoir. Il raconte à ses lecteurs, ou leur indique les faits sur lesquels il ne juge pas nécessaire de fixer leur attention, avec une simplicité à laquelle nos plus modestes gazetiers refuseraient de descendre. C’est peut-être ce que les lecteurs français auront peine à lui pardonner ; ils veulent qu’un auteur soit beau partout : c’est vouloir qu’aucune de ses beautés n’éclate, et que chez lui rien ne brille, parce que tout éblouit.

« Hérodote avait fait entrer dans ses livres un assez grand nombre d’entretiens et de mots remarquables, prononcés par les personnages qu’il introduit sur la scène historique. Thucydide fut le premier qui sema l’histoire d’un grand nombre de longues harangues. Cette pratique a été blâmée par les modernes : elle l’a même été par quelques-uns des anciens ; mais seulement, je crois, depuis que les républiques de la Grèce furent soumises à la puissance de Rome. Chez les peuples soumis, un maître commande, et l’on obéit : dans les états libres, il n’est point de maîtres : celui qui veut conduire les autres doit commencer par les persuader. Les harangues étaient donc convenables à l’histoire du temps de Thucydide. C’était par des harangues que les conducteurs du peuple faisaient décider la guerre, la paix, les alliances ; par des harangues qu’on obtenait la punition ou l’absolution des accusés ; par des harangues que les généraux excitaient les soldats à bien servir la patrie. Elles étaient donc des parties intégrantes de l’histoire. Thucydide, il est vrai, n’a pas rapporté les discours précisément tels qu’ils avaient été prononcés ; mais il nous avertit qu’il s’en est procuré du moins le fond, quand il n’a pu les entendre lui-même[4] : il n’a fait que les soumettre à son art.

« D’ailleurs, comme l’a très bien observé Perrot-d’Ablancourt[5], il avait une vue juste et profonde en faisant entrer, dans son Histoire, l’ornement au moins vraisemblable des harangues. Il sentait que le lecteur veut suivre un récit, et n’être pas interrompu par les réflexions longues et fréquentes de l’historien. Il conçut donc la pensée de tromper ses lecteurs en piquant leur curiosité. Ils étaient curieux de savoir ce qu’avaient dit, dans les occasions importantes, les principaux personnages de l’histoire : ce fut ces personnages qu’il supposa pénétrés des grandes vues politiques qui le distinguent entre tous les autres historiens.

« Quoique les harangues de Thucydide, considérées comme les accessoires d’un ouvrage historique, soient d’une assez longue étendue, il était obligé de les resserrer beaucoup plus qu’il ne l’aurait désiré, pour y faire entrer toutes les pensées qui lui étaient inspirées par le sujet : il en pressait le style, et la plus grande concision ne suffisait pas encore à renfermer l’abondance de ses conceptions. C’est aussi dans ses harangues qu’il est le plus riche de pensées et le plus avare de paroles : c’est là qu’il faut le deviner, et suppléer par la réflexion à toutes les idées qu’il insinue plutôt qu’il ne les exprime, et qui seraient nécessaires au développement de ce qu’il veut faire entendre ; c’est là, surtout, qu’on l’interprète quelquefois plutôt qu’on ne le comprend, et que Cicéron trouvait des pensées tellement obscures, qu’il était presque impossible de les saisir.

« Ce n’est pas seulement pour avoir épargné les mots que Thucydide est obscur ; il l’est encore par l’ordre dans lequel il les dispose, ou si l’on veut, par le désordre dans lequel il se plaît à les jeter. Il aime le fréquent usage de la figure que les grammairiens grecs nommaient hyperbate et qui consiste à troubler l’ordre des mots : figure employée fréquemment par les poètes lyriques, et qu’un historien devrait peut-être s’interdire, parce que son devoir est d’être clair. Il aime aussi à ressusciter des mots anciens, à en créer de nouveaux, à introduire dans la prose des expressions jusque-là réservées à la poésie : nouvelle source de difficultés pour les lecteurs. Pénétré de la sublimité de son sujet, il voulut en exprimer les principales parties dans le style sublime, et crut que le sublime d’expressions, consacré à la plus haute poésie, convenait à la grandeur de ce sujet, comme il s’accordait avec celle de son propre caractère, il veut plutôt être noble, grave, imposant et même terrible, que de se parer d’une aimable élégance. Loin de chercher un froid purisme, il affecte de s’approcher du solécisme[6]. Souvent il est âpre et dur dans son style, parce qu’il veut se hérisser de cette aspérité ; parce qu’il croit faire plus d’impression en frappant rudement l’oreille, que s’il la caressait de mots harmonieux : il fait retentir sa phrase du cliquetis des armes, des cris aigus des combattans, du bruit des vaisseaux qui se heurtent et se brisent. Il étonne, et c’est ce qu’il se propose : sa prétention est de se faire admirer ; il dédaigne le soin d’être aimable. L’élégance ne convient point à sa force, et il affecte de montrer cette force dans tout ce qu’elle a d’effrayant[7].

« Hérodote sera toujours préféré par les hommes qui, dans leurs lectures, ne cherchent que le plaisir : Thucydide, par ceux qui aiment une lecture qui les oblige à penser. Démosthènes le regardait comme un grand maître d’éloquence, et le copia, dit-on, tout entier huit fois de sa main. On ajoute même qu’une fois il l’écrivit tout entier de mémoire. Ce n’est pas, comme le remarque Cicéron, que l’éloquence de Thucydide convienne aux tribunaux ni à la place publique ; mais l’orateur y trouve tous les grands moyens que peut fournir le génie, et qu’il n’a plus qu’à développer suivant les règles de son art. »

Je terminerai cet article[8] par un résumé qui reproduira de la manière la plus claire les divers événemens de la vie de Thucydide. Ce tableau est fait d’après la chronologie de Dodwell.

Olympiades. Années. Age.
LXXVII 1   471 Naissance de Thucydide.
LXXXI 1 456 Il entend aux jeux Olympiques la lecture qu’Hérodote fait de son histoire. 15
LXXXVII 1 432 Commencement de la guerre du Péloponnèse, dont il entreprend d’écrire l’histoire.
   " 2 431 L’histoire de Thucydide commence avec cette année. 40
LXXXIX 1 424 Il est envoyé comme général au secours d’Amphipolis. 47
2 423 Il est exilé. 48
412 L’histoire de Thucydide se termine avec cette année. 59
XCIV 2 403 Il est rappelé. 68
XCVI 2 395 Troisième éruption de l’Etna dont Thucydide fait mention. 76
XCVII 1 392 Sa mort. 79


NOTICE SUR XÉNOPHON,
Né vers l’an 445 avant J.-C. − Mort en 354.
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Xénophon, fils de Gryllus, naquit à Erchie, bourgade de la tribu Égéide, vers l’an 445 avant Jésus-Christ.

« Il devait avoir atteint l’âge de quinze ou seize ans, dit M. Letronne dans son excellent article biographique que nous suivrons pied à pied, lorsqu’il fit la connaissance de Socrate. Ce philosophe, rencontrant ce jeune homme, fut frappé de sa beauté modeste ; il lui barra le passage avec son bâton, et lui demanda où on pourrait acheter les choses nécessaires à la vie : « Au marché, » répondit Xénophon. Socrate lui demanda de nouveau : « Où peut-on apprendre à devenir honnête homme ? » Le jeune Athénien hésitait à répondre ; « Suis-moi, lui dit Socrate, et tu l’apprendras. » Dès ce moment il devint son disciple. »

Depuis cet âge jusqu’à l’âge de quarante ans, on n’a sur sa vie que des données fort imparfaites. On place dans cet intervalle une captivité de quelques années en Béotie à la suite d’une expédition militaire à laquelle il avait pris part, un voyage à la cour de Denys, la composition de son Banquet et de son Hiéron, les leçons que lui donna Isocrate et la publication qu’il fit de l’Histoire de Thucydide.

« Ce fut, dit M. Letronne, après avoir rendu ce service signalé aux lettres qu’il dut partir pour la cour de Cyrus le jeune en 401. Il raconte lui-même (Anabase, III, I.) les motifs qui l’y déterminèrent. Un Béotien, nommé Proxène, autrefois disciple de Gorgias de Léontium, alors attaché à la personne de Cyrus, lui avait écrit pour l’engager à quitter son pays, en lui promettant l’amitié de ce prince. Xénophon consulta Socrate sur ce voyage : celui-ci, craignant que son ami ne se rendit suspect aux Athéniens en se liant avec Cyrus qui avait paru empressé à aider les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes, lui conseilla d’aller à Delphes consulter Apollon. Xénophon, résolu d’avance, ne demanda pas au dieu s’il devait ou non entreprendre ce voyage, mais à quelle divinité il devait sacrifier pour qu’il fût honorable et avantageux ; et c’est un reproche que lui fit Socrate. Le philosophe finit cependant par lui conseiller de partir, après avoir fait ce que le dieu lui avait prescrit. Xénophon s’embarqua et trouva Proxène à Sardes ; son ami le présenta à Cyrus qui l’accueillit fort bien, l’engagea à rester auprès de lui, lui promettant de le renvoyer quand la guerre qu’il préparait, disait-il, contre les Pisidiens serait terminée.

« Xénophon, croyant que l’expédition n’avait pas d’autre but, consentit à en faire partie, de même que Proxène, qui fut trompé également ; car, de tous les Grecs, Cléarque seul était dans le secret des intentions de Cyrus. La bataille de Cunaxa, la victoire d’Artaxerxe, la mort de Cyrus, le massacre de Cléarque et des vingt-quatre autres chefs de l’armée grecque, dont Tissapherne s’était rendu maître par trahison, ont été décrits en détail par les historiens. Ce ne fut qu’après cette dernière catastrophe, qui compromit si gravement le salut de l’armée, que Xénophon commença à jouer un rôle important dans la retraite des Grecs ; et quoiqu’il se soit nommé trois fois dans les deux premiers livres pour des mots ou des actions de peu d’importance, et toujours comme s’il s’agissait d’une personne différente de celle de l’auteur, ce n’est qu’au commencement du troisième livre qu’il se met en scène, et s’annonce lui-même en ces termes : « Il y avait à l’armée un Athénien nommé Xénophon, qui ne la suivait ni comme général, ni comme lochage, ni comme soldat. L’armée était plongée dans le découragement et le désespoir, lorsque Xénophon, tourmenté de cette situation pénible, alla trouver les lochages (ou chefs de bataillons) du corps de Proxène, auxquels il communiqua ses idées sur le moyen de sauver l’armée. Ensuite il parla avec tant de force et de raison, dans l’assemblée formée par ceux d’entre les chefs qui restaient encore qu’on le choisit, avec quatre autres, pour remplacer les généraux que l’armée avait perdus. Dès ce moment, il devint l’âme de toutes les belles opérations militaires qui, en moins de huit mois, ramenèrent les Grecs, à travers tant de difficultés et d’obstacles, depuis les bords du Tigre jusqu’à ceux du Pont-Euxin. C’est dans cette retraite à jamais mémorable qu’il déploya une fermeté, un sang-froid, un courage toujours réglés par la raison, qui le placent au rang des plus grands capitaines. Arrivé à Chrysopolis, en face de Byzance, il cherchait les moyens de se rendre dans sa patrie, lorsqu’il fut sollicité par Seuthès, roi de Thrace, de lui amener ses troupes pour le rétablir sur le trône. Xénophon, dont l’armée était dénuée de tout, y consentit. Mais après que Seuthès eut obtenu le service qu’il désirait, il ne voulut pas donner la somme dont il était convenu. À force de négociations, pourtant, le général grec en obtint une partie. Ce fut alors que Thymbron, chargé par les Lacédémoniens de faire la guerre aux satrapes Pharnabaze et Tissapherne, envoya solliciter les troupes sous la conduite de Xénophon, de venir le joindre pour l’aider dans cette guerre, moyennant une forte solde. Xénophon se disposait à retourner dans sa patrie ; mais les Grecs le prièrent de ne les point abandonner encore, et de ne les quitter que lorsqu’il aurait remis lui-même l’armée à Thymbron qui était en Ionie : il y consentit. » Depuis cette époque (399 av. J.-C.) jusqu’à 395 ou 394, où il alla se joindre à Agésilas en Asie, il s’écoula quatre ou cinq ans. M. Letronne pense que ce fut pendant cet intervalle de repos qu’il composa ses Mémoires sur son maître Socrate, condamné à mort pendant son absence.

Peu d’années après son retour, Xénophon fut condamné, par ses compatriotes, à un exil qui se prolongea pendant trente ans. Son affection pour les Lacédémoniens en fut, dit-on, la cause. Sa conduite dans l’exil ne démentit pas ce bruit, car il alla rejoindre son ami Agésilas, roi de Sparte, l’accompagna pendant toute son expédition d’Asie, revint avec lui lorsque Lacédémone rappela l’armée d’Agésilas, combattit à ses côtés à la bataille de Coronée où ses concitoyens combattaient dans les rangs opposés, revint avec Agésilas à Sparte, et se retira ensuite avec sa femme et ses fils à Scillonte en Élide, sur la route de Sparte à Olympie, où les Lacédémoniens lui avaient fait présent d’une maison et de terres considérables. Il a décrit lui-même dans l’Anabase (V, III.) le tableau de la vie délicieuse qu’il y a menée. M. Lettrone pense que ce fut dans cette charmante retraite qu’il composa l’Anabase, les Traités de la Chasse et de l’Équitation, et les deux Traités sur les républiques de Sparte et d’Athènes, s’ils sont en effet de lui.

Lors de l’expédition d’Épaminondas en Laconie (vers 368) les Éléens marchèrent contre Scillonte qu’ils ravagèrent. Xénophon se rendit à Élis pour se faire restituer les terres dont on le dépouillait ; mais, n’ayant pu obtenir justice, il se retira avec ses fils à Corinthe, où il se fixa pour le reste de sa vie, plutôt que dans la ville d’Athènes qui le rappela après trente ans d’exil.

« Je pense, dit M. Lettrone, que son rappel dut suivre de peu de temps son expulsion de Scillonte. Il est vraisemblable, qu’apprenant le malheur que venait d’éprouver cet homme illustre, sa patrie consentit enfin à révoquer l’arrêt de son bannissement… Son rappel a certainement précédé la bataille de Mantinée (3e année de la 104e olympiade) ; car apprenant qu’Athènes avait pris le parti de Sparte dans la guerre contre les Thébains, il saisit cette occasion unique de voir ses fils combattre sous les drapeaux athéniens en faveur de sa chère Lacédémone. Tous deux il les envoya à Athènes où ils furent enrôlés dans le corps d’Athéniens qui combattit à Mantinée : ce qui suppose qu’alors leur père n’était plus banni. Il avait quatre-vingts ans, et son exil en avait duré environ trente, et dix de plus que celui de Thucydide. Ce long bannissement montre combien était grave, aux yeux des Athéniens, l’accusation de laconisme qu’il avait encourue. À l’époque de la bataille de Mantinée, il n’était pas encore revenu à Athènes : on ignore s’il y retourna jamais.

Ce fut à Corinthe qu’il apprit que son fils Gryllus avait perdu la vie en combattant à Mantinée, après avoir, disait-on, blessé à mort Épaminondas. On rapporte que lorsque cette funeste nouvelle arriva, Xénophon, la couronne sur la tête, célébrait un sacrifice. Il ôta sa couronne ; mais apprenant que son fils était mort vaillamment, il la remit sans verser de larmes, et se contenta de dire : « Je savais bien que j’avais pour fils un mortel. »

Ce fut à Corinthe qu’il termina la Cyropédie et les Helléniques, et composa un de ses meilleurs ouvrages, le Traité des Revenus de l’Attique, dans lequel il exprime d’une manière si touchante ses vœux pour la prospérité d’Athènes. « Avant de descendre dans la tombe, s’écrie-t-il, que je voie du moins ma patrie tranquille et florissante (V, I). »

Il mourut probablement dans cette même ville, vers l’an 355 ou 354 av. J.-C.

Nous possédons probablement encore tout ce que Xénophon a composé. On divise ordinairement ses ouvrages en quatre classes.

1o Ouvrages historiques.

Ce sont : les Helléniques, ou continuation de l’histoire de la Grèce de Thucydide, l’Anabase ou Expédition des Dix-Mille et la Vie d’Agésilas.

2o Ouvrages politiques.

Ce sont ; la Cyropédie, les Républiques de Sparte et d’Athènes, les Revenus de l’Attique.

3o Ouvrages didactiques.

Ce sont : l’Hipparchique ou le Maître de la cavalerie, le Traité de l’Équitation, les Cynégétiques ou Traité de la Chasse, et l’Économique.

4o Ouvrages philosophiques.

Ce sont : Apologie de Socrate, Mémoires sur Socrate, Banquet et Hiéron.

Il existe de plus quelques lettres de lui à ses amis. Elles terminent ce volume sous le titre Correspondance.

« Dans ces divers ouvrages, dit M. Lettrone, il ne s’est montré doué ni de cette puissance de réflexion ni de cette activité intérieure qui entraînait Platon à s’élever sans cesse aux spéculations les plus sublimes, ni de cet esprit d’observation qui révélait à Thucydide les causes les plus secrètes des événemens, et lui faisait pénétrer les intentions les plus cachées des principaux acteurs du grand événement dont il avait entrepris l’histoire. Ce n’est point un penseur profond qui prend de loin et de haut le parti d’approfondir, comme Platon, les grandes questions de la morale et de la philosophie, ou de reproduire, comme Thucydide, le tableau complet d’une époque historique. C’est un homme essentiellement pratique, mêlé aux hommes et aux choses de son temps ; et qui, lorsque l’occasion l’y conduit, se met à raconter les événemens dont il a été témoin et les impressions qu’il a reçues, ou rédige les observations qu’il a faites sur les chevaux, la chasse, l’agriculture, l’éducation, le gouvernement, les finances. Tous ses ouvrages ont plus ou moins ce caractère. C’est ce qui a fait croire aux anciens eux-mêmes qu’il a dû reproduire avec plus de fidélité que Platon les opinions de son maître. Cela est très probablement vrai en ce sens qu’il n’y ajoute rien ; mais en donne-t-il une idée complète ? on peut en douter ; du moins le Socrate de Xénophon ne nous représente qu’imparfaitement l’homme qui a eu une si grande influence sur l’esprit de ses contemporains ; et il serait possible que Platon, dans la partie dramatique du Phédon, dans le Criton et l’Apologie surtout, nous donnât de cette grande figure de l’antiquité un portrait plus ressemblant, quoique peint avec plus de largeur et de liberté.

« Quant à ses ouvrages historiques, ils ne sont pas non plus le résultat d’un plan formé long-temps d’avance. Il ne prend pas, comme Thucydide, la résolution de consacrer vingt années de sa vie à recueillir les matériaux d’une histoire, à interroger tous ceux qui en ont eu connaissance, à voyager exprès sur le théâtre des événemens pour en bien connaître les détails et pour en mieux pénétrer les causes. Ces ouvrages sont amenés en quelque sorte par des circonstances fortuites. Ainsi, acteur principal dans la merveilleuse retraite des Grecs, il éprouve à son retour le besoin de raconter un événement dont personne ne devait connaître mieux que lui les détails, et n’était plus intéressé à présenter une narration complète, puisqu’elle devait être un tableau de ses talens stratégiques. Appelé par la confiance de Thucydide ou de ses héritiers à faire connaître l’ouvrage incomplet de cet historien, il est naturellement amené à l’idée de compléter cet ouvrage jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire jusqu’au point où Thucydide voulait pousser son histoire, partie qu’il rédigea sans doute en premier lieu ; puis il ajouta successivement dans sa retraite à Scillonte et à Corinthe, le reste de l’histoire de son temps jusqu’à la bataille de Mantinée. »

La première édition complète, qui ait paru du texte grec de Xénophon, est celle de 1540, à Halle, avec une préface de Mélanchthon.

La première édition grecque-latine parut en 1545 à Bâle.

Henry Estienne publia en 1581 une édition grecque et latine qui fit oublier celles qui l’avaient précédée.

Benjamin Weiske a publié en gros in-8 (Leipzig, 1798-1804) une édition remarquable par ses dissertations historiques et littéraires.

Schneider a revu et publié de 1791 à 1815 les divers Traités déjà publiés par Zeune, et les a complétés par ses commentaires sur les ouvrages historiques.

L’édition la plus complète que nous ayons en France est celle qu’a donnée M. Gail en 9 volumes in-4o.

Les diverses parties de Xénophon ont souvent été traduites en français. La Boétie, ami de Montaigne, a traduit l’Économique dans un style gracieux et simple. MM. Dacier, l’Évesque, Larcher, Dumont et La Luzerne, ont traduit aussi divers morceaux. M. Gail, dans son édition, a réuni ces diverses traductions en les revoyant. Ce sont les révisions données par M. Gail, que nous avons adoptées, et nous y avons joint les deux charmantes traductions données par Paul-Louis Courier de l’Équitation et du Maître de la cavalerie. C’est pour la première fois que ces diverses traductions sont réunies de manière à former un tout complet.

Le tableau suivant, donné par M. Letronne, place l’ensemble des faits sous les yeux du lecteur.

Olympiades. Années. Âge.
LXXIII 4   445 Naissance de Xénophon
LXXXVII 3 430 Il fait connaissance avec Socrate. 15
LXXXVIII 2 427 Est enrôlé parmi les περιπόλοι. 18
LXXXIX 1 424 Se trouve à la bataille de Délium. 21
XC 1 420 Compose le Banquet. 25
XCIII 3 406 Prend des leçons d’Isocrate. Voyage en Sicile. Compose l’Hiéron. 39
XCIV 4 401 Se marie. Publie l’ouvrage de Thucydide. Écrit les deux premiers livres des Helléniques. 44
XCIV 4 401 Part pour l’armée de Cyrus. 44
XCV 2 399 Revient à Athènes. 46
XCV 2 399 Compose les Mémoires sur Socrate, l’Économique, le Maître de la Cavalerie. Commence la Cyropédie et l’Anabase’. 46
XCVI 3 394 Part pour rejoindre Agésilas. Banni d’Athènes sous Eubulus ou Eubulide. 51
XCVI 4 393 Revient en Grèce. Bataille de Coronée. Suit Agésilas à Lacédémone. 52
XCVII 1 392 Se retire à Scillonte, où il reste vingt-quatre ans. Envoie ses fils à Sparte. Rédige l’Anabase et la Cyropédie. Continue les Helléniques. Écrit les Républiques de Sparte et d’Athènes, les Cynégétiques, l’Équitation. 53
CIII 1 368 Xénophon expulsé de Scillonte, se retire à Lepreum, puis à Corinthe. 77
CIII 2 367 Rappelé par un décret d’Eubulus. 78
CIV 3 362 Mort de Gryllus, son fils, à la bataille de Mantinée. 83
CV 1 360 Achève la Cyropédie. 85
CV 4 357 Achève les Helléniques. 88
CVI 1 356 Compose le Traité des Finances des Athéniens. 89
CVI 2 ou 3 355 ou 354 Sa mort. 90


Paris, 20 mai.

J. A. C. BUCHON


HISTOIRE
de la
GUERRE DU PÉLOPONNÈSE
PAR THUCYDIDE, FILS D’OLORUS.


LIVRE PREMIER.
Séparateur


I[9]. Thucydide a écrit la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens, et est entré dans le détail de leurs exploits réciproques. Il a commencé son travail dès le temps des premières hostilités, persuadé que ce serait une guerre d’une grande importance, et même plus considérable que toutes celles qui avaient précédé. Sa conjecture n’était pas dépourvue de fondement : il voyait de part et d’autre les préparatifs répondre à l’état florissant auquel les deux peuples étaient parvenus, et le reste de la Grèce ou se déclarer dès lors pour l’un des deux partis, ou former du moins la résolution de s’y réunir. C’était le plus grand mouvement que la Grèce eût encore éprouvé, qui eût agité une partie des Barbares, et même qu’eût ressenti le monde entier. La distance des temps ne permet pas de bien connaître les circonstances des événemens qui ont immédiatement précédé cette guerre, et moins encore de ceux qui remontent à des époques plus reculées : mais, autant que je puis en juger, et portant mes regards jusque dans la plus haute antiquité, je crois qu’il n’y avait encore rien eu de grand ni dans la guerre ni dans tout le reste.

II. On voit en effet que le pays qui porte aujourd’hui le nom de Grèce, n’était point encore habité d’une manière constante ; mais qu’il était sujet à de fréquentes émigrations, et que ceux qui s’arrêtaient dans une contrée, l’abandonnaient sans peine, repoussés par de nouveaux occupans qui se succédaient toujours en plus grand nombre. Comme il n’y avait point de commerce ; que les hommes ne pouvaient sans crainte communiquer entre eux, ni par terre ni par mer ; que chacun ne cultivait que ce qui suffisait à sa subsistance, sans connaître les richesses ; qu’ils ne faisaient point de plantations, parce que n’étant pas défendus par des murailles, ils ne savaient pas quand on viendrait leur enlever le fruit de leur labeur ; comme chacun enfin croyait pouvoir trouver partout sa subsistance journalière, il ne leur était pas difficile de changer de place. Avec ce genre de vie, ils n’étaient puissans, ni par la grandeur des villes, ni par aucun autre moyen de défense. Le pays le plus fertile était celui qui éprouvait les plus fréquentes émigrations : telles étaient la contrée qu’on nomme à présent Thessalie, la Béotie, la plus grande partie du Péloponnèse, dont il faut excepter l’Arcadie, et les autres enfin en proportion de leur fécondité : car dès que, par la bonté de la terre, quelques peuplades avaient augmenté leur force, cette force donnait lieu à des séditions qui en causaient la ruine, et elles se trouvaient d’ailleurs plus exposées aux entreprises du dehors. L’Attique, qui, par l’infertilité d’une grande partie de son sol, n’a point été sujette aux séditions, a toujours eu les mêmes habitans. Et ce qui n’est pas une faible preuve de l’opinion que j’établis, c’est qu’on ne voit pas que des émigrations aient contribué de même à l’accroissement des autres contrées. C’était Athènes que choisissaient pour refuge les hommes les plus puissans de toutes les autres parties de la Grèce, quand ils avaient le dessous à la guerre, ou dans des émeutes : ils n’en connaissaient point de plus sûr ; et devenus citoyens, on les vit, même à d’anciennes époques, augmenter la population de la République : on envoya même dans la suite des colonies en Ionie, parce que l’Attique ne suffisait plus à ses habitans.

III. Ce qui me prouve encore bien la faiblesse des anciens, c’est qu’on ne voit pas qu’avant la guerre de Troie, la Grèce ait rien fait en commun. Je crois même qu’elle ne portait pas encore tout entière le nom d’Hellade qu’on lui donne aujourd’hui, ou plutôt qu’avant Hellen, fils de Deucalion, ce nom n’existait pas encore : les différentes peuplades donnaient leur nom à la contrée qu’elles occupaient. Mais Hellen et ses fils ayant acquis de la puissance dans la Phtiotide, et ayant été appelés dans d’autres villes par des peuples qui imploraient leur secours, le nom d’Hellènes, par une suite de ce commerce, fut celui qui servit le plus à désigner chacun de ces peuples. Il est vrai cependant que long-temps ce nom ne put l’emporter sur les autres au point de devenir commun à tous les Grecs : c’est ce que prouve surtout Homère. Quoique né fort long-temps après la guerre de Troie, il n’a pas compris sous une dénomination générique tous les alliés, pas même ceux qui étaient partis de la Phtiotide avec Achille, et qui furent cependant les premiers Hellènes ; mais il nomme distinctement dans ses vers les Danaëns, les Argiens et les Achéens. Il n’a pas employé non plus le mot de barbare[10], par la raison, comme je le crois, que les Grecs ne s’étaient pas désignés eux-mêmes par un terme distinctif opposé à celui d’étrangers. Ainsi donc chaque société d’Hellènes en particulier, et les races qui s’entendaient mutuellement, quoique partagées en différentes villes, et qui furent comprises dans la suite sous un nom générique, faibles et sans commerce entre elles, ne firent rien d’un commun effort avant la guerre de Troie ; et même si elles se réunirent pour cette expédition, c’est que la plupart commençaient à pratiquer la mer.

IV. De tous les souverains dont nous ayons entendu parler, Minos est celui qui eut le plus anciennement une marine. Il était maître de la plus grande partie de la mer qu’on appelle maintenant Hellénique ; il dominait sur les Cyclades, et forma des établissemens dans la plupart de ces îles, après en avoir chassé les Cariens : il en donna le gouvernement à ses fils, et les purgea sans doute, autant qu’il put, de brigands, pour s’en mieux assurer les revenus.

V. Anciennement ceux des Grecs ou des Barbares qui vivaient dans le continent au voisinage de la mer, ou qui occupaient des îles, n’eurent pas plus tôt acquis l’habileté de passer les uns chez les autres sur des vaisseaux, qu’ils se livrèrent à la piraterie. Les hommes les plus puissans de la nation se mettaient à leur tête ; ils avaient pour objet leur profit particulier, et le désir de procurer la subsistance à ceux qui n’avaient pas la force de partager leurs fatigues. Ils surprenaient des villes sans murailles[11] dont les citoyens étaient séparés par espèces de bourgades, et ils les mettaient au pillage : c’était ainsi qu’ils se procuraient presque tout ce qui est nécessaire à la vie. Ce métier n’avait rien de honteux, ou plutôt il conduisait à la gloire. C’est ce dont nous offrent encore aujourd’hui la preuve certains peuples chez qui c’est un honneur de l’exercer avec adresse : c’est aussi ce que nous font connaître les plus anciens poètes. Partout, dans leurs ouvrages, ils font demander aux navigateurs s’ils ne sont pas des pirates ; c’est supposer que ceux qu’on interroge ne désavoueront pas cette profession, et que ceux qui leur font cette question ne prétendent pas les insulter. Les Grecs exerçaient aussi par terre le brigandage les uns contre les autres, et ce vieil usage dure encore dans une grande partie de la Grèce ; chez les Locriens-Ozoles, chez les Étoliens, chez les Acarnanes, et dans toute cette partie du continent. C’est du brigandage qu’est resté chez ces habitans de la terre ferme l’usage d’être toujours armés.

VI. Sans défense dans leurs demeures, sans sûreté dans leurs voyages, les Grecs ne quittaient point les armes ; ils s’acquittaient armés des fonctions de la vie commune, à la manière des Barbares. Les endroits de la Grèce où ces coutumes sont encore en vigueur prouvent qu’il fut un temps où des coutumes semblables y régnaient partout. Les Athéniens les premiers déposèrent les armes, prirent des mœurs plus douces, et passèrent à un genre de vie plus sensuel. Il n’y a pas encore long-temps que chez eux les vieillards de la classe des riches ont cessé de porter des tuniques de lin, et d’attacher des cigales d’or dans les nœuds de leur chevelure rassemblée sur le sommet de la tête. C’est de là que les vieillards d’Ionie, ayant en général la même origine, avaient aussi la même parure. Les Lacédémoniens furent les premiers à prendre des vêtemens simples, tels qu’on les porte aujourd’hui ; et dans tout le reste, les plus riches se mirent chez eux à observer, dans leur manière de vivre, une grande égalité avec la multitude. Ils furent aussi les premiers qui, dans les exercices, se dépouillèrent de leurs habits, et se frottèrent d’huile en public. Autrefois, même dans les jeux olympiques, les athlètes, pour combattre, se couvraient d’une ceinture les parties honteuses, et il n’y a pas bien des années que cet usage a cessé. Encore à présent, chez quelques-uns des Barbares et surtout chez les Asiatiques, on propose des prix de la lutte et du pugilat, et ceux qui les disputent portent une ceinture. On pourrait donner bien d’autres preuves que les mœurs des Grecs furent celles que conservent encore aujourd’hui les Barbares.

VII. Les sociétés qui se sont rassemblées plus récemment et dans les temps où la mer fut devenue plus libre, ayant une plus grande abondance de richesses, se sont établies sur les rivages, et se sont entourées de murailles ; elles se sont emparées des isthmes pour l’avantage du commerce et pour se mieux fortifier contre leurs voisins. Mais comme la piraterie fut long-temps en vigueur, les anciennes villes, tant dans les îles que sur le continent, furent bâties loin de la mer ; car les habitans des côtes, même sans être marins, exerçaient le brigandage entre eux et contre les autres ; ces villes, construites loin des rivages, subsistent encore aujourd’hui.

VIII. Les insulaires n’étaient pas les moins adonnés à la piraterie. Tels étaient les Cariens et les Phéniciens ; ils occupaient la plupart des îles : on en a une preuve. Quand les Athéniens, dans la guerre actuelle, purifièrent Délos et qu’on enleva tous les tombeaux, on remarqua que plus de la moitié des morts étaient des Cariens. On les reconnaissait à la forme de leurs armes ensevelies avec eux, et à la manière dont ils enterrent encore aujourd’hui les morts. Mais quand Minos eut établi une marine, la navigation devint plus libre : il déporta les malfaiteurs qui occupaient les îles, et dans la plupart il envoya des colonies. Les habitans du voisinage de la mer, ayant acquis plus de richesses, se fixèrent davantage dans leurs demeures, et plusieurs s’entourèrent de murailles, devenus plus opulens qu’ils ne l’avaient été. L’inégalité s’établit ; car épris de l’amour du gain, les plus faibles supportèrent l’empire du plus fort ; et les plus puissans, qui jouissaient d’une grande fortune, se soumirent les villes inférieures. Telle était en général la situation des Grecs, quand ils s’armèrent contre les Troyens.

IX. Si Agamemnon parvint à rassembler une flotte, je crois que ce fut bien plutôt parce qu’il était le plus riche des Grecs de son temps, que parce que les amans d’Hélène, qu’il conduisait, s’étaient liés par un serment fait entre les mains de Tyndare[12]. Ceux qui, sur le rapport des anciens, ont le mieux connu les traditions dont les peuples du Péloponnèse conservent le souvenir, disent que Pélops s’établit une puissance sur des hommes pauvres, par les grandes richesses qu’il apporta de l’Asie ; que tout étranger qu’il était, il donna son nom au pays où il vint se fixer, et qu’une force plus grande encore s’accumula sur ses descendans, après que les Héraclides eurent tué dans l’Attique Eurysthée, dont Atrée était l’oncle maternel. Eurysthée, partant pour une expédition guerrière, lui confia, comme à son parent, la ville de Mycènes et sa domination. Il fuyait son père qui avait donné la mort à Chrysippe. Comme il ne revint pas, Atrée fut roi de Mycènes et de tout ce qui avait été soumis à Eurysthée ; il parvint à cette puissance de l’aveu même des Mycéniens, qui craignaient les Héraclides ; il paraissait d’ailleurs capable de régner, et il avait eu l’adresse de flatter le peuple. Dès lors les Pélopides furent plus puissans que les descendans de Persée. Agamemnon réunit sur sa tête tout cet héritage, et comme il l’emportait sur les autres par sa marine, il parvint moins par amour, je crois, que par crainte, à rassembler une armée et à s’en rendre le chef. On voit qu’en partant c’était lui qui avait le plus grand nombre de vaisseaux, et qu’il en fournit encore aux Arcadiens ; c’est ce que nous apprend Homère, si l’on en veut croire son témoignage. Ce même poète, en parlant du sceptre qui passa dans les mains d’Agamemnon, dit que ce prince régnait sur un grand nombre d’îles et sur tout Argos. Habitant du continent, s’il n’avait pas eu de marine, il n’aurait dominé que sur les îles voisines, qui ne pouvaient être en grand nombre. C’est par l’expédition de Troie qu’on peut se faire une idée de celles qui avaient précédé.

X. De ce que Mycènes avait peu d’étendue ou de ce que certaines villes de ce temps-là semblent aujourd’hui peu considérables, on aurait tort de conclure, comme d’une preuve assurée, que la flotte des Grecs n’ait pas été aussi considérable que l’ont dit les poètes et que le porte la tradition ; car si la ville de Lacédémone était dévastée, et qu’il ne restât que ses temples et les fondemens des autres édifices, je crois qu’après un long temps, la postérité, comparant ces vestiges avec la gloire de cette république, ajouterait peu de foi à sa puissance. Et cependant sur cinq parties du Péloponnèse, elle en possède deux[13] ; elle commande au reste et elle a au dehors un grand nombre d’alliés. Mais comme la ville n’est pas composée de bâtimens contigus, comme on n’y recherche la magnificence ni dans les temples ni dans les autres édifices, et que la population y est distribuée par bourgades, suivant l’ancien usage de la Grèce, elle paraît bien au-dessous de ce qu’elle est. Si de même il arrivait qu’Athènes fut dévastée, on se figurerait, à l’inspection de ses ruines, que sa puissance était double de ce qu’elle est en effet. Le doute est donc déplacé : c’est moins l’apparence des villes qu’il faut considérer que leur force ; et l’on peut croire que l’expédition des Grecs contre Troie fut plus considérable que celles qui avaient précédé, et plus faible que celles qui se font maintenant. S’il faut accorder ici quelque confiance au poème d’Homère, dans lequel sans doute, en sa qualité de poète, il a embelli les choses en les exagérant, on ne laissera pas de reconnaître que cette expédition le cédait à celles de nos jours. Il la suppose de douze cents vaisseaux ; il fait monter de cent vingt hommes ceux des Bœotiens, et de cinquante ceux de Philoctète ; et comme dans son énumération il ne parle point de la force des autres, je crois qu’il indique les plus grands et les plus petits. Il ne nous laisse pas ignorer que tous les hommes qui montaient le vaisseau de Philoctète, étaient à la fois rameurs et guerriers ; car il fait des archers de tous ceux qui maniaient la rame. Il n’est pas vraisemblable qu’il y eût sur les bâtimens beaucoup d’hommes étrangers à la manœuvre, si l’on excepte les rois et ceux qui étaient dans les plus hautes dignités, surtout lorsqu’on devait faire la traversée avec tous les équipages de guerre ; d’ailleurs les vaisseaux n’étaient pas pontés, ils étaient conformes à l’ancienne construction et ressemblaient à ceux de nos pirates. En prenant donc un milieu entre les plus forts bâtimens et les plus faibles, on voit que le total de ceux qui les montaient ne formait pas un grand nombre de troupes, eu égard à une entreprise que la Grèce entière partageait.

XI. C’est ce qu’il faut moins attribuer à la faiblesse de la population qu’à celle des richesses. Faute de subsistances, on ne leva qu’une armée assez peu considérable, dans l’espérance que la guerre elle-même pourrait la nourrir en pays ennemi. Arrivés dans la campagne de Troie, les Grecs gagnèrent une bataille, c’est un fait certain ; car sans cela ils n’auraient pu se construire un camp fermé de murailles. On voit que même ils n’y rassemblèrent pas toutes leurs forces, et que, par disette de vivres, ils se mirent à cultiver la Chersonèse, et à faire le brigandage. C’est à quoi il faut surtout attribuer la résistance des Troyens pendant dix ans ; comme les Grecs étaient dispersés, leurs ennemis se trouvaient toujours en force égale contre ceux qui restaient. Mais s’ils étaient arrivés avec des munitions abondantes, restés ensemble, ils auraient fait continuellement la guerre sans se distraire par le brigandage et l’agriculture ; et supérieurs dans les combats, ils auraient pris aisément la place. Ils furent même en état, sans être réunis, de résister avec la portion de troupes qui était toujours prête au combat ; attachés constamment au siège, ils se seraient rendus maîtres de Troie en moins de temps et avec moins de peine. Ainsi, faute de richesses, les entreprises antérieures avaient été faibles, et celle-là même, bien plus célèbre que les précédentes, fut au-dessous en effet de la renommée et des récits accrédités aujourd’hui sur la foi des poètes.

XII. Et même encore après la guerre de Troie, la Grèce, toujours sujette aux déplacemens et aux émigrations, ne put prendre d’accroissement, parce qu’elle ne connaissait pas de repos. Le retour tardif des Grecs occasiona bien des révolutions ; il y eut des soulèvemens dans la plupart des villes, et les vaincus allèrent fonder de nouveaux états. La soixantième année après la prise d’Ilion, les Bœotiens d’aujourd’hui, chassés d’Arné par les Thessaliens, s’établirent dans la contrée appelée maintenant Bœotie ; elle se nommait auparavant Cadméide. Il s’y trouvait dès long-temps une portion de ce peuple, et elle avait envoyé des troupes devant Ilion. Ce fut dans la quatre-vingtième année après la prise de cette ville, que les Doriens occupèrent le Péloponnèse avec les Héraclides.

Après une longue période de temps, la Grèce, parvenue enfin avec peine à un repos solide et n’éprouvant plus de séditions, envoya hors de son sein des colonies : les Athéniens en fondèrent dans l’Ionie et dans la plupart des îles ; les Péloponnésiens dans l’Italie, dans la plus grande partie de la Sicile et dans quelques endroits du reste de la Grèce. Tous ces établissemens sont postérieurs au siège de Troie.

XIII. Quand la Grèce fut devenue plus riche et plus puissante, des tyrannies[14] s’établirent dans la plupart des villes, à mesure que les revenus y augmentaient. Auparavant la dignité royale était héréditaire[15], et les prérogatives en étaient déterminées. Les Grecs alors construisirent des flottes et se livrèrent davantage à la navigation. On dit que les Corinthiens changèrent les premiers la forme des vaisseaux, qu’ils les construisirent sur un modèle à peu près semblable à celui d’aujourd’hui, et que ce fut à Corinthe que furent mises sur le chantier les premières trirèmes grecques. On sait que le constructeur Aminoclès, de Corinthe, fit aussi quatre vaisseaux pour les Samiens. Il s’est écoulé tout au plus trois cents ans jusqu’à la fin de la guerre dont j’écris l’histoire, depuis qu’Aminoclès vint à Samos. Le plus ancien combat naval dont nous ayons connaissance, est celui des Corinthiens contre les Corcyréens ; il ne remonte pas à plus de deux cent soixante ans au-dessus de la même époque.

Corinthe, par sa situation sur l’isthme, fut presque toujours une place de commerce, parce qu’autrefois les Grecs, tant ceux de l’intérieur du Péloponnèse que ceux du dehors, faisant bien plus le négoce par terre que par mer, traversaient pour communiquer entre eux, l’intérieur de cette ville. Les Corinthiens étaient donc puissans en richesses, comme le témoignent les anciens poètes ; car ils donnent à Corinthe le surnom de riche. Quand les Grecs eurent acquis plus de pratique de la mer, ils firent usage de leurs vaisseaux pour la purger de pirates, et les Corinthiens, leur offrant alors un marché pour le commerce de terre et le commerce maritime, eurent une ville puissante par ses revenus.

La marine des Ioniens se forma beaucoup plus tard sous le règne de Cyrus, premier roi des Perses, et sous celui de Cambyse, son fils. Ils firent la guerre à Cyrus, et furent quelque temps les maîtres de la mer qui baigne leurs côtes. Polycrate, tyran de Samos, pendant le règne de Cambyse, fut puissant sur mer et soumit à sa domination plusieurs îles, entre autres celle de Rhénie ; il consacra cette dernière à Apollon de Délos. Les Phocéens, fondateurs de Marseille, vainquirent par mer les Carthaginois[16].

XIV. Voilà quelles étaient les plus puissantes marines. On voit qu’elles ne se formèrent que plusieurs générations après le siège de Troie ; elles employaient peu de trirèmes, et comme au temps de ce siècle, elles étaient encore composées de pentécontores[17] et de vaisseaux longs.

Peu après la guerre médique et la mort de Darius, qui succéda sur le trône de Perse à Cambyse, les tyrans de la Sicile et les Corcyréens eurent un grand nombre de trirèmes. Ce furent dans la Grèce les seules flottes considérables avant la guerre de Xerxès : car les Éginètes, les Athéniens, et peut-être quelques autres, n’en avaient que de faibles, et qui n’étaient guère composées que de pentécontores ; ce fut même assez tard et seulement quand Thémistocle, qui s’attendait à l’invasion des Barbares, eut persuadé aux Athéniens, alors en guerre avec les Éginètes, de construire des vaisseaux sur lesquels ils combattirent ; tous n’étaient pas même encore pontés.

XV. Telles furent les forces maritimes que possédèrent les Grecs dans les temps anciens et même dans ceux qui sont les moins éloignés de nous. Les villes qui avaient des flottes supérieures se procurèrent une puissance respectable par leurs revenus pécuniaires et par leur domination sur les autres, car, avec leurs vaisseaux, elles se soumirent les îles. C’est ce qui arriva surtout aux peuples dont le territoire ne suffisait pas à leurs besoins.

D’ailleurs il ne se faisait par terre aucune expédition capable d’augmenter la puissance d’un état ; toutes les guerres qui s’élevaient n’étaient que contre des voisins, et les Grecs n’envoyaient pas des armées au dehors faire des conquêtes loin de leurs frontières. On ne voyait pas de villes s’associer à celles qui avaient plus de force, et se soumettre à leur commandement ; des républiques égales entre elles n’apportaient pas en commun des contributions pour lever des armées, seulement les voisins se faisaient en particulier la guerre les uns aux autres. Ce fut, surtout dans celle que se firent autrefois les peuples de Chalcis et d’Érétrie, que le reste de la Grèce se partagea pour donner des secours aux uns ou aux autres.

XVI. Il survint à certaines républiques différens obstacles qui ne leur permirent pas de s’agrandir. Ainsi les Ioniens voyaient s’élever très haut leur fortune, quand Cyrus, avec les forces du royaume de Perse, abattit Crœsus, conquit tout ce qui se trouve au-delà du fleuve Halys jusqu’à la mer, et réduisit en servitude les villes du continent. Darius vainquit ensuite les Phéniciens sur la mer, et se rendit maître des îles.

XVII. Ce qu’il y avait de tyrans dans les différens états de la Grèce, occupés seulement de pourvoir à leurs intérêts, de défendre leur personne et d’agrandir leur maison, se tenaient surtout dans l’enceinte des villes, pour y vivre autant qu’il était possible, en sûreté. Si l’on excepte ceux de Sicile, qui s’élevèrent à une grande puissance, ils ne firent rien de considérable, seulement chacun d’eux put exercer quelques hostilités contre ses voisins. Ainsi de toutes parts et pendant long-temps, la Grèce fut hors d’état de faire en commun rien d’éclatant, et chacune de ses villes était incapable de rien oser.

XVIII. Après que les derniers tyrans d’Athènes et du reste de la Grèce, car presque tout entière elle avait été soumise à la tyrannie, eurent été la plupart chassés par les Lacédémoniens, excepté ceux de Sicile, ce peuple devint puissant par cet exploit, et ce fut lui qui régla les intérêts des autres républiques. Il est bien vrai que Lacédémone, fondée par les Doriens qui l’habitent, fut plus long-temps qu’aucune autre ville dont nous ayons connaissance, agitée de séditions ; mais elle eut, dès l’antiquité la plus reculée, de bonnes lois et ne fut jamais soumise au pouvoir tyrannique. Il s’est écoulé quatre cents ans et même un peu plus, jusqu’à la fin de la guerre que nous écrivons, depuis que les Lacédémoniens vivent sous le même régime.

Peu d’années après l’extinction de la tyrannie dans la Grèce, se donna la bataille de Marathon entre les Mèdes et les Athéniens ; et dix ans après, les Barbares, avec une puissante armée, se jetèrent sur la Grèce pour l’asservir. Pendant que ce grand danger était suspendu sur les têtes, les Lacédémoniens, supérieurs en puissance, commandèrent les Grecs armés pour la défense commune. Les Athéniens, ayant pris la résolution d’abandonner leur ville, montèrent sur leurs vaisseaux et devinrent hommes de mer. Les Grecs, peu après avoir d’un commun effort repoussé les Barbares, se partagèrent entre les Athéniens et les Lacédémoniens, tant ceux qui avaient secoué le joug du roi[18] que ceux qui avaient porté les armes avec lui. C’était alors les deux républiques qui montrassent le plus de puissance, l’une par terre, l’autre par mer. Leur union fut de courte durée : elles finirent par se brouiller et se firent la guerre avec les secours des peuples qu’elles avaient dans leur alliance. C’était à elles que les autres Grecs avaient recours quand il leur survenait quelques différends. Enfin, dans tout le temps qui s’est écoulé depuis la guerre des Mèdes jusqu’à celle-ci, ces deux peuples, tantôt se jurant entre eux la paix, tantôt se faisant la guerre l’un à l’autre ou combattant ceux de leurs alliés qui les abandonnaient, eurent un appareil de guerre formidable ; et comme ils s’exerçaient avec ardeur au milieu des dangers, ils acquirent beaucoup d’expérience.

XIX. Les Lacédémoniens commandaient leurs alliés sans exiger d’eux aucun tribut : ils les ménageaient pour les tenir attachés au gouvernement d’un petit nombre, le seul qui convînt à la politique de Lacédémone. Mais les Athéniens, ayant pris avec le temps les vaisseaux des villes alliées, excepté ceux de Chio et de Lesbos, leur imposèrent à toutes des tribus pécuniaires[19], et dans la guerre que nous écrivons, leur appareil militaire fut plus grand qu’il ne l’avait jamais été, lorsqu’ils florissaient le plus par les secours complets de tous leurs alliés.

XX. Tel j’ai trouvé l’ancien état de la Grèce, et il est difficile d’en démontrer l’exactitude par une suite de preuves liées entre elles ; car les hommes reçoivent indifféremment les uns des autres, sans examen, ce qu’ils entendent dire sur les choses passées, même lorsqu’elles appartiennent à leur pays. Ainsi l’on croit généralement à Athènes qu’Hipparque était en possession de la tyrannie, lorsqu’il fut tué par Harmodius et Aristogiton. On ignore qu’Hippias était l’aîné des fils de Pisistrate, qu’il tenait les rênes du gouvernement, et qu’Hipparque et Thessalus étaient ses frères. Harmodius et Aristogiton, au jour et à l’instant même qu’ils allaient exécuter leur projet, soupçonnèrent qu’Hippias en avait reçu quelques indices de la part des conjurés : ils l’épargnèrent dans l’idée qu’il était instruit d’avance, mais ils voulurent essayer du moins de faire quelque chose avant d’être arrêtés, et ayant rencontré près du temple nommé Léocorion, Hipparque occupé à disposer la pompe des Panathénées, ils lui donnèrent la mort.

Il est bien d’autres choses qui existent encore de nos jours et qui ne sont pas du nombre de celles que le temps a effacées de la mémoire, dont on n’a cependant que de fausses idées dans le reste de la Grèce. Ainsi on croit que les rois de Lacédémone donnent chacun deux suffrages au lieu d’un, et que les Lacédémoniens ont un corps de troupes nommé Pitanale, qui n’a jamais existé ; tant la plupart des hommes sont indolens à rechercher la vérité et aiment à se tourner vers la première opinion qui se présente.

XXI. D’après les preuves que j’ai données, on ne se trompera pas sur les faits que j’ai parcourus, en m’accordant de la confiance, au lieu d’admettre ce que les poètes ont chanté, jaloux de tout embellir ; ou ce que racontent les historiens, qui, plus amoureux de chatouiller l’oreille que d’être vrais, rassemblent des faits qui, dénués de preuves, généralement altérés par le temps et dépourvus de vraisemblance, méritent d’être placés entre les fables[20]. On peut croire que dans mes recherches je me suis appuyé sur les témoignages les plus certains, autant du moins que des faits anciens peuvent être prouvés.

Quoique l’on regarde toujours comme la plus importante de toutes les guerres, celle dans laquelle on porte les armes, et que rendu au repos, on admire davantage les exploits des temps passés, on n’a qu’à considérer par les faits celle que je vais écrire, et l’on ne doutera pas qu’elle ne l’ait emporté sur les anciennes guerres.

XXII. Rendre de mémoire, dans des termes précis, les discours qui furent tenus lorsqu’on se préparait à la guerre ou pendant sa durée, c’est ce qui était difficile pour moi-même quand je les avais entendus, et pour ceux qui m’en rendaient compte, de quelque part qu’ils les eussent appris. Je les ai rapportés comme il m’a semblé que les orateurs devaient surtout avoir parlé dans les circonstances où ils se trouvaient, me tenant toujours, pour le fond des pensées, le plus près qu’il était possible de ce qui avait été dit en effet.

Quant aux événemens, je ne me suis pas contenté de les écrire sur la foi du premier qui m’en faisait le récit, ni comme il me semblait qu’ils s’étaient passés ; mais j’ai pris des informations aussi exactes qu’il m’a été possible, même sur ceux auxquels j’avais été présent. Ces recherches étaient pénibles, car les témoins d’un événement ne disent pas tous les mêmes choses sur les mêmes faits ; ils les rapportent au gré de leur mémoire ou de leur partialité. Comme j’ai rejeté ce qu’ils disaient de fabuleux, je serai peut-être écouté avec moins de plaisir, mais il me suffira que mon travail soit regardé comme utile par ceux qui voudront connaître la vérité de ce qui s’est passé, et en tirer des conséquences pour les événemens semblables ou peu différens qui, par la nature des choses humaines, se renouvelleront un jour. C’est une propriété que je laisse pour toujours aux siècles à venir, et non un jeu d’esprit fait pour flatter un instant l’oreille[21].

XXIII. La plus considérable des guerres précédentes fut celle contre les Perses ; et cependant cette querelle fut bientôt jugée par deux actions navales et deux combats de terre. Mais la guerre que j’écris a été de bien plus longue durée, et a produit des maux tels que jamais la Grèce n’en avait éprouvés dans un même espace de temps. Jamais tant de villes n’avaient été dévastées soit par les Barbares, soit par leurs hostilités réciproques ; quelques-unes même perdirent leurs habitans pour en recevoir de nouveaux ; jamais tant d’hommes n’avaient éprouvé les rigueurs de l’exil ; jamais tant n’avaient perdu la vie dans les combats ou par les séditions. Des événemens autrefois connus par tradition, et rarement confirmés par les effets, ont cessé d’être incroyables : tremblemens de terre ébranlant à la fois une grande partie du globe, et les plus violens dont on eût encore entendu parler ; éclipses de soleil plus fréquentes que dans aucun temps dont on ait conservé le souvenir ; en certains pays, de grandes sécheresses, et par elles, la famine ; un fléau plus cruel encore, et qui a détruit une partie des Grecs, la peste ; maux affreux, et tous réunis à ceux de cette guerre.

Les Athéniens et les Péloponnésiens la commencèrent en rompant la trêve de trente ans qu’ils avaient conclue après la soumission de l’Eubée[22]. J’ai commencé par écrire les causes de cette rupture et les différends des deux peuples, pour qu’on n’ait pas la peine de chercher un jour d’où s’éleva, parmi les Grecs, une si terrible querelle. La cause la plus vraie, celle sur laquelle on gardait le plus profond silence, et qui la rendit cependant inévitable, fut, je crois, la grandeur à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la terreur qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens. Mais voici les raisons qu’on mettait en avant de part et d’autre, et qui firent rompre la trêve et commencer les hostilités.

XXIV. Épidamne est une ville qu’on trouve à droite en entrant dans le golfe d’Ionie : elle est voisine des Talautiens, Barbares de nation illyrique. C’est une colonie des Corcyréens ; Phalius, fils d’Ératoclide, Corinthien de race, et descendant d’Hercule, en fut le fondateur ; il fut mandé de la métropole, suivant l’antique usage, pour exercer cette fonction[23]. Des Corinthiens et d’autres gens d’origine dorique se joignirent à ceux qui allaient établir la colonie : ce fut, avec le temps, une cité considérable, et elle parvint à une grande population ; mais, comme on le raconte, les habitans, après s’être livrés pendant plusieurs années à des dissensions intestines, périrent en grand nombre dans une guerre qu’ils eurent avec les Barbares leurs voisins, et perdirent une grande partie de leur puissance. Enfin, avant la guerre que nous écrivons, le peuple chassa les riches ; ceux-ci se retirèrent chez les Barbares, et avec eux, ils exercèrent par terre et par mer le brigandage contre leur patrie. Les citoyens qui étaient restés dans la ville, ainsi tourmentés, envoyèrent une députation à Corcyre comme à leur métropole. Ils demandaient qu’on daignât ne les pas abandonner dans leur ruine, qu’on voulût bien les réconcilier avec les exilés et mettre fin à la guerre des Barbares. Ils firent cette demande assis, en qualité de supplians, dans le temple de Junon[24] : mais les Corcyréens ne reçurent pas leurs prières, et les renvoyèrent sans leur rien accorder.

XXV. Les Épidamniens, voyant qu’ils n’avaient aucun secours à espérer de Corcyre, ne surent quel parti prendre dans leur malheur. Ils envoyèrent à Delphes consulter le dieu, pour savoir s’ils remettraient leur ville aux Corinthiens, comme à leurs fondateurs, et s’ils essaieraient d’en obtenir quelque assistance. Le dieu leur répondit de donner leur ville aux Corinthiens, et de se mettre sous leur commandement. Les Épidamniens allèrent à Corinthe, et conformément à l’oracle, ils remirent aux Corinthiens la colonie. Ils leur firent connaître qu’elle avait eu pour fondateur un citoyen de Corinthe ; et leur communiquant la réponse du dieu, ils les prièrent de ne pas les abandonner dans leur désastre, et de leur accorder des secours. Les Corinthiens étaient persuadés que cette colonie ne leur appartenait pas moins qu’aux Corcyréens ; ils prirent ces infortunés sous leur protection, touchés de la justice de leur cause, et en même temps par haine pour les citoyens de Corcyre, qui les négligeaient, quoiqu’ils fussent une colonie sortie de leur sein. Ils ne leur rendaient pas les honneurs accoutumés dans les solennités publiques, et ne choisissaient pas, comme les autres colonies, un pontife de Corinthe, pour présider à leurs sacrifices[25]. Égaux par leurs richesses aux états les plus opulens de la Grèce, et plus puissans encore par leur appareil militaire, ils dédaignaient leur métropole. Ils ne manquaient pas aussi, dans l’occasion, de vanter avec orgueil leur grande supériorité dans la marine, parce qu’autrefois les Phéaciens avaient habité Corcyre, et avaient dû leur gloire à la puissance de leurs flottes : aussi les voyait-on s’appliquer surtout à la navigation, et leur marine était formidable ; ils avaient cent vingt trirèmes quand ils commencèrent la guerre.

XXVI. Les Corinthiens, qui avaient contre cette république tant de sujets de plainte, envoyèrent avec joie des secours à Épidamne. Ils engagèrent ceux qui le voudraient à y aller former des établissemens, et y firent passer une garnison composée de Corinthiens, d’Ampraciotes et de Leucadiens : elle prit sa route par terre du côté d’Apollonie, colonie de Corinthe, dans la crainte que les Corcyréens ne leur fermassent le passage de la mer. Ceux-ci, informés qu’il allait à Épidamne une garnison et de nouveaux habitans, et que la colonie s’était donnée aux Corinthiens, éprouvèrent un vif ressentiment. Ils mirent aussitôt en mer vingt-cinq vaisseaux qui furent bientôt suivis d’une autre flotte, et ordonnèrent, avec une hauteur insultante, aux Épidamniens de recevoir les exilés, et de chasser la garnison et les habitans qui leur étaient envoyés de Corinthe : c’est que les exilés d’Épidamne étaient venus à Corcyre ; ils montraient les tombeaux de leurs ancêtres, faisaient valoir l’origine commune qui les unissait aux Corcyréens, et demandaient à être rétablis dans leur patrie. Les Épidamniens refusèrent de rien entendre, et ceux de Corcyre les allèrent attaquer avec quarante vaisseaux ; ils menaient avec eux les exilés, dans le dessein de les rétablir, et ils avaient pris un renfort d’Illyriens. Prêts à former le siège, ils déclarèrent qu’il ne serait fait aucun mal ni aux étrangers, ni même à ceux des Épidamniens qui voudraient se retirer ; mais que ceux qui s’obstineraient à faire résistance seraient traités en ennemis. Personne n’eut égard à cette proclamation, et les Corcyréens assiégèrent la place qui est située sur un isthme.

XXVII. Dès qu’on reçut à Corinthe la nouvelle du siège, on fit des dispositions de guerre. Il fut en même temps publié que ceux qui voudraient aller s’établir à Épidamne y jouiraient de tous les droits de citoyens ; et que ceux qui, sans partir sur-le-champ, voudraient participer aux avantages de la colonie, auraient la permission de rester, en déposant cinquante drachmes, monnaie de Corinthe. Bien du monde partit, beaucoup d’autres apportèrent de l’argent ; on engagea les Mégariens à fournir des vaisseaux d’escorte, dans la crainte d’être inquiété dans la navigation par les Corcyréens. Les Mégariens se disposèrent à les accompagner avec huit vaisseaux, et les Paliens, qui logent dans l’île de Céphalénie, avec quatre. On demanda aussi des secours aux Épidauriens, qui fournirent cinq vaisseaux ; les Hermioniens en donnèrent un, les Trézéniens deux, les Leucadiens dix, les Ampraciotes huit. On demanda aux Thébains de l’argent, de même qu’aux Phliasiens. On n’exigea des Éléens que des vaisseaux vides et de l’argent. Les Corinthiens eux-mêmes équipèrent trente vaisseaux et mirent sur pied trois mille hoplites[26].

XXVIII. Les Corcyréens, sur l’avis de ces préparatifs, vinrent à Corinthe, accompagnés de députés de Lacédémone et de Sicyone qu’ils avaient pris avec eux. Ils demandèrent que les Corinthiens, comme n’ayant rien à prétendre sur Épidamne, en retirassent la garnison et les hommes qu’ils y avaient envoyés ; que s’ils avaient à faire quelque réclamation, on s’en remettrait à l’arbitrage des villes du Péloponnèse dont les deux partis conviendraient, et que celui des deux peuples dont elles reconnaîtraient les droits sur la colonie, en resterait le maître. Ils offraient aussi de s’en rapporter à l’oracle de Delphes ; enfin ils ne voulaient pas la guerre ; mais si leurs demandes étaient rejetées, ils se verraient forcés de se procurer des secours et de se faire, chez quelques-unes des principales puissances de la Grèce, des amis, que d’ailleurs ils répugneraient à choisir. Les Corinthiens répondirent qu’ils n’avaient qu’à retirer de devant Épidamne leurs vaisseaux et les troupes de Barbares, et qu’alors on mettrait leurs demandes en délibération ; mais qu’en attendant il ne serait pas juste que les Corcyréens fussent assiégés, et eux-mêmes mis en jugement. Ceux de Corcyre répliquèrent qu’ils consentaient à cette proposition, si les Corinthiens rappelaient les gens qu’ils avaient dans Épidamne, ou que même, si les deux partis convenaient de rester tranquilles où ils se trouvaient, ils étaient prêts à faire une trêve jusqu’au jugement des arbitres.

XXIX. Les Corinthiens n’écoutèrent aucune de ces propositions. Dès que leur flotte fut appareillée, et qu’ils eurent reçu les troupes auxiliaires, ils envoyèrent un héraut déclarer la guerre à Corcyre, sortirent du port avec soixante-quinze vaisseaux et deux mille hoplites, et cinglèrent vers Épidamne. Les commandans de la flotte étaient Aristée, fils de Pellicus ; Callicrate, fils de Callias, et Timanor, fils de Timanthe : les généraux de terre, Archétime, fils d’Eurytime, et Isarchidas, fils d’Isarchus. Ils étaient devant Actium, dans les campagnes d’Anactorium, où est le temple d’Apollon, quand ils virent arriver sur un vaisseau de transport un héraut qui venait de la part des Corcyréens leur défendre de s’avancer contre eux. Ceux qui l’envoyaient appareillaient en même temps leur flotte, garnissaient de leurs agrès le plus grand nombre des vaisseaux pour les mettre en mer et radoubaient les autres. Comme le héraut ne leur rapporta, de la part des Corinthiens, aucune parole de paix, et que les navires, au nombre de quatre-vingts, étaient équipés (ils en avaient quarante au siège d’Épidamne), ils partirent à la rencontre des ennemis, mirent la flotte en bataille et engagèrent le combat. Leur victoire fut complète ; ils détruisirent quinze vaisseaux de Corinthe, et le même jour, ceux qui faisaient le siège d’Épidamne forcèrent la place à capituler. La capitulation portait que les étrangers seraient mis en vente, et les Corinthiens dans les fers, jusqu’à ce qu’on eût décidé de leur sort.

XXX. Après le combat naval, les Corcyréens dressèrent un trophée à Leucymne, promontoire de Corcyre, et firent mourir tous leurs prisonniers, excepté les Corinthiens qu’ils tinrent en captivité. Quand les Corinthiens et leurs alliés se furent retirés après leur défaite, les Corcyréens, maîtres de toute cette partie de la mer, se portèrent à Leucade, colonie de Corinthe, et la ravagèrent. Ils brûlèrent Cyllène, où était le chantier des Éléens, pour les punir d’avoir fourni aux Corinthiens des vaisseaux et de l’argent. Enfin, pendant la plus grande partie de l’année après le combat naval, ils eurent l’empire de la mer, et leurs vaisseaux désolaient ceux des alliés de Corinthe.

Mais enfin les Corinthiens, à l’approche de l’été, voyant ce que leurs alliés avaient à souffrir, firent partir une flotte et une armée ; ils campèrent à Actium et vers Chimérium dans la Thesprotide, pour garder Leucade et les autres villes amies. Les Corcyréens, avec une flotte et des troupes de terre, vinrent camper à Leucymne, en face de leurs ennemis ; mais ni les uns ni les autres ne s’avancèrent en mer pour se combattre ; ils se contentèrent de s’observer pendant tout l’été, et l’hiver venu, ils se retirèrent.

XXXI. Depuis le combat naval, pendant tout le reste de l’année où il fut livré, et dans l’année suivante, les Corinthiens, indignés de la guerre qu’ils avaient à soutenir contre les Corcyréens, construisirent des vaisseaux, se formèrent une excellente flotte et rassemblèrent du Péloponnèse et de tout le reste de la Grèce, des rameurs attirés par l’appât d’une bonne solde. À la nouvelle de ces préparatifs, les Corcyréens furent effrayés. Ils n’avaient d’alliance avec aucun état de la Grèce, et ne s’étaient fait comprendre ni dans les traités des Athéniens, ni dans ceux des Lacédémoniens. Ils crurent devoir se rendre à Athènes et essayer d’être admis dans l’alliance de cette république, et d’en obtenir quelques secours. Les Corinthiens furent instruits de cette résolution ; ils envoyèrent aussi à Athènes une députation, dans la crainte que les forces maritimes de cette république, jointes à celles de Corcyre, ne les empêchassent de faire la guerre comme ils le désiraient. L’assemblée formée, les députés de part et d’autre parlèrent contradictoirement. Voici comment s’exprimèrent à peu près les Corcyréens :

XXXII. « Il est juste, ô Athéniens, que des peuples qui ne se sont encore montrés aux autres d’aucune utilité, ni par des services signalés, ni par leur alliance, s’ils viennent, comme nous aujourd’hui, réclamer des secours, fassent d’abord connaître surtout que ce qu’ils demandent aura des avantages pour ceux qu’ils implorent, que du moins il ne leur sera pas nuisible, et qu’enfin on peut compter sur leur reconnaissance. S’ils n’établissent rien de tout cela, qu’ils ne s’offensent pas d’un refus. Les Corcyréens nous envoient demander votre alliance, persuadés que nous pourrons vous satisfaire sur tous ces points.

« Nous sentons que notre conduite passée doit sembler absurde à vos yeux dans le besoin que nous éprouvons, et les circonstances présentes la rendent funeste à nos propres intérêts. Nous qui jusqu’ici, de notre propre volonté, n’avons jamais été les alliés de personne, nous venons maintenant implorer l’alliance des autres ; et cela, quand, engagés dans une guerre avec les Corinthiens, nous nous trouvons, par cette conduite, dans un entier délaissement. Notre sagesse apparente d’autrefois, qui nous détournait de partager au gré d’autrui les hasards des guerres qui ne nous regardaient pas, ne se montre plus aujourd’hui que comme imprudence et faiblesse. C’est avec nos seules ressources que dans un combat naval nous avons repoussé les Corinthiens ; mais à présent qu’ils se disposent vivement à nous attaquer avec un appareil plus formidable, rassemblé du Péloponnèse et du reste de la Grèce, que nous nous voyons dans l’impuissance d’exister réduits à nos propres forces, et que ce serait un grand danger pour toute la Grèce s’ils parvenaient à nous asservir ; nous sommes obligés de demander du secours et à vous-mêmes et à tous ceux dont nous pouvons en attendre. On doit nous pardonner si nous osons tenir une conduite opposée à notre première insouciance, qui n’avait d’autre cause que l’erreur et non pas une mauvaise intention.

XXXIII. « Si vous vous rendez à notre prière, ce sera pour vous, à bien des égards, un heureux événement que le besoin où nous sommes réduits. D’abord vous viendrez au secours d’un peuple qui souffre une injustice et qui n’en a pas commis ; ensuite, en nous accueillant quand nous courons le danger de perdre ce que les hommes ont de plus cher, vous nous accorderez un bienfait dont le témoignage ne pourra jamais s’effacer ; enfin après votre marine, la nôtre est la plus puissante ; et considérez quelle plus rare faveur de la fortune et plus affligeante pour vos ennemis, que de voir une puissance, dont vous n’auriez pas cru acheter la jonction trop cher par de riches trésors et une vive reconnaissance, s’offrir à vous d’elle-même et se remettre dans vos mains, sans vous causer ni dangers ni dépense. C’est d’ailleurs vous assurer près du grand nombre une haute réputation de vertu, la gratitude de ceux que vous défendrez, et un accroissement de puissance ; avantages qui, dans tous les temps, ne se sont offerts réunis qu’à bien peu de nations. Il est rare qu’en sollicitant une alliance, on ne procure pas moins d’éclat et de sûreté à ceux qu’on implore, que l’on ne doit soi-même en recevoir.

« Il se trompe, celui qui se persuade qu’on ne verra pas s’élever une guerre où nous pourrons vous être utiles. Il ne sent pas que les Lacédémoniens brûlent de vous combattre, parce qu’ils vous craignent, et que les Corinthiens, puissans par eux-mêmes et qui vous haïssent, commencent par nous attaquer, pour se porter ensuite contre vous. Ils craignent que, dans notre haine commune, nous ne nous unissions contre eux, ce qui leur ferait manquer deux objets bien chers : de nous nuire et d’affermir leur puissance.

XXXIV. « Notre intérêt est de les prévenir, nous en vous offrant, vous en acceptant notre alliance, et de nous concerter d’avance contre eux, plutôt que d’avoir à nous défendre de leurs complots. Si l’on vous objecte l’injustice de soutenir dans sa rébellion une de leurs colonies, qu’on apprenne que toute colonie bien traitée révère sa métropole, et maltraitée s’en détache ; car elle a été envoyée pour être non l’esclave, mais l’égale de ceux qui sont restés. On ne peut révoquer en doute l’injustice des Corinthiens : invités à mettre en arbitrage nos différends au sujet d’Épidamne, ils ont mieux aimé répondre à nos réclamations par la guerre que par les voies de la justice. Apprenez de leur conduite envers nous, qui leur appartenons par notre origine, à ne pas leur permettre de vous tromper, et trop faciles à leurs prières, à ne pas vous presser de servir leur cause. Le plus sûr moyen d’exister sans crainte, c’est de ne pas se préparer le repentir d’avoir servi ses ennemis.

XXXV. « Et ce n’est pas même rompre votre traité avec les Lacédémoniens que de nous recevoir dans votre alliance, nous qui ne sommes alliés ni de Corinthe ni de Lacédémone. Il est dit dans ce traité que toute ville grecque qui n’est l’alliée de personne est libre de s’unir à celle qui lui plaira ; et il serait étrange qu’il leur fût permis de remplir leurs vaisseaux d’hommes compris dans le traité, et même du reste de la Grèce, et même encore de vos propres sujets, et qu’ils prétendissent nous interdire votre alliance offerte à tous les opprimés, et tous les secours que nous pourrions obtenir de quelque endroit que ce fût. Peut-être vous feront-ils un crime de nous accorder notre demande ; mais nous aurons bien plus justement à nous plaindre si vous la rejetez. Quoi ! vous nous repousseriez, nous qui sommes en danger, et qui ne sommes point vos ennemis ; et non-seulement vous n’opposeriez aucun obstacle à ceux qui sont vos ennemis, qui déjà s’avancent contre vous, mais vous souffririez qu’ils tirassent des forces même de votre domination ! Quelle injustice ! Arrêtez les levées de mercenaires qu’ils font sur votre territoire, ou envoyez-nous aussi du secours : choisissez la manière que vous trouverez la plus convenable ; mais le mieux est de nous admettre à votre alliance, et de nous aider ouvertement.

« Nous vous avons annoncé d’abord, et nous devons faire voir que vous retirerez de cette conduite de grands avantages : le plus important, celui qui doit surtout vous déterminer, c’est que nos ennemis sont les mêmes ; et que loin d’être à mépriser, ils sont capables de faire beaucoup de mal à ceux qui osent se soustraire à leur empire. D’ailleurs, ce n’est pas une puissance de terre qui vient s’offrir à vous, c’est une puissance maritime ; et il vous est plus important de ne pas vous en priver. Il serait de votre intérêt de ne pas souffrir qu’il existât d’autre marine que la vôtre ; cela est impossible : soyez donc les amis de ceux qui ont la meilleure flotte.

XXXVI. « Il se trouvera peut-être quelqu’un qui sentira l’utilité de nos offres ; mais, en les acceptant, il craindrait de rompre le traité. Qu’il sache que c’est précisément ce qu’il craint qui vous procurera de la force et inspirera le plus de terreur à vos ennemis ; tandis que ce qui le rassurerait, le refus de cette force, vous rendant plus faibles contre des ennemis vigoureux, leur inspirerait plus de confiance ; qu’enfin ce n’est pas, en ce moment, sur le sort de Corcyre plutôt que sur celui d’Athènes qu’il délibère. Il pourvoit bien mal aux intérêts de cette république, celui qui ne considère que l’instant présent, et qui, pour une guerre qui se fera, qui déjà commence en quelque sorte, hésite à se fortifier de la jonction d’une ville qu’il n’est pas indifférent d’avoir pour amie ou pour ennemie. Sans parler de ses autres avantages, elle domine sur le passage de l’Italie et de la Sicile ; elle peut empêcher qu’une flotte ne passe de là dans le Péloponnèse, ni du Péloponnèse dans ces contrées. Apprenez en peu de mots, qui renferment tout, à ne pas nous refuser. Il est dans la Grèce trois puissances maritimes, dignes de considération ; la vôtre, la nôtre, celle des Corinthiens : si vous souffrez que deux de ces puissances n’en fassent qu’une, si les Corinthiens se rendent maîtres de notre île, vous aurez à combattre à la fois sur mer les Corcyréens et les Péloponnésiens ; mais, en acceptant notre alliance, vous aurez nos flottes de plus pour lutter contre le Péloponnèse. »

Ce fut dans des termes semblables que s’exprimèrent les Corcyréens. Les Corinthiens, après eux, parlèrent à peu près ainsi :

XXXVII. « Puisque les députés de Corcyre ne se sont pas bornés, dans leur discours, à solliciter votre alliance, mais qu’ils ont parlé de nos injustices, et du tort que nous avons de leur faire la guerre, nous sommes obligés, avant de traiter le sujet qui nous amène, de répondre à ces deux reproches : ainsi vous serez plus en état d’apprécier notre demande, et vous ne rejetterez pas sans motif ces grands avantages qu’ils vous présentent.

« C’est par sagesse, disent-ils, qu’ils n’ont accepté l’alliance de personne. Non ; c’est un parti qu’ils ont pris par scélératesse et non par vertu ; ils ne voulaient avoir aucun allié pour témoin de leurs injustices, ni appeler des amis pour rougir devant eux. D’ailleurs leur ville est très avantageusement située pour les rendre juges de ceux qu’ils maltraitent, et indépendans de toute convention. Il est fort rare qu’ils naviguent chez les autres ; et souvent la nécessité pousse les autres dans leur repaire. Aussi n’est-ce pas dans la crainte de partager l’injustice des autres qu’ils ont pris le parti généreux de rester isolés ; mais pour être seuls quand ils se livrent à l’injustice ; pour s’abandonner à la violence quand ils se trouvent les plus forts, gagner davantage dans le secret, et nier sans honte leurs larcins. Sans doute s’ils avaient cette intégrité dont ils se parent, plus ils sont indépendans de leurs voisins, plus ils devraient mettre en évidence leur vertu, en se soumettant aux voies de droit dans leurs contestations.

XXXVIII. « C’est ce qu’ils ne pratiquent ni avec les autres ni avec nous. Sortis de notre sein, ils se sont toujours montrés rebelles, et maintenant ils nous font la guerre. Leur excuse est qu’ils n’ont pas été envoyés en colonie pour être maltraités : notre réponse est que nous ne les avons pas envoyés en colonie pour en recevoir des offenses, mais pour les commander et pour en recevoir les respects qu’ils nous doivent. Nos autres colonies nous révèrent ; je dirai plus, elles nous aiment : et si nous plaisons aux autres, qui sont en plus grand nombre, et que nous leur déplaisions à eux seuls, c’est à eux sans doute que le tort doit être imputé. J’avoue que nous serions condamnables de leur faire la guerre, si nous n’avions pas été grièvement offensés ; mais quand nous aurions même ce tort, ce serait un honneur pour eux de céder à notre colère, et la honte serait pour nous, de nous permettre la violence contre leur modération. Mais devenus insolens et gonflés de leurs richesses, après bien d’autres injures, sans avoir réclamé la ville d’Épidamne, qui nous appartient, lorsqu’elle souffrait les horreurs de la guerre, ils l’ont prise de vive force, quand nous venions la secourir.

XXXIX. « Ils disent qu’ils ont offert d’abord de se soumettre à des arbitres : mais ce n’est pas respecter la justice, que de mettre la force de son côté, et d’attendre qu’on n’ait plus rien à craindre pour établir ses raisons et appeler en jugement son adverse partie. Il faut, avant d’entrer en procès, se montrer juste en procédés aussi bien qu’en paroles. Ce n’est pas avant de commencer le siège d’Épidamne, mais lorsqu’ils ont cru que nous ne mépriserions pas cet outrage, qu’ils ont affecté de réclamer la justice. Et non contens de s’être rendus coupables par cette entreprise, ils viennent à présent vous inviter, non pas à leur alliance, mais à partager leur crime. Ils ont commencé par provoquer notre haine, et ils vous prient de les reconnaître pour vos alliés. C’était quand ils n’avaient rien à craindre qu’ils auraient dû faire cette démarche, et non quand nous sommes offensés, quand ils sont en danger, quand, sans avoir eu part à leur puissance, vous leur ferez part de vos avantages, et qu’étrangers à leurs fautes, vous en deviendrez complices à nos yeux. Que ne venaient-ils autrefois partager avec vous leur puissance, et vous auriez couru en commun les hasards des événemens. Mais non ; c’est après leur faute, dont vous ne pouvez être accusés, qu’ils veulent vous en faire partager la punition.

XL. « Que nous ne paraissions devant vous qu’avec la justice en notre faveur, que ces gens-là soient coupables de violence et de brigandage, c’est ce qui est assez prouvé. Apprenez que vous ne pourriez les recevoir sans vous rendre injustes. Si le traité porte qu’il est permis aux villes qui n’ont pas d’alliés d’en choisir à leur volonté, cette clause ne regarde pas celles qui n’entreraient dans une alliance que pour nuire à leurs voisins ; elle concerne la république qui, sans en priver une autre de son alliance, aurait besoin de pourvoir à sa sûreté, et qui n’apportera point à ceux qui ne la recevront pas, s’ils ont de la prudence, la guerre au lieu de la paix. C’est ce que vous éprouverez si vous ne nous croyez pas ; car vous ne deviendrez pas seulement leurs alliés, mais au lieu d’être les nôtres, vous deviendrez nos ennemis. Dès que vous marcherez avec eux, il faudra bien que, pour nous défendre contre eux, nous vous combattions vous-mêmes.

« Mais la justice veut que vous restiez neutres, ou plutôt que vous marchiez contre eux avec nous ; car un traité vous lie avec les Corinthiens, et vous n’en avez eu jamais avec les Corcyréens, pas même un traité de trêve. Ne faites donc pas une loi pour recevoir sous votre protection des rebelles. Quand les Samiens se soulevèrent contre vous, quand le Péloponnèse était partagé sur la question de savoir s’il fallait les secourir. nous n’avons pas voté contre vous : nous avons hautement soutenu qu’il est permis à chacun de punir ses alliés. Si vous recevez, si vous vengez des villes coupables, on verra vos sujets en aussi grand nombre recourir à notre protection, et la loi que vous aurez portée se tournera moins contre nous que contre vous-mêmes.

XLI. « Voilà quels sont nos droits auprès de vous ; ils sont fondés sur les lois de la Grèce. Nous osons dire que, dans la circonstance actuelle, vous nous devez de la reconnaissance ; nous vous exhortons à la montrer : nous vous prions de nous accorder un juste retour, et nous ne sommes pas assez vos ennemis pour en tourner contre vous les effets, ni assez de vos amis pour le réclamer trop souvent. Lorsque autrefois, avant la guerre des Mèdes, vous manquiez de vaisseaux longs contre les Éginètes, les Corinthiens vous en prêtèrent vingt[27]. Ce bon office de notre part, celui que nous vous avons rendu contre les Samiens, en empêchant le Péloponnèse de les secourir, voilà ce qui vous a procuré la supériorité sur Égine et la punition de Samos, Nous vous avons rendu ces services quand vous marchiez contre vos ennemis ; circonstance où les hommes, tout occupés du désir de vaincre, sont incapables de toute autre considération, regardent comme ami celui qui les sert, fût-il auparavant leur ennemi, et comme ennemi celui qui s’oppose à leurs desseins, quand il serait leur ami, sacrifiant tous les égards particuliers à l’objet actuel de leur ambition.

XLII. « Voilà ce dont il faut vous pénétrer, et ce que ceux qui sont trop jeunes pour le savoir par eux-mêmes doivent apprendre des vieillards. Combattez avec nous en générosité. Et qu’on ne s’imagine pas que notre discours s’accorde avec la justice ; mais que si la guerre survenait, il serait contraire à vos intérêts de vous y conformer ; le véritable intérêt est en faveur de celui qui fait le moins de fautes. Elle est encore incertaine cette guerre à venir, dont les Corcyréens vous font peur, et pour laquelle ils vous pressent d’être injustes ; et il serait indigne de vous, dans la crainte qu’ils vous inspirent, de vous attirer, non la haine supposée prochaine, mais la haine déclarée des Corinthiens. Il sera plus sage de dissiper les mécontentemens que nous a causés l’affaire de Mégare. Un dernier service, rendu à propos, fût-il même léger, est capable d’effacer une grande offense. Ne vous laissez pas entraîner par la jonction qui vous est offerte d’une marine respectable. Ne pas être injuste envers ses égaux, c’est bien mieux assurer sa puissance, qu’épris d’avantages manifestes pour le moment, ne satisfaire son ambition qu’au milieu des dangers.

XLIII. « Puisque nous sommes tombés sur ce que nous avons dit nous-même autrefois à Lacédémone, qu’il est permis à chacun de punir ses alliés, nous attendons de vous une réponse semblable. Favorisés par nos suffrages, ne nous lésez point par les vôtres. Rendez-nous la pareille, et songez que nous sommes à présent dans une circonstance où l’on n’a pas de plus grand ami que celui qui nous sert, où celui qui s’oppose à nos desseins est notre ennemi. Ne recevez pas malgré nous dans votre alliance ces brigands de Corcyre, et ne les protégez pas dans leurs injustices. Vous comporter ainsi, c’est vous acquitter d’un devoir, et consulter vos plus grands intérêts. »

Ce fut de cette manière que parlaient les Corinthiens.

XLIV. Les Athéniens ayant entendu les deux partis, se formèrent deux fois en assemblée. Ils penchèrent la première fois en faveur des Corinthiens ; mais ils changèrent d’avis la seconde. Il est vrai qu’ils ne jugèrent pas à propos de faire avec Corcyre un traité d’alliance offensive et défensive, par lequel ils auraient eu les mêmes amis et les mêmes ennemis : car les Corcyréens auraient pu les engager à faire partir de concert leur flotte contre Corinthe ; et c’eût été rompre le traité qu’ils avaient avec le Péloponnèse ; mais ils contractèrent réciproquement une alliance défensive contre ceux qui attaqueraient Corcyre, Athènes, ou quelqu’un de leurs alliés. Ils sentaient bien que, malgré ce ménagement, ils auraient la guerre avec le Péloponnèse ; mais ils ne voulaient pas abandonner aux Corinthiens Corcyre qui avait une marine si florissante ; et leur intention était d’engager de plus en plus ces peuples les uns contre les autres, pour trouver plus faibles les Corinthiens et les autres puissances maritimes du Péloponnèse, quand eux-mêmes auraient à les combattre. D’ailleurs, l'île de Corcyre leur paraissait commodément située sur la route de l’Italie et de la Sicile.

XLV. Tels furent les motifs qui engagèrent les Athéniens à recevoir les Corcyréens dans leur alliance, et quand la députation de Corinthe se fut retirée, ils ne tardèrent pas à leur faire passer un secours de dix vaisseaux. Ce fut Lacédémonius, fils de Cimon, Diotime, fils de Strombichus, et Protéas, fils d’Épiclès, qui en eurent le commandement. Ils eurent ordre de ne pas combattre les Corinthiens, à moins que ceux-ci ne se portassent contre Corcyre et ne fussent prêts à descendre dans cette île, ou dans quelque endroit qui en dépendît ; car ils devaient s’opposer de toutes leurs forces à de telles entreprises. L’objet de cet ordre était de ne pas rompre le traité. Les vaisseaux abordèrent à Corcyre.

XLVL Dès que les Corinthiens eurent terminé leurs préparatifs, ils s’y portèrent de leur côté avec cent cinquante vaisseaux. Il y en avait dix d’Élée, douze de Mégare, dix de Leucade, vingt-sept d’Ampracie, un d’Anactorium, et quatre-vingt-dix de Corinthe. Chaque ville avait nommé ses généraux : les Corinthiens en avaient cinq, dont le premier était Xénoclès, fils d’Euthyclés. Leur rendez-vous fut la côte qui regarde Corcyre : ils partirent de Leucade, et abordèrent à Chimérium dans Thesprotide. Il se trouve, dans la partie de la Thesprotide qu’on nomme Éléatis, un port, et au-dessus, à quelque distance de la mer, une ville qu’on appelle Éphyre. C’est près de là que se décharge dans la mer le lac Achérosien : le fleuve Achéron perd ses eaux dans ce lac, et lui donne son nom. Là coule aussi le fleuve Thyamis, qui sépare la Thesprotide de Cestrine, et c’est entre ces deux fleuves que s’élève le promontoire Chimérium : ce fut à cette partie du continent que les Corinthiens prirent terre, et qu’ils établirent leur camp.

XLVII. À la nouvelle de leur arrivée, les Corcyréens montèrent cent dix vaisseaux que commandaient Alidade, Æsiméde et Eurybate ; ils allèrent camper dans une des îles qui se nomment Sybota. Là vinrent aussi les dix vaisseaux d’Athènes. L’infanterie et mille auxiliaires de Zacynthe, pesamment armés, étaient sur le promontoire de Leucymne. Les Corinthiens avaient aussi de leur côté, sur le continent, un grand nombre de Barbares auxiliaires ; car ceux qui occupent cette partie de la terre ferme avaient été de tous temps amis de Corinthe.

XLVIII. Les Corinthiens, ayant fait toutes leurs dispositions, prirent des provisions pour trois jours, et quittèrent Chimérium pendant la nuit pour aller offrir aux ennemis le combat. Ils voguaient au lever de l’aurore, quand ils virent en haute mer s’avancer contre eux la flotte des Corcyréens. On ne se fut pas plus tôt aperçu des deux côtés, qu’on se mit en ordre de bataille. À l’aile droite des Corcyréens étaient les vaisseaux d’Athènes : les Corcyréens eux-mêmes composaient le reste de l’armée navale, partagée en trois corps, dont chacun était commandé par l’un des trois généraux. Telles étaient les dispositions des Corcyréens. L’aile droite des Corinthiens était formée des vaisseaux de Mégare et d’Ampracie ; au centre, étaient les alliés, chacun à leur rang ; les Corinthiens formaient l’aile gauche avec les vaisseaux qui voguaient le mieux. Ils étaient opposés aux Athéniens et à l’aile droite des Corcyréens.

XLIX. Les signaux furent levés de part et d’autre, et l’action commença. Les ponts des deux flottes étaient couverts d’hoplites, d’archers, de gens de trait. La tactique était conforme à l’ancien usage, et peu savante. Les combats de mer étaient violens, mais l’art y brillait moins que le courage : ils ressemblaient beaucoup aux combats de terre. L’affaire une fois engagée, le nombre et le désordre des vaisseaux ne permettaient pas de se détacher aisément : c’était dans les hoplites qui couvraient les ponts, que résidait surtout l’espérance de la victoire. On s’acharnait au combat, et les bâtimens ne manœuvraient plus. On ne reculait pas pour recommencer une nouvelle attaque ; mais on se chargeait avec plus de valeur et de force que de science. C’était un horrible tumulte, un trouble affreux.

Les vaisseaux d’Athènes, prêts à soutenir les Corcyréens, s’ils étaient trop vivement pressés, imposaient de la crainte aux ennemis ; mais les généraux n’attaquaient pas, intimidés par les ordres qu’ils avaient reçus. L’aile droite des Corinthiens fut celle qui souffrit davantage : vingt bâtimens de Corcyre la mirent en fuite, la dispersèrent, la poussèrent à la côte, allèrent jusqu’au camp, descendirent, brûlèrent les tentes abandonnées, et pillèrent la caisse.

De ce côté les Corinthiens et leurs alliés avaient le dessous et les Corcyréens étaient victorieux ; mais ils eurent à la gauche, où ils étaient eux-mêmes, un avantage considérable. Les Corcyréens, déjà inférieurs en nombre, avaient de moins les vingt navires qui n’étaient pas revenus de la poursuite : les Athéniens qui les virent pressés, leur donnèrent enfin du secours avec moins de crainte d’être blâmés. Ils s’étaient interdit jusqu’à ce moment de faire aucune attaque ; mais la flotte de Corcyre était mise en fuite, celle de Corinthe s’attendait à la poursuivre ; tout le monde alors prit part au combat ; il n’y eut plus de différence ; les Corinthiens et les Athéniens furent réduits à la nécessité de s’attaquer les uns les autres.

L. La fuite une fois décidée, les Corinthiens ne s’amusèrent pas à remorquer les vaisseaux qu’ils avaient mis hors de combat, mais ils se tournèrent contre les hommes, et parcoururent la flotte ennemie pour les massacrer plutôt que pour les faire prisonniers. Ils égorgeaient même leurs amis sans les connaître, ne sachant pas que leur aile droite avait été battue : depuis que les deux flottes s’étaient mêlées, comme elles étaient nombreuses, et qu’elles occupaient une grande étendue de mer, il était difficile de distinguer les vaincus et les vainqueurs.

Ce combat naval fut, par le nombre des bâtimens, le plus considérable que les Grecs eussent livré contre des Grecs. Après avoir poursuivi les Corcyréens jusqu’à la côte, les Corinthiens se mirent à recueillir les débris des vaisseaux et leurs morts. Ils en recouvrèrent la plus grande partie qu’ils transportèrent à Sybota, port désert de la Thesprotide, où une armée de Barbares était venue par terre leur apporter du secours. Ils se rallièrent ensuite, et firent voile de nouveau contre les Corcyréens. Ceux-ci vinrent à leur rencontre avec ce qui leur restait de vaisseaux en état de tenir la mer et les bâtimens athéniens : ils craignaient qu’ils ne tentassent une descente dans leur île. Il était déjà tard ; et l’on commençait à chanter pæan[28] pour se préparer à charger, quand aussitôt les Corinthiens se mirent à ramer du côté de la poupe[29]. C’est qu’ils voyaient s’avancer vingt navires d’Athènes. On les avait expédiés après le départ des dix autres, dans la crainte, comme il était arrivé, que les Corcyréens ne fussent vaincus, et que ce ne fût pas assez des premiers vaisseaux pour les défendre.

LI. Les Corinthiens furent les premiers à les apercevoir ; ils soupçonnèrent qu’il y en avait plus qu’ils n’en voyaient, et c’est ce qui les faisait reculer. Comme ces bâtimens venaient d’un côté où ne pouvait guère porter la vue des Corcyréens, ils ne les découvrirent pas, et la manœuvre des Corinthiens les étonnait ; mais enfin ceux des leurs qui les aperçurent les premiers, s’écrièrent qu’une flotte venait les attaquer. Aussitôt eux-mêmes opérèrent leur retraite. Le jour tombait ; les Corinthiens revirèrent de bord et partirent. Ce fut ainsi que les deux flottes se séparèrent, et la nuit mis fin à tous combas.

Les Corcyréens avaient leur camp à Leucymne, et les vingt vaisseaux d’Athènes, flottant à travers les morts et les débris de navires, y abordèrent peu de temps après qu’on les eut aperçus. Ils avaient pour commandans Glaucon, fils de Léagre, et Andocide, fils de Léogoras. Les Corcyréens, dans l’obscurité, avaient d’abord craint que ce ne fussent des vaisseaux ennemis ; mais quand ils les eurent reconnus, ils les reçurent dans la rade.

LII. Le lendemain, les trente vaisseaux d’Athènes sortirent du port avec ceux des Corcyréens qui étaient en bon état ; ils cinglèrent vers Sybota, où mouillaient les Corinthiens, pour voir s’ils voudraient s’essayer de nouveau. Ceux-ci mirent à la voile et s’avancèrent en ordre de bataille ; mais dès qu’ils furent en haute mer, ils restèrent dans l’inaction. Ils n’avaient pas envie d’engager une affaire à la vue du renfort que venaient de recevoir les Athéniens, et d’autres difficultés les arrêtaient : la garde des prisonniers qu’ils avaient à bord et le défaut de tout pour radouber, dans une solitude, ceux de leurs bâtimens qui avaient été maltraités. Ce qui les occupait le plus c’était le moyen de faire une retraite ; ils craignaient que les Athéniens, depuis qu’ils en étaient venus aux mains avec eux, ne regardassent la trêve comme rompue, et ne s’opposassent à leur retour.

LIII. Ils prirent le parti de faire monter sur une barque légère quelques hommes sans caducée, et de les envoyer aux Athéniens, pour tâter leurs dispositions. Voici les paroles que prononcèrent ces députés : «Vous faites une injustice, ô Athéniens, de commencer la guerre et de rompre le traité. Vous vous opposez à la vengeance que nous voulons tirer de nos ennemis et vous prenez les armes contre nous. Si votre dessein est d’empêcher que nous ne nous portions contre les Corcyréens ou ailleurs, suivant notre volonté, si vous avez résolu de rompre la paix, prenez-nous les premiers, nous qui venons nous remettre en vos mains, et traitez-nous en ennemis. »

Ils parlèrent ainsi : tous les Corcyréens qui pouvaient les entendre s’écrièrent qu’il fallait les arrêter et leur donner la mort ; mais les Athéniens répondirent : « Nous ne commençons pas la guerre, ô Péloponnésiens, et nous n’avons pas dessein de rompre la paix, mais nous sommes venus au secours des Corcyréens qui sont nos alliés. Nous ne vous empêcherons pas d’aller où vous voudrez ; mais si vous attaquez Corcyre ou quelque lieu qui en dépende, nous mettrons toutes nos forces à ne pas souffrir cette entreprise. »

LIV. Sur cette réponse des Athéniens, les Corinthiens se disposèrent à regagner leur pays : ils dressèrent un trophée à Sybota, sur le continent. Les Corcyréens recueillirent les débris de leurs vaisseaux et leurs morts ; la vague les avait poussés au rivage, et un vent qui s’était élevé pendant la nuit les avait dispersés sur toute l’étendue de la côte. Ils dressèrent de leur côté, en qualité de vainqueurs, un trophée dans un autre endroit qui porte aussi le nom de Sybota, et qui est aussi dans une île. Voici les raisons qu’avaient les deux partis pour se regarder comme victorieux : les Corinthiens, supérieurs dans le combat naval jusqu’à la nuit, avaient recueilli leurs morts[30] et les débris de leurs vaisseaux ; ils n’avaient pas fait moins de mille prisonniers et avaient mis hors de combat environ soixante-dix navires ; ils se crurent en droit d’ériger un trophée. Les Corcyréens avaient détruit bien près de trente vaisseaux ennemis, et depuis l’arrivée des Athéniens, ils avaient rassemblé les débris de leurs bâtimens et recueilli leurs morts ; la veille, les Corinthiens, à la vue des vaisseaux d’Athènes, avaient ramé à la poupe, et s’étaient retirés ; quand ensuite les Corcyréens s’étaient présentés, ils n’étaient pas venus à leur rencontre, voilà pourquoi ils élevèrent un trophée. Ce fut ainsi que chaque parti s’attribua la victoire.

LV. Les Corinthiens, sur leur route, enlevèrent par surprise Anactorium, à l’entrée du golfe d’Ambracie. Il leur appartenait en commun avec les Corcyréens. Ils y laissèrent une colonie corinthienne et retournèrent chez eux. ils vendirent huit cents Corcyréens de condition servile, et gardèrent prisonniers deux cent cinquante citoyens, dont ils eurent grand soin, dans l’espérance que, rentrés dans leur patrie, ils pourraient la leur soumettre, car la plupart étaient par leurs richesses des premiers de la ville. Ce fut ainsi que, dans cette guerre avec les Corinthiens, Corcyre évita sa ruine. Les vaisseaux d’Athènes se retirèrent. Ainsi la première cause de la guerre entre les Corinthiens et les Athiéniens, ce fut que les derniers, unis à la flotte de Corcyre, avaient exercé des hostilités contre celle de Corinthe, malgré la foi des traités.

LVI. Aussitôt après, s’élevèrent entre les Athéniens et les Péloponnésiens des différends qui entraînèrent la rupture. Les Corinthiens travaillaient à se venger, et les Athéniens ne doutaient pas de leur haine. Ils avaient pour tributaires et pour alliés les citoyens de Potidée, qui est une colonie de Corinthe sur l’isthme de Pallène. Ils leur ordonnèrent de détruire celui de leurs murs qui regarde Pallène, de leur donner des otages, de chasser les demiurges[31] que Corinthe leur envoyait tous les ans, et de n’en plus recevoir. Ils craignaient de les voir se soulever à la sollicitation de Perdiccas et des Corinthiens, et entraîner par cet exemple leurs autres alliés de la Thrace.

LVII. Ce fut aussitôt après le combat naval de Corcyre qu’ils prirent ces résolutions contre Potidée ; car les Corinthiens ne dissimulaient pas leur ressentiment, et Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, auparavant allié et ami d’Athènes, se déclarait contre cette république. La cause de son inimitié, c’est que les Athéniens avaient contracté une alliance avec Philippe son frère, et avec Derdas, qui lui faisaient la guerre en commun. C’est ce qui lui fit ouvrir des négociations à Lacédémone, pour susciter contre eux le Péloponnèse, et il s’attachait les Corinthiens dans le dessein d’opérer la défection de Potidée. Il fit aussi porter des paroles dans la Thrace aux habitans de la Chalcidique et chez les Bottiéens, pour les engager à un soulèvement. S’il avait une fois dans son alliance ces pays voisins de sa domination, il devait trouver moins de difficulté dans la guerre qu’il méditait contre Athènes.

Cette république dépêchait alors contre ce prince trente vaisseaux et mille hoplites sous les ordres d’Archestrate, fils de Lycomède, et de dix autres généraux. Sur la connaissance de ses dispositions, et dans le dessein de prévenir le soulèvement des villes, on donna ordre aux commandans de ces vaisseaux d’exiger de Potidée des otages, de raser les fortifications de cette place, et de surveiller les villes voisines, pour en empêcher la défection.

LVIII. Ceux de Potidée envoyèrent une députation à Athènes ; ils voulaient essayer d’obtenir qu’on ne fît aucun changement à leur égard. Ils allèrent aussi à Lacédémone, avec des députés de Corinthe, négocier des secours en cas de besoin. Comme après un long séjour à Athènes ils n’y trouvèrent aucune disposition favorable, que déjà la flotte mettait en mer pour agir contre eux et contre la Macédoine, et que les magistrats de Lacédémone leur faisaient espérer une invasion dans l’Attique si les Athéniens attaquaient Potidée, ils saisirent cette occasion pour s’unir par serment avec les peuples de la Chalcidique et les Bottiéens, et se détacher ensemble d’Athènes.

De son côté, Perdiccas sut persuader à ceux des Chalcidiens qui occupaient des villes maritimes, de les abandonner, de les détruire, et de s’établir à Olynthe, leur faisant entendre qu’ils seraient en sûreté dans cette place lorsqu’ils n’en auraient pas d’autres à défendre. Il assigna, pour tout le temps de la guerre contre Athènes, à ceux qui abandonneraient leurs campagnes, la partie de ses domaines et de la Mygdonie, qui est située autour du lac Bolbé. Ces peuples rasèrent leurs villes, se transportèrent dans l’intérieur du pays, et se préparèrent à la guerre.

LIX. Cependant les trente vaisseaux d’Athènes arrivent dans la Thrace, et trouvent que Potidée et les autres villes ont consommé leur rebellion. Les généraux regardent comme impossible, avec les forces qui sont à leurs ordres, de faire à la fois la guerre à Perdiccas et aux villes rebelles ; ils se tournent contre la Macédoine, suivant leur première destination, et opèrent leur jonction avec Philippe et les forces de Derdas, qui avaient pénétré dans l’intérieur du royaume.

LX. Déjà la flotte d’Athènes était autour de la Macédoine, et Potidée était soulevée, quand les Corinthiens, qui craignaient pour cette ville et qui ne regardaient pas comme indifférens pour eux les dangers qui la menaçaient, y firent passer des volontaires de Corinthe et des mercenaires levés dans le reste du Péloponnèse. Le tout faisait seize cents hoplites et quatre cents hommes de troupes légères. Ils leur donnèrent pour général Aristée, fils d’Adimante, et ce fut par inclination pour lui que la plupart des gens de guerre de Corinthe voulurent le suivre ; lui-même avait toujours eu de l’amitié pour les citoyens de Potidée. Quarante jours après la défection de cette ville, ces troupes arrivèrent dans la Thrace.

LXI. On fut bientôt instruit à Athènes du soulèvement des villes ; on apprit aussi l’arrivée des troupes que commandait Aristée, et à cette nouvelle, indépendamment des premiers vaisseaux qu’on venait d’envoyer, on en expédia encore quarante avec deux mille hoplites d’Athènes. On leur donna cinq généraux, dont Callias, fils de Calliade, était le premier. À leur arrivée dans la Macédoine, ils trouvent que les mille hommes qui sont partis avant eux viennent de prendre Thermé et font le siège de Pydna. Ils se joignent eux-mêmes à cette opération ; mais ensuite, pressés par l’affaire de Potidée et par l’arrivée d’Aristée, ils sont obligés de faire un accord avec Perdiccas et de conclure avec lui un traité d’alliance, et ils sortent de la Macédoine. Arrivés à Berrhoé, ils tentèrent de la prendre, la manquèrent, et suivirent par terre leur marche vers Potidée avec trois mille de leurs hoplites, sans compter les alliés, qui étaient en grand nombre, et six cents cavaliers macédoniens, conduits par Philippe et Pausanias. En même temps, soixante-dix vaisseaux les suivaient en côtoyant ; eux-mêmes, prenant un peu d’avance, arrivèrent le troisième jour à Gigone, et y assirent leur camp.

LXII. Les troupes de Potidée et celles qu’Aristée avait amenées du Péloponnèse, campèrent, en attendant les Macédoniens, près d’Olynthe, sur l’isthme ; elles établirent un marché hors de la ville. Les alliés élurent pour général de l’infanterie Aristée, et donnèrent le commandement de la cavalerie à Perdiccas ; car ce prince venait d’abandonner encore une fois les Athéniens, et ayant remis le gouvernement dans les mains d’Iolaüs, il s’était joint aux Potidéates. Le dessein d’Aristée était d’observer, avec ce qu’il avait de troupes dans l’isthme, l’arrivée des Athéniens, pendant que les Chalcidiens, les alliés qui se trouvaient hors de l’isthme, et les deux cents cavaliers aux ordres de Perdiccas, resteraient à Olynthe. Leur destination était, à l’arrivée des Athéniens, de les prendre par derrière, et de les renfermer entre les deux armées.

Mais le général athénien Callias et ses collègues envoyèrent de leur côté à Olynthe la cavalerie macédonienne de Philippe, avec un petit nombre des alliés, pour contenir les ennemis qui s’y trouvaient postés, et les empêcher de donner du secours à l’autre armée. Eux-mêmes levèrent le camp et s’approchèrent de Potidée. Arrivés à l’isthme, ils virent les ennemis se préparer au combat, et se mirent en ordre de bataille. Bientôt après, l’action commença : l’aile d’Aristée et ce qu’il avait avec lui de Corinthiens et de troupes choisies mirent en fuite les ennemis qui leur faisaient face, et les poursuivirent au loin. Le reste des troupes de Potidée et du Péloponnèse fut vaincu par les Athéniens, et se sauva dans la place.

LXIII. Aristée, à son retour de la poursuite, trouva que l’autre aile était vaincue ; il fut incertain sur le parti qu’il devait prendre de se jeter dans Olynthe ou dans Potidée. Il préféra la dernière place comme la moins éloignée, rallia ses soldats et s’y précipita à la course. Toujours accablé de traits, il se glissa, non sans peine, le long des éperons qui appuient le mur du côté de la mer, perdit quelques-uns de ses gens et en sauva le plus grand nombre.

La ville d’Olynthe se voit de Potidée et n’en est éloignée que de soixante stades au plus. Au commencement de la bataille et à la levée des signaux, les Macédoniens qui, de cette place, devaient porter des secours à l’armée de Potidée, avaient fait quelques pas en avant pour aller s’opposer aux ennemis ; mais la cavalerie de Philippe s’était présentée devant eux en bon ordre pour les arrêter ; et comme bientôt après la victoire avait été décidée en faveur des Athéniens et les signaux baissés, ils étaient rentrés dans la place, et les Macédoniens de Philippe avaient rejoint les troupes d’Athènes. Ainsi des deux côtés la cavalerie ne donna pas. Après la bataille, les Athéniens dressèrent un trophée et accordèrent aux Potidéates la permission d’enlever leurs morts. Ceux-ci et leurs alliés ne perdirent guère moins de trois cents hommes ; les Athéniens en perdirent cent cinquante et leur général Callias.

LXIV. Ils tirèrent aussitôt du côté de l’isthme une muraille fortifiée et y mirent garnison ; mais ils ne fortifièrent pas le côté de Pallène, jugeant impossible de veiller à la défense de l’isthme et de se porter en même temps vers Pallène pour y faire des travaux, ils craignaient en se partageant d’être attaqués par les Potidéates et leurs alliés.

Quand on eut appris à Athènes que ce côté n’était pas investi, on y envoya seize cents hoplites aux ordres de Phormion, fils d’Asopius. Il partit d’Aphytis après avoir abordé à Pallène, et conduisit lentement ses troupes du côté de Potidée, tout en ravageant la campagne. Personne ne sortit pour le combattre, et il éleva la muraille projetée. Ainsi Potidée se trouva investie de deux côtés, et elle l’était en même temps du côté de la mer par la flotte qui restait en station.

LXV. Aristée, voyant la place en cet état, n’avait pas d’espérance de la sauver, à moins d’un secours de la part du Péloponnèse ou de quelque autre événement extraordinaire. Il résolut d’y laisser cinq cents hommes et de profiter du premier vent favorable pour faire sortir le reste ; c’était le moyen de ménager les vivres. Il voulait être du nombre de ceux qui resteraient, pour veiller aux dispositions intérieures et mettre les affaires du dehors dans le meilleur état qu’il serait possible. Comme il ne put faire goûter son avis, il mit en mer sans être aperçu des Athéniens ; il s’arrêta dans la Chalcidique, y fit différentes expéditions, et ayant dressé une embuscade près de la ville de Sermylis, il tua beaucoup de monde. En même temps il était en négociations avec le Péloponnèse pour en obtenir des secours.

D’un autre côté, Phormion, après avoir investi Potidée, prit avec lui seize cents hommes qu’il commandait, alla ravager la Chalcidique et la Bottique et enleva quelques places de peu d’importance.

LXVI. Tels étaient, avant la guerre, les sujets de reproches que s’étaient donnés de part et d’autre les Athéniens et les Péloponnésiens. On se plaignait à Corinthe de ce que les Athéniens assiégeaient Potidée, colonie corinthienne, où se trouvaient des Corinthiens et des Péloponnésiens. On se plaignait à Athènes des peuples du Péloponnèse, qui avaient excité à la rebellion une ville alliée et tributaire des Athéniens, et qui leur avaient fait ouvertement la guerre avec les habitans de Potidée. Cependant il n’y avait pas du moins de rupture déclarée ; la trêve subsistait encore, et les Corinthiens seuls commettaient des hostilités.

LXVII. Ils ne se tinrent pas en repos quand ils virent assiéger Potidée. Craignant et pour la place et pour les troupes qu’ils y avaient, ils convoquèrent les alliés à Lacédémone, s’y rendirent eux-mêmes, et s’écrièrent que les Athéniens avaient enfreint la paix, et qu’ils outrageaient le Péloponnèse. Les Éginètes, par crainte des Athéniens, n’envoyèrent pas ouvertement de députés ; mais ils ne se joignirent pas moins aux autres en secret pour susciter la guerre : ils se plaignaient d’être privés de leurs libertés que le traité leur avait garanties. Les Lacédémoniens appelèrent les alliés et tous ceux qui se prétendaient offensés par les Athéniens ; et s’assemblant à leur manière accoutumée, ils les invitèrent à faire entendre leurs plaintes. Chacun porta séparément son accusation ; les Mégariens, entre plusieurs griefs importans, se plaignirent surtout d’être exilés de l’Attique contre la foi des traités, et bannis de tous les ports qui appartenaient aux Athéniens. Les Corinthiens se présentèrent les derniers, et ayant laissé les autres aigrir d’abord les Lacédémoniens, ils parlèrent ainsi :

LXVIII. « La bonne foi que vous observez, ô Lacédémoniens, dans votre administration intérieure et dans votre commerce privé, ne vous permet pas de croire aux perfidies que nous reprochons à d’autres. C’est avoir d’un côté de la sagesse, et montrer de l’autre encore plus d’ignorance des affaires du dehors. Bien des fois nous vous avons prévenus sur le mal qu’allaient nous faire les Athéniens, et ces leçons, tant de fois répétées, n’ont jamais pu vous instruire : vous avez mieux aimé supposer que c’étaient nos différends personnels qui nous faisaient parler. Inactifs tant qu’on ne nous a pas ouvertement insultés, c’est quand déjà nous en sommes aux mains que vous convoquez enfin les alliés ; et certes, nous avons d’autant plus le droit d’élever la voix au milieu d’eux, que nous avons de plus grandes plaintes à leur faire entendre, nous, outragés à la fois par les Athéniens, et négligés par vous.

« Si les injustices d’Athènes envers le reste de la Grèce pouvaient sembler incertaines, nous serions obligés de vous apprendre ce que vous pourriez ignorer ; mais à quoi bon perdre maintenant des paroles, quand vous voyez les uns déjà réduits en servitude, les autres, et même vos alliés, menacés du même sort, et les Athéniens préparés de loin à résister aux attaques qu’ils osent provoquer. Sans cela ils ne se seraient pas attaché Corcyre ; ils ne la retiendraient pas malgré nous ; ils ne feraient pas le siège de Potidée : deux places dont l’une est dans la position la plus avantageuse pour nous assurer la supériorité dans la Thrace, et l’autre fournissait une flotte très puissante aux Lacédémoniens.

LXIX. « Ces malheurs sont votre ouvrage ; à vous qui d’abord leur avez permis, après la guerre des Mèdes, de fortifier leur ville, et ensuite de construire les longues murailles ; à vous qui non-seulement jusqu’ici avez successivement privé de la liberté les villes qu’ils ont asservies, mais qui la ravissez même aujourd’hui à vos propres alliés ; car ce n’est pas l’oppresseur qui est le vrai coupable, c’est celui qui peut faire cesser l’oppression et qui la dissimule, surtout lorsqu’il s’enorgueillit de sa vertu, et se donne pour le libérateur de la Grèce. Et à peine maintenant sommes-nous assemblés ! et il semble que les crimes de nos ennemis soient encore incertains !

« Il ne s’agit plus de considérer si nous sommes offensés, mais comment nous vengerons nos offenses. Ceux dont nous avons à nous plaindre n’en sont plus à délibérer, et sans différer, ils s’avancent contre des gens qui sont encore dans l’irrésolution. Nous savons quelle est la marche des Athéniens, et que c’est par des progrès insensibles qu’ils consomment leurs usurpations. Comme ils croient que vous ne les apercevez pas, parce que vous fermez les yeux, ils ne veulent pas vous réveiller en montrant toute leur audace ; s’ils reconnaissent que vous les voyez, et que vous les laissez faire, ils s’appesantiront sur nous avec effort.

« Ô Lacédémoniens ! seuls entre les Grecs, vous aimez à temporiser ; pour tout secours, vous offrez des délais au lieu de nous prêter de la force. Seuls vous vous opposez à l’accroissement de vos ennemis, non dans sa naissance, mais lorsqu’il est doublé[32]. Et cependant on vous regarde comme un peuple infaillible dans sa politique ; réputation que les faits ne confirment pas ; car nous savons que le Mède, parti des extrémités du monde, était arrivé dans le Péloponnèse avant que vous allassiez à sa rencontre, comme il était digne de vous. Et maintenant, vous n’ouvrez pas les yeux sur les Athéniens, qui ne sont pas loin, comme l’était le Mède ; mais qui sont près d’ici ; et au lieu de marcher vous-mêmes contre eux, vous aimez mieux ne vous défendre que lorsqu’ils seront arrivés, et vous abandonner au hasard en les combattant, lorsqu’ils auront acquis bien plus de forces.

« Vous ne pouvez cependant ignorer que les Barbares ont dû à eux-mêmes la plus grande partie de leurs malheurs, et que si nous avons eu souvent de la supériorité sur les Athéniens, c’est à leurs fautes bien plus qu’à vos secours qu’il le faut attribuer, puisque les espérances que vous aviez données n’ont fait qu’entraîner. à leur perte ceux qui, se reposant sur elles, se sont trouvés sans défense. Que personne entre vous n’attribue nos paroles à de l’inimitié : prenez-les plutôt pour des représentations amicales. On fait des représentations à ses amis sur leurs fautes ; on porte des accusations contre d’injustes ennemis.

LXX. « D’ailleurs, si quelqu’un a le droit de faire entendre des reproches à ses voisins, nous croyons que c’est nous, surtout lorsqu’il s’élève de grands intérêts auxquels vous nous paraissez insensibles, lorsque vous semblez n’avoir jamais calculé ce que sont ces Athéniens que vous aurez à combattre, et combien à tous égards ils diffèrent de vous.

« Amoureux de nouveautés, ils sont prompts à concevoir et à exécuter ce qu’ils ont conçu : vous êtes propres à conserver ce que vous possédez, mais vous n’imaginez rien de plus, et vous ne savez pas aider aux événemens dans les circonstances forcées. Ils ont de l’audace au dessus de leurs forces ; ils s’exposent aux périls plus qu’ils n’en avaient formé le dessein, et au milieu des dangers, ils sont pleins d’espérance : mais vous, dans l’exécution, vous faites moins que vous ne pouvez ; les mesures les plus efficaces ne sauraient vous donner de confiance, et vous croyez ne pouvoir jamais vous tirer des dangers. Ils sont remuans, vous êtes temporiseurs ; ils aiment à se répandre au dehors, et personne ne tient plus que vous à ses foyers ; en sortant de leurs murs, ils croient acquérir quelque chose ; en vous éloignant, vous croyez nuire à ce que vous possédez. L’emportent-ils sur leurs ennemis, ils s’avancent le plus qu’ils peuvent ; vaincus, ils sont à peine consternés. Pour le service de la république, ils hasardent leur vie, comme si elle leur était étrangère ; ils semblent n’avoir en propre que leur pensée, et toujours elle conçoit de nouveaux desseins pour le bien de l’état. S’ils ne réussissent pas dans ce qu’ils ont conçu, ils se croient déchus de ce qui leur appartenait ; s’ils saisissent l’objet de leur ambition, ils croient avoir peu fait en comparaison de ce qui leur reste à faire. Leur arrive-t-il de manquer une entreprise, ils forment une autre espérance et la remplissent : seuls, ce qu’ils ont conçu, ils l’ont en même temps qu’ils l’espèrent ; tant est prompte l’exécution de leurs desseins. Tout cela se fait au milieu des fatigues et des dangers. Ils consacrent leur vie entière à se tourmenter ; ils jouissent fort peu de ce qu’ils ont, parce qu’ils sont toujours occupés d’acquérir ; ils ne connaissent d’autres fêtes que de remplir la tâche qu’ils se sont imposée[33], et se font plutôt un malheur d’une inaction paisible que d’une activité laborieuse. On les peindrait fort bien d’un seul trait, en disant qu’ils sont nés pour ne pas connaître le repos et pour le ravir aux autres.

LXXI. « Ô Lacédémoniens, tel est le peuple à qui vous avez affaire, et vous temporisez ! Vous ne croyez pas qu’il suffise à la tranquillité d’une nation d’être juste dans toutes ses entreprises et de se montrer déterminée à repousser l’insulte qu’on oserait lui faire ; mais vous faites consister la justice à ne pas chagriner les autres et à ne pas même vous exposer, pour votre défense, à recevoir quelques dommages. C’est une conduite qui pourrait à peine vous réussir avec des voisins qui vous ressembleraient ; mais maintenant, comme nous venons de le faire voir, votre politique, comparée à celle des Athéniens, tient un peu trop de l’antique simplicité. Il en est comme des arts, où il faut toujours saisir les nouveaux progrès qu’ils ont faits. Des usages invariables seraient bons pour une république qui jouirait d’un repos inébranlable ; mais quand on est obligé d’affronter un grand nombre de périls, il faut savoir leur opposer un grand nombre de ressources nouvelles. Une longue expérience a inspiré aux Athéniens bien des inventions qui vous manquent.

« Il est temps qu’enfin votre lenteur ait son terme. Secourez dès à présent les Grecs, surtout ceux de Potidée, et ne tardez pas à vous jeter sur l’Attique. N’abandonnez point à vos plus mortels ennemis des hommes que vous aimez, et qui ont avec vous une même origine ; ne nous forcez pas nous-mêmes à nous tourner, par désespoir, vers quelque autre alliance. Si nous y étions réduits, nous n’offenserions pas les dieux vengeurs du serment, et ne déplairions pas aux hommes capables de sentir quelque chose ; car ceux-là n’enfreignent pas les traités, qui, dans l’abandon, recherchent de nouveaux amis, mais ceux qui laissent sans secours des amis qu’ils ont juré de défendre. Montrez pour nous du zèle, et nous vous restons attachés ; car nous serions coupables si nous changions légèrement d’alliés, et nous n’en trouverions pas qui nous fussent plus chers. Prenez sur cet objet une sage résolution, et ne rendez pas la domination du Péloponnèse moins respectable que vous ne l’avez reçue. »

LXXII. Ainsi parlèrent les Corinthiens. Il se trouvait dès auparavant à Lacédémone des députés d’Athènes qui étaient venus pour d’autres affaires. Instruits de ce qui s’agitait dans l’assemblée, ils crurent devoir s’y présenter, non pour faire aucune réponse aux accusations qu’on y portait contre eux ; mais pour montrer en général qu’il ne fallait pas délibérer à la hâte, et qu’on devait prendre plus de temps pour examiner de si grands intérêts. Il entrait dans leurs vues de faire connaître la puissance de leur république, de rappeler aux vieillards ce qu’ils en savaient, et d’exposer aux jeunes gens ce que leur inexpérience leur laissait ignorer. Ils espéraient, par leurs discours, disposer les esprits à se tourner plus volontiers vers le repos que vers la guerre. Ils se présentèrent donc aux Lacédémoniens et déclarèrent qu’ils voulaient se faire entendre aussi dans l’assemblée, s’ils en obtenaient la permission. Invités à s’y rendre, ils parurent et parlèrent ainsi :

LXXIII. « Ce n’est pas pour faire notre apologie contre les prétentions de nos alliés, mais pour d’autres objets que nous a députés notre république. Ayant appris cependant qu’il s’élevait contre nous de vives clameurs, nous nous présentons ici, non pour répondre aux accusations des villes, car nous ne pourrions vous parler comme à nos juges ni comme aux leurs, mais pour empêcher que, séduits par les alliés, vous ne preniez à la légère, dans une affaire importante, une résolution dangereuse. Nous voulons montrer aussi que, malgré tous ces vains discours dont nous sommes l’objet, nous avons droit de posséder ce que nous avons acquis, et que notre république mérite quelques respects.

« À quoi bon parler ici de faits trop reculés, dont on n’a pour témoins que des traditions, et non les yeux de ceux qui vont nous entendre ? Mais quant à nos exploits contre les Mèdes, et aux événemens dont vous-mêmes avez la conscience, dût-on nous reprocher d’être importuns à force de les rappeler sans cesse, il faut bien que nous en parlions. Comme dans ce que nous avons fait alors nous nous sommes exposés aux dangers pour l’avantage commun, dont vous avez eu votre part, il doit bien nous être permis d’en rappeler le souvenir, s’il peut nous être de quelque utilité. L’objet de notre discours sera moins de nous défendre que de mettre au grand jour quelle est cette république que vous aurez à combattre si vous êtes mal conseillés. Oui, nous devons le dire, seuls à Marathon, nous nous sommes hasardés contre les Barbares. À leur seconde expédition, trop faibles pour leur résister par terre, nous sommes tous montés sur notre flotte et nous les avons défaits dans un combat naval à Salamine. C’est notre victoire qui les a seule empêchés de venir jusqu’au Péloponnèse et d’y détruire les unes après les autres les villes trop peu capables de se prêter des secours mutuels contre des flottes si formidables ; et les Barbares alors nous rendirent un bien grand témoignage ; car vaincus sur leurs vaisseaux, et comme n’ayant plus une force capable de se mesurer contre nous, ils se hâtèrent d’opérer leur retraite avec la plus grande partie de leur armée.

LXXIV. « Dans ce grand événement qui manifesta que la puissance des Grecs résidait dans leur marine, nous avons procuré les trois avantages qui ont surtout assuré le succès : le plus grand nombre de vaisseaux, un général d’une rare sagesse, et un zèle infatigable. Sur quatre cents vaisseaux[34], nous n’en avons guère fourni moins des deux tiers. Le général était Thémistocle, à qui l’on doit surtout d’avoir combattu dans un détroit ; et on ne peut en douter, c’est ce qui sauva la Grèce. Aussi, pour prix de ce service, a-t-il reçu de vous plus d’honneurs que tous les étrangers qui ont paru dans Lacédémone. Et n’avons-nous pas montré autant d’ardeur que d’audace, nous qui, sans recevoir par terre le secours de personne, et lorsque, jusqu’à nos frontières, tout était déjà soumis, n’en avons pas moins résolu de quitter notre ville et de détruire nos demeures, non pour abandonner la cause de ce qui restait d’alliés, et leur devenir inutiles en nous dispersant, mais pour monter sur nos vaisseaux, et nous livrer aux dangers, sans aucun ressentiment de ce que vos secours ne nous avaient pas prévenus ? Nous pouvons donc nous vanter de ne vous avoir pas moins bien servis que nous-mêmes. C’est de vos villes bien garnies d’habitans, et dans le dessein de les retrouver bien entières, que vous êtes enfin partis pour donner du secours, quand vous avez craint pour vous-mêmes, bien plus que pour nous ; car nous ne vous avions pas vus paraître tant qu’Athènes existait encore : mais nous, sortis d’une ville qui n’était plus, et nous jetant pour elle, avec peu d’espérance, au milieu du danger, nous avons contribué à vous sauver, et nous nous sommes sauvés nous-mêmes. Mais si d’abord nous nous étions rendus aux Mèdes, craignant, comme les autres, pour notre pays, ou si, nous regardant ensuite comme perdus, nous n’avions pas eu l’audace de monter sur nos vaisseaux, il vous aurait été inutile de livrer un combat naval, puisque vous n’aviez pas une flotte capable de résister, et les affaires des Mèdes auraient pris le tour qu’ils désiraient.

LXXV. « Ne méritons-nous donc pas, ô Lacédémoniens, par le zèle qu’alors nous avons montré, par la sagesse de nos résolutions, que les Grecs ne portent pas du moins tant d’envie à l’empire que nous avons obtenu ? Ce n’est point par la violence que nous l’avons acquis cet empire : mais lorsque vous ne voulûtes pas continuer de combattre les restes des Barbares ; lorsque les alliés eurent recours à nous ; lorsqu’eux-mêmes nous prièrent de les commander. Voilà ce qui nous a forcés d’élever notre domination au point où vous la voyez, d’abord par crainte surtout, ensuite pour nous faire respecter, et enfin pour notre intérêt. Nous ne pouvions plus nous croire en sûreté en nous relâchant de notre pouvoir, nous haïs d’un grand nombre, et obligés de remettre sous nos lois quelques villes, qui déjà s’étaient soulevées : nous qui ne comptions plus comme auparavant sur votre amitié, qui même vous inspirions des défiances, et qui déjà vous avions pour ennemis ; car ç’aurait été dans vos bras que se seraient jetés ceux qui auraient abandonné notre alliance. Personne, dans un grand péril, ne peut être blâmé d’assurer, autant qu’il le peut, ses intérêts.

LXXVI. « Et vous aussi, Lacédémoniens, vous avez imposé dans le Péloponnèse, aux villes de votre domination, le régime qui vous est favorable ; et si, dans le temps dont nous parlons, vous aviez conservé le commandement, devenus odieux comme nous, vous ne vous seriez pas montrés, nous en sommes bien sûrs, plus indulgens envers vos alliés, forcés que vous eussiez été d’imprimer de la force à votre domination, ou de vous exposer vous-mêmes à des dangers.

« Nous n’avons donc rien fait dont on doive être étonné, rien qui ne soit dans l’ordre des choses humaines, en acceptant l’empire qui nous était offert, et en refusant d’en relâcher les ressorts, autorisés comme nous l’étions par ce que l’on connaît de plus puissant : l’honneur, la crainte et l’intérêt. Ce n’est pas nous qui les premiers l’avons faite, mais elle a toujours existé, cette loi qui veut que les plus faibles soient soutenus par les plus forts. Nous avons cru d’ailleurs être dignes de cet empire, et nous vous avons semblé l’être jusqu’à ce moment où, par un calcul d’intérêt, vous recourez aux lois de l’équité. Mais personne jamais, par des principes de justice, n’a refusé l’occasion qui se présentait de s’agrandir par la force ; et sans résister au penchant naturel qui porte à commander aux autres, on mérite des éloges quand on est moins injuste qu’on n’aurait le pouvoir de l’être. Nous croyons du moins que si d’autres obtenaient notre empire, ils feraient bien connaître si nous avons manqué de modération : mais pour prix de notre indulgence, nous avons injustement recueilli plus de blâme que d’éloges.

LXXVII. « En vain, dans les affaires contentieuses, nous perdons même nos procès contre nos alliés ; en vain nous sommes soumis aux mêmes lois d’après lesquelles ils sont jugés : ils nous trouvent processifs ; et aucun d’eux ne considère comment il se fait que ceux qui jouissent ailleurs de la domination, et qui sont moins modérés que nous envers leurs sujets, n’éprouvent pas le même reproche. C’est que ceux qui leur obéissent n’ignorent pas qu’on n’a pas besoin de se soumettre à la justice, quand on peut se permettre d’employer la force. Mais accoutumés que sont nos alliés, dans leur commerce avec nous, à la parfaite égalité, si, par nos décisions, ou par l’autorité qui accompagne l’empire, ou de quelque manière que ce soit, ils se trouvent rabaissés dans quelqu’une de leurs prétentions, ils n’ont pas de reconnaissance de ce qu’on ne leur ôte rien de plus : la privation qu’ils éprouvent leur est plus insupportable que si, dès le commencement, mettant de côté les lois, nous avions ouvertement abusé du pouvoir ; car alors, eux-mêmes n’eussent pas osé soutenir que le plus faible ne doit pas céder au plus fort. Il semble que les hommes soient plus indignés de quelque injustice de la part de ceux qui se conduisent en égaux, que de la violence de ceux qui agissent en maîtres. Dans le premier cas, ils voient l’envie d’étendre ses droits ; mais de la part du plus fort, ils reconnaissent la loi de la nécessité. Nos alliés avaient bien plus à souffrir de la part du Mède, et ils le supportaient : mais notre autorité leur semble dure, et cela doit être ; car le joug qu’ils éprouvent est toujours pesant pour les sujets.

« Mais vous, si, devenus nos vainqueurs, vous succédiez à notre empire, vous seriez bientôt privés de cette bienveillance que vous devez à la crainte que nous inspirons ; et surtout, si vous vous conduisiez sur les mêmes principes que dans la courte durée de votre commandement contre les Mèdes : car vous dédaignez de communiquer à personne aucun de vos droits[35], et chacun de vous, dès qu’il sort pour commander, cesse de suivre vos institutions, sans se conformer à celles du reste de la Grèce.

LXXVIII. « Consultez-vous donc avec lenteur dans une affaire qui doit avoir de longues suites, et pour trop vous fier à des idées et à des plaintes qui vous sont étrangères, ne vous plongez pas dans des calamités qui vous seront personnelles. Avant d’entreprendre la guerre, examinez bien quels en sont les hasards. Quand elle se prolonge, elle aime à produire bien des incidens inattendus. Nous sommes tous encore à une égale distance des maux qu’elle entraîne, et l’avenir nous cache qui favorisera le sort. On commence dans la guerre par où l’on devrait finir : les maux venus, c’est alors qu’on raisonne. Comme c’est une faute que ni les uns ni les autres n’avons encore à nous reprocher, et qu’il nous est encore permis de prendre une sage résolution, nous vous conseillons de ne pas rompre la paix, de ne pas enfreindre vos sermens ; et, suivant les clauses du traité, de terminer nos différends par les voies de la justice ; sinon, prenant à témoin les dieux vengeurs du parjure, nous essaierons de nous défendre contre les agresseurs, et nous ne ferons que suivre vos exemples. »

LXXIX. Ce fut à peu près ainsi que s’exprimèrent les députés d’Athènes. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les accusations des alliés contre les Athéniens, et le discours de ces derniers, firent retirer tous les étrangers, et délibérèrent entre eux sur l’objet qui les rassemblait. Le plus grand nombre fut d’une même opinion ; c’était que les Athéniens étaient coupables, et qu’il fallait, sans différer, leur faire la guerre. Alors s’avança le roi Archidamus, homme qui passait pour n’avoir pas moins de modération que de sagesse. Il parla ainsi :

LXXX. « Et moi aussi, Lacédémoniens, j’ai acquis de l’expérience dans bien des guerres : c’est ce que peuvent dire, comme moi, les hommes de mon âge que je vois ici. Ils ne seront pas entraînés, comme bien d’autres peut-être, par cette ardeur des combats qu’inspire l’inexpérience ; ils ne croiront pas que la guerre soit un bien, ni que l’issue en soit toujours assurée. En réfléchissant mûrement sur celle qui est l’objet de nos délibérations, vous trouverez qu’elle doit être de la plus grande importance. Quand nous n’avons à combattre que nos voisins du Péloponnèse, les forces sont égales, et nous sommes bientôt sur les terres ennemies. Mais des hommes dont le territoire est éloigné, qui d’ailleurs ont la plus grande expérience de la mer, qui sont bien munis de tout, plus riches qu’aucun autre peuple de la Grèce par le trésor public et l’opulence des particuliers, bien fournis de vaisseaux, de chevaux, d’armes et d’hommes, et qui ont encore une autre ressource, les tributs de leurs nombreux alliés, faut-il donc légèrement entreprendre contre eux la guerre ! Et qui nous inspire la confiance de nous hâter, sans avoir pourvu même aux préparatifs ? Sera-ce nos vaisseaux ? Mais nous sommes les plus faibles. Si nous voulons nous exercer et construire des flottes capables de balancer les flottes ennemies, il faut du temps. Ce sont peut-être nos richesses ? et c’est en quoi nous leur cédons encore bien davantage : nous n’avons pas un trésor public ; nous n’avons pas une ressource toute prête dans les fortunes privées.

LXXXI. « On croira peut-être que notre audace est bien fondée parce que, supérieurs par la discipline et le nombre de troupes régulières, nous irons dévaster leur pays. Mais ils ont encore bien d’autres pays dont ils sont maîtres, et ils tireront par mer tout ce dont ils ont besoin. Tenterons-nous de faire soulever contre eux leurs alliés ? Il faudra des vaisseaux pour les soutenir, puisque ce sont presque tous des insulaires. Dans quelle guerre allons-nous donc nous plonger ! car, si nous n’avons une marine supérieure, ou si nous ne leur coupons les revenus qui servent à l’entretien de leurs flottes, ce sera nous qui souffrirons le plus. Alors nous ne pourrons faire une paix honorable, surtout si nous paraissons commencer nous-mêmes les hostilités. Et ne nous livrons pas à l’espérance de voir bientôt cesser la guerre, si nous ravageons leurs campagnes. Je crains plutôt que nous ne la laissions en héritage à nos enfans : oui, les Athéniens auront trop d’orgueil pour se rendre esclaves de leur territoire, et ils ne seront point consternés de la guerre, comme s’ils n’en avaient pas d’expérience.

LXXXII. « Je ne veux pas cependant que, nous montrant insensibles, nous laissions maltraiter nos alliés, ni que nous fermions les yeux sur les manœuvres des Athéniens ; mais j’entends que nous ne fassions pas de mouvemens hostiles, et que nous leur envoyions porter nos plaintes, sans manifester ni l’envie de prendre les armes, ni celle de céder à leurs prétentions. En même temps, mettons-nous dans un état respectable ; engageons dans notre cause nos alliés ou Grecs ou Barbares ; cherchons à nous procurer, de quelque part que ce soit, des secours en argent ou en vaisseaux. Menacés, comme nous le sommes, par les Athéniens, on ne peut nous blâmer d’avoir recours, pour nous sauver, non-seulement aux Grecs, mais encore aux Barbares. Rassemblons nos propres ressources. S’ils écoutent nos réclamations, tant mieux : sinon, mieux disposés après deux ou trois ans, marchons contre eux si nous le jugeons nécessaire. Peut-être alors, quand ils verront notre appareil de guerre, quand nos discours répondront à ce qu’il aura de menaçant, cèderont-ils d’autant mieux que leur territoire ne sera point encore entamé, et qu’ils auront à délibérer sur leur fortune encore entière et non pas ruinée. Ne considérez, en effet, leur pays que comme un gage d’autant plus sûr qu’il sera mieux cultivé. Il faut l’épargner le plus long-temps qu’il est possible, et ne pas les rendre plus difficiles à vaincre en les réduisant au désespoir. Mais si, sans être préparés, et sur les plaintes de nos alliés nous nous hâtons de ravager leurs terres, craignons de causer la honte et le dommage du Péloponnèse. On peut apaiser les plaintes des villes et des particuliers ; mais quand, pour les intérêts des particuliers, tous ensemble se seront engagés dans une guerre dont on ne saurait prévoir l’issue ni la durée, il ne sera pas facile de déposer les armes avec dignité.

LXXXIII. « Et que personne ne regarde comme une lâcheté qu’un grand nombre de villes ne se hâtent pas de marcher contre une seule ! Toute seule qu’elle est, elle n’a pas moins que nous d’alliés qui lui apportent leurs tributs. Ce n’est pas plus avec des armes qu’avec de l’argent que se fait la guerre, et c’est l’argent qui seconde le succès des armes surtout quand ce sont des peuples du continent qui font la guerre à des peuples maritimes. Commençons donc par nous en procurer, et ne nous laissons pas d’abord entraîner par les discours de nos alliés. C’est nous, quel que soit le succès, qui en recevrons surtout ou la louange ou le blâme ; c’est donc à nous à pourvoir de sang-froid aux événemens.

LXXXIV. « Cette lenteur, cette irrésolution dont on nous fait un si grand reproche, gardez-vous d’en rougir. En vous hâtant, vous retrouverez plus tard le repos, parce que vous aurez agi avant d’être préparés. D’ailleurs membres d’une république toujours libre et brillante de gloire, le vice qu’on nous reproche peut n’être qu’une prudente modération. Seuls, par ce prétendu vice, nous ne sommes point insolens dans la prospérité, et nous cédons moins que les autres aux revers. Quand on veut, par la louange, nous précipiter dans des périls que nous ne croyons pas devoir affronter, nous ne nous laissons pas gagner par la flatterie ; si l’on veut nous piquer par des reproches, ils ne nous affligent point, et ne nous rendent pas plus faciles à persuader. Le bel ordre de notre constitution nous rend propres à la guerre et au conseil : à la guerre, parce que la honte du déshonneur tient beaucoup de la sagesse, et que la bravoure ne tient pas moins de cette honte ; au conseil, parce que nous sommes élevés dans une trop grande simplicité pour mépriser les lois, et dans une trop grande modestie pour avoir l’audace de leur désobéir. Assez peu habiles d’ailleurs dans les choses inutiles, nous ne savons pas déprimer par de belles paroles la force de nos ennemis, sauf à démentir ensuite par les effets la jactance de nos discours. Nous croyons que l’intelligence de nos voisins ressemble beaucoup à la nôtre, et que les événemens de la fortune ne se distribuent pas au gré de nos raisonnemens. En nous préparant contre nos ennemis, nous supposons toujours qu’ils ont pris de sages mesures ; et ce n’est pas sur les fautes qu’ils pourront commettre que nous fondons nos espérances, mais sur les bonnes dispositions que nous aurons faites. Il ne faut pas croire que l’homme diffère beaucoup de l’homme ; mais que celui-là doit l’emporter, qui a reçu de son éducation le courage de lutter contre la nécessité même.

LXXXV. « N’abandonnons pas ces maximes que nous ont laissées nos pères, et que nous nous sommes bien trouvés de suivre. Follement empressés, ne décidons pas, dans la courte durée d’un jour, du sort de tant d’hommes, de tant de richesses, de tant de villes, enfin de notre gloire ; mais donnons-nous le temps de délibérer. Nous le pouvons plus que d’autres par notre puissance. Envoyez à Athènes ; faites-y demander raison de l’affaire de Potidée et des injures dont nos alliés se plaignent. Les Athéniens offrait la voie de l’arbitrage ; ceux qui se soumettent à la justice ne peuvent être légitimement poursuivis comme des coupables opiniâtres. Préparez-vous en même temps à la guerre. Telle est la meilleure résolution que vous puissiez adopter, et celle que vos ennemis doivent craindre le plus. »

Voilà ce que dit Archidamus. Mais Sténélaïdas, qui était alors un des éphores, s’avança le dernier, et adressa ces paroles aux Lacédémoniens :

LXXXVI. « Je n’entends rien aux discours verbeux des Athéniens. Ils se louent beaucoup eux-mêmes, et ne répondent rien sur les injures qu’ils ont faites à nos alliés et au Péloponnèse. S’ils se sont bien conduits autrefois contre les Mèdes, et si maintenant ils se conduisent mal avec nous, ils sont doublement punissables, parce qu’ils furent vertueux et qu’ils ont cessé de l’être. Pour nous, ce que nous avons été autrefois, nous le sommes encore, et si nous sommes sages, nous ne négligerons pas nos alliés offensés ; nous ne différerons pas leur vengeance, puisqu’on ne diffère pas à les faire souffrir. D’autres ont de l’argent, des vaisseaux, des chevaux ; nous avons, nous, de bons alliés, qu’il ne faut pas livrer aux Athéniens. Ce n’est pas une affaire à mettre en arbitrage, à juger sur des paroles ; ce n’est point en paroles que nous sommes offensés. Vengeons-nous au plus tôt et de toutes nos forces. Que personne ne prétende nous enseigner que nous devons perdre le temps à délibérer quand on nous fait injure ; c’est à ceux qui se disposent à offenser, qu’il convient de délibérer long-temps. Opinez donc pour la guerre, ô Lacédémoniens ; voilà ce qui est digne de Sparte. Ne laissez pas les Athéniens augmenter encore leur puissance ; ne trahissons pas nos alliés ; mais avec la protection des dieux, marchons contre des homme injustes. »

LXXXVII. Ayant ainsi parlé, il mit lui-même la question aux voix en sa qualité d’éphore ; mais les suffrages se donnent à Lacédémone par acclamation, et non avec des cailloux[36] : il déclara qu’il ne savait pas de quel côté était la majorité ; et comme il voulait que les opinans se déclarassent surtout pour la guerre, et fissent connaître manifestement leur vœu : « Que ceux, dit-il, qui pensent que le traité est rompu, et que les Athéniens nous ont outragés, passent de ce côté (en le montrant), et que ceux qui sont d’un avis contraire, passent de cet autre. » Alors les Lacédémoniens quittèrent leurs places et se partagèrent. Ceux qui pensaient que la trêve était rompue furent en bien plus grand nombre. On rappela les députés, et les Lacédémoniens leur déclarèrent que, suivant eux, les Athéniens étaient coupables, mais qu’ils voulaient inviter tous les alliés à donner leurs suffrages, afin de n’entreprendre la guerre que d’après une délibération générale. Cette affaire terminée, les députés se retirèrent chez eux ; ceux d’Athènes partirent les derniers, après avoir terminé la négociation qui avait été l’objet de leur voyage. Cette décision de l’assemblée fut portée la treizième année de la trêve de trente ans, qui avait été conclue après l’affaire d’Eubée[37].

LXXXVIII. Les Lacédémoniens portèrent ce décret bien moins à la persuasion des alliés, que par les craintes que leur inspiraient les Athéniens. Ils les voyaient maîtres de la plus grande partie de la Grèce, et ils craignaient qu’ils ne devinssent encore plus puissans.

LXXXIX. Voici comment les Athéniens s’étaient mis à la tête des affaires, ce qui fut la cause de leur accroissement. Quand les Mèdes se furent retirés de l’Europe, vaincus par les Grecs sur terre et sur mer ; quand ceux d’entre eux qui purent échapper sur leurs vaisseaux, et qui cherchèrent un asile à Mycale, eurent été détruits ; Léotychidas, roi de Lacédémone, qui avait commandé les Grecs à Mycale, retourna dans sa patrie, et emmena les alliés du Péloponnèse. Les Athéniens restèrent avec les Grecs de l’Ionie et de l’Hellespont, qui déjà s’étaient détachés du roi, et ils firent le siège de Sestos que les Mèdes occupaient. Ils continuèrent ce siège pendant l’hiver, et après s’être rendus maîtres de la place, qu’abandonnèrent les Barbares, ils quittèrent l’Hellespont, et chacun rentra dans son pays. Les Athéniens, après la retraite des ennemis, firent revenir leurs enfans, leurs femmes et les effets des endroits où ils les avaient déposés, et pensèrent à relever leur ville et leurs murailles. Il ne restait que peu de chose de l’ancienne enceinte des murs, la plupart des maisons étaient tombées ; il n’en subsistait qu’un petit nombre où avaient logé les plus considérables des Perses.

XC. Les Lacédémoniens, informés de ce dessein, vinrent en députation à Athènes ; eux-mêmes auraient bien voulu que cette ville, ni aucune autre n’eût été fortifiée ; mais surtout ils étaient sollicités par leurs alliés qui craignaient la puissante marine des Athéniens, bien différente de ce qu’elle avait été autrefois, et l’audace que ce peuple avait montrée dans la guerre contre les Mèdes. Les députés prièrent les Athéniens de ne pas se fortifier, et de détruire plutôt avec eux toutes les fortifications qui se trouvaient hors du Péloponnèse. Ils ne leur faisaient connaître leur objet ni leurs défiances, et donnaient pour prétexte de leur demande, que, si les Barbares revenaient dans la Grèce, il ne fallait pas leur laisser une place forte dont ils pussent se servir comme d’un point de départ, ainsi qu’ils venaient de faire de Thèbes. Ils ajoutaient que le Péloponnèse suffisait pour offrir à tous les Grecs une retraite d’où ils s’élanceraient contre les ennemis.

Les Athéniens, sur l’avis de Thémistocle, se hâtèrent de congédier les députés, et répondirent seulement qu’ils allaient, de leur côté, faire partir pour Lacédémone une députation chargée de traiter cette affaire. Thémistocle voulut être expédié lui-même sans délai, et ordonna de ne pas faire partir sur-le-champ ceux qu’on lui choisirait pour collègues, mais de les retenir jusqu’à ce que le mur fût assez élevé pour être en état de défense. Tous ceux qui étaient dans la ville, sans exception, citoyens, femmes, enfans, devaient partager les travaux : édifices publics, maisons particulières, rien de ce qui pouvait fournir des matériaux ne devait être épargné ; il fallait tout démolir. Après avoir donné ces instructions, et déclaré ce que lui-même comptait faire à Lacédémone, il partit. À son arrivée, au lieu de se rendre auprès des magistrats, il usa de délais et de prétextes ; et quand des gens en place lui demandaient pourquoi il ne se rendait pas à l’assemblée générale, sa réponse était : qu’il attendait ses collègues, qu’ils avaient été surpris par quelques affaires, qu’il comptait les voir bientôt arriver, et qu’il était étonné qu’il ne fussent pas encore venus.

XCI. On croyait Thémistocle, parce qu’on avait pour lui de l’affection. Cependant il survenait des personnes qui dénonçaient qu’on fortifiait Athènes, que déjà les murailles gagnaient de l’élévation, et l’on ne savait pas comment ne pas ajouter foi à ces rapports ; mais Thémistocle, qui en était instruit, priait les Lacédémoniens de ne pas s’en laisser imposer par des discours, et d’envoyer plutôt quelques-uns de leurs citoyens, hommes de probité, qui rendraient un compte fidèle de ce qu’ils auraient vu. On les expédia ; mais Thémistocle fit passer à Athènes un avis secret de leur départ, et manda que, sans les arrêter ouvertement, il fallait les retenir jusqu’au retour de ses collègues, car ils étaient enfin venus le joindre : c’étaient Abronychus, fils de Lysiclès, et Aristide, fils de Lysimaque ; ils lui annoncèrent que le mur était à une hauteur convenable. Il craignait d’être arrêté avec eux quand on serait instruit de la vérité ; mais les Athéniens, conformément à son avis, retenaient les députés de Lacédémone.

Thémistocle parut enfin en public, et déclara sans détour qu’Athènes était murée, et se trouvait en état de mettre en sûreté ses habitans ; que si Lacédémone et ses alliés avaient quelque dessein d’y envoyer une députation, ce devait être désormais comme à des hommes qui connaissaient aussi bien leurs intérêts particuliers que l’intérêt commun de la Grèce ; que quand ils avaient cru nécessaire d’abandonner leur ville, et de monter sur leurs vaisseaux, ils avaient bien su prendre ce parti sans le conseil de Lacédémone ; que dans toutes les affaires où ils s’étaient consultés avec les Lacédémoniens, on n’avait pas vu qu’ils eussent eu moins de sagesse que personne ; que maintenant donc ils croyaient utile que leur ville fût murée ; que c’était en particulier leur intérêt et celui de tous leurs alliés ; qu’il était impossible, sans avoir les mêmes moyens de se défendre, de prendre les mêmes résolutions pour l’utilité commune ; et qu’en un mot, il fallait que tous les Grecs soutinssent leur fédération sans avoir de murailles, ou qu’on trouvât bon ce que venaient de faire les Athéniens.

XCII. Les Lacédémoniens, à ce discours, ne manifestèrent pas de ressentiment contre les Athéniens. Quand ils leur avaient envoyé une députation, ce n’avait pas été dans le dessein de leur intimer une défense, mais de leur donner un conseil qui leur semblait s’accorder avec l’intérêt commun. D’ailleurs, ils témoignaient alors aux Athéniens beaucoup d’amitié pour le zèle qu’ils avaient fait paraître dans la guerre des Mèdes. Cependant ils étaient secrètement piqués d’avoir manqué leur projet ; mais les députés se retirèrent de part et d’autre sans essuyer aucune plainte.

XCIII. Ce fut ainsi qu’en peu de temps les Athéniens fortifièrent leur ville ; et l’on peut voir encore aujourd’hui que ce fut un ouvrage fait avec précipitation ; car les fondemens sont construits de toutes sortes de pierres qui, en certains endroits, sont restées brutes et telles qu’elles furent apportées. Des colonnes, des marbres sculptés furent tirés des monumens, et entassés les uns sur les autres. De tous les côtés de la ville, l’enceinte fut tenue plus grande qu’auparavant ; on travaillait à tout à la fois, et on ne se donnait pas de repos. Thémistocle persuada de continuer aussi les ouvrages du Pirée. Ils avaient été commencés précédemment pendant l’année durant laquelle il avait eu l’administration de la république en qualité d’archonte[38]. Il regardait comme très favorable la situation de ce lieu, qui offrait trois ports creusés par la nature ; et depuis que les Athéniens s’étaient tournés du côté de la marine, il la croyait d’une grande importance à l’accroissement de leurs forces. Il osa dire le premier qu’ils devaient s’emparer de la mer, et aussitôt il leur en prépara l’empire. Ce fut d’après son plan qu’on donna au mur l’épaisseur qui se voit encore aujourd’hui autour du Pirée. Deux charrettes qui se rencontraient apportaient des pierres. On n’en remplit pas les joints de chaux et de ciment ; mais on taillait carrément de grandes pierres, on les appareillait, et on les liait entre elles avec des barres de fer consolidées par du plomb. Ces murs eurent tout au plus la moitié de la hauteur que Thémistocle avait projetée. Son dessein était que, par leur épaisseur et leur élévation, on n’eût pas à craindre les attaques des ennemis ; qu’il ne fallût que peu d’hommes très débiles pour les défendre, et que les autres montassent sur les vaisseaux, car c’était à la marine surtout qu’il s’attachait : c’est qu’il voyait, du moins à ce que je pense, que l’armée du roi pouvait faire plus aisément des invasions par mer que par terre, et il regardait le Pirée comme plus important que la ville haute[39]. Il conseilla bien des fois aux Athéniens, s’il leur arrivait d’être forcés par terre, de descendre au Pirée, et de se défendre sur leur flotte contre tous ceux qui pourraient les attaquer. Ce fut ainsi que les Athéniens se fortifièrent, et rétablirent leur ville aussitôt après la retraite des Mèdes.

XCIV. Cependant Pausanias, fils de Cléombrote, fut envoyé de Lacédémone, en qualité de général des Grecs, avec vingt vaisseaux que fournit le Péloponnèse ; les Athéniens se joignirent à cette flotte avec trente vaisseaux : un grand nombre d’alliés suivit leur exemple. Ils se portèrent à Cypre, et en soumirent une grande partie : de là, toujours sous le même commandement, ils passèrent à Bysance, qu’occupaient les Mèdes, et s’en rendirent maîtres.

XCV. Mais Pausanias commençait à montrer de la dureté ; il se rendit odieux aux Grecs en général, mais surtout aux Ioniens et à tous ceux qui s’étaient soustraits récemment à la puissance du roi. Ils allèrent trouver les Athéniens, et les prièrent de les recevoir sous leur commandement comme étant de même origine, et de ne pas céder à Pausanias s’il voulait en venir à la violence. Les Athéniens reçurent cette proposition ; ils leur promirent de ne les point abandonner, et de tenir d’ailleurs la conduite qui semblerait s’accorder le mieux avec les intérêts des alliés.

Dans ces conjonctures, les Lacédémoniens rappelèrent Pausanias pour le juger sur les dénonciations portées contre lui. Les Grecs qui venaient à Lacédémone se plaignaient beaucoup de ses injustices, et son commandement semblait tenir plutôt du pouvoir tyrannique que du généralat. Il fut rappelé précisément à l’époque où, par la haine qu’il inspirait, les Grecs, excepté les guerriers du Péloponnèse, se rangeaient sous les ordres des Athéniens. Arrivé à Lacédémone, et convaincu d’abus de pouvoir contre des particuliers, il fut absous des accusations capitales. On lui reprochait surtout du penchant pour les Mèdes, et cette accusation semblait manifeste. Aussi le commandement ne lui fut-il pas rendu, mais on fit partir Dorcis et quelques autres avec peu de troupes. Comme les alliés ne se mirent pas sous leur autorité, ils revinrent, et les Lacédémoniens n’envoyèrent plus dans la suite d’autres généraux. Après ce qu’ils avaient vu de Pausanias, ils craignaient qu’ils ne se corrompissent de même. D’ailleurs ils voulaient se débarrasser de la guerre des Mèdes ; ils croyaient les Athéniens capables de la conduire, et alors ils étaient amis.

XCVI. Les Athéniens ayant pris ainsi le commandement, suivant le désir des alliés, par la haine qu’on portait à Pausanias, réglèrent quelles villes devaient donner de l’argent pour faire la guerre aux Barbares, et quelles devaient fournir des vaisseaux. Le prétexte était de ruiner le pays du roi, par représailles de ce qu’on avait souffert. Alors fut établie chez les Athéniens la magistrature des hellénotames, qui recevaient le tribut[40]. Le premier tribut fut fixé à quatre cent soixante talens[41], le trésor fut déposé à Délos, et les assemblées se faisaient dans le temple.

XCVII. Ce fut en commandant aux alliés, qui conservèrent d’abord leurs propres lois, et qui délibéraient sur l’intérêt général dans des assemblées communes, que les Athéniens, depuis la guerre des Mèdes jusqu’à celle que j’écris, s’élevèrent à un si haut degré de puissance par les armes et par le maniement des affaires. Ils eurent à combattre et les Perses, et ceux de leurs alliés qui tentaient des révolutions, et les peuples du Péloponnèse, qui toujours s’immisçaient dans ces querelles. J’ai écrit ces événemens, et me suis permis cette digression, parce que c’est une partie de l’histoire qu’ont négligée tout ceux qui m’ont précédé. Ou ils n’ont traité que ce qui s’est passé dans la Grèce avant la guerre des Mèdes, ou cette guerre elle-même. Hellanicus, dans son histoire de l’Attique, a touché ces faits, mais en abrégé, et sans les rappeler exactement à l’ordre des temps. Cependant c’est en montrant la manière dont s’est établie la domination des Athéniens qu’on peut la faire connaître.

XCVIII. D’abord, sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, ils prirent d’assaut Eion, sur le lac Strymon, place occupée par les Mèdes, et réduisirent les habitans en servitude. Ils firent ensuite éprouver le même sort à ceux de Scyros, île de la mer Égée qui appartenait aux Dolopes, et ils y envoyèrent une colonie. Ils firent ensuite la guerre aux Carystiens : le reste de l’Eubée n’y prit aucune part, et ces hostilités finirent par un accord. Une autre guerre suivit contre les habitans de Naxos, qui s’étaient détachés de la république. Ils furent assiégés et se soumirent. C’est la première ville alliée qui, contre l’usage, ait été réduite à la condition de sujette. D’autres eurent ensuite le même sort suivant les circonstances.

XCIX. Les défections des alliés eurent différentes causes. Les principales furent des refus de contributions en argent ou en vaisseaux ; et pour quelques-unes, celui de servir dans les armées ; car les Athéniens exigeaient ces tributs à la rigueur, et ils faisaient ainsi des mécontens, en obligeant à la fatigues des gens qui n’avaient ni l’habitude ni la volonté de les supporter. D’ailleurs ils ne commandaient plus avec la même douceur ; ils ne se montraient plus les égaux de leurs compagnons d’armes ; et ils avaient bien moins de peine à réduire les alliés qui les abandonnaient. On pouvait en accuser les alliés eux-mêmes : paresseux à faire la guerre et à s’éloigner de leurs foyers, la plupart, au lieu de fournir leur contingent en vaisseaux, et de les monter eux-mêmes, s’étaient imposé des taxes proportionnées à la dépense. Comme ils contribuaient aux frais, les Athéniens augmentèrent leur marine, et les alliés, quand il leur arrivait de tenter une défection, se trouvaient sans préparatifs et sans ressources pour la soutenir.

C. Ce fut après ces événemens que se livra, près du fleuve Eurymédon, dans la Pamphylie, un combat de terre et un combat naval des Athéniens et de leurs alliés contre les Mèdes. Les Athéniens remportèrent la victoire dans ces deux combats, en un même jour, sous le commandement de Cimon. Ils prirent et détruisirent la flotte des Phœniciens, forte de deux cents vaisseaux.

Quelque temps après, les Thasiens se détachèrent de leur alliance. Le motif de cette rupture fut quelque différend au sujet de leurs mines et des comptoirs qu’ils avaient dans la partie de la Thrace qui regarde leur île. Les Athéniens se portèrent à Thasos, furent victorieux dans on combat naval, et firent une descente dans l’île.

Vers le même temps, ils envoyèrent sur les bords du Strymon dix mille hommes, tant des leurs que des alliés, fonder une colonie à l’endroit qu’on appelait alors les Neuf-Voies, et qui se nomme maintenant Amphipolis. Ils s’en emparèrent sur les Édoniens qui l’occupaient ; mais s’étant enfoncés dans l’intérieur de la Thrace, ils furent défaits à Drabesque, dans l’Édonie, par les Thraces, qui les attaquèrent en commun, regardant l’établissement qu’on faisait aux Neuf-Voies comme un fort qu’on élevait contre eux.

CI. Les habitans de Thasos, vaincus dans plusieurs combats et assiégés, implorèrent les Lacédémoniens et les engagèrent à opérer en leur faveur une diversion en se jetant sur l’Attique. Les Lacédémoniens le promirent à l’insu des Athéniens, et ils auraient tenu leur parole, mais un tremblement de terre les empêcha de la remplir. Les Hilotes, ainsi que les Thuriates et les Éthéens, qui étaient voisins de Lacédémone, profitèrent de l’occasion pour secouer le joug et se réfugier à Ithôme. La plupart des Hilotes tiraient leur origine des anciens Messéniens, qui avaient été réduits en servitude, ce qui leur fit donner à tous le nom de Messéniens. Les Lacédémoniens eurent donc une guerre à soutenir contre les révoltés d’Ithôme.

Quant aux Thasiens, après trois ans de siège, ils se rendirent aux Athéniens, qui leur prescrivirent de détruire leurs murailles, de livrer leurs vaisseaux, et de leur donner une somme à laquelle ils furent taxés : on les obligea à en payer tout de suite une partie, sans préjudice du reste. Ils s’engagèrent aussi à céder leurs mines et tout ce qu’ils possédaient sur le continent.

CII. Les Lacédémoniens, voyant se prolonger leur entreprise sur Ithôme, implorèrent le secours de leurs alliés et celui des Athéniens[42]. Ceux-ci vinrent en grand nombre, sous le commandement de Cimon. On les avait mandés sur l’opinion de leur habileté à battre les murailles : comme le siège traînait en longueur, on sentait la nécessité de cet art. Ce fut dans cette campagne que se manifesta, pour la première fois, la mauvaise intelligence d’Athènes et de Lacédémone ; car les Lacédémoniens voyant que la place n’était pas enlevée de vive force, craignirent l’humeur audacieuse des Athéniens et leur caractère remuant. Ils ne les regardaient pas comme un peuple de leur race, et ils appréhendaient que, pendant leur séjour devant Ithôme, ils ne se laissassent gagner par ceux qui s’y étaient renfermés, et ne causassent quelque révolution. Ce furent les seuls des alliés qu’ils renvoyèrent, sans manifester cependant leurs soupçons, mais sous prétexte qu’ils n’avaient plus besoin de leurs secours. Les Athéniens n’en sentirent pas moins qu’on n’avait pas de bonnes raisons de les renvoyer, et qu’il était survenu quelque défiance. Indignés de cet affront, et ne se croyant pas faits pour être ainsi traités par les Lacédémoniens, à peine retirés, ils abjurèrent l’alliance qu’ils avaient contractée avec eux dans la guerre médique, et s’allièrent avec les Argiens, ennemis de Lacédémone. En même temps ces deux nouveaux alliés s’unirent par les mêmes sermens avec les Thessaliens.

CIII. Enfin, après dix ans, ceux d’Ithôme, ne pouvant plus résister, capitulèrent avec les Lacédémoniens. Il fut convenu qu’ils sortiraient du Péloponnèse sous la foi publique, et n’y rentreraient jamais, sous peine, pour celui qui serait pris, d’être esclave de qui l’aurait arrêté. Les Lacédémoniens avaient reçu auparavant de Delphes un oracle qui leur ordonnait de laisser partir les supplians de Jupiter Ithométas[43]. Ceux-ci eurent donc la liberté de sortir avec leurs femmes et leurs enfans. Les Athéniens s’empressèrent de les recevoir en haine de Lacédémone, et les envoyèrent en colonie à Naupacte, qu’ils se trouvaient avoir pris récemment sur les Locriens-Ozoles.

Les Mégariens recoururent aussi à l’alliance d’Athènes. Ils se détachaient de Lacédémone, parce que Corinthe leur faisait la guerre pour les limites réciproques. Ainsi les Athéniens acquirent Mégare et Pègues. Ce furent eux qui construisirent pour les Mégariens les longues murailles qui vont de leur ville jusqu’à Nisée, et ils y mirent garnison. C’est principalement de cette époque que commença la haine envenimée de Corinthe contre Athènes.

CIV. Cependant Inarus, fils de Psammétique, et roi des Libyens qui touchent à l’Égypte, partit de Marée, ville au-dessus du Phare, fit soulever la plus grande partie de l’Égypte contre le roi Artaxerxès, et, nommé lui-même chef des rebelles, il appela les Athéniens[44]. Ils étaient à Cypre avec deux cents vaisseaux, tant d’Athènes que des alliés. Ils abandonnèrent Cypre pour se rendre à l’invitation d’Inarus ; entrèrent dans le Nil, le remontèrent, et se rendirent maîtres de ce fleuve et de deux quartiers de Memphis ; ils assiégèrent le troisième, qui se nomme le Mur-Blanc. C’était là que s’étaient réfugiés les Perses, les Mèdes et ceux des Égyptiens qui n’étaient pas entrés dans la rebellion.

CV. D’un autre côté, les Athéniens firent une descente à Halies et livrèrent bataille aux Corinthiens et aux Épidauriens. Ce furent les Corinthiens qui remportèrent la victoire. Les Athéniens furent victorieux à leur tour près de Cécryphalie, dans un combat naval contre les Péloponnésiens.

Une guerre survint ensuite entre les Éginètes et les Athéniens : Il y eut un grand combat naval près d’Égine ; chacun des deux partis était secondé par ses alliés. Les Athéniens eurent l’avantage : ils prirent soixante-dix vaisseaux sur les ennemis, descendirent à terre, et formèrent le siège de la ville, sous le commandement de Léocrate, fils de Strœbus. Les Péloponnésiens voulurent secourir les Éginètes, et portèrent à Égine trois cents hoplites, qui avaient servi comme auxiliaires avec les Corinthiens et les Épidauriens : cette troupe s’empara des hauteurs de Géranie[45], et les Corinthiens descendirent avec les alliés dans la Mégaride. Ils croyaient qu’Athènes, qui avait de grandes forces dispersées à Égine et en Égypte, ne serait pas en état de protéger Mégare, ou que du moins, si elle y faisait passer des secours, elle retirerait d’Égine l’armée qui en faisait le siège. Cependant les Athéniens ne touchèrent point à cette armée ; mais ce qui était resté dans la ville, les vieillards qui avaient passé l’âge du service, et les jeunes gens qui ne l’avaient pas atteint, allèrent à Mégare sous le commandement de Myronide. Il y eut entre eux et les Corinthiens une bataille indécise, et les deux partis se séparèrent, sans que ni l’un ni l’autre crût avoir été vaincu. C’était cependant plutôt les Athéniens qui avaient eu quelque supériorité ; ils dressèrent un trophée après la retraite des Corinthiens. Mais ceux-ci, à leur retour, traités de lâches par les vieillards qui étaient restés à la ville, se préparèrent pendant une douzaine de jours, et revinrent élever un trophée devant celui des Athéniens, comme si eux-mêmes avaient été vainqueurs. Les Athéniens sortirent en armes de Mégare, tuèrent ceux qui élevaient le trophée, se jetèrent sur les autres et remportèrent la victoire.

CVI. Les vaincus se retirèrent : un assez grand nombre, poussé vigoureusement, s’égara du bon chemin et tomba dans le clos d’un particulier, qui était entouré d’un grand fossé et n’avait pas d’issue. Les Athéniens s’en aperçurent ; ils firent face à l’entrée avec des hoplites, et entourèrent le clos de troupes légères, qui accablèrent de pierres ceux qui s’y étaient engagés. Ce fut une grande perte pour les Corinthiens : le reste de leur armée regagna le pays.

CVII. Vers cette époque, les Athéniens commencèrent à construire les longues murailles qui s’étendent jusqu’à la mer, l’une gagnant Phalère et l’autre le Pirée.

Les peuples de la Phocide firent alors la guerre aux Doriens, dont les Lacédémoniens tirent leur origine. Ils attaquèrent Bœon, Cytinion et Érinéon, et prirent une de ces places. Les Lacédémoniens, sous la conduite de Nicomédas, fils de Cléombrote, qui commandait à la place du roi Plistoanax, fils de Pausanias, encore trop jeune, portèrent des secours aux Doriens avec quinze cents de leurs hoplites et dix mille alliés. Ils obligèrent les Phocéens à rendre la place par capitulation, et se retirèrent. Mais les Athéniens se mirent en croisière pour leur couper la mer, s’ils voulaient traverser le golfe de Crissa. Ceux-ci voyaient tout le danger de prendre leur route par Géranie, tandis que les Athéniens occupaient Mégare et Pègues ; car cette montagne, difficile à franchir, était constamment gardée par des troupes athéniennes, et ils n’ignoraient pas qu’elles devaient s’opposer à leur passage. Ils crurent donc devoir s’arrêter en Bœotie pour considérer quel serait le moyen le plus sûr d’opérer leur retraite. Il y avait d’ailleurs à Athènes une faction qui entretenait avec eux des intelligences secrètes, et qui les engageait à prendre ce parti ; elle espérait détruire le gouvernement populaire et s’opposer à la construction des longues murailles. Mais les Athéniens s’armèrent en masse[46] contre cette armée lacédémonienne, avec mille Argiens et les autres alliés, dans un nombre proportionné à leurs forces respectives. Ils étaient en tout quatorze mille. Ils prirent les armes, persuadés qu’ils trouveraient les ennemis dans l’embarras de chercher un passage, et d’ailleurs ils avaient quelques soupçons sur le complot de détruire la démocratie. De la cavalerie thessalienne vint les joindre en qualité d’alliée ; mais dans l’action, elle se tourna du côté des Lacédémoniens.

CVIII. La bataille se donna près de Tanagra en Bœotie[47]. Les Lacédémoniens et leurs alliés furent vainqueurs, et l’affaire fut sanglante de part et d’autre. Les Lacédémoniens entrèrent dans la Mégaride, se taillèrent des chemins à travers les forêts, et retournèrent chez eux par la montagne de Géranie et l’isthme.

Soixante-deux jours après cette bataille, les Athéniens marchèrent contre les Bœotiens sous le commandement de Myronide, et les ayant battus à Œnophytes, ils se rendirent maîtres de la Bœotie et de la Phocide, rasèrent le mur des Tanagriens, et prirent en otages les cent hommes les plus riches entre les Locriens d’Oponte. Ils terminèrent leurs longues murailles. Les Éginètes capitulèrent ensuite avec eux : ils rasèrent leurs fortifications, livrèrent leurs vaisseaux et se taxèrent à un tribut pour l’avenir.

Les Athéniens firent par mer le tour du Péloponnèse, sous le commandement de Tolmide, fils de Tolmæus ; ils brûlèrent le chantier des Lacédémoniens, et prirent Chalcis[48], ville dépendante de Corinthe, après avoir battu les Sicyoniens, qui s’opposaient à leur descente.

CIX. Les Athéniens et les alliés qui étaient passés en Égypte s’y trouvaient encore, et la guerre y eut pour eux bien des faces différentes. D’abord ils se rendirent maîtres de l’Égypte. Artaxerxès fit passer à Lacédémone le Perse Mégabaze, avec de l’argent, pour engager les peuples du Péloponnèse à se jeter sur l’Attique, ce qui forcerait les Athéniens à sortir de l’Égypte. L’affaire ne réussit pas ; ce ne fut qu’une dépense inutile, et Mégabaze retourna en Asie avec le reste des trésors qu’il avait apportés. Le roi fit partir, avec une puissante armée, un autre Perse, nommé aussi Mégabaze, fils de Zopyre. Il arriva par terre, battit les Égyptiens et les alliés, chassa les Grecs de Memphis, et finit par les renfermer dans l’île de Prosopitis. Il les y assiégea pendant dix-huit mois, jusqu’à ce qu’ayant desséché le fossé et fait prendre aux eaux un autre cours, il mit les vaisseaux à sec, changea une grande partie de l’île en terre ferme, y passa de pied, et s’en rendit maître.

CX. Ainsi furent ruinées, dans ce pays, les affaires des Grecs, après six ans de guerre. Très peu, du grand nombre qu’ils avaient été, se sauvèrent à Cyrène, en passant par la Libye. La plupart périrent, et l’Égypte retourna sous la domination du roi. Seulement Amyrtée s’y conserva une souveraineté dans les marais. Leur vaste étendue ne permettait pas de les prendre, et d’ailleurs ses sujets étaient les plus belliqueux des Égyptiens. Pour Inarus, ce roi des Libyens, qui avait causé tout le trouble de l’Égypte, il fut pris par trahison et empalé.

Cinquante trirèmes d’Athènes et des alliés venaient succéder aux premières, et dans l’ignorance de tout ce qui s’était passé, elles abordèrent à un bras du Nil nommé Mendésium. L’infanterie les attaqua par terre, la flotte des Phéniciens par mer ; le plus grand nombre des bâtimens fut détruit, le reste parvint à se sauver. Telle fut la fin de cette grande armée d’Athéniens et d’alliés qui était passée en Égypte.

CXI. Oreste, fils d’Échécratide, roi de Thessalie, chassé de cette contrée, engagea les Athéniens à l’y rétablir. Ils prirent avec eux les Bœotiens et les Phocéens leurs alliés, et marchèrent contre Pharsale, ville de Thessalie. Ils ne furent maîtres que d’autant de terrain qu’ils en occupaient en s’éloignant peu de leur camp ; car ils étaient contenus par la cavalerie thessalienne ; et ils ne purent s’emparer de la ville. En un mot ils manquèrent entièrement l’objet de leur expédition, et s’en retournèrent sans avoir rien fait, remmenant Oreste avec eux.

Peu après, mille Athéniens montèrent les vaisseaux qu’ils avaient à Pègues, car ils étaient maîtres de cette place, et passèrent à Sicyone, sous le commandement de Périclès, fils de Xantippe. Ils prirent terre, furent vainqueurs de ceux des Sicyoniens qui osèrent les combattre ; et prenant aussitôt avec eux les Achéens, ils traversèrent le golfe, allèrent attaquer Œniades, place de l’Acarnanie, et en firent le siège ; mais ils ne purent la réduire, et rentrèrent chez eux.

CXII. Trois ans après, les Péloponnésiens et les Athéniens conclurent une trêve de cinq ans[49]. Les Athéniens, en paix avec la Grèce, portèrent la guerre en Cypre ; leur flotte était de deux cents vaisseaux, tant des leurs que de leurs alliés. C’était Cimon qui la commandait. Soixante de ces bâtimens passèrent en Égypte, où les appelait cet Amyrtée, dont le royaume était dans les marais. Les autres firent le siège de Citium. Cimon mourut, la famine survint et ils abandonnèrent le siège. Comme ils passaient au-dessus de Salamine, ville de Cypre, ils eurent à la fois un combat de terre et un combat de mer contre les Phéniciens, les Cypriens et les Ciliciens, et retournèrent chez eux, vainqueurs dans ces deux combats. Les vaisseaux revenus de l’Égypte rentrèrent avec eux.

Les Lacédémoniens firent ensuite la guerre qu’on appelle sacrée, s’emparèrent du temple de Delphes et le remirent aux Delphiens ; mais après leur retraite, les Athéniens l’attaquèrent à leur tour, le prirent et le rendirent aux Phocéens.

CXIII. Après un certain espace de temps, comme les exilés bœotiens occupaient Orchomène, Chéronée et quelques autres villes de la Bœotie. Les Athéniens allèrent attaquer ces places, devenues ennemies. Eux-mêmes envoyèrent mille hoplites, les alliés fournirent leur contingent, c’était Tolmide, fils de Tolmæus, qui commandait. Ils prirent Chéronée, réduisirent les habitans en servitude, y laissèrent une garnison et se retirèrent.

Ils étaient en marche près de Coronée, quand des troupes sorties d’Orchomène vinrent les attaquer ; c’étaient des exilés de Bœotie qui avaient avec eux des Locriens, des exilés de l’Eubée et tout ce qui était de la même faction. Ils furent vainqueurs, égorgèrent une partie des Athéniens et réduisirent le reste en captivité. Les Athéniens abandonnèrent la Bœotie tout entière, à condition qu’on leur rendrait leurs prisonniers. Les exilés bœotiens et tous les autres revinrent et rentrèrent dans leurs droits.

CXIV. Peu après, l’Eubée se souleva contre les Athéniens ; déjà Périclès marchait à la tête d’une armée pour la soumettre, quand on lui annonça que Mégare était en état de révolution, que les Péloponnésiens allaient se jeter sur l’Attique, et que les garnisons athéniennes avaient été égorgées par les Mégariens, excepté ce qui avait pu se réfugier à Nisée. Mégare n’en était venue à la défection qu’après avoir attiré à son parti Corinthe, Épidaure et Sicyone. Périclès se hâta de ramener son armée de l’Eubée, ce qui n’empêcha pas les Péloponnésiens, sous la conduite de Pliatoanax, fils de Pausanias et roi de Lacédémone, de ravager dans l’Attique Éleusis et les campagnes de Thria ; mais ils n’avancèrent pas plus loin et se retirèrent. Alors les Athéniens retournèrent dans l’Eubée, toujours sous le commandement de Périclès, et la soumirent tout entière. Ils la reçurent à composition, excepté les habitans d’Hestiés, qu’ils chassèrent, et ils s’emparèrent de leur pays.

CXV. Peu après leur retour de l’Eubée, ils conclurent avec les Lacédémoniens une trêve de trente ans[50], et rendirent Nisée, l’Achaïe, Pègues et Trezène. C’était ce qu’ils avaient conquis sur les Péloponnésiens.

Six ans après, une guerre s’éleva au sujet de Priène entre les Samiens et les Milésiens. Ces derniers, maltraités dans cette guerre, vinrent à Athènes et y firent retentir leurs plaintes contre ceux de Samos, qui, secondés par des particuliers de cette île, voulaient changer la constitution du pays. Les Athéniens allèrent à Samos avec une flotte de quarante vaisseaux, et y établirent la démocratie ; ils prirent en otages cinquante enfans et autant d’hommes faits, qu’ils déposèrent à Lemnos, et ne se retirèrent qu’en laissant une garnison dans l’île. Quelques Samiens l’avaient quittée et s’étaient réfugiés sur le continent. Ils conspirèrent avec les hommes les plus puissans de la ville et avec Pissuthnès, fils d’Hystaspe, qui avait le gouvernement de Sardes. Ils rassemblèrent sept cents hommes de troupes auxiliaires et passèrent à Samos à l’entrée de la nuit. Ils attaquèrent d’abord le parti populaire et se rendirent maîtres du plus grand nombre ; ils enlevèrent ensuite de Lemnos leurs otages, abjurèrent la domination d’Athènes, et livrèrent à Pissuthnès la garnison athénienne et les commandans, qu’ils avaient en leur pouvoir. Ils se disposèrent aussitôt à porter la guerre à Milet, et Bysance entra dans leur défection.

CXVI. À cette nouvelle, les Athéniens partirent pour Samos avec soixante vaisseaux ; mais ils en détachèrent seize, les uns pour aller observer dans la Carie la flotte des Phéniciens, les autres pour aller demander des secours à Chios et à Lesbos. Ce fut donc avec quatre vaisseaux que, sous la conduite de Périclès et de neuf autres généraux, ils livrèrent, près de l’île de Tragie, le combat à soixante-dix vaisseaux samiens, dont vingt étaient montés d’hommes de guerre : tous venaient de Milet. Les Athéniens remportèrent la victoire ; ils furent ensuite renforcés par quarante vaisseaux d’Athènes et vingt-cinq de Chios et de Lesbos. Ils descendirent à terre, furent vainqueurs, élevèrent des murailles de trois côtés de la place pour l’investir, et en firent en même temps le siège par mer. Périclès prit soixante des vaisseaux qui étaient à l’ancre, et se porta avec la plus grande diligence à Caune en Carie, sur l’avis que des vaisseaux phéniciens s’avançaient ; car dès auparavant, Stésagoras et quelques autres étaient partis de Samos avec cinq vaisseaux pour observer les Phéniciens.

CXVII. Les Samiens profitèrent de la circonstance pour sortir du port à l’improviste ; ils tombèrent sur le camp qui n’était pas fortifié, détruisirent les vaisseaux qui faisaient l’avant-garde, battirent ceux qui se présentèrent à leur rencontre, et furent quatorze jours maîtres de la mer qui baigne leurs côtes. Pendant tout ce temps, ils faisaient entrer dans leur ville et en faisaient sortir tout ce qu’ils voulaient ; mais au retour de Périclès, ils se virent de nouveau renfermés par la flotte.

Quarante vaisseaux vinrent ensuite d’Athènes au secours des assiégeans avec Thucydide[51], Agnon et Phormion ; vingt avec Triptolème et Anticlès, et trente de Chios et de Lesbos. Les Samiens livrèrent un faible combat naval, et ne pouvant plus tenir, ils furent obligés de se rendre après neuf mois de siège. Ils s’engagèrent par la capitulation à raser leurs murailles, à donner des otages, à livrer leurs vaisseaux et à rembourser les frais de la guerre par des paiemens a époques fixées. Ceux de Bysance convinrent de rester, comme auparavant, dans l’état de sujets.

CXVIII. Peu d’années après, survinrent les événemens dont j’ai déjà parlé ; l’affaire de Corcyre, celle de Potidée et tout ce qui, sur ces entrefaites, servit de prétexte à la guerre que je vais écrire. Toutes ces entreprises des Grecs ou les uns contre les autres, ou contre les Barbares, occupèrent à peu près une période de cinquante ans, depuis la retraite de Xerxès jusqu’au commencement de cette guerre-ci. Dans cet intervalle de temps, les Athéniens donnèrent une grande force à leur domination et s’élevèrent à un haut degré de puissance. Les Lacédémoniens le virent et ne s’y opposèrent pas, si ce n’est dans quelques circonstances de peu de durée ; mais en général, ils restaient inactifs. Toujours lents à s’engager dans les guerres, à moins qu’ils n’y fussent contraints, ils avaient été occupés par des hostilités particulières. Enfin ils n’ouvrirent les yeux sur la puissance des Athéniens que lorsqu’il n’était plus possible de se dissimuler leur élévation et quand ils avaient déjà touché aux alliés de Sparte. Ils crurent alors qu’il n’était plus temps de dissimuler, qu’il fallait les combattre avec la plus grande vigueur et anéantir, s’il était possible, leur domination, ils déclarèrent donc que la trêve était rompue et que les Athéniens s’étaient rendus coupables d’injustice. Ils envoyèrent à Delphes demander au dieu s’ils auraient l’avantage dans la guerre qu’ils méditaient d’entreprendre. On prétend que le dieu répondit qu’en combattant de toutes leurs forces ils auraient la victoire, et qu’il leur prêterait ses secours s’ils l’invoquaient et même s’ils ne l’invoquaient pas.

CXIX. Ils assemblèrent une seconde fois les alliés pour mettre aux voix s’il fallait entreprendre la guerre. Les députés des villes confédérées arrivèrent, l’assemblée se forma et chacun parla suivant son opinion, mais le plus grand nombre accusa les Athéniens et se déclara pour la guerre. Les Corinthiens avaient prié les députés de chaque ville en particulier d’énoncer ce vœu, craignant, si l’on différait, que Potidée ne fût enlevée. Ils étaient présens, et s’avançant les derniers, ils s’exprimèrent à peu près en ces termes :

CXX. « Non, sans doute, généreux alliés, nous ne reprocherons plus aux Lacédémoniens de n’avoir pas eux-mêmes décrété la guerre, puisque c’est pour cet objet qu’ils viennent de nous rassembler. Ils ont rempli ce que nous avions droit d’attendre : car il faut que ceux qui jouissent du commandement, contens de l’égalité dans leurs intérêts particuliers, soient les premiers à s’occuper des intérêts communs, puisque c’est eux qui, dans les autres occasions, obtiennent les premiers honneurs.

« Nous croirions inutile d’avertir ceux d’entre vous qui ont eu affaire aux Athéniens de se tenir en garde contre leurs entreprises ; mais ceux qui occupent l’intérieur des terres, et qui n’habitent pas dans le voisinage des lieux de commerce, doivent savoir que s’ils ne protègent pas les habitans des côtes, ils se rendront à eux-mêmes plus difficiles les débouchés des richesses que les saisons leur prodiguent, et recevront avec plus de peine ce que la mer fournit au continent. Ils seraient de bien mauvais juges des intérèts qui nous occupent, s’ils croyaient y être étrangers, s’ils ne voyaient pas qu’en négligeant la défense des villes maritimes, bientôt le danger va les atteindre, et que ce n’est pas moins sur leurs intérêts que sur les nôtres que nous délibérons aujourd’hui. Qu’ils n’hésitent donc pas à renoncer à la paix et à prendre les armes. Le caractère des hommes modérés est de rester tranquilles tant qu’on ne leur fait point injure ; celui des hommes courageux, quand ils sont insultés, de passer de la paix à la guerre, et, après la victoire, de la guerre à la réconciliation ; de ne pas se laisser entraîner par la prospérité de leurs armes, et de ne pas supporter des injustices, flattés du repos de la paix. Car celui qui reste tranquille, de peur d’interrompre ses jouissances, se verra bientôt enlever, s’il persiste dans l’indolence, la douceur de cette mollesse qui lui faisait aimer la tranquillité ; et celui qui, dans la guerre, veut pousser trop loin la prospérité, ne pense pas qu’il se laisse emporter à une audace perfide. Bien des projets mal conçus réussissent par les imprudences plus grandes encore des ennemis ; et plus souvent encore des desseins qui semblaient bien concertés tournent contre leurs auteurs, et n’ont qu’une issue honteuse. Jamais on n’exécute ses pensées avec la même confiance qu’on les a conçues : on est dans la sécurité quand on délibère ; on faiblit par crainte dans l’exécution.

CXXI. « Pour nous, c’est après avoir reçu des offenses, c’est avec de justes sujets de plainte, que nous réveillons la guerre ; vengés des Athéniens, nous déposerons à temps les armes. Nous avons bien des raisons de compter sur la victoire. Supérieurs par l’expérience des combats et par le nombre, nous sommes tous bien disposés à suivre également les ordres de nos chefs. L’avantage que donne à nos ennemis la supériorité de leur flotte, nous l’aurons avec les finances auxquelles tous contribueront, et avec les trésors déposés à Delphes et à Olympie. Nous n’avons qu’à faire un emprunt pour être en état de leur débaucher, par une solde plus haute, leurs matelots étrangers : car la force des Athéniens leur est moins personnelle qu’achetée à prix d’argent ; la nôtre, fondée sur nos personnes plus que sur nos richesses, est plus indépendante. Par une seule défaite navale, il est probable qu’ils seront perdus ; s’ils résistent, nous aurons plus de temps pour nous exercer à la marine ; et quand nous les aurons égalés dans la science, nous les surpasserons en courage. Ce que nous devons à la nature, l’instruction ne peut le leur donner, et ce qu’ils doivent à la science, nous pouvons l’enlever par l’application. Il faut pour cela de l’argent, nous le fournirons. Quoi ! leurs alliés ne refusent pas de leur apporter des tributs destinés à les asservir, et nous, pour nous venger de nos ennemis et nous sauver à la fois, nous craindrions la dépense ! Nous refuserions de sacrifier une partie de nos richesses pour les empêcher de nous les ravir, et pour n’être pas malheureux par elles !

CXXII. « Nous avons encore d’autres moyens de leur faire la guerre : la défection de leurs alliés, qui leur enlèvera surtout les revenus qui forment leur puissance, des forteresses que nous pourrions élever sur leur territoire, et tout ce que personne ne saurait prévoir en ce moment. Car la guerre ne suit pas la marche qu’on lui prescrit ; elle-même invente le plus souvent ses moyens suivant les circonstances. S’y conduire avec modération, c’est se ménager plus de sûreté ; s’y livrer à l’emportement, c’est s’exposer à bien des revers. Ce qu’il faut considérer, c’est que si chacun de nous n’avait que des querelles sur ses limites avec des ennemis égaux, il serait en état de se défendre ; mais ici les Athéniens, assez forts pour tenir seuls contre nous tous ensemble, seraient bien plus redoutables encore contre chacune de nos villes en particulier. Si donc nous ne nous défendons pas, étroitement unis par nation, par villes, et d’un commun accord, ils n’auront pas de peine à nous soumettre séparément. Et sachez que notre défaite, mot toujours terrible à entendre, ne serait autre chose que la servitude. Se figurer, même par la pensée, que tant de villes pussent être maltraitées par une seule, c’est une honte pour le Péloponnèse. Ce serait nous déclarer dignes de cet opprobre, annoncer que nous sommes devenus assez lâches pour l’endurer, et que nous avons dégénéré de nos pères à qui la Grèce a dû sa liberté. Et nous n’assurerons pas cette liberté pour nous-mêmes ! nous souffrirons qu’une ville usurpe sur nous la tyrannie, nous qui nous vantons de détruire les monarques qui ne mettent qu’une seule ville sous leur joug ! Nous ne pensons pas qu’une telle conduite tiendrait de trois vices bien dangereux : l’imprudence, la mollesse et la négligence. Car vous n’éviterez pas ces reproches en vous excusant sur votre mépris pour vos ennemis ; sentiment dont on voudrait bien se faire un titre de sagesse, et qui, pour avoir perdu beaucoup de ceux qui s’y sont abandonnés, a reçu au contraire le nom de folie.

CXXIII. « Mais à quoi bon vous reprocher vos erreurs passées plus que ne l’exigent les circonstances actuelles ? Livrons-nous aux travaux de la guerre, et venons au secours du présent pour parer à l’avenir. Il est dans le caractère que vous ont transmis vos ancêtres d’acquérir des vertus au milieu des fatigues : ne changez point de mœurs, quoique vous jouissiez aujourd’hui d’un peu plus de fortune et de puissance. Il n’est pas juste de perdre par la richesse ce qu’on a gagné par la pauvreté. Vous avez bien des motifs de marcher avec confiance aux combats, surtout lorsque, par sa réponse, un dieu vous y appelle ; lorsque lui-même promet de vous secourir ; lorsque, par crainte ou par intérêt, la Grèce entière va combattre avec vous. Ce ne sera pas vous qui romprez les premiers le traité ; vous viendrez plutôt au secours des conventions outragées, et le dieu qui vous ordonne de combattre, déclare assez que la paix est violée.

CXXIV. « Puisque, à tous égards, vous pouvez légitimement entreprendre la guerre, et que tous nos suffrages sont en faveur de cette entreprise, s’il est certain qu’elle s’accorde avec l’intérêt des villes et des particuliers, ne tardez pas à secourir les habitans de Potidée. Ils sont Doriens et sont assiégés par des Ioniens ; c’est le contraire de ce qu’on voyait autrefois. Rétablissez en même temps la liberté des autres villes. Il ne vous est plus permis de différer, quand déjà les uns sont maltraités, et quand les autres, si l’on voit que nous sommes assemblés sans rien oser pour leur défense, souffriront bientôt les mêmes outrages. Persuadés que vous en êtes venus à la dernière extrémité, et que nous vous donnons le meilleur conseil, généreux alliés, n’hésitez pas à décréter la guerre, et sans craindre ce que, pour le moment, elle peut avoir de terrible, ne songez qu’à la paix qui doit la suivre, et qui en sera plus durable : car c’est par la guerre que la paix s’affermit. Elle est moins assurée quand, par amour pour le repos, on refuse de combattre. Regardez comme s’élevant contre tous cette ville qui, dans la Grèce, usurpe un pouvoir tyrannique : déjà elle domine sur les uns ; elle médite la servitude des autres : marchons pour la réduire. Nous-mêmes nous vivrons ensuite exempts de dangers, et nous rendrons à la liberté les Grecs maintenant asservis. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens.

CXXV. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les différentes opinions, prirent les suffrages de tous les alliés qui se trouvaient à l’assemblée. Ils furent donnés par ordre, depuis les villes les plus puissantes jusqu’aux plus faibles. Le plus grand nombre vota la guerre. Comme cependant rien n’était prêt, on jugea qu’on ne pouvait en venir tout de suite aux hostilités, mais que chacun devait, sans délai, pourvoir à ce qui lui était nécessaire. Il ne se passa pas une année entière avant qu’on fût en état de faire une invasion dans l’Attique et de commencer ouvertement la guerre.

CXXVI. Ce temps fut employé en négociations avec les Athéniens ; on leur portait les griefs qu’on avait contre eux. C’était pour avoir un prétexte plus spécieux de les traiter en ennemis si l’on ne recevait pas de satisfaction. D’abord les députés de Lacédémone leur prescrivirent d’expier la souillure qu’ils avaient contractée envers la déesse[52]. Voici quelle était cette souillure.

Il y avait eu un Athénien, nommé Cylon, homme qui avait remporté le prix dans les jeux olympiques : il était riche et distingué entre les anciennes familles. Théagène, Mégarien, alors tyran de Mégare, lui avait donné sa fille. il s’avisa de consulter l’oracle de Delphes, et le Dieu lui répondit que, le jour de la plus grande fête de Jupiter, il pourrait s’emparer de la citadelle d’Athènes. Il emprunta du secours à Théagène, fit entrer ses amis dans son projet, et quand arriva le temps où l’on célébrait les fêtes olympiques dans le Péloponnèse, il s’empara de la citadelle. Son but était d’usurper la tyrannie. Il croyait que cette fête était la plus grande de Jupiter, et qu’elle le concernait en quelque sorte lui-même à cause de sa victoire aux jeux olympiques. S’il y avait dans l’Attique ou ailleurs une fête encore plus solennelle, c’est ce qui ne lui vint point à la pensée et ce que l’oracle n’avait pas dit. Or il se célèbre chez les Athéniens, hors de la ville, une fête nommée Diasia, en l’honneur de Jupiter Milichios[53] et c’est la plus grande de toutes. Des citoyens en grand nombre, de tout rang, de tout sexe et de tout âge, y offrent en sacrifices non des victimes, mais des productions de la contrée[54]. Cylon, croyant bien comprendre l’oracle, exécuta son dessein. Dès que les Athéniens en eurent la nouvelle, ils accoururent en masse de la campagne au secours de la citadelle, l’investirent et en firent le siège. Comme il traînait en longueur, las de rester campés devant la place, la plupart se retirèrent, et investirent les neufs archontes d’un pouvoir absolu pour donner, sur la garde et sur tout le reste, les ordres qu’ils jugeraient nécessaires. C’étaient alors les archontes qui étaient chargés de presque toute l’administration. Les gens assiégés avec Cylon étaient dans un fort mauvais état, manquant de vivres et d’eau. Cylon et son frère parvinrent à s’évader. Les autres, se voyant pressés, et plusieurs même mourant de faim, s’assirent en supplians près de l’autel qui est dans l’Acropole. Ceux à qui la garde était confiée, les voyant près de mourir dans le lieu sacré, les firent relever avec promesse de ne leur faire aucun mal : mais après les avoir emmenés, ils les égorgèrent. Ils tuèrent aussi en passant quelques-uns de ces malheureux assis au pied des autels et en la présence des déesses vénérables[55]. Ils furent regardés depuis comme des hommes souillés, pour avoir offensé la déesse, et cette tache se répandit sur leurs descendans. Les Athéniens les exilèrent. Ils furent aussi chassés par Cléomène avec le secours des Athéniens révoltés[56]. On ne se contenta pas de condamner les vivans à l’exil, on assembla même les os des morts qui furent jetés hors des limites. Ces bannis rentrèrent dans la suite, et leur postérité est encore dans la ville.

CXXVII. Les Lacédémoniens, en demandant que cette souillure fût expiée, avaient pour prétexte de venger l’offense faite aux dieux ; mais la vérité, c’est qu’ils savaient que Périclès, fils de Xantippe, appartenait à cette race de bannis par sa mère, et en le faisant chasser, ils comptaient obtenir plus aisément ce qu’ils voudraient des Athéniens. Cependant ils espéraient moins le voir exiler, qu’exciter contre lui des mécontentemens, parce qu’on le regarderait, par la souillure dont il était entaché, comme l’une des causes de la guerre. C’était l’homme le plus puissant de son temps ; il était à la tête des affaires ; en tout il s’opposait aux Lacédémoniens ; il empêchait de leur céder et pressait les Athéniens de rompre avec eux.

CXXVIII. Ceux-ci, de leur côté, demandèrent que les Lacédémoniens expiassent le sacrilège commis au Ténare. C’était au Ténare qu’autrefois ils avaient fait sortir du temple de Neptune des Hilotes supplians, pour leur donner la mort. Suivant eux-mêmes, ce fut en punition de cette offense qu’arriva le grand tremblement de terre à Sparte. Les Athéniens demandaient aussi l’expiation du sacrilège commis contre la déesse au temple d’airain[57]. Voici quel fut ce sacrilège, lorsque les Lacédémoniens rappelèrent, pour la première fois, Pausanias du commandement qu’il exerçait dans l’Hellespont[58], il fut soumis à un jugement et renvoyé absous. Cependant on ne lui rendit pas le commandement ; mais il prit lui-même en son nom la trirème hermionide, et retourna dans l’Hellespont sans l’aveu des Lacédémoniens. Il donnait pour prétexte de son voyage la guerre de Grèce ; mais en effet il voulait continuer les intrigues qu’il avait liées avec le roi, dans le dessein de s’établir une domination sur les Grecs. Il avait commencé par rendre des services à ce prince, et il avait posé les bases de tous ses projets. Car dans sa première expédition, après son retour de Cypre, lorsqu’il eut pris Bysance, place occupée par les Mèdes, et où furent faits prisonniers plusieurs amis et parens du roi, il les renvoya à ce prince à l’insu des alliés, et publia qu’ils s’étaient échappés de ses mains. Il agissait de concert avec Gongyle, d’Érétrie, à qui il avait confié Bysance et la garde des prisonniers. Il fit même passer Gongyle auprès de Xerxès avec une lettre : voici ce qu’elle contenait, comme on l’a découvert dans la suite : « Pausanias, général de Sparte, a fait ces prisonniers et te les renvoie, pour faire quelque chose qui te soit agréable. J’ai intention, si tu y consens, d’épouser ta fille et de te soumettre Sparte et le reste de la Grèce. En me concertant avec toi, je me crois en état de mettre ce dessein à exécution. S’il t’est agréable, envoie-moi sur la côte un homme affidé par qui nous puissions continuer notre correspondance. »

CXXIX. Voilà ce qu’a fait connaître cet écrit. Il plut à Xerxès, qui envoya sur la côte Artabaze, fils de Pharnace, en lui ordonnant de se mettre en possession de la satrapie de Dascylitis, et de déposer Mégabatès qui en était revêtu. Il le chargea d’une lettre pour Pausanias à Bysance avec ordre de le mander au plus tôt, de lui montrer son cachet, et, s’il en recevait quelques ouvertures sur ses desseins, de faire avec la plus grande fidélité ce qu’il jugerait le plus a propos.

Artabaze étant arrivé exécuta les ordres qu’il avait reçus, et envoya la lettre. Voici ce qu’elle contenait : « Ainsi parle le roi Xerxès à Pausanias. Tu m’as renvoyé au-delà de la mer les hommes que tu as sauvés de Bysance : ma reconnaissance en restera pour toujours écrite dans mon palais, et je suis flatté de ce que tu m’as communiqué. Que le jour ni la nuit ne t’arrête et ne te puisse détourner de travailler à ce que tu me promets. Ne regarde comme un obstacle ni la dépense en or et en argent, ni le nombre des troupes, s’il faut en faire passer quelque part. Je t’adresse Artabaze, homme sûr et fidèle ; traite hardiment avec lui de tes affaires et des miennes, et conduis-les de la manière que tu jugeras la meilleure et la plus utile pour tous deux. »

CXXX. À la réception de cette lettre, Pausanias, qui s’était acquis la plus grande distinction dans la Grèce pour avoir commandé à la bataille de Platée, conçut encore bien plus d’orgueil. Il ne sut plus se conformer aux mœurs de sa nation, mais il sortit de Bysance vêtu de la robe des Perses, et dans son voyage en Thrace, une garde perse et égyptienne l’escortait armée de piques ; il faisait servir sa table avec la somptuosité des Perses. Incapable de renfermer ses desseins en lui-même, il manifestait dans de petites choses les grandes pensées qu’il comptait exécuter un jour. Il se rendit d’un accès difficile, et il était d’une humeur si hautaine avec tout le monde indifféremment, que personne ne pouvait l’aborder. Ce ne fut pas une des moindres raisons qui engagèrent les Grecs à passer de l’alliance de Lacédémone à celle d’Athènes.

CXXXI. Les Lacédémoniens, instruits de ces procédés, le rappelèrent pour lui en demander compte ; et lorsque, sans ordre de leur part, il eut osé remettre en mer sur la trirème hermionide, on ne douta plus de ses desseins. Forcé par les Athéniens de sortir de Bysance. Il ne revint point à Sparte ; mais on apprit qu’il se fixait à Colonnes dans la Troade, qu’il ne s’y arrêtait pas à bonne intention, et qu’il avait des intelligences avec les Barbares. On crut alors ne devoir plus dissimuler, et les éphores lui envoyèrent un héraut avec une scytale[59], et lui firent signifier l’ordre de ne pas s’écarter du héraut, s’il ne voulait pas que Sparte lui déclarât la guerre. Il craignit de se rendre suspect, et dans la confiance qu’il se laverait par argent du crime qu’on lui imputait, il revint à Sparte une seconde fois. D’abord mis en prison par ordre des éphores, car ils ont le pouvoir de faire éprouver ce traitement aux rois eux-mémes, il parvint à en sortir en gagnant les magistrats, et s’offrit à rendre compte de ses actions et à répondre à ses accusateurs.

CXXXII. Ni les Spartiates, ni ses ennemis, ni toute la république n’avaient aucune preuve assez forte pour les autoriser à punir un homme du sang royal et qui était alors revêtu d’une haute dignité : en qualité de cousin de Plistarque, fils de Léonidas, décoré du titre de roi, mais trop jeune pour en exercer les fonctions, il avait la tutelle de ce prince. Mais son éloignement pour les mœurs de son pays, son affectation d’imiter celles des Barbares, donnaient bien des raisons de soupçonner qu’il ne voulait pas se contenter de sa fortune. On remontait à l’examen de sa vie ; on recherchait s’il ne s’était pas écarté des lois reçues ; on se rappelait qu’autrefois, sur le trépied que les Grecs consacrèrent à Delphes des prémices du butin fait sur les Mèdes, il avait osé, comme si c’eût été son offrande particulière, faire graver ces paroles : « Pausanias, général des Grecs, après avoir défait l’armée des Mèdes, a consacré ce monument à Apollon. » Les Lacédémoniens avaient fait effacer aussitôt cette inscription, et graver le nom des villes qui, victorieuses en commun des Barbares, avaient consacré cette offrande. On mettait cet acte de présomption au rang des crimes de Pausanias, et depuis qu’il était devenu suspect, on y trouvait de grands rapports avec ses desseins actuels. Le bruit se répandit aussi de certaines intrigues qu’il avait eues avec les Hilotes, et ce bruit était bien fondé. Il leur avait promis la liberté et l’état de citoyens s’ils se soulevaient avec lui et le secondaient dans l’exécution de tous ses projets. Cependant, quoique des Hilotes le dénonçassent eux-mêmes, on n’en voulut pas croire leurs délations ni rien prononcer contre lui. La conduite des Lacédémoniens était celle qu’ils out coutume de tenir entre eux ; ils ne se hâtent jamais de prononcer des peines capitales contre un Spartiate, sans avoir des preuves incontestables. Mais enfin, un homme d’Argila, que Pausanias avait aimé autrefois, qui jouissait de sa confiance, et qui devait porter à Artabaze ses dernières dépêches pour le roi, devint, dit-on, son dénonciateur. Il conçut des craintes sur la réflexion que jamais aucun des émissaires qui avaient été chargés avant lui de semblables messages n’était revenu. Il ouvrit les lettres, après en avoir contrefait le cachet, pour les refermer s’il se trompait dans ses soupçons, ou pour que Pausanias ne s’aperçût de rien s’il les redemandait pour y faire quelque changement. Il y trouva l’ordre de lui donner la mort, et il s’était douté qu’elles contenaient quelque chose de semblable.

CXXXIII. Quand il eut présenté ces lettres aux éphores, il leur resta moins de doute ; mais ils voulurent entendre, de la bouche même de Pausanias, quelque preuve de son crime. D’accord avec eux, le dénonciateur se réfugia au Ténare, en qualité de suppliant, et s’y construisit une cabane à double cloison, où il cacha quelques éphores. Pausanias vint le trouver et lui demanda le sujet de ses craintes. Les éphores entendirent tout distinctement : les reproches de l’homme sur ce que Pausanias avait écrit à son sujet, les détails dans lesquels il entra, comme quoi il ne l’avait jamais trahi dans ses messages auprès du roi, et comme quoi, en reconnaissance, il se voyait jugé digne de mort, ainsi que l’avaient été tant d’autres de ses serviteurs. Ils entendirent Pausanias convenir de tout, l’engager à ne pas garder de ressentiment, lui donner sa foi pour la libre sortie du lieu sacré, le presser de partir du plus tôt et de ne pas mettre obstacle à des négociations importantes.

CXXXIV. Les éphores se retirèrent après avoir tout entendu. Désormais bien assurés du crime, ils prirent des mesures pour arrêter Pausanias dans la ville. On raconte qu’il allait être pris sur le chemin ; mais qu’à l’air d’un des éphores qui s’avançaient, il reconnut quel était son dessein. Sur un signe qu’un autre éphore lui fit en secret par bienveillance, il courut à l’enceinte de la déesse au temple d’airain, et prévint ceux qui le poursuivaient. Cette enceinte n’était pas éloignée. Il s’arrêta dans une petite chapelle qui en dépendait, pour ne pas souffrir les intempéries de l’air. Ceux qui le cherchaient cessèrent d’abord leur poursuite ; mais bientôt après, ils enlevèrent le toit de la chapelle, virent qu’il y était, et murèrent les portes ; ils restèrent à le garder et l’assiégèrent par la faim. Quand ils s’aperçurent qu’il était près de rendre le dernier soupir dans la chapelle, ils le tirèrent de l’enceinte, n’ayant plus qu’un souffle de vie, et aussitôt après il expira. Leur première idée fut de le jeter dans le coade[60], où l’usage était de jeter les malfaiteurs ; mais ils prirent le parti de l’enterrer dans quelque endroit du voisinage. Le dieu qui a son temple à Delphes ordonna dans la suite aux Lacédémoniens de transporter le tombeau de Pausanias à l’endroit où il était mort. On le voit encore aujourd’hui en avant de l’enceinte sacrée ; ce qu’indique une inscription gravée sur des colonnes. Le dieu déclara aussi qu’ils avaient commis un sacrilège, et leur ordonna d’offrir à la déesse deux corps au lieu d’un. Ils firent jeter en fonte et consacrèrent deux statues d’airain, comme une expiation de la mort de Pausanias.

CXXXV. Les Athéniens, sur ce que le dieu avait jugé les Lacédémoniens coupables d’un sacrilège, leur ordonnèrent de l’expier. Les Lacédémoniens envoyèrent de leur côté une députation à Athènes, accuser Thémistocle de n’avoir pas été moins favorable aux Mèdes que Pausanias : c’est ce qu’ils avaient découvert dans le procès de ce général. Ils demandaient qu’il reçût la même punition. Thémistocle était alors éloigné de sa patrie par un décret d’ostracisme : il vivait à Argos, et faisait des voyages dans le reste du Péloponnèse. Les Athéniens consentirent à la demande qu’on leur faisait : d’accord avec les Lacédémoniens qui se montraient disposés à le juger avec eux, ils envoyèrent des gens avec ordre de l’arrêter en quelque endroit qu’ils le trouvassent.

CXXXVI. Thémistocle, informé à temps, quitta le Péloponnèse pour se réfugier chez les Corcyréens dont il était le bienfaiteur ; mais ils lui représentèrent qu’ils craignaient, en le gardant chez eux, de s’attirer l’inimitié d’Athènes et de Lacédémone, et ils le transportèrent sur le continent qui fait face à leur île. Toujours poursuivi par ceux qui le cherchaient et qui s’informaient de tous les lieux où il choisissait un asile, il fut réduit, ne sachant que faire, à se réfugier chez Admète, roi des Molosses, qui n’était pas son ami. Ce prince était absent. Thémistocle se rendit le suppliant de la femme d’Admète, qui lui conseilla de s’asseoir près du foyer, tenant leur enfant dans ses bras. Le roi arriva peu de temps après : le suppliant se fit connaître. Il s’était montré plusieurs fois contraire à des demandes que ce prince avait adressées aux Athéniens. Il le pria de ne pas se venger d’un infortuné qui venait lui demander un refuge ; que ce serait maltraiter un homme maintenant bien plus faible que lui ; que la générosité ne permettait que de tirer une vengeance égale et de ses égaux ; qu’après tout si Admète avait éprouvé de sa part quelque opposition, il s’agissait d’objets de peu d’importance et non de la vie ; mais que s’il le livrait (et il déclara par quels ordres et pour quelles raisons il était poursuivi), c’était lui ravir toute espérance de salut. Admète fit relever Thémistocle qui continuait de tenir l’enfant dans ses bras, et c’était, chez les Molosses, la plus puissante manière de supplier.

CXXXVII. Peu de temps après arrivèrent les députés de Lacédémone et d’Athènes ; ils dirent bien des choses et n’obtinrent rien. Admète ne livra pas Thémistocle, le laissa partir pour se rendre auprès du roi, et l’envoya par terre à Pydna qui appartenait à Alexandre : c’était la route qu’il devait prendre pour gagner l’autre mer. Thémistocle trouva dans le port de cette ville un vaisseau marchand qui allait passer dans l’Ionie ; il en profita et fut poussé par la tempête au camp des Athéniens qui faisaient le siège de Naxos. L’équipage ne le connaissait pas ; mais la crainte l’obligea de découvrir au pilote qui il était et les raisons de sa fuite, ajoutant que, s’il refusait de le sauver, il l’accuserait de s’être rendu, à prix d’argent, fauteur de son évasion ; qu’il n’y avait rien à risquer pourvu que personne ne sortît en attendant qu’on pût faire route ; que s’il consentait à le servir, il en serait dignement récompensé. Le pilote fit ce qu’on lui demandait, mouilla un jour et une nuit au-dessus du camp des Athéniens, et fit voile pour Éphèse. Là Thémistocle lui fit présent d’une somme considérable ; car ses amis d’Athènes ne tardèrent pas à lui faire passer de l’argent, et il reçut ce qu’il avait déposé secrètement à Argos.

Il gagna l’intérieur des terres avec un des Perses de la côte, et fit tenir à Artaxerxès, fils de Xerxès, qui venait de monter sur le trône, la lettre suivante : « C’est moi Thémistocle qui me rends près de toi ; moi qui, plus qu’aucun Grec, ai fait du mal à ta maison tant que j’ai été forcé de me défendre contre l’invasion de ton père ; mais je lui ai fait encore plus de bien quand je n’ai plus eu de crainte pour moi, et que lui-même, à son retour, avait de grands dangers à courir. (Il avait en vue l’avis qu’il lui avait donné que les Grecs allaient se retirer de Salamine ; et le mensonge par lequel il lui avait fait croire que c’était lui qui avait empêché de rompre les ponts[61].) J’entre dans ton empire, ayant de grands services à te rendre et persécuté par les Grecs pour l’amitié que je te porte. Je veux attendre un an, pour te rendre compte toi-même des motifs qui m’ont fait entrer dans tes états.

CXXXVIII. Le roi admira, dit-on, le courage de Thémistocle, et le pria de faire ce qu’il se proposait. Celui-ci, pendant le temps qu’il passa sans prendre audience, apprit ce qu’il put de la langue des Perses et des usages du pays, et l’année expirée, s’étant fait présenter au roi, il fut élevé auprès de ce prince à des honneurs que jamais aucun Grec n’avait obtenus. Il dut ces distinctions aux dignités dont il avait été revêtu, à l’espérance qu’il faisait concevoir au prince de lui soumettre la Grèce, et surtout aux preuves qu’il avait données de ses talens. En effet, Thémistocle avait bien fait connaître toute la force du génie qu’il tenait de la nature, et il méritait l’admiration qu’inspire un homme privilégié. Son esprit était à lui ; il n’avait rien appris pour l’acquérir, rien pour y ajouter[62]. Il jugeait très sainement des événemens imprévus, et n’avait besoin pour cela que de la plus courte réflexion. Le plus souvent il formait des conjectures certaines sur l’avenir et sur les circonstances qui devaient en résulter. Il n’était pas moins capable d’expliquer nettement les affaires que de les bien conduire. Celles dont il n’avait pas l’expérience, il les saisissait et en jugeait sainement. Dans les choses douteuses, il prévoyait le pire et le mieux. Enfin par la force de son naturel, par la promptitude de son esprit, il excellait à trouver sur-le-champ ce qu’exigeaient les conjonctures. Il mourut de maladie : quelques-uns disent qu’il s’empoisonna lui-même volontairement, dans l’idée qu’il lui était impossible de tenir les promesses qu’il avait faites au roi.

Ce que l’on sait, c’est que son tombeau est à Magnésie d’Asie, dans le marché. Il gouvernait cette province que le roi lui avait donnée. Il avait la Magnésie pour le pain, et elle rapportait cinquante talens par an[63] ; Lampsaque pour le vin, et il paraît que c’était le meilleur vignoble de ce temps-là ; Myonte pour la bonne chère[64]. Ses parens prétendent que ses os furent apportés dans sa patrie suivant ses dernières volontés, et qu’il fut inhumé dans l’Attique, à l’insu des Athéniens ; car il n’était pas permis de l’enterrer, parce qu’il avait été banni pour crime de trahison. Ainsi se termina la fortune de Pausanias de Lacédémone, et de Thémistocle d’Athènes, les deux hommes de leur temps qui jetèrent le plus grand éclat.

CXXXIX. Voilà quels furent, à la première députation, les ordres que donnèrent et reçurent à leur tour les Lacédémoniens pour les expiations de sacrilèges. Ils revinrent une seconde fois et demandèrent que le siège de Potidée fût levé et qu’Égine fût rendue à ses propres lois. Mais le point sur lequel ils s’expliquèrent d’abord et le plus nettement, fut le décret porté contre Mégare : ils déclarèrent que, s’il était levé, il n’y aurait pas de guerre. Ce décret interdisait aux Mégariens l’entrée des ports dans toute la domination athénienne, et des marchés de l’Attique. Mais les Athéniens n’écoutèrent pas les autres propositions, et ne levèrent pas le décret. Ils accusaient ceux de Mégare de cultiver un champ sacré, qui n’était point marqué par des limites[65], et de donner retraite à des esclaves fugitifs. Enfin les derniers députés de Lacédémone arrivèrent : c’étaient Ramphius, Mélisippe et Agésander. Ils n’ajoutèrent rien à ce qui avait déjà été dit tant de fois, et se contentèrent de répéter que les Lacédémoniens voulaient la paix. « Elle subsistera, disaient-ils, si vous laissez vivre les Grecs sous leurs propres lois. » Les Athéniens convoquèrent une assemblée où tous les citoyens pussent donner leurs suffrages. Il fut convenu d’y délibérer et d’y répondre en une seule fois sur tous les chefs. Un grand nombre de citoyens parlèrent ; les deux opinions eurent des partisans : on disait qu’il fallait faire la guerre, que le décret sur Mégare ne devait pas mettre obstacle à la paix, et qu’on n’avait qu’à l’abolir : enfin Périclès, fils de Xantippe, s’avança ; c’était l’homme qui avait alors le plus d’autorité dans la république, et le plus de talent pour la parole et pour l’exécution. Voici de quelle manière il donna son avis :

CXL. « Je suis toujours du même sentiment, ô Athéniens ; c’est qu’il ne faut pas céder aux peuples du Péloponnèse : non, que je ne sache que les pensées des hommes tournent au gré des événemens, et qu’ils ont toujours plus d’ardeur au moment où ils se déterminent à la guerre que lorsqu’ils y sont engagés ; mais je n’en vois pas moins que je dois persister aujourd’hui dans mon opinion. Je prie ceux d’entre vous qui l’auront adoptée de soutenir, en cas de revers, ce qu’ils auront décrété en commun ; ou si nous avons des succès, de ne pas les attribuer non plus à leur sagesse, car il peut arriver que ce soit aussi bien les conjonctures qui marchent follement que les pensées des hommes : aussi, dans tous les événemens qui choquent nos idées, avons-nous coutume d’accuser la fortune.

« On peut reconnaître que, depuis long-temps, les Lacédémoniens forment des desseins contre nous, et ils sont loin d’avoir changé de dispositions. Vainement a-t-il été convenu que, s’il survenait quelques différends, on les terminerait à l’amiable, sans se dessaisir de ce qu’on aurait entre les mains ; ils ne nous ont jamais invités à faire juger leurs griefs, et ils n’acceptent pas l’offre que nous faisons de nous soumettre à des arbitres. Ils aiment mieux vider la querelle par les armes que par la justice, et ne paraissent maintenant que pour nous donner des ordres, et non pour nous adresser leurs plaintes.

« Ils nous commandent de lever le siège de Potidée, de laisser Égine sous ses propres lois, de révoquer le décret porté contre Mégare ; et voilà maintenant que leurs derniers députés nous imposent la loi de laisser à tous les Grecs la jouissance de leurs droits. N’imaginez pas que refuser d’abolir le décret sur les Mégariens, ce soit faire la guerre pour bien peu de chose, parce qu’ils soutiennent que, le décret supprimé, on n’aurait point la guerre. Éloignez toute idée sur quoi vous puissiez vous faire le reproche d’avoir pris les armes pour un faible sujet ; car c’est à ce sujet si faible que tient l’affermissement de votre puissance et l’épreuve de votre courage. Accordez-leur ce peu qu’ils vous demandent, et vous verrez aussitôt, comme si c’était la crainte qui vous eût fait obéir, arriver l’ordre d’accorder quelque chose de plus. Mais en refusant avec fermeté, vous leur ferez voir nettement qu’il faut en agir avec vous comme avec des égaux.

CXLI. « D’après ce que je viens de dire, prenez le parti de vous soumettre, avant d’avoir été maltraités ; ou si nous faisons la guerre, ce qui, je crois, vaut le mieux, de ne céder à aucune condition, ni douce, ni rigoureuse, et de ne pas nous réduire à ne garder qu’avec un sentiment de crainte ce que nous possédons. C’est toujours un esclavage qu’un ordre plus ou moins rigoureux, qu’aucun jugement n’a précédé, et que des égaux intiment à leurs voisins. Daignez réécouter, et vous allez apprendre en détail si, dans les avantages dont les deux partis se peuvent flatter pour soutenir la guerre, nous ne sommes pas les mieux partagés.

Les Péloponnésiens sont des gens de travail ; ils n’ont de richesses ni en particulier ni en commun. Ensuite ils n’ont aucune expérience des guerres longues et maritimes, parce que la misère les oblige de terminer promptement entre eux les hostilités. De telles gens ne peuvent ni équiper des flottes, ni envoyer souvent hors de chez eux des armées de terre ; il faudrait pour cela s’éloigner de leurs propriétés, et prendre les frais de la guerre sur leurs facultés personnelles ; d’ailleurs nous leur interdirons la mer. Les richesses soutiennent mieux la guerre que des contributions forcées, et des hommes de peine sont plutôt prêts à y payer de leurs personnes que de leur argent, car ils ont l’espérance de pouvoir survivre aux dangers ; mais ils ne sont pas sûrs que leur argent ne soit pas dissipé avant la fin de la guerre, et c’est ce qui ne peut manquer d’arriver si, contre leur opinion, mais comme on doit s’y attendre, elle est de longue durée. Car, dans une seule affaire, les Péloponnésiens et leurs alliés sont capables de résister à tous les Grecs ; mais ils ne le sont pas de se soutenir contre une puissance qui ne fait pas la guerre a leur manière.

« Comme ils n’ont point un conseil unique, ils ne peuvent rien faire avec célérité. Ce sont différentes républiques qui toutes également ont droit de suffrage ; et comme elles ne forment pas un seul peuple, chacun pense à ses intérêts. et pour l’ordinaire rien ne se termine. Les uns ont surtout en vue quelque vengeance ; les autres veulent que leurs propriétés n’aient rien à souffrir. Ils se rassemblent tard, jettent vite un coup d’œil sur les intérêts communs, et s’occupent bien plus constamment de leurs affaires personnelles. Aucun ne croit que sa négligence particulière fasse aucun fort au bien général : il pense qu’un autre y pourvoira pour lui ; et tous ayant séparément la même pensée, l’intérêt commun se détruit sans qu’on s’en aperçoive.

CXLII. « Mais la rareté de l’argent est surtout ce qui ne peut manquer de les arrêter. Ce ne sera que lentement qu’ils pourront s’en procurer, et, dans la guerre, les occasions ne permettent pas d’attendre. D’ailleurs ni les forts qu’ils pourront élever sur notre territoire, ni les vaisseaux qu’ils pourront construire ne méritent de nous effrayer. Ce sont des entreprises difficiles, même en temps de paix, et pour une puissance égale en force, que ces fortifications à construire[66]. Que sera-ce donc en pays ennemi, et quand nous leur opposerons des travaux semblables ! S’ils élèvent chez nous quelque forteresse, ils pourront s’en servir pour faire des incursions dans nos campagnes, ravager quelques parties de nos terres, donner asile à nos transfuges ; mais ils n’élèveront pas une muraille capable de nous investir, de nous empêcher d’aller par mer dans leur pays, de nous défendre sur nos vaisseaux qui constituent notre puissance ; car, par notre pratique de la marine, nous avons plus d’expérience de la guerre de terre que par la guerre de terre ils n’en ont des affaires navales ; et ils ne parviendront pas aisément à devenir des marins habiles. Vous-mêmes, vous qui, depuis la guerre des Mèdes, vous appliquez à la marine, vous n’avez point encore porté cet art à la perfection ; comment donc des laboureurs, sans connaissance de la mer, et qui n’auront pas la permission de s’y exercer, parce que toujours nos nombreux vaisseaux seront en course sur eux, pourraient-ils faire quelque chose d’important ? Ils se hasarderaient bien contre quelque flottille, se rassurant sur leur incapacité par leur nombre ; mais, contenus par de grandes flottes, ils resteront inactifs : faute de s’exercer ils n’en deviendront que plus ignorans, et par conséquent plus timides. La marine est un art aussi difficile que tout autre : elle ne souffre pas qu’on s’y applique en passant et par occasion, elle veut qu’on s’y livre sans partage.

CXLIII. « Qu’ils ne respectent pas les trésors d’Olympie et de Delphes ; qu’ils tâchent de nous débaucher par une plus haute paye nos matelots étrangers ; il sera bien singulier encore que nous ne conservions pas l’égalité, si nous-mêmes, citoyens et habitans[67] prenons le parti de monter sur nos vaisseaux. Un avantage bien considérable, c’est que nos équipages sont plus nombreux et plus habiles que dans tout le reste de la Grèce, et qu’aucun étranger, dans le cours de l’expédition, n’accepterait pour quelques journées de forte paye de passer du côté de nos ennemis avec moins d’espérance de la victoire et la certitude d’être exilé de sa patrie.

« Voilà, du moins suivant moi, quelle est ou à peu près la situation du Péloponnèse. La nôtre, exempte des mêmes vices, a de grands avantages qui nous tirent de l’égalité. S’ils entrent par terre dans notre pays, nous irons par mer dans le leur : ce n’est pas la même chose qu’une partie du Péloponnèse soit ravagée, ou que l’Attique le soit tout entière. Ils n’auront pas en dédommagement d’autres pays qu’ils puissent occuper sans combattre, et nous en avons un grand nombre dans les îles et sur le continent. C’est une grande chose que l’empire de la mer ; je vous en fais juges : si nous étions insulaires, qui serait plus que nous à l’abri de toute attaque ? Il faut aujourd’hui nous rapprocher le plus qu’il est possible de cet état par la pensée, abandonner nos terres et nos maisons de campagne, et, follement irrités contre les Péloponnésiens, qui nous sont bien supérieurs en nombre, ne pas hasarder d’affaire avec eux. Vainqueurs, nous aurions à les combattre encore aussi nombreux qu’auparavant ; et vaincus, nous perdrions le secours de nos alliés d’où vient notre force ; car ils ne se tiendront pas en repos si nous ne sommes pas en état de leur en imposer par les armes. Ne gémissez pas sur le ravage des campagnes, sur la destruction des édifices ; pensez aux hommes : ce ne sont pas ces choses-là qui possèdent les hommes, mais les hommes qui les possèdent ; et si j’espérais en être cru, je vous dirais d’aller vous-mêmes dévaster vos champs, et montrer aux Lacédémoniens que, pour de tels objets, vous ne consentirez pas à leur obéir.

CXLIV. « J’ai encore bien d’autres raisons d’espérer que vous aurez l’avantage, pourvu que vous ne pensiez pas à étendre votre domination pendant que vous ferez la guerre, et que vous n’accumuliez pas contre vous des dangers de votre choix. Je crains bien plus vos propres fautes que les desseins des ennemis : c’est ce dont je parlerai dans quelque autre discours, quand nous serons en action. Maintenant renvoyons les députés avec cette réponse : « Nous permettrons aux Mégariens de fréquenter nos marchés et nos ports, pourvu que les Lacédémoniens n’éloignent de chez eux ni nous ni nos alliés. Ces deux conditions ne sont pas interdites par le traité. Nous rendrons à leurs propres lois les villes de notre alliance qui jouissaient de cet avantage quand nous avons juré la paix, pourvu qu’eux-mêmes rendent libres celles qu’ils tiennent sous leur domination, et que chacune d’elles ait le droit de se gouverner à son gré, sans être soumise aux lois de démolie. Nous consentons à faire juger nos différends suivant la teneur du traité, et nous ne commencerons pas la guerre, mais nous nous défendrons contre les agresseurs. »

« Voilà ce qu’il est juste de répondre et ce qui convient à la dignité de notre république. Il faut savoir que la guerre est indispensable ; que si nous la commençons de notre gré, les ennemis pèseront moins fortement sur nous, et que des plus grands dangers résultera la plus grande gloire pour l’état et pour les citoyens. Ce n’est pas avec une puissance telle que la nôtre que nos pères se sont élancés pour arrêter les Mèdes ; mais, abandonnant ce qu’ils possédaient, avec une sagesse supérieure à leur fortune, avec plus d’audace que de force, ils ont repoussé les Barbares, et ont élevé jusqu’à ce haut point de gloire les destinées de l’état. Ne dégénérons point de leur vertu ; employons tous nos moyens pour nous défendre contre nos ennemis, et tâchons de ne pas laisser à nos neveux un empire moins puissant que nous ne l’avons reçu. »

CXLV. Voilà ce que dit Périclès. Les Athéniens regardèrent ses conseils comme les meilleurs qu’ils pussent recevoir, et ils en formèrent leur décret. Ils s’en rapportèrent sur tous les points à son opinion, dans leur réponse aux Lacédémoniens. Ils déclarèrent, en général, qu’ils ne feraient rien par obéissance, et qu’ils étaient prêts, conformément au traité, à faire juger les plaintes que l’on portait contre eux, mais comme des égaux qui transigent avec leurs égaux. Les députés se retirèrent, et il n’en revint pas d’autres.

CXLVI. Tels furent, avant de prendre les armes, les contestations et les différends qui s’élevèrent entre les deux partis ; ils commencèrent dès l’affaire d’Épidamne et de Corcyre. Cependant, au milieu de ces querelles on ne laissait pas de commercer ensemble et de passer dans le pays les uns des autres sans le ministère des hérauts, mais non sans défiance : car ce qui se passait troublait les conventions, et devint le prétexte de la guerre.


LIVRE DEUXIÈME.
Séparateur


I. D’ici commence la guerre des Athéniens, des Péloponnésiens et de leurs alliés respectifs. Pendant sa durée, ils n’eurent plus de commerce entre eux sans le ministère d’un héraut ; et du moment qu’ils l’eurent entreprise, les hostilités ne furent plus interrompues. Les événemens sont écrits suivant l’ordre des temps où ils sont arrivés, par été et par hiver.

II. La trêve de trente ans, conclue après la prise de l’Eubée, ne dura que quatorze ans. La quinzième année[68], Chrysis étant prêtresse à Argos depuis quarante-huit ans, Ænésius étant éphore à Sparte, et Pythodore ayant encore deux mois à remplir les fonctions d’archonte d’Athènes, le huitième mois après la bataille de Potidée, au commencement du printemps, des Thébains, au nombre d’un peu plus de trois cents, sous le commandement des bœotarques Pytangélus, fils de Philide, et Diemporus, fils d’Onétoride, entrèrent à Platée, ville de Bœotie, qui était alliée d’Athènes. Ce furent des citoyens de Platée, Naucide et ses complices, qui les appelèrent, et leur ouvrirent les portes. Ils voulaient, pour s’emparer eux-mêmes du pouvoir, tuer ceux de leurs concitoyens qui leur étaient opposés, et soumettre la ville aux Thébains. Ils avaient lié cette intrigue avec Eurymaque, fils de Léontiade, qui avait à Thèbes le plus grand crédit. Les Thébains prévoyaient qu’on aurait la guerre, ils étaient toujours en différends avec Platée, et ils voulaient, pendant qu’on était encore en paix, et que les hostilités n’étaient pas ouvertement commencées, s’emparer d’avance de cette place. Comme on n’y faisait pas encore la garde, il leur fut aisé de s’introduire sans être découverts. Ceux qui les avaient mandés voulaient qu’ils agissent aussitôt, et se jetassent sur les maisons de leurs ennemis ; mais ils n’y consentirent pas, et se rangèrent en armes sur la place. Leur dessein était de s’y prendre avec douceur, par le ministère d’un héraut, et d’amener les habitans à traiter à l’amiable. Le héraut publia que ceux qui voudraient entrer dans la ligue des Bœotiens, suivant les instituts du pays, prissent les armes, et se joignissent à eux. Ils espéraient que la ville se rendrait aisément à de telles propositions.

III. Quand ceux de Platée apprirent que les Thébains étaient dans leurs murs, et s’étaient emparés inopinément de la ville, ils les crurent en bien plus grand nombre qu’ils n’étaient en effet ; ils n’en pouvaient juger pendant la nuit. Ils consentirent donc à traiter, reçurent les propositions qu’on leur faisait, et restèrent d’autant plus volontiers en repos, que personne n’éprouvait aucun mauvais traitement. Ils étaient dans ces dispositions, quand ils s’aperçurent que les Thébains n’avaient que peu de monde, et ils pensèrent qu’en les attaquant, ils auraient une victoire aisée : car le peuple n’était pas dans l’intention d’abandonner l’alliance d’Athènes. Ils résolurent donc d’en venir aux mains, et pour se concerter entre eux, sans être découverts en passant dans les rues, ils percèrent les murs mitoyens de leurs maisons. Des charrettes dételées furent placées dans les rues pour servir de barricades. Ils firent toutes les dispositions que chacun jugea nécessaires dans les circonstances, tirèrent parti de tout ce qu’ils purent se procurer, profitèrent du reste de la nuit, et à l’approche de l’aurore, et firent une sortie sur les Thébains. Ils auraient craint de les trouver plus hardis à la clarté du jour, et que la défense ne fût égale à l’attaque ; au lieu que dans les ténèbres, on devait inspirer plus de terreur à des ennemis qui avaient le désavantage de ne pas connaître la ville. Ils attaquèrent donc sur-le-champ, et se hâtèrent d’en venir aux mains.

IV. Dès que les Thébains reconnurent qu’ils étaient trompés, ils se formèrent en peloton, et repoussèrent de tous côtés ceux qui les attaquaient. Ils les firent reculer deux ou trois fois, mais quand les Platéens se précipitèrent sur eux à grand bruit, quand femmes et valets, avec des cris et des hurlemens, lancèrent, du haut des maisons, des tuiles et des pierres, quand une pluie abondante vint à tomber au milieu des ténèbres, ils furent saisis de terreur. On était alors au déclin de la lune. Mis en fuite, ils couraient par la ville, dans l’obscurité, dans la fange, la plupart ignorant les passages qui auraient pu les sauver, et poursuivis par des ennemis qui les connaissaient tous, pour leur intercepter toute retraite. La plupart périrent. Un Platéen ferma la porte par laquelle ils étaient entrés, et qui seule était ouverte. Il se servit, au lieu de verrou, d’un fer de lance qu’il fit entrer dans la gâche. Ainsi, de ce côté même, il ne restait plus d’issue. Poursuivis dans les rues, quelques-uns gravirent le mur, se précipitèrent en dehors, et se tuèrent presque tous. D’autres gagnèrent une porte abandonnée, trouvèrent une femme qui leur prêta une hache, brisèrent la barre, et n’échappèrent qu’en petit nombre : car on s’en aperçut aussitôt. D’autres se dispersèrent, et furent égorgés. Le plus grand nombre, composé de tous ceux qui étaient restés en peloton, donnèrent dans un grand bâtiment qui tenait au mur : par hasard la porte était ouverte ; ils la prirent pour une de celles de la ville, et crurent qu’elle ouvrait une issue dans la campagne. Les Platéens les voyant pris, délibérèrent s’ils ne les brûleraient pas tous, en mettant le feu à l’édifice, ou s’ils prendraient contre eux quelque autre parti. Enfin ces malheureux et tout ce qui restait de Thébains dans la ville se rendirent à discrétion, eux et leurs armes. Tel fut le succès de leur entreprise sur Platée.

V. D’autres Thébains devaient, avant la fin de la nuit, se présenter en corps d’armée pour soutenir au besoin ceux qui étaient entrés : ils reçurent en chemin la nouvelle de ce qui s’était passé, et s’avancèrent au secours. Platée est à quatre-vingt-dix stades de Thèbes[69]. L’orage qui survint pendant la nuit retarda leur marche ; le fleuve Asopus se gonfla, et devint difficile à traverser. Ils marchèrent par la pluie, ne passèrent le fleuve qu’avec peine, et arrivèrent trop tard : leurs hommes étaient ou tués ou pris. À la nouvelle de ce désastre, ils dressèrent des embuscades à ceux des Platéens qui se trouvaient hors de la ville. Il y en avait dans les campagnes avec leurs effets, comme il arrive en un temps de paix où l’on vit dans la sécurité. Ils voulaient que ceux qu’ils pourraient prendre leur répondissent des leurs qui étaient dans la ville, s’il en restait à qui l’on eût laissé la vie. Tel était leur dessein. Ils délibéraient encore, quand les Platéens, se doutant du parti que prendraient les ennemis, et craignant pour ce qu’ils avaient de citoyens au dehors, firent partir un héraut, et le chargèrent de dire aux Thébains que c’était une impiété d’avoir essayé de prendre leur ville en pleine paix ; qu’ils eussent a ne faire aucun mal aux gens du dehors, s’ils ne voulaient qu’on donnât la mort aux prisonniers ; mais qu’on les leur rendrait s’ils quittaient le territoire.

Voilà du moins ce que racontent ceux de Thèbes, et ils ajoutent même que les Platéens jurèrent cette convention. Ceux-ci n’avouent pas qu’ils eussent promis de rendre les prisonniers : ils prétendent qu’ils étaient seulement entrés en conférence pour essayer d’en venir à un accord. et ils nient qu’il ait été fait de serment. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Thébains sortirent du territoire de Platée, sans y faire aucun mal, et que les Platéens n’eurent pas plus tôt transporté à la hâte dans la ville tout ce qui se trouvait dans la campagne, qu’ils massacrèrent leurs prisonniers. Il y en avait cent quatre-vingts. De ce nombre était Eurymaque, à qui les traîtres s’étaient adressés.

VI. Après cette exécution, ils firent partir un messager pour Athènes, traitèrent avec les Thébains pour leur permettre d’enlever leurs morts, et firent dans leur ville les dispositions qu’ils crurent nécessaires.

Dès qu’on eut annoncé à Athènes ce qu’avaient fait les Platéens, on arrêta tout ce qui se trouvait de Bœotiens dans l’Attique, et l’on envoya un héraut à Platée, porter la défense de prendre aucun parti sur les Thébains qu’ils avaient en leur pouvoir, qu’Athènes n’eût elle-même statué sur leur sort ; car on n’y avait pas annoncé qu’ils n’étaient plus : le premier message était parti aussitôt après l’arrivée des Thébains, et le second au moment où ils venaient d’être vaincus et arrêtés. On ne savait encore à Athènes rien de ce qui avait suivi ; et c’était dans cette ignorance qu’on avait fait partir le héraut. A son arrivée, il trouva les prisonniers égorgés. Les Athéniens vinrent ensuite en corps d’année à Platée, y portèrent des subsistances, y laissèrent une garnison, et emmenèrent les hommes inutiles, avec les femmes et les enfans.

VII. Cet événement de Platée devenait une rupture ouverte de la trêve, et les Athéniens se préparèrent à la guerre. Les Lacédémoniens et leurs alliés firent aussi leurs préparatifs, et l’on se disposa des deux côtés à envoyer au roi et dans d’autres pays barbares, suivant que chaque parti espérait en tirer quelques secours. Ils firent entrer aussi dans leur alliance les villes qui étaient hors de leur domination. Indépendamment des vaisseaux que les Lacédémoniens avaient dans le Péloponnèse, il fut ordonné, dans l’Italie et dans la Sicile, aux villes qui étaient de leur parti, d’en fournir en proportion de leur grandeur jusqu’au nombre de cinq cents ; de préparer une somme d’argent déterminée, de se tenir d’ailleurs en repos, et de ne recevoir à la fois dans leurs ports qu’un seul vaisseau d’Athènes, jusqu’à ce que tous les apprêts fussent terminés. Les Athéniens firent le recensement des alliés sur lesquels ils devaient compter, et envoyèrent surtout des députés dans les pays qui entourent le Péloponnèse, à Corcyre, à Céphalénie, chez les Acarnanes, à Zacynthe, pour savoir s’ils pouvaient se fier à leur amitié dans le dessein où ils étaient d’attaquer de toutes parts le Péloponnèse.

VIII. Les deux partis ne prenaient que des mesures vigoureuses. C’était de toutes leurs forces qu’ils se préparaient aux combats ; et cela devait être, car c’est toujours en commençant qu’on a le plus d’ardeur. Faute d’expérience, une jeunesse nombreuse à Athènes se faisait alors une joie de tâter de la guerre. Au spectacle de cette fédération des villes principales, les esprits s’exaltaient dans le reste de la Grèce. Ce n’était, dans celles qui allaient combattre, et ailleurs, que gens qui répétaient des oracles, que devins qui chantaient des prédications. Délos, peu auparavant, avait été ébranlée par un tremblement de terre ; et aussi haut que remontât la mémoire des Grecs, elle n’en avait pas éprouvé d’autre ; on disait et l’on crut que c’était un présage de ce qui devait se passer. On faisait une curieuse recherche de tous les événemens de ce genre qui avaient pu arriver. Les esprits étaient généralement favorables aux Lacédémoniens, surtout parce qu’ils avaient annoncé qu’ils voulaient délivrer la Grèce. C’était une émulation entre les particuliers et les villes à qui embrasserait leur parti, en paroles du moins, si ce n’était par des actions ; chacun croyait que les affaires souffriraient quelque chose s’il ne s’en mêlait pas : tant l’indignation contre les Athéniens était générale, les uns voulant secouer leur joug, les autres craignant d’y être soumis. Ce fut avec de telles dispositions et dans un tel esprit qu’on se précipita dans la guerre.

IX. Voici les alliés qu’eurent les deux partis en la commençant. Ceux des Lacédémoniens étaient tous les peuples du Péloponnèse qui habitent au-delà de l’isthme, excepté les Argiens et les Achéens, qui avaient des liaisons avec l’un et l’autre parti. Les habitans de Pellène furent d’abord les seuls de l’Achaïe qui portèrent les armes pour Lacédémone ; tous les autres se déclarèrent ensuite. En deçà du Péloponnèse, ils avaient les Mégariens, les Locriens, les Bœotiens, les Phocéens, les Ampraciotes, les Leucadiens, les Anactoricns. Ceux qui fournirent des vaisseaux furent les Corinthiens, les Mé gariens, lesSicyoniens, les habitans de Pellène, d’Élée, d’Ampracie et de Leucade ; les Bœotiens, les Phocéens, les Locriens donnèrent de la cavalerie ; les autres villes de l’infanterie. Tels étaient les alliés de Lacédémone.

Ceux d’Athènes étaient les peuples de Chio, de Lesbos, de Platée, les Messéniens de Naupacte, la plus grande partie des Acarnanes, les Corcyréens, les Zacynthiens, sans compter les villes qui leur paient tribut dans un si grand nombre de nations ; la Carie, qui s’étend le long des côtes de la mer, les Doriens, voisins de la Carie, l’Hellespont, les villes de Thrace, toutes les villes situées au levant, entre le Péloponnèse et l’Ile de Crète, toutes les Cyclades, excepté Mélos et Thères. Ceux de Chio, de Lesbos, de Corcyre, fournissaient des navires, les autres de l’infanterie et de l’argent. Telles étaient les alliances, et tel l’appareil guerrier des deux partis.

X. Les Lacédémoniens, après ce qui s’était passé à Platée, firent annoncer aussitôt aux villes alliées, tant de l’intérieur du Péloponnèse que du dehors, de préparer leurs forces, et de se munir de tout ce qui était nécessaire pour une expédition, parce qu’on allait se jeter sur l’Attique. Lorsque tout fut prêt au terme marqué, les deux tiers des troupes se rendirent sur l’isthme[70], et l’armée entière se trouvant rassemblée, Archidamus, roi de Lacédémone, qui commandait cette expédition, appela les généraux des villes, les hommes revêtus des premières dignités, toutes les personnes de quelque considération, et parla ainsi :

XI. « Péloponnésiens et alliés, nos pères aussi ont eu bien des guerres à soutenir, tant dans le Péloponnèse qu’au dehors ; et les plus âgés d’entre nous ne manquent pas d’expérience des combats : jamais cependant nous ne sommes sortis avec un plus grand appareil, mais c’est contre une république très puissante que nous marchons en grand nombre nous-mêmes, et brillans de courage. Ne nous montrons pas moins grands que nos pères, et ne dégénérons pas de notre propre gloire. Toute la Grèce est en suspens sur notre expédition ; toutes les pensées se fixent sur nous, mais avec bienveillance, et, par haine pour les Athéniens, on fait des vœux pour nos succès. Mais quoiqu’on puisse trouver que nous sommes en force, et regarder comme une chose bien assurée que l’ennemi n’osera venir se mesurer avec nous, il n’en faut pas marcher avec moins de prudence et de précaution. Général et soldat de chaque ville, chacun doit se croire toujours au moment de tomber dans quelque danger. Les événemens de la guerre sont incertains : souvent une action naît de peu de chose ; un emportement la produit. Souvent le plus faible, par un sentiment de crainte, combat avec avantage contre une armée supérieure, qui, par mépris, ne se tenait pas préparée. Il faut donc, en pays ennemi, avoir dans la pensée de combattre avec courage ; mais en effet se tenir prêt au combat avec un sentiment de crainte. C’est ainsi qu’on s’avance à l’ennemi avec plus de valeur, et qu’on soutient l’action avec moinsde danger. « Ce n’est point contre une république incapable de se défendre que nous marchons : elle est abondamment pourvue de tout. Ses citoyens ne se montrent point en campagne, parce que nous ne sommes pas encore sur leur territoire ; mais soyez certains qu’ils viendront nous combattre dès qu’ils nous y verront porter le ravage et détruire leurs propriétés ; car tous les hommes s’irritent quand, sous leurs yeux et à l’instant même, ils voient des désastres qu’ils n’ont pas l’habitude de souffrir : moins ils raisonnent, plus ils agissent avec violence. C’est ce que doivent plus que personne éprouver les Athéniens ; eux fiers de commander aux autres ; eux plus accoutumés à porter le ravage chez leurs voisins qu’à le voir porter chez eux. Prêts à combattre une telle république et à couvrir de gloire et vous et vos aïeux, suivez vos généraux dans les événemens contraires ou propices, et marchez où vous serez conduits, persuadés qu’il n’est rien de plus important que de se tenir sur ses gardes et en bon ordre, et d’exécuter les commandemens avec célérité. Le plus beau spectacle qu’offre la guerre, et ce qui promet le plus de sûreté dans les combats, c’est une foule d’hommes n’ayant tous ensemble qu’un seul mouvement. »

XII. Après ce discours, Archidamus congédia l’assemblée, et fit partir pour Athènes un Spartiate, Mélésippe, fils de Diacrite : il voulait essayer si les Athéniens ne seraient pas moins fiers, en voyant déjà les ennemis en marche ; mais ce député ne put être admis dans l’assemblée, ni même dans la ville. On avait résolu de s’en tenir à l’avis de Périclès, et de ne plus recevoir de hérauts ni de députés, dès que les Lacédémoniens se seraient mis en campagne. Ils le renvoyèrent sans l’entendre, et lui prescrivirent d’être hors des frontières le même jour, ajoutant que ceux qui l’avaient expédié n’avaient qu’à retourner chez eux, et qu’alors ils seraient maîtres d’envoyer des députations à Athènes. On fit accompagner Mélésippe, pour qu’il n’eût de communication avec personne. Arrivé sur la frontière et prêt à se séparer de ses conducteurs, il dit en partant ce peu de paroles : que ce jour serait pour les Grecs le commencement de grands malheurs.

Au retour de ce député, Archidamus, convaincu que les Athéniens étaient déterminés à ne rien céder, partit et fit avancer ses troupes vers l’Attique. Les Bœotiens avaient donné aux Péloponnésiens une partie de leurs gens de pied et toute leur cavalerie : avec ce qui leur restait, ils entrèrent sur le territoire de Platée et le ravagèrent.

XIII. Les Péloponnésiens étaient encore rassemblés sur l’isthme ; ils étaient en marche et n’avaient pas encore pénétré dans l’Attique, quand Périclès, fils de Xantippe, le premier des dix généraux qu’Athènes avait choisis, sachant qu’il allait se faire une invasion, pensa qu’Archidamus, qui lui était uni par les liens de l’hospitalité, pourrait bien de lui-même, et pour lui faire plaisir, épargner les terres qui lui appartenaient, et les préserver du ravage : il soupçonnait aussi que ce prince pourrait recevoir des Lacédémoniens l’ordre de le ménager pour le rendre suspect à ses concitoyens, comme ils avaient demandé aux Athéniens l’expiation du sacrilège pour le rendre odieux. Il prit le parti d’annoncer à l’assemblée qu’il avait pour hôte Archidamus, et qu’il ne devait résulter de cette liaison aucun inconvénient pour l’état ; que si les ennemis ne ravageaient pas ses terres et ses maisons de campagne comme celles des autres, il les abandonnait au public, et que ces ménagemens ne pourraient le rendre suspect. D’ailleurs, il renouvela, dans la conjoncture, les conseils qu’il avait déjà donnés de se bien tenir prêts à la guerre, de retirer tout ce qu’on avait à la campagne, d’entrer dans la ville pour la garder, au lieu d’en sortir pour combattre, de mettre en bon état la flotte qui faisait la force de l’état, et de tenir en respect les alliés : il représenta que c’était d’eux qu’Athènes tirait les richesses et les revenus d’où résultait sa puissance, et qu’en général, on ne se donnait à la guerre la supériorité que par la sagesse des résolutions et l’abondance des richesses. Il engagea les citoyens à prendre courage, en leur faisant le détail de leurs ressources : ils recevaient à peu près six cents talens[71] par an du tribut de leurs alliés, sans compter les autres revenus, et ils avaient encore dans la citadelle six mille talens d’argent monnayé[72]. Il y en avait eu neuf mille sept cents ; mais le reste avait été dépensé pour les propylées de la citadelle[73], et pour le siège de Potidée : il ne comptait pas l’or et l’argent non monnayé porté en offrande par les particuliers et par le peuple, ni tous les vases sacrés qui servaient aux pompes et aux jeux, ni les dépouilles des Mèdes, et autres richesses du même genre qu’on ne pouvait estimer moins de cinq cents talens[74]. Il ajouta les trésors assez considérables des autres temples dont on pourrait se servir : et si toutes ces ressources ne suffisaient pas, on pourrait faire usage de l’or dont était ornée la statue de la déesse elle-même ; il montra que cet or pur pesait quarante talens[75], et qu’il pouvait s’enlever. Mais il observa que si, pour le salut public, on se servait de ces trésors, il faudrait les remplacer dans leur totalité.

Tels furent les sujets d’encouragement qu’il leur montra dans leurs richesses. Il fit voir aussi qu’on avait treize mille hommes pesamment armés, sans compter ce qui était dans les garnisons, ou employé à la défense des murailles, qui se montait à seize mille hommes : car tel était le nombre de ceux qui les gardaient à l’époque où les ennemis se jetèrent sur l’Attique. C’étaient des vieillards hors de l’âge du service, des jeunes gens qui n’avaient pas encore atteint l’âge de la milice ; et tout ce qu’il y avait de simples habitans en état de faire le service d’hoplites. Le mur de Phalère avait trente-cinq stades[76] jusqu’à l’enceinte de la ville, et la partie de cette enceinte qu’il fallait garder était de quarante-trois stades. On laissait sans gardes ce qui est entre le long mur et le mur de Phalère. Les longues murailles jusqu’au Pirée étaient de quarante stades, et l’on faisait la garde à la face extérieure. Le circuit du Pirée, en y comprenant Munychie, était en tout de soixante stades, dont on ne gardait que la moitié. Il montra qu’on avait douze cents hommes de cavalerie, en y comprenant les archers à cheval, seize cents archers, et trois cents hommes en état de tenir la mer.

Tel était l’appareil des Athéniens, sans qu’il y ait rien à réduire dans aucune partie, au moment où les Péloponnésiens allaient faire leur première invasion dans l’Attique, et qu’eux-mêmes se préparaient à la guerre. Périclès, suivant sa coutume, ajouta tout ce qui pouvait leur faire connaître qu’ils auraient la supériorité.

XIV. Ils l’écoutèrent et le crurent. Ils trans portèrent à la ville leurs femmes, leurs enfans et tous les ustensiles de leurs maisons, dont ils enlevèrent jusqu’à la charpente. Ils envoyèrent dans l’Eubée et dans les îles adjacentes, les troupeaux et les bêtes de somme. Accoutumés, comme l’étaient la plupart, à passer leur vie à la campagne, ce déplacement leur était bien dur.

XV. Dès la plus haute antiquité, les Athéniens étaient dans cet usage plus qu’aucun peuple de la Grèce. Sous Cécrops et les premiers rois, l’Attique fut toujours habitée par bourgades qui avaient leurs prytanées et leurs archontes. Dans les temps où l’on était sans crainte, ils n’allaient pas s’assembler en conseil pour délibérer avec le roi : les habitans de chaque bourgade délibéraient et prenaient conseil entre eux. Il arrivait même à quelques-unes de lui faire la guerre : ce fut ainsi que les Éleusiniens la firent à Érechtée conjointement avec Eumolpus. Mais sous le règne de Thésée, entre diverses institutions qui tendaient à l’avantage de l’Attique, ce prince, qui joignait la sagesse à la puissance, abolit les conseils et les premières magistratures des bourgades, rassembla tous les citoyens dans ce qui est à présent la ville, et y institua un seul conseil et un seul prytanée. Les Athéniens continuèrent d’habiter et de cultiver leurs champs ; mais il les força de n’avoir que cette ville : devenue un centre commun, elle s’agrandit, et elle était considérable quand Thésée la transmit à ses successeurs.

Depuis cette époque jusqu’à nos jours, les Athéniens célèbrent en l’honneur de la déesse[77] une fête publique qu’ils appellent xynœcia. Auparavant, ce qu’on nomme aujourd’hui Acropole ou citadelle, était la ville, et elle comprenait aussi la partie qu’elle domine qui est tournée du côté du midi. Il en reste une preuve ; car sans parler des temples de plusieurs divinités qui sont dans l’Acropole, c’est surtout vers cette partie de la ville, en dehors de la citadelle, que s’élève le temple de Jupiter, surnommé Olympien, celui d’Apollon Pythien, celui de la Terre et celui de Bacchus aux Étangs : c’esl en l’honneur de ce dieu que l’on célèbre les anciennes bacchanales le dixième jour du mois anthestérion[78], usage que conservent encore les peuples de l’Ionie, qui descendent des Athéniens. On voit aussi d’autres temples anciens dans ce même quartier. On peut ajouter à cette preuve la fontaine que, depuis les travaux qu’y ont faits les tyrans, on appelle les neuf canaux, mais qu’anciennement, quand la source était à découvert, on nommait Callirrhoë : comme elle était voisine de l’Acropole, on s’en servait aux usages les plus nécessaires, et maintenant il reste encore de l’antiquité la coutume de s’en servir avant les cérémonies des mariages et à d’autres usages religieux. C’est parce que les habitations étaient autrefois renfermées dans l’Acropole, que les Athéniens ont conservé jusqu’à nos jours l’habitude de l’appeler la ville.

XVI. Ainsi donc autrefois les Athéniens vécurent long-temps à la campagne dans l’indépendance, et depuis qu’ils furent attachés à une seule ville, ils conservèrent leurs vieilles habitudes. Les anciens et ceux qui leur succédèrent jusqu’à la guerre présente naquirent généralement et vécurent en familles dans leurs champs : ils ne changeaient pas volontiers de demeure, surtout après la guerre médique, parce qu’ils étaient peu éloignés de l’époque où ils avaient repris leurs établissemens. Ce fut avec peiue, et même avec un sentiment de douleur, qu’ils abandonnèrent leurs maisons et leurs temples : d’après leur ancienne manière de vivre, ils les regardaient comme un héritage paternel, et près d’adopter un nouveau genre de vie, ce n’était rien moins que leur patrie qu’ils croyaient abandonner.

XVII. Ils vinrent à la ville : mais fort peu d’entre eux y avaient des logemens, ou purent en trouver chez des parens ou des amis. La plupart s’établirent dans les endroits vagues, tels que les temples, les monumens des héros ; par tout enfin, excepté dans la citadelle, l’Eleusinium, ou quelques autres lieux exactement fermés. Ils s’emparèrent même de ce qu’on appelle le Pélasgicon[79], au-dessous de l’Acropole. Il avait été défendu avec imprécation de l’occuper, et cette défense était contenue dans ces derniers mots d’un oracle de Delphes : « Il vaut mieux que le Pélasgicon reste vide. » Cependant la nécessité força de l’habiter. Je crois que l’oracle fut accompli tout autrement qu’on ne s’y était attendu : car il ne faut pas croire que les malheurs d’Athènes vinrent de ce qu’où avait profané cet endroit en l’occupant ; mais ce fut le malheur de la guerre qui contraignit à l’occuper. C’est là ce que l’oracle n’exprima pas ; mais le dieu avait prévu qu’un fâcheux événement ferait un jour habiter ce lieu. Bien des gens s’emménagèrent aussi dans les tours des murailles, et chacun enfin comme il put ; car la ville ne pouvait contenir tant de monde qui venait s’y réfugier : on finit par se partager les longues murailles, et par s’y loger, ainsi que dans la plus grande partie du Pirée. En même temps on travaillait aux préparatifs de la guerre, on rassemblait des alliés, on appareillait cent vaisseaux pour le Péloponnèse. Telles étaient alors les occupations des Athéniens.

XVIII. Les Péloponnésiens s’avançaient. Ils entrèrent dans le dème[80] de l’Attique que l’on nomme Olînoé ; c’était de là qu’ils devaient faire leurs incursions. Quand ils eurent assis leur camp à la vue de ce fort, ils se disposèrent à en former le siège avec des machines de guerre et tous les autres moyens qu’ils pourraient employer. Comme Œnoé se trouvait sur la frontière de l’Attique, il était muré, et les Athéniens s’en servaient comme d’une citadelle en temps de guerre. Les Lacédémoniens préparèrent leurs attaques, et perdirent en vain du temps autour de la place ; ce qui ne contribua pas faiblement aux reproches que reçut Archidamus. Il semblait avoir annoncé de la mollesse au moment où l’on s’était rassemble pour délibérer sur la guerre ; et, en ne conseillant pas avec chaleur de l’entreprendre, il avait paru favoriser les Athéniens. Depuis le rassemblement des troupes, le séjour qu’il avait fait dans l’isthme, et sa lenteur dans le reste de la marche, avaient excité contre lui des rumeurs ; et il devenait encore plus suspect en s’arrêtant devant Œnoé, car c’était dans ce temps-là même que les Athéniens se retiraient dans la ville ; et si les Péloponnésiens avaient accéléré leur marche, et que le général n’eût pas mis de lenteur dans ses opérations, il est vraisemblable qu’ils auraient enlevé tout ce qui se trouvait en dehors.

C’est ainsi que les troupes d’Archidamus s’indignaient de le voir rester tranquille dans son camp. Il n’en persistait pas moins à temporiser, espérant, comme on le dit, que les Athéniens pourraient se montrer plus faciles, tant que leur territoire ne serait pas entamé ; mais ne croyant pas qu’ils se tinssent dans l’inaction, s’ils y voyaient une fois porter le ravage.

XIX. Après avoir essayé contre Œnoé tous les moyens d’attaque sans pouvoir s’en rendre maîtres, et sans recevoir aucune proposition de la part des Athéniens, ils quittèrent enfin la place, quatre-vingts jours au plus après le malheur des Thébains à Platée, et se jetèrent sur l’Attique au cœur de l’été, lorsque les blés étaient mûrs[81]. Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi de Lacédémone, continuait de les commander. Ils s’arrêtèrent d’abord à Éleusis et dans les campagnes de Thria, les ravagèrent, et eurent l’avantage sur un corps de cavalerie vers l’endroit qu’on appelle les Ruisseaux[82]. Ils s’avancèrent ensuite à travers la Cécropie, ayant à leur droite le mont Ægaléon, et arrivèrent à Acharnes, l’endroit le plus considérable de ceux qu’on nomme dèmes dans l’Attique. Ils s’y arrêtèrent, y assirent leur camp, et y restèrent long temps à le dévaster.

XX. Voici, dit-on, sur quel motif Archidamus se tenait en ordre de bataille dans les environs d’Acharnes, sans descendre dans la plaine pendant cette première invasion. Il espérait que les Athéniens, qui avaient une nombreuse et florissante jeunesse, et dont jamais l’appareil guerrier n’avait été si imposant, sortiraient de leurs murailles, et ne verraient pas paisiblement ravager leur territoire. Comme ils n’étaient venus à sa rencontre, ni à Éleusis, ni dans les champs de Thria, il essaya s’il ne pourrait pas les attirer en campant autour d’Acharnes. D’ailleurs, l’endroit lui sembla propre à établir un camp, et il était probable que les Acharniens, qui formaient une partie considérable de la république, puisque seuls ils fournissaient trois mille hoplites, ne laisseraient pas désoler leurs campagnes, et se précipiteraient tous au combat. Il supposait encore que si les Athéniens ne sortaient pas pour s’opposer à cette invasion, on saccagerait dans la suite le territoire avec plus d’assurance, et qu’on pourrait même s’avancer jusqu’à la ville. En effet, les Acharniens, dépouillés de leurs propriétés, ne s’exposeraient pas avec le même zèle au danger pour défendre celles des autres, et il y aurait beaucoup de division dans les esprits. Ce fut dans ces sentimens qu’il investit Acharnes.

XXI. Tant que l’armée s’était tenue autour d’Éleusis et des champs de Thria, les Athéniens avaient eu quelque espérance qu’elle ne s’avancerait pas davantage. Ils se rappelaient que, quatorze ans avant cette guerre, Plistoanox, fils de Pausanias, roi de Lacédémone, à la tête d’une armée de Péloponnésiens, avait fait aussi une invasion dans l’Attique, à Éleusis et à Thria, et était retourné sur ses pas sans pousser plus loin sa course[83]. Il est vrai qu’il avait été banni de Sparte sur ce qu’on pensait qu’il s’était laissé gagner par argent pour faire cette retraite. Mais quand ils virent l’ennemi autour d’Acharnes, à soixante stades de la ville, ils perdirent patience. On sent combien devait leur sembler terrible de voir leurs campagnes ravagées sous leurs yeux, spectacle nouveau pour les jeunes gens, et même pour les vieillards, excepté dans la guerre des Mèdes. Tous, en général, et surtout la jeunesse, voulaient sortir, et ne pas mépriser un tel outrage. Il se formait des groupes tumultuaires : on se disputait vivement ; les uns voulaient qu’on sortît ; d’autres, en petit nombre, s’y opposaient. Les devins chantaient des oracles de toute espèce, et chacun les écoutait suivant les passions dont il était agité. Les Acharniens, qui ne se croyaient pas une partie méprisable de la république, et dont on ravageait les terres, pressaient la sortie plus que personne. Il n’était sorte d’agitation que n’éprouvât la république, et Périclès était l’objet de tous les ressentimens. Les conseils qu’il avait donnés étaient inutiles ; on ne se rappelait plus rien, et on lui faisait un crime d’être général, et de ne pas mener les troupes au combat. C’était lui qu’on regardait comme la cause de tout ce qu’on avait à souffrir.

XXII. Persuadé qu’irrités, comme ils l’étaient, de leurs maux, on ne pouvait attendre d’eux aucune sage résolution, et que lui-même cependant avait raison de s’opposer à leur sortie, il ne convoqua pas d’assemblée, ni ne permit de rassemblemens. Il craignait que le peuple ne fit quelque faute en délibérant avec moins de jugement que de passion. Il tint les yeux ouverts sur la ville ; et, autant qu’il le put, il y maintint le repos. Mais chaque jour il faisait sortir de la cavalerie pour incommoder les coureurs qui s’écartaient du gros de l’armée, et tombaient sur les champs voisins d’Athènes. Il y eut à Phrygies un petit choc de cavalerie athénienne et thessalienne contre la cavalerie bœotienne. Les Athéniens et les Thessaliens se soutinrent sans désavantage jusqu’à ce qu’il survînt un secours d’hoplites bœotiens qui les obligea de se retirer avec peu de perte : ce qui ne les empêcha pas le jour même d’enlever leurs morts, sans être forcés d’en obtenir la permission. Cependant le lendemain les Péloponnésiens dressèrent un trophée.

La Thessalie donnait du secours à Athènes en conséquence de l’alliance qui régnait entre les deux peuples. Il vint des Thessaliens de Larisse, de Pharsale, de Paralus, de Cranon, de Pirasus, de Gyrlone et de Phères, Ils étaient commandés par Polyinède et Aristonoüs, tous deux de Larisse, mais de deux factions différentes[84], et par Ménon, de Pharsale. Il y avait encore d’autres commandans pour les troupes de chaque ville.

XXIII. Les Péloponnésiens voyant leurs ennemis obstinés à ne pas sortir au combat, s’éloignèrent d’Acharnes, et ravagèrent quelques autres dêmes entre les monts Parnès et Britesse. Ils étaient sur le territoire de l’Attique quand les Athéniens envoyèrent autour du Péloponnèse cent vaisseaux qu’ils avaient appareillés, et que montèrent mille hoplites de leur nation et quatre cents archers. Les commandans furent Carcinus, fils de Xénotime, Protéas, fils d’Épiclès, et Socrate, fils d’Antigone. Ce fut avec ces forces qu’ils mirent en mer, et remplirent leur commission. Les Péloponnésiens restèrent dans l’Attique tant qu’ils eurent des vivres, et retournèrent par la Bœotie, au lieu de suivre le chemin par lequel ils s’y étaient jetés. En passant devant Orope, ils dévastèrent le pays qu’on appelle la Piraïque, et qui appartient aux Oropiens, sujets d’Athènes. Arrivés ensuite dans le Péloponnèse, ils se séparèrent, et chacun gagna la ville à laquelle il appartenait.

XXIV. Après leur départ, tes Athéniens établirent des gardes sur terre et sur mer, et cette disposition devait durer tout le temps de la guerre. Ils décrétèrent que du trésor de l’Acropole il serait tiré mille talens[85], qu’on mettrait à part sans pouvoir les dépenser, et que le reste serait consacré aux frais de la guerre. La peine de mort fut prononcée contre celui qui oserait proposer de toucher à cette somme, a moins que ce ne fût pour repousser l’ennemi, s’il venait attaquer Athènes par mer. Outre ce dépôt de mille talens, ils mirent aussi à part chaque année cent trirèmes de la meilleure construction, auxquelles on nommait des commandans, et l’on ne pouvait disposer de cette flotte qu’en même temps que de la somme, pour repousser le même danger, si la nécessité l’exigeait.

XXV. Les Athéniens, qui étaient partis pour tourner le Péloponnèse avec les cent vaisseaux, les Corcyréens qui les accompagnaient avec cinquante en qualité d’auxiliaires, et d’autres alliés de ces contrées infestèrent dans leurs courses plusieurs campagnes, et descendirent près de Méthone dans la Laconie. Ils attaquèrent la muraille, qui était faible et dépourvue de défenseurs : mais il se trouvait aux environs un Spartiate, à qui était confiée la garde du pays ; c’était Brasidas, fils de Tellis. Il apprend le danger de la place, vient au secours avec cent hoplites, et, traversant à la course le camp des Athéniens étendu dans la campagne, et tourné du côté des murailles, il se jette dans la ville, et la conserve, sans avoir perdu dans sa marche précipitée qu’une faible partie de son monde. Pour prix de son audace, il fut le premier qui, dans cette guerre, reçut les éloges de Sparte.

Les Athéniens remirent en mer. Ils s’arrêtèrent aux environs de Phia, ville de l’Élide, et ravagèrent le pays pendant deux jours. Ils remportèrent la victoire sur trois cents hommes d’élite de la Basse-Élide et des endroits voisins qui venaient défendre contre eux le territoire. Un vent impétueux s’éleva : tourmentés sur une plage qui manquait de ports, la plupart remontèrent sur la flotte, tournèrent le promontoire nommé Ichtys, et gagnèrent le port de Phia : ils trouvèrent que la place venait d’être prise par les Messéniens et quelques autres qui n’avaient pu monter sur les vaisseaux, et qui s’étaient avancés par terre. Ils les recueillirent, et remirent en mer, abandonnant la place, qu’une troupe nombreuse d’Éléens venait secourir. Ils continuèrent de côtoyer, et ils dévastèrent d’autres pays.

XXVI. Vers le même temps, on envoya d’Athènes trente vaisseaux faire le tour de la Locride et garder l’Eubée. Le commandant était Cléopompe, fils de Clinias : il fit des descentes, dévasta des campagnes voisines de la mer, prit Thronium, et en reçut des otages. Il combattit à Alopé les Locriens qui venaient au secours, et les vainquit.

XXVII. Dans le même été, les Athéniens chassèrent les habitans d’Égine, jusqu’aux femmes et aux enfans : ils les accusaient d’être une des principales causes de la guerre. Ils sentaient qu’ils seraient plus sûrs de cette place qui touche au Péloponnèse, en y envoyant eux-mêmes une colonie tirée de leur sein : et c’est ce qu’ils exécutèrent peu de temps après. Les Lacédémoniens donnèrent aux Éginètes chassés de leur patrie, Thyrée et les campagnes qui en dépendent. Ils étaient portés à cette générosité par leur haine pour les Athéniens, et parce que les Éginètes leur avaient rendu service dans le temps du tremblement de terre et du soulèvement des Hilotes. La campagne de Thyrée confine à l’Argie et à la Laconie, et touche à la mer. Une partie des Éginètes s’y établit, et les autres se dispersèrent dans le reste de la Grèce.

XXVIII. Encore dans le même été, à la nouvelle lune, le seul temps où l’on croit que puisse arriver ce phénomène, il y eut après midi une éclipse de soleil[86] ; on le vit sous la forme d’une demi-lune ; quelques étoiles brillèrent, et le soleil reprit son disque.

XXIX. Ce fut aussi dans le même été que les Athéniens traitèrent comme ami, et appelèrent un homme qu’ils avaient auparavant regardé comme leur ennemi : c’était Nymphodore, fils de Pythès, citoyen d’Abdère, dont la sœur avait épousé Sitalcès, roi de Thrace, et qui avait au près de son beau-frère un grand crédit. Leur objet était de se faire un allié de Sitalcès. Térès, son père, s’était formé le premier à Odryse un royaume plus respectable que les autres principautés de la Thrace. Il y a même une grande partie de la Thrace qui est libre. Ce Térès n’appartenait en rien à Térée, qui eut pour épouse Procné, fille de Pandion, d’Athènes : ils n’étaient seulement pas de la même Thrace. Térée habitait Daulie, ville du pays qu’on appelle aujourd’hui Phocide. et qui était alors occupé par des Thraces. Ce fut là que les femmes commirent sur Ithys cet attentat si fameux ; et bien des poètes, en parlant du rossignol, le nomment l’oiseau de Daulie. Il est vraisemblable que Pandion rechercha l’alliance de Térée, et lui donna sa fille, pour en tirer des avantages que permettait le peu de distance où ils étaient l’un de l’autre, ce qui ne convient point à l’éloignement d’Odryse, qui est de plusieurs journées de chemin.

Térès donc, qui n’a pas même avec Térée la conformité du nom, fut le premier à Odryse un roi puissant. Les Athéniens recherchaient l’alliance de Sitalcès son fils, dans le dessein de s’unir certaines contrées de la Thrace, et d’obtenir l’amitié de Perdiccas. Nymphodore vint à Athènes, consomma l’alliance de Sitalcès, et fit accorder à Sadocus, fils de ce prince, le droit de citoyen. Il promit de mettre fin à la guerre de Thrace et d’engager son gendre à envoyer aux Athéniens une armée composée de cavalerie et de peltastes[87]. Il réconcilia aussi Perdiccas avec les Athéniens, en les engageant à lui rendre Thermé. Aussitôt Perdiccas porta les armes dans la Chalcidique conjointement avec les Athéniens et Phormion. Ce fut ainsi que Sitalcès, Térès, roi des Thraces, et Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, devinrent alliés d’Athènes.

XXX. Les Athéniens qui avaient monté les cent vaisseaux, et qui se trouvaient encore autour du Péloponnèse, prirent Solium, ville des Corinthiens ; ils ne permirent qu’aux seuls Paliriens, entre tous les Acarnanes, de l’habiter et d’en cultiver les campagnes. Ils prirent de vive force Astacus, dont Évarque avait usurpé la tyrannie, le chassèrent et engagèrent le pays dans leur alliance. Ils passèrent dans l’île de Céphalénie dont ils se rendirent maîtres sans combat : Céphalénie est située en face de l’Acarnanie et de Leucade. Elle renferme quatre cités : celles des Palliens, des Crâniens, des Saméens et des Pronéens. Les vaisseaux d’Athènes s’en retournèrent peu de temps après.

XXXI. Vers l’automne du même été[88], les Athéniens en corps de peuple, tant citoyens que simples habitans, se jetèrent sur la Mégaride. Périclès, fils de Xantippe, les commandait. Les Athéniens qui avaient été en course sur les cent vaisseaux autour du Péloponnèse et qui revenaient dans leur patrie, se trouvaient alors à Égine ; ils apprirent que ceux de la ville étaient à Mégare, firent voile de leur côté et opérèrent avec eux leur jonction. Par cette réunion des Athéniens, l’armée devint très formidable. La république était alors dans toute sa vigueur, et l’on n’y ressentait pas encore la maladie qui ne tarda pas à l’attaquer. Les Athéniens seuls ne formaient pas moins de dix mille hommes pesamment armés, sans compter trois mille qui étaient à Potidée, et l’on ne comptait pas non plus moins de trois mille habitans qui partageaient cette expédition. On avait d’ailleurs un corps nombreux de troupes légères. Ils s’en retournèrent après avoir ravagé la plus grande partie du pays. Ils firent encore chaque année pendant la durée de la guerre plusieurs incursions dans la Mégaride, tantôt seulement avec de la cavalerie, tantôt en corps d’année, jusqu’à ce qu’ils se fussent rendus maîtres de Nisée.

XXXII. Les Athéniens, à la fin de l’été, ceignirent d’un mur Atalante, île auparavant déserte, voisine des Locriens d’Oponte. et ils en firent une citadelle. Leur dessein était d’empêcher que des brigands ne sortissent d’Oponte et du reste de la Locride, pour incommoder l’Eubée : voilà ce qui arriva cet été, après que les Péloponnésiens se furent retirés de l’Attique.

XXXIII. L’hiver suivant[89], Evarque l’Acarnane, qui voulait rentrer à Astacus, obtint que les Corinthiens l’y reconduiraient avec quarante vaisseaux et quinze cents hommes : lui-même soudoya quelques auxiliaires. Les généraux de l’armée étaient Euphamidas, fils d’Aristonyme : Timoxène, fils de Timocrate ; et Eumaque, fils de Chrysis. Ils s’embarquèrent et rétablirent Évarque. Ils voulaient s’emparer de quelques autres endroits de l’Acarnanie, situés sur les côtes ; mais ils ne réussirent pas dans leurs tentatives, et reprirent la route de Corinthe. En côtoyant Céphalénie, ils prirent terre et descendirent dans la campagne de Crané ; ils entrèrent en accord avec les habitans qui les trompèrent, se jetèrent sur eux par surprise, et leur tuèrent une partie de leur monde. Vivement repoussés, ils retournèrent chez eux.

XXXIV. Le même hiver, Athènes, suivant les anciennes institutions, célébra aux frais du public les funérailles des citoyens qui étaient morls dans cette guerre. Voici ce qui s’observe dans cette solennité. Trois jours avant les obsèques, ou élève un pavillon où sont déposés les os des morts, et chacun peut apporter à son gré des offrandes au mort qui lui appartient. Au moment du transport sont amenés sur des chars des cercueils de cyprès, un pour chaque tribu, dans lequel sont renfermés les os de ses morts. On porte en même temps un lit vide et tout dressé pour les morts. Les citoyens et les étrangers peuvent, à volonté, faire partie du cortège. Les parentes sont auprès du cercueil et poussent des gémissemens. Les os sont déposés dans un monument public élevé dans le plus apparent des faubourgs[90]. C’est là que toujours on inhume ceux qui sont morts à la guerre ; les guerriers qui périrent à Marathon furent seuls exceptés ; car pour rendre à leurs vertus un hommage signalé, ce fut dans les champs où ils avaient perdu la vie qu’on leur donna la sépulture. Quand les morts sont couverts de terre, un orateur choisi par la république, homme distingué par ses talens et ses dignités, prononce l’éloge que mérite leur valeur. Ce discours terminé, on se retire. C’est ainsi que se célèbrent ces funérailles, et cet usage fut observé pendant tout le cours de la guerre, autant de fois que l’occasion s’en présenta. Quand le moment fut venu, Périclès monta sur une tribune élevée près du monument et d’où le plus grand nombre des assistans pouvait l’en tendre ; il parla ainsi[91] :

XXXV. « La plupart des orateurs, qui, de ce même lieu, ont déjà fait entendre leur voix, ont célébré le législateur qui a cru devoir ajouter à l’ancienne loi sur la sépulture des citoyens, victimes de la guerre, celle de prononcer leur éloge[92] : persuadés que c’est une belle institution de louer en public ceux qui sont morts pour la patrie. Pour moi, j’oserais croire qu’à des hommes qui se sont rendus grands par leurs actions, il suffit de ce qu’ils ont fait pour justifier les honneurs qu’ils obtiennent, honneurs rendus par le peuple entier et dont ce monument vous offre le spectacle : plutôt que de livrer les vertus d’un grand nombre de héros au hasard d’être appréciées suivant qu’un seul homme en parlera plus ou moins dignement. Il est difficile à l’orateur de garder la mesure convenable, quand on peut même à peine avoir une opinion fixe sur la vérité. L’auditeur qui joint à la conscience des faits de la bienveillance pour ceux dont on prononce l’éloge, trouvera peut-être tout ce qu’on pourra dire au-dessous de ce qu’il voudrait entendre et de ce qu’il sait : et celui qui ne connaît pas les choses par lui-même, trouvera, par envie, de l’exagération dans tout ce qui s’élève au-dessus de son caractère. Car on ne supporte l’éloge des autres qu’autant que l’on se croit capable soi-même de faire ce qu’on entend célébrer : ce qui s’élève plus haut, on refuse d’y croire. Cependant, puisque les anciens ont jugé convenable qu’un tel éloge fût prononcé, je dois me conformer à la loi, et tenter de satisfaire, autant qu’il me sera possible, le désir et l’opinion de chacun d’entre vous.

XXXVI. « C’est par nos ancêtres que je vais commencer. Dans une telle solennité, il est juste, il est convenable de leur accorder les honneurs d’un souvenir. Des hommes d’une même origine ont toujours occupé cette contrée, et c’est par leurs vertus que les plus anciens l’ont transmise à leurs descendons, libre comme elle continue de l’être. Nos premiers aïeux sont dignes d’éloges, et nos pères encore plus : c’est eux qui ont ajouté à l’héritage qu’ils avaient reçu la puissance que nous possédons, et ce n’est pas sans de grands travaux qu’ils l’ont transmise. Mais nous-mêmes, nous surtout qui vivons encore, et qui sommes parvenus à l’âge de la maturité, c’est nous qui avons procuré le plus d’accroissement à cet empire, c’est à nous que sont dus tous les avantages qui rendent la république si respectable dans la guerre et dans la paix. Les exploits qui nous ont acquis les différentes parties de notre domination, les invasions des Grecs et des Barbares vaillamment repoussées par nous ou par nos pères, c’est ce que je passerai sous silence, sans vous entretenir longuement de ce qui vous est connu. Mais par quelle conduite nous sommes parvenus à tant de puissance, par quelles institutions politiques et par quelles mœurs nous avons imprimé tant de grandeur à l’état, c’est ce que je vais montrer, avant de passer à l’éloge de nos guerriers : persuadé que ces détails ne sont pas ici déplacés, et qu’il n’est pas inutile à cette assemblée de citoyens et d’étrangers de les entendre.

XXXVII. « Notre constitution politique n’est pas jalouse des lois de nos voisins, et nous servons plutôt à quelques-uns de modèles que nous n’imitons les autres[93]. Comme notre gouvernement n’est pas dans les mains d’un petit nombre de citoyens, mais dans celles du grand nombre, il a reçu le nom de démocratie. Dans les différends qui s’élèvent entre particuliers, tous, suivant les lois, jouissent de l’égalité : la considération s’accorde à celui qui se distingue par quelque mérite, et si l’on obtient de la république des honneurs, c’est par des vertus, et non parce qu’on est d’une certaine classe. Peut-on rendre quelque service à l’état, on ne se voit pas repoussé parce qu’on est obscur et pauvre. Tous, nous disons librement notre avis sur les intérêts publics ; mais dans le commerce journalier de la vie, nous ne portons pas un œil soupçonneux sur les actions des autres ; nous ne leur faisons pas un crime de leurs jouissances ; nous ne leur montrons pas un front sévère, qui afflige du moins, s’il ne blesse pas[94]. Mais, sans avoir rien d’austère dans le commerce particulier, une crainte salutaire nous empêche de prévariquer dans ce qui regarde la patrie, toujours écoutant les magistrats et les lois, surtout celles qui ont été portées en faveur des opprimés, et toutes celles même qui, sans être écrites, sont le résultat d’une convention générale et ne peuvent être enfreintes sans honte.

XXXVIII. « Par des institutions de jeux et de fêtes annuelles, par les agrémens et les douceurs de la vie privée, nous offrons à l’esprit des délassemens de ses fatigues ; et chaque jour a chez nous ses plaisirs qui dissipent les ennuis. Notre république, par l’étendue de sa domination, reçoit tout ce qui naît sur la terre entière, et nous ne recueillons pas moins pour notre jouissance les productions des contrées étrangères que celles de notre sol.

XXXIX. « Voici, dans ce qui concerne la guerre, en quoi nous différons de nos ennemis. Nous offrons notre ville en commun à tous les hommes ; aucune loi n’en écarte les étrangers, ne les prive de nos institutions, de nos spectacles[95] : chez nous rien de caché, rien dont ne puissent profiter nos ennemis. Ce n’est point en des apprêts mystérieux, en des ruses préparées, que nous mettons notre confiance : elle se fonde sur notre courage et notre activité. Nos ennemis, dès leur première enfance, se forment au courage par les plus rudes exercices ; et nous, élevés avec douceur, nous n’en avons pas moins d’ardeur à courir aux mêmes dangers C’est ce qui est bien prouvé ; car les Lacédémoniens ne viennent pas seuls, mais avec tous leurs voisins, porter la guerre dans notre pays ; et nous, pénétrant seuls chez nos ennemis, et ayant à combattre des hommes qui défendent leur propriété, nous remportons le plus souvent, sur le territoire étranger, une victoire aisée. Il n’est jamais arrivé qu’aucun de nos ennemis eût à lutter contre toute la masse de nos forces, obligés que nous sommes de monter à la fois notre marine, et d’envoyer des troupes de terre dans les diverses contrées de notre domination ; mais, s’ils se mesurent avec une faible partie de notre puissance, victorieux, ils se vantent de nous avoir tous repoussés ; vaincus, de n’avoir cédé qu’à toutes nos forces réunies. S’il est dans notre caractère de nous précipiter dans les dangers plutôt en nous jouant qu’en prenant de la peine, plutôt par l’habitude du courage que par obéissance à des lois, nous n’en sommes pas plus affligés d’avance des maux qui nous attendent ; et, dans l’action, nous ne montrons pas moins de valeur que ceux qui se condamnent à ne cesser de souffrir.

XL. « Voilà ce qui rend notre république digne d’admiration ; elle en mérite encore à d’autres égards. Nous avons le goût du beau, mais avec économie ; nous nous livrons à la philosophie, mais sans nous amollir. Si nous possédons des richesses, c’est pour les employer dans l’occasion, et non pour nous vanter d’en avoir[96]. Il n’est honteux à personne d’avouer qu’il est pauvre ; mais ne pas chasser la pauvreté par le travail, voilà ce qui est honteux[97]. Les mêmes hommes se livrent à leurs affaires particulières et à celles du gouvernement, et ceux qui font profession du travail manuel ne sont point étrangers à la politique. Seuls nous ne regardons pas seulement comme détaché des affaires l’homme qui ne prend aucune part à celles de sa patrie ; nous le traitons d’inutile. Nous jugeons bien les choses, nous les concevons de même, et nous ne croyons pas que les discours nuisent aux actions ; mais ce qui nous paraît nuisible, c’est de ne pas s’instruire d’avance par le discours de ce qu’il faut exécuter. Voici ce qui nous est encore particulier : c’est d’avoir en même temps la plus grande audace, et de bien raisonner ce que nous allons entreprendre ; tandis que, chez les autres, c’est l’ignorance qui rend audacieux et le raisonnement inactifs. Et ceux-là doivent, sans doute, être considérés comme les plus valeureux, qui connaissent bien ce qui est terrible, ce qui est agréable, sans en chercher davantage à se soustraire aux dangers. Même dans les vertus, nous différons du grand nombre, nous devenons amis, plutôt en accordant qu’en recevant des bienfaits. L’amitié du bienfaiteur est la plus solide : il veut conserver la bienveillance qui lui est due pour le bien qu’il a fait : celui qui ne fait que payer du retour éprouve un sentiment plus obtus : il sait que sa reconnaissance est une dette qu’il acquitte et qu’elle n’a rien d’obligeant. Seuls encore, c’est moins par un calcul d’intérêt que par une confiance généreuse que nous accordons des bienfaits sans mesure.

XLI. « En un mot, j’ose le dire, notre république est l’école de la Grèce. Il me semble y voir chaque citoyen doué d’une heureuse flexibilité que jamais n’abandonnent les grâces, et qui le rend capable d’un grand nombre de qualités différentes. Que ce soit moins ici une vaine pompe de paroles que la vérité des faits, c’est ce qu’indique assez la puissance où ces qualités nous ont conduits. Seule de toutes les républiques, la nôtre se montre par les effets supérieure à sa renommée[98]. Elle est la seule dont les ennemis qui l’attaquent ne puissent s’indigner de leur défaite, dont les sujets ne puissent se plaindre de n’avoir pas des maîtres dignes de les commander. Nous ne montrons pas une puissance acquise dans l’obscurité, mais brillante des signes éclatans de notre valeur : admirés dans l’âge présent, nous le serons encore par la postérité, sans avoir besoin d’être célébrés par un Homère, ni par un écrivain capable de flatter d’abord l’oreille, mais dont les beautés ambitieuses seront bientôt effacées par la vérité des faits. Par notre audace, nous avons forcé la mer et la terre entière à nous ouvrir un passage, et partout nous avons fondé des monumens impérissables des maux que nous avons faits à nos ennemis, des biens qu’ont reçus de nous nos amis. C’est pour une patrie si glorieuse que, indignés qu’elle leur pût être ravie, nos guerriers ont reçu généreusement la mort ; et tous ceux qui leur survivent brûlent de souffrir pour elle.

XLII. « Je me suis étendu sur les louanges de notre république pour montrer que le combat n’est pas égal entre nous et des ennemis qui sont loin de jouir des mêmes avantages, et pour appuyer sur des témoignages certains l’éloge des citoyens dont nous déplorons la perte. Il est déjà bien avancé, cet éloge : célébrer la gloire de notre patrie, c’est parer des louanges qu’elles méritent leurs vertus et celles des hommes qui leur ont ressemblé. Il est peu de Grecs qui, comme eux, ne soient pas au-dessus des éloges qu’on leur accorde. La mort a mis au grand jour leur valeur : elle a commencé par la faire connaître, et a fini par l’immortaliser.

« Si quelques-uns d’eux se sont montrés d’ailleurs moins estimables, ils ont acquis en mourant pour leur patrie le droit de n’être jugés que sur leur courage. Par une si belle fin ils ont effacé les taches de leur vie, et ont fait plus de bien en commun que de mal en particulier. Aucun d’eux, amolli par les richesses, n’en a préféré les jouissances à son devoir ; aucun, par cette espérance que conserve la misère de se soustraire à l’infortune et de s’enrichir un jour, n’a voulu fuir les dangers. Mettant au-dessus de tous les biens la gloire de se venger de leurs ennemis, persuadés que de tous les périls ils n’en pouvaient braver un plus illustre, ils ont voulu l’affronter pour se procurer cette vengeance, et il est devenu l’objet de leurs désirs. L’espérance détruisait à leurs yeux l’incertitude de la victoire ; et, dans l’action, les périls qu’ils ne pouvaient se dissimuler s’effaçaient par la confiance qu’ils avaient en eux-mêmes. Ils ont trouvé plus beau de se défendre et de périr que de céder pour conserver leurs jours ; ils ont évité l’opprobre qui suit la réputation de lâcheté, et ont soutenu l’honneur au prix de leur vie. En un court instant le sort les a surpris moins frappés de crainte qu’occupés de leur gloire.

XLIII. « Ils furent tels qu’ils devaient être pour l’état. Que les autres, sans avoir moins de courage, fassent des vœux pour que leur vie soit plus heureusement préservée. Qu’ils ne se bornent pas à discourir sur l’utilité publique, sujet que sans rien dire qui vous soit inconnu on pourrait traiter fort au long, en s’étendant sur tout ce qu’il y a de glorieux à surmonter ses ennemis ; mais c’est en agissant pour la patrie qu’il faut s’occuper de sa puissance et s’enflammer d’amour pour elle. Contemplez sa grandeur, mais en pensant que c’est par le courage, par la connaissance du devoir, par la honte de commettre une lâcheté dans les combats, que des héros la lui ont procurée. Malheureux dans quelque entreprise, ils ne se croyaient point en droit de priver l’état de leur vertu, et le sacrifice d’eux-mêmes était un tribut qu’ils croyaient lui devoir. Tous lui ont offert en commun leurs personnes, et chacun en particulier a reçu des louanges immortelles et la plus honorable sépulture, non pas celle où ils reposent, mais le monument où leur gloire sera toujours présente au souvenir quand il s’agira de parler d’eux ou de les imiter. La tombe des grands hommes est l’univers entier : elle ne se fait pas remarquer par quelques inscriptions gravées sur des colonnes, dans une sépulture privée, mais jusque dans les contrées étrangères, et sans inscription leur mémoire est bien mieux dans les esprits que sur des monumens fastueux.

« Voilà ceux dont vous devez être jaloux. Croyez que le bonheur est dans la liberté, la liberté dans le courage, et ne dédaignez pas de partager les périls de la guerre. Ce ne sont pas ceux qui vivent dans l’adversité, sans espérance d’un meilleur sort, qui ont le plus de raison de prodiguer leur vie, mais ceux qui, si leur vie est conservée, risquent de changer le plus de fortune, et qui ont à subir la plus grande révolution s’ils tombent dans le malheur : car, pour un homme de cœur, l’humiliation, jointe à l’habitude de la mollesse, semble bien plus à redouter que ne peut l’être, au moment où l’on s’abandonne à son courage, où l’on espère bien de sa patrie, la mort qui survient et qu’on ne sent pas.

XLIV. « Aussi ne gémirai-je point sur les pères qui sont ici présens, content de les consoler. Ils savent qu’ils sont nés pour les vicissitudes de la vie. Ceux-là sont heureux qui, comme les guerriers dont nous célébrons les obsèques et qui vous laissent dans la douleur, obtiennent la plus brillante fin, et ceux qui après une vie sans infortune trouvent une mort glorieuse. C’est, je ne l’ignore pas, ce qu’il est difficile de vous persuader, à vous qui dans la félicité des autres, dans cette félicité dont vous avez joui, trouverez un sujet de vous rappeler vos peines : car la douleur n’est pas dans l’absence d’un bien qu’on n’a point éprouvé, mais dans la privation de celui dont on avait contracté l’habitude.

« Qu’ils se consolent par l’espérance d’avoir d’autres fils, ceux à qui leur âge permet encore de devenir pères. Les enfans qu’ils verront naître leur feront oublier en particulier ceux qu’ils ont perdus ; et cette consolation sera double pour la patrie, qui verra ces enfans remplir le vide de sa population, tandis que leurs pères lui garantiront la sûreté : car les citoyens qui n’ont pas d’enfans pour lesquels ils s’exposent aux périls ne lui peuvent être également affectionnés. « Et vous à qui l’âge refuse cette espérance, soyez heureux par le temps de votre vie qui s’est écoulé : il a été le plus long ; regardez-le comme un gain que vous avez fait sur le sort ; espérez que le reste sera court, et allégez-en le poids par la gloire des héros dont vous futes les pères. Seul l’amour de la gloire ne vieillit pas ; et, dans l’infirmité du grand âge, le plus grand des plaisirs n’est pas, comme on le prétend, d’amasser des richesses, mais d’obtenir des respects.

XLV. « Fils et frères de ceux qui ne sont plus, je vois pour vous une grande lutte à soutenir : car tout le monde loue volontiers ceux qui ne sont plus ; et, par un excès même de vertu, à peine ferez-vous croire que vous les égalez ; on jugera que vous leur êtes du moins un peu inférieurs. Les vivans ont des émules qui leur portent envie, mais on rend honneur avec bienveillance au mérite qui n’est plus un obstacle pour des rivaux.

« S’il faut qu’en faveur des épouses qui viennent de tomber dans le veuvage, j’ajoute ici quelque chose sur ce qui doit constituer leur vertu, je renfermerai dans bien peu de mots tous les avis qu’on peut leur donner. Vous contenir dans les devoirs prescrits à votre sexe, telle est votre plus grande gloire : elle appartient à celle dont les vices ou les vertus font le moins de bruit parmi les hommes.

XLVI. « J’ai rempli la loi, et j’ai dit tout ce que je croyais avoir d’utile à vous faire entendre. Nos illustres morts viennent de recevoir l’hommage qui leur est dû, et dès ce jour leurs enfans seront élevés aux frais de la république jusqu’à l’âge qui leur permettra de la servir. C’est une couronne que décerne la patrie, couronne utile à ceux qui ne sont plus et à ceux qui nous restent, et que l’on voudra mériter dans de semblables combats. Où les plus belles récompenses sont offertes à la vertu, là se trouvent les meilleurs citoyens.

« Payez un tribut de larmes aux morts qui vous appartiennent, et retirez-vous. »

XLVII. Ce fut dans l’hiver avec lequel finit la première année de la guerre que se célébra cette cérémonie funèbre. Dès le commencement de l’été[99] les deux tiers des troupes du Péloponnèse et des alliés se jetèrent, comme l’année précédente, sur l’Attique, y campèrent et ravagèrent le pays. C’était Archidamus, fils de Zeuxidamus, qui les commandait.

Ils n’y étaient encore que depuis peu de jours quand la contagion se déclara parmi les Athéniens. On dit que déjà plusieurs fois elle avait frappé Lemnos et d’autres contrées ; mais on ne se ressouvenait pas que nulle part se fût fait ressentir une semblable peste ni une aussi terrible mortalité. Les médecins, au commencement de la maladie, n’y purent apporter de remède, parce qu’ils ne la connaissaient pas, et la mort les atteignait encore plus que les autres, par leur commerce plus fréquent avec les malades. Toute industrie humaine était sans ressource. En vain on fit des prières dans les temples, on consulta les oracles, on eut recours à d’autres semblables pratiques : tout fut inutile, et l’on finit par y renoncer, abattu par la force du mal.

XLVIII. Il commença, dit-on, par l’Éthiopie, au-dessus de l’Égypte, descendit en Égypte et dans la Libye, gagna la plus grande partie de la domination du roi et se jeta subitement sur la république d’Athènes. Il attaqua d’abord les habitans du Pirée, qui prétendaient que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits, car il n’y avait point encore de fontaines dans ce quartier. Il gagna ensuite la ville haute, et ce fut alors qu’il exerça le plus de ravage. Je laisse à chacun, médecin ou particulier, le soin de dire ce qu’il sait de ce fléau, d’où l’on peut croire qu’il tire son origine, quelle cause lui semble capable d’opérer une telle résolution dans la sanié, et quel remède il croit avoir la force de guérir cette maladie ; pour moi, je dirai quel fut le mal, comme j’en ai moi-même éprouvé les atteintes et que j’en ai vu d’autres personnes attaquées. On pourra, d’après les symptômes que je vais offrir, en prévoir les effets, et n’être pas dans l’ignorance s’il arrive qu’il reparaisse.

XLIX. On convient qu’il n’y eut point d’année où les autres maladies se fissent moins sentir ; et s’il arrivait qu’on en éprouvât quelques-unes, toutes amenaient cette funeste crise. Mais en général on était frappé subitement, et sans aucune cause apparente, au milieu de la meilleure santé. D’abord on éprouvait de grandes chaleurs de tête, les yeux devenaient rouges et enflammés ; la gorge, la langue étaient sanguinolentes, la respiration déréglée, l’haleine fétide. À ces symptômes succédaient l’éternument, l’enrouement. En peu de temps le mal gagnait la poitrine et causait de fortes toux. Quand il s’attachait au cœur, il y excitait des soulèvemens, et l’on éprouvait avec de violentes douleurs toutes les éruptions de bile auxquelles les médecins ont donné des noms. La plupart des malades faisaient entendre de sourds gémissemens, que suivaient des convulsions violentes : chez les uns elles s’apaisaient bientôt ; elles étaient chez les autres beaucoup plus obstinées. La peau n’était ni fort chaude au toucher ni pâle, mais rougeâtre, livide et couverte de petites pustules et d’ulcères. L’intérieur était si brûlant que le malade ne pouvait supporter ni les manteaux les plus légers ni les couvertures les plus fines : il restait nu, et n’avait pas de plus grand plaisir que de se plonger dans l’eau froide. On en vit même beaucoup qui, n’étant pas gardés, se précipitèrent dans les puits, tourmentés d’une soif qui ne pouvait s’étancher. Cependant il était égal de prendre beaucoup ou peu de boisson. Le malade ne pouvait se procurer aucun repos, et était agité d’une insomnie continue.

Tant que la maladie était dans sa force, il ne maigrissait pas, et l’on était surpris que le corps pût résister à tant de souffrance. La plupart, conservant encore quelque vigueur, étaient consumés le neuvième ou le septième jour par le feu intérieur qui les dévorait, ou s’ils franchissaient ce terme, le mal descendait dans le bas-ventre, une violente ulcération s’y déclarait, il survenait une forte diarrhée, et en général on périssait de faiblesse : car la maladie, après avoir d’abord établi son siège dans la tête, gagnait successivement tout le corps, et ceux qui échappaient aux accidens les plus graves, gardaient aux extrémités des marques de ce qu’ils avaient souffert. Le mal s’attachait aux parties honteuses, aux pieds et aux mains, et souvent on n’échappait qu’en perdant quelqu’une de ces parties : plusieurs perdaient la vue : d’autres, à leur convalescence, se trouvaient avoir tout oublié, et ne reconnaissaient ni leurs amis ni eux-mêmes.

L. Cette maladie, plus affreuse qu’on ne saurait l’exprimer, se montrait au-dessus des forces humaines dans tous ses effets, et dans quelque sujet qu’elle attaquât ; mais ce qui faisait connaître surtout qu’elle différait des maux ordinaires à notre espèce, c’est que les oiseaux ni les quadrupèdes qui se nourrissent de cadavres humains, ou n’approchaient point des corps qui restaient en grand nombre sans sépulture, ou, s’ils osaient y goûter, ils périssaient. On en eut la preuve en voyant disparaître les oiseaux carnassiers : on n’en voyait aucun autour des corps morts ni ailleurs. Les chiens, accoutumés à vivre en société avec les hommes, faisaient encore mieux sentir les effets de la contagion.

LI. Sans s’arrêter à un grand nombre d’autres accidens, qui ne se ressemblaient pas dans les différens sujets, tels étaient en général les symptômes de la maladie. Les uns périssaient négligés ; les autres au milieu des plus grands soins. Il ne se trouva, pour ainsi dire, aucun remède qui fût utile à ceux qui l’employaient : ce qui faisait du bien à l’un nuisait à l’autre. Aucun tempérament, faible ou vigoureux, ne parut garanti du mal : il s’attachait à toutes les complexions, il résistait à tous les régimes. Ce qu’il y avait de plus terrible, c’était le découragement des malheureux qu’il attaquait : ils perdaient aussitôt toute espérance, tombaient dans un entier abandon d’eux-mêmes, et ne cherchaient point à résister : c’était encore qu’en se soignant les uns les autres on s’infectait mutuellement, comme les troupeaux malades, et l’on périssait : c’est ce qui causa la plus grande destruction. Ceux qui, par crainte, ne voulaient point approcher des autres, mouraient délaissés, et bien des maisons s’éteignirent faute de personne pour les soigner ; ceux qui approchaient des malades trouvaient la mort. Tel fut le sort des personnes surtout qui se piquaient de quelque vertu : elles avaient honte de s’épargner, et venaient soigner leurs amis ; car les gens attachés à la maison, abattus par l’excès des fatigues, finissaient par être insensibles aux plaintes des mourans. C’était ceux qui étaient échappés au mal qui avaient le plus de compassion pour les malades et les morts, parce qu’ils avaient connu les mêmes souffrances, et qu’ils se trouvaient dans la sécurité, car on n’était pas frappé deux fois mortellement. Ils recevaient les félicitations des autres ; eux mêmes jouissaient pour le présent du retour de la santé, et avaient pour l’avenir une espérance confuse que, de long-temps, ils ne seraient plus atteints d’une autre maladie mortelle.

LII. L’affluence des gens de la campagne qui venaient se réfugier dans la ville se joignit aux maux des Athéniens pour les aggraver, et ces nouveaux venus en souffraient eux-mêmes plus que les autres. Comme il n’y avait pas de maisons pour eux, et qu’ils vivaient pressés dans des cahuttes étouffées, pendant la plus grande chaleur de la saison, ils périssaient confusément et les morts étaient entassés sur les mourans. Des malheureux demi-morts, avides de trouver de l’eau, se roulaient dans les rues, et près de toutes les fontaines. Les lieux sacrés, où l’on avait dressé des tentes, étaient comblés de corps que la mort y avait frappés.

Quand le mal fut parvenu à son plus haut période, personne ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines. Toutes les cérémonies auparavant en usage pour les funérailles furent violées. Chacun ensevelissait les morts comme il pouvait. Bien des gens, par la rareté des choses nécessaires, depuis que l’on avait perdu tant de monde, recouraient à des moyens sordides de leur rendre les derniers devoirs. Les uns se hâtaient de poser leur mort et de le brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l’avaient dressé ; d’autres, pendant qu’on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu’eux-mêmes apportaient et se retiraient aussitôt.

LIII. La peste introduisit dans la ville bien d’autres désordres. Au spectacle des promptes vicissitudes dont on était témoin, de riches subitement atteints de mort, de gens qui n’avaient rien succédant à leur fortune, on osa plus volontiers s’abandonner ouvertement à des plaisirs dont auparavant on se serait caché. On cherchait des jouissances promptes, et l’on ne croyait devoir s’occuper que de voluptés, dans l’idée qu’on ne possédait que pour un jour et ses biens et sa vie. Personne ne daignait se donner aucune peine pour des choses honnêtes, dans l’incertitude où l’on était si l’on ne cesserait pas d’exister avant d’y avoir atteint. Le plaisir, et tous les moyens de gagner pour se le procurer, voilà ce qui devint utile et beau. On n’était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines : il semblait égal de révérer les dieux ou de les négliger, quand on voyait périr indifféremment tout le monde. Le coupable ne croyait pas avoir assez à vivre pour recevoir sa condamnation ; il se figurait bien plutôt voir suspendue sur sa tête une peine déjà prononcée, et, avant de la subir, il croyait juste de profiter de ce qui pouvait lui rester à vivre.

LIV. Voilà dequels maux les Athéniens furent accablés. Dans leurs murs, ils voyaient périr les citoyens ; et, au dehors, leurs campagnes ravagées. On se ressouvint alors, comme il arrive dans de telles circonstances, d’une prédiction que les vieillards disaient avoir entendu chanter autrefois ; la voici :

Athène un jour verra dans ses champs malheureux,
Entrer les Doriens et la peste avec eux.

Comme, dans la langue grecque, le mot qui signifie la peste et celui qui signifie la famine diffèrent très peu dans la prononciation[100], on disputa sur le fléau dont on était menacé : mais, dans le temps de la contagion, l’opinion qui dut naturellement l’emporter fut que c’était de la peste : car on ajustait le sens de l’oracle aux maux que l’on souffrait. S’il survient un jour une nouvelle guerre des Doriens, et qu’elle soit accompagnée de la famine, je crois que ce sera pour lors à la famine qu’on appliquera la prédiction.

Ceux qui connaissaient l’oracle qu’avaient reçu les Lacédémoniens se le rappelèrent aussi. Quand ils avaient interrogé le dieu pour savoir s’ils entreprendraient la guerre, il avait répondu que s’ils combattaient de toutes leurs forces, ils auraient la victoire, et il avait prononcé que lui-même viendrait à leur secours[101]. On trouva que l’oracle s’accordait avec l’événement. La maladie se déclara dès que les Péloponnésiens eurent commencé leur invasion, et ne pénétra pas dans le Péloponnèse de manière à mériter qu’on en parle : ce fut Athènes surtout qu’elle dévasta, et ensuite les autres endroits les plus peuplés. Voilà ce qui arriva de relatif à la peste.

LV. Les Péloponnésiens, après avoir ravagé la plaine, s’avancèrent dans la partie de l’Attique qu’on appelle maritime, jusqu’au mont Laurium, où les Athéniens ont des mines d’argent. D’abord, ils dévastèrent cette contrée du côté qui regarde le Péloponnèse, et ensuite dans la partie qui regarde l’Eubée et l’Ile d’Andros. Périclès était encore général, et il persistait dans le même avis qu’au temps de la première invasion : qu’il ne fallait pas que les Athéniens sortissent.

LVI. Les ennemis étaient encore dans la plaine et n’avaient pas encore gagné le pays voisin des côtes, quand il fit appareiller cent vaisseaux pour le Péloponnèse. Ces dispositions terminées, il se mit en mer, embarquant quatre mille hoplites et trois cents hommes de cavalerie. Ces derniers montaient des bâtimens propres au transport des chevaux, et que, pour la première fois, on construisit avec des vieux navires. Les troupes de Chio et de Lesbos étaient de cette expédition avec cinquante vaisseaux. Cette flotte, à son départ, laissa les Péloponnésieus sur les côtes de l’Attique. Les Athéniens, arrivés à Épidaure, dans le Péloponnèse, saccagèrent une grande étendue de pays. Ils attaquèrent la ville dans l’espérance de la prendre ; mais ils ne réussirent pas. Ils quittèrent Épidaure, et ruinèrent le pays de Trézène, d’Halia et d’Hermione, toutes contrées maritimes du Péloponnèse. Ils remirent en mer, allèrent à Prasies, ville maritime de la Laconie, dévastèrent une partie de la campagne, prirent la place et la détruisirent. Après cette expédition, ils revinrent chez eux, et trouvèrent à leur retour que les Péloponnésiens s’étaient retirés de l’Attique.

LVII. Pendant tout le temps qu’ils y avaient passé et que les Athéniens avaient été en course, la peste avait exercé ses fureurs sur l’armée athénienne et dans la ville. C’est ce qui a fait dire que les Péloponnésiens instruits par des déserteurs de la maladie qui régnait dans les murs, et voyant de leurs propres yeux les funérailles, s’étaient hâtés d’abandonner le pays. La vérité est qu’ils restèrent fort long-temps à cette seconde expédition, qu’ils ruinèrent tout le territoire, et qu’ils séjournèrent à peu près quarante jours dans l’Attique.

LVIII. Le même été[102], Agnon, fils de Nicias, et Cléopompe, fils de Clinias, collègues de Périclès, prirent l’armée qu’il avait commandée et portèrent la guerre contre les Chalcidiens de Thrace et devant Potidée dont le siège continuait. A leur arrivée, ils appliquèrent à la place les machines de guerre, et ne négligèrent aucun moyen de s’en rendre maîtres : mais ils ne la prirent pas et ne firent rien d’ailleurs qui répondit à la grandeur de l’expédition ; car la peste, s’étant déclarée, frappa dans ce pays les Athéniens avec fureur et ruina leur armée. Les troupes qui étaient arrivées les premières et qui étaient saines furent infectées par celles qu’Agnon venait d’amener. Phormion, qui avait seize cents hommes, n’était plus dans la Chalcidique. Agnon retourna sur sa flotte à Athènes, et, dans l’espace d’environ quarante jours, la peste lui avait enlevé quinze cents hommes sur quatre mille. L’ancienne armée resta dans le pays, et continua le siège de Potidée.

LIX. Après la seconde invasion des peuples du Péloponnèse, il se fit une grande révolution dans l’esprit des Athéniens, qui voyaient leur pays dévasté, et que désolaient à la fois et la peste et la guerre. Ils accusaient Périclès qui leur avait conseillé de rompre la paix, et rejetaient sur lui les malheurs où ils étaient tombés. Empressés de s’accorder avec les Lacédémoniens, ils leur envoyèrent des députés qui n’eurent aucun succès. Trompés de toutes parts dans leurs desseins, c’était sur Périclès que pesait leur ressentiment. Quand il les vit, irrités de leurs maux, faire tout ce qu’il avait prévu, il les convoqua, comme il en avait le droit, puisque le commandement était encore entre ses mains. Son dessein était de les encourager, d’apaiser leur colère, de les ramener à des sentimens plus doux et à plus de confiance. Il parut et leur parla ainsi :

LX. « Devenu l’objet de votre colère, je m’y étais attendu, et je n’en ignore pas les causes. Si je vous ai convoqués, c’est pour vous rappeler ce qui ne devrait pas être sorti de votre mémoire ; pour vous reprocher d’avoir conçu contre moi d’injustes ressentimens et de céder à vos malheurs.

« Je ne doute pas qu’un état bien constitué dans son ensemble ne procure plus d’avantages aux particuliers qu’un état fleurissant du bonheur privé de chaque citoyen, et malheureux dans sa masse. Le citoyen fortuné par lui-même n’en périt pas moins sous les ruines de sa patrie ; mais infortuné dans une patrie heureuse, il lui est plus facile de se conserver. Si donc l’état a la force de supporter les calamités privées de ses membres, tandis que chacun d’eux ne peut soutenir celles de l’état, comment tous ne se réuniraient-ils pas pour le secourir ? N’abandonnez pas, comme vous le faites aujourd’hui, le salut commun, trop abattus de vos souffrances personnelles, et n’accusez pas tout ensemble et moi qui vous ai conseillé la guerre, et vous-mêmes qui partagiez alors mes sentimens. Ne vous irritez pas contre un homme qui, comme moi, croit n’avoir pas moins que personne la connaissance des grands intérêts de l’état, et le talent de les expliquer ; qui aime la patrie et est au-dessus de l’intérêt. Avoir des connaissances, sans le talent de les communiquer aux autres, ce n’est pas être au-dessus de celui qui ne pense pas : avec ces deux qualités, sans amour pour la patrie, on ne donnera pas de bons conseils ; qu’on ait cet amour, sans être invincible à la cupidité, tout, par ce seul vice, sera mis à prix d’argent. Si, dans la persuasion que je possédais mieux qu’aucun autre ces qualités réunies, au moins à un degré suffisant, vous m’avez cru quand je vous ai conseillé de faire la guerre, vous auriez tort aujourd’hui de me supposer coupable.

LXI. « Lorsqu’on a le choix, et que d’ailleurs on est heureux, c’est une grande folie de choisir la guerre ; mais si l’on se trouve dans la nécessité de se voir soumis à ses voisins dès qu’on aura la faiblesse de leur céder, ou de se sauver en se jetant dans les hasards, le blâme est pour celui qui fuit les dangers, non pour celui qui les brave. Ce dernier, c’est moi, et je n’ai pas changé d’avis. C’est vous qui en avez changé, parce que vos affaires étaient en bon état quand vous goûtiez mes conseils, et que vos maux vous ont conduits au repentir de les avoir écoutés. Vos âmes sont tombées dans le découragement, et dès lors il vous semble que je vous ai mal conseillés : chacun de vous a le sentiment de ce qu’il souffre, et l’utilité de mes avis ne se montre pas encore sensiblement à tous : un grand malheur est survenu, il est tombé subitement sur vos têtes, et vos esprits abattus ne savent plus se tenir fermes dans leurs premières résolutions. C’est qu’un mal inattendu, et que la raison était absolument incapable de prévoir, captive l’entendement. Voilà où vous jette surtout la maladie qui s’est jointe à vos autres calamités. Cependant, citoyens d’une république respectable, élevés dans des sentimens dignes de votre patrie, il faut savoir soutenir les calamités les plus terribles, et ne pas flétrir votre dignité ; écarter le sentiment douloureux de vos peines domestiques, et ne vous occuper que du salut de la patrie : car on ne croit pas avoir moins raison d’accuser celui qui, par sa faiblesse, laisse perdre la gloire qui lui appartient, que de haïr l’insolent qui ose affecter une gloire dont il est indigne.

LXII. « Vous craignez d’avoir à supporter long-temps les fatigues de la guerre, sans finir par avoir la supériorité. Qu’il me suffise de vous répéter ce que je vous ai déjà montré bien des fois dans d’autres occasions, que c’est à tort que l’issue vous en est suspecte. Mais ce que je dois vous mettre au grand jour, ce dont vous semblez n’avoir jamais fait l’objet de vos méditations, et dont je n’ai point encore parlé dans mes autres discours, c’est la grandeur de votre empire. Je ne vous adresserais pas même aujourd’hui des paroles qui ont quelque chose de présomptueux, si je ne vous voyais dans un abattement qui ne vous convient pas. Vous croyez ne commander qu’à vos alliés ; et moi je déclare que de deux parties qui composent le globe, la terre et la mer, celle-ci vous est soumise tout entière par la domination que vous y exercez maintenant, et qu’il ne tient qu’à vous d’augmenter encore avec la marine que vous possédez. Il n’est ni nation ni roi qui puisse mettre obstacle à votre navigation. Voilà ce qui fait votre puissance, et non des maisons, des campagnes, richesses que vous croyez d’un haut prix, en ce moment que vous en êtes privés, et que vous ne devriez pas plus regretter que des bijoux et de vaines parures. Sachez que c’est la liberté qu’il s’agit de sauver, et qu’elle vous restituera sans peine ces objets de vos regrets, mais que la servitude nous ravira tout le reste. Dans l’art d’acquérir et de conserver, ne nous montrons pas au-dessous de nos pères, qui n’ont pas reçu ce qu’ils ont possédé, mais qui se le sont procuré par leurs travaux, et qui ont su le garder et nous le transmettre. Il est plus honteux de se laisser enlever ce qu’on possède que d’éprouver des disgrâces en tâchant d’acquérir. Marchons aux ennemis, non pas seulement avec un sentiment d’orgueil pour notre courage, mais de mépris pour eux. La présomption est le vice de l’ignorance heureuse ; c’est le propre du lâche ; le mépris de nos ennemis nous est inspiré pur la raison même qui nous fait connaître notre supériorité : ce sentiment nous convient. À égalité de fortune, l’habileté rend le courage plus ferme, en le soutenant d’une juste confiance ; elle se repose moins sur l’espérance qui peut être trompeuse que sur la connaissance de ses avantages, qui lui montre comme assurés les succès qu’elle prévoit.

LXIII. « C’est à l’empire qu’exerce la république, et qui vous en donne une juste fierté, qu’elle doit le respect qu’elle inspire : votre devoir est de le défendre. Ou ne fuyez pas les travaux, ou ne poursuivez pas la gloire, et ne croyez pas qu’il s’agisse seulement de combattre pour savoir si vous servirez au lieu d’être libres ; mais si, privés du plaisir de commander aux autres, vous serez exposés aux dangers de la haine qu’inspire le commandement. Il ne vous est pas permis de l’abdiquer, quoiqu’il se trouve peut-être des personnes qui, dans les circonstances actuelles, prennent par crainte l’inactivité pour de la vertu. Il en est de votre domination comme de la tyrannie : la saisir semble injuste ; s’en démettre est périlleux. Si ces gens faisaient adopter aux autres leurs sentimens, ils perdraient la république quand on supposerait qu’eux-mêmes pussent garder la liberté. Le repos ne peut se conserver qu’en se combinant avec le travail : il ne convient point à une ville qui commande ; ce n’est que dans une ville sujette qu’on peut être esclave sans danger.

LXIV. « Ne vous laissez pas entraîner par des citoyens qui vous égarent, et après vous être déclarés avec moi pour la guerre, ne me faites pas un crime de l’avoir conseillée, quoique vous voyiez les ennemis faire, dans leurs incursions, ce qu’il fallait attendre de leur part, puisque enfin nous refusions de leur obéir. La peste est survenue ; elle n’entrait pas dans le nombre des maux que nous devions attendre, et seule elle les a tous surpassés. Je n’ignore pas qu’elle fait partie des causes qui m’attirent votre haine, bien injustement sans doute ; à moins que vous ne vouliez m’attribuer aussi les événemens heureux que vous pourrez éprouver et qu’on ne saurait prévoir. Il faut supporter avec résignation les maux que nous envoient les dieux, avec courage ceux que nous font les ennemis. C’était des vertus familières autrefois à cette république : qu’elle ne trouve pas en vous un obstacle à les exercer. Si le nom d’Athènes est célèbre chez tous les hommes, sachez que c’est parce qu’elle ne cède point à l’adversité ; qu’elle a fait à la guerre de grands frais d’hommes et de travaux ; mais qu’elle a possédé, jusqu’à ce jour, la plus respectable puissance, et que s’il faut que nous dégénérions un jour, car tout est destiné à décroître, il en restera du moins un éternel souvenir. Grecs, nous avons dominé sur la plupart des Grecs ; nous avons résisté, dans des guerres formidables, aux ennemis les plus puissant, unis et séparés, et nous avons institué la république la plus respectable par sa grandeur et ses richesses. Voilà ce que l’indolence pourra blâmer ; ce qu’imitera quiconque voudra faire des actions d’éclat ; ce que ne manquera pas d’envier celui qui est incapable de s’agrandir. Être haïs pour le moment présent et traités de vexateurs, c’est le sort de ceux qui se croient dignes de commander aux autres ; provoquer l’envie pour de grands objets, c’est prendre une résolution généreuse. La haine dure peu ; on répand, dès l’instant même, un grand éclat, et on laisse pour l’avenir une gloire qui ne sera jamais oubliée. Connaissez ce qui sera beau pour la postérité ; ce qui, pour le présent, n’a rien de honteux[103] : tels doivent être les deux objets de votre zèle. N’envoyez pas de hérauts aux Lacédémoniens, et ne manifestez pas que vous soyez accablés des maux qui vous frappant. Il en est des peuples comme des particuliers : les plus illustres sont ceux dont le courage se laisse le moins accabler par le malheur, et qui, par leurs actions, luttent le plus généreusement contre lui. »

LXV. Périclès, en s’exprimant ainsi, tâchait d’apaiser le ressentiment des Athéniens, et de les détourner de la pensée de leurs maux. Ils se rendirent à ses discours en ce qui concernait les affaires publiques : ils n’envoyèrent plus de députations à Lacédémone, et se portèrent avec plus d’ardeur à continuer la guerre ; mais, en particulier, ils s’affligeaient de leurs souffrances ; le pauvre, parce qu’ayant déjà peu de chose, il s’en voyait privé ; le riche, parce qu’il perdait les magnifiques propriétés qu’il avait dans les campagnes, de beaux édifices, des ameublemens somptueux ; et, ce qui était plus dur encore, on avait la guerre au lieu de la paix. La colère de tous contre Périclès ne fut apaisée qu’après qu’ils l’eurent mis à l’amende. Mais, peu de temps après, par une inconstance familière au peuple, on l’élut général, et tous les intérêts de l’état furent remis entre ses mains. C’est que le sentiment des maux particuliers que chacun avait soufferts commençait à s’émousser, et qu’on le croyait, bien plus que personne, en état de répondre aux besoins de la république. Tout le temps que, pendant la paix, il avait été à la tête des affaires, ils les avait conduites avec modération ; il avait maintenu la sûreté de la patrie ; et, sous son administration, elle s’était élevée à un très haut degré de puissance. Après que la guerre fut déclarée, on voit qu’il avait prévu ce qui devait donner à l’état la force de la soutenir.

Il ne survécut que deux ans et six mois ; et, après sa mort, on connut encore mieux combien, à cet égard, sa prévoyance avait été juste. Il avait dit qu’on aurait la supériorité, mais à condition que, se tenant tranquilles dans l’intérieur, on se tournerait absolument du côté de la marine, sans chercher à augmenter la domination de la république, et sans la mettre en danger pendant la durée de la guerre. Mais on fit le contraire à tous les égards ; et, dans les choses même qui semblaient étrangères à la guerre, on vit, par l’ambition et la cupidité de quelques citoyens, administrer les affaires d’une manière funeste à l’état et aux alliés. Avait-on des succès : ce n’était guère que des particuliers qui en recueillaient la gloire et le profil ; les entreprises manquaient-elles : le malheur tombait sur la république, et la guerre en souffrait. Voici la cause de ce changement : puissant par sa dignité personnelle et par sa sagesse, et reconnu plus que personne pour incapable de se laisser corrompre par des présens, Périclès contenait la multitude par le noble ascendant qu’il prenait sur elle ; ce n’était pas elle qui le menait, mais lui qui savait la conduire. C’est que n’ayant pas acquis son autorité par des moyens illégitimes, il ne cherchait pas à dire au peuple des choses qui lui fussent agréables ; mais il conservait sa dignité, et osait même le contredire, et lui témoigner son ressentiment. Quand il voyait les Athéniens se livrer à l’audace hors de saison, et se porter à l’insolence, il parlait et abattait leur fougue en les frappant de terreur ; tombaient-ils mal à propos dans l’abattement, il les relevait et ranimait leur courage. Le gouvernement populaire subsistait de nom, et l’on était en effet sous la domination d’un chef. Mais ceux qui vinrent après lui, plus égaux entre eux, et voulant tous avoir le premier crédit, étaient réduits à flatter le peuple et à lui abandonner les affaires. De là, comme il doit arriver dans une république d’une grande étendue, et qui possède une domination, résultèrent bien des fautes, et entre autres l’expédition de Sicile. On doit moins en rejeter la faute sur ceux qui la sollicitèrent, et qu’on alla secourir, que sur ceux qui l’ordonnèrent et qui ne savaient pas ce qui était nécessaire aux troupes qu’on expédiait. Par la dissension qu’excitait en eux l’ambition de conduire le peuple, ils émoussèrent les opérations de l’armée, et dans l’intérieur ils furent les premiers dont les querelles réciproques troublèrent les affaires de l’état.

Cependant, quoique les Athéniens eussent manqué leur projet sur la Sicile, que leur armée et la plus grande partie de leur flotte eût été détruite, que leur ville fût plongée dans la sédition, ils ne laissèrent pas de résister pendant trois ans à leurs premiers ennemis, à ceux de la Sicile qui vinrent les renforcer, au plus grand nombre de leurs alliés qui se soulevèrent, et enfin à Cyrus fils du roi, qui se joignit à la cause de Lacédémone, et qui fournit aux Péloponnésiens de l’argent pour l’entretien de leur flotte. Ils ne cédèrent qu’après avoir croulé eux-mêmes, par leurs querelles intestines, sous les débris de l’état ; tant s’était montré supérieur le génie de Périclès, quand il avait prévu les moyens qui pouvaient assurer une victoire complète et facile à sa patrie dans la guerre du Péloponnèse.

LXVI. Les Lacédémoniens et leurs alliés se portèrent le même été[104] avec cent vaisseaux, contre Zacynthe, île située en face de l’Élide. Elle a pour habilans des Achéens, sortis en colonie du Péloponnèse, et qui étaient alliés d’Athènes. Mille hoplites de Lacédémone s’embarquèrent sur la flotte dont Cnémus de Sparte avait le commandement : ils firent une descente, et ravagèrent la plus grande partie de l’île ; mais ils se retirèrent sans être parvenus à s’en rendre maîtres.

LXVII. A la fin du même été[105], Aristée de Corinthe et les ambassadeurs de Lacédémone, Anériste, Nicolaûs et Stratodème, avec Timagoras de Tégée, partirent pour l’Asie : Polis d’Argos se joignit à cette ambassade en son propre nom. Ils se rendaient auprès du roi, pour essayer s’ils ne pourraient pas l’engager à fournir de l’argent et des troupes auxiliaires. Ils allèrent d’abord en Thrace conférer avec Sitalcès, fils de Térès, pour lui persuader, s’il leur était possible, de renoncer à l’alliance d’Athènes et de secourir Potidée que les Athéniens assiégeaient. Ils voulaient qu’il cessât de prêter à ceux-ci des secours, et qu’il leur facilitât à eux-mêmes le passage de l’Hellespont. Ils avaient dessein de le traverser pour se rendre auprès de Pharnace, fils de Pharnabase, qui, de son côté, devait envoyer une ambassade auprès du roi. Mais des députés d’Athènes, Léarque, fils de Callimaque, et Aminiade, fils de Philémon, se trouvaient auprès de Sitalcès. Ils engagèrent Sadocus son fils, qui était devenu Athénien, à leur livrer ces ambassadeurs, dans la crainte qu’ils ne contribuassent à faire attaquer sa ville, si l’on souffrait qu’ils parvinssent jusqu’au roi.

Les ambassadeurs traversaient la Thrace, pour gagner le bâtiment sur lequel ils devaient passer l’Hellespont : ils furent pris avant de s’embarquer. Sadocus avait fait partir avec Léarque et Aminiade des émissaires chargés d’arrêter ces ministres, et de les remettre dans leurs mains. Ils furent conduits à Athènes. Les Athéniens craignaient qu’Aristée, reconnu pour l’auteur de tout ce qui s’était déjà passé à Potidée et en Thrace, ne leur fît encore plus de mal s’il leur échappait. Ainsi le même jour que les ambassadeurs leur furent amenés, ils les firent mourir sans les juger, et même sans les entendre, quoiqu’ils demandassent à parler. Leurs corps furent jetés dans les pharanges. C’était une représaille qu’ils crurent devoir faire contre les Lacédémoniens, qui mettaient à mort et jetaient dans des précipices les marchands d’Athènes et des alliés qu’ils prenaient en mer autour du Péloponnèse. Car, au commencement de la guerre, les Lacédémoniens traitaient en ennemis et faisaient mourir tous ceux qu’ils arrêtaient en mer, soit qu’ils appartinssent à des villes alliées d’Athènes, ou même à des villes neutres.

LXVIII. Vers le même temps, à la fin de l’été, les Ampraciotes, avec un grand nombre de Barbares qu’ils avaient engagés à prendre les armes, attaquèrent Argos, ville d’Amphiloquie, et tout le reste de la contrée. Voici comment avait commencé leur haine contre les Argiens. Amphiloque, fils d’Amphiaraûs, retournant chez lui après le siège de Troie, et mécontent de ce qui s’était passé à Argos[106], conduisit une colonie dans l’Amphiloquie, y fonda, sur le golfe d’Ampracie, une ville nouvelle, et lui donna le nom de celle d’Argos, où il avait reçu le jour. C’était la ville la plus considérable du pays, et elle avait de très riches habitans. Plusieurs générations après, accablés d’adversités, ils engagèrent les Ampraciotes, leurs voisins, à partager leur ville avec eux. Ce fut par ce commerce qu’ils adoptèrent la langue grecque : car le reste de l’Amphiloquie est barbare. Avec le temps, les Ampraciotes chassèrent les Argiens et gardèrent la ville. Ceux d’Amphiloquie, expulsés de leurs foyers, se donnèrent eux-mêmes aux Acarnanes, et les deux peuples réunis implorèrent le secours d’Athènes, qui leur envoya cent vaisseaux sous le commandement de Phormion. A l’arrivée de ce général, ils forcèrent Argos, et réduisirent les Ampraciotes en esclavage. Ceux d’Amphiloquie et les Acarnanes occupèrent la ville en commun. Ce fut à la suite de cet événement que se contracta la première alliance entre Athènes et l’Acarnanie. La haine des Ampraciotes contre les Argiens avait pour principe la servitude à laquelle ils avaient été réduits ; et dans la guerre actuelle, ils s’armèrent contre eux avec les Chaoniens et quelques autres Barbares du voisinage. Ils s’approchèrent d’Argos, se rendirent maîtres du pays, et attaquèrent la ville, mais sans parvenir à la forcer. Ils firent leur retraite, et les différentes nations rentrèrent chez elles. Voilà ce qui se passa pendant l’été.

LXIX. Au commencement de l’hiver, les Athéniens envoyèrent vingt vaisseaux en course autour du Péloponnèse. C’était Phormion qui en avait le commandement. Parti de Naupacte, il garda la mer, pour empêcher qu’on ne pût entrer à Corinthe et dans le golfe de Crisa, ni en sortir. On expédia encore six bâtimens pour la Carie et la Lycie, sous le commandement de Mélésandre. Sa commission était d’y lever les tributs, de s’opposer à la piraterie des Péloponnésiens, et d’entraver la navigation des vaisseaux marchands de Phaselis, de Phœnicie et de toute cette partie du continent. Mélésandre fit une descente en Lycie avec les Athéniens et les alliés qui l’avaient suivi ; il fut vaincu dans une action, et y périt lui-même avec une partie de son armée.

LXX. Dans le même hiver[107] les habitans de Potidée ne purent plus supporter les misères du siège. Les incursions des Péloponnésiens dans l’Attique n’empêchaient pas les Athéniens de le continuer : le pain manquait aux assiégés ; ils étaient réduits à la dernière disette, et déjà plusieurs s’étaient mangés les uns les autres. Ils résolurent de se rendre, et entrèrent en conférence avec les généraux ennemis : c’était Xénophon, fils d’Euripide ; Hésiodore, fils d’Aristoclide ; et Phanomaque, fils de Callimaque. Ceux-ci les reçurent à composition, témoins des souffrances de leur propre armée, dans une contrée où l’hiver est rigoureux : d’ailleurs, la république avait déjà dépensé deux mille talens[108] à ce siège. La capitulation portait que les habitans, leurs enfans, leurs femmes et leurs alliés sortiraient de la ville, les hommes avec un seul manteau et les femmes avec deux, n’emportant qu’une somme fixée pour le voyage. Ces malheureux se retirèrent dans la Chalcidique, et partout où chacun put chercher un asile. Les Athéniens firent un crime à leurs généraux d’avoir traité sans leur aveu ; car ils croyaient se rendre maîtres de la ville à discrétion ; ils y envoyèrent une colonie tirée de leur sein, et la repeuplèrent. Ainsi finit la seconde année de la guerre que Thucydide a écrite.

LXXI. Au commencement de l’été[109], les Péloponnésiens et les alliés ne firent pas d’incursions dans l’Attique ; mais ils attaquèrent Platée. Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi de Lacédémone, les commandait. Il prit ses campemens, et il se préparait à dévaster les campagnes, quand les Platéens se hâtèrent de lui envoyer des députés, qui parlèrent ainsi : « Archidamus, et vous, Lacêdémoniens, vous vous rendez coupables d’injustice, et c’est une conduite indigne de vous et de vos ancêtres, de porter la guerre dans le pays des Platéens. Quand Pausanias, fils de Cléombrote, délivra la Grèce des Mèdes, avec le secours de ceux des Grecs qui osèrent, dans nos campagnes, s’exposer au danger du combat, il offrit dans le marché de Platée un sacrifice à Jupiter Libérateur ; et, prenant à témoin tous les alliés, il rendit aux Platéens leur ville et leur pays, pour y vivre sous leurs propres lois. Il prononça que si jamais personne s’armait contre eux pour les insulter ou les asservir, les alliés présens leur donneraient des secours en proportion de leurs forces. Voilà ce que nous accordèrent vos ancêtres : c’était la récompensé de notre valeur, et du zèle que nous avions fait paraître dans ces fameux dangers. Et vous, vous faites le contraire. Vous venez avec les Thébains nos plus cruels ennemis, et c’est pour nous asservir. Nous prenons à témoin les dieux de vos pères et ceux de cette contrée, ces dieux qui entendirent alors vos sermens, et nous vous ordonnons de ne point offenser notre pays, de ne point enfreindre les engagemens de vos pères, et de nous laisser vivre dans notre patrie sous nos propres lois, suivant les promesses de Pausanias. »

LXXII. Ainsi parlèrent les Platéens. Archidamus répliqua en ces termes :

« Ce que vous dites est juste, ô Platéens, si vos actions répondent à vos discours. Suivant ce que vous accorda Pausanias, soyez libres sous vos propres lois, et délivrez les autres Grecs, qui partagèrent alors vos dangers, qui se lièrent avec vous par les mêmes sermens, et qui se trouvent aujourd’hui sous le joug des Athéniens. L’objet de cet appareil et de cette guerre est de leur rendre, ainsi qu’aux autres, la liberté. Vous participez plus que personne à cette liberté. Restez donc fidèles à vos promesses, ou du moins, et c’est ce que déjà nous vous avons conseillé, demeurez en repos, jouissez de vos propriétés, et restez neutres. Conservez l’amitié des puissances belligérantes, sans aider ni l’une ni l’autre à la guerre. Voilà ce qui nous plait[110]. »

Telle fut la réponse d’Archidamus. Les députés, après l’avoir reçue, retournèrent chez eux, et firent au peuple le rapport de ce qui leur avait été dit. Ils furent chargés de répondre que les Platéens ne pouvaient faire ce qu’on leur demandait, sans l’aveu des Athéniens ; que leurs femmes et leurs enfans étaient à Athènes ; qu’ils avaient à craindre, pour leur ville entière, qu’après le départ des Lacédémoniens, les Athéniens ne vinssent les empêcher de tenir ce qu’ils auraient promis ; qu’ils avaient les mêmes craintes de la part des Thébains, puisqu’ils étaient engagés par serment à recevoir les deux peuples, et que ceux-ci tâcheraient encore une fois de prendre leur ville.

Archidamus essaya de les rassurer, et il ajouta : « Remettez-nous votre ville et vos maisons, faites-nous connaître vos limites, donnez-nous en compte vos arbres et tout ce qui peut se compter, et retirez-vous où vous jugerez à propos pendant la durée de la guerre. A la paix, nous vous rendrons tout ; et, jusqu’à cette époque, ce sera un dépôt qui nous sera confié ; nous ferons cultiver vos terres, et nous vous paierons un subside proportionné à vos besoins. »

LXXIII. Les députés rapportèrent ces propositions, et délibérèrent avec le peuple assemblé. La dernière réponse des Platéens fut qu’ils voulaient d’abord communiquer aux Athéniens ce qui leur était prescrit, et qu’ils s’y soumettraient, s’ils pouvaient les y faire consentir. En attendant, ils prièrent les Lacédémoniens de leur accorder une suspension d’armes, et de ne pas ravager leur territoire. Archidamus conclut avec eux un armistice pour le nombre de jours que devait durer vraisemblablement leur voyage, et il respecta la campagne. Les députés de Platée arrivèrent à Athènes, se consultèrent avec les Athéniens ; et, à leur retour, voici ce qu’ils annoncèrent :

« Les Athéniens disent, ô Platéens, que depuis que nous sommes devenus leurs alliés, ils ne vous ont jamais abandonnés quand on vous a fait injure ; qu’ils ne vous abandonneront pas non plus aujourd’hui, et qu’ils vous secourront de toute leur puissance. Ils vous recommandent fortement, d’après le serment de vos pères, de rester fidèles à leur alliance. »

LXXIV. Sur ce rapport des députés, les Platéens arrêtèrent de ne pas trahir les Athéniens, de souffrir, s’il le fallait, que leur pays fût ravagé sous leurs yeux, et de se résoudre à tous les événemens. Ils ordonnèrent que personne ne sortirait plus pour conférer avec les Lacédémoniens, et qu’on leur répondrait du haut des remparts qu’il était impossible de faire ce qu’ils demandaient.

Archidamus prit à témoin, sur cette réponse, les dieux et les héros de la contrée, et prononça ces paroles : « Dieux, qui avez sous votre protection la terre de Platée, et vous, héros, soyez témoins que les Platéens ont les premiers abjuré les sermens que nous avons prêtés en commun ; que nous ne sommes pas venus injustement dans ce pays où nos pères, après vous avoir invoqués, défirent les Mèdes dans cette campagne, que vous leur accordâtes pour leur champ de victoire ; que maintenant, dans ce que nous pourrons entreprendre, nous ne serons point injustes, puisque, sur des demandes convenables, et plusieurs fois réitérées, nous ne recevons que des refus. Permettez que ceux dont l’injustice provoque nos armes soient punis, et que ceux qui viennent légitimement les châtier satisfassent leur vengeance. »

LXXV. Après cette invocation, il fit travailler son armée aux dispositions du siège. D’abord il fit abattre des arbres, et investir la place de palissades pour empêcher personne d’en sortir. On éleva ensuite contre la ville une terrasse : toute l’armée partageait les travaux, et l’on espérait ne pas tarder à s’en rendre maître. On coupa des arbres sur le mont Cithéron, et l’on construisit des deux côtés de la terrasse une charpente qui la soutenait comme un mur et l’empêchait de crouler. Les intervalles furent remplis de bois, de pierres, et de tout ce qui pouvait servir à les combler. Soixante-dix jours entiers et autant de nuits furent employés à cet ouvrage. On se relayait pour goûter quelque repos, les uns dormant, ou prenant leurs repas, pendant que les autres apportaient les matériaux nécessaires. Ceux des Lacédémoniens qui commandaient les troupes de chaque ville avaient en commun l’inspection des travaux et pressaient les ouvriers.

Quand les Platéens virent s’élever la terrasse, ils surmontèrent d’une muraille de bois leurs anciens murs, du côté où les travaux des assiégeans les menaçaient : ils remplissaient les vides de cette charpente avec les briques qu’ils prenaient des maisons voisines : la charpente servait de liens aux briques, et prévenait l’écroulement de cette construction, que sa grande hauteur eût rendue trop faible. Elle était couverte de cuirs et de peaux garnies de leurs poils, pour protéger les travailleurs et empêcher l’effet des traits enduits de matières combustibles que lançaient les assiégeans. Ce mur acquérait une très grande élévation, et la terrasse qu’on lui opposait ne s’élevait pas avec moins de célérité. Mais les Platéens s’avisèrent de faire des ouvertures à leur muraille du côté de cette plate-forme, et par-là ils enlevaient la terre qu’entassaient les assiégeans.

LXXVI. Les Péloponnésiens s’aperçurent de cette manœuvre : ils remplirent de mortier des paniers de jonc qu’ils jetaient dans les vides, et qui ne pouvaient ni s’ébouler, ni être emportés aussi facilement que la terre. Les assiégés, à qui leur premier essai devenait inutile, en prirent un autre : ils creusèrent des mines, et, les dirigeant, par conjectures, jusque sous la terrasse, ils commencèrent à entraîner la terre. Les assiégeans furent long-temps à s’apercevoir de ce travail. Plus ils jetaient de nouvelle terre, et moins ils avançaient : comme on excavait toujours en dessous, elle s’affaissait pour remplir le vide. Cependant les assiégés craignirent de ne pouvoir, en petit nombre comme ils étaient, résister, par ces sortes de travaux, à la multitude des assiégeans. Voici le nouveau moyen qu’ils imaginèrent. Ils cessèrent de travailler à la haute muraille qu’ils opposaient à la terrasse ; mais ils construisirent, dans l’intérieur de la place, un nouveau mur en forme de croissant, qui aboutissait des deux côtés à l’endroit où l’ancienne muraille avait le moins d’élévation. C’était une dernière retraite qu’ils se ménageaient, si la grande muraille venait à être forcée : les ennemis se trouveraient dans la nécessité d’élever alors une nouvelle plate-forme, et de prendre, en s’avançant, une double peine, avec une plus grande incertitude du succès. Cependant les Péloponnésiens, tout en continuant de travailler à leur terrasse, approchaient de la place des machines de guerre[111]. L’une, amenée sur la plate-forme, ébranla une partie considérable du grand ouvrage, et porta l’effroi dans l’âme des Platéens ; d’autres furent appliquées à d’autres parties des fortifications. Mais les assiégés parvenaient à les enlever, en les engageant dans des câbles en formes de lacets. On attachait aussi par les deux bouts à des chaînes de fer de forts madriers ; ils tenaient par ces chaînes à deux poutres inclinées, qui s’avançaient transversalement par-dessus le rempart, et aux quelles ils étaient suspendus : quand la machine allait frapper quelque partie de la muraille, on lâchait les chaînes, les madriers tombaient de leur propre poids, et, se précipitant avec force, ils en brisaient la tête.

LXXVII. Les Péloponnésiens ne pouvant plus tirer aucun parti des machines, et voyant un mur s’élever en face de leur terrasse, jugèrent impossible de prendre la place par ces moyens, tout terribles qu’ils étaient, et ils se disposèrent à l’investir d’une muraille. Cependant, comme la ville n’était pas grande, ils voulurent essayer d’abord si, en profitant d’un vent favorable, ils ne pourraient pas y mettre le feu ; car il n’était rien qu’ils n’imaginassent pour s’en rendre maîtres sans dépense, et sans essuyer les fatigues d’un long siège. Ils jetèrent des fascines du haut de la terrasse dans le vide qui restait entre elle et le mur. Comme bien des mains partageaient ce travail, l’espace fut bientôt rempli, et profitant de la hauteur où ils étaient placés, ils comblèrent, autant qu’ils le purent, de ces fascines, différentes parties de la ville. Ils jetèrent du feu, du soufre, de la poix ; le bois s’enflamma, et jamais on n’a vu de nos jours un semblable incendie, excité du moins artificiellement ; car il arrive à des forêts entières que tourmentent des vents impétueux, de prendre feu d’elles-mêmes par le frottement. L’embrasement fut terrible, et les Platéens, après avoir échappé aux autres dangers, furent au moment d’être détruits par le feu. Il y avait une grande partie de la ville d’où l’on ne pouvait approcher ; et si la flamme avait été poussée par le vent, comme l’ennemi l’espérait, ils auraient été perdus. On prétend qu’il vint à tomber du ciel une forte pluie mêlée de tonnerre, qui éteignit la flamme, et mit fin au danger.

LXXVIII. Les Péloponnésiens, encore trompés dans cette tentative, congédièrent une partie de l’armée[112], occupèrent l’autre à construire un mur autour de la place ; un certain espace de terrain était assigné, dans ce travail, aux soldats des différentes villes. Un fossé fut creusé du côté de la place, et un autre du côté opposé ; ce fut avec la terre de ces fossés que l’on fit les briques. L’ouvrage fut achevé vers le lever de la grande Ourse[113] : les Péloponnésiens laissèrent des troupes pour en garder la moitié ; l’autre était gardée par les Bœotiens ; ils se retirèrent, et chacun rentra dans son pays.

Dès auparavant, les Platéens avaient fait passer à Athènes leurs enfans, leurs femmes, les vieillards, toutes les bouches inutiles ; quatre cents hommes restaient pour soutenir le siège : quatre-vingts Athéniens étaient avec eux, et cent dix femmes pour faire le pain. Il n’y avait personne de plus dans la ville, ni homme libre ni esclave. Tels furent les apprêts du siège de Platée.

LXXIX. Dans le même été, et pendant l’expédition contre Platée[114] les Athéniens portèrent la guerre chez les Chalcidiens, peuple de la Thrace, et chez les Bœotiéens : ils avaient deux mille hoplites de leur nation et deux cents hommes de cavalerie : ils prirent le temps où le blé était mûr. Xénophon, fils d’Euripide, les commandait avec deux autres généraux. Ils approchèrent de Spartolus, ville de la Bottique, et ravagèrent les blés. On avait lieu de croire que la place se rendrait par les manœuvres de quelques habitans. Mais ceux de la faction contraire avaient fait venir d’Olynthe une garnison d’hoplites et d’autres troupes : on fit une sortie ; et les Athéniens engagèrent le combat sous les murs. Les hoplites chalcidiens et quelques auxiliaires furent battus, et se retirèrent dans la place ; mais la cavalerie chalcidienne et les troupes légères battirent les troupes légères et la cavalerie des Athéniens.

Les Chalcidiens avaient, en petit nombre, quelques peltastes du pays nommé Crusis ; l’action venait de se passer, quand d’autres peltastes sortis d’Olynthe vinrent donner du renfort. Dés que les troupes légères de Spartolus les aperçurent, cette augmentation de force leur donna du courage ; comme elles n’avaient pas été repoussées à la première attaque, elles en firent une nouvelle avec la cavalerie chalcidienne et les auxiliaires. Les Athéniens reculèrent jusqu’aux bagages où ils avaient laissé deux corps de troupes ; dès qu’ils s’avançaient, l’ennemi cédait, quand ils reculaient, il les pressait et les accablait de traits. La cavalerie chalcidienne fondait partout où elle trouvait jour ; ce fut elle surtout qui effraya les Athéniens, elle les mit en fuite et les poursuivit au loin. Les vaincus se retirèrent à Potidée ; ils furent obligés de traiter pour enlever leurs morts et ils retournèrent à Athènes avec ce qui leur restait de troupes ; ils avaient perdu quatre cent trente hommes et tous leurs généraux. Les Chalcidiens et les Bottiéens élevèrent un trophée, recueillirent leurs morts et se séparèrent.

LXXX. Le même été, peu après ces événemens[115], les Ampraciotes et les Chaoniens, voulant se rendre maîtres de toute l’Acarnanie et la détacher d’Athènes, persuadèrent aux Lacédémoniens d’équiper une flotte de leurs alliés, et de faire passer dans ce pays mille hoplites. Ils leur montraient qu’en l’attaquant d’intelligence et à la fois par terre et par mer, les Acarnanes de la côte ne pourraient donner de secours à ceux de l’intérieur et qu’on enlèverait aisément toute la contrée ; que maître de l’Acarnanie, on le deviendrait de Zacynthe et de Céphalénie, et qu’il ne serait plus si facile aux Athéniens de faire des courses autour du Péloponnèse ; qu’enfin on pouvait espérer de prendre aussi Naupacte.

Les Lacédémoniens, persuadés, expédient aussitôt sur un petit nombre de bâtimens des hoplites aux ordres de Cnémus, qui avait encore le commandement de la flotte ; ils envoient ordre aux alliés de faire passer aussitôt à Leucade ce qu’ils avaient de vaisseaux appareillés. Les Corinthiens, surtout, témoignaient beaucoup de zèle aux Ampraciotes, qui étaient une de leurs colonies, et la flotte de Corinthe, de Sicyone et des autres contrées voisines, se disposait au départ. Celle de Leucade, d’Ambracie, d’Anactorium avait mis en mer la première, et attendait à Leucade. Cnémus avec les mille hoplites qu’il conduisait, échappa, dans sa traversée, à Phormion, commandant des vingt vaisseaux athéniens qui gardaient les côtes de Naupacte ; il fit mettre en marche sans délai l’armée de terre. Les Grecs qui la composaient étaient les Ampraciotes, les Leucadiens, les Anactoriens et les mille hommes du Péloponnèse qu’il avait amenés. Des Barbares se joignirent à eux. On voyait mille Chaoniens qui ne reconnaissent pas de roi ; chez eux le commandement est annuel ; il était alors exercé par Photius et Nicanor, de la race à qui cet honneur est affecté. Avec eux marchaient les Thesprotiens, qui n’ont pas non plus de roi ; les Molosses et les Antitanes étaient conduits par Sabylinthus, tuteur du roi Tharyps, encore enfant, et les Paravéens, par Oræde leur roi. Antiochus, roi des Orestes, avait confié mille hommes de ses troupes à Oræde, et il devait combattre avec les Paravéens. Perdiccas, à l’insu d’Athènes, envoya mille Macédoniens qui arrivèrent trop tard.

Ce fut avec cette année que Cnémus partit, sans attendre la flotte de Corinthe. En traversant le pays des Agræns, on ravagea le bourg de Lymnée, qui n’avait pas de murailles. On gagna Stratos, très grande ville de l’Acarnanie, dans la pensée que, si l’on pouvait d’abord s’en rendre maître, le reste se soumettrait aisément.

LXXXI. Les Acarnanes, à la nouvelle qu’une puissante armée était entrée chez eux par terre, et qu’en même temps ils allaient voir arriver par mer les ennemis, ne se réunirent pas pour la défense de cette place ; mais chacun ne songea qu’à garder son pays. Sur la prière qu’ils adressèrent à Phormion de venir à leur secours, il répondit qu’il ne pouvait laisser Naupacte sans défense, tandis que la flotte de Corinthe était prête à partir. Les Péloponnésiens et les alliés se partagèrent en trois corps, et marchèrent vers Stratos, pour établir leur camp à la vue de la place et être prêts à former l’attaque des murailles, si l’on ne se rendait pas à leurs insinuations.

Les Chaoniens et les autres Barbares occupaient le centre ; les Leucadiens, les Anactoriens et le reste des alliés étaient à droite ; Cnémus, avec les Péloponnésiens et les Ampraciotes, formait la gauche. Ces trois corps étaient à de grandes distances les uns des autres, et quelquefois même ils ne se voyaient pas. Les Grecs s’avançaient en bon ordre et se tenaient toujours sur leurs gardes, jusqu’à ce qu’ils trouvassent à camper dans un lieu sûr. Mais les Chaoniens, pleins de confiance en eux-mêmes et fiers de la haute réputation de valeur dont ils jouissaient dans cette partie du continent, n’eurent pas la patience de choisir un camp ; ils firent une marche précipitée vers les autres Barbares, dans l’espérance de prendre la ville d’emblée et d’avoir la gloire de cette conquête. Les Stratiens, instruits de leur approche, sentirent que s’ils pouvaient les battre pendant qu’ils étaient seuls, ils auraient ensuite moins à craindre de la part des Grecs. Ils leur dressèrent des embûches aux environs de la ville, et quand ils les virent assez près, ils fondirent sur eux à la fois et de la place et des embuscades. Frappés d’effroi, les Chaoniens périrent en grand nombre, et le reste des Barbares, en les voyant fléchir, n’attendit pas l’ennemi et prit la fuite. Les Grecs des deux ailes ne savaient rien de ce combat, les Barbares étaient trop loin d’eux, et l’on croyait qu’ils ne s’étaient avancés avec tant de précipitation que pour choisir un endroit où ils pussent établir leur camp. Ils ne furent instruits de l’événement que par les fuyards qui vinrent se jeter au milieu d’eux. Ils les reçurent, ne formèrent qu’un seul camp, et se tinrent en repos toute la journée. Les Siratiens n’en vinrent pas aux mains avec eux, parce qu’ils n’étaient pas encore renforcés par les autres Acarnanes, et ils ne pouvaient s’ébranler sans être soutenus par des troupes d’armure complète. Ils se contentèrent donc de leur lancer des pierres et de les harceler. Les Acarnanes passent pour d’excellens frondeurs.

LXXXII. La nuit venue, Cnémus se hâta de gagner avec son armée le fleuve Anapus, à quatre-vingts stades[116] de Stratos, et le lendemain il obtint la permission d’enlever les corps des hommes qu’il avait perdus. Les Œniades vinrent le trouver en qualité d’amis ; il se retira sur leurs terres avant que les alliés ennemis fussent arrivés, et de là chacun rentra dans son pays. Les Siratiens dressèrent un trophée pour la victoire qu’ils avaient remportée sur les Barbares.

LXXXIII. La flotte des Corinthiens et des autres alliés, qui devait partir du golfe de Crisa pour se joindre à Cnémus et empêcher les Acarnanes des bords de la mer de venir au secours des autres, ne put remplir sa destination : précisément lorsqu’on s’était battu à Stratos, elle avait été forcée d’accepter le combat contre les vingt vaisseaux d’Athènes qui gardaient Naupacte, et que commandait Phormion. Il observait le moment où elle sortirait du golfe en rasant la côte, et son dessein était de l’attaquer dans une mer ouverte. Les Corinthiens et les alliés voguaient vers l’Acarnanie, disposés à combattre sur terre et non pas à soutenir un combat naval, ils n’imaginaient pas que les Athéniens, avec vingt vaisseaux, eussent l’audace d’en attaquer quarante-sept. Ils longeaient la côte, et de Patrès, ville d’Achaïe, ils passaient au continent opposé, où est située l’Acarnanie, quand ils les virent déboucher de Chalcis et du fleuve Événus et s’avancer à leur rencontre. La nuit ne put les empêcher de les voir mettre en rade, ce fut ainsi qu’ils furent obligés d’accepter la bataille au milieu du détroit. Chaque ville avait ses commandans qui les disposèrent au combat ; ceux de Corinthe étaient Machon, Isocrate et Agatarchidas. Les Péloponnésiens rangèrent leurs navires en cercle et tinrent ce cercle le plus étendu qu’il leur fut possible, pour empêcher les ennemis de pénétrer dans leur flotte : les proues étaient en dehors et les poupes en dedans. Ils placèrent au centre les petits bâtimens qui les accompagnaient, et cinq de leurs vaisseaux qui manœuvraient le mieux et qui devaient se jeter, de peu de distance, sur les ennemis, s’il leur arrivait de faire quelque attaque.

LXXXIV. Les vaisseaux athéniens, rangés en file, couraient autour du cercle, le resserraient toujours davantage et ne cessaient de raser les vaisseaux ennemis qu’ils semblaient près d’attaquer. Mais Phormion avait défendu d’en venir aux mains avant que lui même eût donné le signal ; il espérait que la flotte ennemie ne garderait pas son ordre de bataille comme une armée de terre ; mais que les vaisseaux seraient poussés les uns contre les autres et que les petits bâtimens ne manqueraient pas de causer du trouble. Il continuait sa course circulaire, en attendant un vent qui a coutume de s’élever au point du jour, et qui, soufflant du golfe, ne permettrait pas aux ennemis de garder un instant le même ordre. Comme ses vaisseaux manœuvraient bien mieux, il se croyait maître de choisir à son gré le moment de l’attaque, et il pensait que ce devait être celui oû le vent viendrait à souffler. Il s’éleva ; déjà la flotte ennemie se trouvait resserrée, parce que le vent la tourmentait et qu’elle se trouvait embarrassée par les petits bâtimens. Tout était en désordre, les vaisseaux heurtaient les vaisseaux ; on se repoussait à coups d’avirons, on criait, on tâchait de s’éviter, on se disait des injures : ordres, conseils, rien n’était entendu ; les équipages sans expérience ne pouvaient lever les rames contre les efforts de la mer agitée, et les navires n’obéissaient pas aux manœuvres des pilotes.

Le moment était favorable : Phormion donna le signal, les Athéniens attaquent, et pour premier exploit, ils coulent bas l’un des navires montés par les généraux. Partout où ils s’ouvrent un passage, ils brisent les vaisseaux ; personne n’ose revenir à la charge et leur opposer la force : tout est dans l’épouvante, tout fuit vers Patrès et Dymé, dans l’Achaïe. Les Athéniens poursuivent les vaincus, prennent douze vaisseaux, égorgent la plupart de ceux qui les montent, et naviguent vers Molycrium. Ils élevèrent un trophée sur le promontoire de Rhium, consacrèrent une de leurs prises à Neptune, et retournèrent à Naupacte. Les Péloponnésiens, avec ce qui leur restait de batimens, se hâtèrent de passer de Dymé et de Patrès à Cyllène, qui est l’arsenal maritime des Éléens. Ce fut la que se rendirent aussi de Leucade, après la bataille de Stratos, Cnémus et les vaisseaux du pays qui devaient se joindre à la flotte du Péloponnèse.

LXXXV. Les Lacédémoniens envoyèrent Timocrate, Brasidas et Lycophron pour servir de conseil à Cnémus dans ses opérations navales. Ils lui firent donner ordre de mieux se préparer à un nouveau combat, et de ne pas souffrir que la mer lui fût interdite par un petit nombre de vaisseaux. Comme c’était la première fois qu’ils s’étaient essayés dans un combat naval, l’événement leur en semblait fort étrange. Ils croyaient moins devoir l’attribuer à leur infériorité dans la marine qu’à la mollesse de leurs combattans ; incapables qu’ils étaient de comparer la longue pratique des Athéniens à leur inexpérience novice. Ce fut avec des sentimens d’indignation qu’ils envoyèrent des commissaires à Cnémus : ceux-ci, à leur arrivée, ordonnèrent conjointement avec lui aux différentes villes de fournir des vaisseaux, et firent mettre en état de combat ceux dont il disposait.

De son côté, Phormion fait porter à Athènes la nouvelle de l’action dans laquelle il a remporté la victoire, et celle des nouveaux préparatifs de l’ennemi. Il demande qu’on lui envoie, saus délai, le plus grand nombre de batimens qu’il sera possible, parce qu’on devait chaque jour s’attendre à une affaire. On lui expédia vingt vaisseaux, avec ordre à celui qui les conduisait de passer d’abord en Crète. Un Crétois de Gortyna, nommé Nicias, était lié d’hospitalité avec les Athéniens : c’était lui qui les engageait à passer à Cydonie, ville ennemie d’Athènes, et il les flattait de la leur soumettre. Son objet était de complaire aux habitans de Polychna, voisins de Cydonie. Il passa en Crète avec les vaisseaux qu’on lui prêtait, et secondé par les Polychnites, il ravagea le pays des Cydoniates. Les tempêtes et les vents contraires lui firent perdre beaucoup de temps.

LXXXVI La flotte du Péloponnèse, qui était à Cyllène pendant que les Athéniens étaient retenus autour de la Crète, fit voile pour Panorme en Achaïe, disposée à combattre. Là se trouvait rassemblée l’armée de terre, prête à la favoriser. En même temps Phormion passa à Rhium de Molycrie, et se tint à l’ancre en dehors du promontoire, avec les vingt vaisseaux qui avaient déjà combattu ; les gens du pays étaient amis des Athéniens. En face de ce promontoire, en est un autre appelé de même, qui fait partie du Péloponnèse ; un trajet de sept stades au plus[117] les sépare l’un de l’autre ; c’est l’embouchure du golfe de Crisa. Les Péloponnésiens, après avoir aperçu l’ennemi, abordèrent à ce Rhium de l’Achaïe qui n’est pas loin de Panorme : leur armée de terre y était ; ils mirent aussi à l’ancre avec soixante-dix-sept vaisseaux. On resta de part et d’autre à s’observer pendant six à sept jours, faisant les préparatifs du combat qu’on était résolu de livrer. Les Péloponnésiens ne voulaient pas sortir de l’espace contenu entre les deux promontoires, et s’exposer au large, dans la crainte d’un malheur semblable à celui qu’ils avaient éprouvé ; ni les Athéniens s’engager dans une mer resserrée, ce qu’ils regardaient comme un avantage pour leurs ennemis. Enfin, Cnémus, Brasidas et les autres généraux Péloponnésiens voulurent presser le combat naval avant qu’il pût venir d’Athènes quelque renfort ; ils convoquèrent d’abord les soldats, et les voyant presque tous effrayés de leur première défaite, ils tâchèrent de les rassurer et leur parlèrent ainsi :

LXXXVII. « Ceux de vous, ô Péloponnésiens, à qui le mauvais succès de la dernière affaire inspire des craintes pour celle qui se prépare, ont tort de se livrer à la terreur. Nos dispositions, vous le savez, étaient défectueuses, et notre objet était d’aller combattre sur terre, et non de soutenir un combat naval. La fortune d’ailleurs rassembla contre nous bien des circonstances. On peut ajouter que l’inexpérience nous fit commettre des fautes, parce que nous combattions sur mer pour la première fois. Non, ce n’est point par lâcheté que nous avons été vaincus. Quand l’esprit n’est pas entièrement tombé dans l’abattement, quand on trouve en soi-même des raisons de se justifier, il ne faut pas se laisser consterner par les atteintes imprévues du sort. Pensez que c’est le destin des hommes d’être trompés par les événemens ; que les braves gens restent toujours les mêmes par le cœur, et qu’avec du courage on ne s’excuse pas sur son inexpérience pour se donner le droit de montrer de la faiblesse. Vous êtes moins au-dessous des ennemis par votre défaut d’expérience qu’au-dessus d’eux par votre audace. La science qu’ils ont acquise est ce qui vous donne le plus de crainte. Par elle, en effet, si elle était accompagnée du courage, ils pourraient, dans le péril, se rappeler ce qu’ils ont appris, et en faire un bon usage ; mais sans la valeur toute la science ne peut rien contre le danger, car la crainte frappe la mémoire de stupeur, et l’art sans courage n’est d’aucun secours.

« À ce que les Athéniens ont de plus en expérience, opposez ce que vous avez de plus en bravoure ; et à la crainte que vous inspire votre défaite, l’idée que vous étiez mal préparés. Vous avez pour vous le grand nombre de vaisseaux, et l’avantage de combattre près d’une côte qui vous appartient, et près de votre armée de terre. La victoire est ordinairement du parti le plus nombreux et le mieux fourni des choses nécessaires. A peser toutes les circonstances, il est probable que nous ne serons pas vaincus, et nos premières fautes vont nous servir d’utiles leçons. Pilotes et matelots, que chacun de vous suive, avec une valeureuse confiance, les ordres de ses chefs, sans quitter la place qui lui sera marquée. Nous allons vous préparer, avec le même zèle que vos premiers commandans, l’occasion d’en venir aux mains, et nous ne fournirons à personne le prétexte de manquer de courage. Si quelqu’un de vous se conduit en lâche, il subira la peine due à sa faute ; et les hommes de cœur honorés recevront les récompenses que méritera leur vertu. »

LXXXVIII. Ce fut par de tels discours que les commandans animèrent le courage des Péloponnésiens. Phormion ne craignait pas moins le découragement de ses soldats : il n’ignorait pas qu’ils formaient des rassemblemens et que le nombre des vaisseaux ennemis leur inspirait de l’épouvante. Il crut devoir les encourager, les rassurer et leur donner les conseils que dictait la circonstance. Dès auparavant, il avait pris l’habitude de leur parler en toute occasion, et il avait si bien préparé d’avance leurs esprits, qu’il ne pouvait survenir une flotte assez formidable pour les empêcher de l’attendre. D’ailleurs, depuis long-temps, ses soldats avaient conçu d’eux-mêmes une si haute opinion, qu’ils ne croyaient pas que des Athéniens pussent reculer devant des vaisseaux du Péloponnèse, quel que pût en être le nombre. Comme il les vit cependant consternés à l’aspect de leurs ennemis, il crut devoir les rappeler à leur première valeur. Il les fit assembler, et leur parla ainsi :

LXXXIX. « Soldats, je me suis aperçu que le nombre de vos ennemis vous causait de l’effroi, et je vous ai convoqués pour ne pas vous laisser de crainte sur ce qui n’a rien de redoutable. D'abord, c’est pour avoir été déjà vaincus, et parce qu’eux-mêmes ne se regardent pas comme vos égaux, qu’ils ont rassemblé tant de vaisseaux, sans oser se mesurer contre vous à forces égales. Ensuite, ce qui leur donne surtout la confiance de s’avancer, comme s’ils avaient seuls le privilège du courage, ce qui seul leur inspire de l’audace, c’est leur expérience de la guerre de terre. Comme ils y ont eu le plus souvent l’avantage, ils pensent que sur mer ils n’auront pas moins de succès. Mais vous devez d’autant plus compter sur la supériorité dans les actions maritimes, qu’ils en jouissent dans les combats de terre : car ce n’est assurément pas en courage qu’ils l'emportent sur vous ; mais plus les uns et les autres nous avons d’habileté dans une partie, et plus nous avons d’audace. Les Lacédémoniens, à qui leur réputation donne le commandement sur les alliés, conduisent des gens qui, la plupart, ne marchent au danger que par force, puisque d’eux-mêmes, sans doute, après leur défaite, ils ne s’exposeraient pas une seconde fois à un combat naval. Ne craignez donc pas leur valeur. Vous leur causez bien plus de crainte qu’ils ne peuvent vous en inspirer, et avec bien plus de raison, puisque vous les avez vaincus, et qu’ils pensent qu’en vous présentant devant eux, vous êtes bien décidés à faire de grandes choses. Des ennemis qui ont pour eux, comme ceux-ci, l’avantage du nombre, ont bien plus de confiance dans leurs forces que dans leur habileté ; mais ceux qui, bien inférieurs, et sans y être forcés, osent se mesurer contre eux, ont quelque grande pensée qui leur donne de l’assurance. Tels sont les raisonnemens de vos ennemis, et ce que votre conduite a d’étrange leur cause plus d’effroi que si vos préparatifs s’accordaient avec les règles communes.

« On a vu bien des armées succomber sous des ennemis moins respectables qu’elles, tantôt par impéritie, et tantôt aussi par lâcheté : ce sont deux vices qu’on ne nous reprochera pas. Autant qu’il dépendra de moi, je n’engagerai pas l’action dans le golfe. Je n’y entrerai même pas. Je sais trop que, contre de nombreux vaisseaux malhabiles à la manœuvre, une mer resserrée ne convient pas à une petite flotte, qui a, dans ses mouvemens, plus d’art et de légèreté. Comme on ne verrait pas d’assez loin les ennemis, on ne pourrait s’avancer, comme il le faut, à l’attaque ; trop pressé, on ne pourrait se retirer à propos : on ne saurait ni se faire jour à travers la flotte ennemie, ni retourner librement en arrière ; manœuvre convenable aux vaisseaux les plus légers. Il faudrait changer le combat naval en un combat de terre, et c’est alors que les flottes les plus nombreuses ont l’avantage. C’est à quoi j’aurai soin de pourvoir autant qu’il me sera possible. Et vous, gardant votre poste sur les vaisseaux, exécutez les ordres avec célérité ; ce qui sera facile, puisque c’est d’une faible distance que vous vous élancerez sur l’ennemi. Dans l’action, regardez comme bien importent le bon ordre et le silence : rien de plus utile à la guerre, et surtout dans les actions navales. Défendez-vous de manière à ne pas flétrir vos premiers exploits. Cette journée doit avoir une grande issue : elle va ravir aux Péloponnésiens toute espérance d’une marine, ou faire craindre aux Athéniens de perdre bientôt l’empire de la mer. Je dois vous rappeler encore une fois que vous venez de vaincre la plupart de ceux que vous allez combattre : l’âme des vaincus n’est plus la même pour se présenter aux mêmes dangers. »

XC. Ce fut à peu près en ces termes que Phormion encouragea ses soldats. Comme il n’entrait pas dans le golfe, et qu’il évitait une mer étroite, les Péloponnésiens voulurent l’y engager malgré lui. Ils prirent le large au lever de l’aurore, et, rangés sur quatre vaisseaux de front, ils voguèrent dans l’intérieur du golfe comme s’ils eussent voulu gagner leur pays. Ils défilaient par leur aile droite, dans le même ordre qu’ils s’étaient tenus à l’ancre ; et ils ajoutèrent seulement à cette aile vingt vaisseaux des plus légers. C’était pour empêcher les Athéniens d’éviter leur attaque en se tenant à quelque distance, et pour envelopper leur flotte, si Phormion, dans l’idée qu’on allait attaquer Naupacte, s’avançait au secours de cette place. Ce qu’ils attendaient arriva. Dès que ce général vit les ennemis appareiller, il craignit pour Naupacte qui était sans défense, et se hâta, malgré lui, d’embarquer ses soldats. Il rasait la côte, et l’infanterie des Messéniens défilait en même temps pour le soutenir. Les Péloponnésiens ne virent pas plus tôt la flotte athénienne arriver sur une seule ligne, et déjà engagée dans le golfe et près de terre, comme ils l’avaient tant souhaité, qu’ils donnèrent le signal, virèrent de bord et vinrent à sa rencontre avec toute la vitesse dont ils étaient capables. Ils espéraient s’emparer de la flotte entière ; mais onze vaisseaux, qui devançaient le reste, évitèrent la ligne des Péloponnésiens et regagnèrent la haute mer. Les ennemis atteignirent les autres, les poussèrent à la côte dans leur fuite, et les firent échouer. Ils tuèrent tous les Athéniens qui ne purent se sauver à la nage, se mirent à remorquer une partie des vaisseaux abandonnés, et déjà ils en avaient pris un avec tous ceux qui le montaient ; mais les Messéniens vinrent au secours, entrèrent tout armés dans la mer, montèrent sur quelques-uns des bâtimens qu’entraînaient déjà les ennemis, combattirent du haut des ponts et les sauvèrent.

XCI. De ce côté les Péloponnésiens étaient victorieux, puisqu’ils avaient fait échouer des vaisseaux ennemis. Mais leurs vingt bâtimens de l’aile droite se mirent à la poursuite des onze vaisseaux athéniens qui avaient évité l’attaque et gagné la haute mer. Ceux-ci, à l’exception d’un seul, les devancèrent, et se réfugièrent dans la rade de Naupacte. Là, ils se mirent en bataille, la proue en dehors, à la vue du temple d’Apollon, disposés à se défendre si l’on approchait de terre pour les attaquer. Les Péloponnésiens les suivirent de près. Ils naviguaient en chantant le pæan, comme des gens qui avaient remporté la victoire. Un vaisseau de Leucade, qui seul voguait bien en avant des autres, joignit celui d’Athènes qui était resté seul en arrière. Il se trouva que, par hasard, un vaisseau marchand était à l’ancre hors de la rade. Le navire athénien est le premier à l’atteindre, en fait le tour, va donner au milieu du vaisseau qui le poursuit et le submerge. Les Péloponnésiens ne s’attendaient pas à cet événement ; il les étonne et les effraie. Comme ils étaient victorieux, ils s’étaient mis sans ordre à la poursuite : les équipages de quelques vaisseaux tinrent les rames basses et s’arrêtèrent pour attendre les autres : manœuvre inutile, parce que l’ennemi n’avait que peu d’espace à franchir pour venir les attaquer : d’autres, pour ne pas connaître cette plage, échouèrent contre des écueils.

XCII. Ce spectacle anime les Athéniens : l’ordre leur est donné, ils poussent un grand cri et s’avancent contre eux. Ceux-ci, troublés, de leurs fautes et du désordre où ils se trouvent, résistent peu de temps, et tournent vers Panorme d’où ils sont partis. Les Athéniens les poursuivent ; ils leur enlèvent les vaisseaux les moins éloignés, au nombre de six, et reprennent ceux des leurs que les Péloponnésiens avaient mis hors de combat, et amarrés au rivage. Ils tuèrent une partie des hommes et en firent quelques-uns prisonniers. Le Lacédémonien Timocrate était sur le vaisseau de Leucade qui fut submergé près du bâtiment de charge. Pendant que le navire coulait bas, il se tua lui-même, et son çorps fut porté dans le port de Naupacte.

Les Athéniens, au retour de la poursuite, élevèrent un trophée au lieu d’où ils étaient partis pour la victoire ; ils recueillirent les morts et les débris des vaisseaux qui furent apportés sur la côte, et rendirent, par un traité, ceux des ennemis. Les Péloponnésiens élevèrent aussi un trophée pour avoir été victorieux quand ils avaient obligé les ennemis à fuir, et avoir fait échouer quelques-uns de leurs vaisseaux. Ils consacrèrent sur le Rhium d’Achaïe, près de leur trophée, le vaisseau qu’ils avaient pris ; mais à l’arrivée de la nuit, craignant qu’il ne tint contre eux quelques secours de la part des Alhéniens, ils rentrèrent tous, excepté ceux de Leucade, dans le golphe de Crisa et dans celui de Corinthe — Les Athéniens qui venaient de Crète avec vingt vaisseaux, et qui auraient dû se joindre à Phormion avant le combat, abordèrent à Naupacte peu après la retraite des ennemis : et l’été finit.

XCIII. Avant que la flotte du Péloponnèse se séparât[118], Cnémus, Brasidas et les autres commandans, voulurent, au commencement de l’hiver, et sur les renseignemens des Mégariens, faire une tentative sur le Pirée, port d’Athènes. Ce port n’était ni gardé ni fermé ; ce qui ne doit pas étonner, par la grande supériorité que les Athéniens avaient dans la marine. Il fut résolu que chaque matelot se chargerait de sa rame, de la courroie qui sert à l’attacher, et de son coussin, et qu’ils passeraient par terre de Corinthe à la mer qui regarde Athènes ; qu’ils se hâteraient d’arriver à Mégare, qu’ils tireraient de leur chantier de Nisée quarante vaisseaux qui s’y trouvaient, et vogueraient droit au Pirée. Il n’y avait aucune flotte qui en fît la garde, et l’on était loin de s’attendre à voir jamais les ennemis aborder à l’improviste. Les Athéniens croyaient que c’était une entreprise que jamais on n’oserait faire ouvertement, même en se donnant tout le loisir de s’y préparer ; et que, si l’on osait la former, ils ne pourraient manquer de la prévoir.

Aussitôt qu’il fut conçu, le projet fut mis à exécution. Les matelots, arrivés de nuit, mirent à flot les vaisseaux de Nisée, et voguèrent, non vers le Pirée, comme il avait été résolu : le danger les effraya ; on prétend aussi qu’ils furent contrariés par le vent : mais ils allèrent à Salamine, promontoire qui regarde Mégare. Là était une garnison et une garde de trois vaisseaux, pour empêcher que rien ne pût entrer à Mégare, ni en sortir. Ils attaquèrent la garnison, amenèrent les trois vaisseaux qui étaient vides, surprirent Salamine et la pillèrent.

XCIV. Des feux furent allumés pour faire connaître à Athènes l’arrivée des ennemis[119]. Jamais on n’avait éprouvé, dans cette guerre, une plus grande consternation. On croyait dans la ville que les ennemis étaient déjà dans le Pirée, que déjà maîtres de Salamine, ils étaient sur le point d’arriver, C’est ce qu’ils auraient fait sans peine, s’ils avaient voulu ne pas perdre du temps, et si le vent ne les avait pas retenus. Les Athéniens, dès le point du jour, coururent en foule au Pirée, tirèrent les vaisseaux à flot, les montèrent tumultuairement et cinglèrent vers Salamine : ils laissèrent des gens de pied à la garde du Pirée. Les Péloponnésiens apprirent qu’il venait du secours, et après avoir fait des courses dans la plus grande partie du pays, ils prirent les hommes, le butin et les trois vaisseaux de la garnison de Boudore, et se hâtèrent de partir pour Nisée. Ils n’étaient pas sans crainte sur leurs propres vaisseaux, qu’ils avaient tirés du chantier, où ils étaient restés long-temps à sec, et qui faisaient eau de tous côtés. Retournés à Mégare, ils firent à pied le chemin de Corinthe, et les Athéniens revinrent aussi sur leurs pas, ne les ayant pas trouvés aux environs de Salamine. Depuis cet événement, ils gardèrent mieux le Pirée, tinrent le port fermé et prirent les autres précautions nécessaires.

XCV. Dans le même temps, au commencement de l’hiver, Sitalcès d’Odryse, fils de Térès, roi de Thrace, fit la guerre à Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, et aux Chalcidiens de Thrace. Il s’agissait de deux promesses dont il voulait remplir l’une et faire exécuter l’autre. Perdiccas, se voyant pressé au commencement de la guerre, lui avait fait certaines promesses s’il le réconciliait avec les Athéniens, et s’il ne remettait pas sur le trône Philippe, son frère et son ennemi ; mais il ne les avait pas tenues, et lui-même était convenu avec les Athéniens, quand il était entré dans leur alliance, de mettre fin à la guerre de la Chalcidique. Ce fut pour ces deux objets qu’il se mit en campagne. Il conduisait avec lui, pour le mettre sur le trône, Amyntas, fils de Philippe. Agnon l’accompagnait en qualité de général : il avait aussi avec lui des députés d’Athènes qui se trouvaient pour cette affaire auprès de sa personne : car les Athéniens s’étaient engagés à fournir des vaisseaux et le plus grand nombre de troupes qu’il serait possible contre les Chalcidiens.

XCVI. Parti de chez les Odryses, il mit d’abord en mouvement les Thraces qui habitent entre les monts Æmus et Rhodope, et qui étaient sous sa domination jusqu’au Pont-Euxin et à l’Hellespont ; ensuite les Gètes qui vivent au-delà de l’Æmus, et tous les autres peuples qui habitent en deçà de l’Ister, dans le voisinage du Pont-Euxin. Les Gètes et les peuples de cette contrée limitrophe des Scythes, ont tous les mêmes armes, et sont tous archers à cheval. Il appela un grand nombre de montagnards libres de la Thrace ; ils portent des coutelas, et sont connus sous le nom de Diens : la plupart occupent le mont Rhodope. Il attira les uns par l’appât de la solde ; les autres le suivirent volontairement. Il fit aussi lever les Agrianes, les Léæens et toutes les autres nations de la Pœonie qu’il commandait. C’étaient les derniers peuples de sa domination qui s’étendait jusqu’aux Grains et aux Léæens de la Pœonie, et jusqu’au fleuve Strymon, qui, du mont Scomius, coule à travers le pays des Graærns et des Léæens. Tel était le terme de son empire du côté des Pœoniens, qui dès lors jouissaient de la liberté. Du côté des Triballes, qui vivent aussi sous leurs propres lois, sa domination était terminée par les Trères et les Lilatæens : ceux-ci logent au nord du mont Scomius, et s’étendent vers l’occident jusqu’au fleuve Oscius, qui tombe de la même montagne que le Nestus et l’Èbre ; elle est déserte et fort élevée, et tient au mont Rhodope.

XCVII. Le domaine des Odryses, du côté où il s’étend vers la mer, prend de la ville d’Abdères, jusqu’à l’embouchure de l’Ister dans le Pont-Euxin. Cette côte, en prenant le plus court sur un vaisseau rond, et avec le vent toujours en poupe, est de quatre journées et d’autant de nuits de navigation. Par terre, en suivant aussi le plus court, un homme qui marche bien peut faire en onze jours la route d’Abdères à l’Ister. La traversée du continent depuis Bysance jusqu’au pays des Léæens, est de treize jours pour un homme qui marche bien. C’est la plus grande largeur de ce pays en remontant depuis la mer. Le tribut des Barbares et des villes grecques, tel que le recevait Seuthès, qui à succédé à Sitalcès, et qui l’a augmenté, pouvait être estimé à quatre cents talens d’argent[120], en comptant ensemble l’argent et l’or. Les présens en or et en argent ne s’élevaient pas à moins, sans compter ce qui se recevait en étoffes pleines ou brodées, et en ustensiles de différentes espèces. Et ce n’était pas seulement au roi que l’on faisait de ces présens, mais aux Odryses les plus en crédit et les plus distingués par la naissance. Car ces peuples, comme tous ceux de la Thrace, ont cet usage opposé à celui des Perses : c’est de recevoir plutôt que de donner, et chez eux, il est plus honteux de ne pas donner quand on vous demande, que d’être refusé quand vous demandez. Il est vrai qu’on abuse du pouvoir pour tirer parti de cet usage, car on ne peut rien faire qu’avec des présens. On voit que ce royaume est parvenu à une grande puissance. De toutes les dominations qui se trouvent en Europe entre le golfe d’Ionie et le Pont-Euxin, c’est celle qui jouit des plus grands revenus en argent et autres espèces de richesses. Pour la force militaire et le nombre des troupes, elle le cède beaucoup à celle des Scythes. Il n’est point de puissance en Europe qui leur puisse être comparée, et même il n’est aucune nation de l’Asie qui, prise séparément, fût capable de résister aux Scythes, s’ils étaient tous réunis : mais pour la prudence et la conduite qu’exigent les diverses circonstances de la vie, ils n’égalent pas les autres peuples.

XCVIII. Sitalcès, maître d’une si puissante contrée, se disposa donc à la guerre. Ses préparatifs terminés, il se mit en marche pour la Macédoine. Après être sorti de ses états, il franchit Cercine, montagne déserte, qui sépare les Sintes des Pœoniens. Il la traversa par un chemin qu’il avait ouvert lui-même en coupant les forêts, lorsqu’il avait porté la guerre à ce dernier peuple. Dans leur route à travers cette montagne, en partant de chez les Odryses, ses troupes avaient à droite les Pœoniens, à gauche les Sintes et les Mèdes. Elles arrivèrent à Dobère, ville de Pœonie. Sitalcès, dans cette marche, ne perdit aucun homme, si ce n’est quelques-uns par maladie ; il en gagna même de nouveaux, car bien des Thraces libres le suivirent pour faire du butin, sans qu’il eût besoin de les inviter. Aussi dit-on que son armée ne montait pas à moins de cent cinquante mille hommes. La plupart étaient de l’infanterie, le tiers au plus de la cavalerie. C’était surtout les Odryses eux-mêmes qui composaient cette cavalerie, et ensuite des Gètes. Les plus belliqueux de l’infanterie étaient les peuples libres descendus du mont Rhodope, et qui étaient armés de coutelas ; le reste était une multitude mêlée, redoutable surtout par le nombre.

XCIX. Rassemblées à Dobère, ces troupes se disposèrent à tomber de la haute Macédoine sur la basse, où régnait Perdiccas. On comprend dans celle-ci les Lyncestes, les Hélimiotes, et d’autres nations de l’intérieur des terres qui leur sont alliées et soumises, mais qui forment des royaumes particuliers. Alexandre, père de Perdiccas, et ses ancêtres les descendans de Téménus, originaires d’Argos, conquirent les premiers ce qu’on appelle aujourd’hui la Macédoine maritime. Ils commencèrent par vaincre dans un combat et par chasser de la Piérie les Pières, qui dans la suite occupèrent Phagrès et d’autres pays au-dessous du mont Pangée, au-delà du Strymon. La côte qui court au pied du Pangée, près de la mer, embrasse ce qu’on appelle encore aujourd’hui golfe Piérique. Ces princes repoussèrent aussi, de ce qu’on nomme la Bottie, les Bottiéens, qui confinent maintenant à la Chalcidique. Ils conquirent une portion étroite de la Pœonie, près du fleuve Axius, depuis les montagnes jusqu’à Pella et la mer. Ils ont aussi sous leur puissance, au-delà de l’Axius, jusqu’au Strymon, ce qu’on appelle la Mygdonie, d’où ils ont chassé les Édoniens. Ils ont repoussé du pays nommé Éordie les Éordiens, dont le plus grand nombre a été détruit et dont les faibles restes se sont établis autour de Physca. Ils ont aussi chassé de l’Almopie les Almopes. Enfin, ces Macédoniens établirent leur puissance sur d’autres nations qui leur sont encore soumises, sur l’Anthémonte, la Grestonie, la Bisaltie, et une grande partie de la haute Macédoine elle-même. Toute cette domination est comprise sous le nom de Macédoine, et quand Sitalcès y porta la guerre, Perdiccas, fils d’Alexandre, y régnait.

C. Les Macédoniens, incapables de résister à l’armée formidable qui s’avançait contre eux, se retirèrent dans les lieux fortifiés par la nature et dans toutes les citadelles. Elles n’étaient pas en grand nombre. C’est Achélaûs, fils de Perdiccas, qui, parvenu à la royauté, éleva dans la suite celles qu’on voit dans ce pays. Il aligna les chemins, mit l’ordre dans les différentes parties du gouvernement, régla ce qui concernait la guerre, monta la cavalerie, arma l’infanterie, et fit plus lui seul, pour rendre son royaume florissant, que les huit souverains ensemble qui l’avaient précédé[121].

De Dobère, l’armée des Thraces tomba sur ce qui avait composé la domination de Philippe, prit de force Idomène, et par accord, Gortynie, Atalante et quelques autres places. Elles se rendirent par inclination pour Amyntas, fils de Philippe, qui se trouvait dans cette armée. Ils assiégèrent Europus et ne purent s’en rendre maîtres. Ils s’avancèrent ensuite dans la partie de la Macédoine qui est à gauche de Pella et de Cyrrhus, et ne pénétrèrent pas plus avant sur le territoire de la Bottie et la Picrie ; mais ils ravagèrent la Mygdonie, la Grestonie et l’Anthémonte. Les Macédoniens ne crurent pas devoir leur opposer de l’infanterie, mais ils tirèrent de leurs alliés de l’intérieur de la cavalerie, et malgré l’infériorité du nombre, ils se jetaient sur le camp des Thraces quand ils pouvaient espérer de l’avantage. Vaillante et bien cuirassée, partout où fondait cette cavalerie, personne n’osait en soutenir le choc. Cernée par la foule des ennemis, elle osait encore braver le danger, et la grande supériorité du nombre ; mais elle cessa d’agir enfin, se croyant incapable de résister à des forces trop disproportionnées.

CI. Cependant Sitalcès fit porter des paroles à Perdiccas, et lui envoya déclarer les motifs de son expédition. La flotte des Athéniens n’arrivait pas ; ils avaient douté qu’il se mît en marche, et ne lui avaient fait passer qu’une députation et des présens. Il fit donc marcher seulement une partie de son armée contre les Chalcidiens et les Bottiéens, les poussa dans leurs forts et ravagea leur pays. Pendant qu’il y campait, les Thessaliens méridionaux, les Magnètes, les autres sujets de la Thessalie et même les Grecs, jusqu’aux Termopyles, craignirent que cette armée ne vînt les attaquer et se tinrent sur leurs gardes. Les mêmes craintes étaient partagées par les Thraces septentrionaux qui occupent les plaines situées au-delà du Strymon, par les Panéens, les Odomantes, les Droens et les Derséens, tous peuples libres. Sitalcès donna lieu au bruit qui court parmi les Grecs ennemis d’Athènes, que ceux qui avaient été attirés par cette république elle-même à titre d’alliés, pourraient bien finir par marcher contre elle. Il occupait et ravageait à la fois la Chalcidique, la Bottique et la Macédoine ; cependant il ne remplit aucun objet de son entreprise : son armée manquait de vivres et avait beaucoup à souffrir des rigueurs de l’hiver. Il se laissa donc persuader par Seuthès son neveu, fils de Sparadocus, qui avait après lui le plus grand pouvoir, de ne pas différer sa retraite[122]. Perdiccas s’était attaché secrètement Seuthès, par la promesse de lui donner sa sœur en mariage avec de grandes richesses. Sitalcès, subjugué par les avis de son neveu, regagna précipitamment ses états, après avoir tenu la campagne trente jours entiers, dont il avait passé dix dans la Chalcidique. Perdiccas remplit sa promesse, et donna dans la suite sa sœur Stratonice à Seuthès. Voilà quelle fut l’expédition de Sitalcès.

CII. Dans le même hiver[123], après que la flotte du Péloponnèse fut retirée, les Athéniens, qui étaient à Naupacte sous le commandement de Phormion, suivirent la côte et attaquèrent Astacus. Ils firent une descente et pénétrèrent dans l’intérieur de l’Acarnanie. Ils avaient quatre cents hoplites athéniens qui étaient venus sur la flotte, et autant d’hoplites de Messène. Avec ces forces, ils chassèrent de Stratos, de Corontes et d’autres endroits les hommes dont ils soupçonnaient la fidélité, ils rétablirent à Corontes Cynès, fils de Théolutus, et remontèrent sur leurs vaisseaux : car ils ne croyaient pas pouvoir attaquer, en hiver, les Œniades, seuls ennemis irréconciliables des Acarnanes. En effet, le fleuve Achéloüs, qui coule du Pinde à travers le pays des Dolopes, des Agraens, des Amphiloques et les plaines de l’Acarnanie, se jette à la mer entre Stratos et les Œniades, et, changeant en marais les environs de leur ville, il les inonde, et les rend en hiver impraticables aux ennemis. La plupart des îles Échinades gisent en face des Œniades, et sont près de l’embouchure de l’Achéloüs. Comme ce fleuve est considérable, il y porte sans cesse des sables, et plusieurs de ces îles se sont changées en continent. On croit qu’il ne faudra pas un long espace de temps pour qu’il en soit de même de toutes. Car le cours du fleuve est abondant ei rapide, et entraine avec lui beaucoup de limon ; les îles, serrées les unes contre les autres, forment entre elles une chaîne qui s’oppose à l’écoulement des sables ; comme elles se croisent, et ne sont pas disposées régulièrement, elles ne permettent point aux eaux de s’écouler directement à la mer. D’ailleurs elles sont désertes et ont peu d’étendue. On dit qu’Apollon, par un oracle, les marqua pour retraite à Alcméon, fils d’Amphiaraüs, lorsque ce prince menait une vie errante, après le meurtre de sa mère. Le dieu lui annonça qu’il ne serait délivré de ses terreurs qu’après avoir trouvé pour habitation un lieu qui n’eût pas encore aperçu le soleil, et qui ne fût pas encore terre quand il avait donné la mort à sa mère, parce que toute la terre avait été souillée de son crime. Alcméon ne pouvait pénétrer le sens de cet oracle ; il comprit enfin qu’il s’agissait de cet atterrissement causé par l’Achéloüs. Comme il y avait long-temps qu’il errait depuis le meurtre de sa mère, il crut qu’il pouvait ne s’être formé que depuis son malheur, et il lui parut suffisant pour sa retraite. Il s’établit dans le pays qui entoure les Œniades, il y régna, et laissa le nom d’Acarnan, son fils, à cette contrée. Telle est la tradition que nous avons reçue au sujet d’Alcméon.

CIII. Les Athéniens et Phormion, partis de l’Acarnanie, retournèrent à Athènes au commencement du printemps. Ils amenèrent les hommes de condition libre qu’ils avaient fait prisonniers dans les batailles navales, et qui furent échangés homme pour homme. Ils amenèrent aussi les vaisseaux dont ils s’étaient rendus maîtres. Cet hiver finit, et en même temps se termina la troisième année de la guerre que Thucydide a écrite.


LIVRE TROISIÈME.
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I. L’été suivant[124], dès que le blé fut en maturité, les Péloponnésiens et les alliés firent une invasion dans l’Attique : Archidamus fils de Zeuxidamus, roi de Lacédémone, les commandait. Ils prirent des campemens, et ravagèrent le pays. La cavalerie athénienne, suivant sa coutume, saisissait toutes les occasions d’attaquer ; elle tenait en respect les troupes légères, les empêchant de courir en avant de l’armée, et de faire le dégât autour de la ville. Les ennemis restèrent tant qu’ils eurent des vivres ; ils se retirèrent ensuite, et chacun regagna son pays.

II. Bientôt après cette invasion[125], l’île de Lesbos se détacha des Athéniens : Méthymne seule leur resta fidèle. C’était un projet que les Lesbiens avaient conçu même avant la guerre ; mais les Lacédémoniens avaient refusé de les recevoir dans leur alliance. Ils furent obligés d’en venir à la défection plus tôt qu’ils ne l’avaient résolu ; car leur dessein avait été d’embarrasser l’entrée de leurs ports, de mettre leurs murailles en état de défense, de compléter leur flotte, et de recevoir tout ce qui devait leur arriver du Pont-Euxin, des archers, des vivres, tout ce qu’enfin ils avaient demandé. Mais des gens de Ténédos, qui étaient leurs ennemis, ceux de Méthymne, et même quelques particuliers de Mitylène, qui, par esprit de faction, avaient contracté des liaisons d’hospitalité à Athènes, y firent savoir qu’on forçait les Lesbiens à se renfermer dans Mitylène, et que, d’intelligence avec Lacédémone et avec les Bœotiens, qui avaient la même origine que les habitans de Lesbos, on pressait tous les apprêts de la défection ; qu’en un mot, si l’on ne prévenait ce dessein, les Athéniens perdaient cette île.

III. Ceux-ci étaient alors travaillés à la fois par la maladie et par la guerre, qui, naissante encore, était déjà dans sa force. Ils regardaient comme une fâcheuse affaire de voir s’unir à leurs autres ennemis Lesbos, qui avait une marine, et dont la puissance n’était pas entamée. D’abord, ils ne reçurent pas la dénonciation ; ils crurent que c’était le meilleur parti, parce qu’ils ne voulaient pas qu’elle fût vraie. Mais ayant envoyé des députés, sans obtenir qu’on cessât d’appeler les Lesbiens à Mitylène, et à faire des préparatifs de guerre, ils commencèrent à craindre, et résolurent de prévenir la défection. Ils firent partir aussitôt quarante bâtimens, qui se trouvaient prêts à aller en course autour du Péloponnèse. Cléippide, fils de Dinias, était l’un des trois commandans de cette flotte. On avait appris que les Mityléniens en corps devaient célébrer, hors de la ville, une fête en l’honneur d’Apollon de Malée, et qu’en hâtant la navigation, on pouvait espérer de les surprendre. Si la tentative réussissait, on se trouvait hors de crainte : sinon, on leur prescrirait de livrer la ville et de raser leurs murailles ; et, sur leur refus, on leur ferait la guerre. Les vaisseaux partirent. Les Athéniens arrêtèrent dix trirèmes de Mitylène qui se trouvaient dans leurs ports : elles y étaient venues comme auxiliaires, conformément à l’alliance qui unissait les deux nations. On mit les équipages sous une bonne garde. Mais un homme partit d’Athènes, passa dans l’Eubée, arriva de pied à Géresium, y trouva un vaisseau marchand prêt à faire voile ; et, favorisé par le vent, il arriva le surlendemain à Mitylène. Il annonça la prochaine arrivée de la flotte. Sur cet avis, les Mityléniens ne sortirent pas pour la fête, et gardèrent avec soin les travaux demi-terminés de leurs murailles et des ports.

IV. Arrivés peu de temps après, les généraux d’Athènes, voyant le parti qu’avaient pris les Mytiléniens, firent connaître leurs ordres, ne furent pas écoutés, et se disposèrent à la guerre. Les habitans, subitement forcés de la soutenir sans être préparés, firent sortir des vaisseaux pour livrer le combat. Mais ils n’allèrent pas loin du port : repoussés et poursuivis par la flotte d’Athènes, ils demandèrent à conférer avec les commandans. Ils voulaient tâcher d’obtenir qu’on leur rendît sur-le-champ leurs vaisseaux à des conditions peu rigoureuses ; et les généraux ne se montrèrent pas difficiles, parce qu’eux-mêmes craignaient de ne pas pouvoir tenir contre toutes les forces de Lesbos. Une suspension d’armes fut accordée, et les Mityléniens envoyèrent des députés à Athènes. Entre les membres de cette députation se trouvait l’un de ceux qui les avait dénoncés, et qui s’en repentait. Ils devaient essayer d’obtenir la restitution de leurs vaisseaux, comme n’ayant formé aucun dessein dont on eût lieu de se plaindre ; mais ils se promettaient peu de succès de cette députation, et ils en firent en même temps partir une autre sur une trirème pour Lacédémone. Les députés parvinrent à n’être pas aperçus des Athéniens, dont la flotte était à l’ancre à Malée, au nord de la ville. Ils arrivèrent à Lacédémone après une pénible navigation, et travaillèrent à obtenir quelques secours.

V. Ceux qu’on avait envoyés à Athènes revinrent sans avoir rien fait ; et les Mityléniens, avec le reste de Lesbos, excepté Méthymne, se préparèrent à la guerre. Ceux de Méthymne servaient comme auxiliaires d’Athènes, ainsi que les habitans d’Imbros, de Lemnos et quelques autres en petit nombre. Les Mityléniens firent une sortie générale sur le camp ennemi. Il y eut une action où ils n’eurent pas de désavantage ; mais ils ne passèrent pas la nuit dans la campagne, se défièrent d’eux-mêmes et rentrèrent dans la place. Depuis cette affaire ils se tinrent en repos, attendant s’il leur viendrait du secours du Péloponnèse, et ne voulant se hasarder qu’avec des forces plus imposantes. C’est que Maléas de Lacédémone, et Hermæondas de Thèbes venaient d’arriver. Ils avaient été dépêchés avant la défection ; mais ils n’avaient pu prévenir l’expédition des Athéniens, et ils étaient entrés secrètement sur une trirème après le combat. Ils conseillèrent d’envoyer avec eux à Lacédémone sur une autre trirème de nouveaux députés, et ce conseil fut suivi.

VI. Les Athéniens, fortement encouragés par l’inaction des défenseurs de Mitylène, appelèrent des alliés, qui, ne voyant rien de sûr du côté de Lesbos, se montrèrent bien plus tôt qu’on ne s’y devait attendre. Ils investirent de leur flotte le côté du midi, formèrent deux camps fortifiés des deux côtés de la place, établirent des croisières en face des deux ports, et interdirent à leurs ennemis l’usage de la mer. Ceux-ci étaient maîtres du reste de leur pays avec les autres Lesbiens, qui étaient déjà venus à leur secours. Les Athéniens n’avaient à eux que peu d’étendue de terrain autour de leurs camps. C’était surtout à Malée qu’était la station de leur flotte et leur marché. Voilà comment se faisait la guerre autour de Mitylène.

VII. A la même époque de cet été les Athéniens envoyèrent aussi trente vaisseaux dans le Péloponnèse. Comme les Acarnanes avaient demandé pour général un des fils ou des parens de Phormion, on en donna le commandement à Asopius son fils. Ces vaisseaux ravagèrent sur leur route la côte de la Laconie ; Asopius en renvoya ensuite le plus grand nombre, et aborda lui-même à Naupacte avec douze qu’il avait gardés. Il fit prendre les armes à tous les Acarnanes, porta la guerre contre les Œniades, et remonta sur ses vaisseaux le fleuve Achéloüs. L’armée de terre dévasta le pays. Mais, comme les Œniades ne se soumettaient pas. il renvoya son infanterie, fit voile pour Leucade, descendit à Nérique, et fut tué au retour, avec une partie de son monde, par les gens du pays, qui se réunirent contre eux, et par des troupes de garnison qui étaient en petit nombre. Les Athéniens finirent par se retirer, après avoir reçu des Leucadiens la permission de recueillir leurs morts.

VIII. Cependant les députés de Mitylène qui avaient été envoyés sur le premier vaisseau allèrent à Olympie[126], où les Lacédémoniens leur avaient dit de se rendre, pour que le reste des alliés pût entrer en délibération après les avoir entendus. C’était l’olympiade dans laquelle Doriée de Rhodes fut vainqueur pour la seconde fois. Après la célébration de la fête ils obtinrent audience, et parlèrent ainsi[127] :

IX. « Lacédémoniens et alliés, nous n’ignorons pas l’usage des Grecs : ils caressent, tant qu’ils en peuvent tirer quelque avantage, ceux qui pendant la guerre renoncent aux alliances qu’ils avaient contractées ; mais ils les regardent comme des traîtres envers leurs premiers amis, et ils les méprisent. Cette façon de penser n’est pas injuste, en supposant que ceux qui se livrent à la défection et ceux qui la supportent avaient les uns pour les autres la même affection, la même bienveillance ; qu’ils étaient égaux en forces militaires et en puissance, et qu’il n’existait enfin pour eux aucune bonne raison de se séparer. C’est ce qui ne se trouvait pas entre nous et les Athéniens. Que personne ne croie donc avoir le droit de nous mépriser parce que nous les abandonnons au moment du danger, après en avoir été bien traités pendant la paix.

X. « En venant implorer votre alliance, nous parlerons d’abord de justice et de vertu, persuadés qu’il ne peut s’établir d’amitié solide entre des particuliers ni aucune communauté d’intérêts entre des villes si ces liaisons ne sont pas fondées sur l’opinion réciproque de leur vertu, et si d’ailleurs il ne se trouve dans leurs mœurs aucune conformité ; car si l’on diffère de pensée, on ne saurait être d’accord sur la manière d’agir.

« Notre alliance avec les Athéniens a commencé lorsque vous vous retirâtes de la guerre contre les Médes, et qu’eux-mêmes restèrent en armes pour détruire les restes de cette guerre. Ce ne fut pas pour soumettre la Grèce au joug des Athéniens que nous contractâmes cette alliance, mais pour la délivrer du joug des Barbares. Tant que dans le commandement ils ont respecté les droits des peuples, nous les avons suivis avec zèle ; mais dès que nous les avons vus se relâcher de leur haine contre les Mèdes, et tendre à l’asservissement de leurs alliés, nous n’avons plus été sans crainte. Cependant, comme trop de peuples avaient droit de suffrage pour que nous pussions agir d’un commun accord, les alliés furent assujettis, excepté nous et les habitans de Chio. Pour nous, restés libres de nom et conservant en apparence nos propres lois, nous avons continué de porter les armes avec les Athéniens ; mais, instruits par les exemples passés, nous ne les regardions plus comme des chefs en qui l’on pût avoir confiance. Il n’était pas en effet vraisemblable qu’ils eussent soumis au joug ceux qui avaient été compris avec nous dans le même traité, et qu’ils ne fissent pas éprouver aux autres le même sort, s’il arrivait qu’ils en eussent le pouvoir.

XI. « Si nous jouissions tous encore de la liberté, nous aurions moins à craindre de leur voir tramer contre nous aucune révolution. Mais, après s’être soumis le plus grand nombre des alliés, ils supporteront plus impatiemment de nous traiter encore en égaux, et de nous voir méconnaître seuls leurs prétentions quand tout le reste a cédé, surtout lorsqu’ils sont devenus si différens d’eux-mêmes en puissance, tandis que nous sommes plus isolés que jamais. Il ne peut exister une solide alliance qu’entre des peuples qui se craignent mutuellement : car celui qui serait tenté de l’enfreindre, ne se sentant pas de forces supérieures, renonce à l’envie d’attaquer. Mais s’ils nous ont laissés libres, c’est uniquement parce qu’ils ont cru devoir se saisir de la domination plutôt sous des prétextes spécieux et par le manège de l’intrigue que par la force. Ils alléguaient en leur faveur que des peuples indépendans ne les auraient pas volontairement secondés contre ceux qu’ils attaquaient, si ces derniers n’avaient pas eu quelque injustice à se reprocher. En même temps c’étaient les plus forts qu’ils entraînaient les premiers contre les plus faibles : ils les réservaient pour les derniers ; et c’était le moyen de les trouver eux-mêmes bien peu capables de résistance, quand ils auraient soumis le reste. S’ils avaient commencé par nous lorsque tous avaient encore leur propre force et pouvaient trouver notre appui, ils n’eussent pas eu les mêmes succès. Notre marine ne laissait pas aussi que de leur en imposer : ils craignaient qu’un jour elle ne se réunît tout entière ou à vous ou à quelque autre puissance, et ne les mît en danger. Ce qui contribuait encore à notre conservation, c’étaient les respects que nous rendions au peuple ainsi qu’aux chefs qui se succédaient dans leur république Cependant, à en juger par le sort des autres, nous ne paraissons pas devoir subsister encore long-temps si la guerre présente ne s’était pas élevée.

XII. « Eh ! comment pouvions-nous compter sur notre liberté et sur l’amitié des Athéniens, quand notre commerce mutuel n’avait rien de sincère ! Ils nous caressaient par crainte en temps de guerre, nous faisions pour eux de même en temps de paix. Ce qui est capable surtout d’assurer la confiance, c’est la bienveillance mutuelle ; et nous n’étions assurés les uns des autres que par la terreur. Alliés par crainte plutôt que retenus par amitié, ceux à qui la certitude du succès donnerait le plus tôt de l’audace devaient être aussi les premiers à rompre l’alliance. Si, parce qu’ils différaient d’en venir contre nous aux derniers excès, on nous trouve coupables de l’avoir abjurée sans attendre que les effets nous eussent confirmé leurs desseins, c’est bien mal juger des choses : car si nous avions été comme eux en état de former des projets et d’en remettre à notre gré l’exécution, qu’aurions-nous eu besoin de leur rester soumis, puisque nous aurions été leurs égaux ? Mais, comme ils ont toujours le pouvoir de nous envahir à leur gré, nous devons avoir le droit de pourvoir à notre défense.

XIII. « Telles sont, ô Lacédémoniens et alliés, les raisons et les causes de notre défection ; elles font assez connaître à ceux qui nous entendent que ce n’est pas sans motif que nous avons agi, que nos craintes ne manquaient pas de fondement et que nous avions lieu de chercher quelque sûreté. Notre dessein était formé depuis long-temps ; nous vous en avions informés pendant la paix ; et c’est vous qui, par le refus de nous seconder, en avez empêché l’exécution. Mais, sollicités maintenant par les Bœotiens, nous nous empressons de répondre à leurs vœux. Nous croyons être doublement autorisés dans notre défection par notre désir de contribuer à la délivrance des Grecs au lieu d’aider les Athéniens à les asservir, et par celui de prévenir les Athéniens au lieu de nous voir un jour détruits nous-mêmes par eux. Notre dessein s’est déclaré trop tôt et avant que nous fussions préparés ; c’est ce qui doit vous engager encore plus à nous recevoir dans votre alliance et à nous envoyer de prompts secours, pour montrer que vous embrassez la défense de ceux qu’il faut protéger, et en même temps que vous savez nuire à vos ennemis. L’occasion est telle qu’elle ne s’est point encore présentée. Les Athéniens sont ruinés par la maladie et par les frais de la guerre ; une partie de leurs vaisseaux est employée contre votre pays, une autre contre nous ; on peut croire qu’il leur en reste peu à vous opposer si cet été même vous faites chez eux par terre et par mer une irruption. Ou ils ne pourront s’opposer à votre descente, ou ils retireront leurs flottes de votre pays et du nôtre. Et qu’on ne pense pas que ce soit affronter un danger personnel en faveur d’une contrée étrangère. Tel regarde Lesbos comme un pays éloigné qui en recevra des avantages prochains : car la guerre ne se fera pas, comme quelques personnes peuvent le croire, dans l’Attique, mais dans un pays qui procure à l’Attique de grandes ressources. Les revenus d’Athènes viennent de ses alliés ; ils seront plus grands encore si elle parvient à nous soumettre. Dès lors plus d’alliés qui osent se détacher d’elle : notre fortune sera jointe à la sienne, et nous aurons plus à souffrir que ceux qu’elle a les premiers asservis. Mais si vous nous secourez avec zèle, vous unirez à vos intérêts une république qui possède une marine, et c’est ce dont vous avez le plus grand besoin ; et vous détruirez plus aisément la puissance d’Athènes en lui enlevant ses alliés, car tous alors se jetteront plus hardiment dans vos bras. Vous éviterez en même temps le reproche qu’on a coutume de vous faire de ne pas secourir ceux qui vous implorent. Montrez-vous leurs libérateurs, et vous aurez à la guerre une supériorité plus assurée.

XIV. « Respectez les espérances que les Grecs mettent en vous et Jupiter Olympien, dans le temple de qui vous nous voyez supplians. Devenus alliés des Mityléniens, armez-vous pour leur défense. Ne nous abandonnez pas, nous qui courons en particulier le danger de notre vie, qui offrons à tous un avantage commun s’ils nous sauvent, et qui leur causons un dommage général si nous succombons pour n’avoir pu vous persuader. Soyez tels enfin que les Grecs vous supposent et que notre crainte désire vous trouver. »

XV. Voilà ce que dirent les Mityléniens. Les Lacédémoniens et les alliés, après les avoir entendus, goûtèrent leurs raisons, et reçurent les Lesbiens dans leur alliance. Résolus d’entrer dans l’Attique, ils engagèrent les alliés qui étaient présens à se rendre sur l’isthme le plus tôt qu’il serait possible avec les deux tiers de leurs forces. Eux-mêmes y arrivèrent les premiers : et comme ils voulaient faire à la fois leur invasion par terre et par mer, ils préparèrent des machines pour transporter de Corinthe par-dessus l’isthme leur flotte dans la mer d’Athènes. Ils firent ces dispositions avec célérité ; mais les autres alliés se rassemblèrent lentement, occupés à faire leurs moissons, et d’ailleurs fatigués de la guerre.

XVI. Les Athéniens, sachant que c’était par mépris pour leur faiblesse qu’on se préparait à les attaquer, voulurent montrer qu’on avait mal jugé de leur puissance, et que, sans toucher à leur flotte de Lesbos, ils étaient en état de se défendre aisément contre celle qui venait du Péloponnèse. Ils équipèrent cent vaisseaux qu’ils montèrent eux-mêmes, tant citoyens qu’habitans, excepté les chevaliers et ceux qui avaient cinq cents médimnes de revenu[128]. Ils côtoyèrent l’isthme, faisant montre de leurs forces, et opérant dans le Péloponnèse des descentes partout où ils voulaient. Les Lacédémoniens, à ce spectacle inattendu, crurent que les Lesbiens leur avaient fait un rapport infidèle, et se trouvèrent dans une situation d’autant plus embarrassante que leurs alliés ne paraissaient pas, et qu’ils apprenaient que les trente vaisseaux d’Athènes qui étaient autour du Péloponnèse ravageaient les champs voisins de leur ville. Ils s’en retournèrent. Ils appareillèrent ensuite une flotte pour l’envoyer à Lesbos, et ordonnèrent aux villes de contribuer pour quarante vaisseaux. Alcidas fut nommé commandant de cette flotte, et devait l’aller joindre. Les Athéniens firent leur retraite quand ils eurent vu celle des Lacédémoniens.

XVII. Dans le temps de cette expédition maritime, ils eurent à la fois un grand nombre de vaisseaux bons voiliers et d’une belle construction : mais leur marine n’avait pas été moins nombreuse, ou plutôt elle l’avait encore été davantage au commencement de la guerre. Cent vaisseaux gardaient l’Attique, l’Eubée et Salamine ; cent autres étaient autour du Péloponnèse, sans compter ceux qui étaient devant Potidée et en d’autres endroits. Aussi, dans un seul été, ils n’avaient pas eu en mer moins de deux cent cinquante bâtimens. Après les dépenses du siège de Potidée, rien ne causa tant de frais. Les hoplites en garnison devant cette place recevaient par jour deux drachmes[129] chacun, l’une pour lui-même, l’autre pour son valet. Ils avaient été trois mille au commencement du siège, et jamais il n’y en eut moins à le continuer. Il y en avait eu seize cents avec Phormion qui se retirèrent avant que la place fût rendue. Tous les vaisseaux recevaient la même paye. Telles furent les dépenses qui se firent d’abord, et le nombre des vaisseaux qui furent équipés.

XVIII. Les Lacédémoniens étaient sur l’isthme quand les Mityléniens, conjointement avec les troupes qui étaient venues à leur secours. firent du côté de la terre des tentatives contre Méthymne, comptant que cette place leur serait livrée par trahison. Ils l’attaquèrent ; mais leurs espérances ayant été trompées, ils allèrent à Antisse, à Pyrrha, à Éresse, mirent ces villes en bon état, en renforcèrent les murailles et se retirèrent promptement. Après leur retraite, ceux de Méthymne entrèrent aussi en campagne et attaquèrent Antisse ; mais il vint contre eux quelques secours, et ils furent défaits par les gens d’Antisse et leurs auxiliaires. Il en périt beaucoup ; le reste fit une retraite précipitée.

Les Athéniens furent instruits de cet événement ; ils surent que les Mityléniens étaient maîtres du pays, et eux-mêmes n’ayant pas de ce côté des forces capables de les contenir, ils firent partir, au commencement de l’automne[130], Pachès, fils d’Épicure, en qualité de général avec mille hoplites de leur nation. C’était les gens de guerre qui faisaient eux-mêmes la manœuvre des vaisseaux. Ils arrivèrent et investirent Mitylène d’une simple muraille. Ils construisirent aussi des forteresses en quelques endroits faciles à défendre, Mitylène fut alors puissamment contenue par terre et par mer, et l’hiver commença.

XIX. Le besoin d’argent pour ce siège obligea les Athéniens à se mettre eux-mêmes à contribution pour la première fois, et ils fournirent deux cents talens[131]. Ils envoyèrent aussi douze vaisseaux aux ordres de Lysiclès et de quatre autres commandans, pour recueillir les tributs des alliés. Lysiclès, après avoir fait des levées en différens endroits, continuait sa tournée ; il passait de Myonte par la plaine de Méandre, dans la Carie, pour gagner le monticule Sandius, quand, attaqué par les Cariens et les Anæïtes, il périt avec une grande partie de l’armée.

XX. Le même hiver[132], les Platéens, toujours assiégés par les armées du Péloponnèse et de la Bœotie, tourmentés par la disette, sans espérance de secours du côté d’Athènes, et dénués de tout autre moyen de salut, formèrent d’abord, ainsi que les Athéniens qui étaient assiégés avec eux, le dessein de sortir tous ensemble, et de gravir le mur des ennemis, s’ils pouvaient parvenir à le forcer. Le devin Thæénète, fils de Timide, et Eupolpide, fils de Daïmaque, l’un des commandans, étaient les auteurs du projet. La moitié des troupes trouva dans la suite qu’il était trop dangereux et marqua de la répugnance à le partager. Ceux qui persistèrent dans leur bonne volonté étaient à peu près au nombre de deux cent vingt. Voici le moyen qu’ils imaginèrent. Ils firent des échelles de la hauteur des murs, mesurant cette hauteur par les jointures des briques : on avait négligé de les enduire à une partie de la muraille qui regardait de leur côté. Plusieurs comptaient à la fois ces jointures ; quelques-uns devaient se tromper et la plupart rencontrer juste : d’ailleurs on recommençait plusieurs fois le calcul ; et, comme on n’était pas fort loin, on voyait aisément la partie du mur où l’on projetait d’appliquer les échelles. Ce fut ainsi qu’on prit la mesure de ces échelles, en la déduisant de l’épaisseur des briques.

XXI. Passons à la manière dont était construit le mur des Péloponnésiens. Il formait deux enceintes : l’une du côté de Platée, l’autre en dehors, pour veiller sur les secours qui pourraient venir d’Athènes. Ces deux enceintes laissaient entre elles un espace de seize pieds, dans lequel étaient bâties pour la garnison des pièces distinctes mais contiguës, et le tout offrait l’apparence d’un mur épais, avec des crénaux des deux côtés. De dix en dix créneaux s’élevaient de grandes tours aussi épaisses que le mur. Comme elles étaient appuyées à la partie intérieure et extérieure de la muraille, il n’y avait point de passage le long des tours, mais il fallait les traverser par le milieu. La nuit, quand le temps était froid et pluvieux, on abandonnait les créneaux et la garde se faisait dans les tours qui étaient couvertes et peu distantes les unes des autres. Tel était le mur qui formait la circonvallation de Platée.

XXII. Quand les assiégés eurent fait leurs apprêts, ils profitèrent, pour sortir, d’une nuit pluvieuse, que la lune n’éclairait pas et dans laquelle il faisait un grand vent[133]. Les auteurs de l’entreprise en furent les commandans. Ils franchirent d’abord le fossé qui les entourait, et parvinrent au mur des ennemis sans être découverts par les sentinelles. Elles ne pouvaient, dans l’obscurité, les apercevoir d’avance, ni entendre le bruit de leur marche qui était couvert par celui du vent. D’ailleurs les Platéens s’avançaient à une grande distance les uns des autres, pour n’être pas trahis par le choc de leurs armes. Ils s’étaient équipés lestement et n’avaient de chaussure qu’au pied gauche, pour n’être pas exposés à glisser dans la fange[134]. Ils arrivèrent aux créneaux qui étaient dans les intervalles des tours, les sachant abandonnés, et ceux qui portaient les échelles les appliquèrent à la muraille. Ensuite montèrent douze hommes armés à la légère, n’ayant que le poignard et la cuirasse. Ils étaient conduits par Amméas, fils de Corœbus, qui monta le premier. Après lui montèrent ses douze hommes, six de chaque côté des tours. Ensuite vinrent d’autres hommes, également armés à la légère et portant des javelots ; derrière eux en étaient d’autres portant les boucliers, pour que les premiers eussent moins de peine à monter, et ils devaient les leur donner quand on en viendrait aux mains. Déjà le plus grand nombre étaient en haut, quand les gardes des tours entendirent quelque chose. C’était un Platéen, qui, en voulant s’accrocher à une brique, l’avait fait tomber du haut des créneaux ; elle fit du bruit dans sa chute, et aussitôt fut jeté le cri d’alarme. Toutes les troupes accoururent à la muraille sans savoir, par la pluie et dans les ténèbres, quel pouvait être le danger qui les menaçait. En même temps ceux des Platéens qui étaient restés dans la ville sortirent ; et, pour détourner l’attention de dessus leurs gens, ils firent une fausse attaque à un endroit du côté opposé à celui où montaient ces derniers. Il se faisait beaucoup de mouvemens, mais à la même place, personne n’osant quitter son poste pour donner ailleurs du secours. On ne savait que penser de ce qui était arrivé. Au cri d’alarme, trois cents hommes, dont l’ordre était de porter du secours au besoin, sortirent du retranchement. On leva des torches du côté de Thèbes pour y faire connaître qu’il était attaqué ; mais les Platéens qui étaient dans la ville en levèrent aussi de leur côté en grand nombre. Ils les avaient tenues prêtes d’avance pour que les ennemis n’entendant rien aux signaux, et imaginant toute autre chose que ce qui était arrivé, ne donnassent pas de secours avant que les hommes qui étaient sortis de Platée eussent pu s’évader et se mettre en sûreté.

XXIII. Les premiers qui parvinrent au haut du mur se rendirent maîtres des deux tours, en égorgèrent la garde, et en défendirent le passage, pour que personne ne pût les traverser et s’avancer contre eux. Ils y appliquèrent des échelles de dessus le mur, et y firent monter un grand nombre des leurs. Les uns, du haut et du bas des tours, tiraient sur les ennemis qui voulaient s’avancer et les tenaient eu respect ; en même temps les autres, en plus grand nombre, posaient beaucoup d’échelles à la fois, et renversant les créneaux, montaient par l’intervalle des tours. À mesure qu’ils l’avaient franchi ils s’arrêtaient sur le bord du fossé, d’où ils accablaient de flèches et de javelots ceux qui osaient s’opposer à leur passage. Quand tous eurent traversé, ce fut avec peine que les derniers qui descendirent des tours gagnèrent le fossé : les trois cents se portèrent en même temps contre eux avec des flambeaux. Mais les Platéens qui se trouvaient dans l’obscurité avaient l’avantage de les mieux voir ; ils se tenaient sur le bord du fossé, et perçaient de flèches et de javelots leurs ennemis, choisissant les parties du corps que les armes laissaient à nu, tandis que la lueur des flambeaux empêchaient de les voir eux-mêmes, plongés comme ils l’étaient dans les ténèbres. Ainsi les Platéens, jusqu’aux derniers, eurent le temps de franchir le fossé, mais avec peine et non sans beaucoup d’obstacles, car il s’y était formé de la glace, mais trop faible pour porter, et manquant de consistance, comme il arrive quand le vent souffle plutôt du levant que du nord. C’était celui qui soufflait dans cette nuit : il tombait de la neige qui se fondait, et elle remplit d’eau le fossé ; ils en avaient presque jusqu’au cou ; mais aussi le mauvais temps contribua beaucoup à faciliter leur évasion.

XXIV. A la sortie du fossé, ils prirent, en se tenant serrés, le chemin de Thèbes, ayant à leur droite la chapelle du héros Andocrate ; bien sûrs qu’on ne les soupçonnerait pas d’avoir enfilé une route qui menait aux ennemis. Ils voyaient les Péloponnésiens marcher à leur poursuite, avec des flambeaux, sur celle qui conduit à Athènes par le Cithéron et Dryscéphales. Ils suivirent le chemin de Thèbes pendant six à sept stades[135], et, coupant ensuite de côté, ils entrèrent dans la route qui mène à la montagne, gagnèrent Érythres et Ysies, prirent par les hauteurs, et arrivèrent à Athènes au nombre de deux cent douze. Ils avaient été davantage, mais quelques-uns étaient retournés à la ville avant de franchir la muraille, et un archer avait été pris sur le fossé extérieur.

Les Péloponnésiens cessèrent leur poursuite et demeurèrent à leur poste. Quant aux Platéens qui étaient restés dans la ville, ils ne savaient rien de ce qui s’était passé : mais comme ceux qui étaient revenus sur leurs pas leur avaient dit qu’il ne restait pas un seul homme, ils envoyèrent, dès qu’il fit jour, un héraut demander la permission d’enlever leurs morts. Quand ils eurent appris la vérité, ils restèrent tranquilles. Ce fut ainsi que les hommes de Platée s’ouvrirent un passage et parvinrent à se sauver.

XXV. A la fin du même hiver[136], le Lacédémonien Salæthus fut envoyé à Mitylène sur une trirème. Il gagna Pyrrha, et de là, continuant sa route par terre, il passa un ravin par où l’on pouvait franchir la circonvallation, et se jeta dans la ville sans être aperçu des ennemis. Il annonça aux magistrats qu’on ferait une invasion dans l’Attique, et qu’ils recevraient les quarante vaisseaux qui devaient leur apporter des secours ; qu’il avait été expédié en avant pour leur en donner avis et pour s’occuper des autres dispositions. Les Mityléniens prirent courage et furent moins disposés à traiter avec les Athéniens. Cet hiver finit, et en même temps la quatrième année de la guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

XXVI. Au commencement du printemps suivant[137], les Lacédémoniens envoyèrent à Mitylène les quarante vaisseaux auxquels ils avaient taxé les villes et dont Alcidas avait le commandement. Eux-mêmes, avec leurs alliés, se jetèrent sur l’Attique, afin que les Athéniens, inquiétés de deux côtés à la fois, fussent moins en état de porter du secours contre la flotte qui gagnait Mitylène. Cléomène était à la tête de l’expédition, en qualité d’oncle paternel de Pausanias, fils de Plistoanax, roi de Lacédémone, encore trop jeune pour commander. Ils dévastèrent dans l’Attique ce qui avait été déjà ravagé, et toutes les nouvelles reproductions, et tout ce qu’ils avaient épargné dans leurs premières courses. Cette incursion fut la plus fâcheuse qu’eussent éprouvée les Athéniens depuis la seconde ; car les ennemis attendant toujours des nouvelles de leur flotte de Lesbos, qu’ils croyaient avoir déjà fait sa traversée, parcoururent la plus grande partie du pays en y portant la désolation. Comme enfin rien de ce qu’ils attendaient ne réussit, et qu’ils manquaient de vivres, ils firent leur retraite, se séparèrent, et chacun retourna chez soi.

XXVII. Cependant les Mityléniens ne voyant pas arriver les vaisseaux du Péloponnèse qui se faisaient attendre, et se trouvant dans la disette, furent réduits à traiter avec Athènes. Voici ce qui amena cette révolution. Salæthus, qui lui-même ne comptait plus sur l’arrivée des vaisseaux, arma les gens du peuple pour faire une sortie contre les Athéniens. Auparavant ils étaient désarmés ; mais à peine eurent-ils reçu des armes qu’ils cessèrent d’obéir aux magistrats, firent des rassemblemens, et ordonnèrent aux riches de mettre à découvert le blé qu’ils tenaient caché, et de leur en faire à tous la distribution, s’ils ne voulaient pas les voir s’accorder avec les Athéniens et les rendre maîtres de la ville.

XXVIII. Ceux qui étaient à la tête des affaires ne se voyant pas en état de s’opposer aux desseins du peuple, et ayant beaucoup à craindre s’ils étaient exclus du traité, convinrent en commun, avec Pachès et son armée, que les Athéniens seraient maîtres de prendre sur les habitans de Mitylène toutes les résolutions qu’ils voudraient ; que ceux-ci ouvriraient à l’armée les portes de la ville ; qu’ils enverraient à Athènes des députés pour y ménager leurs intérêts, et que, jusqu’à leur retour, Pachès ne mettrait aucun Mitylénien dans les fers, ne le réduirait en esclavage, ne lui ferait donner la mort. Telle fut la convention. Ceux qui avaient le plus favorisé Lacédémone, frappés de crainte à l’entrée des ennemis, ne se fièrent pas au traité, et allèrent s’asseoir au pied des autels. Pachès les fit relever, et les mit en dépôt à Ténédos, où il ne devait leur être fait aucun mal, jusqu’à ce que les Athéniens eussent pris une résolution. Il envoya des trirèmes à Antisse, s’en rendit maître, et mit dans l’armée l’ordre qu’il jugea nécessaire.

XXIX. Cependant les Péloponnésiens des quarante vaisseaux, qui devaient faire diligence, avaient perdu du temps autour du Péloponnèse et fait lentement le reste de la traversée. Ils étaient à Délos avant qu’Athènes eût rien su de leur expédition ; ils en étaient partis et se trouvaient à Icare et à Mycone quand ils apprirent que Mitylène était rendue. Pour se mieux assurer de la vérité ils gagnèrent Embate d’Érythrée, où ils se trouvèrent sept jours environ après la reddition de la place. Parfaitement instruits de l’état des choses, ils délibérèrent sur ce qu’exigeaient les circonstances, et Teutiaple d’Élée parla ainsi :

XXX. « Alcidas, et vous Péloponnésiens qui partagez avec moi le commandement de l’armée, mon avis est de cingler vers Mitylène, sans plus de délai, avant qu’on y ait entendu parler de nous. Nous y trouverons, sans doute, un fort mauvais état de défense, comme dans une ville dont on ne fait que de prendre possession. C’est surtout du côté de la mer qu’on sera le moins sur ses gardes, parce qu’on est loin de s’attendre à voir arriver par-là des ennemis ; et c’est précisément de ce côté que nous avons une force redoutable. Sans doute aussi les troupes sont dispersées négligemment dans les maisons, parce qu’elles se fient sur leur victoire. Si donc nous profitons de la nuit pour les surprendre, j’espère qu’avec le secours de ce qui peut nous rester encore fidèle dans la place, nous nous saisirons de l’autorité. N’hésitons pas à faire cette tentative, persuadés que voilà, s’il en fut jamais, une des occasions qu’il faut saisir dans la guerre, et que le général qui se tient sur ses gardes, qui observe ce qui se passe chez l’ennemi, et qui en profite pour l’attaquer, réussira dans la plupart de ses entreprises.

XXXI. Il ne put amener Alcidas à être de son avis. Des exilés d’Ionie et des Lesbiens qui étaient sur la flotte lui conseillèrent, puisque l’on craignait de tenter ce hasard, de prendre quelque ville de l’Ionie, ou Cume en Æolie, ajoutant qu’ainsi l’on aurait une ville qui serait un point de départ pour exciter l’Ionie à la défection ; qu’on pouvait espérer de réussir ; que personne ne serait fâché de les voir arriver ; qu’en enlevant aux Athéniens cette principale source de leurs revenus, et en les obligeant à de la dépense pour rester en station près de la côte, il espérait engager Pissuthenès à joindre ses armes aux leurs. Alcidas ne se rangea pas non plus de cet avis : son intention était surtout de regagner au plus tôt le Péloponnèse, puisqu’on était arrivé trop tard à Mitylène.

XXXII. Il partit d’Embate, et relâchant à Myonèse, chez les Téiens, il fit égorger la plupart des prisonniers qu’il avait faits dans sa navigation. Pendant qu’il était à l’ancre devant Éphèse, des députés que lui envoyaient les Samiens d’Anæa vinrent le trouver, et lui dirent que c’était mal s’y prendre pour donner la liberté à la Grèce, que d’égorger des malheureux qui n’avaient pas été pris les armes à la main, qui n’étaient pas même des ennemis, mais qui se trouvaient par nécessité dans l’alliance d’Athènes ; que s’il ne changeait pas de conduite, il amènerait peu d’ennemis à son amitié, et changerait en ennemis un bien plus grand nombre de ses amis.

Il sentit la justesse de ces reproches, et renvoya tout ce qu’il avait entre les mains d’hommes de Chio et quelques autres de différens endroits ; car à la vue de ses vaisseaux, au lieu de fuir, on s’était approché, croyant que c’était une flotte athénienne. On était loin de penser que jamais, tant que les Athéniens auraient l’empire de la mer, des vaisseaux du Péloponnèse abordassent en Ionie.

XXXIII. Alcidas quitta précipitamment Éphèse, et sa navigation fut une fuite. Il avait été aperçu, lorsqu’il mouillait encore devant Claros, la Salaminienne et le Paralus qui venaient d’Athènes et se trouvaient dans ces parages[138]. Dans la crainte d’être poursuivi, il tint la haute mer, résolu de ne prendre terre volontairement que dans le Péloponnèse. Pachès et les Athéniens reçurent d’abord cette nouvelle d’Érythrée et ensuite de toutes parts. Comme l’Ionie n’est pas fortifiée, on était dans une grande crainte que les Péloponnésiens, même sans avoir intention de s’arrêter, n’attaquassent les villes en passant et ne les saccageassent. La Salaminienne et le Paralus annoncèrent qu’elles avaient vu elles-mêmes Alcidas à Claros. Pachès se mit en hâte à sa poursuite, le poussa jusqu’à la hauteur de Latmos, et retourna enfin quand il reconnut qu’il n’était plus possible d’attaquer l’ennemi. Il regardait comme un avantage, puisqu’il ne l’avait point joint en haute mer, de ne l’avoir atteint nulle part, et de n’avoir pas été dans la nécessité de prendre des campemens, d’établir des corps d’observation, et de mettre à l’ancre devant la flotte d’Alcidas.

XXXIV. A son retour, il relâcha au port de Notium. Il appartenait aux Colophoniens qui s’y étaient établis quand la ville haute eut été prise par Itaruè.e et les Barbares qu’une faction avait appelés. Cet événement était arrivé à peu près dansle temps que les Péloponnésiens avaient fait leur seconde invasion dans l’Attique. Il y eut de nouvelles dissensions entre ceux qui avaient cherché un refuge à Notium et les anciens habitans. Les derniers ayant reçu de Pissuthnès des secours composés d’Arcadiens et de Barbares, les logèrent dans l’enceinte de leurs murs, et les Colophoniens de la ville haute, qui tenaient pour les Mèdes, se joignirent à eux et s’emparèrent du gouvernement. L’autre parti, qui s’était soustrait à cette faction et qui vivait dans l’exil, appela Pachès. Celui-ci fit inviter à des conférences Hippias, chef des Arcadiens qui étaient dans la place, avec promesse de l’y remettre sain et sauf si l’on ne pouvait s’accorder. Hippias vint ; Pachès le retint sous une bonne garde, mais sans le mettre aux fers, et attaqua inopinément les murailles ; comme on ne s’attendait pas à ce coup de main, il les enleva, et donna la mort aux Arcadiens et à tout ce qui s’y trouvait de Barbares. Il y fit reconduire Hippias, comme il en était convenu, et dès que ce malheureux y fut rentré, on le saisit et on lui donna la mort à coups de flèches. Il rendit Notium aux Colophoniens, en excluant ceux du parti des Mèdes ; mais, dans la suite, les Athéniens y firent passer une colonie qui se gouverna suivant leurs lois, y réunissant des différentes villes tout ce qui s’y trouvait de Colophoniens.

XXXV. Pachès, arrivé à Mitylène, soumit Pyrrha et Éresse. Il prit le Lacédémonien Salæthus qui était caché dans la ville, et le fit partir pour Athènes avec les Mityléniens qu’il avait déposés à Ténédos, et tous ceux qu’il regardait comme les auteurs de la défection. Il renvoya la plus grande partie de l’armée, resta lui-même avec les troupes qu’il réservait, et mit à Mitylène et dans l’île de Lesbos, l’ordre qu’il crut à propos d’établir.

XXXVI. A l’arrivée des Mityléniens et de Salæthus, les Athéniens mirent le dernier à mort, malgré toutes les offres qu’il put faire ; entre autres celle d’éloigner de Platée les Lacédémoniens qui la tenaient encore assiégée. Ils délibérèrent ensuite sur la destinée des autres. Dans la chaleur de leur ressentiment, ils crurent devoir faire mourrir non-seulement ceux qu’ils avaient entre les mains, mais tous les Mityléniens qui se trouvaient en âge d’hommes, et réduire en servitude les enfans et les femmes, Ils ne leur reprochaient pas seulement de s’être livrés à la défection, quoique traités avec plus d’égards que les autres alliés, mais ce qui ne contribuait pas faiblement à les irriter, c’était que, pour secourir Mitylène, les vaisseaux du Péloponnèse n’avaient pas craint de se hasarder sur les côtes de l’Ionie ; et il paraissait assez que leur soulèvement n’avait pas été la suite d’une légère délibération. Ils firent partir une trirème pour donner avis de cette résolution à Pachès, avec ordre de faire périr sans délai les Mityléniens. Mais dès le lendemain ils se repentirent. Ils se représentaient combien il était atroce de prononcer la mort d’une ville entière, et non pas seulement des coupables.

Les députés mityléniens qui se trouvaient à Athènes, et ceux des Athéniens qui leur étaient favorables, ne s’aperçurent pas plus tôt de la révolution qui s’était opérée dans les esprits, qu’ils travaillèrent auprès des hommes en place à faire reprendre la délibération. Ceux-ci se laissèrent aisément persuader ; ils n’ignoraient pas que le plus grand nombre des citoyens désiraient qu’on fît revenir sur cette affaire. L’assemblée fut aussitôt formée ; il s’ouvrit des opinions différentes ; et celui qui, la première fois, avait fait passer le décret de mort, Cléon, fils de Cléœnète, le plus violent des citoyens dans toutes les circonstances, et l’homme, qui avait alors le plus d’ascendant sur le peuple, se présenta de nouveau, et parla ainsi :

XXXVII. « J’ai déjà reconnu bien des fois, en d’autres occasions, que la démocratie ne convient pas à une nation qui exerce un empire sur d’autres peuples ; votre repentir dans l’affaire des Mityléniens me le fait encore mieux sentir aujourd’hui. Accoutumés entre vous, dans votre conduite journalière, à la franchise et à la sécurité, vous conservez la même habitude avec vos alliés, sans penser que les fautes où vous tombez en vous rendant à leurs insinuations, et le relâchement de pouvoir où l’indulgence vous entraine, est une mollesse qui vous met en danger, sans leur inspirer de reconnaissance. Vous ne considérez pas que votre domination est un pouvoir usurpé sur des hommes libres, qu’ils manœuvrent pour la détruire, et que c’est malgré eux qu’ils y restent soumis. Ils vous obéissent, non parce que vous les caressez, en vous nuisant à vous-mêmes ; mais parce que vous l’emportez sur eux par la force, plutôt que vous ne les gagnez par la bienveillance. Ce qu’il peut y avoir de plus funeste, c’est si rien de ce que nous avons résolu n’est irrévocable, et si nous ignorons qu’un état se soutient mieux avec des lois vicieuses, mais inébranlables, qu’avec de bonnes lois qui n’ont pas de stabilité. L’ignorance modeste vaut mieux que l’habileté présomptueuse, et les hommes les plus ordinaires gouvernent généralement mieux les états que les plus habiles. Ceux-ci veulent se montrer plus sages que les lois, et l’emporter dans toutes les délibérations politiques : ils pensent ne pouvoir jamais trouver une plus belle occasion de faire valoir leur esprit ; et, par cet orgueil, ils mettent souvent l’état en danger : mais ceux qui se défient de leur intelligence, croient en savoir moins que les lois, et ne se flattent pas d’avoir le talent de reprendre les discours de ceux qui parlent bien. Comme ils ont plutôt de la justesse dans leur façon de voir, que la faculté d’entrer dans une joute d’esprit, ils réussissent le plus souvent. C’est ce que nous devons faire ; et non pas, fiers de pouvoir lutter contre les autres en esprit et en talens, donner à la multitude des avis contraires à nos propres opinions.

XXXVIII. « Pour moi, je m’en tiens a mon premier avis, et j’admire qu’on propose de discuter encore l’affaire des Mityléniens, et de nous faire perdre du temps, ce qui tourne à l’avantage des coupables, car la colère de l’offensé contre l’offenseur finit par s’émousser, mais, quand la vengeance suit l’injure de près, elle en est une représaille, et lui inflige une punition plus rigoureuse. J’admire aussi quiconque osera me contredire et entreprendre de montrer que les attentats des Mityléniens tournent à notre avantage, et nos revers au détriment de nos alliés. Vain de son éloquence, l’orateur luttera, sans doute, pour montrer que ce qui a été résolu ne l’est pas ; ou, bien payé de sa peine, on le verra, pour tâcher de vous égarer, travailler un discours spécieux. C’est l’état qui paie les prix de ces sortes de combats, et lui-même n’en remporte que des dangers. La faute en est à vous qui proposez ces funestes jeux, et qui avez coutume d’être spectateurs des discours et auditeurs des actions[139], vous qui conjecturez l’avenir d’après ce que disent de beaux parleurs, comme si les événemens devaient suivre leurs discours ; vous qui considérez les faits d’après les belles phrases de ceux qui se plaisent à les critiquer, et qui donnez moins de confiance à ce que vous voyez, qu’à ce qu’on vous fait entendre : excellens à vous laisser tromper par ce que les discours ont d’extraordinaire, et à ne vouloir pas suivre ce qui a été arrêté ; toujours esclaves de l’extraordinaire, et dédaigneux des choses accoutumées ; mais surtout voulant tous avoir le don de la parole ; sinon, contrariant ceux qui le possèdent, pour ne pas suivre son opinion que vous n’avez pas ouverte ; empressés à louer d’avance ceux qui disent des mots saillans ; prompts à deviner les paroles avant qu’elles aient été dites, et lents à en prévenir les conséquences ; cherchant, pour ainsi dire, autre chose que ce qui convient au monde où nous vivons, et ne pensant comme il faut sur rien de ce qui nous environne ; menés, en un mot, par le plaisir des oreilles, et ressemblant plutôt à des spectateurs assis pour entendre disputer des sophistes, qu’à des citoyens qui délibèrent sur les intérêts de l’état.

XXXIX. « Pour vous garantir, s’il est possible, de ces vices, je vais vous montrer que, de toutes les villes, il n’en est aucune qui vous ait aussi grièvement offensé que celle de Mitylène. J’aurais de l’indulgence pour les peuples qui, ne pouvant supporter votre domination, ou forcés par les ennemis, se seraient détachés de votre alliance ; mais que des gens qui occupent une île, qui sont bien fortifiés, qui ne peuvent craindre d’hostilités que du côté de la mer, qui ne manquent pas d’une bonne flotte pour les repousser, qui ne sont soumis qu’à leurs propres lois, et que vous avez plus considérés que tous les autres, aient pris ce parti, qu’est-ce autre chose, je ne dirai pas qu’avoir déserté votre alliance, c’est ce qui conviendrait à un peuple opprimé, mais qu’avoir comploté contre vous, que s’être rendus coupables de soulèvement, qu’avoir cherché à vous détruire, en s’unissant à vos plus cruels ennemis ? Leur crime est plus atroce que s’ils avaient eu assez de forces, et qu’ils s’en fussent servis pour vous faire la guerre. Ce n’a point été pour eux un exemple que le malheur de ceux qui ont tenté de vous abandonner, et qui sont retombés sous votre puissance ; ni le bonheur dont eux-mêmes jouissaient n’a pu les faire hésiter à se précipiter dans les hasards. Devenus audacieux contre l’avenir, se repaissant d’espérances au-dessus de leurs forces, mais au-dessous de leurs désirs, ils ont entrepris la guerre et préféré la violence à la justice ; et, dès qu’ils ont cru pouvoir l’emporter, ils nous ont attaqué sans avoir reçu d’injures. Les états se portent volontiers à la présomption, quand ils jouissent depuis peu d’une force inespérée ; et d’ordinaire les hommes se soutiennent mieux avec un bonheur qui n’a rien d’étonnant, que lorsqu’il s’élève au-dessus de ce qu’on devait attendre. On peut dire qu’il est plus aisé de repousser l’infortune que de se maintenir dans la prospérité. Il aurait fallu que, dès long-temps, les Mityléniens n’eussent pas obtenu, près de vous, plus de considération que les autres ; ils n’en seraient pas venus à ce degré d’insolence ; car il est naturel à l’homme de mépriser ceux qui le caressent, et de respecter ceux qui ne lui cèdent pas. Qu’ils soient punis maintenant comme le mérite leur crime, et que la faute ne soit pas imputée au petit nombre[140] pour absoudre le peuple. Tous nous ont également attaqués ; ils pouvaient recourir à nous, et ils seraient à présent de retour dans leurs foyers. Ils ont tous été complices de la défection, parce qu’ils ont regardé comme plus sûr de courir une même fortune avec leurs chefs. Il est une chose à bien considérer : si vous infligez la même peine à ceux de vos alliés qui vous abandonnent, forcés par les ennemis, et à ceux qui, d’eux-mêmes, se soulèvent contre vous, qui ne saisira pas le plus faible prétexte de les imiter, quand la liberté sera la récompense du succès, et qu’on pourra succomber sans rien avoir de bien fâcheux à craindre ? Nous aurons à risquer vie et fortune contre chaque ville. Victorieux, nous recouvrerons une ville détruite, et nous serons privés pour la suite des revenus qui assurent notre force : malheureux, nous aurons des ennemis nouveaux, outre nos anciens ennemis ; et dans le temps qu’il faudrait employer à nous défendre contre les nations rivales, nous aurons à combattre nos propres alliés.

XL. « Il faut donc ne leur laisser l’espérance ni de se procurer par des discours ni d’acheter à prix d’argent leur pardon, comme s’ils n’avaient commis que de ces fautes légères attachées à l’humanité. Ce n’est pas malgré eux qu’ils nous ont blessés ; c’est avec connaissance de cause qu’ils ont ourdi leurs trames. Ce qui est digne de pardon, c’est ce qui est involontaire. J’ai déjà combattu et je combats encore, pour que vous ne reveniez pas sur ce que vous avez résolu, et que vous ne péchiez pas par trois vices bien funestes à la domination : la pitié, le plaisir d’entendre de beaux discours et l’indulgence. Il est juste d’avoir de la pitié pour ceux de qui l’on en doit attendre, et non pour ceux qui n’auront pas pitié de nous à leur tour, et que la nécessité même rendra toujours nos ennemis. Les orateurs qui amusent par leur éloquence trouveront à se débattre dans des occasions moins importantes, sans profiter d’une cause où, pour le plaisir d’un moment, l’état souffrirait un grand dommage, tandis qu’eux-mêmes recevraient de riches récompenses de leurs beaux discours. L’indulgence doit être réservée pour ceux qui nous resteront attachés à l’avenir, et non pour des hommes qui seront toujours les mêmes et qu’on pourrait épargner sans qu’ils en fussent moins nos ennemis.

« Je ne dis plus qu’un mot pour me résumer. Si vous m’en croyez, vous ferez justice des Mityléniens, et ce sera consulter vos intérêts ; autrement, vous n’obtiendrez pas leur reconnaissance, et ce sera vous-mêmes qui serez punis ; car si leur défection est juste, c’est à tort que vous possédez l’empire, et si, même contre la justice, vous croyez devoir le conserver, il faut aussi, contre la justice, mais pour votre intérêt, les punir ; sinon, renoncez à la domination, et livrez-vous, hors des dangers qu’elle entraîne, à d’humbles vertus. Traitez-les comme ils vous auraient traités vous-mêmes, et que ceux qui sont échappés aux complots ne se montrent pas moins impitoyables que les conspirateurs. Pensez à ce qu’ils eussent fait, sans doute, s’ils avaient été vos vainqueurs, surtout après avoir été les premiers à vous faire injure. Quand on entreprend de nuire sans sujet, on veut perdre celui qu’on attaque, parce qu’on prévoit ce qu’on aurait à craindre de l’ennemi qu’on aurait épargné ; car celui qui s’est vu attaqué sans nécessité est plus implacable que s’il avait échappé à un juste ennemi. Ne devenez donc pas traîtres à vous-mêmes. Tenez-vous aussi près qu’il est possible, par la pensée, du mal qu’ils vous ont fait ; et comme vous auriez tout sacrifié pour les soumettre, rendez-leur les chagrins qu’ils vous ont donnés, sans faiblesse pour leur situation présente, et sans oublier le danger alors suspendu sur vos têtes. Punissez-les justement, et montrez, par cet exemple, aux alliés, que la peine de la défection sera la mort. S’ils le savent une fois, vous aurez moins souvent à négliger vos ennemis pour combattre des amis infidèles. »

XLI. Ainsi parla Cléon. Après lui s’avança Diodote, fils d’Eucrate. Il s’était déclaré, dès la première assemblée, contre la mort des Mityléniens, et c’était lui qui avait contredit le plus fortement Cléon. Il parla à peu près en ces termes :

XLII. « Je ne blâme pas ceux qui veulent remettre en délibération la destinée des Mityléniens, et je n’approuve pas ceux qui trouvent mauvais qu’on revienne plusieurs fois sur des objets de la plus grande importance. Il est deux choses que je crois surtout contraires à une sage délibération : la précipitation et la colère : l’une ordinairement accompagnée de démence, l’autre d’ignorance et de légèreté. Soutenir que ce ne sont pas les discours qui enseignent comment on doit agir, c’est montrer peu de raison ou quelque intérêt particulier : peu de raison, si l’on croit qu’il est d’autres moyens de répandre la lumière sur l’avenir et sur des questions obscures ; de l’intérêt, si dans l’intention de faire passer quelque chose de honteux, et dans l’impuissance de bien parler pour appuyer une mauvaise cause, on espère effrayer, par d’adroites calomnies, ses adversaires et ses auditeurs. Mais il n’est pas d’hommes plus odieux que ceux qui, sans vous laisser même énoncer votre opinion, vous accusent de n’être qu’un déclamateur à gages. S’ils se contentaient de vous accuser d’ineptie, vous emporteriez, en perdant votre cause, la réputation d’un sot, et non celle d’un malhonnête homme ; mais quand on met en avant contre son adversaire le reproche d’iniquité, s’il gagne, il devient suspect ; et s’il perd, il passe à la fois pour injuste et malhabile.

« Ces manœuvres ne procurent aucun avantage à l’état. La crainte le prive d’utiles conseillers. Il aurait plus à gagner si les gens qui font usage de ces moyens n’avaient pas le don de la parole ; il ne se laisserait pas entraîner à tant de fautes. Le bon citoyen ne doit pas effrayer ceux qui défendent une opinion contraire à la sienne ; mais en leur laissant la faculté de parler, il doit montrer lui-même, par la parole, que la raison est de son côté. Je ne demande pas qu’une république sage comble de nouveaux honneurs le citoyen qui lui donne le plus d’utiles conseils ; mais qu’elle ne retranche rien de ceux dont il jouit, et que, loin d’infliger aucune peine à celui dont l’avis est rejeté, elle ne l’offense pas même dans sa réputation. Ainsi l’orateur dont l’avis l’emportera n’aura rien avancé ni contre son sentiment ni pour complaire à ceux qui 1’écoutent, dans l’espérance d’en recevoir de plus grands honneurs ; et celui qui sera moins heureux, n’aura pas cherché non plus à flatter la multitude et à se la concilier.

XLIII. « Nous faisons tout le contraire, au point que si nous soupçonnons un citoyen de parler par intérêt, c’est en vain qu’il dira des choses utiles ; envieux du profit que nous lui soupçonnons qu’il doit faire, sans en avoir aucune certitude, nous rejetons l’avantage certain qu’il procurerait à l’état. Il est passé en usage que de bons avis donnés avec simplicité ne soient pas moins suspects que des conseils funestes : d’où il faut également conclure que celui qui veut faire adopter au peuple les mesures les plus funestes se le concilie en le trompant, et que celui qui ouvre une bonne opinion commence par mentir pour se faire croire. Notre république, avec toutes ses défiances, est la seule qu’on ne puisse servir franchement et sans la tromper. Si l’on veut sans détour lui offrir quelque avantage, elle suppose qu’on attend de l’affaire quelque profit caché.

« Ainsi, dans les circonstances les plus importantes, toujours exposés à de pareils soupçons, nous sommes obligés, en prenant la parole, de voir plus loin que vous qui n’avez que des vues assez courtes, et d’être responsables de nos conseils, quand vous ne l’êtes pas des sentimens dans lesquels vous nous écoutez. Si celui qui donne son avis et celui qui s’y laisse entraîner avaient le même danger à courir, vous jugeriez avec plus de retenue ; au lieu que dans l’état des choses, si par emportement il vous arrive de prendre un mauvais parti, vous punissez celui qui vous a persuadés et qui n’avait que sa seule opinion, et vous restez impunis, vous dont l’erreur était l’opinion du grand nombre.

XLIV. « Je n’ai pris la parole ni pour contredire ni pour accuser personne au sujet des Mityléniens. Ce n’est pas sur leurs offenses que nous avons à délibérer, si nous nous comportons sagement ; mais sur le meilleur parti que nous avons à prendre. Quand je démontrerais que les Mityléniens ont commis le plus grand des crimes, je n’en conclurais pas qu’il faut leur donner la mort, si leur mort nous est inutile ; et s’ils étaient dignes de quelque clémence, je ne dirais pas qu’il faut leur pardonner, si ce parti n’était pas avantageux à l’état. Je crois que c’est sur l’avenir que nous avons à délibérer, bien plus que sur le présent. Cléon s’appuie surtout sur ce qu’en prononçant la peine de mort, vous acquerrez pour l’avenir un avantage, celui d’éprouver moins de défections ; et moi, en m’appuyant aussi sur ce qui doit vous être utile à l’avenir, je pense tout le contraire, et je vous prie de ne pas rejeter les avantages que vous offrira mon discours, séduits par ce que le sien a de plausible. Ce qu’il vous a dit, mieux d’accord avec votre ressentiment actuel contre les Mityléniens, vous semble plus juste et vous entraîne ; mais nous, sans chercher ce qu’ils méritent suivant les règles de la justice, nous délibérons pour sevoir quel est le parti le plus utile à prendre sur leur sort.

XLV. « Dans les états, la peine de mort est prononcée contre un grand nombre de délits, et non-seulement pour des crimes égaux à ceux des Mityléniens, mais pour des fautes plus légères ; cependant on en court les risques, emporté par l’espérance, et personne, en formant un complot, ne s’expose au danger avec l’idée de n’en pas sortir. El quelle ville jamais s’est livrée à la défection dans la pensée qu’elle n’était, ni par ses propres forces ni par celles des autres, en état de la soutenir ? il est de la nature de l’homme de faire des fautes et dans les affaires privées et dans les affaires publiques ; c’est ce qu’aucune loi ne sera capable d’empêcher. On a passé par tous les degrés de peines, les aggravant toujours, pour être moins exposé aux attentats des malfaiteurs. Autrefois sans doute les punitions étaient plus douces pour les plus grands crimes ; mais comme on les affrontait avec le temps, la plupart furent changées en celle de mort, et cependant on la brave elle-même. Il faut donc maintenant trouver quelque épouvantail encore plus terrible, ou reconnaître qu’elle n’empêche rien. La misère donne une audace qu’inspire la nécessité ; la richesse conduit à l’ambition par l’insolence et l’orgueil ; dans toute situation, les passions des hommes les portent toujours à se hasarder, tous entrainés par quelque penchant invincible. À toutes les autres, se mêlent l’espérance et le désir : l’un commande, l’autre le suit ; celui-ci forme les desseins, celle-là suppose la fortune favorable, et tous deux causent nos plus grands maux. Les avantages incertains l’emportent sur les dangers qu’on a sous les yeux ; la fortune surtout se joint à tout le reste et rend les hommes entreprenans. Comme elle arrive souvent lorsqu’elle était le moins attendue, elle engage à se hasarder avec les plus faibles moyens, et c’est aux peuples surtout qu’elle inspire celle audace, parce qu’il s’agit pour eux des plus grands objets, la liberté ou la domination ; et parce que chaque citoyen, environné de tous, conçoit follement la plus haute idée de lui-même. En un mot, il est impossible, et c’est une simplicité de se promettre, ou par la force des lois ou par aucune autre crainte, d’opposer une digue à la nature humaine fortement emportée vers l’objet qu’elle se propose.

XLVI. « Il ne faut donc pas, dans l’idée que la peine de mort est un sûr garant et qu’on n’osera la braver, prendre une résolution désastreuse, ni montrer aux villes révoltées qu’il n’est plus pour elles d’espérance dans le repentir, et qu’un prompt retour ne saurait effacer leur crime. Considérez que maintenant une ville rebelle qui prévoit sa ruine, entre en composition, capable encore de payer les frais de la guerre et d’acquitter à l’avenir les tributs ; mais avec le parti qu’on vous conseille, croyez-vous qu’il soit une ville qui ne fasse pas de meilleures dispositions que dans l’état actuel des choses, et qui ne soutienne pas le siège jusqu’à la dernière extrémité, s’il devient indifférent de traiter de bonne heure ou de faire une résistance opiniâtre ? Ne sera-ce donc pas un dommage pour nous de nous épuiser en dépenses devant une place qui ne capitulera pas ; et si nous y entrons de force, de ne la prendre que ruinée et d’être privés pour l’avenir des tributs que nous devions en attendre ? Ce sont ces tributs qui nous donnent de la force contre nos ennemis ; ne blessons donc pas nous-mêmes nos intérêts, en jugeant les coupables sur les principes d’une justice rigoureuse, et regardons plutôt comment dans la suite, en n’infligeant que des peines modérées, nous tirerons, pour les contributions, parti des villes opulentes. Ne croyons pas que ce soit par la sévérité des lois que nous parviendrons à les garder ; ce sera par une active vigilance. Nous faisons actuellement le contraire, et si nous soumettons une ville libre qui ne reste sous notre domination que par la force et qui cherche naturellement à recouvrer ses droits. nous croyons devoir la punir avec rigueur. Il ne s’agit pas de châtier sévèrement des hommes libres qui se soulèvent, mais de les bien garder avant qu’ils puissent se soulever ; d’empêcher que l’idée même de la défection ne se présente à leur esprit, et quand on est obligé de les soumettre, de ne leur imputer qu’avec la plus grande douceur le crime de leur rébellion.

XLVII. « Voyez dans quelle faute vous entraînerait, à cet égard, l’avis de Cléon. Maintenant, dans toutes les villes, la classe du peuple vous est favorable ; il ne partage pas la rébellion des chefs, ou s’il y est forcé, il devient bientôt leur ennemi. Qu’une ville se révolte, vous marchez contre elle, déjà sûrs de le voir combattre avec vous ; mais si vous exterminez celui de Mitylène, qui n’a pas même eu de part à la rébellion et qui n’a pas eu plus tôt des armes que, de son propre mouvement, il vous a livré la place, d’abord vous serez injustes en donnant la mort à vos bienfaiteurs, et ensuite vous ferez en faveur des hommes puissans ce qu’ils désirent le plus ; car dès qu’ils exciteront un soulèvement, ils auront le peuple dans leur parti, parce que vous aurez montré d’avance que vous infligiez la même peine aux innocens et aux coupables. Si même il était criminel, il faudrait encore le dissimuler, pour ne pas vous faire une ennemie de la seule classe qui est votre alliée naturelle. Je crois que, pour maintenir votre domination, il vous est bien plus avantageux de supporter de bonne grâce une offense, que de punir justement ceux que vous devez épargner. Cette justice et cette utilité, que Cléon vous propose dans le châtiment des Mityléniens, ne peuvent se trouver ensemble.

XLVIII. « Reconnaissez que je vous donne le meilleur avis ; et sans trop accorder à la pitié ni à l’indulgence (car c’est à quoi je ne prétends pas moi-même vous engager), mais persuadés par les raisons que je vous ai fait entendre, jugez de sang-froid ceux des Mityléniens que Pachès vous a envoyés comme coupables, et laissez les autres dans leurs foyers. Voilà ce qui, pour l’avenir, est avantageux, et ce qui, dès ce moment, est terrible pour vos ennemis ; car se conduire avec sagesse, c’est prendre sur eux plus d’avantage que de joindre, en les attaquant, l’imprudence à la force des armes. »

XLIX. Ainsi parla Diodote. Il fut ouvert des avis absolument opposés ; les Athéniens se débattirent avec la même chaleur pour les opinions contraires, et les suffrages furent à peu près partagés ; cependant l’opinion de Diodote l’emporta. Aussitôt on se hâta d’expédier une seconde trirème ; on craignait qu’elle ne fût prévenue par l’autre et qu’elle ne trouvât toute la ville massacrée : la première avait à peu près l’avance d’un jour et d’une nuit. Les députés de Mitylène approvisionnèrent le vaisseau de farine et de vin, et promirent de bien récompenser l’équipage, s’il ne se laissait pas devancer. Les matelots firent une telle diligence, qu’ils mangeaient et manœuvraient en même temps, ne faisant que tremper leur farine dans du vin et de l’huile ; ils se partageaient, et pendant que les uns travaillaient, les autres prenaient du sommeil[141]. Le bonheur voulut qu’ils n’eussent aucun vent contraire. La première trirème, chargée d’une triste mission, ne hâtait pas sa course, et la seconde fit tant de diligence, qu’elle ne fut prévenue que du temps qu’il fallut à Pachès pour lire le décret ; on allait obéir, la seconde trirème arrive et empêche l’exécution. Ce ne fut qu’à cet espace d’un moment, que tint le sort de Mitylène.

L. Les autres Mityléniens, que Pachès avait envoyés comme les principaux auteurs du mouvement, furent mis à mort suivant l’avis de Cléon ; ils étaient un peu plus de mille. On abattit les murailles de Mitylène, on saisit les vaisseaux, et dans la suite, au lieu d’imposer un tribut aux habitans de Lesbos, on divisa leurs terres en trois mille lots ; celles de Méthymne furent exceptées. Trois cents de ces lots furent réservés et consacrés aux dieux ; les autres furent partagés au sort entre des citoyens d’Athènes, qu’on envoya en prendre possession. Les Lesbiens les prirent à ferme et les cultivèrent, en payant chaque année deux mines[142] par lot. Les Athéniens prirent aussi dans le continent les villes que les Mityléniens y possédaient, et les soumirent à leur domination. Tels furent les événemens de Lesbos.

LI. Le même été[143], après la réduction de cette île, les Athéniens, sous le commandement de Nicias, fils de Nicératus, attaquèrent Minoa, ville adjacente à Mégare. Les Mégariens y avaient construit une tour et en avaient fait une place de défense. Le dessein de Nicias était d’y établir, pour les Athéniens, un fort qui serait moins éloigné que Boudore et Salamine ; d’empêcher les Péloponnésiens de s’en faire un point secret de départ, pour courir la mer, et expédier, comme ils l’avaient déjà fait, des trirèmes et des bâtimens remplis de pirates ; enfin, de couper tous les moyens de faire des importations à Mégare. D’abord il battit, du côté de la mer, avec des machines, et emporta deux tours avancées du port de Nisée, rendit libre le passage entre l’île et ce port, et fortifia la partie du continent par où l’on pouvait porter du secours à cette île, au moyen d’un pont jeté sur des marais ; car l’île est très voisine de la terre ferme. Tout cela fut l’ouvrage de peu de jours. Ensuite il fortifia l’île, y laissa garnison et s’en retourna avec son armée.

LII. Vers la même époque de cet été, les Platéens réduits à la disette, et ne pouvant plus soutenir le siège, se rendirent de la manière suivante. Les Péloponnésiens livrèrent un assaut que les assiégés ne furent pas en état de repousser. Le général lacédémonien reconnut leur faiblesse ; mais il ne voulait pas entrer dans la place de vive force. C’est que ses instructions portaient que, si l’on venait un jour à traiter avec les Athéniens, à condition de rendre de part et d’autre les villes qu’on aurait prises, il fallait que Platée pût ne pas entrer dans ces restitutions, comme s’étant donnée de sa propre volonté. Il envoya donc un héraut déclarer aux assiégés que, s’ils remettaient volontairement la place aux Lacédémoniens, et qu’ils voulussent les prendre pour juges, on sévirait contre les coupables ; mais que personne ne serait puni sans jugement : telle fut la proclamation du héraut. Comme ils étaient réduits aux dernières extrémités, ils se rendirent. Les Péloponnésiens leur fournirent des vivres pendant quelques jours, en attendant que les juges, au nombre de cinq, fussent venus de Lacédémone.

Mais à leur arrivée, on n’établit contre les Platéens aucun chef d’accusation ; on se contenta de les faire paraître et de leur demander si, dans la guerre actuelle, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Ces malheureux demandèrent à s’étendre davantage sur leur justification, et ils chargèrent de leur défense deux de leurs concitoyens. Astymaque, fils d’Asopolaüs, et Locon, fils d’Aïmneste, qui avait avec les Lacédémoniens des liaisons d’hospitalité. Ils comparurent, et voici comment ils s’exprimèrent :

LIII. « Quand par confiance en vous, ô Lacédémoniens, nous vous avons rendu notre ville, nous comptions subir un jugement plus légal, et non tel que celui dont nous sommes menacés. Noas n’avons pas accepté d’autres juges que vous ; c’est vous seuls que nous reconnaissons encore, et c’est ainsi que nous nous sommes flattés d’obtenir justice. Nous craignons maintenant d’avoir été déçus dans l’une et l’autre de nos espérances ; car nous avons lieu de soupçonner que c’est contre une peine capitale que nous avons à nous défendre, et que nous ne vous trouverons pas exempts de partialité. C’est ce que nous avons trop de raisons de conjecturer, quand, d’un côté, l’on ne nous intente pas une accusation que nous ayons à combattre, mais que c’est nous qui demandons à parler ; et que, de l’autre, on ne nous fait qu’une courte question, telle que nous parlons contre nous-mêmes, si nous y répondons suivant la vérité, et que, si nous la déguisons, nous sommes convaincus de mensonge. Embarrassés de toutes parts, nous sommes réduits au parti qui semble le plus sûr, celui de hasarder quelques mots en notre faveur. Car, dans la situation où nous sommes, ce que nous n’aurions pas dit, on pourrait croire qu’en at entendre, nous aurions pu nous sauver.

« Cependant il se joint à nos autres malheurs la difficulté de vous persuader. Si nous ne nous connaissions pas les uns et les autres, nous pourrions espérer de servir notre cause en citant en témoignage des faits que vous ignoreriez ; mais nous allons parler devant des juges qui savent tout ce que nous pourrons dire. Ce que nous avons à craindre, ce n’est pas que vous nous fassiez un crime de vous être inférieurs en vertus ; mais que, dans le dessein de complaire à d’autres, vous ne nous fassiez plaider une cause déjà jugée.

LIV. « Nous n’en exposerons pas moins nos droits dans nos différends avec les Thébains ; nous rappellerons les services que nous vous avons rendus à vous-mêmes et au reste de la Grèce, et nous ne négligerons rien pour vous persuader. A la courte question qui nous est faite : si, dans cette guerre, nous avons rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés, nous répondons que si vous nous interrogez comme ennemis, vous n’avez pas à vous plaindre de ce que nous ne vous avons point obligés ; que si c’est comme amis, vous avez péché vous-mêmes plus que nous, en nous apportant la guerre. Pendant la paix et dans la guerre contre les Mèdes, nous nous sommes montrés dignes de votre estime : pendant la paix, parce que nous n’avons pas été les premiers à l’enfreindre ; dans la guerre contre les Mèdes, parce que seuls des Bœotiens, unis à vous, nous avons défendu la liberté de la Grèce. Habitans que nous étions du continent, nous avons combattu sur mer à Artémisium, et dans la bataille qui s’est livrée sur notre territoire, nous vous avons secondés, vous et Pausanias. Tous les autres dangers qu’à cette époque les Grecs ont eus à courir, nous les avons partagés au-delà de nos forces. Et vous-mêmes en particulier, ô Lacédémoniens, quand Sparte fut enveloppée de la plus grande terreur, quand, après le tremblement de terre, les Ilotes se furent cantonnés dans Itôme, vous vîtes le tiers de nos forces venir à votre secours ; ce sont des services qu’il ne vous convient pas d’oublier.

LV. « Voilà quels nous nous glorifions d’avoir été dans les temps anciens et dans les circonstances les plus importantes. Dans la suite, nous sommes devenus ennemis ; mais la faute en est à vous ; car, opprimés par les Thébains quand nous eûmes besoin de secours, vous nous repoussâtes, et c’est de vous-mêmes que nous reçûmes le conseil de recourir aux Athéniens, parce qu’ils étaient nos voisins et que vous étiez trop éloignés de nous. Cependant, au milieu de la guerre, vous n’avez reçu de notre part aucune insulte, et vous n’en aviez pas à craindre pour l’avenir. Si nous n’avons pas voulu nous détacher, à vos ordres, de l’alliance d’Athènes, notre conduite n’avait rien d’injuste ; car les Athéniens nous avaient secourus contre Thèbes, quand vous étiez lents à nous défendre : et c’eût été une honte de les trahir, après avoir éprouvé leurs bienfaits, imploré leur alliance et reçu chez eux le droit de cité. Marcher avec zèle où ils nous appelaient, tel était notre devoir. Quant aux entreprises auxquelles vous avez, les uns et les autres, conduit vos alliés, s’il en est de répréhensibles, ceux qui vous ont suivis ne sont pas coupables, mais vous-mêmes qui les meniez à d’injustes exploits.

LVI. « Après un grand nombre d’injures que nous avons reçues des Thébains, vous connaissez la dernière, qui est la cause de notre malheur. Quand ils surprirent notre ville, non-seulement en temps de paix, mais pendant l’hiéroménie[144], nous eûmes le droit de nous défendre, suivant la loi reçue chez tous les hommes, qui leur permet de combattre un agresseur ; et ce serait une injustice de nous punir aujourd’hui, en faveur de ceux qui nous ont attaqués. Car si vous prenez, sur votre utilité présente et sur leur haine, la mesure du juste, vous montrerez que vous n’êtes pas des juges intègres du droit, et que vous servez plutôt l’intérêt. Et certes, si les Thébains semblent aujourd’hui vous être utiles, nous le fûmes bien davantage autrefois, et nous et les autres Grecs, quand vous étiez dans un plus grand danger ; car maintenant, terribles aux autres, c’est vous qui les attaquez ; mais alors, quand les Barbares apportaient à tous la servitude, ces gens-ci étaient avec eux. Et il est juste que vous compensiez notre faute actuelle, s’il est vrai que nous en ayons fait une, par le zèle que nous montrâmes alors. Vous trouverez un grand service contre une faute légère, et dans des circonstances où il était rare que des Grecs opposassent quelque vertu à la puissance de Xerxès. Alors furent comblés d’éloges ceux qui ne firent pas consister leurs intérêts à se mettre en sûreté contre l’invasion, et qui osèrent montrer la plus belle audace au milieu des dangers : nous fûmes de ce nombre, et comblés des premiers honneurs, nous craignons qu’ils ne causent aujourd’hui not re perte, pour avoir préféré justement de nous unir aux Athéniens, plutôt, ô Lacédémoniens, que de consulter notre avantage qui nous aurait conseillé de nous joindre à vous. Cependant, ô Lacédémoniens, vous devez toujours porter le même jugement sur les mêmes actions, et croire que vous n’avez pas d’autre intérêt que de conserver toujours une solide reconnaissance des bons offices, quand même votre utilité présente ne s’accorderait pas avec cette conduite.

LVII. « Considérez que vous êtes maintenant regardés comme un modèle de vertu offert au plus grand nombre des Grecs, et que le jugement que vous allez porter dans notre cause ne restera point enseveli dans l’obscurité. Ce seront des hommes célèbres qui prononceront sur des hommes estimables. Si ce jugement n’est pas équitable, on n’apprendra point avec indifférence que vous ayez rien prononcé d’injuste contre des gens de bien, vous qui l’emportez sur eux en vertu, ni que vous ayez consacré nos dépouilles dans les temples, après que nous avons été les bienfaiteurs de la Grèce. On regardera comme une atrocité que les Lacédémoniens aient détruit Platée ; que vos pères, en témoignage de sa valeur, aient inscrit cette ville sur le trépied consacré dans le temple de Delphes, et que vous, pour complaire aux Thébains, vous l’ayez effacée de la Grèce entière. Car c’est à cette extrémité que nous sommes réduits, nous qui étions perdus si les Mèdes eussent remporté la victoire, et qui vous voyons aujourd’hui, vous qui nous fûtes unis par la plus étroite amitié, nous préférer les Thébains. Les deux dangers les plus terribles viennent de se réunir presque à la fois contre nous : d’abord celui de périr par la faim, si nous ne rendions pas notre ville, et maintenant celui d’être condamnés à mort. Nous sommes repoussés de tous, isolés et sans défenseurs, nous, ces mêmes Platéens, qui avons montré pour les Grecs un courage au-dessus de nos forces. Aucun de ceux qui portèrent avec nous les armes ne daigne nous secourir, et vous, Lacédémoniens, notre seule espérance, nous craignons que vous ne nous soyez infidèles.

LVIII. « Nous osons cependant vous en conjurer, au nom des dieux qui combattirent autrefois avec nous, et en mémoire du courage que nous avons montré pour le salut des Grecs, laissez-vous fléchir, et abjurez les sentimens qu’ont pu vous inspirer les Thébains. Il est une grâce que vous pouvez exiger d’eux : c’est qu’ils ne donnent pas la mort à ceux qu’il ne vous convient pas de condamner. Demandez-leur un service honnête au lieu d’un service honteux qu’ils attendaient de vous, et pour leur complaire, ne vous déshonorez pas. Il faut peu de temps pour détruire nos corps ; il serait bien difficile d’effacer l’opprobre de cet attentat. Ce ne serait pas, en nous, des ennemis que vous puniriez justement, mais des amis que la nécessité força de vous combattre. Nous délivrer de la crainte du supplice, ce sera nous juger avec équité, nous qui, vous ne devez pas l’oublier, nous sommes rendus à vous de nous-mêmes ; que vous avez reçus tendant vers vous des mains suppliantes ; à qui, suivant les usages des Grecs, il ne vous est pas permis de donner la mort, et qui, dans tous les temps, fûmes vos bienfaiteurs. Tournez les yeux vers les tombes de vos pères, morts sous le fer des Mèdes, et ensevelis dans nos campagnes, à qui nous accordons chaque année un tribut public de vêtemens et les autres offrandes conformes à l’usage[145]. Nous leur apportons les prémices de tous les fruits de la contrée ; amis, nous leur offrons les présens d’une terre amie, et alliés, nous rendons hommage à ceux qui ont porté les armes avec nous. Par un jugement inique, vous détruiriez ces institutions. Quand Pausanias donna la sépulture à vos pères, songez qu’il crut les déposer dans une terre amie, au milieu d’hommes bienveillans ; et vous, si vous nous ôtez la vie, si vous soumettez à la domination de Thèbes les champs de Platée, que ferez-vous autre chose qu’abandonner vos pères dans une terre ennemie, au pouvoir de ceux qui leur ont ravi le jour ; que les priver des honneurs qui maintenant leur sont rendus ? Je dirai plus encore : vous asservirez le pays où les Grecs ont assuré leur liberté ; vous rendrez déserts les temples où ils ont imploré les dieux en allant à la victoire, et vous enlèverez à ceux qui les ont fondés les sacrifices que nous célébrons à l’exemple de nos pères.

LIX. « Ce serait une tache à votre gloire, ô Lacédémoniens, d’offenser les lois communes des Grecs et les mânes de vos ancêtres, et sans avoir à vous plaindre d’aucune offense, de perdre vos bienfaiteurs pour satisfaire une haine étrangère. Ce qui est digne de vous, c’est de nous épargner, de vous laisser fléchir, de concevoir une juste pitié. Ne considérez pas seulement l’atrocité de notre supplice, mais quels nous sommes, nous qui le souffririons ; réfléchissez sur l’instabilité de la fortune, et songez comment elle frappe ceux qui ont le moins mérité ses coups. La circonstance, la nécessité nous obligent d’implorer les dieux adorés en commun sur les mêmes autels, et que révèrent tous les Grecs, et de les prier de vous rendre sensibles à nos malheurs. Nous attestons les sermens qu’ont prêtés vos pères de ne pas oublier nos services ; nous nous rendons les supplians des tombeaux de vos ancêtres ; nous implorons ces héros qui ne sont plus ; nous leur demandons de n’être pas soumis au jugement des Thébains, de n’être pas livrés, nous qui fûmes leurs amis les plus chers, à leurs plus grands ennemis. Nous vous rappelons ce jour que nous signalâmes avec eux par les actions les plus éclatantes, nous qui sommes en danger aujourd’hui de subir le sort le plus cruel. Pour terminer ce discours, puisqu’il le faut enfin, affreuse nécessité pour des hommes qui risquent de cesser en même temps de parler et de vivre, nous vous représentons que ce n’est point aux Thébains que nous avons rendu notre ville ; car nous aurions préféré le plus honteux supplice, celui de la faim : mais c’est dans vos bras que nous nous sommes jetés avec confiance, et il est juste, si vous ne vous rendez pas à nos prières, de nous remettre en l’état où nous étions et de nous laisser le choix du danger que nous voulons courir. O Lacédémoniens, nous vous conjurons, nous, ces mêmes Platéens qui ont montré pour les Grecs tant de zèle, de n’être pas livrés de vos propres mains, après avoir reçu votre fui, après être devenus vos supplians, aux Thébains, nos plus mortels ennemis. Devenez nos sauveurs, et ne nous perdez pas, quand vous délivrez le reste de la Grèce. »

LX. Ainsi parlèrent les Platéens. Les Thébains alors s’avancèrent, dans la crainte qu’à ce discours les Lacédémoniens ne se relâchassent de leur rigueur. Ils dirent qu’ils voulaient aussi se faire entendre, puisque, contre leur avis, on avait permis aux Platéens de faire une longue réponse à la question qu’on leur avait adressée. On leur permit de prendre la parole, et voici comment ils s’exprimèrent :

LXI. « Nous n’aurions pas demandé la parole, si les Platéens avaient eux-mêmes répondu brièvement à la question qui leur était faite ; s’ils ne s’étaient pas rendus nos accusateurs ; si, sortant du sujet et s’étendant sur des reproches qu’on ne leur faisait pas, ils n’eussent pas fait d’eux-mêmes une longue apologie, et ne se fussent pas prodigués des éloges sur ce que personne ne songeait à blâmer. Nous sommes obligés maintenant de répondre à leurs accusations et de détruire les louanges qu’ils se donnent, pour leur ôter l’avantage qu’ils veulent tirer de notre crime et de leur gloire, pour que vous ne portiez un jugement qu’après avoir entendu la vérité sur les deux parties.

« Nous allons d’abord remonter à la première origine de nos divisions. Platée, avec quelques autres places dont nous nous étions rendus maîtres, en chassant un mélange d’hommes qui les occupaient, fut la dernière fondation que nous fimes dans la Bœotie ; mais les Platéens ne daignèrent pas, comme il leur avait été d’abord imposé, reconnaître notre domination ; seuls des Bœotiens, ils transgressèrent nos antiques lois, eurent recours aux Athéniens quand nous voulûmes les contraindre à les observer, et conjointement avec ces alliés, ils nous ont fait beaucoup de mal, et en ont éprouvé beaucoup aussi de notre part.

LXII. « Ils prétendent que, lors de l’invasion des Barbares, seuls des Bœotiens ils n’ont pas été favorables aux Mèdes : tel est le sujet de leur orgueil et des traits qu’ils lancent contre nous. Mais nous prétendons, nous, que s’ils n’embrassèrent pas le parti des Mèdes, c’est que les Athéniens ne le suivirent pas ; et que, par la même raison, lorsque, dans la suite, les Athéniens marchèrent contre les Grecs, seuls des Bœotiens ils ont suivi le parti d’Athènes. Mais considérez dans quelles circonstances eux et nous avons tenu cette conduite. Notre ville n’était alors ni soumise à un certain nombre de magistrats, ni régie par la volonté du peuple ; mais, ce qui est le plus contraire à un gouvernement légal et modéré, et ce qui approche le plus de la tyrannie, les affaires étaient dans les mains de quelques ambitieux. Dans l’espérance de conserver plus sûrement leur pouvoir si le Mède avait l’avantage, ils continrent le peuple par la force et donnèrent entrée aux Barbares. La république n’était pas maîtresse d’elle-même, et il est injuste de lui reprocher les fautes qu’elle a commises dans l’absence des lois.

« Mais après la retraite des Mèdes et le rétablissement de notre constitution, quand, dans la suite, les Athéniens marchèrent contre la Grèce dans le dessein de se la soumettre et notre pays avec elle ; quand, à la faveur des divisions, ils en avaient envahi déjà une grande partie ; considérez si, victorieux à Coronée, ce n’est pas nous qui avons délivré la Bœotie, et si nous manquons à présent de zèle pour rendre aux autres la liberté, nous qui fournissons plus de cavalerie et de tout ce qui est nécessaire à cette belle entreprise qu’aucun autre des alliés. Voilà notre réponse au reproche qu’on nous fait d’avoir été les partisans des Mèdes.

LXIII. « Que vous-mêmes, ô Platéens, vous vous soyez rendus coupables des plus graves offenses envers les Grecs, et qu’il ne soit pas de supplice que vous n’ayez mérité, c’est ce que nous allons essayer de prouver. C’est, à vous entendre. pour vous venger de nous que vous êtes entrés dans l’alliance des Athéniens, que vous avez obtenu chez eux le droit de cité. Il fallait donc les susciter contre nous seuls, sans marcher avec eux contre d’autres peuples de la Grèce, et s’ils vous entrainaient malgré vous dans quelques entreprises, il ne tenait qu’à vous de réclamer cette alliance que vous aviez contractée avec les Lacédémoniens contre les Mèdes, et que vous affectez si bien de faire valoir. Elle était capable au moins de vous garantir de nos efforts ; et, ce qui est bien important, de vous mettre au dessus de la crainte dans vos délibérations. Mais c’est de votre propre mouvement, et sans y être forcés, que vous avez préféré de vous jeter dans le parti d’Athènes ; et vous dites qu’il était honteux de trahir vos bienfaiteurs. Il était bien plus honteux de trahir tous les Grecs, à qui vous liaient vos sermens, que les seuls Athéniens : ils asserviraient la Grèce ; les autres combattaient pour la rendre libre. La reconnaissance que vous leur témoigniez, accompagnée de honte, était bien différente du bienfait que vous aviez reçu ; car, de votre aveu, vous les aviez appelés, exposés vous-mêmes à l’injustice, et vous deveniez leurs coopérateurs dans les injustices qu’ils faisaient à d’autres. Certes, il est moins honteux de ne pas reconnaître un bienfait, que de marquer à ses bienfaiteurs, par une injustice, la reconnaissance qu’on leur doit justement.

LXIV. « Vous avez bien manifesté que ce n’était pas en faveur des Grecs que, seuls autrefois, vous ne vous étiez pas unis aux Mèdes, mais parce que les Athéniens eux-mêmes ne s’y joignaient pas. Vous avez voulu les imiter et faire le contraire des autres, et vous prétendez aujourd’hui vous prévaloir de ce que, pour complaire à d’autres, vous vous êtes montrés gens de bien : cela n’est pas juste. Vous avez choisi le parti des Athéniens ; défendez-vous par leurs secours, et ne nous alléguez pas les sermens qui vous lièrent jadis avec les Lacédémoniens, comme s’ils devaient aujourd’hui vous sauver. Vous les avez abjurés, et, par une suite de cette infraction, vous avez contribué à l’asservissement des Éginètes et de plusieurs autres alliés, au lieu de les défendre. Et ce n’était pas malgré vous ; c’était en vivant sous les mêmes lois que vous avez encore, et sans que personne vous fît, comme à nous, violence. Encore dans ces derniers temps, avant d’être investis, vous avez rejeté l’invitation qui vous était faite de rester en paix et d’observer la neutralité. Qui donc plus que vous doit être odieux à tous les Grecs, vous qui n’avez fait parade de vertu que pour leur nuire ? Ce qu’alors, comme vous le dites, vous avez fait de bien, vous venez de montrer qu’il ne vous appartenait pas ; mais quant au vrai penchant de votre caractère, on a des preuves qui le font reconnaître ; car vous avez suivi les Athéniens, parce qu’ils prenaient le chemin de l’iniquité. Nous en avons dit assez pour mettre au jour ce qu’était notre faveur involontaire pour les Mèdes et votre penchant volontaire pour les Athéniens.

LXV. « Vous nous reprochez une dernière injustice, de vous avoir attaqués pendant la paix et dans la solennité de l’hiéroménie. Nous ne croyons pas, en cela même, être plus coupables que vous. Si de nous-mêmes nous sommes venus attaquer votre ville et dévaster vos champs comme des ennemis, nous avons eu tort ; mais si ce sont vos concitoyens les plus considérables par la fortune et la naissance, qui, pour vous détacher d’une alliance étrangère, et vous réunir sous les antiques lois communes à tous les Bœotiens, nous ont appelés de leur propre mouvement, quel tort peut-on nous reprocher ? Ceux qui conduisent pèchent plus que ceux qui suivent : mais, à notre avis, il n’y eut de faute ni de leur part ni de la nôtre. Citoyens ainsi que vous, et ayant à perdre davantage, ils nous ont ouvert l’accès de leurs propres murailles ; ils nous ont reçus comme amis dans la ville, et ne nous y ont pas introduits comme des ennemis. Ce qu’ils voulaient, c’était que les plus dangereux d’entre vous ne le devinssent pas encore davantage, et que les meilleurs citoyens obtinssent ce qu’ils avaient droit de prétendre. Ils voulaient rectifier les opinions, et ne point enlever les personnes à la république, mais les ramener à ses liaisons naturelles. Ils ne lui faisaient aucun ennemi, et lui conciliaient l’amitié de tous.

LXVI. « La preuve que nous n’agissions pas en ennemis, c’est que nous n’avons maltraité personne, contens d’inviter à se joindre à nous ceux qui voudraient se gouverner suivant les antiques institutions de toute la Bœotie. Vous êtes passés avec joie de notre côté ; vous êtes entrés en accord avec nous ; vous êtes d’abord restés tranquilles ; mais bientôt, reconnaissant que nous étions en petit nombre, comme si nous avions fait un grand crime d’entrer sans l’aveu de votre populace, vous n’avez pas imité notre conduite ; vous ne vous êtes pas abstenus d’en venir aux mains ; vous ne nous avez pas invités à évacuer la ville ; mais tombant sur nous au mépris de l’accord que vous veniez de conclure, vous avez tué les uns, et ce n’est pas de quoi nous nous plaignons davantage ; on peut dire qu’ils sont morts victimes du droit de la guerre ; mais ceux qui vous tendaient des mains suppliantes, que vous aviez pris vivans, à qui vous nous promîtes de ne pas ôter la vie, les avoir égorgés contre toutes les lois, n’est-ce pas une atrocité ? Après avoir commis trois crimes en peu de temps, infraction de l’accord, massacre de sang-froid, promesse violée, cette promesse que vous aviez faite de les épargner si nous respections vos campagnes, c’est nous que vous accusez d’avoir enfreint les lois et vous prétendez ne devoir pas être punis ! Non, cela ne sera pas, si du moins les Lacédémoniens jugent avec équité : vous recevrez le prix de tous vos crimes.

LXVII « Nous sommes entrés dans ces détails, ô Lacédémoniens, et pour vous et pour nous-mêmes : pour vous, il ne fallait pas vous laisser ignorer que vous les punirez justement ; pour nous, afin de prouver que ce sera plus justement encore que vous nous vengerez. Ne vous laissez pas fléchir au récit de leurs anciennes vertus : s’il est vrai qu’ils en aient montré jamais, elles parleraient en faveur de malheureux opprimés ; mais pour des gens souillés de crimes, elles doivent leur attirer une double punition, parce qu’il leur convenait moins d’en commettre. Qu’il leur soit inutile de gémir, d’exciter la pitié, d’invoquer à grands cris les tombes de vos aïeux, de déplorer leur délaissement. Nous répondrons qu’elle a souffert bien plus cruellement cette jeunesse que nous avons perdue, massacrée de leurs mains ; elle dont les pères, en joignant à vos armes celles de la Bœotie, ont péri dans les champs de Coronée ; ou qui, seuls dans leur vieillesse, abandonnés dans leurs maisons vides de leur postérité, vous supplient bien plus justement de leur accorder vengeance. C’est quand on souffre injustement qu’on est digne de pitié ; mais c’est avec joie que l’on voit des criminels, tels que les Platéens, souffrir ce qu’ils ont mérité. Eux-mêmes se sont attiré leur abandon. Ils avaient les alliés les plus respectables et se sont plus à les rejeter ; ils ont violé les lois envers nous, sans avoir reçu de nous aucune injure, mais conduits par la haine et non par la justice ; ils ne seront point assez punis. Ce qu’ils souffriront est juste ; et qu’ils ne disent pas qu’ils ont tendu vers nous les mains en qualité de supplians : eux-mêmes se sont rendus par accord, et se sont abandonnés à votre équité.

« Venez donc, ô Lacédémoniens, au secours de la loi reçue chez tous les Grecs, et qu’ils ont violée ; montrez-nous une reconnaissance digne de notre zèle, quand nous sommes injustement offensés, et ne nous repoussez pas, séduits par leurs discours. Prouvez aux Grecs par un grand exemple que vous ne leur proposez pas des combats de beau langage, mais de belles actions ; que si les actions sont bonnes, il suffit de les annoncer, et que les discours des coupables, ornés de belles paroles, ne sont à vos yeux qu’un voile dont ils couvrent leurs forfaits. En qualité de dominateurs, tels que vous l’êtes, si vous établissez contre tous les accusés des jugemens expéditifs, on cherchera moins de beaux discours pour pallier des crimes. »

LXVIII. Ainsi parlèrent les Thébains : les juges de Lacédémone crurent devoir s’en tenir à demander aux Platéens s’ils avaient reçu d’eux quelque service pendant la guerre. Comme d’abord, conformément au traité que leur avait accordé Pausanias pendant la guerre des Mèdes, on les avait invités à rester en repos ; comme ensuite, avant de les investir, on leur avait proposé, suivant le même traité, de rester neutres, et qu’ils n’avaient point accepté cette proposition, les juges, prétendant avoir la justice de leur côté, regardèrent le traité comme rompu et se crurent eux-mêmes lésés. Ils les firent donc venir les uns après les autres, et leur demandèrent si, dans le cours de la guerre, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et aux alliés. Comme ils ne pouvaient répondre qu’ils leur en eussent rendu, on leur donnait la mort : personne ne fut excepté. Il n’y eut pas moins de deux cents Platéens égorgés ; vingt-cinq Athéniens qui avaient soutenu le siège avec eux subirent le même sort ; les femmes furent réduites en servitude.

Pendant à peu près un an, les Thébains peuplèrent la ville des Mégariens que les troubles avaient forcés de quitter leur patrie, et de ceux des Platéens qui restaient, et qui avaient été de leur faction : mais ensuite ils la rasèrent jusque dans ses fondemens, et employèrent les matériaux à construire près du temple de Junon un hospice de deux cents pieds sur toutes ses faces. L’enceinte en était distribuée en appartemens hauts et bas, et l’on fit entrer dans cette construction les toits et les portes des Platéens. Des autres matériaux, on employa le fer et l’airain à des lits qui furent consacrés à Junon, et les pierres servirent à bâtir un temple de cent pieds. Les terres furent affectées au public ; on les afferma pour dix ans, et ce furent des Thébains qui les cultivèrent. Ce qui contribua beaucoup à cette aversion des Lacédémoniens pour ceux de Platée, ou plutôt ce qu’on doit en regarder comme l’unique cause, ce fut leur complaisance pour les Thébains. Ils y furent engagés par l’espérance d’en tirer de grands services pour la guerre où l’on se trouvait engagé. Ainsi périt Platée, quatre-vingt-treize ans après être devenue l’alliée d’Athènes.

LX1X. Cependant les quarante vaisseaux du Péloponnèse qui étaient partis pour secourir Lesbos, mis en fuite et poursuivis par les Athéniens et battus de la tempête à la hauteur de Crète, regagnèrent en désordre les côtes de leur pays. Ils rencontrèrent à Cyllène treize vaisseaux de Leucade et d’Ambracie, et Brasidas, fils de Tellis, arrivé pour aider Alcidas de ses conseils ; car les Lacédémoniens, ayant manqué leur projet de secourir Lesbos, jugèrent à propos d’équiper une flotte plus nombreuse, et pendant que les Athéniens n’avaient que douze vaisseaux à Naupacte, d’aller à Corcyre qui était en proie aux séditions. Ils voulaient les prévenir avant qu’il leur vînt du secours d’Athènes ; Brasidas et Alcidas s’occupaient de cette entreprise.

LXX. Les troubles de Corcyre avaient commencé au retour des citoyens faits prisonniers au combat naval d’Épidamne. Les Corinthiens prétendaient les avoir relâchés sur une caution de huit cents talens[146], que leurs hôtes avaient donnée pour eux : mais la vérité, c’est que ces prisonniers s’étaient laissés engager à leur livrer Corcyre. Ils s’intriguèrent en effet, et insinuèrent aux citoyens de se soulever contre Athènes. Il vint un vaisseau d’Athènes et un de Corinthe qui apportaient des députés. Il se tint des conférences. et les Corcyréens décrétèrent qu’ils persisteraient, suivant le traité, dans l’alliance d’Athènes ; mais qu’ils resteraient amis de Corinthe, comme ils l’étaient avant cette alliance. Il y avait un certain Pithias qui se chargeait volontairement de faire aux Athéniens les honneurs de son pays[147], et qui était à la tête de la faction du peuple. Les gens de la faction contraire le mirent en justice, l’accusant de vouloir asservir son pays aux Athéniens. Il fut absous, et à son tour il fit amener en jugement cinq des plus riches citoyens, les chargeant d’avoir arraché des palissades de l’enceinte consacrée à Jupiter et Alcinoüs. L’amende pour chaque pieu était d’un stater[148]. Ils furent condamnés, et se réfugièrent dans les temples en qualité de suppliant. Comme la somme était forte, ils demandaient, pour être en état de l’acquitter, qu’elle fût partagée en plusieurs paiemens déterminés. Pithias, qui se trouvait être membre du sénat, obtint qu’on agirait contre eux suivant la rigueur de la loi. Ces malheureux, se trouvant sous le joug d’un décret, et apprenant que Pithias voulait profiter du temps où il était encore sénateur, pour engager le peuple dans une alliance offensive et défensive avec Athènes, quittèrent leur asile ; et, s’armant de poignards, ils se jetèrent impétueusement au milieu du sénat et tuèrent Pithias et d’autres sénateurs ou particuliers, jusqu’au nombre de soixante. Quelques gens de la faction de Pithias, mais en petit nombre, se réfugièrent sur la trirème athénienne qui n’était pas encore partie.

LXXI. Après cette exécution, ils convoquèrent les Corcyréens, et se vantèrent d’avoir pris le seul parti qui pût les garantir du joug d’Athènes, ajoutant que ce qui restait à faire, c’était de ne recevoir paisiblement, ni d’Athènes ni de Corinthe, plus d’un vaisseau à la fois ; et s’il s’en présentait davantage, de les traiter en ennemis. Ce qu’ils dirent, ils forcèrent le peuple à le ratifier, et envoyèrent même aussitôt à Athènes des députés pour annoncer ce qu’ils venaient de faire comme une mesure indispensable, et pour engager ceux de leurs concitoyens qui s’y étaient réfugiés à ne rien faire imprudemment, dans la crainte de causer quelque malheur.

LXXII. Arrivés à Athènes, les députés furent traités comme des factieux ; on traita de même ceux qu’ils avaient gagnés, et tous furent mis en dépôt à Égine. Cependant une trirème de Corinthe étant abordée à Corcyre avec des députés de Lacédémone, ceux qui se trouvaient à la tête des affaires attaquèrent le peuple. Il y eut un combat et ils furent vainqueurs ; mais la nuit survint, le peuple se réfugia dans la citadelle et sur les hauteurs de la ville, s’y forma en corps d’armée et s’y fortifia. Il se rendit aussi maître du port Hyllaïque. Ceux de l’autre parti s’emparèrent de la place publique où la plupart avaient leurs maisons, et d’un port qui regarde le continent, et qui est voisin de cette place.

LXXIII. Le lendemain il y eut de légères escarmouches. Les deux factions envoyèrent dans la campagne appeler à elles les esclaves, sous promesse de la liberté. La plupart se joignirent au peuple. L’autre parti reçut du continent huit cents hommes de troupes auxiliaires.

LXXIV. Après un jour d’intervalle, il y eut un second combat. Le peuple avait l’avantage de la position et celui du nombre : il remporta la victoire. Les femmes le secondèrent vaillamment, lancèrent des tuiles du haut des maisons et soutinrent le bruit des armes avec un courage au-dessus de leur sexe. Sur le soir, la faction du petit nombre ayant été repoussée, craignit que le peuple ne se jetât tumultuairement sur le chantier des vaisseaux, qu’il ne s’en rendît maître, et qu’eux-mêmes ne fussent massacrés. Ils mirent le feu aux bâtimens qui formaient l’enceinte de la place, et aux maisons contiguës, sans épargner, plus que les autres, celles qui leur appartenaient. Leur dessein était de fermer tout accès au peuple. Des richesses considérables qui appartenaient au commerce, furent brûlées ; et s’il se fût élevé un vent qui eût poussé la flamme du côté de la ville, elle risquait d’être détruite tout entière. D’ailleurs, le combat avait cessé, et les deux factions passèrent la nuit sur leurs gardes, mais tranquilles. Comme c’était le peuple qui était vainqueur, le vaisseau de Corinthe partit secrètement, et la plupart des troupes se transportèrent sur le continent, sans que l’on s’aperçût de leur retraite.

LXXV. Le lendemain, Nicostrate, fils de Diitréphès, général athénien, vint de Nanpacte apporter du secours avec douze vaisseaux et cinq cents hoplites de Messène. Il entra en composition avec les habitans et leur conseilla de se réconcilier, de mettre seulement en justice dix des plus coupables qui prirent la fuite, de permettre aux autres de rester, et de faire entre eux et avec les Athéniens un traité par lequel ils s’engageraient à avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis. Il devait partir après avoir terminé cette négociation ; mais les chefs du parti populaire obtinrent qu’il leur laisserait cinq de ses vaisseaux pour que le parti contraire fût moins en état de remuer, et ils s’engagèrent à équiper le même nombre de leurs bâtimens qu’ils feraient partir avec lui. Il consentit à cette proposition, et la faction qui avait la supériorité choisit ses ennemis pour monter les vaisseaux. Ceux-ci craignirent d’être envoyés à Athènes et se réfugièrent dans le temple des dioscures. Nicostrate voulut les faire relever et essaya de les rassurer ; mais il ne put y parvenir. Ce fut pour le peuple un prétexte de s’armer, comme si ces infortunés eussent eu quelque mauvais dessein, parce que la défiance les empêchait de monter sur les vaisseaux. Il alla dans leurs maisons enlever leurs armes, et il en aurait même tué quelques uns qui lui tombèrent sous la main, si Nicostrate ne l’en eût empêché. Les autres, voyant ce qui se passait, allèrent s’asseoir, en qualité de supplians, dans l’enceinte consacrée à Junon : ils s’y trouvèrent au nombre de quatre cents ; mais le peuple, craignant qu’ils n’excitassent quelque révolution, sut leur persuader de quitter cet asile. Il les transporta dans l’île que regarde ce temple et leur y fit passer des vivres.

LXXVI. Les troubles en étaient à ce point, lorsque, trois ou quatre jours après le transport de ces citoyens dans l’île, les vaisseaux du Péloponnèse, partis de Cyllène où ils étaient restés depuis l’expédition d’Ionie, arrivèrent au nombre de cinquante-trois. Ils étaient commandés, comme auparavant, par Alcidas, qui avait avec lui Brasidas, à titre de conseil. Ils relâchèrent au port de Sybota, qui est situé sur le continent, et, au lever de l’aurore, ils firent route vers Corcyre.

LXXVII. Les Corcyréens, effrayés à la fois de leur situation intérieure et de l’arrivée de cette flotte, appareillèrent tumultuairement soixante navires ; ils les faisaient partir contre l’ennemi à mesure qu’ils étaient prêts. C’était contre l’avis des Athéniens, qui leur conseillatent de les laisser sortir eux-mêmes les premiers, et de venir ensuite les soutenir à la fois avec toutes leurs forces. Comme les vaisseaux de Corcyre se présentaient séparément au combat, il y en eut deux qui, dès le commencement de l’action, passèrent du côté de l’ennemi. Sur les autres, les gens de guerre qui les montaient se battaient entre eux, et l’on ne savait nulle part ce qu’on faisait. Les Péloponnésiens, s’apercevant de ce tumulte, se contentèrent d’opposer une vingtaine de vaisseaux à ceux de Corcyre, et avec le reste de leur flotte, ils se présentèrent contre les douze vaisseaux d’Athènes, dont étaient la Salaminienne et le Paralus.

LXXVIII. Les Corcyréens, faisant mal leurs attaques et avec trop peu de bâtimens à la fois, eurent, de leur côté, beaucoup à souffrir. Pour les Athéniens, comme ils craignaient d’être accablés par le nombre et de se voir enveloppés, ils ne chargèrent point en masse et ne donnèrent pas sur le centre des vaisseaux qui étaient rangés contre eux en ordre de bataille ; mais ils attaquèrent en file, et submergèrent un bâtiment. S’étant ensuite formés en cercle, ils voguèrent autour des ennemis, et essayèrent de les mettre en désordre. Cette manœuvre fut aperçue de ceux qui avaient en tête les vaisseaux de Corcyre ; et craignant qu’il n’arrivât la même chose qu’à Naupacte, ils vinrent au secours des leurs. La flotte alors réunie vogua tout entière sur les Athéniens. Ceux-ci cédèrent faiblement et ramèrent à la poupe. Ils employaient cette manœuvre pour laisser les Corcyréens commencer la retraite, tandis qu’eux mêmes, reculant avec beaucoup de lenteur, soutenaient les efforts des ennemis. Ainsi se passa ce combat naval, qui finit au coucher du soleil.

LXXIX. Les Corcyréens craignaient que les ennemis ne profilassent de leur victoire pour venir attaquer la ville, ou qu’ils n’enlevassent de l’île les citoyens qu’on y avait déposés, ou qu’enfin ils n’essayassent de susciter quelque autre nouveauté. Ils ramenèrent au temple de Junon les gens de l’île et se tinrent sur leurs gardes. Mais les ennemis, malgré l’avantage qu’ils avaient remporté, n’eurent pas l’audace d’attaquer la ville ; ils gagnèrent, avec treize vaisseaux de Corcyre qu’ils avaient enlevés, le continent d’où ils étaient partis. Le lendemain, ils n’osèrent pas davantage se porter à Corcyre, quoiqu’on y fût dans le trouble et dans la terreur, et que Brasidas engageât, dit-on, Alcidas à tenter celle entreprise : mais il n’avait pas le même crédit que ce général. Ils firent une descente au promontoire de Leucimne et ravagèrent la campagne.

LXXX. Cependant le peuple de Corcyre, craignant l’arrivée de la flotte, traita avec les supplians et les autres du même parti, pour parvenir à sauver la ville. On en détermina même quelques-uns à monter sur les vaisseaux ; car, malgré la triste situation où l’on se trouvait, on en équipa trente, s’attendant toujours à voir arriver les ennemis. Mais les Péloponnésiens, après avoir infesté les champs jusqu’à midi, se retirèrent. C’est que des feux les avaient avertis pendant la nuit du départ de soixante vaisseaux athéniens sortis de Leucade[149] pour venir les attaquer. En effet, quand on avait appris à Athènes que Corcyre était en état de sédition, et que les vaisseaux d’Alcidas devaient s’y rendre, on avait fait partir cette flotte sous le commandement d’Eurymédon, fils de Théoclès.

LXXXI. Les Péloponnésiens se hâtêrent de retourner chez eux pendant la nuit, en suivant la côte. Ils transportèrent leurs vaisseaux par dessus l’isthme de Leucade, dans la crainte d’être aperçus s’ils en faisaient le tour, et terminèrent leur retraite. Quand les Corcyréens apprirent que la flotte d’Athènes approchait, et que celle des ennemis était retirée, ils introduisirent dans la ville les Messéniens qui, jusque là, étaient restés au dehors, et envoyèrent en croisière autour du port Hyllaïque les vaisseaux qu’ils avaient équipés, tuant, pendant cette expédition, tous ceux de leurs ennemis qui leur tombaient entre les mains, tirant des vaisseaux ceux qu'ils avaient engagés à y monter et les égorgeant. Ils entrèrent dans l’enceinte de Junon, firent entendre à une cinquantaine de ceux qui s’y étaient réfugiés qu’ils feraient bien de se mettre en justice et les condamnèrent tous à mort. Les malheureux qui avaient refusé de quitter cet asile, et qui formaient le plus grand nombre, sachant ce qui s’était passé, se tuèrent les uns les autres dans le lieu sacré : plusieurs se pendirent à des arbres, d’autres périrent autrement, chacun saisissant le genre de mort qu’il pouvait se procurer.

Pendant les sept jours qu’Eurymédon s’arrêta dans le port, les Corcyréens firent mourir tous ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis, les accusant de vouloir détruire le gouvernement populaire. Plusieurs furent victimes d’inimitiés privées, et des créanciers furent sacrifiés par leurs débiteurs. Il n’est point de genre de mort dont on n’eût le spectacle ; il se commit toutes les horreurs qui arrivent ordinairement dans de telles circonstances : elles furent même surpassées ; car un père tua son fils, des supplians furent arrachés à des asiles sacrés, d’autres égorgés au pied des autels, et quelques-uns périrent murés dans le temple de Bacchus, tant fut cruelle cette sédition ! Elle le parut encore davantage, parce qu’elle était la première.

LXXXII. En effet, la Grèce fut dans la suite presque tout entière ébranlée, et comme partout y régnait la discorde, les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, et la faction du petit nombre, les Lacédémoniens. On n’aurait eu dans la paix le prétexte ni la facilité de réclamer leurs secours ; mais dans la guerre, ceux qui voulaient susciter quelques nouveautés, trouvaient aisément les moyens de s’attirer des alliés pour nuire à la faction contraire et pour employer leur assistance à se rendre eux-mêmes plus puissans. Les villes abandonnées à la dissension éprouvèrent de tristes et nombreuses calamités qui se renouvelleront toujours, tant que la nature humaine sera la même ; mais plus terribles ou plus douces, et différentes dans leurs caractères, suivant la diversité des événemens qui les feront naître. Dans la paix et au sein de la prospérité, les états et les particuliers ont un meilleur esprit, parce qu’on n’a pas à souffrir de dures nécessités ; mais la guerre, qui détruit l’aisance journalière de la vie, donne des leçons de violence et rend conformes à l’âpreté des temps les mœurs de la plupart des citoyens.

Les villes étaient en proie à la sédition, et celles qui s’y livraient les dernières, instruites de ce qui s’était fait ailleurs, s’abandonnaient à de plus grands excès, jalouses de se distinguer par la gloire de l’invention, soit dans l’art qu’elles mettaient à nuire aux ennemis, soit dans l’atrocité jusqu’alors inouïe de leurs vengeances. On en vint jusqu’à changer arbitrairement l’acception ordinaire des mots. L’audace insensée fut traitée de zèle courageux pour ses amis ; la lenteur prévoyante, de lâcheté déguisée. La modestie fut regardée comme une excuse de la pusillanimité ; être prudent en tout, c’était n’être propre à rien ; mais avec un fol emportement, on était homme. Se bien consulter pour ne rien mettre au hasard, c’était chercher un prétexte spécieux de refuser ses services. L’homme violent était un homme sûr ; celui qui le contrariait, un homme suspect. Dresser des embûches et réussir, c’était avoir de l’esprit ; les prévenir, c’était en avoir davantage ; prendre d’avance ses mesures pour n’avoir pas besoin de tout cela, c’était trahir l’amitié et avoir peur des ennemis. Enfin, être le premier à faire du mal à ceux de qui l’on pouvait en attendre, c’était mériter des éloges ; on en recevait aussi quand on savait exciter à nuire celui qui n’y songeait pas. Les compagnons de parti étaient préférés aux parens, comme plus disposés à tout oser sans prétexter aucune excuse. On ne contractait pas ces sortes de liaisons pour en tirer avantage conformément aux lois, mais pour satisfaire la cupidité en dépit des lois. Ce n’était pas sur la religion du serment que ceux qui formaient ces ligues établissaient leur confiance réciproque, mais sur ce qu’ils se connaissaient capables de tout enfreindre en commun. On adoptait quelquefois ce que disait de bien le parti contraire ; mais c’était pour se tenir en garde contre lui, s’il arrivait qu’il prît le dessus, et non par générosité. On aimait mieux avoir à se venger que n’avoir pas reçu le premier une offense. Des sermens de réconciliation étaient respectés pour le moment, parce qu’on voulait se tirer d’embarras et qu’on n’avait pas d’autres ressources ; mais dans la suite celui qui se trouvait le premier en force et dont l’ennemi n’était pas sur ses gardes, avait bien plus de plaisir à se venger en abusant de sa confiance, que s’il l’eût pu faire ouvertement ; il comptait pour beaucoup de prendre une vengeance infaillible, de devoir à la tromperie sa supériorité et de remporter le prix de la fourbe. Car, en général, les méchans acquièrent plus aisément la réputation de gens habiles, que les maladroits celle d’honnêtes gens. On a honte de la maladresse ; la méchanceté devient un titre de gloire.

La cause de tous ces maux était la fureur de dominer qu’inspirent l’ambition et la cupidité. Ces passions échauffaient les esprits et les excitaient à tout brouiller. Car les chefs des deux factions qui partageaient les villes, les uns sous le prétexte spécieux de l’égalité politique du peuple, les autres sous celui d’une aristocratie modérée, affectaient de ne consulter que le bien de la patrie ; mais elle-même était en effet le prix qu’ils se disputaient. Dans leur lutte réciproque pour l’emporter les uns sur les autres par quelque moyen que ce fût, il n’était pas d’excès que ne se permît leur audace. Devenus supérieurs à leurs ennemis, ils ne mesuraient ni à la justice ni à l’intérêt de l’état les peines qu’ils leur faisaient souffrir ; mais ils les rendaient plus rigoureuses que l’un ou l’autre ne l’exigeait, et chacun en posait les bornes au gré de son plaisir et de ses caprices. Soit par les décrets injustes qu’ils faisaient rendre, soit en se procurant le pouvoir à force ouverte, ils étaient toujours prêts à satisfaire leur haine. Jamais ni l’un ni l’autre parti ne transigeait de bonne foi ; mais ceux qui parvenaient à leurs fins en cachant adroitement leur astuce avaient le plus de réputation. Les citoyens modérés étaient victimes des deux factions, soit parce qu’ils ne combattaient point avec elles, soit parce qu’on enviait leur tranquillité.

LXXXIII. Ainsi, par les séditions, la Grèce fut infectée de tous les crimes. La simplicité, qui est surtout l’apanage des âmes nobles, fut un objet de risée et disparut. Il fallait être toujours en défiance les uns contre les autres, toujours sur ses gardes. On ne pouvait se fier, pour en venir à une réconciliation, ni à la parole la plus sûre, ni aux sermens les plus terribles. Tous ayant des raisons de ne pas compter sur la sincérité des autres, ils usaient plutôt de prévoyance pour n’être pas maltraités, qu’ils ne pouvaientse livrer à la confiance. Ceux qui avaient le moins d’esprit avaient le plus souvent l’avantage. Comme la connaissance de ce qui leur manquait et des talens de leurs adversaires leur inspirait des craintes, pour n’être pas dupes des beaux discours de leurs ennemis et de peur que ceux-ci ne trouvassent, dans les ressources variées de leur esprit, bien des moyens de les prévenir et de les surprendre, ils couraient avec audace à l’occasion de faire des coups de main. Mais ceux dont l’orgueil dédaignait de pressentir les desseins de leurs adversaires, et qui croyaient n’avoir pas besoin de recourir aux voies de fait, parce que leur esprit les servirait aussi bien, se trouvaient sans défense, et le plus souvent ils se perdaient.

LXXXIV. Ce fut à Corcyre que commencèrent la plupart de ces excès. On y osa tout ce que peuvent se permettre des malheureux qu’on a long-temps gouvernés avec insolence au lieu de les traiter avec modération, et qui veulent rendre ce qu’on leur a fait souffrir ; tout ce dont sont capables des infortunés qui veulent se délivrer de leur misère accoutumée, et qui, dans la passion qui les trouble, ne songent qu’à s’emparer des richesses d’autrui, même au mépris de la justice ; enfin tout ce que peuvent faire des hommes qui, sans être conduits par la cupidité, et n’attaquant leurs ennemis que par des principes de justice, sont emportés par l’ignorance et la colère, et se montrent cruels et inexorables. Ainsi, dans cette malheureuse ville, la société était renversée, le naturel de l’homme, qui aime d’ordinaire à enfreindre les lois, même lorsqu’elles sont en vigueur, l’emporta sur elles ; il prit plaisir à se montrer effréné dans ses fureurs, à se mettre au-dessus de la justice, à se déclarer ennemi de tout ce qui avait quelque supériorité. Tels furent les effets de la guerre ; car dans d’autres circonstances, on n’aurait pas préféré la vengeance à tout ce qu’il y a de sacré, ni à l’équité le profit, sur lequel l’envie exerce toujours, il est vrai, sa puissance, mais sans se permettre de nuire. Les hommes, quand il s’agit de se venger, se plaisent à enfreindre les lois générales qui condamnent leurs excès ; qui laissent à tous l’espérance de se sauver, s’ils tombent eux-mêmes dans le malheur, et de n’être pas abandonnés dans des conjonctures difficiles où ils pourront avoir besoin de les implorer.

LXXXV. Ce fut ainsi que les Corcyréens de la ville se livrèrent les premiers à leurs ressentimens les uns contre les autres. Eurymédon et les Athéniens se retirèrent avec la flotte qui les avait amenés. Dans la suite, les Corcyréens fugitifs, car il y en avait jusqu’à cinq cents qui étaient échappés aux massacres, s’emparèrent des forts élevés sur le continent et se rendirent maîtres de la côte qui regardait leur patrie et qui en dépendait. C’était de là qu’ils parlaient pour piller les habitant de l’île ; ils leur firent beaucoup de mal, et une grande disette se fit ressentir dans la ville. Ils envoyèrent des députés à Lacédémone et à Corinthe pour solliciter leur retour ; et comme on ne fit rien pour eux, ils se procurèrent des vaisseaux et des troupes auxiliaires, et passèrent dans l’île au nombre en tout de six cents au plus. Ils mirent le feu à leurs vaisseaux pour ne se réserver d’autre espérance que celle de s’emparer du pays ; et s’établissant sur le mont Isione, ils le fortifièrent, tourmentèrent les habitans de la ville et devinrent maîtres de la campagne.

LXXXVI. A la fin de cet été[150], les Athéniens firent partir vingt vaisseaux pour la Sicile sous les ordres de Lachès, fils de Mélanope, et de Charæade, fils d’Euphilète. Les Syracusains et les Léontins se faisaient la guerre. Les premiers avaient dans leur alliance, excepté Camarina, toutes les villes doriennes qui, dès le commencement des hostilités, s’étaient liées avec les Lacédémoniens, sans combattre cependant avec eux. Les Léontins étaient alliés de Camarina et des villes qui tiraient leur origine de la Chalcide. En Italie, les Locrîens étaient pour Syracuse, et ceux de Rhégium pour les Léontins, parce qu’ils avaient une origine commune. Les alliés des Léontins députèrent à Athènes, en vertu de leur ancienne liaison et en qualité d’Ioniens, et ils engagèrent cette république à leur envoyer des vaisseaux. Ils avaient besoin de ce secours ; car les Syracusains les resserraient par terre et par mer. Les Athéniens le leur accordèrent sous prétexte d’amitié ; mais la vérité, c’est qu’ils voulaient empêcher qu’on n’exportât du blé de la Sicile dans le Péloponnèse, et essayer s’ils ne pourraient pas s’emparer de la domination de cette île. Ils abordèrent donc à Rhégium en Italie et firent la guerre conjointement avec leurs alliés. L’été finit.

LXXXVII. Au commencement de l’hiver[151], la peste attaqua une seconde fois les Athéniens : elle n’avait jamais entièrement cessé, mais elle avait eu quelque trêve. Elle ne dura pas cette seconde fois moins d’une année, et elle en avait duré deux la première. Il n’y eut rien qui accablât davantage les Athéniens ni qui fît plus de tort à leur puissance. Dans leurs armées, ils ne perdirent pas moins de quatre mille trois cents hoplites et de trois cents hommes de cavalerie ; on ne saurait compter les autres victimes de ce fléau. Il y eut en même temps plusieurs tremblemens de terre à Athènes, en Eubée, chez les Bœotiens et surtout à Orchomène en Bœotie.

LXXXVIII. Les Athéniens qui étaient en Sicile et les troupes de Rhégium attaquèrent, cet hiver, avec trente vaisseaux, les îles qui portent le nom d’Æole : la disette d’eau ne permet pas d’y faire la guerre en été. Elles appartiennent aux Liparéens venus de Cnide ; celle qu’ils habitent, et qui a peu d’étendue, se nomme Lipara. C’est de là qu’ils vont cultiver les autres qui sont Didymé, Strongylé et Hiéra. Les gens du pays croient que c’est dans la dernière que Vulcain tient ses forges, parce qu’on lui voit jeter beaucoup de feu pendant la nuit, et de la fumée pendant le jour. Ces îles gisent en face de la campagne des Sicules et de Messine[152] ; elles étaient dans l’alliance des Syracusains. Les Athéniens y ayant ravagé la terre sans pouvoir forcer les habitans à se rendre, retournèrent a Rhégium. L’hiver finit, ainsi que la cinquième année de la guerre que Thucydide a écrite.

LXXXIX. Au retour de l’été[153], les Péloponnésiens et leurs alliés vinrent jusqu’à l’isthme dans le dessein de se jeter sur l’Attique. Ils étaient commandés par Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone. Des tremblemens de terre réitérés étant survenus les firent retourner sur leurs pas, et il n’y eut point d’invasion. Vers cette même époque, Orobe, dans l’île d’Eubée, éprouva des secousses. La mer pénétra par un endroit qui était encore terre : violemment agitées et gonflées par les vagues, les eaux entrèrent dans la ville, submergèrent une partie du terrain et en abandonnèrent une autre ; ce qui fut terre autrefois est mer aujourd’hui. Il ne se sauva que les hommes qui eurent le temps de gagner les hauteurs à la course. Atalante éprouva une semblable alluvion ; cette île appartient aux Locriens d’Oronte : la mer entraîna une partie du fort qu’y avaient les Athéniens ; deux vaisseaux avaient été tirés a sec ; il y en eut un de brisé. Les eaux gagnèrent aussi Péparèthe, mais n’inondèrent pas la ville : seulement le tremblement de terre renversa une partie de la muraille, le Prytanée, et quelques autres édifices en petit nombre. Je crois que ce qui cause ces sortes d’accidens, c’est que, dans les endroits où les secousses sont les plus fortes, elles chassent avec impétuosité les eaux de la mer, les repoussent subitement et donnent plus de violence à l’inondation ; mais je ne pense pas que, sans tremblement de terre, il puisse rien arriver de semblable.

XC. La Sicile fut, dans ce même été[154], un théâtre de guerre. Les Siciliens combattaient les uns contre les autres, et les Athéniens avec ceux de ces peuples dont ils étaient alliés. Je vais rapporter ce que firent de plus important ces alliés secondés par les Athéniens, ou leurs ennemis contre les troupes d’Athènes. Charœade, le général des Athéniens, ayant été tué par les Syracusains dans un combat, Lachès, qui avait le commandement de toute la flotte, se porta avec les alliés conte Mylès, place dépendante de Messine. Deux corps de Messiniens y étaient en garnison ; ils dressèrent une embûche aux troupes qui étaient descendues : mais les Athéniens mirent en fuite les gens de l’embuscade et en tuèrent un grand nombre. Ils attaquèrent les remparts et en obligèrent les défenseurs à rendre par capitulation la citadelle et à se joindre à eux contre Messine. Les Messiniens eux-mêmes, à l’arrivée des Athéniens et des alliés, furent contraints de se rendre. Ils donnèrent des otages et toutes les sûretés qu’on voulut exiger d’eux.

XCI. Le même été, les Athéniens envoyèrent trente vaisseaux autour du Péloponnèse sous le commandement de Démosthène, fils d’Alcisthène, et de Proclès, fils de Théodore. Ils en firent aussi partir soixante pour Mélos avec deux mille hoplites aux ordres de Nicias, fils de Nicératus. Le dessein d’Athènes était de soumettre les Méliens, qui, tout insulaires qu’ils étaient, ne voulaient ni lui obéir ni entrer dans son alliance. Ils supportèrent sans se rendre la dévastation de leur pays, et les Athéniens quittèrent Mélos et allèrent à Orope qui est en face de cette île. Ils y abordèrent de nuit ; les hoplites descendirent et se portèrent de pied à Tanagra en Bœotie. Les Athéniens de la ville, au signal qui leur fut donné, vinrent par terre les y joindre sans distinction de rang ni d’âge. Ils étaient commandés par Hipponicus, fils de Callias, et par Eurymédon, fils de Théoclès. Ils campèrent, firent le dégât pendant le jour autour de Tanagra, et passèrent la nuit dans leur camp. Les Tanagriens furent battus le lendemain dans une sortie qu’ils firent avec quelques Thébains qui étaient venus à leur secours. Les vainqueurs les désarmèrent, dressèrent un trophée et s’en retournèrent les uns à Athènes et les autres sur leurs vaisseaux. Nicias côtoya le rivage avec ses soixante bâtimens, saccagea la partie maritime de la Locride, et rentra dans la ville.

XCII. Vers le même temps, les Lacédémoniens fondèrent la colonie d’Héraclée dans la Trachinie, Voici quel fut le motif de cet établissement : les Maliens sont partagés en Paraliens, Hiériens et Trachiniens. Ces derniers, tourmentés par les peuples de l’Œta auxquels ils confinent, étaient près de se mettre sous la protection des Athéniens ; mais dans la crainte de ne pas trouver en eux de fidélité, ils envoyèrent à Lacédémone, et choisirent pour leur député Tisamène. Les Doriens, de qui les Lacédémoniens tirent leur origine, se joignirent à cette députation pour faire la même demande, car ils étaient également tourmentés par les hostilités des Œtæns. Les Lacédémoniens, sur ce que dirent les députés, conçurent le dessein d’envoyer une colonie pour défendre à la fois les Trachiniens et les Doriens. Ils pensèrent que ce serait d’ailleurs une place avantageusement située pour faire la guerre aux Athéniens ; qu’on y pourrait construire contre l’Eubée une flotte qui aurait peu de chemin à faire pour s’y rendre, et qu’enfin elle offrirait un passage commode pour aller en Thrace. En un mot, ils étaient impatiens de faire cet établissement. Ils commencèrent par consulter Apollon de Delphes ; et le dieu leur ayant ordonné de suivre leur dessein, ils envoyèrent des colons tant de la Laconie elle-même que des pays voisins, et ils permirent de les suivre à ceux des autres Grecs qui en auraient envie, excepté aux Ioniens, aux Achéens et à quelques autres nations. Trois Lacédémoniens eurent la conduite de cette fondation : Léon, Alcidas et Damagon. Ils relevèrent la ville, la fortifièrent de nouveau, et elle s’appelle maintenant Héraclée[155]. Elle n’est éloignée que de quarante stades[156] au plus des Thermopyles et de vingt[157] de la mer. Ils construisirent un chantier de vaisseaux, l’établirent aux Thermopyles et le commencèrent à prendre des gorges mêmes, pour qu’il fût d’une plus facile défense.

XCIII. Ce ne fut pas sans crainte que les Athéniens virent peupler cette ville. Ils pensaient bien que sa principale destination était de menacer l’Eubée, parce qu’un court trajet de mer la sépare de Cenée, promontoire de cette île ; mais les choses allèrent dans la suite autrement qu’ils n’avaient imaginé, et cette fondation ne leur fit aucun mal. En voici la raison : les Thessaliens étaient alors maitres du pays, et c’était sur leur territoire que cette colonie se fondait. Dans la crainte d’y avoir des voisins trop puissans, ils les tourmentèrent et ne cessèrent de combattre ces nouveaux venus, qu’ils ne les eussent réduits à un petit nombre, quoiqu’ils eussent été d’abord très nombreux. Comme cette ville était l’ouvrage des Lacédémoniens, bien des gens s’y étaient rendus avec confiance, dans l’idée qu’on y serait en sûreté ; mais les commandans qu’on y envoya de Lacédémone, en effrayant la classe du peuple par la dureté et quelquefois par l’injustice de leur gouvernement, ne contribuèrent pas faiblement eux-mêmes à y gâter les affaires, et à en ruiner la population. C’était faciliter aux peuples voisins les moyens de prendre la supériorité.

XCIV. Dans le même été, et vers le même temps que les Athéniens étaient occupés à Mélos, les autres Athéniens, qui faisaient avec trente vaisseaux le tour du Péloponnèse, tuèrent d’abord en embuscade quelques soldats de la garnison d’Ellomène en Leucadie, et attaquèrent ensuite Leucade avec des forces plus imposantes. Tous les Acarnanes en masse les suivirent, excepté les Œniades. Ils étaient aussi secondés par des troupes de Zacynthe et de Céphalénie, et par quinze vaisseaux de Corcyre. Les Leucadiens, contenus par la supériorité du nombre, restèrent en repos, quoiqu’on ravageât leur pays, tant au-delà qu’en deçà de l’isthme où s’élèvent Leucade et le temple d’Apollon. Les Acarnanes priaient Démosthène, général des Athéniens, d’investir la ville d’un mur fortifié : ils comptaient avoir peu de peine à la forcer et être délivrés d’une place qu’ils avaient eue de tout temps pour ennemie. Mais, dans ces circonstances, Démosthène se laissa persuader par les Messéniens, que ce serait une entreprise digne de lui, avec une armée telle que la sienne, d’attaquer les Étoliens qui étaient ennemis de Naupacte ; que s’il les subjuguait, il lui serait aisé de soumettre aux Athéniens le reste de l’Épire ; qu’à la vérité, les Étoliens étaient un peuple considérable et belliqueux ; mais qu’ils vivaient dans des bourgades non murées et fort éloignées les unes des autres : qu’ils n’étaient armés qu’à la légère, et qu’il ne serait pas difficile de les vaincre avant qu’ils fussent parvenus à se rassembler. Ils lui conseillaient d’attaquer d’abord les Apodotes, ensuite les Ophioniens, et après eux les Eurytes : c’est ce qui forme la plus grande partie des Étoliens. La langue de ces peuples est fort difficile à comprendre, et ils ne vivent, dit-on, que de chair crue. Ceux-là une fois réduits, on fit entendre à Démosthène que le reste se rendrait aisément.

XCV. Il se laissa séduire par l’affection qu’il portait aux Messéniens, et surtout par l’idée que, sans avoir besoin des forces d’Athènes, il pourrait, avec le secours des alliés de l’Épire et de l’Étolie, passer par terre dans la Bœotie par le pays des Locriens-Ozoles, et tirant vers Cytinium dans la Doride, qui a le Parnasse à droite, entrer chez les Phocéens ; que ceux-ci, par leurs anciennes liaisons avec Athènes, ne refuseraient probablement pas de se joindre à lui, et que du moins ils pourraient y être forcés. La Bœtie est là limitrophe de la Phocide. Il mit donc en mer à Leucade avec toute son armée, et suivit la côte pour gagner Sollium. Ce fut au grand déplaisir des Acarnanes qu’il exécuta ce projet : il le leur avait communiqué ; mais ils refusèrent d’y prendre part, piqués de ce qu’il ne voulait pas investir Leucade. Ce fut donc avec le reste de l’armée, Céphaléniens, Messéniens, Zacynthiens, et trois cents Athéniens servans sur sa flotte, qu’il alla porter la guerre chez les Étoliens. Les quinze vaisseaux de Corcyre s’étaient retirés. Il partit d’Ænéon dans la Locride : ces Locriens-Ozoles étaient alliés d’Athènes, et devaient se joindre avec toutes leurs forces aux Athéniens dans l’intérieur des terres. On pouvait s’attendre à tirer un grand secours de leur alliance, parce que, voisins des Étoliens, ils ont les mêmes armes, et connaissent leur pays et leur manière de combattre.

XCVII. Il passa la nuit avec son armée dans l’enceinte sacrée de Jupiter Néméen. C’est là qu’on prétend que le poète Hésiode fut tué par les gens du pays ; il lui avait été prédit par un oracle qu’il mourrait à Némée. On partit pour l’Étolie au lever de l’aurore. Le premier jour, on prit Potidanie, le second Crocylium, et le troisième Tichium. Démosthène s’y arrêta, et envoya le butin qu’il avait fait à Eupolium en Locride ; car, après avoir réduit le reste, il avait dessein, si les Ophioniens ne consentaient pas à se rendre, de retourner à Naupacte, et de revenir les combattre. Mais les Étoliens avaient été instruits de son projet d’invasion, dès qu’il l’avait conçu, et quand son armée entra dans le pays, ils vinrent de toutes parts à sa rencontre en nombre formidable. Les Bomiens même et les Calliens, eux qui demeurent à l’extrémité de l’Ophionie, près du golfe Maliaque, arrivèrent au secours de la cause commune.

XCVII. Les Messéniens continuaient de donner à Démosthène les mêmes conseils qu’auparavant ; ils lui soutenaient que la réduction des Étoliens serait facile, et l’engageaient à se jeter au plus tôt sur les bourgades, à tâcher de prendre toutes celles qui se trouveraient sous sa main, et à ne pas s’arrêter qu’ils ne vinssent à sa rencontre avec toutes leurs forces réunies. Il les crut, osa se fier à la fortune, parce qu’elle ne lui avait pas encore été contraire. Il n’attendit pas même les Locriens qui devaient le joindre, et dont les secours lui eussent été fort utiles, car on avait surtout besoin de gens de trait armés à la légère. Il s’avança jusqu’à Egitium. qu’il enleva d’emblée et sans résistance. Les habitans avaient pris la fuite, et s’étaient retirés sur les hauteurs qui dominent la ville. Elle est bâtie sur un terrain élevé, à la distance de quatre-vingts stades[158] au plus de la mer. Mais déjà les Étoliens étaient arrivés au secours : ils fondirent de toutes parts du haut des montagnes sur les Athéniens et leurs alliés, les accablant de traits, reculant quand ils s’avançaient, les pressant quand ils cédaient : sorte de combat qui consistait surtout en de brusques attaques et en des retraites précipitées ; et dans les unes ni dans les autres les Athéniens n’avaient l’avantage.

XCVIII. Cependant, tant que leurs archers eurent des flèches et furent en état de s’en servir, ils résistèrent ; car les Étoliens, légèrement armés, étaient contenus par les traits qu’on leur lançait. Mais, quand le commandant des archers eut été tué, ses gens se dispersèrent, et les Athéniens, accablés d’un travail continu, furent bientôt rendus de fatigue. Les Étoliens ne cessaient de les presser, de tirer sur eux ; ils furent obligés de fuir ; mais ils perdirent leur guide, Chromon de Messène, qui fut tué : égarés, ils tombaient dans des ravins impraticables, ou s’engageaient dans des sentiers qui leur étaient inconnus, et ils étaient massacrés. Les Étoliens continuaient de tirer. Légers et lestement vêtus, ils en atteignaient beaucoup à la course. Le plus grand nombre se trompa de chemin, et s’engagea dans une forêt qui n’était pas frayée : les ennemis apportèrent du feu et l’incendièrent. Il n’était pas de moyen de fuir que les Athéniens ne tentassent, point de genres de mort dont ils ne périssent. A peine ceux qui se sauvèrent purent-ils gagner Œnéon en Locride, d’où ils étaient partis. Bien des alliés périrent, et les Athéniens eux-mêmes perdirent environ cent vingt hoplites. Tel fut le nombre des hommes qu’ils eurent à regretter, et tous étaient dans la fleur de l’âge. Ce furent d’excellens guerriers que la république perdit dans cette affaire. L’un des deux généraux, Proclès, fut tué. les vaincus traitèrent avec les Étoliens pour enlever leurs morts : ils retournèrent à Naupacte, et regagnèrent ensuite Athènes sur leurs vaisseaux. Démosthène se tint à Naupacte. ou du moins il n’abandonna pas le pays. Après ce qui était arrivé, il craignait les Athéniens.

XCIX. Vers le même temps, les Athéniens qui tenaient la mer autour de la Sicile cinglèrent vers la Locride, firent une descente, et vainquirent les Locriens qui vinrent contre eux au secours. Ils prirent Péripolium, place bâtie sur le fleuve Alex.

C. Le même été, les Étoliens qui avaient déjà envoyé en députation, à Corinthe et à Lacédémone, Tolophus d’Ophionée, Boriade d’Euryte et Tisandre d’Apodotie, obtinrent une armée contre Naupacte, où l’on avait appelé et reçu les Athéniens. Ce fut vers l’automne que les Lacédémoniens leur firent passer trois mille hoplites de leurs alliés. Il y en avait cinq cents d’Héraclée, cette ville de la Thrachinie, alors fondée depuis peu. Euryloque de Sparte eut le commandement de ces troupes ; il était accompagné de Macarius et de Menédée, aussi de Sparte.

CI. L’armée étant rassemblée à Delphes, Euryloque envoya un héraut aux Locriens-Ozoles. Il fallait passer par leur pays pour aller à Naupacte, et d’ailleurs il voulait les détacher des Athéniens. Les gens d’Amphise, qui étaient Locriens, le servirent avec beaucoup de zèle dans cette négociation, par la crainte que leur inspirait la haine des Phocéens, ils furent les premiers à donner des otages, ils engagèrent les autres à suivre leur exemple, et ils réussirent, parce qu’on craignait l’approche de l’armée. Ils gagnèrent d’abord les Myonées qui sont leurs voisins, et c’est de leur côté que l’accès de la Locride est le plus difficile ; ensuite les Ipnées, les Messapiens, les Tritées, les Challæens, les Tolophoniens, les Hessiens, les Œanthées. Tous prirent les armes. Les Olpéens donnèrent des otages ; mais ils ne suivirent pas l’armée : les Hyæens n’en donnèrent qu’après qu’on eut pris leur bourgade nommée Polis.

CII. Tout était prêt : Euryloque déposa les otages à Cytinium dans la Doride, et conduisit son armée vers Naupacte, à travers le pays des Locriens. Dans sa route, il prit Onéon qui leur appartenait, et s’empara aussi d’Eupolium ; les habitans de ces deux places avaient refusé de se joindre à lui. Arrivé dans la campagne de Naupacte, et ayant déjà les Locriens avec lui, il saccagea le pays et prit le faubourg qui n’est pas muré. Il passa à Molicrion, colonie de Corinthe, mais sujette des Athéniens, et il la prit. Démosthène, qui restait toujours aux environs de Naupacte depuis sa malheureuse expédition d’Étolie, avait pressenti l’arrivée de cette armée, et craignant pour la place, il alla demander l’assistance des Acarnanes. Ils conservaient encore du ressentiment de ce qu’il s’était retiré de devant Leucade, et ce ne fut pas sans peine qu’ils se laissèrent persuader. Ils envoyèrent par mer mille hoplites qui entrèrent dans la place pour la soutenir. Sans ce renfort, comne on avait une grande étendue de fortifications et peu de monde pour les défendre, il était à craindre qu’on ne pût résister. Euryloque et son monde, voyant qu’une armée était entrée dans la place et qu’on ne devait plus espérer de la forcer, se retirèrent, non dans le Péloponnèse, mais dans l’Æolide, qu’on nomme aujourd’hui Calydon, à Pleuron et dans d’autres endroits de cette contrée, et à Proschium qui dépend de l’Étolie. Les Ambraciotes les vinrent trouver et leur persuadèrent d’attaquer avec eux Argos d’Amphiloquie, l’Amphiloquie entière, et même encore l’Acarnanie. Si l’on s’en rendait maître, ils assuraient que toute l’Épire entrerait dans l’alliance de Lacédémone. Euryloque les crut ; il renvoya les Étoliens et s’arrêta dans le pays avec son armée, jusqu’à ce qu’il fût temps de se joindre aux Ambraciotes qui étaient partis pour former le siège d’Argos ; et l’été finit.

CIII. L’hiver suivant[159], les Athéniens qui étaient en Sicile, leurs alliés grecs et ceux des Sicules qu’opprimait le gouvernement de Syracuse, et qui avaient abandonné l’alliance de cette ville pour embrasser celle d’Athènes, firent, de concert, l’attaque de Nessa, place de Sicile dont les Syracusains occupaient la citadelle. Ils ne purent s’en rendre maîtres et se retirèrent ; mais, dans cette retraite, les Syracusains, sortant des remparts, attaquèrent ceux des alliés d’Athènes qui fermaient la marche, tombèrent sur eux brusquement, mirent en fuite une partie de l’armée et tuèrent beaucoup de monde.

Ce fut après cet événement que Lachès et les Athéniens firent une descente dans la Locride le long du Caïce, et défirent dans un combat environ trois cents Locriens qui étaient venus porter contre eux du secours avec Proxène, fils de Capaton. Après les avoir désarmés, ils abandonnèrent cette côte.

CIV. Le même hiver, les Athéniens, pour obéir à un oracle, purifièrent Délos. Le tyran Pisistrate l’avait déjà purifiée auparavant, mais non dans toute son étendue et seulement dans la partie de l’île qu’on peut apercevoir du temple ; mais à l’époque dont je parle, on la purifia tout entière de la manière suivante. On enleva tous les cercueils qui s’y trouvaient, et il fut ordonné qu’à l’avenir il ne mourrait ni ne naîtrait personne dans l’Ile, mais qu’on transporterait à Rhénie les mourans et les femmes voisines de leur terme. Rhénie est à si peu de distance de Délos que Polycrate, tyran de Samos, qui eut quelque temps une puissante marine, et qui était maître des autres îles, s’étant emparé de Rhénie, la consacra à Apollon, et l’attacha à Délos par une chaîne.

Ce fut après cette purification que les Athéniens célébrèrent pour la première fois les jeux Déliens, qui se renouvellent tous les cinq ans. Il se faisait à Délos, dans l’antiquité, un grand concours des Ioniens et des habitans des îles voisines. Ils y venaient en dévotion avec leurs femmes et leurs enfans, comme à présent les Ioniens vont à Éphèse. On y célébrait des jeux de musique et de gymnastique, et les villes y envoyaient des chœurs. C’est ce que nous apprend surtout Homère, en s’exprimant ainsi dans son hymne à Apollon : « Mais, ô Phœbus, tu chéris surtout Délos, où se rassemblent, avec leurs enfans et leurs respectables épouses, les Ioniens vêtus de robes traînantes ; tu te plais aux jeux qu’ils célèbrent en ton honneur ; tu aimes à les voir s’exercer au pugilat ; tu jouis de leurs danses et de leurs chants[160]. »

Qu’il y eût dans ces fêtes des combats de musique et que l’on vint y disputer le prix, c’est ce qu’il témoigne par un autre passage du même hymne. Il y célèbre les chœurs exécutés par les femmes de Délos, et finit leur éloge par ce morceau, dans lequel il fait mention de lui-même : « Soyez-nous propices, Apollon et Diane ; et vous, vierges de Délos, livrez-vous à une joie pure ; et quand un étranger, après de longues courses, abordera dans votre île et vous demandera quel est de tous les chantres qui fréquentent ces lieux celui que vous trouvez le plus digne de plaire, et dont les chants ont pour vous le plus de charmes, répondez toutes unanimement avec bienveillance : C’est un aveugle qui demeure dans l’île escarpée de Chio[161]. »

Voilà ce que dit Homère, et ce qui prouve qu’il y eut autrefois un grand concours et des fêtes à Délos. Dans la suite, les insulaires et les Athéniens y envoyèrent des chœurs avec des offrandes sacrées ; mais il est probable que les malheurs des temps firent cesser les jeux, jusqu’à ce que les Athéniens les rétablirent à l’époque dont nous parlons, et instituèrent des courses de chevaux, spectacle dont on ne jouissait pas auparavant.

CV. Le même hiver, les Ambraciotes, suivant la promesse qu’ils avaient faite à Euryloque en retenant son armée, marchèrent au nombre de trois mille hoplites contre Argos d’Amphiloquie. Ils entrèrent dans l’Argie et prirent Olpès, place forte voisine de la mer. C’était les Acarnanes qui l’avaient fortifiée, et ils en avaient fait le siège de leur tribunal commun : elle est à peu près à vingt-cinq stades d’Argos, qui est une ville maritime. Les Acarnanes se partagèrent : les uns portèrent du secours à Argos ; les autres campèrent dans un endroit de l’Amphiloquie qu’en appelle les Fontaines, pour observer Euryloque et les Péloponnésiens, et les empêcher de se joindre aux Ambraciotes. Ils envoyèrent aussi offrir le commandement à Démosthène, qui avait conduit les Athéniens en Étolie. Ils mandèrent vingt vaisseaux d’Athènes qui se trouvaient autour du Péloponnèse, et que commandaient Aristote, fils de Timocrate, et Hiérophon, fils d’Antimneste.

Les Ambraciotes des environs d’Olpès envoyèrent de leur côté à la ville implorer le secours général de tous les habitans. Ils craignaient qu’il ne fût impossible à Euryloque de traverser le pays des Acarnanes, et qu’eux-mêmes ne se trouvassent ou réduits à combattre seuls, ou exposés à de grands dangers s’ils voulaient faire une retraite.

CVI. Mais Euryloque et ses Péloponnésiens ne furent pas plus tôt informés de la marche des Ambraciotes qui étaient à Olpès, qu’ils partirent de Proschium pour le soutenir le plus tôt qu’il serait possible. Ils passèrent l’Achéloüs, et traversèrent l’Acarnanie qu’ils trouvèrent abandonnée, parce que les habitans étaient partis pour aller au secours d’Argos. Ils avaient à leur droite la ville de Stratos et la forteresse, et à leur gauche le reste de l’Acarnanie. Ils traversèrent la campagne des Stratiens, passèrent par Phylie, par l’extrémité de Médéon et par Limnées. Ils entrèrent chez les Agræens qui étaient leurs amis depuis qu’ils étaient brouillés avec les Acarnanes. Ils gagnèrent la partie inculte du mont Thyamus, le franchirent, et la nuit commençait quand ils descendirent dans l’Argie. Ils passèrent entre la ville d’Argos et l’armée d’observation des Acarnanes, qui était aux Fontaines, ne furent pas aperçus, et se joignirent aux Ambraciotes qui étaient devant Olpès.

CVII. La jonction opérée, ils s’arrêtèrent au point du jour à la vue d’une place nommée Métropolis, et y campèrent. Les Athéniens arrivèrent peu après, avec les vingt vaisseaux, au golfe d’Ambracie, pour secourir les Argiens ; Démosthène arriva aussi avec deux cents hoplites messéniens et six cents archers d’Athènes. La flotte mit à l’ancre devant la colline sur laquelle s’élève Olpès. Les Acarnanes et un petit nombre d’Amphiloques, car la plupart étaient retenus de force par les Ambracioles, s’étaient déjà réunis à Argos et se préparaient au combat. Démosthène fut élu général de toute cette fédération, et il partageait le commandement avec les généraux des alliés ; il les conduisit près d’Olpès et y établit son camp : un ravin profond séparait les deux armées.

On se tint cinq jours en repos, et le sixième on se mit des deux côtés en ordre de bataille. Comme l’armée péloponnésienne était la plus forte et occupait le plus de terrain, Démosthène craignit d’être enveloppé et mit en embuscade, dans un chemin creux masqué par des buissons, des hoplites et des troupes légères, au nombre en tout de quatre cents. Son dessein était qu’au fort de l’action, ils se levassent et prissent à dos les ennemis du côté où ceux-ci auraient de l’avantage.

Quand tout fut prêt des deux côtés, on en vint aux mains. Démosthène était à l’aile droite avec les Messéniens et quelques Athéniens ; les Acarnanes, suivant que chacun d’eux avait été placé, formaient l’autre aile avec ce qu’on avait d’archers amphiloques. Les Péloponnésiens et les Ambraciotes étaient mêlés ensemble, excepté les Mantinéens ; ceux-ci étaient, pour le plus grand nombre, placés à la gauche et serraient les rangs ; ce n’était pas eux, mais Euryloque qui formait la pointe de cette aile avec ses troupes ; il se trouvait opposé aux Messéniens et à Démosthène.

CVIII. Déjà la bataille était commencée ; déjà l’aile où combattaient les Péloponnésiens avait l’avantage et enveloppait la droite des ennemis, quand les Acarnanes placés en embuscade les prennent en queue, les frappent, les mettent en fuite ; il ne leur reste pas le courage de résister, et, saisis de crainte, ils entraînent avec eux la plus grande partie des troupes ; elles ne virent pas plus tôt l’aile que commandait Euryloque et ce qui composait la plus grande force de l’armée mis en déroute, qu’elles tombèrent dans une extrême terreur. Les Messéniens qui, sous la conduite de Démosthène, étaient opposés à cette aile, eurent surtout l’honneur de cette victoire. Cependant les Ambraciotes et ceux de l’aile droite étaient vainqueurs de leur côté et pour suivaient les ennemis vers Argos. Ce sont les hommes les plus belliqueux du pays ; mais quand à leur retour ils virent la défaite du principal corps de leur armée, vivement pressés eux-mêmes par les autres Acarnanes, ce fut avec peine qu’ils se sauvèrent à Olpès ; un grand nombre périt en se jetant confusément et sans ordre dans cette place. Les Mantinéens firent leur retraite avec plus de discipline que le reste de l’armée. L’action finit sur le soir.

CIX. Le lendemain, comme Euryloque et Macarius avaient été tués, Ménédée prit le commandement. Après une telle défaite, renfermé du côté de la terre et exclus de la mer par la flotte athénienne, il ne savait comment soutenir un siège ni comment s’ouvrir une retraite ; il fit donc porter des paroles d’accommodement à Démosthène et aux généraux des Acarnanes, pour obtenir la permission de se retirer et celle d’enlever les morts. Ils lui accordèrent cette dernière demande, dressèrent eux-mêmes un trophée et recueillirent les corps des hommes qu’ils avaient perdus et qui montaient aux environs de trois cents ; mais ils refusèrent d’accorder ouvertement à tous les ennemis la liberté de faire une retraite : seulement, Démosthène et les généraux des Acarnanes donnèrent à Ménédée, aux autres chefs des Péloponnésiens et à tous les hommes les plus remarquables de cette nation, une permission secrète de se retirer promptement. Ils avaient en vue d’affaiblir les Ambraciotes et la foule des mercenaires étrangers ; mais surtout de rendre suspects aux Grecs de cette contrée les Lacédémoniens et les Péloponnésiens, comme des gens qui les trahissaient, en mettant leur propre intérêt au-dessus de toute autre considération. Ceux-ci enlevèrent leurs morts, les ensevelirent comme ils purent avec précipitation, et ceux qui avaient obtenu la permission de faire secrètement leur retraite, se disposèrent à en profiter.

CX. On vint annoncer à Démosthène et aux Acarnanes que les Ambraciotes de la ville, sur le premier message par lequel on leur avait demandé du secours, étaient partis en masse et venaient par le pays des Amphiloques, se joindre sous Olpès à leurs concitoyens, sans rien savoir de ce qui s’était passé. Il envoya aussitôt une partie de son armée se mettre en embuscade sur leur route et occuper les postes les plus forts ; lui-même se tint prêt à marcher contre eux avec le reste.

CXI. Cependant les Mantinéens et tous ceux avec qui l’on avait traité sortirent du camp par petites troupes, comme pour aller ramasser des herbes et des broussailles, et affectant même d’en ramasser en effet ; mais une fois éloignés d’Olpès, ils se retirèrent précipitamment. Les Ambraciotes et tout ce qu’il y avait de troupes rassemblées ne s’aperçurent pas plus tôt de leur départ, qu’ils se mirent eux-mêmes en mouvement et coururent pour les atteindre. D’un autre côté, les Acarnanes crurent d’abord que tous se retiraient sans que personne y fût autorisé par un accord ; ils se mirent à la poursuite des Péloponnésiens, il y en eut même qui se crurent trahis ; ils tirèrent sur quelques-uns de leurs généraux qui voulaient les retenir et leur représentaient que cette retraite était la suite d’un traité. Enfin cependant on laissa passer ceux de Mantinée et les Péloponnésiens, mais on égorgeait les Ambraciotes ; il s’élevait de grandes contestations pour savoir qui était d’Ambracie ou du Péloponnèse. On tua plus de deux cents hommes ; le reste se réfugia dans l’Agraïde, pays limitrophe. Ils furent bien reçus par Salynthius, roi des Agræens, qui était leur ami.

CXII. Les Ambraciotes de la ville arrivèrent aux Idomènes : on appelle ainsi deux tertres assez élevés. Le plus considérable fut occupé par des soldats que Démosthène envoya de nuit et qui s’en emparèrent sans être aperçus. Les Ambraciotes étaient montés les premiers sur l’autre, et ils y passèrent la nuit. Pour Démosthène, il se mit en marche après le repas et à la chute du jour ; lui-même conduisait la moitié de l’armée pour entamer l’action ; l’autre prit sa route par les montagnes d’Amphiloquie. Au point du jour, il tomba sur les Ambraciotes qui étaient encore couchés ; comme ils ne savaient rien de ce qui s’était passé, ils crurent que les troupes qui s’avançaient étaient des leurs. Démosthène avait eu l’adresse de placer aux premiers rangs les Messéniens, et il leur avait ordonné d’adresser la parole aux ennemis, pour faire entendre leur langue, qui est la dorique, et pour inspirer de la confiance aux gardes avancées ; d’ailleurs, il faisait encore nuit et l’on ne pouvait se voir et se reconnaître. Il n’eut donc qu’à tomber sur leur armée pour la mettre en fuite et il en tua une grande partie ; les autres se sauvèrent à travers les montagnes ; mais les chemins étaient interceptés, les Amphiloques connaissaient le pays qui était le leur, et ils avaient affaire à des malheureux qui n’en avaient aucune connaissance ; ils étaient armés à la légère contre des hommes pesamment armés. Les fuyards ne savaient où se tourner : ils tombaient dans les ravins, ils donnaient dans les embuscades qui leur étaient préparées, et ils étaient égorgés. Cherchant tous les moyens de fuir, plusieurs allèrent jusqu’à la mer, qui n’est pas fort éloignée ; ils voient la flotte athénienne qui, par un singulier concours de circonstances, rase en ce moment la côte ; ils la gagnent à la nage, aimant mieux, dans la terreur qu’ils éprouvent, mourir de la main des Athéniens qui sont sur ces vaisseaux, que de celle des Barbares et de leurs plus cruels ennemis, les Amphiloques. Tels furent les maux qui se réunirent sur les Ambraciotes : d’un grand nombre qu’ils étaient venus, bien peu rentrèrent dans leur ville. Les Acarnanes dépouillèrent les morts, élevèrent des trophées, et retournèrent à Argos.

CXIII. Le lendemain, ils virent arriver un héraut de la part de ceux des Ambraciotes, qui d’Olpès avaient fui chez les Agrœens. Il venait réclamer les corps des hommes qu’ils avaient perdus dans le premier combat, lorsque, sans être compris dans le traité, ils avaient suivi les Mantinéens et ceux qui avaient obtenu un accord. Le héraut, à l’aspect des armes qui étaient celles des Mantinéens de la ville, fut étonné d’en voir un si grand nombre ; il ne savait rien de la dernière affaire et croyait que c’était celles de ses compagnons. Quelqu’un lui demanda ce qui l’étonnait et combien ils avaient perdu de monde. Celui qui faisait cette question croyait de son côté que le héraut venait de la part des gens qui avaient été défaits aux Idumènes. Le héraut répondit : « À peu près deux cents hommes. — Mais, reprit celui qui l’interrogeait, ce ne sont pas là les armes de deux cents hommes, mais de plus de mille. Ce ne sont donc pas, dit le héraut, celles des gens qui combattaient avec nous. — Ce sont elles, répondit le premier, si du moins vous avez combattu hier aux Idumènes. — Mais nous n’avons eu hier d’affaire avec personne ; c’est avant-hier dans notre retraite. — Et nous c’est hier que nous avons eu affaire avec ces gens-ci ; ils venaient d’Ambracie au secours des leurs. »

À ces mots, le héraut comprit que le secours qui était venu de la ville avait été défait ; il soupira, et frappé des maux qu’éprouvait sa patrie, il se retira aussitôt sans remplir sa mission et sans réclamer les morts. Ce fut, dans cette guerre, la plus grande perte qu’ait éprouvée une ville grecque en aussi peu de jours. Je n’ai pas écrit le nombre des morts, parce que la perte, telle qu’on la rapporte, est incroyable, eu égard à la grandeur de la ville. Ce que je sais, c’est que si les Acarnanes et les Amphiloques eussent voulu croire les Athéniens et Démosthène, ils pouvaient d’emblée se rendre maîtres d’Ambracie ; mais ils craignaient que si les Athéniens s’en menaient en possession, ce ne fussent pour eux des voisins trop difficiles.

CXIV. Les troupes d’Athènes eurent le tiers des dépouilles, et le reste fut partagé entre les villes alliées ; mais la part des Athéniens fut perdue sur mer. Les dépouilles qu’on voit encore exposées aujourd’hui dans les temples de l’Attique furent données en particulier à Démosthène : ce sont trois cents armures complètes ; et à son retour, il les apporta sur ses vaisseaux. Ses derniers exploits réparèrent le malheur qu’il avait éprouvé en Étolie, et il put revenir sans aucune crainte.

Les Athéniens qu’avaient apportés les vingt vaisseaux retournèrent à Naupacte. Après leur départ et eelui de Démosthène, les Acarnanes et les Amphiloques permirent, sur la foi publique, aux Péloponnésiens qui s’étaient réfugiés auprès de Salynthius, de se retirer des Œniades. Ils conclurent même, dans la suite, avec les Ambraciotes un traité d’alliance et d’amitié pour cent ans, à condition que ni les Ambraciotes ne feraient la guerre aux Péloponnésiens conjointement avec les Acarnanes, ni les Acarnanes avec les Ambraciotes contre les Athéniens, mais qu’ils se donneraient des secours pour défendre leurs pays respectifs ; que les Ambraciotes rendraient les places qu’ils avaient aux Amphiloques, et ce qu’ils avaient occupé de pays sur leurs frontières, et qu’ils ne porteraient pas de secours à Anactorium, place ennemie des Acarnanes. Ce traité mit fin à la guerre. Les Corinthiens envoyèrent une garnison de trois cents hoplites à Ambracie, et Xénoclidas, fils d’Euthyclès, pour y commander. Ils eurent, sur la route, beaucoup de peine à traverser l’Épire. Ce fut ainsi que finirent les affaires d’Ambracie.

CXV. Les Athéniens qui étaient en Sicile firent, le même hiver, une descente sur les côtes de la campagne d’Himéra, de concert avec les Siciliens qui se jetèrent sur cette campagne du côté opposé, et ils passèrent dans les îles d’Éole. En retournant à Rhégium, ils rencontrèrent Pythodore, fils d’Isoloque, qui venait remplacer Lachès dans le commandement de la flotte athénienne. Les alliés de Sicile avaient été à Athènes, et avaient obtenu qu’on leur accorderait un plus grand secours de vaisseaux. Leur pays était sous le joug de Syracuse ; un petit nombre de bâtimens leur ôtait l’usage de la mer, et ils se préparaient à rassembler une flotte pour ne plus dissimuler cette insulte. Les Athéniens équipèrent quarante vaisseaux pour les leur envoyer : ils jugeaient que c’était le moyen de mettre plus tôt fin à cette guerre, et ils voulaient en même temps se maintenir dans l’exercice de la marine. Ce n’était que pour commencer qu’ils expédiaient d’abord Pythodore, seul des généraux, avec peu de bâtimens : ils devaient faire partir Sophocle, fils de Sostratide, et Eurymédon, fils de Théoclès, avec une flotte plus considérable. Pythodore, après avoir pris le commandement des vaisseaux qu’avait eus Lachès, s’embarqua sur la fin de l’hiver pour une forteresse que Lachès avait prise : il fut battu, et s’en retourna.

CXVI. Dans le même printemps[162] un torrent de feu coula de l’Etna, comme cela était déjà arrivé. Il ravagea en partie le pays des Catanéens, qui logent au pied de cette montagne, la plus haute de la Sicile. On dit que cette éruption arriva la cinquantième année après la première, et qu’en tout il y a eu trois éruptions, depuis que la Sicile est occupée par des Grecs. Voilà quels furent les événemens de cet hiver : il mit fin à la dixième année de la guerre que Thucydide a écrite.


LIVRE QUATRIÈME.


I. Le même été, vers le temps où le blé commence à monter en épis[163], dix vaisseaux de Syracuse, et autant de Locres, vinrent à Messine : c’étaient les citoyens qui les avaient mandés. Ils prirent possession de cette ville qui fut détachée de l’alliance d’Athènes. Ce qui avait surtout engagé les Syracusains dans cette entreprise, c’est qu’ils regardaient cette place comme une clef de la Sicile : ils craignaient que les Athéniens n’en sortissent un jour pour les attaquer avec des forces supérieures. Le motif des Locriens était leur haine contre Rhégium, qu’ils voulaient tourmenter par terre et par mer. Pendant qu’on envahissait Messine, ils se jetèrent avec toutes leurs forces sur les campagnes des Rhégiens, pour empêcher les habitans d’aller au secours de la ville. Ils étaient d’ailleurs animés par les bannis de Rhégium qu’ils avaient auprès d’eux ; car, depuis long-temps la discorde régnait dans cette république, et elle ne se trouvait pas alors en état de résister aux Locriens. C’est ce qui les engageait d’autant plus à l’attaquer. Ils ravagèrent les champs et retournèrent chez eux par terre : leurs vaisseaux étaient en garde devant Messine. Ils en équipèrent d’autres qui devaient y rester en station et partir de là pour faire des courses.

II. Vers la même époque du printemps, avant que le blé fût encore en épis, les Péloponnésiens et leurs alliés firent une invasion dans l’Attique. Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone, les commandait. Ils établirent leur camp sur le territoire ennemi, et le ravagèrent.

Les Athéniens, de leur côté, firent partir les quarante vaisseaux qu’ils avaient équipés pour la Sicile, et que commandaient Eurymédon et Sophocle ; car le troisième général, Pythodore, était dès lors arrivé. On leur recommanda de secourir, en passant, les Corcyréens de la ville que mettaient au pillage les bannis réfugiés sur les montagnes. On avait envoyé du Péloponnèse au secours de ces derniers, soixante vaisseaux dans l’idée qu’ils n’auraient pas de peine à se rendre maîtres de la ville qu’une horrible famine désolait. Les Athéniens, à la prière de Démosthène, qui était sans emploi depuis son retour de l’Acarnanie, lui permirent, s’il le jugeait à propos, de faire usage de leur flotte pour quelque expédition à l’entour du Péloponnèse.

III. On était en mer devant les côtes de la Laconie, quand on apprit que déjà les vaisseaux du Péloponnèse étaient en Corcyre. Eurimédon et Sophocle voulaient s’y rendre sans délai ; mais Démosthène était d’avis de prendre d’abord terre à Pylos, et d’y faire, avant de continuer la route, les travaux nécessaires. On ne goûtait pas ce conseil ; mais il survint une tempête, et elle porta la flotte droit à Pylos. Aussitôt Démosthène demanda qu’on entourât la place de murailles, et déclara que c’était à ce dessein qu’il s’était mis de l’expédition. Il montra qu’on trouvait sur le lieu du bois et des pierres en abondance ; que l’endroit était fort de sa nature, et qu’il était abandonné, ainsi que la plupart des campagnes voisines. Pylos, tout au plus éloigné de quatre cents stades de Sparte[164], est situé dans la contrée qui fut autrefois la Messénie. Les Lacédémoniens donnent à cette contrée le nom de Coryphasium. On répondit à Démosthène que, dans le Péloponnèse, il se trouvait assez de promontoires déserts, et qu’il était maître de s’en emparer, s’il voulait jeter la république en dépenses ; mais cet endroit semblait avoir, sur tous les autres, des avantages particuliers. Il offrait la commodité d’un port, il avait anciennement appartenu aux Messéniens, et leur langue est la même que celle des Lacédémoniens ; ils s’élanceraient de ce lieu, leur feraient beaucoup de mal et seraient de fidèles défenseurs de la place.

IV. Il ne persuada ni généraux ni soldats, quoiqu’il eût fini par s’ouvrir de son dessein aux taxiarques[165]. Comme la mer ne permettait pas de se rembarquer, il resta tranquille. Mais les soldats se trouvaient dans l’inaction, et il leur prit envie d’eux-mêmes, et sans ordre de leurs chefs, de fortifier la place. Ils se mirent à l’ouvrage ; et, faute d’outils pour tailler les pierres, ils les choisissaient de la forme la plus commode, et les posaient aux endroits où elles pouvaient convenir. Ils n’avaient pas d’auges ; mais quand il fallait du mortier, ils le prenaient sur leur dos, se courbant pour qu’il ne coulât pas, et croisant leurs mains par derrière pour l’empécher de tomber. Ils faisaient la plus grande diligence pour prévenir les Lacédémoniens, et pour mettre la place en bon état de défense, avant qu’ils vinssent l’attaquer. Dans le plus grand nombre d’endroits elle était d’elle-même assez forte, et l’on n’eut pas besoin d’y élever de murailles.

V. Cependant les Lacédémoniens se trouvaient alors célébrer je ne sais quelle fête ; et quand ils apprirent à quoi s’occupaient les Athéniens, ils ne firent aucun cas de cette nouvelle ; ils croyaient n’avoir qu’à s’approcher pour n’être pas attendus ; ou du moins, ils comptaient emporter aisément la place. Ce qui contribuait d’ailleurs à les arrêter, c’est que leurs troupes étaient encore dans l’Attique.

Le côté du continent et les autres endroits qui avaient le plus de besoin de l’être, furent fortifiés en six jours par les Athéniens. Ils laissèrent à Démosthène cinq vaisseaux pour garder la place, et pressèrent, avec le reste de la flotte, leur départ pour Corcyre et pour la Sicile.

VI. Dès que les Péloponnésiens, qui étaient dans l’Attique, apprirent que Pylos était occupé, ils se hâtèrent de retourner dans leur pays : les Lacédémoniens, et Agis leur roi, pensaient que cette affaire les intéressait particulièrement. D’ailleurs, comme ils avaient commencé leur invasion de bonne heure, et pendant que le blé était encore vert, la plupart manquaient de vivres, et il survint un froid peu ordinaire dans cette saison, dont l’armée fut très incommodée[166]. Ainsi bien des raisons les obligèrent d’accélérer leur retour, et de donner fort peu de temps à cette incursion ; ils ne restèrent que quinze jours dans l’Attique.

VII. Vers le même temps, Simonide, général athénien, prit Éion, dans la Thrace : elle lui fut livrée par trahison. C’est une colonie de Mendé, et elle était ennemie d’Athènes. Il rassembla, pour ce coup de main, quelques Athéniens des garnisons, et un amas d’alliés du pays. Mais les Chalcidiens et les Bottiéens vinrent promptement au secours ; il fut chassé et perdit une partie de son monde.

VIII. Les Péloponnésiens ne furent pas plus tôt revenus de l’Attique, que les Spartiates allèrent eux-mêmes, avec leurs plus proches voisins, attaquer Pylos. Le reste des Lacédémoniens[167] ne se mit pas sitôt en marche, parce qu’il ne faisait que d’arriver d’une autre expédition. Ils firent publier dans le Péloponnèse qu’on eût à porter le plus prompt secours à Pylos, et ils mandèrent la flotte de soixante voiles qui était à Corcyre. Elle fut transportée par-dessus l’isthme de Leucade, et gagna sa destination sans être aperçue de la flotte athénienne qui était à Zacynthe. Déjà était arrivée l’armée de terre. Démosthène, pendant que les Lacédémoniens étaient encore en mer, eut le temps de faire partir deux vaisseaux pour mander Eurymédon et la flotte de Zacynthe, leur apprenant que la place était en danger. Sur cet avis, la flotte fit une grande diligence. Les Lacédémoniens se préparaient à faire leurs attaques du côté de la terre et de la mer, et comptaient emporter aisément une place bâtie à la hâte, et qui n’avait que peu de défenseurs. Comme ils s’attendaient à voir arriver au secours la flotte athénienne, ils projetèrent, s’ils ne se rendaient pas auparavant maîtres de la forteresse, de boucher l’entrée du port, pour empêcher les Athéniens d’y aborder ; car l’île de Sphactérie qui s’étend en face de ce port, et qui en est très voisine, le met à l’abri des vents et en rend les passages étroits. Du côté des ouvrages construits par les Athéniens et de Pylos, il n’y peut entrer que deux vaisseaux ; et de celui qui regarde l’autre partie du continent, que huit ou neuf. Cette île, étant abandonnée, se trouvait tout entière couverte de bois, et n’offrait aucun sentier. Sa grandeur est environ de quinze stades au plus[168]. Les Lacédémoniens devaient obstruer les passages, en y plaçant des vaisseaux dont les proues seraient tournées du côté de l’entrée. ; Dans la crainte d’être attaqués par l’île, ils y firent passer des hoplites et disposèrent le reste de leurs troupes sur le continent. Ainsi l’île devenait pour les Athéniens un lieu ennemi, et le continent était inabordable ; car la côte de Pylos, si l’on en excepte le port, n’offre aucune rade, et les Athéniens n’avaient aucun endroit d’où il leur fût possible de partir pour donner aux leurs du secours. Quant aux Lacédémoniens, ils comptaient emporter la place, sans avoir à combattre sur mer et sans courir de danger. Leur présomption semblait bien fondée, puisqu’on y manquait de vivres, et qu’en l’occupant, on n’avait eu que de faibles ressources. D’après ces idées, ils firent passer dans l’île des hoplites pris au sort dans toutes les cohortes. D’abord ils se relevaient successivement. Les derniers qu’on fut obligé d’y abandonner, étaient au nombre de quatre cent vingt, sans compter les Hilotes qui servaient avec eux. Épitadas, fils de Molobrus, les commandait.

IX. Démosthène, qui voyait les Lacédémoniens prêts à l’attaquer à la fois par terre et par mer, prit de son côté des mesures. Il ordonna de tirer à terre les cinq vaisseaux qu’on lui avait laissés, et les fit servir de palissades au-dessous des fortifications : il en arma les équipages de mauvais boucliers, dont la plupart n’étaient que d’osier ; car, dans un lieu désert, il ne pouvait se procurer des armes. On avait eu celles-là d’un bâtiment de pirates à trente rames et d’un vaisseau léger, tous deux de Messine, qui, par hasard, avaient abordé sur cette côte. Il s’était trouvé parmi ces Messéniens une quarantaine d’hoplites qu’il fit servir avec les autres. Il rangea du côté du continent, surtout aux endroits qui étaient fortifiés et sûrs, le gros de ses gens, armés ou non, leur ordonnant de se défendre contre l’infanterie, si elle hasardait une attaque. Lui-même choisit, sur tout son monde, soixante hoplites et quelques archers, sortit du fort, et se rendit sur le bord de la mer, du côté où il pensait que les Lacédémoniens tenteraient plutôt une descente. Il avait dans l’idée qu’ils y seraient attirés par la faiblesse des murailles, quoique ce fût une plage d’un accès difficile et toute hérissée de rochers. Les Athéniens avaient négligé de la mieux fortifier, dans l’espérance de rester toujours maîtres de la mer ; mais si l’ennemi parvenait à forcer la descente, la place pouvait être enlevée. Ce fut pour l’empêcher, s’il était possible, d’aborder, que Démosthène rangea ses troupes sur le rivage, et il anima leur valeur par ce discours :

X. « Guerriers qui allez partager un même péril avec moi, qu’aucun de vous, dans la nécessité où nous sommes réduits, ne se pique de montrer de l’esprit, en calculant tout ce qui nous environne de terrible : mais courez sans réflexion et d’un commun accord à l’ennemi, avec une confiance qui vous rendra vainqueurs. Quand on en est venu, comme nous, à une dangereuse extrémité, il ne s’agit plus de raisonner, mais de se jeter au milieu des hasards. Je vois que les plus justes espérances sont de notre côté, si nous voulons tenir ferme, et, sans nous effrayer du nombre de nos ennemis, ne point trahir nos avantages. Nous avons en notre faveur l’accès difficile de cette côte ; c’est un allié qui combattra pour nous, si nous restons inébranlables ; mais tout difficile qu’il est, il s’aplanira quand il ne restera personne pour le défendre. Alors l’ennemi deviendra plus terrible, parce qu’une fois repoussé, il n’aurait pas aisément de retraite. C’est pendant qu’il est sur ses vaisseaux qu’on peut sans peine lui résister ; s’il descend, la partie devient égale. Leur nombre ne doit pas trop nous épouvanter ; tout nombreux qu’ils peuvent être, il n’y en aura que peu qui combattront, par la difficulté de prendre terre. Ce n’est pas une armée rangée en plaine, où, le reste étant égal, celle qui est la plus forte a des avantages pour elle. Ils combattront de dessus leur flotte, et il doit survenir en mer bien des accidens imprévus. Les difficultés qu’ils ne manqueront pas d’éprouver seront une compensation de notre faiblesse. Vous savez par expérience ce que c’est que de faire une descente en face d’un ennemi. Qu’on ose résister, qu’on ne recule pas, effrayé du bruit des vagues et de l’approche impétueuse des vaisseaux ; on ne peut être forcé. Enfin vous êtes Athéniéns : je vous conjure donc d’attendre et de combattre l’ennemi sur cette plage rocailleuse, et de conserver en même temps et vous-mêmes et la place qui vous est confiée. »

XI. À ce discours, les troupes prirent un nouveau courage et descendirent se ranger en bataille sur le rivage : Les Lacédémoniens s’avançant attaquèrent en même temps les ouvrages par terre et par mer ; ils avaient quarante-trois vaisseaux commandés par Thrasymélidas, fils de Cratésicléas de Sparte. Il donna du côté que l’avait prévu Démosthène. Les Athéniens se défendirent sur l’un et l’autre élément. Les ennemis, dans l’impuissance d’aborder en grand nombre, partagèrent leur flotte en petites divisions ; ils faisaient venir tour à tour leurs vaisseaux à la charge, et, montrant le plus ardent courage, ils s’excitaient les uns les autres, et s’efforçaient de repousser les Athéniens et d’enlever les retranchemens. Personne ne se distingua d’une manière plus brillante que Brasidas. Il commandait une trirème, et voyant que la côte était difficile, et que, même aux endroits où il semblait possible d’aborder, ses collègues et les pilotes, dans la crainte de briser leurs navires, ne faisaient point assez d’efforts, il leur cria que, pour épargner des pièces de charpente, il ne fallait pas laisser l’ennemi se fortifier dans un pays qui était à eux ; il pressait les alliés de faire aux Lacédémoniens le sacrifice de leurs bàtimens, en reconnaissance de tous les bienfaits qu’ils en avaient reçus ; de les pousser au rivage, d’y descendre à tout prix, et de se rendre maîtres des hommes et de la place.

XII. C’était ainsi qu’il animait les autres ; lui-même obligeant son pilote à s’échouer, courut à l’échelle, essaya de descendre et fut frappé par les Athéniens. Couvert de blessures, il perdit connaissance et tomba à l’avant du vaisseau ; son bouclier coula dans la mer et fut porté à terre où les Athéniens le prirent ; ils en décorèrent dans la suite le trophée qu’ils élevèrent en l’honneur de cette journée. Tous faisaient pour descendre les mêmes efforts avec aussi peu de succès, arrêtés par l’escarpement de la côte et par la valeur des Athéniens, qui tenaient ferme et ne cédaient pas. Par un changement de fortune, les Athéniens sur terre, et même sur une terre qui appartenait à Lacédémone, se défendaient contre les Lacédémoniens qui venaient les attaquer par mer, et les Lacédémoniens, abordant par mer sur une terre de leur domination et désormais ennemie, essayaient de faire une descente contre les Athéniens. Les deux peuples acquirent en cette occasion une grande gloire : l’un, celle de déployer les qualités qui conviennent aux habitans du continent et d’exceller dans les combats de terre ; l’autre, celle de se montrer marin et de l’emporter par la supériorité de sa flotte.

XIII. Après avoir fait dans cette journée et le lendemain différentes attaques, les Lacédémoniens crurent devoir y renoncer, et le surlendemain ils envoyèrent quelques vaisseaux à Asiné chercher des bois de charpente pour construire des machines, dans l’espérance d’enlever par ce moyen la muraille du côté du port ; c’était la partie où elle était la plus haute, mais où l’on pouvait plutôt aborder. Cependant arrivèrent les quarante navires athéniens de Zacynthe ; il s’y était joint quelques-uns des bâtimens qui avaient été d’observation à Naupacte et quatre de Chio. En voyant l’ile et le continent couverts d’hoplites, et dans le port des vaisseaux qui ne sortaient pas, ils furent incertains de l’endroit où ils prendraient terre. Ils se déterminèrent pour le moment à gagner Prôté, île déserte du voisinage, et ils y passèrent la nuit. Le lendemain ils démarèrent, prêts à combattre si les ennemis venaient en haute mer à leur rencontre, sinon à entrer eux-mêmes dans le port. Les Lacédémoniens ne s’avancèrent pas et ils n’avaient pas fermé les passage, comme ils se l’étaient proposé, mais ils se tenaient à terre, faisant embarquer des troupes, et comme le port est assez vaste, ils se disposèrent à y recevoir l’ennemi, s’il osait y entrer.

XIV. Les Athéniens reconnurent leur intention et fondirent sur eux par les deux passages. Ils tombèrent sur le plus grand nombre des vaisseaux qui étaient déjà en avant, la proue tournée de leur côté, et les mirent en fuite. Ils les eurent bientôt atteints dans un espace resserré, en maltraitèrent une grande partie, et en prirent cinq, dont un avec les hommes qui le montaient. Ils se portèrent sur les bâtimens qui s’étaient sauvés à la côte, et en mirent d’autres en pièces, pendant que les troupes y montaient encore et avant qu’on eût démarré ; plusieurs étaient abandonnés des équipages qui s’étaient pressés de prendre la fuite ; ils les attachèrent à leurs vaisseaux pour les remorquer. Les Lacédémoniens, témoins de ces désastres et au désespoir de voir leurs citoyens interceptés dans l’île, accoururent au secours. Ils entraient tout armés dans la mer, saisissaient leurs vaisseaux que tiraient les ennemis, et les leur arrachaient. Chacun, dans cette circonstance, croyait que tout irait mal s’il ne s’en mêlait pas. C’était autour des navires un horrible tumulte et l’on eût dit que les deux nations avaient fait entre elles un échange de leur manière de combattre. Les Lacédémoniens, emportés par leur ardeur et leur crainte, donnaient, pour ainsi dire, sur terre un combat naval ; et les Athéniens victorieux, mais voulant pousser jusqu’au bout la fortune, livraient de dessus leurs vaisseaux un combat de terre. Enfin vainqueurs et vaincus se séparèrent, après s’êtré donné les uns et les autres bien des peines et s’être réciproquement couverts de blessures. Les Lacédémoniens sauvèrent les vaisseaux vides, excepté les premiers qu’ils avaient perdus ; chacun se retira dans son camp. Les Athéniens élevèrent un trophée, rendirent aux ennemis leurs morts et restèrent maîtres des débris des vaisseaux. Aussitôt ils établirent des croisières autour de l’île et la gardèrent, pour s’assurer des hommes qui s’y trouvaient renfermés. Les Péloponnésiens qui étaient sur le continent et qui de toutes parts étaient accourus au secours, restèrent campés à la vue de Pylos.

XV. Quand la nouvelle de ces événemens fut portée à Lacédémone, on arrêta que les magistrats, comme dans une grande calamité, se rendraient au camp pour voir les choses par leurs yeux et prendre le parti qu’ils croiraient nécessaire. Ils reconnurent l’impossibilité de secourir leurs guerriers, et ne voulant les exposer ni à périr de famine ni à tomber au pouvoir des ennemis, forcés par la supériorité du nombre, ils crurent, si les généraux d’Athènes y voulaient consentir, devoir convenir avec eux d’un armistice pour Pylos, envoyer à Athènes des députés pour ménager une conciliation et tâcher d’obtenir que leurs hommes fussent rendus sans délai.

XVI. Les généraux acceptèrent la proposition, et l’on convint des articles suivans : que les Lacédémoniens livreraient aux Athéniens et conduiraient à Pylos les vaisseaux sur lesquels ils avaient combattu, et tout ce qu’ils avaient de grands navires dans la Laconie, et qu’ils ne porteraient les armes contre la forteresse ni par terre ni par mer ; que les Athéniens permettraient aux Lacédémoniens qui étaient sur le continent, de porter à ceux de l’île une quantité déterminée de blé tout moulu, savoir : deux chénices attiques de farine par homme, deux cotyles de vin et un morceau de viande, et la moitié pour les valets ; que ces envois seraient visités par les Athéniens et qu’aucun bâtiment n’irait furtivement dans l’Ile ; que les Athéniens continueraient de faire une bonne garde autour de l’île, mais sans y descendre ; qu’ils ne porteraient les armes contre l’armée du Péloponnèse ni par terre ni par mer ; qu’à la première violation que l’un des partis apporterait à ce traité, quelque faible qu’elle pût être, il serait rompu ; que d’ailleurs l’armistice durerait jusqu’à ce que les députés de Lacédémone fussent revenus d’Athènes ; que les Athéniens les transporteraient et les ramèneraient sur une trirème ; qu’à leur retour la trêve cesserait et que les Athéniens rendraient les vaisseaux dans l’état où ils les auraient reçus.

Telles furent les conditions de ce traité ; les vaisseaux furent livrés au nombre d’environ soixante, et les députés furent expédiés. Arrivés à Athènes, ils parlèrent ainsi :

XVII. « Lacédémone nous envoie traiter avec vous, ô Athéniens, sur le sort de nos guerriers renfermés à Sphactérie, et vous faire des propositions à la fois utiles à vous-mêmes et les plus honorables pour nous que puissent comporter nos infortunes présentes. Ce ne sera pas nous écarter de nos lois que de prononcer un long discours ; il est conforme à l’esprit de notre pays de dire peu de paroles quand elles suffisent, et d’en prononcer davantage quand il s’agit d’instruire de quelque chose d’essentiel ceux qui nous écoutent. Ne prenez pas ces mots en mauvaise part et comme sortant d’une bouche ennemie, et ne croyez pas qu’en parlant d’instruction nous vous taxions d’ignorance ; mais nous voulons vous rappeler, comme à des gens instruits, les meilleures résolutions que vous ayez à prendre. En effet, il ne tient qu’à vous de tirer un beau parti de votre fortune actuelle, de conserver ce que vous possédez et d’y ajouter de l’honneur et de la gloire. Vous ne ferez pas comme les hommes à qui, par extraordinaire, il arrive quelque chose d’heureux : égarés par de folles espérances, ils désirent toujours plus qu’ils ne viennent d’obtenir, parce qu’ils n’avaient pas lieu de s’attendre à leur bonheur ; mais ceux qui bien des fois ont éprouvé les vicissitudes fâcheuses ou prospères de la fortune, doivent avoir bien peu de confiance à ses caresses. C’est ce que l’expérience a dû vous apprendre, et ce dont elle nous a surtout bien instruits.

XVIII. « Reconnaissez à nos malheurs l’inconstance du sort. Nous, considérés plus que personne entre les Grecs, nous avons recours à vous, après avoir pensé long-temps que c’était à nous d’accorder aux autres ce que nous venons vous demander. Et ce n’est point à l’insuffisance de nos forces ni à l’insolence qu’inspire une prospérité nouvelle, qu’il faut attribuer notre infortune ; nous avons été trompés par des avantages qui toujours nous avaient appartenu, et c’est ce qui peut de même égarer tous les hommes. Il ne faut donc pas que la puissance actuelle de votre république, ni la gloire que vous venez d’y ajouter, vous fassent croire que la fortune sera toujours à votre suite. Les sages sont ceux qui mettent en sûreté ses faveurs, dont ils connaissent l’instabilité ; ils sont aussi plus habiles que d’autres à supporter les revers. Ils croient, non que la guerre suive le cours qu’un parti veut lui prescrire, mais qu’elle marche comme elle est menée par la fortune. Ceux qui pensent ainsi sont les moins exposés aux grands revers, parce qu’incapables de se laisser emporter par la confiance qu’inspirent les succès, ils ne sont jamais plus disposés à terminer leurs querelles qu’au milieu de leurs exploits les plus éclatans. Voilà le beau moment, Athéniens, de prendre avec nous cette conduite. Il est en votre disposition de laisser à la postérité une opinion ineffaçable de votre puissance et de votre sagesse ; et comme tout est sujet aux revers, craignez, s’il vous arrive d’en éprouver un jour, pour ne nous avoir pas écoutés, qu’on n’attribue à la fortune vos prospérités actuelles.

XIX. « Les Lacédémoniens vous invitent à traiter avec eux et à terminer la guerre. Ils vous offrent la paix, leur alliance, leur amitié, la plus parfaite intimité entre les deux nations, et ne demandent en retour que leurs citoyens renfermés dans Sphactérie. Ils pensent qu’il est plus avantageux aux deux partis de ne pas s’exposer au hasard de les voir s’ouvrir de vive force une retraite, s’il survenait quelque événement favorable, ou perdre encore plus complètement leur liberté, s’ils étaient obligés de se rendre. Nous croyons qu’une paix solide peut succéder aux grandes inimitiés, moins quand l’un des deux partis, après une vigoureuse résistance et des avantages multipliés, impose à l’autre, sous la foi des sermens, des conditions que dicte la supériorité, que lorsque, avec le pouvoir de faire la loi, il se montre son vainqueur par sa générosité inattendue, et lui donne la paix a des conditions justes et modérées. Alors celui qui fut votre ennemi, obligé de ne plus penser à la vengeance, comme s’il avait été soumis par la force, vous doit un retour de reconnaissance ; et quand ce ne serait que par pudeur, il s’en tient aux conditions qu’il a reçues. Il est plus ordinaire de montrer cette générosité à ses plus grands ennemis qu’à ceux dont on n’était divisé que par des différends de peu d’importance ; on est porté naturellement à se relâcher avec plaisir de son pouvoir envers des ennemis qui cèdent eux-mêmes avec condescendance ; mais on se hasarde au delà même de ce qu’on avait projeté, contre ceux dont l’orgueil nous irrite.

XX. « Nous n’aurons jamais une plus belle occasion de nous réconcilier, avant qu’il ne survienne quelque événement sans remède, qui nous force à changer nos dissensions publiques en une haine personnelle et irréconciliable, et nous prive des avantages que nous vous engageons à saisir. Réconcilions-nous pendant que le succès de la guerre est encore indécis, vous, avec la gloire que vous venez d’acquérir, à laquelle va se joindre notre amitié ; nous, avec une disgrâce modérée, avant de souffrir quelque défaite honteuse. Préférons la paix à la guerre, donnons le repos au reste de la Grèce, et c’est à vous que les Grecs croiront surtout le devoir. Ils combattent sans trop savoir qui a commencé la guerre ; mais s’ils obtiennent la paix, comme c’est vous qui êtes à présent les maîtres de la donner, c’est à vous qu’ils en auront la reconnaissance. Voyez qu’il est en votre pouvoir de vous assurer l’amitié de Lacédémone ; qu’elle-même vous y invite, qu’elle vous l’offre moins par force que par bienveillance, et considérez tous les biens qui doivent résulter de notre union. Lorsqu’une fois nos deux nations n’auront plus qu’une volonté, sachez que tout le reste de la Grèce, bien plus faible que nous, nous rendra les plus grands honneurs. »

XXI. Ainsi parlèrent les Lacédémoniens, dans l’idée que leurs rivaux avaient eux-mémes désiré la paix, que Lacédémone y avait seule mis obstacle, qu’ils l’accepteraient avec joie dès qu’elle leur serait offerte, et ne demanderaient pas mieux que de rendre les hommes qu’ils tenaient investis. Mais les Athéniens, de leur côté, pensaient qu’assurés des guerriers renfermés à Sphactérie, ils seraient maîtres de traiter quand il leur plairait, et ils portaient plus haut leur ambition. Un homme surtout les animait : c’était Cléon, fils de Cléænète, qui alors menait le peuple, et qui, plus que personne, avait la confiance de la multitude. Il sut l’engager à répondre qu’il fallait que les guerriers de l’île livrassent leurs armes et leurs personnes, et fussent conduits à Athènes. Ce n’était pas assez : on voulait aussi que les Lacédémoniens rendissent Nisée, Pagues, Trézéne, l’Achaïe, qui se trouvaient dans leurs mains, non par droit de conquête, mais par le dernier traité, que des malheurs et le besoin de la paix avaient forcé les Athéniens d’accepter. À ces conditions, les Lacédémoniens auraient les hommes qu’ils réclamaient, et il se ferait une trêve dont les deux nations fixeraient la durée.

XXII. Ceux-ci ne firent aucune objection à cette réponse, mais ils demandèrent qu’il fût élu des commissaires chargés de discuter à tête reposée chaque article avec les députés, et d’accorder les points sur lesquels on tomberait mutuellement d’accord. À cette proposition, Cléon s’emporta, disant qu’il savait bien d’avance que les Lacédémoniens n’avaient que de mauvaises intentions, et que cela devenait clair, puisqu’ils refusaient de s’ouvrir devant le peuple, et ne voulaient traiter que dans la compagnie d’un petit nombre de personnes. Il leur ordonna, s’ils avaient de saines intentions, de les déclarer en présence de tous les citoyens. Mais les Lacédémoniens sentaient qu’il leur était impossible de s’ouvrir devant la multitude ; que si le malheur les obligeait à céder quelque chose, et que leurs offres fussent rejetées, il seraient exposés aux calomnies des alliés, et que d’ailleurs les Athéniens n’accepteraient pas les conditions modérées qu’ils pouvaient offrir. Ils quittèrent donc Athènes sans avoir rien fait.

XXIII. A leur arrivée cessa l’armistice de Pylos. Ils redemandaient leurs vaisseaux, suivant la convention, et les Athéniens ne les leur rendirent pas. Ils leur reprocbaient d’avoir, en dépit du traité, fait une tentative contre la place, et se plaignirent de quelques autres griefs de peu d’importance. Ils s’appuyaient sur ce qu’il avait été dit que s’il se faisait au traité quelque infraction que ce fût, il serait nul. Les Lacédémoniens réclamèrent ; ils se récriaient sur l’injustice de retenir leurs vaisseaux ; enfin ils se retirèrent et recommencèrent les hostilités ; elles furent poussées avec vigueur de part et d’autre. Les Athéniens faisaient régulièrement, pendant le jour, le tour de l’île avec deux vaisseaux qui se croisaient, et la nuit toute la flotte était en station, excepté du côté de la haute mer, quand le vent la rendait impraticable. Ils reçurent encore d’Athènes vingt vaisseaux pour renforcer cette garde. Les Péloponnésiens, campés sur le continent, donnaient des assauts à la place, et guettaient les occasions qui pourraient survenir de sauver leurs guerriers.

XXIV. Cependant en Sicile[169], les Syracusains et leurs alliés, indépendamment des vaisseaux qui faisaient la garde à Messine, y amenèrent une autre flotte qu’ils venaient d’équiper, et ce fut de là qu’ils mirent en mer. C’était surtout les Locriens qui les animaient en haine des habitans de Rhégium. Ils avaient fait eux-mêmes, avec toutes leurs forces, une incursion sur les terres de leurs ennemis, et ils voulaient tenter un combat naval. C’est qu’ils savaient que les Athéniens n’avaient que peu de vaisseaux sur ces mers, et que la plus grande partie de leur flotte, même les bâtimens qui devaient aborder en Sicile, étaient occupés à investir Sphactérie. En gagnant une victoire navale, ils espéraient emporter aisément Rhégium, qu’ils attaqueraient par terre et par mer, et ils se trouveraient alors dans un état respectable. En effet, le promontoire de Rhégium, en Italie, et celui de Messine, en Sicile, étaient fort voisins l’un de l’autre, les Athéniens ne pourraient plus en approcher, ni se trouver maîtres du détroit. Ce détroit est entre Rhégium et Messine, à l’endroit où la Sicile se rapproche le plus du continent : c’est ce qu’on appelle Charybde, où l’on dit qu’Ulysse a traversé. Il est fort resserré : deux grandes mers s’y rencontrent, celle de Tyrsénie[170] et celle de Sicile ; leurs eaux se tourmentent en s’y précipitant, et ce n’est pas sans raison qu’il a passé pour dangereux.

XXV. Ce fut dans cet espace étroit que les Syracusains et leurs alliés, forts d’un peu plus de trente vaisseaux, rencontrèrent, sur la fin de la soirée, seize vaisseaux athéniens et huit de Rhégium, et furent obligés d’accepter le combat autour d’un bâtiment de charge qui tenait cette route ; ils furent vaincus, perdirent un vaisseau, et chacun regagna comme il put son camp, à Messine ou à Rhégium. Ce fut la nuit qui mit fin au combat.

Les Locriens quittèrent ensuite le pays de Rhégium. La flotte des Syracusains et des alliés se réunit devant Péloride, qui fait partie de la campagne de Messine, et où se trouvait l’armée de terre ; elle y jeta l’ancre. Les Athéniens et ceux de Rhégium arrivèrent, aperçurent les vaisseaux vides et voulurent s’en emparer ; mais eux mêmes en perdirent un des leurs, brisé par une main de fer qu’y jetèrent les ennemis ; les hommes se sauvèrent à la nage. Les Syracusains montèrent sur leurs vaisseaux ; ils se faisaient remorquer pour gagner Messine : les Athéniens les attaquèrent une seconde rois ; mais ce furent les ennemis qui prirent eux-mêmes le large et les chargèrent. La flotte d’Athènes perdit encore un vaisseau, et les Syracusains, sans avoir éprouvé de désavantage dans ce combat, entrèrent dans le port de Messine. Les Athéniens se portèrent à Camarina, sur l’avis qu’Archias et sa faction voulaient livrer cette place aux Syracusains.

En même temps, les Messiniens, avec toutes leurs forces, allèrent par terre et par mer attaquer Naxos, colonie des Chalcidiens, qui leur est limitrophe. Le premier jour, ils forcèrent les habitans à se tenir renfermés dans la place et ravagèrent le pays ; le lendemain ils suivirent, sur leurs vaisseaux, le cours du fleuve Acésine, et désolèrent la campagne, pendant que leurs troupes de terre attaquaient la place. Mais les Sicules, qui logent sur les hauteurs, descendirent en grand nombre pour porter contre eux du secours. En les voyant s’avancer, les Naxiens reprirent courage et s’animèrent les uns les autres, dans l’idée que c’était les Léontins et les autres Grecs alliés qui venaient les soutenir : ils firent une sortie précipitée, se jetèrent sur les Messiniens, en tuèrent plus de mille. Le reste eut beaucoup de peine à faire sa retraite ; les Barbares tombaient sur eux dans les chemins et en détruisirent la plus grande partie.

Les vaisseaux qui avaient pris terre à Messine se séparèrent et regagnèrent leurs ports, et aussitôt les Léontins et leurs alliés, conjointement avec les Athéniens, profitèrent de la consternation de Messine pour l’attaquer. La flotte athénienne battait le port, et les troupes de terre la ville ; mais les Messiniens firent une sortie avec quelques Locriens aux ordres de Démotèle, qui, après leur échec, étaient restés en garnison dans la place. Ils surprirent les ennemis, mirent en fuite la plus grande partie des Léontins, et tuèrent beaucoup de monde. Les Athéniens, voyant le désastre de leurs alliés, descendirent de leurs vaisseaux, coururent à leur secours, tombèrent sur les Messiniens qui étaient en désordre, et les poursuivirent jusqu’à la ville. Ils retournèrent à Rhégium, après avoir dressé un trophée. Depuis cette époque, les Grecs de Sicile continuèrent par terre leurs hostilités les uns contre les autres, sans que les Athéniens y prissent part.

XXVI. Ceux-ci continuaient à Pylos de tenir les Lacédémoniens assiégés dans l’île de Sphactérie, et les troupes du Péloponnèse de camper sur le continent. C’était pour les Athéniens une garde bien laborieuse par la disette d’eau et de vivres. Ou n’avait qu’une source dans la citadelle même, et elle n’était pas abondante. La plupart creusaient le sable sur le bord de la mer, et l’on peut s’imaginer quelle boisson ils puisaient. Resserrés dans un petit espace, ils étaient campés à l’étroit : leurs vaisseaux, qui manquaient de rade sûre, allaient tour à tour chercher des vivres et se mettre en station. Ce qui les affligeait surtout, c’était la longueur du siège. Ils ne s’y étaient pas attendus et avaient cru devoir, en quelques jours, forcer des gens renfermés dans une île déserte et réduits à boire de l’eau saumâtre ; mais c’est que les Lacédémoniens avaient invité, par une proclamation, à porter dans l’île de la farine, du vin, du fromage et toutes les subsistances nécessaires à des troupes assiégées. Ils avaient taxé à un haut prix ces objets, et promis la liberté à ceux des Hilotes qui se chargeraient de les transporter. Bien des gens se livraient à ces hasardeuses entreprises, et surtout des Hilotes qui partaient de tous les points du Péloponnèse et gagnaient de nuit la côte de l’île qui regarde la haute mer Ils guettaient avec soin un vent favorable, et quand le vent de mer soufflait, comme alors les vaisseaux de garde ne pouvaient rester en station, il leur était facile d’échapper. D’ailleurs, contens d’aborder, ils ne songeaient pas à ménager leurs batimens : comme on leur tenait compte de ce qu’ils valaient, ils les faisaient échouer. Des hoplites faisaient le guet aux endroits praticables de la côte. Dans les temps où la mer était bonne, ces rafraichissemens ne manquaient pas d’être interceptés. Il y avait aussi des plongeurs qui traversaient le port entre deux eaux, tirant après eux, avec un câble, des outres pleines de têtes de pavots au miel et de graine de lin pilée. Ils passèrent d’abord sans être aperçus, mais on mit ensuite des sentinelles pour les observer. Il n’était pas, des deux côtés, d’artifice qu’on n’employât, soit pour introduire des vivres dans l’île, soit pour s’opposer à ce transport.

XXVI.[171] Quand on apprit à Athènes que l’armée souffrait et qu’il passait dans l’île des subsistances, on ne sut quel parti prendre. On craignait que la garnison ne fût surprise par l’hiver ; on voyait que dans un lieu désert il lui serait impossible de tirer des munitions des environs du Péloponnèse, puisque, même en été, on ne pouvait s’en procurer suffisamment ; que d’ailleurs, faute de bonne rade, les vaisseaux ne pourraient tenir à l’ancre, et qu’enfin les hommes de l’île trouveraient moyen d’y subsister, parce que la garde se ferait avec plus de négligence, ou que mettant à profit de gros temps, ils échapperaient sur les vaisseaux qui leur apportaient des vivres. Ce qu’on appréhendait surtout, c’était que les Lacédémoniens rassurés n’entamassent plus de négociations, et l’on se repentait de n’avoir pas traité avec eux.

Cléon, sachant que c’était à lui qu’on reprochait d’avoir empêché l’accord, assura que toutes les nouvelles qu’on recevait étaient fausses. Ceux qui les avaient apportées demandaient, si l’on refusait de les croire, qu’en envoyât des gens qui vissent les choses par leurs yeux. On choisit, pour cette commission, Cléon lui-même, avec Théagène. Cléon sentit qu’il serait obligé de dire les mêmes choses que ceux qu’il calomniait, ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu de mensonge. Mais comme il voyait que les Athéniens continuaient d’avoir quelque penchant pour le parti de la guerre, il conseilla de ne point envoyer aux informations, ni perdre le temps en délais, ajoutant que si l’on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait s’embarquer et aller combattre les assiégés. Puis, attaquant indirectement Nicias, fils de Nicératus, qui était alors général, et qu’il n’aimait pas, il dit qu’avec la flotte qui était appareillée, il serait facile aux généraux, s’ils étaient des gens de cœur, d’aller prendre les hommes qui étaient dans l’île. et que lui-même le ferait, s’il avait du commandement.

XXVIII. Le peuple fit entendre quelque murmure contre Cléon, et demandait pourquoi il ne partait pas à l’instant, puisque la chose lui semblait si facile. Alors Nicias, qui se voyait attaqué, dit qu’il n’avait qu’à prendre ce qu’il voudrait de troupes et se charger de l’entreprise. Cléon crut d’abord qu’où ne lui parlait pas sérieusement, et répondit qu’il était tout prêt ; mais quand il vit que Nicias voulait tout de bon lui céder le commandement, il tergiversa, et dit que ce n’était pas lui, mais Nicias qui était général. Il commençait à éprouver quelque crainte, mais il ne croyait pas que Nicias osât lui remettre le généralat. Celui-ci le pressa de l’accepter, donna sa démission de l’affaire de Pylos, et en prit le peuple à témoin. Plus Cléon refusait de partir et se désistait de ce qu’il avait avancé, plus la multitude, car tel est son caractère, pressait Nicias de lui abandonner le commandement, et criait à Cléon de s’embarquer. Ne pouvant plus retirer ce qu’il avait dit, il accepte, et s’avançant à la tête de l’assemblée, il dit qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens, et qu’il n’emmènera personne de la ville, mais seulement des troupes de Lemnos et d’Imbros qui se trouvaient prêtes, des peltastes venus d’Ænos en qualité d’auxiliaires et quatre cents archers de différens endroits. Avec ces seules forces, il promet d’amener vifs, dans une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui étaient à Pylos, ou de les laisser morts sur la place. On rit de la forfanterie, et les honnêtes gens se réjouissaient de voir que de deux biens il y en avait un immanquable : ou d’être délivrés de Cléon, et c’est à quoi ils s’attendaient le plus ; ou, s’ils étaient frustrés de cette espérance, d’avoir en leur puissance les Lacédémoniens.

XXIX. Cléon prit dans l’assemblée tous les arrangemens nécessaires, reçut les suffrages du peuple pour cette expédition et pressa son départ. Il ne se choisit pour collègue que Démosthène entre les généraux qui étaient à Pylos. C’est qu’il avait entendu dire que ce général pensait à faire une descente dans l’île ; car les soldats, ayant beaucoup à souffrir dans un lieu où l’on manquait de tout, et plutôt assiégés qu’assiégeans, n’aspiraient qu’à voler aux dangers. Un incendie survenu dans l’île contribuait aussi à donner de la résolution à ce général. Elle était toute couverte de bois sans aucun sentier, comme ayant été toujours inhabitée ; c’est ce qui lui avait donné de la crainte, et ce qu’il avait regardé comme favorable aux ennemis. Ils pourraient, au moment où son armée serait occupée à descendre, sortir de leurs retraites impénétrables et lui faire beaucoup de mal ; leurs fautes et leurs dispositions seraient cachées aux Athéniens par l’épaisseur de la forêt, tandis que ceux-ci ne commettraient aucune faute qui ne fût aperçue : l’ennemi tomberait sur eux à l’improviste du côté qu’il voudrait choisir et serait toujours maître de la manière dont il lui plairait d’attaquer. Si les Athéniens parvenaient à forcer le passage, et s’engageaient dans des lieux fourrés, des guerriers en petit nombre, mais qui connaissaient bien les lieux, prendraient l’avantage sur des troupes nombreuses qui n’en avaient aucune connaissance, et la plus grande partie de l’armée pourrait être détruite sans qu’on en sût rien, et sans qu’on pût voir de quel côté il faudrait porter du secours.

XXX. Ces craintes lui étaient inspirées par le malheur qu’il avait éprouvé dans l’Étolie, et auquel une forêt n’avait pas laissé que de contribuer. Mais comme Sphactérie avait peu d’étendue, les soldats qui formaient la garde avancée étaient obligés de préparer leurs repas aux extrémités de l’île. L’un d’eux, par mégarde, mil le feu à une partie du bois ; le vent s’éleva et l’incendie gagna la forêt presque entière. Démosthène alors vit que les Lacédémoniens étaient eu plus grand nombre qu’il ne l’avait cru ; car il ne soupçonnait pas auparavant qu’on apportât des vivres pour tant de monde. Il exhorta les Athéniens à redoubler de zèle, comme n’ayant point à le disputer contre des forces peu imposantes ; et l’île étant devenue d’un abord plus facile, il résolut de l’attaquer. Il envoya demander des secours aux alliés voisins et il faisait les autres dispositions, quand Cléon lui manda qu’il s’approchait et lui amenait le renfort qu’il avait sollicité. Lui-même arriva. Réunis, ils envoyèrent d’abord au camp du continent un héraut demander si l’on voulait terminer cette affaire sans courir de hasards, en ordonnant aux gens de l’île de se livrer aux Athéniens, eux et leurs armes. On ajoutait qu’ils auraient une garde, mais qu’ils seraient traités avec douceur, jusqu’à ce qu’on pût parvenir a un traité définitif.

XXXI. Cette proposition ne fut pas acceptée. On fut un jour sans agir ; le lendemain les Athéniens firent monter, pendant la nuit, tous les hoplites sur de petits batimens, et partirent. Un peu avant l’aurore, ils entrèrent dans l’île de deux côtés : de celui de la haute mer et de celui du port. Ils étaient au nombre d’environ huit cents hoplites. Ils s’avancèrent, en courant, sur les premières gardes.

Voici quelle était la position des Lacédémoniens. Au premier corps de garde étaient environ trente hoplites. Le corps du milieu, plus considérable que les autres, était placé à l’endroit le plus uni, et près d’une source. Épitadas, qui avait le commandement, s’y trouvait. Il avait placé un petit détachement pour garder l’extrémité de l’île en face de Pylos. Du côté de la mer, c’était une côte escarpée ; du côté de la terre, l’endroit était inexpugnable. Il s’y trouvait un vieux fort construit en pierres brutes. Les Lacédémoniens croyaient qu’il pourrait leur être utile, si des forces trop supérieures les obligeaient à chercher une retraite. Telle était leur disposition.

XXXII. I>es Athéniens égorgèrent les premières gardes qui sortaient du lit et prenaient les armes. Elles ne s’étaient pas aperçues de la descente, et avaient cru que c’était des vaisseaux qui venaient, comme à l’ordinaire, se mettre en station. Au lever de l’aurore, descendit, de plus de soixante-dix vaisseaux, le reste des troupes, toutes bien armées, suivant le genre de leur service, excepté les derniers rangs des rameurs. Il y avait huit cents archers et autant de peltastes. Les Messéniens qui étaient venus au secours partageaient cette expédition, et tout ce qui s’était rassemblé à Pylos, excepté ce qu’on avait laissé à la défense de la place.

Démosthène disposa ses troupes par corps détachés, les uns de deux cents hommes, les autres de plus ou de moins. Il leur fit prendre les postes les plus élevés, pour que l’ennemi, enveloppé de toutes parts, fût au comble de l’embarras, ne sût contre qui se défendre, et tombât dans la perplexité, par la multitude des agresseurs, qui le prendraient à dos s’il marchait en avant, et en flanc s’il se portait de l’un ou de l’autre côté. Quelque part qu’il pût s’avancer, il aurait toujours derrière lui les troupes légères, et celles qui, mal équipées, l’attaqueraient avec des traits, des javelots, des pierres et des frondes ; fortes, parce qu’elles combattaient de loin, et qu’on ne pouvait mettre en fuite, parce que leur fuite était une victoire, et leur retour terrible pour l’ennemi qui venait à céder. C’était ainsi que ce général avait conçu le plan de sa descente, et il l’exécuta.

XXXIII. Les guerriers d’Épitadas et le corps le plus considérable des Lacédémoniens, renfermés dans l’île, voyant les premières gardes égorgées, et l’ennemi s’avancer contre eux, se mirent en ordre de bataille, et marchèrent aux hoplites d’Athènes, dans le dessein d’en venir aux mains. Ils les avaient de front, et les troupes légères au dos et sur les flancs. Ils ne purent s’approcher des hoplites, ni mettre en usage la manière de combattre dont ils avaient l’expérience. De toutes parts contenus par les troupes légères qui les accablaient de traits, ils ne pouvaient s’avancer contre elles, et restaient immobiles. Ils faisaient reculer l’infanterie volante du côté où elle courait sur eux, et les serrait de plus près ; mais lestement armée et habile à prévenir par la fuite les atteintes des ennemis, elle se retournait pour se défendre, et se trouvait favorisée par l’inégalité du terrain qui n’avait jamais été fréquenté. Les Lacédémoniens ne pouvaient l’y poursuivre, gênés par le poids de leurs armes.

XXXIV. Il se passa donc quelque temps en escarmourches. Mais les Lacédémoniens n’avaient plus la force de courir du côté où on les attaquait, et les troupes légères s’aperçurent qu’ils étaient devenus trop lourds pour se défendre. Puissamment encouragées par eette découverte et par celle de la supériorité que leur donnait le nombre ; accoutumées à ne les plus croire aussi terribles qu’auparavant, parce qu’ils ne leur avaient pas fait d’abord le mal qu’elles en attendaient, lorsqu’elles commencèrent à s’avancer contre eux, et que leur courage était subjugué par la seule pensée d’avoir à combattre des Lacédémoniens, elles commencèrent à les mépriser, poussèrent de grands cris et se précipitèrent sur eux en foule. Elles les accablaient de pierres, de traits, de javelots, de tout ce qui leur tombait sous la main. Les cris qu’elles jetaient, et la rapidité de leur course frappaient d’épouvante des hommes qui n’étaient pas faits à cette manière de combattre ; les cendres de la forêt nouvellement consumée s’élevaient dans l’air, et cette cendre, les traits, les pierres lancées par une multitude innombrable ne laissaient rien voir devant soi. Alors l’action devint terrible pour les Lacédémoniens. Leurs cuirasses de feutre ne les garantissaient pas des traits, et au moment où ils lançaient des javelots, ils étaient brisés par les pierres. Ils ne savaient comment tirer parti d’eux-mêmes, privés de la vue, et ne pouvant apercevoir d’avance ce qui les menaçait ; étourdis par les cris des ennemis, qui ne leur permettaient pas d’entendre les ordres de leurs chefs ; de toutes parts entourés de dangers, et n’ayant pas même l’espérance de se défendre et de sauver leurs jours.

XXXV. Enfin, couverts presque tous de blessures, parce qu’ils n’avaient toujours fait que se retourner à la même place, ils se formèrent en peloton, et se retirèrent vers le fort, qui était à peu de distance, à l’extrémité de l’île, et où se trouvaient leurs dernières gardes. Dès qu’ils commencèrent à céder, les troupes légères, encore bien plus animées, les suivirent à grands cris, donnant la mort à tous ceux qu’elles atteignaient. Le plus grand nombre cependant gagna la forteresse. Ils se rangèrent avec la garnison, de manière à défendre tous les endroits par où elle pouvait être attaquée. Les Athéniens les suivirent ; mais ils ne purent entourer et investir la place, la force du lieu s’y opposait : ils l’attaquèrent de face, s’efforçant de les chasser. Long-temps, et pendant la journée presque entière, les deux partis tourmentés par la fatigue du combat, la soif et l’ardeur du soleil, soutinrent leurs efforts mutuels, l’un tâchant de déloger l’ennemi du lieu supérieur qu’il occupait, et l’autre de ne pas céder. Les Lacédémoniens se défendaient avec moins de peine qu’auparavant, parce qu’ils ne pouvaient plus être investis par les côtés.

XXXVI. Comme rien ne se décidait, le général des Messéniens vint trouver Cléon et Démosthène, et leur représenta qu’ils se fatiguaient inutilement ; mais que s’ils lui donnaient une partie des archers et des troupes légères, il tournerait les ennemis, qu’il les prendrait en queue par quelque sentier qu’il saurait bien trouver, et qu’il espérait forcer l’entrée du fort. Il reçut ce qu’il demandait, et partit sans être aperçu des ennemis. Il franchit les endroits praticables des précipices dont l’île est hérissée, et que les Lacédémoniens, trop pleins de confiance dans la force du lieu, avaient négligé de garder ; et faisant avec peine de longs détours, il parvint à leur cacher sa marche. Tout à coup il parut derrière eux sur des rochers qui les dominaient, d’autant plus terrible à leurs yeux qu’ils étaient loin de s’attendre à ce spectacle, et remplissant de courage les Athéniens qui voyaient ce qu’ils avaient attendu. Les Lacédémoniens, des deux côtés accablés de traits, et réduits, pour comparer de petites choses aux grandes, à la même extrémité qu’aux Therniopyles, quand, les tournant par un sentier étroit, les Perses vinrent leur donner la mort ; frappés de toutes parts, faibles en nombre contre de nombreux ennemis, et exténués par la faim, ne tinrent plus, et commencèrent à reculer ; mais les Athéniens étaient maîtres des passages.

XXXVII. Cependant Cléon et Démosthène voyant que les Lacédémoniens, pour peu qu’ils fléchissent, allaient être entièrement détruits, firent cesser le combat, et retinrent leurs troupes. Ils désiraient les mener vifs à Athènes, et voulurent essayer si leur orgueil, enfin brisé par l’horreur de leur situation, ne consentirait pas à rendre les armes. Ils leur firent donc porter par un héraut la proposition de se remettre eux et leurs armes entre les mains des Athéniens qui prononceraient sur leur sort.

XXXVIII. La plupart, à cette proclamation, jetant leurs boucliers et agitant les mains, firent connaître qu’ils l’acceptaient. Il se fit une suspension d’armes, et des conférences s’ouvrirent entre Cléon et Démosthène d’une part, et de l’autre Styphon, fils de Pharax. De ceux qui avaient d’abord commandé, Épitadas le premier était tué, et l’hippagrète[172] qui avait été élu pour commander après lui, était couché encore vivant entre les morts : Styphon avait été élu le troisième ; et, suivant la loi. c’était à lui de commander, s’il arrivait aux autres quelque malheur. D’accord avec ceux qui l’accompagnaient à cette conférence, il dit qu’il voulait consulter, sur le parti qu’il fallait prendre, ceux de leurs concitoyens qui étaient sur le continent. Les Athéniens ne laissèrent passer aucun Lacédémonien ; mais ils appelèrent du continent des hérauts, et la question y fut portée jusqu’à deux ou trois fois. Le dernier qui passa de leur côté, de la part des Lacédémoniens qui étaient en terre ferme, apporta cette réponse : « Les Lacédémoniens vous ordonnent de délibérer vous-mêmes sur ce qui vous concerne, et de ne rien faire de honteux. »

Après s’être consultés entre eux, ils livrèrent leurs armes et se rendirent. On les tint, le reste du jour et la nuit suivante, sous une bonne garde. Les Athéniens élevèrent le lendemain un trophée dans l’île, firent toutes leurs dispositions pour le départ, et confièrent leurs prisonniers à la garde des triérarques[173]. Les Lacédémoniens envoyèrent un héraut pour obtenir la permission de recueillir leurs morts.

Voici le nombre de ceux qui périrent dans l’île et de ceux qui furent faits prisonniers. Il y était passé quatre cent vingt hoplites en tout : de ce nombre, deux cent quatre-vingt-douze furent transportés vivans à Athènes, le reste avait été tué. Entre ceux qui se rendirent, on comptait environ cent vingt Spartiates. Les Athéniens perdirent peu de monde, car l’action fut moins une bataille qu’une déroute.

XXXK. Le siège de l’île, à commencer du combat naval jusqu’à l’affaire qui le termina, dura soixante-douze jours. Dans la vingtaine de jours qui s’était écoulée pendant que les députés firent le voyage d’Athènes, pour y négocier un traité, on avait fourni aux assiégés des subsistances ; ils avaient été nourris le reste du temps par des importations furtives. Il restait encore dans l’île, au moment de la reddition, du blé et d’autres munitions de bouche ; car Épitadas, qui commandait, en distribuait à chacun plutôt au-dessous qu’au-dessus du besoin. Les armées d’Athènes et du Péloponnèse quittèrent Pylos et gagnèrent leurs pays. Ainsi la promesse de Cléon eut son effet, quoiqu’elle tînt de la démence ; car, dans l’espace de vingt jours, il amena les Lacédémoniens comme il s’y était engagé[174].

XL. Les Grecs, dans cette guerre, ne virent aucun événement qui trompât davantage leurs conjectures. Ils avaient pensé qu’on ne pourrait, ni par famine, ni par aucune autre extrémité, réduire les Lacédémoniens à rendre les armes : mais qu’ils s’obstineraient à les garder tant qu’ils auraient quelque reste de force, et ne cesseraient de combattre qu’en cessant de vivre. Ils ne pouvaient croire que ceux qui étaient morts n’eussent pas eu plus de courage que ceux qui s’étaient rendus. Un allié d’Athènes demanda un jour, pour lui faire affront, à l’un des prisonniers de l’île, si ce n’était pas de braves gens que les compagnons qu’ils avaient perdus : « On ne saurait avoir trop d’estime pour les flèches, répondit le prisonnier, si elles savaient discerner les hommes valeureux : » faisant entendre que les pierres et les traits avaient tué indistinctement ceux qu’ils avaient rencontrés.

XLI. Quand ces malheureux furent arrivés, les Athéniens résolurent de les tenir dans les fers, jusqu’à ce qu’il se fit un accord, et de les tirer de leurs prisons pour les égorger, s’il arrivait qu’auparavant les Péloponnésiens fissent une invasion dans l’Attique. Ils mirent une garnison à Pylos. Les Messéniens de Naupacte envoyèrent des plus belliqueux de leurs gens dans cette place qu’ils regardaient comme leur patrie ; car Pylos avait fait partie de l’ancienne Messénide. Ces troupes saccagèrent la Laconie ; et comme elles parlaient la langue du pays, elles y firent beaucoup de mal. Les Lacédémoniens, jusque-là, n’avaient pas éprouvé le pillage ; ils ne connaissaient pas cette façon de faire la guerre ; leurs Hilotes désertaient, et ils craignaient de voir leurs campagnes exposées à des révolutions encore plus funestes : ils supportaient impatiemment ces malheurs, et quoiqu’ils n’eussent pas voulu que les Athéniens fussent instruits de leurs sentimens, ils leur envoyèrent des députés, pour essayer de se faire rendre et Pylos et leurs hommes. Mais les Athéniens portaient trop haut leurs prétentions ; ils reçurent plusieurs députations, et les renvoyèrent sans rien accorder. Voilà quelle fut l’affaire de Pylos.

XLII. Le même été[175], aussitôt après ces événemens, les Athéniens portèrent la guerre dans la campagne de Corinthe. Ils y envoyèrent, sur quatre-vingts vaisseaux, deux mille hoplites tirés de leur sein, et deux cents cavaliers sur des batimens construits pour cet usage. Ils avaient avec eux leurs alliés de Milet, d’Andros et de Caryste. Le premier de leurs trois généraux était Nicias, fils de Nicératus. Ils s’embarquèrent avec l’aurore et abordèrent entre la Chersonèse et Rhitum, sur la côte où s’élève la colline Solygie. C’est là qu’avaient autrefois campé les Doriens quand ils firent la guerre aux Corinthiens de la ville, qui étaient Éoliens. Il y reste encore une bourgade nommée Solygie, à douze stades[176] du rivage où les vaisseaux prirent terre ; à soixante de Corinthe[177], et à vingt de l’isthme[178]. Instruits d’avance par la voie d’Argos de l’arrivée prochaine de cette armée, les Corinthiens, excepté ceux qui logent en deçà de l’isthme, s’étaient tous rendus sur l’isthme depuis long-temps. Cinq cents hommes avaient été envoyés en garnison dans l’Ambracie et la Leucadie ; les autres, de tout rang et de tout âge, guettaient où les Athéniens feraient leur descente ; mais ceux-ci les trompèrent en abordant de nuit. Cependant les ennemis furent bientôt après avertis de leur arrivée par des signaux, et laissant la moitié de leur monde à Cenchrée, dans la crainte que les Athéniens ne se portassent sur Crommyon, ils se hâtèrent de marcher contre eux.

XLIII. L’un de leurs généraux, nommé Battus, car il y en avait deux à cette bataille, prit avec lui une division et se rendit à Solygie, pour garder cette bourgade qui n’était pas murée. Lycophron fit l’attaque avec le reste. D’abord les Corinthiens donnèrent sur l’aile droite des Athéniens, qui venait de descendre devant la Chersonèse, et attaquèrent ensuite le reste de l’armée. Le combat fut vif ; partout on se battait corps à corps. L’aile droite des Athéniens et des Carystiens, car ces derniers la fermaient, reçut les Corinthiens, et les repoussa, quoique avec peine. Ceux-ci montèrent contre une haie ; et comme le terrain était incliné, ils se trouvèrent plus élevés que les ennemis, les accablèrent de pierres, chantèrent le pœan, et revinrent à la charge. Les Athéniens soutinrent le choc, et l’on se battit d’aussi près que la première fois. Mais un corps de troupes corinthiennes accourut au secours de l’aile gauche, mit en fuite l’aile droite des Athéniens, et les poursuivit jusque sur leurs vaisseaux. Cependant eux et les Carystiens en descendirent encore. Le combat continuait ; l’opiniâtreté était égale des deux parts, et surtout à la droite des Corinthiens, où Lycophron se défendait contre la gauche des ennemis ; car on soupçonnait que leur dessein était de faire une tentative contre Solygie.

XLIV. La résistance fut longue, et ni l’un ni l’autre parti ne cédait. Mais les Athéniens éprouvèrent l’utilité de leur cavalerie ; les Corinthiens, qui n’en avaient pas, furent enfin repoussés, et se retirèrent sur la colline. Ils y dressèrent leurs tentes, ne descendirent plus, et se tinrent dans l’inaction. Cette défaite leur avait coûte la plus grande partie de leur aile droite et leur général Lycophron. Comme le reste de l’armée, une fois forcé, ne fut pas poursuivi avec acharnement, et ne prit pas la fuite avec précipitation, il fit sa retraite sur les hauteurs, et s’y établit. Les Athéniens, contre qui personne ne se présentait plus, dépouillèrent les morts des ennemis, recueillirent ceux qui leur appartenaient, et dressèrent aussitôt un trophée.

Cependant la moitié de l’armée corinthienne, qui était restée campée à Cenchrée, pour empêcher les Athéniens de se porter à Crommyon, n’avait pu apercevoir le combat que leur cachait le mont Onium ; mais à la vue de la poussière qui s’élevait, ils comprirent l’événement et accoururent au secours. Il leur vint en même temps un renfort : c’était les vieillards de Corinthe qui s’étaient mis en marche dès qu’ils avaient su ce qui s’était passé. Les Athéniens, à leur approche, crurent que c’était un secours des villes voisines, et se hâtèrent de monter sur leurs vaisseaux ; mais ils emportèrent les dépouilles qu’ils avaient faites et leurs morts, excepté deux qu’ils n’avaient pu trouver. Ils gagnèrent les îles voisines, et de là firent demander et obtinrent la permission d’enlever les deux corps qu’ils avaient laissés. Les Péloponnésiens avaient perdu dans ce combat deux cent douze hommes, et les Athéniens un peu moins de cinquante.

XLV. Ceux-ci quittèrent les îles, et se portèrent le même jour à Crommyon, dans la campagne de Corinthe, à cent vingt stades de cette ville[179]. Ils y prirent terre, ravagèrent les champs, et y restèrent campés pendant la nuit. Le lendemain, ils voguèrent d’abord vers l’Épidaurie, y firent une descente, et passèrent à Méthone, entre Épidaure et Trézène. Ils s’emparèrent de l’isthme qui tient à la Chersonèse où est située Méthone, travaillèrent à la fortifier, et y mirent garnison. De là ils portèrent le ravage dans les champs de Trézène, d’Halia et d’Épidaure ; et après avoir fini les fortifications, ils s’en retournèrent sur leur flotte.

XLVI. Pendant que ces événemens se passaient, Eurymédon et Sophocle partirent de Pylos pour la Sicile avec la flotte d’Athènes, et arrivèrent à Corcyre. Ils se joignirent aux Corcyréens de la ville pour attaquer la faction qui, après les troubles, s’était retirée sur le mont Istone, s’y était établie, dominait sur la campagne et y faisait un grand dégât. Le fort qui servait d’asile à ces bannis, fut battu et emporté, mais les hommes parvinrent à se sauver en foule sur une hauteur ; là ils capitulèrent et convinrent de livrer leurs troupes auxiliaires, de rendre les armes et de s’abandonner au jugement du peuple d’Athènes. Ils reçurent la parole des généraux, qui les transportèrent dans l’île de Ptychie, où ils devaient être gardés jusqu’à leur transport à Athènes ; mais si l’un d’eux était pris en essayant de s’évader, la convention était annulée pour tous. Les chefs de la faction populaire, craignant que les Athéniens ne laissassent la vie à ces malheureux, leur tendirent un piège : ce fut d’en tromper quelques-uns en subornant un petit nombre de leurs amis qu’ils leur firent passer ; ils étaient chargés de leur dire, comme par bienveillance, qu’ils n’avaient d’autre parti à prendre que celui de la fuite la plus prompte, qu’eux-mêmes leur fourniraient un bâtiment ; mais que s’ils restaient, les généraux d’Athènes les allaient livrer au peuple de Corcyre.

XLVII. Ils donnèrent dans le piège ; le vaisseau était prêt, mais ils furent arrêtés au moment de leur départ, et des lors la convention fut rompue. Les généraux ne secondèrent pas faiblement cette intrigue ; ce furent eux qui fournirent le prétexte de la tramer et l’assurance qu’on pouvait s’y livrer sans crainte, en laissant connaître que, près de partir pour la Sicile, ils ne voudraient pas que d’autres conduisissent les prisonniers à Athènes et s’attribuassent l’honneur de ce qu’eux-mêmes avaient fait. Les Corcyréens renfermèrent ces infortunés dans un grand édifice, et les en retirant par vingtaine à la fois, ils les conduisaient attachés les uns aux autres entre deux haies d’hoplites, qui frappaient et perçaient ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis. Des hommes armés de fouets hâtaient la marche des malheureux qui s’avançaient trop lentement.

XLVIII. Soixante furent ainsi emmenés et exécutés, sans que ceux qui étaient dans le bâtiment se doutassent de leur sort ; ils les croyaient transférés dans quelque autre prison ; mais enfin, mieux instruits, ils implorèrent les Athéniens et les prièrent de leur donner eux-mêmes la mort, s’ils voulaient qu’ils périssent. Ils refusaient de quitter l’endroit où ils étaient renfermés, et menaçaient d’employer toutes leurs forces pour empêcher personne d’y entrer. Ce n’était pas non plus l’idée des Corcyréens de forcer les portes : ils montèrent sur les combles, enlevèrent les toits et accablèrent ces malheureux de traits et de tuiles ; les prisonniers se garantissaient de leur mieux, et cependant la plupart se donnaient eux-mêmes la mort ; ils s’égorgeaient avec les flèches qui leur étaient lancées, ils se pendaient à des lits qui se trouvaient dans la prison, et ceux qui n’avaient pas de cordes déchiraient leurs manteaux pour en tenir lieu. Pendant la plus grande partie de la nuit (car la nuit survint pendant leur détresse), il en périt de toutes sortes de morts, étranglés de leurs mains ou frappés du haut de l’édifice. Le jour venu, les Corcyréens les jetèrent en tas sur des charrettes, et les portèrent hors de la ville. Toutes les femmes qui avaient été prises dans le fort furent réduites en esclavage. Ce fut ainsi que la faction populaire traita les Corcyréens qui s’étaient réfugiés sur la montagne ; et ces troubles, qui devenaient considérables, furent ainsi terminés, du moins autant qu’ils étaient liés à cette guerre ; car ce qui pouvait rester de la faction détruite ne mérite pas qu’on en parle. Les Athéniens partirent pour la Sicile, comme c’était leur destination, et y firent la guerre conjointement avec leurs alliés de cette île.

XLIX. Les troupes d’Athènes qui étaient à Naupacte, entrèrent en campagne avec les Acarnanes à la fin de l’été, et prirent par trahison Anactorium, ville située à l’embouchure du golfe d’Ambracie, et qui appartenait aux Corinthiens. Ceux-ci furent chassés, et les Acarnanes firent passer de toutes les parties de leur pays, des habitans dans cette place ; ils en restèrent maîtres, et l’été finit.

L. L’hiver suivant[180], Aristide, fils d’Archippus, l’un des commandans des vaisseaux que les Athéniens avaient fait partir pour lever les tributs des alliés, prit à Éion, sur le Strymon, un Perse, nommé Artapherne, envoyé du roi à Lacédémone. Il fut conduit à Athènes ; les Athéniens firent traduire les lettres dont il était porteur, et qui étaient écrites en langue assyrienne[181]. Ils y lurent en substance, entre beaucoup d’autres choses, que le roi n’entendait rien à ce que demandaient les Lacédémoniens ; qu’il avait reçu de leur part bien des ambassadeurs, et qu’aucun ne tenait le même langage ; que s’ils voulaient s’exprimer nettement, ils eussent à lui envoyer des députés avec Artapherne. Les Athéniens renvoyèrent celui-ci à Ephèse, et firent partir avec lui des ambassadeurs ; mais, vers ce temps[182], Arlaxerxès, fils de Xerxès, mourut ; les envoyés apprirent sa mort à Éphèse, et revinrent sur leurs pas.

LI. Le même hiver[183], les habitans de Chio démolirent les fortifications qu’ils venaient de construire. L’ordre leur en fut prescrit par les Athéniens qui les soupçonnaient de méditer contre eux quelques projets, malgré la foi et les assurances qu’ils avaient données de ne former aucun mauvais dessein. L’hiver finit, ainsi que la septième année de la guerre que Thucydide a écrite.

LII. Dès l’entrée de l’été suivant[184], il y eut, vers la Néoménie, une éclipse de soleil, et au commencement du même mois un tremblement de terre. Les exilés de Mitylène et du reste de Lesbos, la plupart sortis du continent, soudoyèrent et rassemblèrent des troupes auxiliaires du Péloponnèse, et prirent Rhœtium. Ils la rendirent sans y faire aucun tort pour la somme de deux mille statères de Phocée, et marchèrent ensuite contre Antandros qu’ils prirent par intelligence. Leur dessein était de délivrer toutes les autres villes qu’on nomme Actées[185], dont les Athéniens s’étaient rendus maîtres, et qui appartenaient aux Mityléniens ; mais surtout de rentrer en possession d’Antandros. Comme cet endroit était propre à l’établissement d’un chantier de vaisseaux, parce qu’il fournit du bois, et qu’il est voisin du mont Ida, ils comptaient le fortifier, en partir avec l’appareil nécessaire pour infester Lesbos qui en est à peu de distance, et s’emparer dans le continent des villes éoliennes. Telles étaient les entreprises auxquelles ils se disposaient.

LIII. Le même été[186], les Athéniens, avec soixante vaisseaux, deux mille hoplites, un peu de cavalerie, et les alliés qu’ils avaient rassemblés de Milet et de divers autres endroits, allèrent attaquer Cythère. Leurs généraux étaient Nicias, fils de Nicératus ; Nicostrate, fils de Diolropllès, et Autoclès, fils de Tolmœus. Cythère est une île adjacente à la Laconie, devant le promontoire de Malée. Les Lacédémoniens en occupent le circuit, et, chaque année, il s’y rendait de Sparte un magistrat qui avait le titre de cythérodice[187] ; ils ne manquaient jamais d’y tenir une garnison, et ils veillaient avec soin sur cette île. C’était pour eux un port où abordaient les marchands d’Égypte et de Libye : d’ailleurs elle garantissait la Laconie des pirates, du seul côté par où ils pussent l’infester ; car elle s’étend sur la mer de Sicile et sur celle de Crète.

LIV. Les Athéniens y prirent terre, et avec dix vaisseaux et deux mille hoplites de Milet, ils emportèrent une ville nommée Scandie, située sur le bord de la mer. Le reste de l’armée descendit dans la partie de l’île qui regarde Malée, marcha contre la ville de Cythère, bâtie sur la côte, et trouva tous les habitans en armes. Ou combattit ; les Cythéréens tinrent peu, et bientôt mis en fuite, ils se réfugièrent dans la ville haute. Là ils capitulèrent avec Nicias et ses collègues, se remettant à la discrétion des Athéniens, sous la seule condition d’avoir la vie sauve. Nicias avait commencé par s’établir des intelligences avec les habitans : aussi fut-on plus tôt d’accord sur les articles du traité qui concernaient le présent et l’avenir, et n’y eut-il d’exportés des habitans de Cythère que ceux qui étaient Lacédémoniens ; ce qui était indispensable, l’île étant si voisine de la Laconie.

Après cette capitulation, les Athéniens, maîtres de Scandie, place sitùée sur le port, et ayant mis garnison à Cythère, firent voile pour Asiné, Hélos, et la plupart des lieux maritimes : ils descendirent, et s’arrêtèrent où l’occasion le demandait, et ravagèrent le pays pendant environ sept jours.

LV. Ls Lacédémoniens qui voyaient les Athéniens maîtres de Cythère, et qui s’attendaient à de semblables descentes dans leur pays, ne se présentèrent nulle part en force contre eux ; ils se contentèrent d’envoyer des gros d’hoplites garder la campagne, dans les endroits où cette précaution était nécessaire : d’ailleurs, ils se tenaient scrupuleusement sur leurs gardes. Après les maux cruels et inattendus qu’ils avaient éprouvés à Sphactérie, la perte de Pylos et de Cythère, et au milieu d’une guerre subite et imprévue qui les frappait de toutes parts, ils craignaient quelque révolution dans leur gouvernement. Contre leur usage, ils formèrent on corps de quatre cents hommes de cavalerie, et levèrent des archers. Ils montraient plus d’hésitation que jamais à former des projets militaires, qu’il faudrait soutenir par des combats maritimes ; sorte de guerre dont ils n’avaient pas l’habitude ; et encore contre les Athéniens, peuple qui croyait trahir ses justes espérances, s’il ne formait pas sans cesse des entreprises nouvelles. Les coups de la fortune qu’ils avaient éprouvés en si grand nombre, en si peu de temps, et contre toute attente, les plongeaient dans le plus grand abattement. Ils craignaient qu’il ne leur survînt encore quelque désastre, tel que celui de Sphactérie ; cette pensée les rendait plus timides à combattre ; ils ne pouvaient se remuer sans croire qu’ils faisaient une faute, devenus craintifs et irrésolus parce qu’ils n’avaient pas l’habitude du malheur.

LVI. Ils se tinrent généralement en repos, pendant que les Athéniens dévastaient leurs campagnes maritimes ; chaque garnison, quand il se faisait une descente dans le voisinage, croyait n’être pas assez nombreuse, et l’esprit public était alors de ne rien hasarder. Une seule qui osa se défendre vers Cortys et Aphrodisia, fondit sur un corps de troupes légères qui se tenait dispersé, et le mit en fuite ; mais reçue par les hoplites, elle se retira ; elle perdit quelques hommes, dont les armes restèrent aux ennemis. Les Athéniens élevèrent un trophée, et retournèrent à Cythère, d’où ils se portèrent à Épidaure-Limera. Ils ravagèrent une partie de la campagne, et arrivèrent à Thyrée, place dépendante de la contrée qu’on appelle Cynurie, et qui sépare de la Laconie le pays d’Argos. Les Lacédémoniens, à qui elle appartenait, l’avaient donnée aux Éginètes chassés de leur patrie : c’était une récompense des services qu’ils en avaient reçus dans le temps du tremblement de terre et de la révolte des Hilotes, et une marque de reconnaissance de ce que, sujets d’Athènes, ils n’en avaient pas été moins constamment opposés aux desseins de cette république.

LVII. À l’approche des Athéniens, les Éginètes abandonnèrent les fortifications qu’ils étaient alors occupés à construire sur le bord de la mer, et se retirèrent dans leur ville haute, qui en était éloignée à peu près de dix stades[188]. Une garnison lacédémonienne, qui était dans le pays, et qui les avait aidés à se fortifier, refusa, malgré leurs prières, d’entrer dans leurs murs, reconnaissant qu’il y aurait du danger à s’y renfermer. Elle se retira sur les hauteurs, et ne se croyant pas en état de combattre, elle resta dans l’inaction. Cependant les Athéniens abordent, s’avancent aussitôt avec toutes leurs forces, et emportent Thyrée. Ils mettent le feu à la ville, et détruisent tout ce qui s’y trouve. Ils retournèrent à Athènes, emmenant les Éginètes qui n’avaient pas été tués dans l’action, et Tantale, fils de Patrocle, qui les commandait pour les Lacédémoniens ; il avait été pris couvert de blessures : ils emmenèrent aussi un petit nombre d’habitans de Cythère, que, pour mesure de sûreté, ils crurent devoir transporter ailleurs. On décida qu’ils seraient déposés dans les îles, que les autres Cythéréens qui resteraient dans leur pays paieraient un tribut de quatre talens[189], et que tous les Éginètes qui avaient été pris seraient mis à mort ; c’était l’effet de l’ancienne haine que les Athéniens avaient toujours eue pour ce peuple. Tantale fut renfermé dans la même prison que les autres Lacédémoniens pris à Sphactérie.

LVIII. Le même été[190], dans la Sicile, il se conclut d’abord une suspension d’armes entre les citoyens de Camarina et ceux de Géla. Les autres Siciliens formèrent ensuite A Géla un congrès, où les députés de toutes les villes se concertèrent pour parvenir à des moyens de conciliation. Un grand nombre d’opinions diverses furent mises en avant de part et d’autre : les députés ne s’accordaient point entre eux ; chacun demandait pour sa ville des redressemens proportionnés aux torts qu’elle croyait avoir supportés. Hermocrate, fils d’Hermon, de Syracuse, celui qui contribua le plus à les ramener tous à l’intérêt général, parla en ces termes :

LIX. « Ce n’est point, ô Syracusains, un citoyen de l’une des plus faibles républiques de cette ile, ni de celles qui se sont le plus ressenties des maux de la guerre, qui va prendre la parole ; mais un homme qui veut manifester à la Sicile entière, l’opinion qu’il croit s’accorder le mieux avec l’intérêt commun. A quoi bon entrer dans de longs détails sur les maux de la guerre, pour prouver à des gens qui le savent combien elle est désastreuse ? Ce n’est pas l’ignorance qui force personne à l’entreprendre ; et personne non plus n’en est détourné par la crainte, s’il croit y trouver son profit ; mais les uns placent les avantages qu’ils attendent au-dessus des dangers, et les autres aiment mieux s’exposer aux dangers que de souffrir, pour le moment, aucun dommage. Cependant, si les uns et les autres, dans cette conduite, n’ont pas les circonstances en leur faveur, c’est les bien servir que de les engager à la réconciliation ; et ce serait un grand bonheur pour vous, si, dans les conjonctures présentes, vous vous rendiez à de semblables conseils. Nous avons pris les armes parce que chacun de nous voulait pourvoir à ses intérêts privés ; tâchons maintenant, en les discutant entre nous, d’en venir à un accommodement, au hasard de recommencer la guerre, si chacun ne se trouve pas satisfait sur les droits qu’il réclame.

LX. « Ce ne sera pas seulement sur nos affaires particulières, si nous sommes sages, que rouleront les conférences ; mais nous examinerons s’il est encore possible de sauver la Sicile, que je regarde comme menacée par les desseins perfides des Athéniens. Ce sont eux, bien plus que mes discours, qui doivent vous forcer à une réconciliation ; eux revêtus de la plus grande puissance de la Grèce ; eux qui épient nos fautes, et qui sont chez nous, à titre d’alliés légitimes, avec un petit nombre de vaisseaux ; moyen spécieux d’exercer utilement contre nous leur haine naturelle. Continuons la guerre ; appelons dans nos foyers des hommes qui vont bien d’eux-mêmes attaquer les autres sans être invités ; consommons notre ruine par nos dépenses particulières ; préparons-leur la voie à la domination ; et bientôt, n’en doutez pas, nous voyant épuisés, ils arriveront avec des flottes plus formidables, et mettront sous leur joug la Sicile entière.

LXI. « Cependant, si nous avons quelque prudence, c’est pour ajouter à notre fortune ce que nous ne possédons pas, et non pour endommager ce que nous possédons, que chacun de nous doit se faire des alliances et se livrer aux dangers. Croyez que rien n’est plus destructeur pour les états que la dissension, et surtout pour la Sicile, dont tous les peuples sont l’objet des embûches d’Athènes, et qui se trouve partagée en autant de républiques que de villes. D’après cette vérité, que les citoyens se réconcilient avec les citoyens, les villes avec les villes, et travaillent d’un commun effort à sauver la Sicile entière. Gardez-vous de penser qu’Athènes ne haïsse chez nous que les Doriens, et que les Chalcidiens n’aient rien à craindre, parce qu’ils sont d’origine ionique. Non, ce n’est point en haine de telle nation, qui est divisée de telle autre, que les Athéniens viennent ici ; c’est parce qu’ils aspirent aux biens que réunit la Sicile, et que nous possédons en commun. Ils le font assez connaître aujourd’hui, qu’ils sont appelés par des peuples d’origine chalcidienne : c’est avec empressement qu’en qualité d’alliés ils viennent donner de préférence des secours à des hommes dont ils n’en ont jamais reçu. Qu’ils aient cette ambition que je leur suppose, qu’ils s’y prennent de loin pour la satisfaire, je le leur pardonne. Je ne blâme point ceux qui veulent dominer, mais ceux que je vois prêts à se soumettre. Il est dans la nature des hommes de prendre l’empire sur ceux qui cèdent, et de se garantir contre ceux qui les menacent. C’est ce que nous savons, et nous ne prenons pas les plus justes précautions, et nous ne regardons pas comme notre plus grande affaire de nous réunir tous contre le commun danger ! Nous en serions bientôt délivrés si nous nous accordions réciproquement. Ce n’est pas de leur pays que les Athéniens s’élancent contre nous ; mais du territoire de ceux d’entre nous qui les appellent. Ce ne sera donc pas la guerre qui fera cesser la guerre ; ce sera la paix qui mettra fin d’elle-même et sans peine à nos dissensions ; et ces étrangers que nous attirons, qui arrivent avec des vues injustes et des prétextes spécieux, s’en retourneront, comme ils le méritent, sans avoir rien pu faire.

LXII. « Tels sont les avantages qu’on se donnera sur les Athéniens en prenant de sages résolutions. Et comment ne feriez-vous pas entre vous la paix, qui, d’un commun aveu, est le plus grand des biens ? Si les uns prospèrent, si les autres ont à se plaindre du sort, ne croyez-vous donc pas que la paix soit plus propre que la guerre à faire cesser les maux de l’infortuné, à conserver à l’homme heureux ses avantages ? Ne rend-elle pas les honneurs plus solides, les dignités plus assurées, et n’offre-t-elle pas mille biens qu’il serait aussi long de détailler que les maux de la guerre ? D’après cela, ne méprisez pas mes discours, et que plutôt ils vous aident à prévoir les moyens de vous sauver. Si, dans vos entreprises, vous vous reposez sur la justice de votre cause, ou sur vos forces, craignez d’être cruellement déçus par des événemens contraires à vos espérances. Sachez que bien des gens, en attaquant leurs ennemis, voulaient se venger de leurs injustices ; que d’autres se reposaient sur leurs forces pour assouvir leur ambition ; mais que les uns, loin d’ajouter à leur fortune, ont perdu celle qu’ils avaient, et que les autres, au lieu de satisfaire leur vengeance, n’ont pu même se sauver. Car la vengeance, pour être juste, n’en est pas toujours plus heureuse ; et la force n’est pas assurée, quelques belles espérances qu’elle inspire. Les événemens fortuits sont incalculables, et ce sont eux surtout qui l’emportent. Ce qui est le plus certain est aussi le plus utile, et quand deux partis se redoutent également, ils mettent plus de précautions à s’attaquer.

LXIII. « Doublement effrayés de l’incertitude des événemens que ne peuvent atteindre nos conjectures, et de la présence des Athéniens, qui, dès ce moment, doivent nous frapper de terreur ; persuadés que, si nous avons été trompés dans les desseins que tous nous avions conçus, ces obstacles ont suffi pour nous empêcher de les remplir, chassons de notre patrie des ennemis dont les armes sont levées sur nos têtes : réunissons-nous par une paix éternelle ; ou si c’est trop demander, concluons au moins une longue trêve, et remettons à une autre époque la décision de nos différends. En un mot, si vous daignez suivre mes avis, sachez que chacun de nous, citoyen d’une ville libre, pourra récompenser ou punir, en souverain, ceux qui lui feront du bien ou du mal. Mais si vous ne me croyez pas, si vous suivez d’autres conseils, loin d’être en état de vous venger, le plus grand bonheur que vous puissiez attendre sera d’être forcés à devenir les amis de vos plus grands ennemis, et les ennemis de ceux que vous devez aimer.

LXIV. « Quant à moi, comme je l’ai dit en commençant, membre d’une république puissante, citoyen d’un état qui est plutôt maître d’attaquer que réduit à se défendre, je vous conjure de pourvoir à ces dangers, de vous accorder entre vous, et, pour faire du mal à vos ennemis, de ne vous en pas faire encore bien plus à vous-mêmes. Emporté par un fol esprit de parti, je ne me crois pas maître de la fortune sur laquelle je ne puis exercer aucun empire, comme je le suis de ma pensée ; mais je crois devoit céder aux circonstances autant qu’elles l’exigent. Je vous engage à suivre mon exemple, sans attendre que vous y soyez forcés par les ennemis[191]. Ce n’est pas une honte dans une même famille, que l’un cède à l’autre ; que le Dorien cède au Dorien, et le Chalcidien à un citoyen originaire de la Chalcide. En un mot, voisins comme nous le sommes, habitans d’une même contrée, et d’une contrée que la mer enveloppe, nous avons tous un nom commun, celui de Siciliens. Je crois bien que nous nous ferons la guerre quand les circonstances le voudront ; nous traiterons ensuite et parviendrons à nous réconcilier ; mais si nous somme sages, resserrons-nous étroitement pour nous défendre contre les étrangers, puisque, séparément frappés, nous courrons tous un danger commun. Nous n’appellerons plus à l’avenir ni alliés ni conciliateurs, et en agissant ainsi, nous ne priverons pas en ce moment la Sicile de deux grands biens : d’être délivrée des Athéniens et d’une guerre domestique ; et dans la suite, nous habiterons ensemble un pays libre et moins exposé aux manœuvres du dehors. »

LXV. Les Siciliens, persuadés par le discours d’Hermocrate, consentirent d’un commun accord à terminer la guerre. Chacun garda ce qu’il avait entre les mains : ceux de Camarina eurent Morgantine, moyennant une somme qu’ils payèrent aux Syracusains. Les alliés d’Athènes ayant appelé les commandans de cette nation, leur déclarèrent qu’ils allaient accéder à l’accommodement, et qu’ils les feraient comprendre dans le traité. Ceux-ci donnèrent leur consentement à l’accord, et il fut conclu. Mais les Athéniens, au retour de leurs généraux, condamnèrent à l’exil Pythodore et Sophocle, et imposèrent une amende au troisième général, Eurymédon, prétendant qu’ils auraient pu soumettre la Sicile, et qu’ils ne s’étaient retirés que gagnés par des présens. Favorisés comme ils l’étaient de la fortune, ils prétendaient que rien ne leur résistât, et croyaient devoir également réussir dans les entreprises aisées et dans les plus difficiles, soit qu’ils les fissent avec de grands préparatifs ou avec un appareil insuffisant. La cause de ce travers était la multitude de leurs succès inattendus, qui leur faisait supposer leurs forces égales à leurs espérances.

LXVI. Dans ce même été[192] les Mégariens de la ville étaient pressés par les Athéniens, qui, deux fois chaque année, se jetaient sur leur pays avec des armées formidables, et par leurs exilés, qui, chassés dans une émeute par la faction du peuple, s’étaient retirés à Pagues, d’où ils venaient les tourmenter et mettre la campagne au pillage. Ils se disaient entre eux qu’il faudrait rappeler les bannis, pour ne pas voir la république ruinée de deux côtés à la fois. Les amis des exilés, informés de ces propos, engagèrent, plus ouvertement qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors, les citoyens à s’occuper de cette question. Mais les chefs du parti populaire sentirent qu’ils ne seraient pas épargnés par le peuple aigri de ses maux : ils furent saisis de crainte, et lièrent des intelligences avec les généraux d’Athènes, Hippocrate, fils d’Ariphron, et Démosthène, fils d’Aleisthène. Ils offrirent de leur livrer la ville, jugeant qu’il y avait pour eux, de ce côté, moins de risque à courir, que du retour des citoyens qu’ils avaient privés de leur patrie. Ils convinrent d’abord que les Athéniens s’empareraient des longues murailles qui étaient à huit stades[193] au plus de la ville, du côté de Nisée où était le port. Maîtres de ces murs, ils empêcheraient les Péloponnésiens d’apporter du secours de Nisée, place dont eux seuls composaient la garnison, pour se mieux assurer la possession de Mégare. Ils promettaient de faire ensuite leurs efforts pour livrer aux Athéniens la ville haute. Après ces deux opérations, les Mégariens consentiraient facilement à se rendre.

LXVII. Ou conféra des deux parts, on fit les dispositions nécessaires ; et les Athéniens, à l’approche de la nuit, se portèrent à Minoa, îlle voisine, dépendante de Mégare ; ils avaient six cents hoplites que commandait Hippocrate. Ils se mirent en embuscade dans un fossé qui n’était pas loin et d’où l’on avait tiré de la terre à briques pour la construction des murailles. Le corps aux ordres de Démosthène, l’autre général, les troupes légères de Platée, et les coureurs[194], se placèrent dans l’enceinte du temple de Mars qui est encore moins éloigné de la ville. Personne à Mégare, excepté ceux qui devaient conduire l’entreprise de cette nuit, ne savait rien de ces dispositions.

Voici le stratagème que, peu avant le lever de l’aurore, employèrent ceux de Mégare qui trahissaient leur patrie. Il y avait déjà longtemps que, par une permission qu’ils avaient obtenue en caressant le commandant de la porte, ils avaient coutume de se la faire ouvrir, et de transporter de nuit à la mer, sur une charrette, à travers le fossé, un canot à deux rames, pour exercer la piraterie, ils restaient en mer, et, avant le jour, ils rapportaient la barque sur la charrette, et la faisaient rentrer par la porte, pour que les Athéniens, ne voyant aucun bâtiment dans le port, ne pussent avoir aucun soupçon.

Dans la nuit dont nous parlons, la charrette était déjà devant la porte ; elle s’ouvrit comme à l’ordinaire pour faire rentrer le canot, et les Athéniens, avec qui l’on était d’intelligence, accoururent de leur embuscade pour arriver avant qu’elle ne se fermât. Ils saisirent le moment où la charrette la traversait et en empêchait la clôture, et à l’aide des Mégariens qui étaient du complot, ils tuèrent les gardes. Les Platéens et les coureurs aux ordres de Démosthène volèrent à l’endroit où est à présent le trophée. Il y eut un combat au-delà des portes, entre eux et les Pêloponnésiens, qui, n’étant pas éloignés, avaient entendu ce qui se passait, et venaient apporter du secours. Les Platéens remportèrent la victoire, et tinrent la porte ouverte aux hoplites athéniens qui arrivaient.

LXVIII. À mesure que ceux-ci entraient, ils s’avançaient aux murailles. Les soldats de la garnison péloponnésienne résistèrent d’abord en petit nombre. Il y en eut plusieurs de tués ; mais la plupart prirent la fuite, effrayés, au milieu des ténèbres, de l’attaque subite des ennemis, à qui se joignaient les citoyens perfides. Ils se croyaient trahis par tout le peuple de Mégare, d’autant plus qu’un héraut athénien, de son propre mouvement, s’avisa de proclamer que tous les Mégariens qui voulaient embrasser le parti d’Athènes eussent à prendre les armes. À cette proclamation, ils ne tinrent plus, et dans l’idée qu’ils avaient tout le peuple pour ennemi, ils se réfugièrent à Nisée.

Au lever de l’aurore, les murailles étaient déjà emportées, et les Mégariens de la ville dans la plus grande agitation. Le parti qui agissait pour les Athéniens, et la foule des gens du peuple qui avait connaissance du complot, disaient qu’il fallait ouvrir les portes et marcher au combat. Ils étaient convenus avec les Athéniens qu’aussitôt que les portes seraient ouvertes, ceux-ci se jetteraient dans la ville, et qu’eux-mêmes, pour être épargnés et se faire reconnaître, auraient le visage frotté d’huile. Ils pouvaient ouvrir les portes en toute sûreté ; car on avait promis que quatre mille hoplites d’Athènes et six cents chevaux viendraient d’Éleusis pendant la nuit, et ils étaient arrivés. Déjà les conjurés s’étaient frottés d’huile et se tenaient aux portes, quand un homme instruit du complot en fit part à quelques citoyens. Ceux-ci se réunissent et arrivent en foule, disant qu’il ne faut pas sortir, que c’est exposer la ville à un danger manifeste, et que même, dans un temps où l’on avait plus de force, jamais on n’avait osé prendre une résolution si téméraire. Ils ajoutèrent qu’ils étaient prêts à combattre le premier qui ne les croirait pas. D’ailleurs ils ne laissaient pas voir qu’ils eussent aucune connaissance de ce qui se passait ; mais ils soutenaient leur opinion comme des gens qui pensaient mieux que les autres, et ils s’obstinèrent à rester constamment à la garde des portes : ainsi les conjurés ne purent rien fairë de ce qu’ils avaient projeté.

LXIX. Les généraux athéniens, instruits de ce contre-temps, ët ne se voyant pas en état de forcer la ville, se mirent aussitôt à investir Nisée d’un mur de circonvallation, dans la pensée que s’ils enlevaient cette place avant qu’on y portât du secours, la reddition de Mégare traînerait moins en longueur. Ils ne tardèrent pas à recevoir d’Athènes du fer, des tailleurs de pierre, et tout ce dont ils avaient besoin. Ils commencèrent la construction en partant du mur dont ils étaient maîtres, la conduisirent transversalement du côté de Mégare, en la prolongeant de part et d’autre, jusqu’à la mer de Nisée. L’armée se distribua le travail des murs et du fossé ; on se servit des bois et des briques du faubourg ; on coupa des arbres dans la forêt, on palissada les endroits qui exigeaient cette sûreté, et les maisons du faubourg, en recevant des créneaux, furent elles-mêmes changées en fortifications. Toute la journée fut consacrée à ce travail, et le lendemain, vers le soir, le mur était presque entièrement terminé. Les gens qui se trouvaient renfermés dans Nisée furent saisis de crainte ; ils manquaient de vivres, et avaient coutume d’en tirer journellement de la ville supérieure ; ils ne s’attendaient pas à recevoir promptement des secours de la part des Péloponnésiens, et ils regardaient les Mégariens comme leurs ennemis. Ils capitulèrent donc, consentant à se racheter pour une somme d’argent par tête, à livrer leurs armes et à laisser aux Athéniens prendre le parti qu’ils voudraient sur les Lacédémoniens, sur le commandant et sur tous ceux qui ne seraient pas compris dans le traité. Ils sortirent à ces conditions ; les Athéniens démolirent les longues murailles qui partaient de Mégare, et, maîtres de Nisée, ils firent leurs autres dispositions.

LXX. Dans ces conjonctures, Brasidas de Lacédémone, fils de Tellis, était aux environs de Corinthe occupé à rassembler une armée pour la Thrace. A la nouvelle de la prise des murs, craignant pour les Péloponnésiens de Nisée, et même pour Mégare, il manda aux Bœotiens de se trouver à la rencontre de son armée à Tripodisque : c’est un bourg de Mégaride, au pied du mont Géranie : lui-même partit avec deux mille sept cents hoplites de Corinthe, quatre cents de Phlionte, six cents de Sicyone, et tout ce qu’il avait déjà rassemblé de troupes. Il comptait prévenir la prise de Nisée. Sur la nouvelle qu’elle était rendue, comme il était parti de nuit pour Tripodisque, il prit avec lui, avant qu’on sût rien de son arrivée, quatre cents hommes d’élite, et s’approcha de Mégare, sans être aperçu des Athéniens qui étaient sur le rivage. Il voulait, disait-il, faire une tentative sur Nisée, et tel était son dessein si l’entreprise était praticable ; mais son principal objet était d’entrer dans Mégare, et de mettre la ville en sûreté. Il pria les habitans de le recevoir, leur témoignant qu’il ne désespérait pas de reprendre Nisée.

LXXI. Mais les deux factions de Mégare avaient chacune leurs craintes : l’une qu’en faisant rentrer les exilés, il ne la chassât elle-même ; l’autre que le peuple, dans cette appréhension, ne se jetât sur elle, et que la ville, ayant la guerre dans son sein, ne devint la proie des Athéniens qui la guettaient. On ne le reçut donc pas, et les deux partis résolurent de rester tranquilles observateurs de l’événement : ils s’attendaient à un combat entre les Athéniens et ceux qui venaient au secours de la place, et pensaient qu’il y aurait plus de sûreté pour celui qui se trouverait du parti du vainqueur, de se joindre à lui après la victoire. Brasidas n’ayant pu obtenir ce qu’il voulait, regagna le gros de son armée.

LXXII. Dès le lever de l’aurore parurent les Bœotiens. Même avant le message de Brasidas, ils avaient résolu de venir au secours de Mégare, ne croyant pas que le danger de cette place leur dût être étranger. D’ailleurs ils se trouvaient déjà dans le pays de Platée avec toutes leurs forces : mais l’arrivée de ce message ajouta beaucoup à leur première ardeur. Ils envoyèrent donc à Brasidas deux mille deux cents hoplites, et six cents hommes de cavalerie, et s’en retournèrent avec le reste. On ne comptait pas dans toute l’armée moins de six mille hoplites. Ceux d’Athènes se tenaient rangés autour de Nisée et sur le bord de la mer, et les troupes légères étaient éparses dans la plaine. La cavalerie bœotienne tomba sur ces dernières, et leur causa d’autant plus de surprise, que jusqu’alors il n’était encore de nulle part venu de secours aux Mégariens : ils les poussèrent jusqu’à la mer. La cavalerie d’Athènes vint faire face à celle de Bœotie : le choc dura long-temps, et les deux partis se vantèrent de n’avoir pas eu le dessous. Il est bien vrai que les Athéniens poussèrent, du côté de Nisée, le commandant de la cavalerie bœotienne et un petit nombre de ses cavaliers, qu’ils tuèrent et s’emparèrent de leurs dépouilles ; que maîtres de leurs corps, ils donnèrent aux ennemis la permission de les enlever et qu’ils élevèrent un trophée : mais à prendre l’action tout entière, on se sépara des deux côtés sans finir par remporter un avantage certain. Les Bœotiens retournèrent à leur camp, et les Athéniens à Nisée.

LXXIII. Brasidas et son armée s’approchèrent ensuite de la mer et de la ville de Mégare. Ils se saisirent d’un poste avantageux, se mirent en ordre de bataille, et restèrent tranquilles, dans l’idée que les Athéniens s’avanceraient contre eux. Ils savaient bien que les habitans observaient de quel côté se déciderait la victoire. Ils trouvaient pour eux de l’avantage à ne pas attaquer les premiers, et à ne pas s’engager volontairement dans le hasard d’une action. Il leur suffirait peut-être de faire voir qu’ils étaient prêts à se défendre, pour se pouvoir attribuer justement une victoire qui ne ferait pas même lever la poussière de dessus la terre, et pour remplir en même temps leur projet sur Mégare. En effet, s’ils ne se montraient pas, ils n’avaient aucune chance en leur faveur, et ils ne seraient pas moins privés de Mégare que s’ils avaient été battus ; au lieu que si maintenant l’armée d’Athènes ne voulait pas en venir aux mains, ils rempliraient sans combat l’objet pour lequel ils s’étaient mis en campagne : c’est ce qui arriva. Les Athéniens sortirent et se rangèrent en bataille près des longues murailles ; mais voyant que leurs ennemis n’avançaient pas, ils restèrent aussi en repos. Leurs généraux, tout accoutumés qu’ils étaient à remporter le plus souvent l’avantage, même en engageant le combat aver des ennemis supérieurs en nombre, considéraient qu’ici le danger n’était pas balancé ; qu’en gagnant la bataille, ils se rendraient maîtres de Mégare ; mais que vaincus, ils perdraient ce qu’ils avaient de meilleures troupes : au lieu que les Péloponnésiens ne demanderaient pas mieux que de se hasarder, parce que leur armée n’étant composée que du contingent de chaque ville, chacune d’elles n’avait à risquer qu’une faible portion de ses ressources. On s’arrêta donc quelque temps des deux côtés, et comme ni l’un ni l’autre parti n’attaqua, les Athéniens se retirèrent les premiers à Nisée, et les Lacédémoniens au camp d’où ils étaient sortis.

LXXIV. Les Mégariens amis des exilés ouvrirent leurs portes à Brasidas et aux commandans des villes, et les reçurent comme vainqueurs des Athéniens qui n’avaient pas voulu combattre. Ils entrèrent avec eux en conférences. La faction d’Athènes était frappée de terreur. Enfin les alliés se dispersèrent dans leurs villes, et Brasidas retourna continuer à Corinthe les préparatifs de l’expédition de Thrace qu’il avait interrompus.

Après le départ des Athéniens, ceux de Mégare qui avaient le plus chaudement embrassé leur parti se retirèrent promptement, ne pouvant douter qu’on les connaissait bien. Les autres conférèrent avec les amis des exilés ; on les rappela de Pagues, en exigeant d’eux les sermens les plus solennels de ne conserver aucun ressentiment, et de ne travailler qu’à l’avantage de la république : mais élevés ensuite aux magistratures, ils rangèrent séparément, dans une revue des armes, chaque cohorte, choisirent jusqu’à cent hommes de leurs ennemis, ou de ceux qui passaient pour avoir été les plus favorables aux Athéniens, et forcèrent le peuple à donner son suffrage à haute voix sur ces malheureux, qui furent condamnés à mort et exécutés. Ils soumirent la république à l’autorité d’un petit nombre de citoyens, et ce gouvernement oligarchique, né de la sédition, fut de très longue durée.

LXXV. Le même été, Démodocus et Aristide, généraux envoyés d’Athènes pour recueillir les tributs, étant aux environs de l’Hellespont (car leur collègue Lamachus était entré avec dix vaisseaux dans le Pont-Euxin), apprirent que les Mityléniens avaient conçu le projet de fortifier Antandros, et se disposaifnl à l’exécuter. A cette nouvelle, ils pensèrent qu’il en serait de cette place comme d’Anæes à l’égard de Samos. Les exilés Samiens s’en étaient fait une retraite ; de là ils favorisaient la navigation des Péloponnésiens, en leur envoyant des pilotes ; ils excitaient le trouble entre les Samiens de la ville, et donnaient un refuge à ceux qui en étaient chassés. Ils rassemblèrent donc une armée qu’ils composèrent d’alliés de leur république, mirent en mer, battirent ceux d’Antandros qui étaient sortis à leur rencontre, et reprirent la place.

Peu de temps après, Lamachus, qui était entré dans le Pont, ayant relâché sur les bords du Calex, dans les campagnes d’Héraclée, perdit ses vaisseaux par les suites d’un orage qui tomba dans le pays où cette rivière prend sa source, et dont les eaux descendirent tout à coup avec la force et la rapidité d’un torrent. Il retourna par terre avec son armée à travers le pays des Thraces-Bithyniens, en Asie, de l’autre côté de la mer, et vint à Chalcédon, colonie de Mégare, à l’embouchure du Pont-Euxin.

LXXVI.Le même été, Démosthène, général athénien, n’eut pas plus tôt quitté la Mégaride, qu’il vint à Naupacte avec quarante vaisseaux. Quelques habitans des villes de la Bœotie manœuvraient avec lui et avec Hippocrate, pour changer la constitution de leur pays, et la convertir en un gouvernement populaire, tel que celui d’Athènes. C’était surtout Ptœodore, banni de Thèbes, qui conduisait celle intrigue. Voici comment ils en préparaient le succès. Quelques traîtres devaient leur livrer Siphès, place maritime de la campagne de Thespies, sur le golfe de Crisa. D’autres, sortis d’Orchomène, autrefois surnommé Minyen, et aujourd’hui Bœotien, s’engageaient aussi à faire tomber dans leurs mains Chéronée, place limitrophe de cette ville. C’étaient les bannis d’Orchomène qui avaient la plus grande part à ce complot ; ils soudoyèrent des troupes dans le Péloponnèse Chéronée est la dernière ville de la Bœotie, du côté de la Phanotide, dans les champs de Phocée. Aussi quelques Phocéens entrèrent-ils dans cette intrigue. Il fallait que les Athéniens prissent Délium, lieu consacré à Apollon, dans la Tanagrée, du côté de l’Eubée. Tous ces coups devaient se frapper à la fois dans un jour déterminé, pour que les Bœotiens, assez agités de ce que chacun d’eux éprouverait autour de lui, ne pussent se réunir, et porter des secours à la place. Si la tentative réussissait, et qu’on parvînt à fortifier Délium, il n’était pas nécessaire qu’il se fît aussitôt une révolution dans le gouvernement de la Bœotie : les Athéniens maîtres de ces lieux, ravageant les campagnes, et ayant un asile peu éloigné, avaient raison d’espérer que les affaires ne resteraient pas dans le même état, et qu’ils sauraient bien avec le temps les amener au point qu’ils désiraient : ils n’auraient besoin, pour cela, que de se joindre aux factieux, et ils ne craindraient pas de voir les Bœotiens réunir contre eux toute leur puissance. Telle était l’entreprise qui se formait.

LXXVII. Hippocrate devait marcher, quand il en serait temps, contre les Bœotiens, à la tête des troupes d’Athènes. Il envoya d’avance Démosthène à Naupacte avec quarante vaisseaux, pour rassembler dans ce pays les troupes des Acarnanes et des autres alliés, et faire voile vers Syphès qui lui devait être livré par trahison. Le jour était convenu entre eux, et tout devait s’exécuter à la fois. Démosthène, à son arrivée. reçut dans l’alliance d’Athènes les Œniades. que les Acarnanes obligeaient d’y entrer ; il rassembla tous les alliés de ces cantons, et s’avança d’abord contre Salynthius et les Agræens, ses sujets. Après avoir soumis tout le reste, il ne songeait plus qu’à remplir, au moment où il le faudrait, ses desseins sur Syphès.

LXXVIII. À cette même époque de l’été, Brasidas partit pour l’expédition de Thrace avec dix-sept cents hoplites. Arrivé à Héraclée, dans la Trachinie, il envoya un message à Pharsale, inviter les gens du pays, qui étaient amis de Lacédémone, à servir de guides à son armée à travers la Thessalie. Panærus, Dorus, Hippolochidas, Torylas et Strophacus, ce dernier uni aux Chalcidiens par les nœuds de l’hospitalité, vinrent le trouver à Mélitie d’Achaïe, et alors il se mit en marche. D’autres Thessaliens voulaient aussi le conduire, entre autres Niconidas, ami de Perdiccas, qui vint le trouver de Larisse ; car en général il n’est pas sur de traverser la Thessalie sans guides, et surtout avec des armes. D’ailleurs, chez les Grecs même, on se rendrait suspect en passant à travers le pays de ses voisins sans avoir obtenu leur agrément : ajoutons que, de tout temps, en Thessalie, la multitude a eu de l’inclination pour les Athéniens ; et si ces peuples vivaient dans l’égalité des droits, au lieu d’être soumis à un pouvoir, jamais Brasidas n’eût franchi cette contrée. Il y eut même des Thessaliens d’un parti contraire à celui de ses guides, qui vinrent à sa rencontre sur les bords du fleuve Énipée, et voulurent s’opposer a son passage ; ils lui dirent que c’était une insulte de s’engager dans leur pays sans l’aveu commun de la nation. Ses guides répondirent qu’ils n’avaient pas l’intention de lui faire traverser leur pays contre leur gré, mais qu’ils étaient ses hôtes ; qu’il s’était présenté sans qu’on l’attendît, et qu’ils avaient cru devoir l’accompagner. Brasidas lui-même représenta que c’était comme ami des Thessaliens qu’il entrait dans leur pays, qu’il ne portait pas les armes contre eux, mais contre les Athéniens ; qu’il ne croyait pas qu’il y eût entre la Thessalie et Lacédémone aucune inimitié qui dût empêcher les deux peuples de voyager les uns chez les autres ; qu’il n’irait pas plus loin malgré eux, et que même il ne le pourrait pas ; mais qu’il les priait de ne pas s’opposer à sa marche. Sur ces représentations, ils se retirèrent ; et d’après l’avis de ses guides, il fit une marche forcée, dans la crainte de plus grands obstacles. Le jour même qu’il était parti de Mélitie, il arriva à Pharsale, et campa sur les bords du fleuve Apidanus : de là il passa à Phacium, d’où il parvint à Paræbie. Ce fut là que ses guides thessaliens le quittèrent. Les Paræbiens sont soumis à la Thessalie ; ils le conduisirent à Dium, place de la domination de Perdiccas : elle est située du côté de la Thessalie, au pied de l’Olympe, montagne de la Macédoine.

LXXIX. Ce fut ainsi que, par sa diligence, Brasidas traversa la Thessalie, avant que personne fût prêt à l’arrêter. Il joignit Perdiccas et passa dans la Chalcide. Son armée avait été mandée du Péloponnèse par Perdiccas et par les Thraces qui s’étaient détachés d’Athènes, et qu’effrayait la prospérité de cette république. Les Chalcidiens et les peuples des villes voisines, sans avoir encore secoué le joug d’Athènes, persuadés qu’ils seraient les premiers qu’elle viendrait attaquer, avaient eux-mêmes sourdement sollicité ce secours. Perdiccas n’était pas ouvertement ennemi d’Athènes ; mais ses vieux différends avec les Athéniens lui inspiraient des craintes, et surtout il avait dessein de subjuguer Arrhibée, roi des Lyncestes. Les fâcheuses circonstances où se trouvait Lacédémone lui firent obtenir plus aisément les secours qu’il désirait.

LXXX. En effet, comme les Athéniens menaçaient le Péloponnèse et les terres du domaine de Lacédémone, les Lacédémoniens voulaient opérer une diversion, en leur inspirant de leur côté des inquiétudes, et faisant passer une armée aux alliés de cette république ennemie. Ceux-ci, d’ailleurs, consentaient à lui fournir des subsistances et ne l’appelaient que pour se détacher de l’alliance d’Athènes. Les Lacédémoniens n’étaient pas fâchés non plus d’avoir un prétexte de faire partir un certain nombre d’Hilotes ; ils craignaient de leur part quelque révolution, dans la triste conjecture de la prise de Pylos. Toujours les premiers de leurs soins avaient eu pour objet de se tenir en garde contre les Hilotes, et voici ce qu’on leur avait vu faire dans la crainte que leur inspirait la jeunesse de ce peuple nombreux. Ils leur ordonnèrent de faire entre eux au choix de ceux qu’ils jugeraient avoir montré le plus de valeur dans les combats, promettant de leur donner la liberté : c’était un piège qu’ils leur tendaient, persuadés que ceux qu’ils croiraient mériter le plus d’être libres, devaient être, par l’élévation de leur caractère, les plus capables d’agir contre eux. Il y en eut deux mille à qui fut accordée celle funeste distinction ; ils se promenèrent autour des temples, la tête ceinte de couronnes, comme ayant obtenu la liberté ; mais, peu après, les Lacédémoniens les firent disparaître sans que personne ait su de quelle manière on les avait fait périr. Ce fut avec beaucoup d’empressement qu’ils en firent partir sept cents dans le service d’hoplites, sous les ordres de Brasidas. Ce général leva le reste de son armée dans le Péloponnèse. Il avait montré lui-même une grande envie d’être chargé de cette expédition.

LXXXI. Les Chalcidiens avaient aussi désiré d’obtenir ce général, qu’on regardait à Sparte comme un homme de la plus grande capacité à tous égards. Sorti de sa patrie, il devint pour elle d’un prix inestimable. Dès qu’il fut revêtu du commandement, il montra pour les villes un esprit de justice et de modération qui en détermina le plus grand nombre à se détacher d’Athènes, et lui fit dans les autres des partisans qui les lui livrèrent. Au moyen de ces acquisitions, si les Lacédémoniens voulaient un jour en venir à un accommodement (et c’est ce qui arriva), ils auraient en même temps des villes à rendre et à réclamer ; ils gagnaient d’ailleurs l’avantage de transporter le théâtre de la guerre loin du Péloponnèse. Dans celle qui survint ensuite, après l’expédition de Sicile, la vertu, la prudence de Brasidas, ces qualités dont les uns avaient été témoins, et que les autres connaissaient de réputation, contribuèrent surtout à inspirer aux alliés d’Athènes de l’inclination pour les Lacédémoniens. Comme il fut le premier qui, dans ces derniers temps, sortit de sa patrie, et qu’il semblait réunir en sa personne toutes les perfections, on crut fermement que tous ses concitoyens devaient lui ressembler.

LXXXII. Les Athéniens, instruits de son arrivée dans la Thrace, déclarèrent Perdiccas ennemi de la république ; ils le regardaient comme l’auteur de cette expédition, et ils eurent, encore plus qu’auparavant, les yeux ouverts sur leurs alliés.

LXXXIII. Perdiccas joignit ses forces aux troupes de Brasidas, et fit aussitôt la guerre à Arrhibée, fils de Bromère, roi des Lyncestes-Macédoniens. Les états de ce prince touchaient aux siens ; il y avait entre eux des différends, et il voulait le renverser du trône. L’armée était près d’entrer chez les Lyncestes, quand Brasidas déclara qu’avant de commencer les hostilités il voulait avoir des conférences avec le prince, et essayer s’il ne pourrait pas l’engager dans l’alliance de Lacédémone. Arrhibée avait déjà fait annoncer parr un héraut qu’il était prêt à reconnaître ce général pour arbitre ; d’ailleurs, les députés de la Chalcidique étaient auprès de Brasidas, et l’avertissaient de ne pas mettre Perdiccas au-dessus de toute crainte, si l’on voulait qu’il servit leur cause avec plus de zèle. Enfin les députés que Perdiccas lui-même avait envoyés à Lacédémone avaient assuré qu’il ferait entrer dans l’alliance de cette république bien des pays dont il était entouré. Brasidas crut donc, pour l’avantage commun, devoir surtout favoriser les intérêts d’Arrhibée. En vain Perdiccas représenta qu’il n’avait pas mandé le général lacédémonien comme un juge de ses querelles avec le roi des Lyncestes, mais pour être délivré, par son secours, des ennemis qu’il lui ferait connaître ; et qu’on ne pouvait, sans injustice, pendant qu’il nourrissait la moitié des troupes, entrer en conférence avec Arrhibée. En dépit de toutes ces réclamations, Brasidas prit connaissance des différends des deux princes, et gagné par les raisons du roi des Lyncestes, il retira son armée avant qu’elle fût entrée sur ses terres. Perdiccas se crut offensé, et ne fournit plus qu’un tiers des subsistances au lieu de la moitié.

LXXXIV. Le même été[195], un peu avant les vendanges, Brasidas, avec les Chalcidiens, marcha contre Acanthe, colonie d’Andros. Deux factions partageaient cette ville ; l’une, qui favorisait les Chalcidiens, l’avait elle-même appelé ; l’autre était celle du peuple. Elles eurent entre elles de grandes altercations pour le recevoir. Mais comme on craignait pour les fruits qui n’étaient point encore serrés, Brasidas parvint à persuader au peuple de le recevoir seul, et de délibérer après l’avoir entendu. Il s’avança au milieu de l’assemblée, et comme il ne manquait pas d’éloquence pour un Lacédémonien, il leur parla ainsi :

LXXXV. « Les Lacédémoniens, en me faisant partir avec une armée, ont confirmé ce que nous déclarâmes dès le commencement de la guerre, que c’était pour affranchir la Grèce que nous allions combattre les Athéniens. Si nous arrivons bien tard, trompés par le sort des armes dans les espérances que nous avions conçues de réduire bientôt nous-mêmes les Athéniens sans avoir besoin de vous faire partager nos périls, c’est ce que personne ne doit nous reprocher. Nous arrivons au moment où les circonstances nous le permettent ; et c’est avec vous que nous essaierons de détruire la puissance d’Athènes. Je suis étonné que vous m’ayez fermé vos portes, et j’admire si vous ne voyez point avec joie mon arrivée. En nous rendant auprès de vous, nous pensions que les Lacédémoniens allaient trouver des alliés qui l’étaient par le cœur avant de l’être en effet ; nous nous flattions que vous aspiriez au moment de le devenir ; et c’est dans cette pensée que, franchissant une route d’un grand nombre de journées, à travers des contrées étrangères, nous nous sommes jetés de tout notre zèle dans de si grands hasards. Il serait cruel que vous eussiez d’autres sentimens, et que vous fussiez vous-mêmes contraires à votre propre délivrance et à celle du reste des Grecs. Ce ne serait pas seulement vous opposer à nos efforts : mais les autres peuples auprès de qui je pourrai me rendre en seraient moins portés à se joindre à moi : ils se montreraient d’autant plus difficiles, que vous, les premiers à qui je me sois adressé, vous, citoyens d’une importante cité, vous dont on croit devoir estimer la prudence, vous n’auriez pas voulu me recevoir. Et je n’aurai point à donner des raisons satisfaisantes de votre refus ; il semblera que je n’apporte qu’une liberté perfide, ou que, si les Athéniens viennent vous attaquer, je n’aie pas la force de vous défendre : cependant avec cette même armée que je commande, lorsque j’ai porté des secours à Nisée, les Athéniens, quoique supérieurs en nombre, n’ont pas voulu risquer le combat. Et il n’est pas à croire qu’ils envoient contre vous des troupes aussi nombreuses que l’était l’armée navale qu’ils avaient à Nisée.

LXXXVI. « Je ne suis point venu dans le dessein d’opprimer les Grecs, mais de les affranchir ; et j’ai engagé, par les sermens les plus sacrés, les magistrats de Lacédémone à laisser sous leurs propres lois les peuples que j’amènerais à recevoir notre alliance. Nous n’avons eu la pensée d’employer ni la force ni la ruse pour vous rendre nos alliés ; mais au contraire d’unir avec vous nos armes contre les Athéniens qui vous ont mis sous le joug. Mais quand je vous donne les plus fortes assurances que vous puissiez recevoir, je demande que vous ne soupçonniez pas mes intentions, que vous ne me croyiez pas incapable de vous protéger, et que vous vous livriez hardiment à moi. Si quelqu’un de vous, craignant en particulier certaines personnes, appréhende que je ne remette la république en de certaines mains, si c’est par cette raison qu’il hésite, qu’il ait la plus grande confiance. Je ne viens me mêler à aucun parti ; et je ne croirais apporter qu’une liberté trompeuse, si je voulais, au mépris de vos anciennes institutions, soumettre le peuple à la domination d’un petit nombre de citoyens, ou un petit nombre de citoyens à la faction populaire. Une telle domination serait plus dure qu’un joug étranger ; nos travaux ne nous procureraient aucune reconnaissance ; les peuples, au lieu de nous accorder de l’estime et des honneurs, n’auraient que des reproches à nous faire ; et nous qui accusons les Athéniens en prenant contre eux les armes, nous attirerions sur nous encore plus de haine que ceux qui, du moins, ne se parent point de vertu. En effet, il est encore plus odieux à des hommes qui se sont fait estimer, de satisfaire leur ambition par des moyens captieux que par la force ouverte. Employer la force, c’est user de la puissance que donne la fortune ; mais la ruse est une embûche que dresse l’esprit d’iniquité. Aussi n’agissons-nous qu’avec une grande circonspection dans les affaires même qui sont pour nous de la première importance.

LXXXVII. « Une assurance encore bien plus forte que nos sermens, ce sont les faits. Comparez-les à nos discours, et vous serez obligés de reconnaître que nos offres sont d’accord avec vos intérêts. Si, quand je vous les fais, vous répondez que vous n’êtes pas en état de les accepter ; si, tout en nous assurant de votre bienveillance, vous croyez cependant nous devoir repousser, sans avoir reçu de nous aucune injure ; si vous prétendez que la liberté ne vous semble pas exempte de dangers, qu’il est juste de l’offrir à ceux qui peuvent la supporter, mais que personne, contre son gré, ne doit être forcé de la recevoir ; je prendrai à témoin les dieux et les héros de cette contrée, que je suis venu pour votre avantage, sans pouvoir vous persuader, et je porterai le ravage sur vos terres pour essayer de vous contraindre à ne pas refuser mes offres. Je ne croirai pas faire une injustice ; mais je trouverai ma conduite autorisée par une double nécessité : l’intérêt de Lacédémone qui ne doit pas, avec toute votre bienveillance, voir vos richesses, si vous n’embrassez point sa cause, portées en tribut aux Athéniens pour lui nuire ; l’intérêt des Grecs, qui ne doivent pas trouver en vous un obstacle à leur affranchissement. Sans doute, s’il ne s’agissait point ici de l’avantage commun, notre manière d’agir serait peu convenable ; et les Lacédémoniens ne devraient pas donner la liberté à des hommes qui ne veulent pas la recevoir. Nous n’aspirons pas à la domination ; mais quand nous travaillons à réprimer ceux qui veulent l’usurper, nous serions injustes envers le plus grand nombre, si, en apportant à tous la liberté, nous vous laissions avec indifférence mettre obstacle à nos desseins. Voilà sur quoi vous avez à délibérer. Entrez en lice avec les Grecs pour obtenir les premiers l’honneur d’être libres et vous procurer une gloire immortelle, pour n’être point lésés dans vos intérêts particuliers, et pour donner à votre patrie le plus beau de tous les titres[196]. »

LXXXVIII. Ainsi parla Brasidas. Les citoyens d’Acanthe délibérèrent pour et contre sa proposition, et en vinrent aux suffrages qu’ils donnèrent en secret. Comme Brasidas avait apporté des raisons persuasives, et qu’ils craignaient pour leurs fruits, la plupart furent d’avis d’abandonner le parti d’Athènes. Ils firent prêter à ce général le serment qu’avaient fait, en l’envoyant, les magistrats de Lacédémone, de laisser vivre sous leurs propres lois ceux qu’il recevrait dans l’alliance de sa patrie. À cette condition, ils laissèrent entrer son armée. Peu de temps après, Stagyre, autre colonie d’Andros, imita cette défection. Ces événemens se passèrent pendant l’été.

LXXXIX. Dès le commencement de l’hiver suivant[197], la Bœotie devait être livrée aux généraux athéniens, Hippocrate et Démosthène : l’un avec la flotte devait se rendre à Siphès, l’autre à Délium ; mais on se trompa sur les jours où l’on était convenu que tous deux feraient leurs attaques. Ce fut Démosthène qui aborda le premier à Siphès ; il avait sur sa flotte les Acarnanes et un grand nombre d’alliés du voisinage ; il ne réussit point : le projet avait été découvert par un Phocéen de Phanotée, nommé Nicomaque, qui en avait fait part aux Lacédémoniens, et ceux-ci aux Bœotiens. Il vint des secours de toute la Bœotie ; Hippocrate n’y était point encore pour y donner de l’inquiétude, et ce furent les Bœotiens qui prévinrent leurs ennemis en occupant Siphès et Chéronée. Les confidens de ce complot le voyant manqué, n’excitèrent aucun mouvement dans les villes.

LXXXX. Hippocrate avait fait prendre les armes aux Athéniens sans exception, même aux simples habitans et à tous les étrangers qui se trouvaient dans la ville ; il arriva le dernier à Délium, lorsque les Bœotiens étaient déjà retirés de Siphès. Il fit camper ses troupes à Délium, et se mit à fortifier, de la manière suivante, ce lieu consacré à Apollon. On entoura d’un fossé l’enceinte et le temple. Les terres qu’on en retira furent employées à construire une terrasse qui tint lieu de muraille. On l’étaya de pieux que fournit le sarment des vignes arrachées dans les environs du lieu sacré. Les pierres et les briques des bâtimens voisins tombés en ruines furent ramassées pour donner le plus d’élévation qu’il serait possible au rempart ; on éleva des tours de bois aux endroits où il était nécessaire. Il ne restait rien du temple ; la colonnade en avait croulé. Ce fut le surlendemain du départ que commença ce travail ; on s’en occupa sans relâche le quatrième jour et le cinquième jusqu’à l’heure du dîner. La plus grande partie de l’ouvrage étant finie, le corps de l’armée s’éloigna de dix stades, dans l’intention de faire sa retraite. La plupart même des troupes légères partirent aussitôt, mais les hoplites s’arrêtèrent, et prirent un campement. Hippocrate resta encore à Délium pour y établir la garde et terminer ce qui manquait aux fortifications.

XCI. Cependant les Bœotiens se rassemblaient à Tanagra. Déjà ils s’y étaient rendus de toutes les villes, quand ils apprirent que les Athéniens retournaient chez eux. Les bœotarques sont au nombre de onze. Il y en eut dix qui furent d’avis de ne pas les combattre, puisqu’ils n’étaient plus dans la Bœotie : en effet, l’endroit où les Athéniens avaient établi leur camp faisait partie des confins de l’Oropie. Mais Pagondas, fils d’Æoladas, était bœotarque de Thèbes avec Ariantidas, fils de Lysimachidas, et c’était lui qui avait alors le commandement : il se déclara pour la bataille, croyant que le meilleur parti était d’en courir le danger. Il convoqua les troupes par cohortes, pour ne pas dégarnir le camp tout à la fois, et leur persuada de marcher contre les Athéniens et de les combattre. Voici comment il s’exprima :

XCII. « Il n’aurait dû venir à l’esprit d’aucun des chefs, ô Bœotiens, que si l’endroit où nous rencontrerions les Athéniens ne faisait plus partie de la Bœotie, il ne fallût pas les attaquer ; car c’est dans la Bœotie qu’ils viennent de se construire un fort, et c’est d’un pays limitrophe qu’ils vont partir pour infester le nôtre. Ils sont toujours nos ennemis, de quelque endroit qu’ils sortent pour exercer des hostilités. Regarder comme plus sûr de ne pas combattre, c’est une erreur. Les règles de la prudence ne sont pas les mêmes pour celui qu’on attaque et qui défend son pays, et pour celui qui, jouissant de sa fortune, marche de plein gré contre les autres par la cupidité de s’enrichir encore davantage. Nous avons appris de nos ancêtres, quand des armées étrangères portent contre nous les armes, à nous défendre également sur notre territoire et sur celui de nos voisins ; et c’est une conduite que nous devons tenir encore plus avec les Athéniens, qui sont pour nous une puissance frontière. Se montrer en état de résister à tous ses voisins, est le seul moyen de rester libres. Et comment ne faudrait-il pas surtout combattre jusqu’à la dernière extrémité, des hommes qui veulent asservir non-seulement les nations voisines, mais les états même éloignés ? Nous avons pour exemple de ce que nous devons attendre, et les habitans de l’Eubée, qui ne sont séparés de nous que par un trajet de mer, et la plus grande partie de la Grèce. La guerre entre voisins n’a d’ordinaire pour objet que les limites ; et nous si nous sommes vaincus, il ne nous restera pas, de tout notre pays, une seule limite qui ne soit contestée. Entrés sur nos terres, les Athéniens s’empareront de nos biens par la force, tant leur voisinage est, pour nous, le plus dangereux de tous. Quand on vient, comme eux aujourd’hui, attaquer ses voisins avec l’audace qu’inspire la force, on marche contre eux avec moins de crainte s’ils restent tranquilles et ne font que se défendre sur leur terrain ; mais on garde avec eux plus de réserve quand ils s’avancent hors de leurs frontières, et quand ils sont les premiers, si l’occasion s’en présente, à offrir le combat. Nous en avons eu la preuve contre ces mêmes Athéniens. Une fois leurs vainqueurs à Coronée, lorsqu’ils occupaient notre pays à la faveur de nos dissensions, nous avons conservé jusqu’à ce jour dans la Bœotie la plus grande sécurité. Rappelez-vous-en le souvenir, vous, ô vieillards, pour être semblables à ce que vous fûtes autrefois ; et vous, jeunes gens, enfans de ces hommes qui se montrèrent si valeureux, pour ne pas déshonorer des vertus qui sont votre héritage. Mettez votre confiance au dieu dont ils occupent le terrain sacré ; ce terrain que, par un sacrilège, ils viennent de fortifier. Il vous protégera ; croyez-en les sacrifices que vous avez offerts, et qui se montrent propices. Marchez à vos ennemis : qu’ils aillent satisfaire leur ambition en attaquant des peuples qui ne se défendent pas ; mais apprenez-leur qu’avec des nations généreuses qui combattent toujours pour la liberté de leur patrie, et jamais pour détruire celle des autres, ils ne se retireront pas sans avoir eu des combats à soutenir. »

XCIII. Ce fut par de telles paroles que Pagondas sut persuader à ses soldats d’aller aux Athéniens. Aussitôt il les fit marcher, et se mit à leur tête : il était déjà tard. Arrivé près du camp des ennemis, il prit un poste où les deux armées, séparées par une éminence, ne pouvaient se voir l’une l’autre, rangea ses troupes, et se tint prêt au combat. Hippocrate était à Délium ; il reçut avis que les Bœotiens s’approchaient, et fit porter à l’armée l’ordre de se mettre en bataille. Lui-même arriva peu de temps après, laissant à Délium aux environs de trois cents chevaux pour garder la place en cas d’accident, et pour épier le moment de tomber sur l’ennemi pendant l’action. Les Bœotiens leur opposèrent des troupes, et toutes leurs dispositions faites, ils parurent sur le sommet de la colline, et prirent les rangs suivant l’ordre dans lequel ils devaient combattre. Ils étaient au nombre d’environ sept mille hoplites, de plus de dix mille hommes de troupes légères, de mille hommes de cavalerie et de cinq cents peltastes. Les citoyens et habitans de Thèbes formaient l’aile droite ; au centre étaient ceux d’Aliarte, de Coronée, de Copée. et des autres endroits qui environnent le lac Copaïde ; à la gauche étaient les troupes de Thespies, de Tanagra et d’Orchomène. A chaque aile étaient distribuées de la cavalerie et des troupes légères. Les Thébains étaient rangés sur vingt-cinq de front, et les autres comme ils se trouvaient. Telles étaient les dispositions et l’ordonnance des Bœotiens.

XCIV. Du côté des Athéniens, les hoplites, rangés sur huit de front, étaient égaux en nombre à ceux des ennemis. Quant aux troupes légères, quoiqu’on en eut fait une levée, il ne s’en trouvait point alors à l’armée ; il n’y en avait même point à la ville. A compter ce qui s’était mis en campagne, ils auraient été supérieurs aux Bœotiens ; mais la plupart avaient suivi sans armes, parce qu’on avait fait une levée générale de tout ce qui s’était trouvé d’étrangers et de citoyens, et dès qu’ils se furent mis à retourner chez eux, il n’en resta plus qu’un petit nombre. On était en ordre de bataille, et l’action allait s’engager, quand Hippocrate parcourut les rangs pour encourager les troupes, et leur parla ainsi :

XCV. « Le temps ne me permet que de vous dire peu de mots, ô Athéniens ; mais adressés à des hommes de cœur, ils auront autant de pouvoir que de longs discours. J’ai moins à vous donner des ordres qu’à vous rappeler le souvenir de votre courage. Si c’est dans une terre étrangère que nous bravons de si grands hasards, ne croyez pas que le succès doive vous être étranger. Dans le pays des Bœotiens, vous combattrez pour le vôtre ; et si nous sommes vainqueurs, jamais les Péloponnésiens, privés de la cavalerie bœotienne ne feront d’invasions sur vos terres. En un seul combat, vous ferez la conquête d’un pays ennemi, et vous affermirez la liberté de l’Attique. Marchez, et montrez-vous dignes d’une patrie que vous regardez comme la première de la Grèce ; dignes de vos pères, qui, sous la conduite de Myronide, victorieux des mêmes ennemis aux Œnophytes, entrèrent en possession de la Bœotie. »

XCVI. Hippocrate était parvenu jusqu’à la moitié de l’armée, et n’avait pas eu le temps d’en parcourir le reste, quand Pagondas, après avoir encouragé de même les Bœotiens, entonna le paean, et aussitôt ils descendirent de la colline. Les Athéniens s’avancèrent à leur rencontre, et ce fut en courant que, des deux côtés, on en vint à l’attaque. Les derniers rangs des deux armées ne prirent point de part à l’action, également arrêtés par des torrens ; mais le reste combattit corps à corps, et l'on se poussait les uns les autres avec les boucliers. L’aile gauche des Bœotiens fut défaite par les Athéniens jusqu’à la moitié de sa profondeur. Les vainqueurs continuaient de la pousser, et chargeaient surtout les Thespiens ; ceux de cette nation qui leur étaient opposés, fléchirent, et renfermés dans un petit espace, ils furent égorgés en se défendant. On vit même des Athéniens perdre leur rang en enveloppant les ennemis, ne se reconnaître plus les uns les autres, et se donner réciproquement la mort. De ce côté, les Bœotiens furent battus, et se retirèrent auprès de ceux qui tenaient encore. La droite où étaient les Thébains fut victorieuse ; elle ne tarda point à repousser les Athéniens, et se mit d’abord à leur poursuite. Pagondas, dans le temps même que l’aile gauche souffrait, détacha deux corps de cavalerie, qui, sans être aperçus, firent le tour de la colline, se montrèrent subitement, et jetèrent la terreur dans l’aile victorieuse des Athéniens, qui les prirent pour une nouvelle armée qui s’avançait. Alors, pressés des deux côtés, rompus par cette cavalerie et par les Thébains, tous prirent la fuite. Les uns se précipitèrent vers Délium et du côté de la mer ; d’autres vers Orope ; d’autres vers le mont Parnès ; chacun enfin du côté où il espérait trouver son salut. Les Bœotiens, et surtout leur cavalerie, et les Locriens qui survinrent à l’instant de la déroute, poursuivirent et massacrèrent les fuyards. La nuit vint à propos mettre fin à cet acharnement et donner au grand nombre la facilité de se sauver. Le lendemain, ceux qui s’étaient réfugiés à Orope et à Délium, laissant une garnison dans cette place qu’ils occupaient encore, se retirèrent chez eux par mer.

XCVII. Les Bœotiens dressèrent un trophée, enlevèrent leurs morts, dépouillèrent ceux des ennemis, et laissant une garde, ils retournèrent à Tanagra. Ils avaient dessein d’attaquer Délium. Un héraut, que les Athéniens envoyaient réclamer leurs morts, rencontra un héraut bœotien qui le fit retourner sur ses pas, l’assurant qu’il n’obtiendrait rien que lui-même ne fût de retour. Celui-ci se présenta aux Athéniens, et leur dit de la part de ceux qui l’envoyaient, qu’ils n’avaient pu, sans crime, enfreindre les lois de la Grèce ; que c’en était une, reconnue par tous les Grecs, quand ils entraient dans le pays les uns des autres, de respecter les lieux sacrés ; que les Athéniens avaient entouré de murailles Délium, qu’ils s’y étaient logés, qu’ils y faisaient tout ce qu’on peut se permettre dans un lieu profane, y puisant même de l’eau, à laquelle les Bœotiens se gardaient de toucher, excepté pour les ablutions dans les cérémonies religieuses : qu’ainsi, au nom du dieu et d’eux-mêmes, les Bœotiens, attestant les immortels, protecteurs de la contrée, et Apollon, leur ordonnaient de se retirer du territoire sacré, et d’emporter tout ce qui leur appartenait.

XCVIII. Quand le héraut eut ainsi parlé, les Athéniens dépêchèrent le leur et le chargèrent de dire aux Bœotiens qu’ils n’avaient commis aucune profanation dans le territoire sacré, et qu’ils n’en commettraient volontairement aucune à l’avenir ; que ce n’était point dans des intentions sacrilèges qu’ils y étaient entrés, mais pour s’en faire un lieu de défense contre des ennemis qui les avaient attaqués injustement ; que les Grecs avaient pour loi, quand ils étaient maîtres d’un pays, fùt-il d’une grande ou d’une petite étendue, de se croire maîtres aussi des lieux sacrés qui s’y trouvaient, en les respectant autant qu’il était en leur pouvoir, et remplissant d’ailleurs les rits accoutumés ; que les Bœotiens eux mêmes en donnent l’exemple comme la plupart des autres peuples ; que lors qu’ils s’emparent d’un pays par la force des armes, et qu’ils en chassent les habitans, ils entrent en possession des temples étrangers, et s’en regardent comme les propriétaires ; que si les Athéniens avaient pu se rendre maîtres d’une plus grande partie de la Bœotie, ils la conserveraient ; qu’ils ne se retireraient pas volontairement de celle qu’ils occupaient, et qu’ils regardaient comme leur propriété ; qu’ils avaient fait usage de l’eau par nécessité et non par mépris, contraints de se défendre contre ceux qui, les premiers, avaient fait des invasions sur leurs terres ; qu’on pouvait croire que les dieux avaient de l’indulgence pour ce qu’on était obligé de se permettre dans la guerre et dans toute espèce de danger ; que même leurs autels étaient un refuge pour les coupables involontaires ; qu’on appelait criminels ceux qui faisaient du mal sans nécessité, et non ceux qui osaient se permettre certaines choses dans le malheur ; que les Bœotiens en offrant de rendre les morts en échange d’un territoire sacré, montraient bien plus d’irréligion que ceux qui refusaient d’obtenir par cet échange ce qu’il était juste de leur accorder. Le héraut avait aussi ordre de leur déclarer nettement qu’ils ne sortiraient pas de la Bœotie, puisqu’ils étaient sur un territoire qui leur appartenait et qu’ils avaient conquis les armes à la main ; et que, suivant les antiques lois, ceux qui traitaient pour recueillir leurs morts devaient obtenir la permission de les enlever.

XCIX. Les Bœotiens répondirent que si les Athéniens étaient sur le territoire de la Bœotie, ils eussent à le quitter, en emportant ce qui leur appartenait ; que s’ils étaient sur leur propre territoire, c’était à eux de savoir ce qu’ils avaient à faire. C’est que les morts étaient sur les confins de l’Oropie, où s’était donnée la bataille, et qu’ils regardaient cette contrée comme faisant partie de la domination d’Athènes. Mais ils ne croyaient pas que les Athéniens pussent enlever les morts malgré eux ; d’ailleurs ils refusèrent d’accorder aucune suspension d’armes pour leurs pays, et ils crurent faire une réponse convenable en disant aux Athéniens de quitter leur territoire, et d’emporter ce qu’ils réclamaient. Le héraut d’Athènes ne reçut pas d’autre réponse, et se retira sans avoir rien fait.

C. Aussitôt les Bœotiens mandèrent du golfe de Malée des guerriers armés de javelots et de frondes ; il leur était survenu après la bataille deux mille hoplites de Corinthe, la garnison péloponnésienne sortie de Nisée, et des Mégariens. Avec ces renforts, ils mirent le siège devant Délium et commencèrent l’attaque des murailles. Entre les différens moyens qu’ils employèrent, ils firent approcher une machine qui les rendit maîtres de la place. C’était un grand madrier qu’ils scièrent en deux dans sa longueur et qu’ils creusèrent dans toute son étendue : ils rejoignirent ensuite exactement les deux pièces qui formèrent un canal. A l’un des bouts, ils suspendirent une chaudière avec des chaînes ; un tuyau de fer traversait le canal et venait aboutir à la chaudière ; le madrier était aussi garni de fer dans sa plus grande partie. Cette machine fut apportée de loin sur des chariots, et appliquée à l’endroit où le mur était surtout construit de sarmens et de bois. Quand on l’eut approchée, on adapta de grands soufflets au bout du canal qui regardait les assiégeans, et on les mit en jeu. L’air comprimé se portant dans la chaudière remplie de charbons allumés, de soufre et de poix, excita une grande flamme, et embrasa les fortifications. Personne n’y put rester ; tous les abandonnèrent et se mirent en fuite ; elles furent emportées. Une partie de la garnison périt ; deux cents hommes furent faits prisonniers ; la plus grande partie du reste se réfugia sur la flotte et retourna dans l’Attique.

CI. Délium fut pris dix-sept jours après la bataille[198]. Le héraut des Athéniens, sans rien savoir de ce qui s’était passé, vint peu de temps après réclamer encore une fois les morts. On les lui rendit sans rien lui apprendre. Les Bœotiens avaient perdu dans la bataille un peu moins de cinq cents hommes ; les Athéniens un peu moins de mille : de ce nombre était Hippocrate. Peu après cette affaire, Démosthène, n’ayant pas réussi dans l’objet de sa navigation, qui était de se rendre maître de Siphès par les intelligences qu’on y entretenait, fit une descente dans les campagnes de Sicyone : il avait sur sa flotte quatre cents hoplites tant Acarnanes qu’Agræens et Athéniens. Avant que tous les vaisseaux fussent abordés à la côte, les Sicyoniens accoururent au secours, mirent en fuite les troupes qui étaient descendues et les poursuivirent jusqu’à leurs bâtimens ; ils tuèrent, ils firent des prisonniers, dressèrent un trophée et rendirent les morts. Pendant le siège de Délium, avait péri Sitalcès, roi des Odryses ; il faisait la guerre aux Triballes et fut vaincu. Seuthès, son neveu, fils de Sparadocus, régna sur les Odryses et sur la partie de la Thrace qui avait été sous la domination de Sitalcès.

CII. Le même hiver[199], Brasidas, avec les alliés de Thrace, marcha contre Amphipolis, colonie d’Athènes, sur le fleuve Strymon. Aristagoras de Milet, fuyant la colère de Darius, avait tenté le premier d’établir une colonie à l’endroit même où est aujourd’hui cette ville ; mais il avait été chassé par les Édoniens. Trente-deux ans après, Athènes y envoya dix mille hommes ; c’étaient des Athéniens et tous ceux des autres pays qui voulurent y aller ; ils furent détruits à Drabesque par les Thraces. Au bout de vingt-neuf ans, les Athéniens revinrent avec Agnon, fils de Nicias, chargé d’établir la colonie ; ils chassèrent les Édoniens, et firent leur fondation à l’endroit qu’on nommait auparavant les Sept Voies. Ils étaient partis d’Éion, comptoir maritime qu’ils possédaient à l’embouchure du fleuve, à cinq cents stades[200] de la ville, qu’on appelle aujourd’hui Amphipolis. Agnon la nomma ainsi, parce que, de deux côtés, elle est baignée par le Strymon : cette situation la rendait commode à fortifier, en tirant un long mur d’une partie du fleuve à l’autre. Elle se fait remarquer du côté de la mer et de celui du continent.

CIII. Brasidas partit d’Arné, dans la Chalcldique, et marcha contre cette place avec son armée[201]. Il arriva sur le soir à Aulon et à Bromisque, à l’endroit où le lac Bolbê se jette dans la mer. Il y soupa, et continua sa marche pendant la nuit. Le temps était mauvais, et il tombait un peu de neige ; mais il n’eut que plus d’empressement à s’avancer, voulant cacher son approche aux habitans, à ceux du moins qui n’étaient pas du nombre des traîtres ; car il demeurait dans la ville des gens d’Argila, colonie d’Andros, et plusieurs autres qui étaient avec lui d’intelligence, les uns gagnés par Perdiccas, et les autres par les Chalcidiens ; mais surtout ceux d’Argila, en qualité de voisins, et parce que les Athéniens les avaient toujours regardés comme suspects. Ils en voulaient à cette ville, et saisirent l’arrivée de Brasidas comme une occasion favorable. Déjà, depuis long-temps, ils complotaient avec ceux de leurs concitoyens qui avaient des établissemens dans la place pour la faire livrer. Ils reçurent Brasidas, déclarèrent dans cette nuit leur révolte contre Athènes ; et, avant le lever de l’aurore, ils conduisirent l’armée au pont qui est bâti sur le fleuve. La ville est à plus de distance du pont que celui-ci n’a de longueur ; il n’y avait point encore en cet endroit de murailles comme aujourd’hui, mais seulement un faible corps de garde, que Brasidas eut peu de peine à forcer, favorisé surtout à la fois par une trahison, par le mauvais temps et par la surprise que causait son arrivée. Il passa le pont, et fut maître à l’instant même de tout ce que les habitans possédaient au dehors.

CIV. Comme on était loin de s’attendre à l’arrivée de Brasidas, et que des citoyens qui logeaient hors de la ville, un grand nombre se trouvaient prisonniers, tandis que les autres s’étaient réfugiés dans la place, les habitans d’Amphipolis éprouvaient une agitation d’autant plus terrible qu’ils étaient entre eux dans la défiance. On dit même que si Brasidas avait empêché ses troupes de se livrer au pillage, et qu’il fût entré tout à coup dans la ville, il est probable qu’il l’eût prise d’emblée ; mais il perdit le temps à camper, il fit des courses dans la campagne, et comme, de l’intérieur de la place, il n’arrivait rien de ce qu’il attendait, il se tint en repos. Le parti opposé aux traîtres était le plus nombreux ; il empêcha d’ouvrir à l’instant les portes, et dépêcha quelques personnes avec le général athénien Eucleès, commandant de la place, auprès d’un autre général qui avait du commandement dans la Thrace, et qui se trouvait à Thasos : c’était Thucydide, fils d’Olorus, auteur de cette histoire. Thasos est une île où les Pariens ont fondé une colonie. Elle est éloignée d’Amphipolis d’une demi-journée tout au plus de navigation. On lui manda de venir au secours. Sur cet avis, il mit en mer à l’instant avec sept vaisseaux qui se trouvaient à Thasos. Il avait surtout à cœur d’arriver assez tôt pour empêcher Amphipolis d’écouter aucune proposition ; sinon, il voulait du moins occuper Éion avant les ennemis.

CV. Cependant Brasidas craignait que les vaisseaux de Thasos ne vinssent apporter du secours : il apprenait que Thucydide possédait, dans cette partie de la Thrace, des fabriques pour l’exploitation des mines d’or, ce qui le rendait l’un des hommes le plus riche du continent ; et il fit ses efforts pour hâter la reddition avant l’arrivée de ce général. Il appréhendait que le peuple d’Amphipolis ne refusât de rien entendre, dans l’espérance que Thucydide, avec le secours qu’il amènerait par mer, et ceux qu’il rassemblerait de la Thrace, parviendrait à le sauver ; il offrit donc des conditions modérées, et fit proclamer par un héraut, que tous les Amphipolitains et les Athéniens seraient maîtres de rester, en conservant leurs droits el leurs fortunes, et que ceux qui voudraient sortir, auraient cinq jours pour emporter ce qui leur appartenait.

CVI. Cette proclamation opéra dans les esprits une révolution d’autant plus sensible, qu’entre les habitans il n’y avait que peu d’Athéniens, que le reste était composé d’hommes rassemblés de toutes parts, et qu’un grand nombre de ceux qui logeaient dans la ville, étaient liés de parenté avec les prisonniers qu’on avait faits au dehors. La crainte qu’on éprouvait faisait trouver justes les propositions de Brasidas : elles le paraissaient aux Athéniens, par l’envie qu’ils avaient de se retirer, persuadés qu’ils auraient moins de dangers à courir, et n’ayant que peu d’espérance d’être promptement secourus ; elles le paraissaient au reste du peuple, qui ne serait privé de la qualité de citoyens ni de ses droits, et qui, contre toute espérance, se voyait hors de péril. Dès lors, ceux qui s’entendaient avec Brasidas, osèrent célébrer ouvertement la justice de ses offres, encouragés par le changement du peuple, et parce qu’ils voyaient que le général athénien qui était présent ne pouvait se faire écouter. Enfin on tomba d’accord avec le général lacédémonien, et il fut reçu aux conditions qu’il avait fait publier. Ce fut ainsi que la ville fut rendue. Le même jour, Thucydide arriva sur le soir à Éion avec ses vaisseaux. Brasidas venait de prendre Amphipolis, et il ne s’en fallut que d’une nuit qu’il ne se rendit maître d’Éion : si les vaisseaux n’avaient pas porté un prompt secours, la place eût été perdue au lever de l’aurore.

CVII. Thucydide fit ensuite à Éion les dispositions nécessaires pour y mettre la sûreté, dans le moment présent, si Brasidas venait l’attaquer, et pour la conserver à l’avenir : il entra dans ses mesures d’y offrir une retraite à tous ceux qui voudraient y venir d’Amphipolis, comme le traité le leur permettait. Brasidas ne tarda point à descendre, en suivant le cours du fleuve avec un grand nombre de bateaux ; il essaya d’intercepter l’embouchure du Strymon, et s’emparant d’une pointe de terre qui s’avance en dehors des murailles, il fit en même temps par terre des tentatives contre la place ; mais il fut repoussé des deux côtés, et ne s’occupa plus que de mettre en bon état Amphipolis. Myrcine, ville de l’Édonide, se donna volontairement à ce général, après la mort de Pittacus, roi des Édoniens, qui fut tué par les enfans de Goaxis et par sa femme Brauro. Cet exemple fut suivi par Gapselus et par Œsimé, qui sont des colonies de Thasos. Perdiccas était venu trouver Brasidas aussitôt après la reddition d’Amphipolis ; il le seconda dans ces acquisitions.

CVIII. La perte de cette place jeta les Athéniens dans une violente crainte. La possession leur en était avantageuse, parce qu’ils en tiraient des bois de construction, et qu’ils en recevaient des contributions pécuniaires ; d’ailleurs ils voyaient s’ouvrir aux Lacédémoniens, contre les alliés d’Athènes, une route jusqu’au Strymon, dans laquelle ils auraient les Thessaliens pour guides. Tant qu’ils étaient restés maîtres du pont, comme il se trouve du côté du continent un grand lac formé par le fleuve, et que du côté d’Éion, ils faisaient la garde avec des trirèmes, ils ne craignaient pas que l’ennemi pût franchir ces obstacles ; et c’est ce qu’ils pensaient que désormais il pourrait faire aisément. Ils appréhendaient la défection des alliés ; car Brasidas, qui montrait dans toute sa conduite un caractère de modération, répétait partout qu’il n’était envoyé que pour délivrer la Grèce. Les villes sujettes d’Athènes, instruites de la conquête d’Amphipolis, de la conduite du vainqueur et de la douceur qu’il avait fait paraître, concevaient le goût le plus vif pour un changement de domination. Elles lui adressaient en secret des messages, elles l’appelaient, et c’était à qui serait la première à se révolter ; elles croyaient n’avoir rien à craindre, trompées sur la puissance des Athéniens, qu’elles ne présumaient pas aussi grande qu’elle se montra dans la suite, et n’appuyant leurs jugemens que sur leurs aveugles désirs, et non sur une juste prévoyance : accoutumés que sont les hommes à s’abandonner inconsidérément à l’espérance de ce qu’ils désirent, et à ne faire usage de leur raison que pour rejeter ce qui leur déplait. D’ailleurs, on était encouragé par les échecs que les Athéniens venaient de recevoir dans la Bœotie, et par les discours de Brasidas, qui gagnait les esprits en déguisant la vérité, comme s’il n’avait fallu que ses forces pour intimider tellement les Athéniens à Nisée, qu’ils n’avaient osé se mesurer contre elles. Tous étaient persuadés que personne ne viendrait porter contre eux du secours : mais surtout ils voulaient à tout prix courir le danger de la défection, par le charme qu’a la nouveauté dans les premiers instans, et parce que c’était pour la première fois qu’ils allaient essayer l’ardeur guerrière des Lacédémoniens.

Instruits de ces dispositions des alliés, les Athéniens envoyèrent, comme ils le purent, des garnisons dans les villes, pressés par le temps, et contrariés par la mauvaise saison. Brasidas, de son côté, fit demander une armée à Lacédémone, et se prépara lui-même à faire construire des trirèmes sur le Strymon. Mais les Lacédémoniens ne le secondèrent pas dans ses vues, par l’envie que lui portaient les premiers hommes de la république, et parce qu’ils aimaient mieux obtenir la restitution des guerriers qu’on leur avait pris à Sphactérie, et terminer la guerre.

CIX. Le même hiver[202], les Mégariens reprirent les longues murailles que les Athéniens leur avaient enlevées, et les rasèrent jusqu’aux fondemens. Brasidas, après la conquête d’Amphipolis, porta la guerre, avec ses alliés, dans la contrée qu’on appelle Acté. Elle commence au canal qu’avait fait creuser le roi ; l’Athos, montagne élevée, qui en fait partie, se termine à la mer Égée. La ville de Sané est comprise dans ce pays : c’est une colonie d’Andros, située près du canal, et tournée vers la mer qui regarde l’Eubée. Il contient encore d’autres villes, telles que Thyssus, Cléones, Acrothoos, Olophyxus et Dion, habitées par un mélange de nations barbares, qui parlent deux langues différentes : on y trouve quelques familles chalcidiennes, mais le plus grand nombre est composé de ces Pélasges qui, autrefois, sous le nom de Tyrrhéniens, habitèrent Lemnos et Athènes ; de Bisaltins, de Crestoniens et d’Édoniens. Ces peuples sont distribués en petites villes, et la plupart se donnèrent à Brasidas. Sané et Dion lui résistèrent, et il s’arrêta dans les campagnes qu’il ravagea.

CX. Comme il ne put, dans ces places, faire écouter aucune proposition, il courut attaquer Toroné, ville de la Chalcidique, qu’occupaient les Athéniens : une faction peu nombreuse l’appelait, prête à la lui livrer. Il arriva de nuit, près de l’aube du jour ; et, sans être aperçu ni de ceux des habitans qui n’étaient pas de son parti, ni de la garnison athénienne, il campa sur le terrain consacré aux Dioscures[203], à la distance de trois stades au plus de la ville. Ceux qui étaient avec lui d’intelligence, instruits de sa marche, s’avancèrent secrètement en petit nombre, épiant le moment de son arrivée ; et dès qu’il parut, ils prirent avec eux sept hommes de ses troupes légères, armés de poignards : ce furent les seuls qui ne craignirent pas d’entrer dans la place, quoiqu’une vingtaine eût été nommée pour ce coup de main. Ils avaient à leur tête Lysistrate d’Olynthe. Ils entrèrent par la muraille qui est du côté de la mer : la ville est située sur une colline ; ils y parvinrent sans être aperçus, tuèrent les soldats du corps de garde posté au plus haut de la citadelle, et brisèrent la petite porte qui était du côté de Canastræon.

CXI. Brasidas, s’étant un peu avancé, s’arrêta avec le reste de ses troupes. Il envoya en avant cent peltastes qui devaient être les premiers à se précipiter dans la place, aussitôt que quelques portes s’ouvriraient, et qu’on donnerait le signal. Le moment était passé ; ils étaient surpris de ce délai, et s’étaient avancés peu à peu fort près de la ville. Cependant les habitans de Toroné, qui étaient entrés avec les soldats de Brasidas, faisaient au dedans leurs dispositions. Quand la petite porte eut été rompue, et qu’ils eurent brisé la barre de celle qui donnait sur le marché, ils introduisirent d’abord quelques hommes par la première, pour effrayer, des deux côtés, les gens qui n’étaient pas du secret. Ensuite ils élevèrent, comme on en était convenu, le feu du signal ; et firent alors entrer par la porte du marché le reste des peltastes.

CXII. Brasidas, voyant s’exécuter les manœuvres dont on était convenu, donna l’ordre, et accourut avec son armée. Les soldats en foule, poussant de grands cris, plongèrent la ville dans la terreur. Les uns se jetaient précipitamment dans la place par les portes ; les autres montaient à l’escalade, à l’aide de poutres triangulaires, destinées à élever des pierres, et qui se trouvaient à côté d’une partie dégradée de la muraille que l’on rétablissait. Brasidas, avec le gros de son armée, se porta dans l’instant aux endroits les plus élevés de la place, voulant la prendre par le haut, pour qu’elle ne lui fût pas disputée. Le reste des troupes se répandit dans toute la ville.

CXIII. Pendant qu’on la prenait, la multitude s’agitait sans rien savoir ; mais ceux qui étaient du secret, et à qui plaisait la révolution, se mêlèrent à l’instant avec les étrangers, qui venaient d’entrer dans la place. Les Athéniens, dont cinquante hoplites couchaient dans le marché ; apprirent ce qui se passait ; quelques-uns, en petit nombre, périrent en combattant ; les autres se sauvèrent ou à pied ou sur deux vaisseaux qui se trouvaient de garde, et se réfugièrent au fort de Lécythe qui tenait pour eux : c’était une pointe de la ville, dont ils s’étaient emparés ; elle était située sur le bord de la mer, et resserrée sur un isthme fort étroit. Ceux de Toroné qui étaient de leur faction y cherchèrent un asile avec eux.

CXIV. Dès qu’il fit jour, et que Brasidas fut assuré de sa conquête, il fit déclarer aux citoyens de Toroné, qui avaient pris la fuite avec les Athéniens, qu’ils étaient maîtres de rentrer dans leurs propriétés, et de jouir sans crainte de leurs droits. Il envoya aussi un héraut aux Athéniens, leur ordonner de sortir de Lécythe sur la foi publique, en prenant avec eux leurs effets, parce que cette place appartenait aux Chalcidiens. Ils répondirent qu’ils ne la quitteraient pas, et demandèrent un armistice d’un jour pour enlever leurs morts. Brasidas leur en donna deux, pendant lesquels on se fortifia de part et d’autre. Il assembla les habitans, et leur tint à peu près les mêmes discours qu’à ceux d’Acanthe : qu’il n’était pas juste que ceux qui l’avaient favorisé dans sa conquête de la ville, fussent regardés comme de mauvais citoyens et des traîtres ; que leur dessein n’avait été d’asservir personne ; qu’ils ne s’étaient pas laissé gagner par argent, et qu’ils n’avaient agi que pour le bien et la liberté de la patrie ; que ceux qui n’avaient point eu de part à son entreprise ne devaient pas croire non plus qu’ils ne jouiraient pas des mêmes avantages ; qu’il n’était venu pour faire tort ni à la ville ni à aucun particulier ; qu’il avait même, dans cet esprit, fait déclarer à ceux d’entre eux qui s’étaient réfugiés auprès des Athéniens, que, malgré leur attachement à ce peuple, il n’en aurait pas pour eux moins d’estime ; qu’il était sûr qu’après avoir connu par expérience les Lacédémoniens, ils verraient bien qu’ils n’en devaient pas attendre moins de bienveillance que de leurs anciens alliés, et qu’au contraire ils en éprouveraient bien davantage, parce qu’ils auraient affaire à des hommes plus justes ; que si, pour le moment, ils ressentaient de la crainte, c’était faute de les connaître. Il leur ordonna de se disposer tous à prendre les sentimens d’alliés fidèles de Lacédémone, ajoutant qu’à l’avenir, les fautes qu’ils pourraient commettre leur seraient imputées ; mais que les Lacédémoniens ne se regardaient comme offensés par rien de ce qu’ils avaient pu faire auparavant ; que c’était eux-mêmes qui l’avaient été par une puissance supérieure, et qu’il les trouvait excusables de s’être opposés à ses desseins.

CXV. En leur tenant de tels discours, il leur rendit le courage. Quand l’armistice avec les Athéniens fut expiré, il attaqua Lécythe. Les assiégés n’avaient, pour se défendre, que de mauvaises murailles et des maisons garnies de créneaux. Cependant le premier jour ils repoussèrent les assiégeans. Le lendemain ceux-ci firent approcher une machine destinée à lancer des flammes sur les fortifications de bois : eux-mêmes s’avancèrent du côté de la place, où ils avaient dessein de l’appliquer, et qui était le plus faible. Alors les Athéniens élevèrent une tour de bois au-dessus d’un bâtiment, et y apportèrent une grande quantité d’amphores pleines d’eau, des jarres et de grosses pierres : des hommes y montèrent en grand nombre. Le poids était trop fort pour l’édifice qui le supportait : il croula subitement à grand bruit. Ceux des Athéniens qui étaient assez près pour être témoins de l’accident en furent plus consternés qu’effrayés ; mais ceux qui étaient loin, et surtout les soldats qui se trouvaient aux postes les plus reculés, crurent que cette partie de la place était enlevée : ils prirent la fuite, et se précipitèrent du côté du rivage et sur les vaisseaux.

CXVI. Brasidas s’aperçut qu’ils avaient abandonné les remparts, et s’avançant avec son armée, il emporta aussitôt les murailles. Tous ceux qu’il prit reçurent la mort. Les Athéniens, ayant abandonné la place, se réfugièrent à Pallène sur des vaisseaux et de petits bâtimens. Lécythe renferme un temple de Minerve, et Brasidas, avant de commencer l’attaque, avait promis de donner au premier qui monterait à l’assaut trente mines d’argent. Comme il crut que dans la prise du fort il y avait eu quelque chose de surnaturel, il fit offrande des trente mines d’argent à la déesse, et quand il eut détruit Lécythe, il en changea la destination, et lui consacra le terrain tout entier. Pendant le reste de l’hiver, il répara les places qu’il avait prises, et forma des plans pour de nouvelles conquêtes. Avec cette saison finit la huitième année de la guerre.

CXVII. Dès le commencement du printemps de l’été[204], les Lacédémoniens et les Athéniens conclurent une trêve d’une année. Ceux-ci pensaient qu’avant que Brasidas parvînt à exciter aucun soulèvement chez leurs alliés, ils auraient le temps de se préparer à lui opposer de la résistance, et que d’ailleurs, si leurs affaires allaient bien, ils obtiendraient une paix de plus longue durée : ceux-là jugeant que les Athéniens éprouvaient des craintes qu’ils avaient en effet, espéraient que par la suspension de leurs maux et de leurs fatigues, ils apprendraient à désirer encore plus un repos dont ils auraient éprouvé les douceurs, qu’ils en viendraient à un accord et leur rendraient les prisonniers, pour obtenir une plus longue paix. Ils avaient surtout à cœur de les retirer pendant que la fortune favorisait encore Brasidas. Et en effet, ce qu’ils pouvaient attendre, s’il continuait à faire des progrès, c’était de rendre la fortune douteuse entre eux et leurs ennemis, de perdre leurs prisonniers, de se défendre à forces égales, et de voir par conséquent la victoire mise au hasard. Ils firent donc le traité suivant, dans lequel leurs alliés furent compris.

CXVIII. « Chacun pourra jouir à sa volonté du temple et de l’oracle d’Apollon Pythien, sans dol et sans crainte, suivant les anciens usages.

« Les Lacédémoniens sont d’accord de cet article, ainsi que les alliés. Ils engageront, autant qu’il sera possible, les Bœotiens et les Phocéens à l’accepter, et leur feront déclarer leur désir à cet égard.

« Vous et nous, et tous autres qui le voudront, suivant le droit, la justice et les anciens instituts, ferons des recherches pour découvrir les déprédateurs des trésors consacrés aux dieux.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés conviennent que si les Athéniens font la paix, chacune des parties contractantes conservera ce qu’elle possède actuellement : nous Lacédémoniens, à Coryphasium, nous tenant entre Buphrade et Tomée ; et les Athéniens à Cythère, sans nous immiscer dans les alliances les uns des autres. Ceux qui sont à Nisée et à Minoé ne passeront pas au-delà du chemin qui va de Pyles, en côtoyant le temple de Nisus, jusqu’au temple de Neptune, et du temple de Neptune droit au pont de Minoé.

« Ni les Mégariens ni les alliés n’outrepasseront ce chemin, ni l’île que les Athéniens ont prise et qu’ils possèdent ; et ni les uns ni les autres ne s’immisceront dans leurs affaires respectives de quelque manière que ce puisse être.

« Ils conserveront tout ce qu’ils ont à Trézène et tout ce dont ils doivent jouir suivant leur traité avec les Athéniens ; ils auront l’usage de la mer qui baigne leurs côtes et celles de leurs alliés.

« Les Lacédémoniens ni leurs alliés n’auront point de vaisseaux longs, mais seulement des bâtimens à rames du port de cinq cents talens.

« Les hérauts, les députés et leurs compagnons qui seront envoyés pour prendre des mesures pacifiques, ou pour accorder les différends, voyageront sous la foi publique par terre et par mer, pour aller à Athènes et dans le Péloponnèse, et pour en revenir.

« Pendant toute la durée de la trêve, ni vous, ni nous ne recevrons les transfuges, libres ni esclaves.

« Vous et nous, nous discuterons réciproquement nos droits et déciderons à l’amiable les points contestés, sans recourir à des voies hostiles.

« Voilà ce qui semble convenable aux Lacédémoniens et aux alliés. Si vous croyez qu’il y ait à faire quelque chose de mieux et de plus juste, vous pouvez venir à Lacédémone, et nous en instruire ; ni les Lacédémoniens ni les alliés ne s’éloigneront en rien de ce que vous pourrez dire de juste.

« Ceux qui viendront seront chargés de pouvoirs qui feront connaître leur mission, comme vous voulez que nous fassions de notre côté.

« Le traité tiendra pendant un an. Ainsi a-t-il semblé bon au peuple.

« La tribu Acamantide présidait ; Phœnippe était greffier et Niciade épistate. Lachès prononça : que ce soit pour le bonheur des Athéniens. Il y aura trêve, suivant que les Lacédémoniens et leurs alliés en conviennent. Les magistrats ont consenti, en présence du peuple, à ce qu’il y eût trêve pendant un an, à commencer du quatrième jour après le dix du mois élaphébolion. Pendant la durée du traité, les députés et les hérauts, de part et d’autre, négocieront pour parvenir à des moyens de terminer la guerre. Les généraux et les prytanes convoqueront des assemblées où les Athéniens délibéreront sur la paix toutes les fois qu’il viendra quelque députation relative à cet objet ; et les députés, en présence du peuple, s’engageront à maintenir la trêve pendant l’année. »

CXIX. Ces articles furent arrêtés et convenus entre les Lacédémoniens, les Athéniens et les alliés respectifs, à Lacédémone, le douze du mois gérastion. Ils furent ratifiés et garantis pour Lacédémone, par Taurus, fils d’Échélimidas, Athénée, fils de Périclidas, Philocharidas, fils d’Eryxidaïdas ; pour Corinthe, par Æneas, fils d’Ocyte, Euphamidas, fils d’Aristonyme ; pour Mégare, par Nicase, fils de Cécale, et Ménécrate, fils d’Amphidore ; pour Épidaure, par Amphias, fils d’Eupæïdas ; pour Athènes, par les généraux Nicostrate, fils de Diltréphès, Nicias, fils de Nicératus, Autoclès, fils de Tolmæe. Ainsi fut conclue la trêve, et tant qu’elle dura, il y eut des négociations pour parvenir à une paix définitive.

CXX. Dans ces mêmes journées où les parties belligérantes traitaient entre elles, Scione, ville de Pellène, se détacha des Athéniens pour se donner à Brasidas. Les Scioniens prétendent tirer leur origine des Pellènes du Péloponnèse : ils racontent que leurs ancêtres, au retour de Troie, furent portés par la tempête qui tourmenta les Grecs dans la contrée où ils se sont établis. Brasidas, pour favoriser leur défection, cingla pendant la nuit vers Scione. Une trirème des alliés le précédait : lui-même suivait sur un bâtiment léger. C’était pour être défendu par la trirème, s’il lui arrivait d’être attaqué par un bâtiment plus fort que le sien ; ou si l’on rencontrait une autre trirème de force égale, il pensait qu’elle ne se tournerait pas contre le bâtiment le plus faible, et que, pendant le combat, il aurait le temps de se sauver. Il fit heureusement la traversée et tint aux habitans de Scione les mêmes discours qu’aux Acanthiens et au peuple de Toroné ; ajoutant qu’ils méritaient les plus grands éloges, eux qui, renfermés dans l’isthme de Pellène par les Athéniens, maîtres de Potidée, et que l’on pouvait regarder comme des insulaires, avaient couru d’eux-mêmes au-devant de la liberté, sans attendre timidement que la nécessité les obligeât de chercher leur bonheur ; que c’était un signe assuré qu’ils seraient capables de soutenir avec courage les plus grandes épreuves, s’ils passaient sous la constitution qu’ils désiraient ; qu’il les regarderait comme les plus fidèles amis de Lacédémone, et leur témoignerait toute l’estime qu’ils méritaient.

CXXI. Les Scioniens sentirent leur courage s’accroître à ce discours, et tous animés de la même audace, ceux même à qui d’abord avait déplu ce qui se passait résolurent de supporter la guerre avec allégresse. Non contens de faire le plus honorable accueil à Brasidas, ils lui décernèrent, aux frais du public, une couronne d’or, comme au libérateur de la Grèce ; et, en particulier, ils lui ceignirent la tête de bandelettes et le traitèrent comme un athlète victorieux. Il leur laissa pour le moment quelques troupes de garnison et partit ; mais bientôt après il leur fit passer des forces bien plus considérables, dans le dessein de faire avec eux des tentatives sur Mendé et sur Potidée. Il pensait que les Athéniens ne pouvaient manquer de venir au secours d’une possession qu’ils regardaient comme une île, et il voulait les prévenir. Il lia quelques intelligences dans ces villes pour les avoir par trahison, et en même temps il se disposait à les attaquer.

CXXII. Cependant arrivèrent sur une trirème ceux qui venaient lui annoncer la trêve ; c’étaient de la part des Athéniens, Aristonyme, et de celle des Lacédémoniens, Athénée. L’armée retourna à Toroné. Athénée et Aristonyme firent part à Brasidas des articles convenus. Tous les alliés que Lacédémone avait dans la Thrace acceptèrent ce qui avait été fait. Aristonyme donna son aveu à tout, si ce n’est qu’en supputant les jours, il reconnut que les Scioniens n’avaient opéré leur défection qu’après la conclusion du traité, et il soutint qu’ils ne pouvaient y être compris. Brasidas dit beaucoup de choses pour soutenir que la défection était antérieure, et il s’opposait à la restitution de la place. Quand Aristonyme eut rendu compte de l’affaire aux Athéniens, ils se montrèrent prêts à déployer aussitôt contre Scione la force des armes. Les Lacédémoniens leur envoyèrent une députation pour leur déclarer qu’ils rompaient la trêve ; ils réclamaient la place sur le témoignage de Brasidas, se montrant d’ailleurs disposés à terminer l’affaire par voie d’arbitrage ; mais les Athéniens refusaient d’en courir le hasard, et voulaient en venir aussitôt aux armes. Ils étaient indignés que des insulaires pensassent à se retirer de leur alliance, se reposant sur les forces de Lacédémone respectables par terre, mais inutiles pour eux. La vérité sur la défection de Scione était conforme à ce qu’ils pensaient ; cette défection n’avait eu lieu que deux jours après la trêve. Ils décrétèrent aussitôt, sur le rapport de Cléon, qu’il fallait prendre Scione et punir de mort les habitans, et laissèrent de côté tout le reste pour se disposer à l’exécution de ce décret.

CXXIII. En même temps la ville de Mendé, dans l’isthme de Pallène, suivit l’exemple de Scione. C’est une colonie d’Érétrie. Brasidas n’hésita point à la recevoir. Il ne croyait pas commettre une injustice, quoiqu’elle se donnât ouvertement à lui pendant la trêve ; car il avait de son côté certaines infractions à reprocher aux Athéniens. Les habitans sentirent augmenter leur courage en le voyant porté pour eux, et ils avaient en leur faveur l’exemple de Scione qu’il n’avait pas livrée. D’ailleurs, ceux qui travaillaient à les soulever, et c’était la classe des riches, avaient eu d’abord l’intention de retarder l’exécution de leur projet ; mais ils ne voulaient plus la différer : ils avaient à craindre pour eux s’il venait à se découvrir ; et, contre leur espérance, ils avaient pris l’empire sur la multitude. Les Athéniens, à cette nouvelle, furent encore bien plus irrités, et se préparèrent à châtier les deux villes. Brasidas, informé de leur prochain embarquement, fit transporter à Olynthe, dans la Chalcidique, les femmes et les enfans de Mendé et de Scione ; il envoya dans ces places cinq cents hoplites du Péloponnèse et trois cents peltastes de la Chalcidique, tous sous la conduite de Polydamidas. Comme ils s’attendaient à voir arriver incessamment les Athéniens, ils se hâtèrent en commun de faire leurs dispositions.

CXXIV. En même temps Brasidas et Perdiccas se réunirent pour aller une seconde fois combattre Arrhibée dans le pays des Lyncestes. L’un conduisait avec lui les forces de la Macédoine dont il était maître, et les hoplites des Grecs établis dans ses états ; et l’autre, les Chalcidiens, les Acanthiens et le contingent de divers autres peuples, sans parler des troupes du Péloponnèse qui étaient à ses ordres. Il n’y avait pas en tout plus de trois mille hoplites grecs. Toute la cavalerie macédonienne suivait avec les Chalcidiens, au nombre d’un peu plus de mille hommes. Ils firent une invasion dans le pays d’Arrhibée, trouvèrent les Lyncestes campés à les attendre, et campèrent eux-mêmes en leur présence. L’infanterie des deux armées se posta chacune sur une colline ; une plaine les séparait ; la cavalerie y descendit, et il y eut d’abord un choc entre les deux partis. Les hoplites des Lyncestes descendirent eux-mêmes pour soutenir leur cavalerie ; ils s’avancèrent, et offrirent le combat. Brasidas et Perdiccas marchèrent au-devant des ennemis, donnèrent et les mirent en fuite. Il en périt beaucoup ; le reste se réfugia sur les hauteurs, et n’agit plus. Les vainqueurs élevèrent un trophée, et restèrent deux ou trois jours à attendre les Illyriens qui devaient arriver, et que Perdiccas avait pris à sa solde. Ce prince voulait, sans s’arrêter, aller attaquer les bourgades de la domination d’Arrhibée ; mais Brasidas avait plus d’envie de partir que de suivre ce projet : il craignait que les Athéniens ne se portassent à Mendé avant son retour et qu’il ne survînt quelque malheur à cette place : d’ailleurs les Illyriens n’arrivaient pas.

CXXV. Pendant qu’ils étaient ainsi partagés d’opinions, on vint leur annoncer que les Illyriens, trahissant Perdiccas, s’étaient joints à Arrhibée. Alors les deux chefs se déclarèrent également pour la retraite, dans la crainte que leur inspirait ce peuple belliqueux ; mais, comme ils étaient toujours mal d’accord, il n’y eut rien de déterminé sur le moment du départ ; la nuit survint ; les Macédoniens et la foule des Barbares furent saisis d’effroi, comme il arrive aux grandes armées de se livrer à de folles terreurs. Ils se figurèrent que les ennemis s’avançaient bien plus nombreux qu’ils n’étaient en effet, et qu’à l’instant ils allaient paraître ; ils se mirent en fuite, et prirent la route de leur pays. Perdiccas ne s’était pas aperçu d’abord de leur mouvement : ils le forcèrent à les suivre avant qu’il pût voir Brasidas : leurs camps étaient fort éloignés l’un de l’autre. Brasidas apprit au lever de l’aurore que les Macédoniens étaient partis, qu’Arrhibée et les Illyriens approchaient. Il assembla ses forces, et fît un bataillon carré, plaça les troupes légères dans le centre, et résolut de partir. Pour éviter toute surprise, il donna l’emploi de coureurs à ses plus jeunes guerriers. Lui-même, avec trois cents hommes d’élite, ferma la marche pour protéger la retraite, et faire face aux premiers qui viendraient l’attaquer. En attendant que l’ennemi pût l’atteindre, il profita du peu de temps qui lui restait pour adressera ses troupes quelques mots d’encouragement ; il leur parla ainsi :

CXXVI. « Si je ne soupçonnais pas, ô Péloponnésiens, qu’abandonnés à vous-mêmes, et près d’être attaqués par une multitude de Barbares, vous éprouvez quelque crainte, content de vous exciter au combat, je ne songerais pas à vous donner des leçons ; mais en cet instant où nos alliés nous abandonnent, où s’approchent de nombreux ennemis, je vais, par des avis succincts, par de courtes exhortations, essayer de vous persuader des vérités importantes. Ce n’est pas l’assistance de vos alliés, mais votre propre vertu qui doit vous inspirer de la valeur, et le nombre de vos ennemis doit être incapable de vous épouvanter. Votre patrie n’est pas de celles où la multitude l’emporte sur le petit nombre ; mais c’est, chez vous, le petit nombre qui gouverne le plus grand, et il ne doit la puissance dont il jouit qu’à sa supériorité dans les combats. C’est maintenant faute de les connaître que vous craignez les Barbares ; apprenez, et par les occasions que vous avez eues de les combattre avec les Macédoniens, et par ce que je puis conjecturer, ou par ce que d’autres m’ont appris, qu’ils seront bien peu redoutables. S’il arrive que des ennemis, faibles en effet, aient une apparence de force, instruit de ce qu’ils valent, on se défend contre eux avec plus de confiance ; et si l’on ne connaît pas d’avance des ennemis d’une valeur inébranlable, on se porte contre eux avec trop de témérité. Ces Barbares, quand on ne les a pas encore éprouvés, sont effrayans à l’approche du combat ; leur extérieur gigantesque inspire la terreur, leurs horribles cris glacent d’épouvante : à les voir secouer vainement leurs armes, ils ont quelque chose de menaçant : restez inébranlables devant eux, ils ne sont plus les mêmes. Comme ils ne gardent point de rangs, ils abandonnent sans pudeur, aussitôt qu’on les presse, la place où ils combattaient. Ils mettent autant de gloire à fuir qu’à s’avancer, et peuvent manquer de courage, sans pouvoir en être convaincus. Chacun d’eux, dans les combats, ne dépendant que de lui-même, peut se procurer à son choix d’honnêtes prétextes de se sauver. Ils trouvent plus sûr de nous inspirer de l’effroi, sans courir aucun danger, que d’en venir aux mains ; car déjà, sans doute, ils nous auraient attaqués. Vous voyez clairement que ce qu’ils ont pour vous de si terrible est en effet peu de chose, et que ce qui vous effraie n’est que de l’apparence et du bruit. Osez braver et soutenir cette première impression, et quand le moment sera favorable, faites lentement votre retraite en bon ordre, et sans rompre les rangs ; bientôt vous vous trouverez en sûreté. Vous saurez par la suite que pour ceux qui ne s’effraient pas de leur premier aspect, ces bandes indisciplinées ne savent que faire de loin, et par de vaines menaces, parade de courage ; mais dès qu’on leur cède, comme elles ne voient plus de danger à courir, elles montrent leur valeur en poursuivant avec légèreté les fuyards. »

CXXVII. Après ce discours, Brasidas fit faire à son armée un mouvement en arrière : les Barbares s’aperçurent de cette manœuvre, et s’avancèrent en tumulte, poussant de grands cris : c’est qu’ils la prenaient pour une fuite, et croyaient, pour détruire les Grecs, n’avoir que la peine de les atteindre ; mais quand, partout où ils se présentaient, les coureurs leur firent face ; quand Brasidas lui-même, avec ses hommes d’élite, soutint leurs attaques ; quand on résista, contre leur attente, à leur première impétuosité ; quand on repoussa leur choc ; quand on tint ferme contre eux, et que l’on continuait à se retirer dès qu’ils cessaient d’agir, alors la plupart renoncèrent à s’attacher, en pleine campagne, aux Grecs, compagnons de Brasidas : ils laissèrent seulement une partie de leur monde pour le suivre et le harceler ; les autres prirent leur course à la suite des Macédoniens, et tuèrent tout ce qu’ils purent atteindre. Ils allèrent se saisir d’une gorge qui est entre deux collines. sur les confins de la domination d’Arrhibée, sachant que Brasidas n’avait pas à prendre d’autre chemin dans sa retraite ; ils le cernèrent dès qu’ils l’y virent engagé, se croyant certains de le prendre dans ce sentier difficile.

CXXVIII. Il vit leur dessein, et commanda aux trois cents qui étaient avec lui, de courir en avant sans ordre, et avec la célérité dont chacun d’eux serait capable, à celle des deux collines, dont il lui semblait plus facile de s’emparer, et de tâcher d’en repousser les Barbares, qui déjà commençaient à la gagner, avant qu’ils ne se fussent formés en plus grand nombre pour l’investir. Ils partent, tombent sur les ennemis, et sont maîtres de la colline. Le corps d’armée des Grecs la gagne sans peine ; car les Barbares, voyant leurs compagnons mis en fuite et chassés de la hauteur dont ils s’étaient saisis, sont frappés d’épouvante : ils renoncent à poursuivre les Grecs ; ils les regardent comme arrivés déjà sur les frontières d’un peuple ami, et délivrés de toute crainte. Brasidas, après avoir gagné les hauteurs, continua sa marche avec plus d’assurance, et arriva le même jour à Arnisse, qui fesait partie de la domination de Perdiccas. Les soldats, irrités de la désertion des Macédoniens, brisèrent ou s’approprièrent tout ce qu’ils rencontraient sur leur route, voitures attelées de bœufs, et ustensiles de toute espèce, qui avaient été égarés en chemin, comme il arrive dans une retraite que font de nuit des gens effrayés. Dès lors Perdiccas regarda Brasidas comme son ennemi, et se brouilla pour l’avenir avec les Péloponnésiens ; non qu’il les haït de cœur ; mais par égard pour les Athéniens, il leur témoigna une aversion habituelle : échappé à de grands dangers, il chercha tous les moyens de s’accommoder au plus tôt avec Athènes, et de se détacher du Péloponnèse.

CXXIX. Brasidas, à son retour de Macédoine à Toroné, trouva les Athéniens déjà maîtres de Mendé. Comme il ne se croyait pas en état de passer à Paliène et de se venger des Athéniens, il resta tranquille, et se contenta de tenir Toroné en état de défense. Pendant qu’il avait été occupé dans le pays des Lyncestes, les Athéniens qui s’étaient préparés à reprendre Mendé et Scione, étaient arrivés avec cinquante vaisseaux, dont dix de Chio, mille hoplites fournis par l’Attique, six cents archers, mille Thraces soudoyés, et des peltastes qu’ils avaient reçus de leurs alliés du pays. Les généraux étaient Nicias, fils de Nicératus, et Nicostrate, fils de Diltrépbès. Ils mirent en mer à Potidée, prirent terre près du temple de Neptune, et marchèrent contre Mendé. Les habitans s’avancèrent au secours avec trois cents hommes de Scione, et des auxiliaires du Péloponnèse, formant en tout sept cents hoplites : Polydamas les commandait. Ils campèrent hors de la ville, sur une colline fortifiée par la nature. Nicias, avec cent vingt hommes de Méthone armés à la légère, soixante hoplites d’Athènes, hommes d’élite, et tous les archers, essaya de monter contre eux par un sentier ; mais il reçut une blessure et ne put les forcer. Nicostrate, par un autre chemin plus éloigné, voulut avec le reste des troupes gravir cette colline dont l’accès était si difficile ; mais il fut mis dans le plus grand désordre, et peu s’en fallut que toute l’armée athénienne ne fût défaite. Comme dans cette journée, les gens de Mendé tinrent ferme, les Athéniens se retirèrent et se renfermèrent dans leur camp. La nuit venue, ceux de Mendé rentrèrent dans leur ville.

CXXX. Le lendemain, les Athéniens tournèrent la côte, prirent terre devant Scione, s’emparèrent du faubourg, et employèrent toute la journée à dévaster la campagne sans qu’il sortît personne contre eux ; car il y avait de la sédition dans la ville. Les trois cents hommes de Scione étaient retournés chez eux pendant la nuit. Le jour venu, Nicias, avec la moitié de l’armée, se porta sur la frontière, et saccagea les terres des Scioniens, tandis que Nicostrate, avec le reste des troupes, mettait le siège devant la place du côté des portes supérieures, qui conduisent à Potidée. C’était de ce côté qu’en dedans des murailles étaient déposées les armes des gens de Mendé et de leurs auxiliaires. Polydamas rangea ses troupes en bataille et leur donna l’ordre de sortir : mais un homme de la faction du peuple s’y opposa par esprit de sédition, leur soutenant qu’ils ne sortiraient pas, et qu’il ne fallait pas combattre. Polydamas répliquait : cet homme porta sur lui la main, le tirailla, le secoua, et le peuple aussitôt s’emparant des armes, courut dans sa colère aux Péloponnésiens et aux gens de leur parti, et se jeta sur eux brusquement : ceux-ci prirent la fuite ; ils ne s’étaient pas attendus à cette attaque soudaine ; ils voyaient les portes s’ouvrir aux Athéniens, et ils pensèrent que ce coup de main avait été prémédité avec eux. Ceux qui ne furent pas tués sur la place gagnèrent la citadelle qu’ils occupaient auparavant. Cependant Nicias était revenu du côté de la ville ; toute l’armée athénienne y entra. Comme la place ne s’était pas rendue par composition, ils s’y comportèrent comme dans une ville prise d’assaut, et la mirent au pillage. Ce fut même avec peine que les généraux empêchèrent de tuer les habitans. Ils leur ordonnèrent de se gouverner à l’avenir suivant leur ancien régime, et de juger eux-mêmes les citoyens qu’ils regarderaient comme les auteurs de la défection. Ceux qui étaient renfermés dans la citadelle furent investis, des deux côtés, d’une muraille qui se terminait à la mer, et l’on y mit des gardes. Après avoir réduit Mendé sous leur puissance, les Athéniens se tournèrent du côté de Scione.

CXXXI. Les Péloponnésiens firent une sortie, et campèrent hors de la ville sur une colline forte par sa propre situation, et dont les ennemis étaient obligés de s’emparer avant d’investir la place. Mais les Athéniens les attaquèrent de vive force, et repoussèrent ceux qui vinrent les combattre. Ils prirent leurs campemens, dressèrent un trophée, et se disposèrent à construire un mur de circonvallation. Mais peu après, et tandis qu’ils étaient occupés de ce travail, les auxiliaires assiégés dans la citadelle de Mendé forcèrent la garde du côté de la mer, mirent en fuite presque tout le camp des assiégéans, et entrèrent dans la place.

CXXXII. On travaillait à la circonvallation de Scione[205], quand Perdiccas, par le ministère d’un héraut, conclut un accommodement avec les généraux Athéniens. Il avait entamé cette négociation par haine pour Brasidas, dès que ce général s’était retiré de la Lyncestide. Ischagoras se préparait alors à conduire par terre une armée à Brasidas : dès que l’accord fut conclu, Nicias exigea de Perdiccas que, pour preuve de sa bonne foi, il rendît ouvertement aux Athéniens quelque service, et cette demande s’accordait avec les intentions du prince, qui ne voulait plus que les Lacédémoniens entrassent dans son pays. Il s’adressa dans la Thessalie aux hommes les plus puissans de la nation, avec qui, de tout temps, il avait eu des liaisons d’hospitalité. Par leur moyen, il arrêta la marche et toutes les opérations des troupes du Péloponnèse, qui ne voulurent pas même tenter d’avoir affaire aux Thessaliens.

Cependant Ischagoras, Aminias et Aristée se rendirent personnellement auprès de Brasidas. C’était les Lacédémoniens qui les envoyaient observer l’état des choses, et ils firent même, contre l’usage, partir de jeunes Spartiates pour leur donner le commandement des villes, et empêcher qu’on n’en revêtît des hommes pris au hasard. Cléaridas, fils de Cléonyme, eut le gouvernement d’Amphipolis, et Épitélidas, fils d’Hégésander, celui de Toroné.

CXXXIII. Ce fut dans ce même été que les Thébains accusèrent les habitans de Thespies de favoriser les Athéniens, et qu’ils rasèrent les murailles de cette ville. Ils avaient eu de tout temps ce dessein, et l’exécution en était devenue plus facile depuis que, dans le combat contre les Athéniens, Thespies avait perdu la fleur de sa jeunesse. Ce fut aussi dans cette saison que le temple de Junon à Argos fut détruit par le feu. Cet accident fut occasioné par l’imprudence de la prêtresse Chrysis, qui plaça, près d’une guirlande, une lampe allumée, et se laissa surprendre par le sommeil. L’incendie gagna sans qu’on s’en aperçût, et tout fut consumé. Elle-même, dans la crainte des Argiens, s’enfuit aussitôt à Philonte pendant la nuit. Ils établirent une autre prêtresse suivant la loi : elle s’appelait Phainis. Il y avait huit ans et demi que la guerre était commencée quand Chrysis prit la fuite. À la fin de cet été fut entièrement terminée la circonvallation de Scione. Les Athéniens laissèrent des troupes pour la garder et se retirèrent.

CXXXIV. L’hiver suivant[206], ils se tinrent en repos, ainsi que les Lacédémoniens, en observation de la trêve. Les Mantinéens et les Tégéates, avec leurs alliés respectifs, se livrèrent un combat à Laodicée dans l’Orestide, et la victoire fut indécise. Chacun des deux peuples enfonça l’aile qui lui était opposée : les uns et les autres dressèrent un trophée et envoyèrent les dépouilles à Delphes. Le carnage fut grand de part et d’autre. Le combat se soutenait avec égalité, quand le jour finit et le termina. Les Tégéates passèrent la nuit sur le champ de bataille, et dressèrent aussitôt ieur trophée : les Mantinéens se retirèrent à Boucolion, et ce ne fut qu’après leur retraite qu’ils élevèrent eux-mêmes un trophée devant celui des ennemis.

CXXXV. Brasidas, à la fin de l’hiver, lorsque déjà le printemps commençait[207] fit une tentative sur Potidée. Il arriva la nuit, et appliqua les échelles : jusque-là, on ne s’aperçut pas de son approche. Il avait saisi le moment où le soldat qui fait sa ronde avec une sonnette venait de passer, et où l’officier qui devait la remettre à un autre n’était pas encore arrivé[208]. Il trouva un endroit du rempart qui était dénué de gardes, et ce fut là qu’il planta les échelles ; mais il fut entendu avant d’avoir eu le temps de monter, et se retira promptement sans attendre le jour. L’hiver finit, et en même temps la neuvième année de la guerre que Thucydide a écrite.


LIVRE CINQUIÈME.


I. L’été suivant[209] fut rompue la trêve d’une année qui dura jusqu’à la solennité des jeux pythiens. Elle subsistait encore quand les Athéniens chassèrent de Délos les habitans. Il les regardaient, pour quelque ancienne faute, comme des hommes souillés et indignes d’être consacrés au dieu[210]. L’expulsion de ces infortunés leur semblait manquer à cette purification de l’île dont j’ai parlé plus haut, dans laquelle ils avaient cru devoir enlever les tombes des morts. Les Déliens s’établirent en Asie, à Atramyttium, qui leur fut donnée par Pharnace ; et où ils furent reçus à mesure qu’ils arrivaient.

II. Cléon, après la trêve[211], se fit donner ordre par les Athéniens de passer en Thrace sur trente vaisseaux, avec douze cents hoplites, trois cents hommes de cavalerie, et la plus grande partie des alliés. Il prit d’abord terre à Scione, dont le siège durait encore, en retira des hoplites qui étaient en garnison dans les murs de circonvallation. et cingla vers le port de Colophon. qui n’est pas fort éloigné de Toroné. Instruit par des transfuges que Brasidas n’était pas dans la place, et qu’elle ne renfermait pas de troupes en état de se défendre, il s’y rendit par terre avec son armée et envoya dix vaisseaux croiser devant le port. Il se présenta devant les premières murailles dont Brasidas avait enceint la place, à dessein d’y renfermer le faubourg et de ne faire qu’une seule ville, en abattant une partie de l’ancien mur.

III. Les Athéniens avaient commencé leurs attaques, quand le Lacédémonien Pasitélidas, commandant de la place, en sortit avec la garnison pour protéger ces travaux ; mais comme les Athéniens étaient près de le forcer, et que le port se trouvait investi par les navires qu’avait envoyés Cléon, il craignit que la ville, qui était abandonnée, ne fût prise par mer, et qu’on n’enlevât les nouvelles murailles dans lesquelles il serait pris lui-même. Il les abandonna donc, et gagna la ville à la course ; mais les Athéniens de la flotte le prévinrent et se rendirent maîtres de Toroné. L’infanterie les suivit à l’instant même, et s’y précipita par la partie de l’ancien mur qui était détruite : ils tuèrent à l'instant ceux des Péloponnésiens et des gens de Toroné qui se défendaient, et firent les autres prisonniers ; de ce nombre était Pasitélidas. Brasidas venait au secours de la place, mais il sut en chemin qu’elle était prise, et il se retira. Il ne s’en fallait que d’une distance de quarante stades au plus[212] qu’il ne fût arrivé à temps pour la sauver. Cléon et les Athéniens élevèrent deux trophées, l’un près du port, l’autre près des murailles. Les femmes et les enfans des habitans de Toroné furent réduits en esclavage. Eux-mêmes, les Péloponnésiens et ce qu’il y avait de Chalcidiens au nombre en tout de sept cents, furent envoyés à Athènes. Les Péloponnésiens recouvrèrent la liberté quand, dans la suite, il se fit un accord entre les deux nations. Le reste fut échangé homme pour homme par les Olynthiens.

Vers cette époque, les Bœotiens prirent, sur les frontières de l’Attique, Panactum, qui leur fut livré par trahison. Cléon laissa une garnison à Toroné, mit en mer, et tourna le mont Athos pour gagner Amphipolis.

IV. Phaeax, fils d’Érasistrate, fut envoyé, lui troisième, par les Athéniens en députation dans l'Italie et dans la Sicile, et partit vers le temps dont nous parlons. Depuis que les Athéniens avaient quitté la Sicile à la suite de la paix, les Léontins avaient inscrit un grand nombre de personnes entre leurs citoyens, et le peuple était dans l’intention de faire un partage des terres. Les riches, instruits de ce projet, appelèrent les Syracusains, et chassèrent la faction du peuple. Ces bannis errèrent de côté et d’autre. Les riches traitèrent avec les Syracusains, abandonnèrent leur ville, la laissèrent déserte, et se retirèrent à Syracuse, où ils obtinrent le droit de cité. Mais dans la suite, quelques-uns d’eux, par mécontentement, quittèrent Syracuse, et s’emparèrent d’un endroit appelé Phocées, qui dépendait de leur ancienne ville : ils occupèrent aussi Bricinnies, forteresse située dans la campagne de cette république. La plupart des bannis de la faction populaire vinrent se joindre à eux. Ils s’établirent dans la citadelle, et c’était de là qu’ils se défendaient. Les Athéniens, à cette nouvelle, firent partir Phæax : ils le chargèrent d’engager les alliés qu’ils avaient dans cette île, et d’autres, s’il était possible, à faire en commun la guerre aux Syracusains, et à sauver les Léontins. Phæax, à son arrivée, gagna ceux de Camarina et d’Agrigente ; mais comme il ne trouva que de l’opposition à Géla, il vit que ses démarches seraient vaines, et ne crut pas devoir aller plus loin. Il revint à Catane, à travers le pays des Sicules, entra, en passant, à Bricinnies, y inspira du courage, et partit.

V. Dans sa traversée pour aller en Sicile, et à son retour, il ne négligea pas de négocier en Italie, essayant d’engager quelques villes dans l’alliance d’Athènes. Il rencontra des Locriens qui avaient habité Messine et qui venaient d’en être chassés. Il était survenu de la dissension dans cette ville après la paix de Sicile, et l’un des partis avait appelé les Locriens, qui vinrent s’y établir et furent renvoyés. Messine avait même été quelque temps sous la domination des Locriens. Ce fut lorsque ceux-ci revenaient dans leur patrie, que Phaeax les rencontra ; il ne leur fit aucune insulte, car il venait d’obtenir des Locriens un accord avec Athènes. Seuls des alliés, quand les Siciliens avaient fait la paix, ils n’avaient pas traité avec les Athéniens ; et même actuellement ils ne l’eussent pas fait encore, s’ils n’avaient été dans les embarras d’une guerre avec ceux d’Itone et de Mêlée, peuples limitrophes, et qui étaient même des colonies sorties de leur sein. Phaeax revint ensuite à Athènes.

VI. Cléon, parti de Toroné, s’était approché d’Amphipolis : il alla d’Éion attaquer Stagyre, colonie d’Andros[213], et ne put s’en rendre maître ; mais il prit Galepsus, colonie de Thasos. Il envoya une députation à Perdiccas pour le mander avec son armée, en conséquence de son traité avec Athènes ; et une autre dans la Thrace, à Pollès, roi des Odomantes, qui devait soudoyer et amener la plupart des Thraces. Lui-même se tint en repos à Éion. Ces circonstances étaient connues de Brasidas, qui vint camper en face des Athéniens à Cerdylium. C’est une place des Argiliens, sur une hauteur, au-delà du fleuve, et à peu de distance d’Amphipolis. De là il découvrait tout ; il avait dans l’idée que Cléon quitterait sa position pour faire approcher son armée de la ville, et il ne pouvait manquer de l’apercevoir. Il pensait que, par mépris pour le peu de troupes qu’il avait, Cléon n’hésiterait pas à monter avec les seules forces dont il disposait en ce moment. Il se préparait donc à une action, et manda les Thraces soudoyés, au nombre de quinze cents, et tous les Édoniens, tant peltastes que cavalerie : il avait mille peltastes de Myrcinie et de Chalcidique, sans compter ceux qui étaient à Amphipolis. Ses hoplites montaient en tout à environ deux mille, et sa cavalerie grecque était de trois cents hommes. De ces troupes, il n’avait à Cerdylium que quinze cents hommes ; le reste était à Amphipolis, sous les ordres de Cléaridas.

VII. Jusque-là, Cléon se tenait en repos ; mais il fut enfin obligé de faire ce qu’attendait Brasidas ; car ses soldats, ennuyés de leur inaction, se répandirent en propos sur son commandement ; ils considéraient à combien d’expérience et de courage serait opposé tant d’ignorance et de lâcheté, et se rappelaient avec quelle répugnance ils l’avaient suivi. Cléon eut connaissance de ces murmures, et ne voulant pas lasser la patience de ses troupes en les retenant trop longtemps à la même place, il prit le parti de décamper. La manœuvre dont il fit usage fut la même qui lui avait réussi à Pylos, et dont il attribuait le succès à sa sagesse. Il comptait bien que personne ne viendrait le combattre, et se vantait de ne gagner un terrain plus élevé que pour avoir le spectacle du pays. S’il attendait du renfort, ce n’était pas, suivant lui, qu’il en eût besoin pour s’assurer la victoire, s’il était obligé d’en venir aux mains, mais pour enceindre la place et la prendre de vive force. Arrivé sur une colline forte par elle-même, il y établit son camp en face de l’armée d’Amphipolis ; de là il contemplait le lac formé par le Strymon, et l’assiette de la ville du côté de la Thrace. Il croyait pouvoir, à son gré, se retirer sans combat. Personne ne paraissait sur les remparts, ni ne se montrait hors des portes ; toutes étaient fermées ; et il se reprochait, comme une faute, de n’avoir pas amené les machines, car il aurait emporté la place, dans l’abandon où elle se trouvait.

VIII. Dès que Brasidas avait vu les Athéniens se mettre en mouvement, il était descendu de Cerdylium et était entré dans Amphipolis. Il ne voulut ni faire de sortie ni se montrer en ordre de bataille devant les Athéniens, se défiant de ses forces, et les croyant trop inférieures, non par le nombre, elles étaient égales, mais par la réputation. En effet, ce qui composait l’armée ennemie, étaient des troupes purement athéniennes, et les meilleures de Lemnos et d’Imbros ; mais il se préparait à les attaquer par la ruse. S’il leur eût laissé voir le nombre de ses troupes et les armes dont le besoin les obligeait de se contenter, il se serait cru moins assuré de la victoire, qu’en ne les montrant point avant le combat, et ne provoquant pas le mépris par l’état où elles se trouvaient. Il prit donc cent cinquante hoplites choisis, et laissa le reste à Cléaridas ; son dessein était d’attaquer brusquement les Athéniens avant leur départ, n’espérant plus, s’il leur arrivait une fois des secours, trouver une semblable occasion de les combattre, réduits à leurs seules forces. Il rassembla ses soldats pour les encourager et les instruire de son projet, et il parla ainsi :

IX. « De quelle contrée nous venons ici, braves Péloponnésiens, que c’est par son courage qu’elle est toujours restée libre, que vous êtes Doriens et que ceux que vous allez combattre sont de ces Ioniens que vous avez coutume de vaincre, c’est ce qu’il suffit de vous rappeler en peu de mots. Mais je vais vous communiquer mon plan d’attaque, pour que vous ne vous croyiez pas trop faibles, et que vous ne tombiez pas dans le découragement, en voyant que vous êtes en petit nombre, et que je n’ai pas pris toutes nos forces avec moi. C’est par mépris pour nous, sans doute, et dans l’espérance que personne ne sortirait pour les combattre, que les Athéniens ont osé monter à l’endroit qu’ils occupent, et livrés maintenant en désordre au spectacle qui les frappe, ils s’abandonnent à la sécurité. Quand on voit faire de telles fautes aux ennemis, et qu’on emploie, pour les attaquer, une manœuvre convenable à ses forces, sans s’avancer ouvertement, sans se ranger devant eux en ordre de bataille, mais en saisissant des moyens dont la circonstance indique l’avantage, il est rare qu’on ne remporte pas la victoire. Ce sont de bien glorieux larcins que ceux par lesquels on trompe le mieux ses ennemis, pour servir le plus utilement ses amis. Ainsi donc, pendant qu’ils sont encore dans le désordre et la confiance ; pendant qu’ils pensent plutôt, autant que j’en puis juger, à se retirer qu’à nous attendre ; pendant qu’ils s’abandonnent au relâchement d’esprit, je veux, sans leur laisser le temps d’asseoir leurs pensées, prévenir, s’il se peut, leur retraite, et avec ces guerriers que j’ai choisis, me jeter à la course au milieu de leur camp. Toi, Cléaridas, lorsque tu me verras attaché sur eux, les jeter probablement dans l’épouvante, prends avec toi les hommes que tu commandes, Amphipolitains et autres alliés ; ouvre subitement les portes, et ne tarde pas à te précipiter dans la mêlée. C’est ainsi qu’on peut espérer de les plonger dans la terreur. Car des troupes qui surviennent après coup sont plus terribles aux ennemis que celles qu’ils ont en présence et dont ils soutiennent le choc. Sois brave comme tu le dois, puisque tu es Spartiate. Et vous, alliés, suivez-le avec courage, et croyez que le moyen de bien faire la guerre, c’est de le vouloir, de connaître l’honneur, et d’obéir à ceux qui commandent. Pensez qu’en ce jour, si vous avez du cœur, vous conserverez, avec la liberté, le titre d’alliés de Lacédémone ; ou que sujets d’Athènes, si vous êtes assez heureux pour éviter la mort ou la servitude, vous porterez un joug plus pesant que jamais, et deviendrez pour les autres Grecs un obstacle à leur délivrance. Point de découragement, quand vous voyez pour quels intérêts vous combattez. Pour moi, je montrerai que je ne sais pas moins agir que conseiller les autres. »

X. Brasidas, après avoir ainsi parlé, prépara sa sortie ; il rangea devant les portes qu’on appelle de Thrace, les troupes qu’il laissait à Cléaridas, et qui devaient sortir elles-mêmes au moment où il l’avait ordonné. Les Athéniens l’avaient vu descendre de Cerdylium ; et comme leurs regards plongeaient sur la ville, ils le virent offrir un sacrifice devant le temple de Pallas et mettre en ordre ses guerriers. Cléon était allé considérer le pays ; ils lui annoncèrent qu’on apercevait dans la ville toute l’armée ennemie, et par-dessous les portes, les pieds d’un grand nombre de chevaux et d’hommes qui semblaient prêts à sortir. Sur cet avis, il s’avança et vit les choses par lui-même. Décidé à ne pas combattre avant l’arrivée des auxiliaires, tout assuré qu’il était de ne pouvoir cacher sa retraite, il en fit donner le signal. Il ordonna de défiler par l’aile gauche : c’était la manœuvre qu’il fallait faire pour aller à Éion ; mais la trouvant trop lente, lui-même fit faire une conversion à l’aile droite, et présenta dans sa retraite le flanc nu aux ennemis. C’était l’occasion qu’attendait Brasidas ; et voyant les Athéniens s’ébranler, il dit aux troupes qui devaient l’accompagner et aux autres : « Ces gens-là ne nous attendent pas : c’est ce qu’on reconnaît au mouvement de leurs têtes et de leurs armes. Ce n’est pas avec cette allure qu’on attend ceux qui viennent nous attaquer. Ouvrez les portes que j’ai ordonné d’ouvrir et marchons à l’instant sans crainte. » Lui-même sortit par les portes qui sont du côté de l’estacade, et par les premières de la longue muraille qui existait alors, et suivit droit à la course le chemin sur lequel on voit maintenant un trophée, en suivant la partie la plus forte de la place. Il tomba sur les Athéniens effrayés à la fois de leur désordre et frappés de son audace, les attaqua par le centre de leur armée, et les mit en fuite. Cléaridas, suivant l’ordre qu’il avait reçu, sortit en même temps par les portes de Thrace et donna sur les ennemis, qui se débandèrent, surpris et attaqués des deux côtés à la fois. Leur aile gauche, qui gagnait Éion et qui était en avant, se rompit tout à coup, et prit la fuite, Déjà elle cédait, quand Brasidas fut blessé en chargeant la droite. Les Athéniens ne le virent pas tomber, et ceux de ses soldats qui se trouvaient près de lui l’emportèrent. La droite des Athéniens fit plus de résistance. Pour Cléon, comme d’abord il n’avait pas eu dessein d’atteindre l’ennemi, il prit aussitôt la fuite et fut arrêté et tué par un peltaste de Myrcinie[214]. Ses hoplites se réunirent en peloton sur la colline ; ils repoussèrent Cléaridas qui les chargea deux ou trois fois, et ne fléchirent que lorsque la cavalerie de Myrcinie et de Chalcide, jointe aux peltastes, les força de fuir. Ainsi toute l’armée d’Athènes fut mise en déroute et ne se sauva qu’avec peine. Les soldats dispersés prirent divers chemins à travers les montagnes ; les uns furent tués sur la place en se défendant, d’autres reçurent la mort, atteints par la cavalerie chalcidienne ; le reste chercha un asile dans Éion. Les guerriers qui avaient enlevé Brasidas et l’avaient tiré de la mêlée le portèrent à la ville, respirant encore. Il apprit que les siens étaient vainqueurs, et bientôt il rendit le dernier soupir. Le reste de l’armée revint de la poursuite avec Cléaridas, dépouilla les morts et dressa un trophée.

XI. Tous les alliés en armes suivirent la pompe funèbre de Brasidas ; ses funérailles furent célébrées aux frais du public. Il fut inhumé dans la ville, en face de la place où est à présent le marché. Les citoyens entourèrent son monument d’une enceinte, lui consacrèrent une portion de terrain comme à un héros, et fondèrent en son honneur des jeux et des sacrifices annuels. Ils lui dédièrent leur colonie, le reconnaissant pour leur fondateur, abattirent les édifices consacrés à Agnon, et détruisirent tous les monumens qui pouvaient rappeler que la colonie lui devait son origine. Ils croyaient devoir leur salut à Brasidas, et cherchaient d’ailleurs à ménager l’alliance de Lacédémone, par la crainte qu’en ce moment Athènes leur inspirait. Ennemis de cette république, ils ne trouvaient ni le même plaisir ni la même utilité à révérer Agnon. Les Athéniens reçurent les corps des guerriers qu’ils avaient perdus. Il avait péri environ six cents hommes du côté des vaincus, et seulement sept hommes du côté des vainqueurs ; car l’action avait été moins une bataille qu’une surprise et une déroute. Les Athéniens retournèrent chez eux après avoir recueilli leurs morts, et Cléaridas mit ordre aux affaires d’Amphipolis.

XII. Vers cette époque, à la fin de l’été[215], Rhamphias, Autocharidas et Épicydidas, lacédémoniens, conduisirent, pour la guerre de Thrace, un secours de neuf cents hoplites. Arrivés à Héraclée, dans la Trachinie, ils s’y arrêtèrent pour remédier à quelques désordres qu’ils crurent y trouver. Ils y étaient quand se passa l’affaire dont nous venons de parler, et l’été finit.

XIII. Dès le commencement de l’hiver[216], Rhamphias et ses collègues s’avancèrent jusqu’à Piérie, dans la Thessalie ; mais comme les Thessaliens voulaient s’opposer à leur passage, que Brasidas était mort, et que c’était à lui qu’ils menaient leur armée, ils retournèrent sur leurs pas. Ils pensaient qu’elle n’était plus nécessaire depuis la défaite et le départ des Athéniens, et ils ne se croyaient pas en état de suivre les projets de Brasidas. Mais ce qui les décida le plus au retour, c’est qu’à leur départ ils avaient su que les esprits des Lacédémoniens inclinaient vers la paix.

XIV. Après l’affaire d’Amphipolis, et depuis que Rhamphias fut sorti de la Thessalie, il ne se commit de part ni d’autre aucune hostilité, et les pensées se tournèrent plutôt vers la réconciliation. Les Athéniens, maltraités à Délium, et peu après à Amphipolis, n’avaient plus cette ferme confiance dans leurs forces qui les avait empêchés d’entendre à un accommodement, quand, éblouis de leur fortune présente, ils s’étaient flattés de conserver toujours la supériorité. Ils craignaient aussi leurs alliés que les nouveaux désastres pouvaient animer encore plus à la défection. Ils se repentaient de n’avoir pas traité, quand, après l’affaire de Pylos, ils se trouvaient dans un état respectable. D’un autre côté, les Lacédémoniens voyaient cheminer la guerre d’une manière bien opposée à leurs premières pensées, quand ils avaient cru n’avoir qu’à ravager l’Attique pour détruire en quelques années la puissance d’Athènes. Ils avaient souffert à Sphactérie une humiliation dans laquelle jamais Sparte n’était tombée. Des gens de guerre sortaient de Cythère et de Pylos pour dévaster leurs campagnes, et les Hilotes se livraient à la désertion. Ils s’attendaient toujours à voir ce qui en restait, dans l’espoir d’obtenir des secours du dehors, tramer, comme autrefois, quelques nouveautés. Il se joignait à ces circonstances, que la trêve de trente ans, conclue avec les Argiens, allait expirer, et ceux-ci n’en voulaient pas faire une autre qu’on ne leur eût restitué Cynurie. Les Lacédémoniens sentaient l’impossibilité de soutenir à la fois la guerre contre Argos et contre Athènes ; ils soupçonnaient d’ailleurs quelques villes du Péloponnèse d’être près de se tourner vers le parti des Argiens ; et c’est ce qui survint en effet.

XV. Comme de part et d’autre on s’occupait de ces raisonnemens, on crut devoir s’accorder, et Lacédémone surtout, par l’envie de retirer les guerriers pris à Sphactérie. Il se trouvait entre eux ses Spartiates des premières conditions, et liés de parenté avec les plus illustres familles. Dès l’instant de leur captivité, on avait négocié leur délivrance ; et les Athéniens, dans leur prospérité, avaient refusé de l’accorder à des conditions raisonnables ; mais ils n’avaient pas été plus tôt humiliés à Délium, que les Lacédémoniens avaient saisi cette occasion, certains alors d’être mieux reçus ; ils avaient conclu la trêve d’un an, pendant laquelle devaient se tenir des conférences pour délibérer sur une plus longue pacification.

XVI. Elle devint plus facile après la défaite des Athéniens à Amphipolis, et la mort de Cléon et de Brasidas. C’était eux qui, des deux côtés, s’étaient le plus opposés à la paix, l’un parce que la guerre était la source de ses prospérités et de sa gloire ; l’autre, parce qu’il sentait qu’on temps de paix, on verrait mieux qu’il n’était qu’un scélérat, et que ses calomnies obtiendraient moins de confiance. Mais quand ils ne furent plus, ceux qui avaient le plus de part au gouvernement des deux républiques, Plistoanax, fils de Pausanias, roi de Lacédémone, et Nicias, fils de Nicératus, le général de son temps qui avait le plus de succès, montrèrent un penchant décidé pour le repos. Nicias, avant d’éprouver des revers, et pendant qu’il jouissait de l’estime publique, voulait, pour le moment présent, mettre à l’abri ses prospérités, goûter la tranquillité après les fatigues, et en faire jouir la patrie ; pour l’avenir, il aspirait à laisser la réputation de n’avoir jamais trompé l’espérance de l’état. Il pensait que du calme seul pouvaient naître ces avantages, qu’on ne saurait les obtenir qu’en ne donnant rien au hasard, et que la paix seule était exempte de danger. Pour Plistoanax, ses ennemis le tourmentaient au sujet de son rappel[217], habiles à susciter des scrupules aux Lacédémoniens, et ardens à le leur reprocher sans cesse à chaque revers, comme si leurs malheurs n’avaient d’autre cause que ce rappel qu’ils traitaient d’illégal. Ils l’accusaient, ainsi qu’Aristoclès son frère, d’avoir gagné la prêtresse de Delphes, et d’avoir long-temps fait donner pour réponse aux théores[218] qui venaient de Lacédémone consulter l’oracle, qu’ils eussent à rappeler chez eux des terres étrangères la race du demi-dieu, fils de Jupiter, s’ils ne voulaient pas labourer la terre avec un soc d’argent[219]. Plistoanax s’était réfugié sur le Lycée, parce qu’on avait attribué son retour de l’Attique aux présens qu’il avait reçus. Il habitait l’enceinte consacrée à Jupiter, et y occupait la moitié de la chapelle, par crainte des Lacédémoniens. Il fut enfin rappelé au bout de dix-neuf ans, et l’on solennisa son retour par les mêmes chœurs de chants et les mêmes sacrifices qui avaient été institués pour l’inauguration des rois lors de la fondation de Lacédémone.

XVII. Affligé de ces propos dangereux, il crut que, dans la paix, quand les Lacédémoniens, à l’abri des adversités, auraient recouvré leurs prisonniers, il cesserait de se trouver en prise à ses ennemis ; au lieu qu’en temps de guerre, on ne pouvait jouir de l’autorité, sans être exposé nécessairement aux calomnies, dès qu’il survenait quelques revers. Il travailla donc avec ardeur à un accommodement. Pendant l’hiver, on porta des paroles de paix ; et à l’arrivée du printemps, les Lacédémoniens se mirent en mouvement, firent des préparatifs, et envoyèrent dans toutes les villes, comme s’ils eussent eu dessein de se fortifier dans l’Attique ; mais ils voulaient seulement rendre les Athéniens plus traitables. Enfin, après des conférences et bien des demandes faites de part et d’autre, on tomba d’accord que chacun rendrait ce qu’il avait pris pendant la guerre, et que les Athéniens garderaient Nisée. Ils avaient réclamé Platée, et les Thébains avaient répondu qu’ils garderaient cette place, parce que les habitans s’étaient jetés dans leurs bras par les suites d’une convention libre, et non par force ni par trahison ; Nisée, par les mêmes raisons, devait rester aux Athéniens. Les Lacédémoniens convoquèrent leurs alliés ; tous furent d’accord des articles convenus, et les confirmèrent par leurs suffrages, excepté les Bœotiens, les Corinthiens, ceux d’Élée et de Mégare, et d’autres à qui ce traité ne plaisait pas. La paix fut conclue ; les Lacédémoniens et leurs alliés la consacrèrent par des cérémonies religieuses, et par les sermens qu’ils prêtèrent aux Athéniens ; ceux-ci remplirent envers les Lacédémoniens les mêmes formalités. Voici quelles furent les conditions :

XVIII. «[220] Les Athéniens, les Lacédémoniens et les alliés ont fait la paix aux conditions suivantes, dont chaque ville a juré l’observation. Chacun, à sa volonté, pourra, suivant les anciens usages, offrir des sacrifices dans les temples qui sont communs à tous les Grecs, y aller sans crainte par terre et par mer, y consulter les oracles, y envoyer des théores.

« Le terrain de Delphes consacré à Apollon, le temple qui y est bâti, et Delphes enfin dans toute son étendue, sont libres sous leurs lois, exempts de tout tribut, et soumis à leur seule justice suivant les anciens usages.

« La paix durera pendant cinquante ans, sans dol ni dommage, sur terre et sur mer, entre les Athéniens et les alliés des Athéniens, et les Lacédémoniens et les alliés des Lacédémoniens.

« Qu’il ne soit permis de porter les armes, dans la vue de nuire, ni aux Lacédémoniens et à leurs alliés contre les Athéniens et leurs alliés, ni aux Athéniens et leurs alliés contre les Lacédémoniens et leurs alliés ; qu’il leur soit interdit toute ruse et toute sorte de machination.

« S’il survient entre eux quelque différend, qu’ils aient recours aux voies de la justice et aux sermens, suivant les conventions qu’ils auront faites.

« Que les Lacédémoniens et leurs alliés rendent Amphipolis aux Athéniens.

« Qu’il soit permis aux habitans de toutes les villes que les Lacédémoniens rendront aux Athéniens de se transporter ou ils voudront, en emportant ce qui leur appartient.

« Que les villes conservent leurs propres lois, en payant le même tribut auquel elles étaient taxées du temps d’Aristide.

« Qu’il ne soit permis aux Athéniens ni à leurs alliés de prendre les armes, dans le dessein de leur nuire, dès qu’ils auront payé le tribut, puisque la paix est faite. Ces villes sont : Argila, Stagyre, Acanthe, Schôlus, Olynthe, Spartôlus. Qu’elles n’entrent en alliance ni avec les Lacédémoniens ni avec les Athéniens. Que cependant, si les Athéniens les y font consentir par la voie de la persuasion, il soit permis à celles qui le voudront, d’entrer dans l’alliance d’Athènes.

« Que les Mécybernæens, les Panæens, les Singæens habitent leurs propres villes, ainsi que ceux d’Olynthe et d’Acanthe.

« Que les Lacédémoniens et leurs alliés rendent aux Athéniens Panactum ; et que les Athéniens rendent aux Lacédémoniens Coryphasium, Cythère, Méthone, Ptéléum et Atalante.

« Qu’ils rendent aussi tous les hommes de Lacédémone qu’ils ont dans les prisons d’Athènes, ou de quelque autre lieu que ce soit de leur domination ; qu’ils renvoient les Péloponnésiens assiégés dans Scione, et tous les autres alliés de Lacédémone qui se trouvent dans cette place, et tous ceux, en général, que Brasidas y a fait passer ; enfin que la liberté soit rendue à tout allié de Lacédémone qui se trouve dans les prisons d’Athènes, ou de quelque lieu de sa domination.

« Qu’en conséquence, les Lacédémoniens et leurs alliés rendent ce qu’ils ont d’Athéniens et d’alliés d’Athènes.

« Que les Athéniens prononcent, à leur gré, sur les habitans de Scione, de Toroné, et des autres villes qui sont sous leur puissance.

« Que les Athéniens prêtent serment aux Lacédémoniens et à leurs alliés, spécialement dans chaque ville ; qu’ils prêtent le serment particulier à chaque ville, et que chacune d’elles regarde comme le plus inviolable : que ce serment soit conçu ainsi : Je m’en tiendrai aux articles convenus, et à la teneur du traité, sans dol, et conformément à la justice.

« Que les Lacédémoniens et leurs alliés fassent le même serment aux Athéniens.

« Que l’une et l’autre république le renouvelle tous les ans : qu’il soit inscrit sur des colonnes à Olympie, à Delphes, sur l’isthme, à Athènes, dans la citadelle, à Lacédémone, dans l’Amyclée.

« Si l’une ou l’autre des parties contractantes a oublié quelque point, ou si elles désirent, pour de justes raisons, faire quelques changemens aux points convenus, elles le pourront l’une et l’autre sans manquer au serment, quand elles en seront tombées mutuellement d’accord.

XIX. La ratification du traité fut présidée par l’éphore Plistolas, le quatrième jour avant la fin du mois artémisium, et à Athènes par l’archonte Alcée, le sixième jour avant la fin du mois élaphébolion. Ceux qui prêtèrent le serment, et remplirent les rites sacrés, furent, de la part des Lacédémoniens, Plistolas, Damagète, Chionis, Métagénas, Achante, Daïthus, Ischagoras, Philocharidas, Zeuxidas, Anthippe, Tellis, Alcinidas, Empédias, Ménas, et Lamphile ; et de la part des Athéniens, Lampon, Isthmionique, Nicias, Lachès, Euthydème, Proclès, Pythodore, Agnon, Myrtile, Thrasyclès, Théagène, Aristocœte, Iolcius, Timocrate, Léon, Lamachus, Démosthène.

XX. Cette trêve fut conclue à la fin de l’hiver[221], lorsqu’on entrait déjà dans le printemps, aussitôt après les fêtes de Bacchus qui se célèbrent dans la ville, dix ans accomplis, et quelques jours après la première invasion de l’Attique et le commencement de cette guerre. Il faut plutôt avoir égard à l’ordre des temps qu’aux magistrats qui ont rempli quelque part la dignité d’archonte ou quelques autres charges, et dont les noms servent à désigner les époques des événemens ; car on ne voit pas exactement si une chose est arrivée au commencement ou au milieu de leur magistrature, et comment elle y coïncide ; au lieu que si l’on compte, comme j’ai fait, par hiver et par été, ou verra qu’en supputant ces deux moitiés d’année qui forment une année entière, cette première guerre a duré dix étés et autant d’hivers.

XXI. Les Lacédémoniens (car c’était eux qui devaient les premiers rendre ce qu’ils avaient), renvoyèrent sans délai les prisonniers qui étaient entre leurs mains. Ils firent passer en Thrace Ischagoras, Ménas et Philocharidas, avec un ordre pour Cléaridas de remettre Amphipolis aux Athéniens, et pour les autres commandans d’accepter la trêve, en se conformant aux articles qui les concernaient en particulier ; mais ils trouvèrent le traité désavantageux, et ne s’y soumirent pas. Cléaridas ne restitua pas non plus Amphipolis : il agissait par complaisance pour les Chalcidiens ; mais il donnait pour raison qu’il n’était pas en son pouvoir de la rendre malgré eux. Lui-même se hâta de partir avec les députés de la Chalcidique, pour faire à Lacédémone l’apologie de sa conduite, s’il arrivait qu’Ischagoras et ses collègues l’accusassent de désobéissance ; il voulait en même temps savoir si l’on ne pouvait pas encore faire des changemens au traité. Il le trouva ratifié, et repartit aussitôt, envoyé de nouveau par les Lacédémoniens, qui lui prescrivirent surtout de restituer la place, ou sinon d’en retirer tout ce qui s’y trouvait de Péloponnésiens.

XXII. Les Lacédémoniens engagèrent ceux des alliés qui se trouvaient à Lacédémone, et qui n’avaient pas reçu la trêve, à l’accepter ; mais ceux-ci continuaient de donner les mêmes prétextes sur lesquels ils l’avaient rejetée, et disaient qu’ils ne s’y soumettraient pas qu’on n’en eût rendu les conditions plus justes. Les Lacédémoniens ne pouvant se faire écouter, les renvoyèrent, et firent eux-mêmes avec Athènes une alliance particulière, persuadés que les Argiens qui, par l’organe d’Ampélidas et de Lichas, venus de leur part, refusaient de traiter, ne seraient pas fort redoutables pour eux, sans l’appui des Athéniens, et que le reste du Péloponnèse resterait tranquille. Car ce serait aux Athéniens que ceux d’Argos auraient recours, s’ils en avaient la liberté. Comme les députés d’Athènes se trouvaient à Lacédémone, on eut avec eux des conférences, et elles se terminèrent par un traité d’alliance qui fut confirmé sous la foi du serment. Voici comment il était conçu :

XXIII. « Les Lacédémoniens seront alliés d’Athènes pendant cinquante ans.

« Si des ennemis entrent sur le territoire de Lacédémone et y exercent des hostilités, les Athéniens y apporteront les secours les plus efficaces qu’il leur sera possible. Si les ennemis se retirent, après avoir ravagé la campagne, ils seront regardés comme ennemis de Lacédémone et d’Athènes ; les deux puissances leur feront la guerre, et ne leur accorderont la paix que d’un commun consentement. Ces articles seront observés avec justice, avec zèle, et sans fraude.

« Si quelques ennemis entrent sur le territoire d’Athènes, et y exercent des hostilités, les Lacédémoniens y porteront les secours les plus puissans, suivant leur pouvoir ; si les ennemis se retirent après avoir ravagé la campagne, ils seront ennemis de Lacédémone et d’Athènes ; les deux puissances leur feront la guerre, et ne leur accorderont la paix que d’un commun consentement. Ces articles seront observés avec justice, avec zèle et sans fraude.

« Si les esclaves se soulèvent, les Athéniens porteront des secours aux Lacédémoniens de toutes leurs forces, autant qu’il sera en leur puissance.

« Ce traité sera juré des deux côtés par ceux qui ont juré les premières conventions. Il sera renouvelé tous les ans ; et, pour cet effet, les Lacédémoniens se rendront à Athènes aux fêtes de Bacchus, et las Athéniens à Lacédémone, à celles d’Hyacinthe.

« Les deux peuples élèveront chacun une colonne, l’une à Lacédémone, près du temple d’Apollon, dans l’Amyclée, et l’autre à Athènes, dans la citadelle, près du temple de Pallas[222].

« Si les Lacédémoniens et les Athéniens jugent à propos d’ajouter quelque chose à ce traité, ou d’en retrancher, ils le pourront sans enfreindre leur serment. »

XXIV. Le serment fut prêté, du côté de Lacédémone, par Plistoanax, Agis, Plistolas, Damagète, Chionis, Métagène, Achante, Daïthe, Ischagoras, Philocharidas, Zeuxidas, Anthippe, Alcinadas, Tellis, Empédias, Ménas, Laphilus : et de la part d’Athènes, par Lampon, Isthmionique, Lachès, Nicias, Euthydème, Proclès, Pythodore, Agnon, Myrtile, Thrasyclès, Théagène, Aristocrate, Iolicus, Timocrate, Léon, Lamachus, Démosthène.

Cette alliance fut conclue peu de temps après la trêve. Les Athéniens rendirent aux Lacédémoniens les prisonniers qu’ils avait faits à Sphactérie, et l’été de la onzième année commença. J’ai écrit de suite ce qui s’est passé dans ces dix années de la première guerre.

XXV. Après le traité de paix et d’alliance conclu entre les Lacédémoniens et les Athéniens à la suite de la guerre de dix ans, Plistolas étant éphore de Lacédémone, et Alcée, archonte d’Athènes, la paix fut établie entre les peuples qui consentirent à la recevoir[223]. Mais les Corinthiens et quelques habitans des villes du Péloponnèse troublèrent cet accord, et de nouveaux mouvemens des alliés s’annoncèrent aussitôt contre les Lacédémoniens. Ceux-ci, dans la suite du temps, devinrent eux-mêmes suspects aux Athéniens, pour n’avoir pas rempli certains articles du traité. Cependant il s’écoula sept ans et deux mois sans que les deux peuples portassent les armes dans le pays l’un de l’autre ; mais au dehors, malgré cette trêve mal assurée, ils se faisaient réciproquement beaucoup de mal. Obligés enfin de la rompre après un intervalle de dix ans, ils en vinrent à une guerre ouverte.

XXVI. Le même Thucydide d’Athènes a écrit ces événemens dans l’ordre qu’ils se sont passés, par été et par hiver, jusqu’aux temps où les Lacédémoniens détruisirent la domination d’Athènes, et s’emparèrent des longues murailles et du Pirée. Jusqu’à cette époque, la durée de la guerre fut en tout de vingt-sept ans. Ce serait à tort qu’on voudrait ne pas regarder comme un temps de guerre, celui qui s’écoula pendant la trêve. On n’a qu’à considérer cette période par les faits, tels que nous les avons rapportés, et l’on verra qu’on ne peut la regarder comme un temps de paix, puisque, dans sa durée, on ne fit ni ne reçut de part et d’autre toutes les restitutions qui avaient été convenues. D’ailleurs, sans parler des guerres de Mantinée et d’Épidaure, les deux partis eurent encore d’autres reproches à se faire, et les alliés de Thrace ne cessèrent de se conduire en ennemis. Quant aux Bœotiens, ils ne firent qu’une suspension d’armes de dix jours[224]. Ainsi donc, en joignant en semble la première guerre de dix ans, la trêve mal assise qui la suivit, et la guerre qui lui succéda, on trouvera le même nombre d’années que j’ai compté, et quelques jours de plus, en supputant suivant l’ordre des temps. C’est le seul événement qui se soit accordé avec les prédictions, et qui favorise ceux qui veulent y croire ; car je me rappelle que, depuis l’origine jusqu’à la fin de la guerre, bien des gens avançaient qu’elle devait durer trois fois neuf années. J’ai vécu en âge de raison pendant tout le temps de cette guerre ; et j’ai donné toute mon attention à en connaître exactement les circonstances. J’ai passé vingt ans exilé de ma patrie, après mon généralat d’Amphipolis ; j’ai eu part aux affaires dans l’un et dans l’autre parti, et je me suis d’autant mieux instruit de celles des Péloponnésiens, que mon exil me laissait plus de tranquillité. Je rapporterai donc les différends qui s’élevèrent au bout de dix ans, la rupture de la trêve, et les hostilités qui la suivirent.

XXVII. Quand la trêve de cinquante ans, et l’alliance qui en fut la suite, eurent été conclues, les députés du Péloponnèse, qui avaient été convoqués pour cet objet, se retirèrent de Lacédémone. Ils retournèrent chez eux, excepté les Corinthiens qui passèrent d’abord à Argos, et y eurent des conférences avec quelques magistrats. Ils leur firent entendre que, puisque ce n’était pas pour l’avantage, mais pour l’asservissement du Péloponnèse, que les Lacédémoniens avaient fait la paix avec les Athéniens, auparavant leurs plus grands ennemis, et s’étaient unis avec eux par une alliance, il était du devoir des Argiens de considérer comment on pourrait sauver le Péloponnèse ; qu’ils devaient décréter que toutes les villes de la Grèce qui le voudraient, pourvu qu’elles fussent libres et dans la jouissance de leurs droits, pouvaient contracter avec eux une alliance mutuelle et défensive ; qu’on élirait un petit nombre de citoyens revêtus de pleins pouvoirs, pour n’être pas obligé de conférer devant le peuple, et pour que ceux qui ne pourraient faire entrer la multitude dans leurs sentimens, ne fussent pas connus. Ils assuraient que, par haine contre Lacédémone, bien des villes ne manqueraient pas d’entrer dans cette ligue. Après avoir ouvert cet avis, ils retournèrent chez eux.

XXVIII. Les Argiens qui avaient écouté ces propositions, les portèrent aux magistrats et au peuple : elles furent décrétées ; et il se fit une élection de douze citoyens avec qui pourraient contracter alliance tous ceux des Grecs qui le jugeraient à propos. On excepta les Athéniens et les Lacédémoniens, avec qui personne n’eut la permission de traiter sans la participation du peuple d’Argos. Les Argiens consentirent d’autant plus volontiers à cette résolution, qu’ils se voyaient près d’entrer en guerre avec Lacédémone ; car le traité qu’ils avaient avec cette puissance touchait à sa fin, et ils espéraient commander les forces du Péloponnèse. On avait, à cette époque, une fort mauvaise opinion de Lacédémone, et ses revers l’avaient rendue méprisable : au lieu qu’Argos, qui n’avait pris aucune part à la guerre de l’Attique, et qui, en paix avec les deux puissances, en avait recueilli les fruits, se trouvait dans la situation la plus florissante. Ce fut ainsi que les Argiens reçurent dans leur alliance ceux des Grecs qui voulurent y être compris.

XXIX. Les Mantinéens et leurs alliés, par la crainte que leur inspirait Lacédémone, entrèrent les premiers dans cette confédération ; car une portion de l’Arcadie, pendant que la guerre contre les Athéniens durait encore, s’était rangée sous l’obéissance de Mantinée, et ils pensaient que Lacédémone, rendue au repos, ne les verrait pas d’un œil tranquille exercer cet empire. Ce fut donc avec joie qu’ils se tournèrent du côté des Argiens. Ils les regardaient comme une puissance respectable, toujours ennemie de Lacédémone, et chez qui se trouvait en vigueur, comme chez eux, le gouvernement populaire. Quand la défection des Mantinéens fut déclarée, le reste du Péloponnèse murmura qu’il fallait suivre leur exemple ; on imaginait qu’ils avaient vu plus clair que les autres ; on était d’ailleurs irrité contre Lacédémone par plusieurs raisons ; entre autres, parce que le traité portait que, sans enfreindre leurs sermens, les deux villes de Lacédémone et d’Athènes pourraient y faire les additions et les retranchemens qu’il leur plairait. C’était surtout cette clause qui troublait le Péloponnèse ; elle faisait soupçonner que les Lacédémoniens, d’intelligence avec les Athéniens, avaient dessein de l’assujettir : sans cela, il aurait été juste qu’elle fût commune à tous les alliés. Ainsi, la plupart effrayés, s’empressèrent chacun séparément, d’entrer dans l’alliance d’Argos.

XXX. Les Lacédémoniens eurent connaissance des murmures du Péloponnèse, et ils n’ignoraient pas que les Corinthiens en étaient les auteurs, et qu’ils allaient traiter avec Argos. Ils leur envoyèrent des députés pour en prévenir les effets. Ils leur adressaient des plaintes sur ce que tous ces mouvemens étaient le fruit de leurs instigations, et sur ce qu’ils se disposaient à les abandonner, pour embrasser l’alliance des Argiens. Ils leur faisaient représenter que ce serait enfreindre leurs sermens, ajoutant que c’était déjà même se rendre coupables que de ne pas accepter la trêve conclue avec Athènes, puisque le traité portait que ce qui serait décrété par la pluralité des alliés les engagerait tous, à moins qu’il n’y eût quelque empêchement de la part des dieux ou des héros.

Tous ceux des alliés qui avaient aussi refusé de prendre part à la trêve se trouvaient alors à Corinthe ; ils y avaient été mandés auparavant : ce fut en leur présence que les Corinthiens répondirent aux députés de Lacédémone. Ils ne se plaignirent pas ouvertement de ce que les Athéniens ne leur avaient pas restitué Solium et Anactorium, ni des autres injustices contre lesquelles ils pouvaient se croire en droit de réclamer ; mais affectant de donner un grand motif à leur conduite, ils déclarèrent qu’ils ne trahiraient pas les Grecs de Thrace ; qu’ils s’étaient particulièrement engagés avec eux par serment, aussitôt que ces Grecs, avec les habitans de Potidée, s’étaient détachés de l’alliance d’Athènes, et que, dans la suite, ils avaient encore renouvelé cette promesse. Ils soutenaient que, par conséquent, en refusant de participer à la trêve des Athéniens, ils n’enfreignaient pas le serment des alliés, puisque ayant pris les dieux à témoin de leurs engagemens, ils se rendraient parjures s’ils pouvaient trahir ceux qui avaient reçu leur loi ; qu’on avait réservé les empêchemens qui proviendraient de la part des dieux ou des héros, et qu’il était clair qu’ils étaient liés par un empêchement divin. Voila ce qu’ils dirent au sujet de leurs anciens sermens. Quant à l’alliance avec les Argiens, ils répondirent qu’ils se consulteraient avec leurs amis, et qu’ils feraient ce qui serait juste. Les députés de Lacédémone se retirèrent : il se trouvait aussi à Corinthe des députés d’Argos qui prièrent les Corinthiens d’entrer dans leur alliance, et de ne pas différer : ceux-ci les engagèrent a se trouver au prochain congrès qui se tiendrait à Corinthe.

XXXI. Ces députés furent aussitôt suivis de ceux d’Élée, qui d’abord contractèrent une alliance avec les Corinthiens ; de là ils passèrent chez les Argiens, suivant leur mission, et s’engagèrent dans l’alliance d’Argos. Ils étaient brouillés avec les Lacédémoniens au sujet de Lépréum : car, pendant une guerre que les Lépréates avaient eue autrefois avec quelques Arcadiens, ils avaient invité les Éléens à leur alliance, à condition de leur abandonner la moitié du pays ; mais, à la fin de la guerre, les Éléens le laissèrent tout entier aux Lépréates, sous l’obligation d’offrir, chaque année, un talent à Jupiter Olympien. Ce tribut avait été acquitté jusqu’à la guerre d’Athènes, qui offrit le prétexte de s’en dispenser. Les Éléens voulurent contraindre les Lépréates à remplir leur engagement ; et ceux-ci s’en remirent à l’arbitrage de Lacédémone. Les Éléens, en voyant les Lacédémoniens devenus les juges de ce différend, crurent qu’ils n’obtiendraient pas justice, déclinèrent l’arbitrage, et ravagèrent le pays des Lépréates. Les Lacédémoniens n’en prononcèrent pas moins le jugement ; ils déclarèrent que les Lépréates étaient libres, et que les Éléens avaient tort. Ceux-ci ne s’en tinrent pas à cette décision ; ils firent passer à Lépréum une garnison d’hoplites ; et sur le principe que c’était une ville rebelle, et qui leur appartenait, que les Lacédémoniens prenaient sous leur protection, ils mirent en avant l’article par lequel il était dit que chacun aurait ce qui lui avait appartenu au moment où il était entré en guerre avec Athènes. Ils prétendirent n’avoir pas obtenu ce qui leur appartenait, se détachèrent de Lacédémone pour s’unir aux Argiens, et entrèrent en alliance avec eux, comme il avait été résolu d’avance.

Aussitôt après, les Corinthiens et les Chalcidiens de Thrace entrèrent aussi dans l’alliance d’Argos. Les Bœotiens et les Mégariens se disaient déterminés à suivre ces exemples ; mais ils se tinrent en repos, méprisés des Corinthiens, et croyant que, soumis, comme ils l’étaient, au gouvernement d’un petit nombre, le régime populaire d’Argos leur convenait moins que la constitution de Lacédémone.

XXXII. Vers le même temps de cet été[225], les Athéniens prirent Scione d’assaut : ils tuèrent les hommes en âge de porter les armes, réduisirent en esclavage les enfans et les femmes, et donnèrent le territoire à cultiver aux Platéens. Ils rétablirent les Déliens à Délos, se rappelant les malheurs qu’eux-mêmes avaient éprouvés à la guerre, et se croyant obligés, par une réponse du dieu, à remettre ces infortunés en possession de leur île.

Les Phocéens et les Locriens commencèrent la guerre. Les Corinthiens et les Argiens, dès lors alliés entre eux, se portèrent à Tégée, pour la soustraire à la domination de Lacédémone. Ils considéraient que c’était une portion considérable du Péloponnèse, et s’ils pouvaient se l’attacher, ils espéraient avoir le Péloponnèse tout entier. Mais les Tégéates ayant déclaré qu’ils n’entreprendraient rien contre Lacédémone, les Corinthiens, qui jusqu’alors avaient agi avec beaucoup de chaleur, montrèrent moins de penchant à brouiller. Ils appréhendaient que personne ne se joignît plus à leur faction. Ils allèrent cependant trouver les Bœotiens, et les prièrent d’entrer dans leur alliance et dans celle des Argiens, et d’agir, sur le reste, de concert avec eux. Les Bœotiens avaient une suspension d’armes de dix jours avec les Athéniens ; elle avait été conclue peu après la trêve de cinquante ans. Les Corinthiens les prièrent de les suivre à Athènes, de négocier pour eux un traité semblable, et si les Athéniens le refusaient, de renoncer eux-mêmes à celui qu’ils avaient obtenu, et de ne traiter à l’avenir que d’un commun accord. Les Bœotiens, à ces propositions, demandèrent du temps pour se déterminer sur l’alliance d’Argos. Cependant ils les accompagnèrent à Athènes ; mais ils ne purent leur obtenir la suspension d’armes de dix jours. Les Athéniens répondirent que si les Corinthiens étaient alliés de Lacédémone, ils jouissaient de la trêve. Ce refus ne put engager les Bœotiens à renoncer à la suspension d’armes, quoique les Corinthiens les pressassent de le faire, et leur reprochassent même de s’y être engagés. Il y eut d’ailleurs, sans traité, un armistice entre Corinthe et Athènes.

XXXIII. Le même été[226] les Lacédémoniens, sous la conduite de Plistoanax, fils de Pausanias, roi de Lacédémone, portèrent la guerre avec toutes leurs forces chez les Parrhasiens, en Arcadie. Ce peuple, sujet des Mantinéens, était alors dans un état de sédition, et c’était lui-même qui les appelait. Ils voulaient en même temps, s’il était possible, détruire les fortifications qu’avaient élevées les Mantinéens à Cypsélès, où ils entretenaient une garnison, quoique cette place fût située dans la campague de Parrhasia, près de la Sciritide, qui fait partie de la Laconie. Les Lacédémoniens ravagèrent le pays des Parrhasiens. Les Mantinéens remirent la garde de la ville aux Argiens, et se contentèrent d’y entretenir garnison pour leurs alliés. Ils se retirèrent, dans l’impuissance de sauver et les fortifications de Cypsélès et les villes du pays des Parrhasiens. Les Lacédémoniens mirent ceux-ci dans l’indépendance, détruisirent les murailles, et retournèrent chez eux.

XXXIV. Le même été, revinrent de Thrace à Lacédémone les guerriers qui étaient partis avec Brasidas. Ce fut Cléaridas qui les ramena après la trêve. Les Lacédémoniens décrétèrent que les hilotes qui avaient combattu avec Brasidas seraient libres, et pourraient choisir leur habitation. Mais, peu de temps après, dès lors en différends avec les Éléens, ils les placèrent à Lépréum, sur les confins de la Laconie et de l’Élide, avec les néodamodes[227]. Quant à leurs concitoyens qui avaient été pris à Sphactérie, et qui avaient rendu les armes, dans la crainte que, s’ils conservaient l’honneur, ils ne se crussent humiliés et ne tentassent quelque révolution, ils les notèrent d’infamie, quoique quelques-uns fussent déjà dans les dignités. Cette peine les privait du droit d’exercer aucune magistrature et de pouvoir acheter ni vendre, mais dans la suite on leur rendit l’honneur.

XXXV. Dans le même été[228], les Dictidiens prirent Thyssus, ville alliée d’Athènes, et située sur le mont Athos. Pendant toute cette saison, le commerce entre les Athéniens et les peuples du Péloponnèse ne fut point interrompu ; mais il n’en est pas moins vrai qu’aussitôt après la conclusion du traité, il régna des défiances entre les Athéniens et les Lacédémoniens. Ces soupçons étaient fondés sur ce que ni les uns ni les autres ne se rendaient réciproquement les places qu’ils auraient dû restituer. C’était aux Lacédémoniens qu’il était échu par le sort de faire les premiers ces restitutions, et ils n’avaient rendu ni Amphipolis ni d’autres conquêtes auxquelles ils devaient renoncer. Ils n’engageaient ni les alliés de Thrace, ni les Corinthiens, ni les Bœotiens à recevoir la trêve, quoiqu’ils continuassent de promettre que, sur le refus de ces peuples, ils les forceraient, conjointement avec les Athéniens, à l’accepter. Ils avaient fixé un terme auquel ceux qui n’y seraient pas entrés seraient regardés comme ennemis des deux nations ; mais ils n’avaient pas pris cet engagement par un acte formel. Les Athéniens, qui voyaient toutes ces promesses rester sans effet, soupçonnèrent que Lacédémone avait d’injustes desseins ; aussi, de leur côté, ne restituèrent-ils point Pylos qu’elle réclamait ; ils se repentaient même d’avoir rendu les prisonniers de Sphactérie, et ils gardaient le reste de leurs conquêtes, en attendant qu’elle remplît ses engagemens. Les Lacédémoniens prétendaient avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir ; ils avaient rendu les prisonniers d’Athènes qui étaient entre leurs mains ; ils avaient retiré leurs guerriers de la Thrace, et ils s’étaient acquittés de tout ce qui ne dépendait que d’eux-mêmes. Ils disaient qu’ils n’étaient pas maîtres d’Amphipolis pour la restituer ; qu’ils essaieraient de faire accéder à la trêve les Bœotiens et les Corinthiens, de procurer la restitution de Panactum, et de faire rendre tous les prisonniers d’Athènes qui étaient au pouvoir des Bœotiens ; mais ils demandaient que Pylos leur fût restitué, ou qu’on en retirât du moins les Messéniens et les hilotes, comme eux-mêmes avaient retiré de Thrace leurs soldats, et ils consentaient à ce que les Athéniens missent eux-mêmes garnison dans la place, s’ils le jugeaient à propos. A force de renouveler ces négociations dans le cours de l’été, ils persuadèrent enfin aux Athéniens de retirer de Pylos les Messéniens, les autres hilotes et tous les défenseurs de la Laconie, on les fit passer à Cranies, ville de Céphalénie. Ainsi le repos dura tout cet été, et les deux peuples communiquaient librement entre eux.

XXXVI. L’hiver suivant[229], ce ne furent plus les éphores sous lesquels avait été conclue la trêve qui se trouvèrent en charge ; quelques-uns même des nouveaux magistrats y étaient contraires. Il vint à Lacédémone des députations de la part des alliés, et il s’y trouva des députés d’Athènes, de Bœotie et de Corinthe ; mais après un grand nombre de conférences entre eux, ils ne purent convenir de rien. Quand ils se retirèrent, Cléobule et Xénarès, ceux des éphores qui voulaient surtout rompre la trêve, eurent des entretiens particuliers avec les députés de Bœotie et de Corinthe. Ils les exhortèrent fortement à entrer dans leurs vues, et à faire en sorte que les Bœotiens, embrassant eux-mêmes l’alliance d’Argos, pussent engager ensuite les Bœotiens et les Argiens dans celle de Lacédémone. Ils représentaient qu’ainsi les Bœotiens ne seraient pas obligés de prendre part à l’alliance d’Athènes ; que les Lacédémoniens, avant de recommencer les hostilités avec les Athéniens, et de rompre la trêve, désiraient avoir pour amis et pour alliés les Bœotiens ; qu’ils avaient toujours cru que l’amitié d’Argos serait utile à Lacédémone, et que c’était le moyen de faire plus aisément la guerre au dehors du Péloponnèse. Ils priaient les Bœotiens de leur rendre Panactum, afin de recevoir, s’il était possible, Pylos en échange, ce qui rendrait plus facile la guerre contre Athènes.

XXXVII. Les Bœotiens et les Corinthiens se retirèrent, chargés par Xénarès, Cléobule et tout ce qu’il y avait de Lacédémoniens liés au même parti, de ces instructions pour leurs communes. Deux Argiens, qui étaient dans les premières magistratures, les guettèrent sur le chemin à leur retour. Ils les rencontrèrent et eurent avec eux des entretiens dont l’objet était de faire entrer les Bœotiens dans leur alliance, à l’exemple des Corinthiens, des Éléens et de ceux de Mantinée. Ils témoignaient, qu’au moyen de cette fédération, et agissant de concert, ils ne doutaient pas de faire aisément à leur gré la guerre ou la paix, même avec les Lacédémoniens, et au besoin, s’ils le voulaient, avec toute autre puissance. Les députés de Bœotie écoutèrent avec plaisir cette proposition ; car le hasard voulait qu’on leur demandât précisément ce qui leur avait été recommandé par leurs amis de Lacédémone. Les deux hommes d’Argos, voyant que cette ouverture était bien reçue, dirent en se retirant qu’ils enverraient des députés en Bœotie. Les Bœotiens, à leur arrivée, firent part aux bœotarques de ce qu’ils avaient fait à Lacédémone, et de ce que leur avaient proposé les Argiens qu’ils avaient rencontrés. Les bœotarques, flattés de ces nouvelles, redoublèrent d’ardeur, en voyant que leurs amis de Lacédémone demandaient précisément les mêmes choses pour lesquelles dans Argos on marquait tant d’empressement. Peu de temps après, vinrent les députés de cette république les inviter à suivre le plan qui leur avait été proposé. Les bœotarques leur témoignèrent, en les congédiant, la satisfaction qu’ils recevaient de leurs discours, et promirent de leur faire passer une députation pour entrer dans l’alliance de leur république.

XXXVIII. Cependant les bœotarques, les Corinthiens, les Mégariens et les députés de Thrace jugèrent d’abord à propos de s’engager, par un serment réciproque, à donner, au besoin, des secours à ceux d’entre eux qui en réclameraient, et à ne faire ni guerre ni paix que d’un commun accord. C’était à ces conditions que les Bœotiens et les Mégariens (car ils faisaient cause commune) étaient prêts à traiter avec les Argiens. Mais avant de faire le serment, les bœotarques communiquèrent cette résolution aux quatre conseils chargés de toute l’administration de la Bœotie, et les exhortèrent à s’engager par le même serment envers toutes les villes que leur intérêt ferait entrer dans la fédération. Les conseils ne furent pas de cet avis ; ils craignaient de déplaire à Lacédémone en se liant par serment aux Corinthiens qui s’étaient détachés de son alliance. C’est que les bœotarques ne leur avaient pas communiqué qu’à Lacédémone, les éphores Cléobule et Xénarès, et leurs amis, leur avaient insinué d’entrer d’abord dans l’alliance d’Argos et de Corinthe, pour parvenir ensuite à celle de leur république. Ils avaient cru que le magistrat, sans qu’on lui fît cette confidence, ne décréterait que ce qu’eux-mêmes, d’après la résolution qu’ils auraient prise, lui conseilleraient d’adopter. Comme l’affaire prit un tour différent, les Corinthiens et les députés de Thrace se retirèrent sans avoir rien fait. Les bœotarques, qui, s’ils avaient réussi auprès des conseils, auraient essayé d’abord de faire conclure une alliance avec Argos, ne firent à ces conseils aucun rapport sur les Argiens, et ne tinrent pas la promesse qu’ils avaient faite d’envoyer des députés à Argos. Ainsi tout fut ou négligé ou différé.

XXXIX. Le même hiver, les Olynthiens prirent en courant Mécyberne, place gardée par les Athéniens. Il y avait toujours des négociations entre les Athéniens et les Lacédémoniens au sujet des villes qu’ils se retenaient réciproquement. Les Lacédémoniens espérant que si les Athéniens retiraient Panactum des mains des Bœotiens, eux-mêmes recevraient Pylos, allèrent en députation en Bœotie, et demandèrent, pour parvenir à cet échange, qu’on leur remît Panactum et les prisonniers d’Athènes. Mais les Bœotiens répondirent qu’ils ne les rendraient pas, que Lacédémone ne fît avec eux une alliance particulière, comme elle en avait fait une avec Athènes. Les Lacédémoniens n’ignoraient pas que ce serait offenser cette république, puisqu’il avait été convenu de part et d’autre de ne faire avec personne, que d’un commun accord, la guerre ou la paix ; mais, comme ils voulaient retirer Panactum pour l’échanger contre Pylos, et que d’ailleurs ceux qui s’appliquaient à troubler la trêve avaient à cœur de traiter avec les Bœotiens, ils conclurent l’alliance sur la fin de cet hiver, à l’approche du printemps. Aussitôt Panactum fut détruit, et alors se termina la onzième année de la guerre.

XL. Dès le printemps, tout au commencement de l’été suivant[230], les Argiens ne voyant pas arriver les députés de Bœotie, qu’on avait promis de leur envoyer, et sachant que Panactum était rasé, et que les Bœotiens avaient fait une alliance particulière avec Lacédémone, craignirent de se trouver isolés, et que tous les alliés ne se tournassent vers cette république. Ils croyaient que c’était à la sollicitation de Lacédémone que les Bœotiens avaient démantelé Panactum et fait alliance avec Athènes, et que les Athéniens étaient instruits de ces mesures. Ils pensaient ne pouvoir plus eux-mêmes s’allier avec eux, tandis qu’ils avaient d’abord espéré d’entrer dans l’alliance d’Athènes, si, par la suite des différends, le traité avec Lacédémone venait à se rompre. Ils se trouvaient à cet égard au dépourvu, et ils craignaient d’avoir en même temps la guerre contre les Lacédémoniens, les Tégéates, les Bœotiens et les Athéniens, pour n’avoir pas voulu traiter d’abord avec Lacédémone, et pour avoir eu l’orgueil de prétendre au commandement du Péloponnèse. Ils envoyèrent, le plus tôt qu’il leur fut possible, en députation à Lacédémone, Eustrophus et Æson, qui leur paraissaient y avoir plus de faveur. Ils espéraient, en faisant avec cette république le meilleur traité que permettaient les circonstances, conserver le repos, quelque tour que prissent les affaires.

XLI. Les députés eurent, à leur arrivée, des conférences avec les Lacédémoniens sur les conditions auxquelles ils pourraient traiter. Ils commencèrent par demander que les différends qu’ils ne cessaient d’avoir au sujet de Cynurie, contrée limitrophe, fussent remis à l’arbitrage d’une ville ou d’un particulier. Ce pays renferme les villes de Thyrée et d’Anthane[231], et il est en la possession des Lacédémoniens. Ceux-ci ne permirent pas de faire mention de cette affaire ; mais ils se montrèrent disposés, si les Argiens le voulaient, à traiter avec eux aux mêmes conditions qui les unissaient auparavant. Cela n’empêcha pas les députés de les presser ensuite de consentir à ce qu’il fût conclu, pour le présent, une alliance de cinquante ans, sans qu’il fût interdit à celle des deux nations qui voudrait provoquer l’autre, soit Argos, soit Lacédémone, pourvu que ce ne fût dans un temps ni de contagion ni de guerre, de se battre pour la possession de ce pays (c’était ce qu’ils avaient fait autrefois, quand les deux partis s’étaient crus victorieux) : mais on ne pourrait se poursuivre au-delà des frontières d’Argos ou de Lacédémone. Ces propositions semblèrent d’abord ridicules aux Lacédémoniens ; cependant, comme ils voulaient, à quelque prix que ce fût, avoir les Argiens pour amis, ils accordèrent ce qu’on leur demandait, et le traité fut dressé, mais avant de le ratifier, ils voulurent que les députés retournassent à Argos le communiquer au peuple, pour revenir aux fêtes d’Hyacinthe ; s’il en agréait les conditions, les confirmer par serment. Les députés se retirèrent.

XLII. On était occupé dans Argos de ces négociations, quand Andromène, Phædime et Antiménidas, députés de Lacédémone, qui devaient recevoir des Bœotiens Panactum et les prisonniers, pour les rendre aux Athéniens, trouvèrent la place démantelée par les Bœotiens eux-mêmes. Ceux-ci s’excusaient sur le prétexte qu’autrefois, à la suite de différends qu’ils avaient eus avec les Athéniens au sujet de cette même place, ils avaient juré réciproquement que ni les uns ni les autres ne l’occuperaient, mais qu’ils la posséderaient en commun. Ils remirent les prisonniers athéniens, qu’Andromène et ses collègues reconduisirent à Athènes où ils les rendirent. Ils y annoncèrent la destruction de Panactum, et croyaient que c’était le rendre en effet, puisqu’il n’y logerait plus d’ennemis de cette république. Mais les Athéniens ne purent les entendre sans indignation ; le démantèlement de cette place, qui leur devait être remise en bon état, était à leurs yeux un outrage de la part des Lacédémoniens, et ils apprennent, comme une autre injure, que Lacédémone eût contracté une alliance particulière avec les Bœotiens, après avoir pris l’engagement de forcer en commun à recevoir la trêve ceux qui refuseraient d’y entrer. Ils considéraient tous les autres points de la convention qu’elle n’avait pas observés, se regardaient comme trompés, et firent aux députés une réponse dure en les congédiant.

XLIII. Pendant qu’Athènes et Lacédémone étaient livrées à ces différends, ceux des Athéniens qui, de leur côté, voulaient rompre la trêve, se hâtèrent de travailler fortement à remplir ce dessein. Entre eux était Alcibiade, fils de Clinias, qui n’aurait encore été qu’un jeune homme dans une autre république, mais qui jouissait du respect qu’avaient mérité ses ancêtres. Il prétendait que le meilleur parti était de s’unir avec Argos. Une querelle d’orgueil le rendait contraire aux Lacédémoniens, piqué de ce que c’était à la considération de Nicias et de Lachès qu’ils avaient conclu la trêve, méprisant sa jeunesse, et ne lui rendant pas les honneurs dus à l’antique hospitalité qui l’unissait à leur république. Il est vrai que son aïeul y avait renoncé ; mais lui-même avait compté la renouveler par les services qu’il avait rendus aux prisonniers de Sphactérie. Il croyait donc qu’on lui avait manqué à tous égards, et il commença dès lors à parler contre les Lacédémoniens, les représentant comme des hommes peu sûrs, qui n’avaient traité avec Athènes que pour détruire la puissance des Argiens à la faveur de cette alliance, et tourner ensuite leurs armes contre cette république, quand elle serait réduite à elle-même. Dès que la dissension se fut mise entre les deux peuples, il dépêcha en particulier des émissaires aux Argiens, pour les presser de venir à Athènes, avec les Mantinéens et les Éléens, inviter cette république à leur alliance ; il leur faisait déclarer que l’occasion était favorable, et qu’il embrasserait fortement leurs intérêts.

XLIV. Les Argiens, sur cet avis, et sur la nouvelle qu’il s’était fait une alliance entre Lacédémone et la Bœotie sans la participation d’Athènes, et qu’il s’élevait de grands différends entre les deux états, ne s’occupèrent plus des députés qu’ils avaient envoyés à Lacédémone pour y négocier un accommodement. Ils aimaient mieux tourner leurs pensées vers Athènes. Ils jugeaient que, s’il leur survenait des guerres, cette république, qui était leur amie de toute antiquité, qui, comme eux, avait un gouvernement populaire, et dont la marine était puissante, combattrait avec eux. Ils y envoyèrent donc aussitôt des députés négocier un traité d’alliance. Les Éléens et les Mantinéens se joignirent à cette députation. Il ne tarda pas non plus à en arriver une de Lacédémone : elle était composée d’hommes qu’on croyait devoir être agréables aux Athéniens, Philocharidas, Léon et Endius. On les avait fait partir dans la crainte que les Athéniens irrités ne traitassent avec Argos ; on voulait aussi demander l’échange de Pylos contre Panactum, et se justifier sur l’alliance contractée avec la Bœotie, mesure que n’avait inspirée aucun mauvais dessein contre Athènes.

XLV. Quand les députés eurent touché ces points dans le sénat, et déclaré qu’ils avaient de pleins pouvoirs pour accorder tous les différends, Alcibiade eut peur qu’ils n’entraînassent la multitude s’ils s’exprimaient de même devant le peuple, et que l’alliance d’Argos ne fût rejetée. Voici ce qu’il machina contre eux. Il leur persuada de ne pas avouer devant le peuple qu’ils étaient chargés de pleins pouvoirs, assurant qu’il leur obtiendrait la restitution de Pylos. Il ajouta qu’il lui serait aussi facile de disposer le peuple en leur faveur, que de s’opposer, dès l’instant même, à leur demande, et qu’il mettrait fin à toutes les contestations. Il avait pour objet de les brouiller avec Nicias, de les perdre dans l’esprit du peuple, comme des gens qui ne savaient jamais être sincères ni s’en tenir à leur parole, et par ce moyen, de faire admettre les Argiens, les Éléens et les Mantinéens dans l’alliance d’Athènes : c’est ce qui arriva. Les députés se présentèrent à l’assemblée du peuple ; sur les questions qu’on leur fit, ils ne répondirent pas, comme dans le sénat, qu’ils avaient de pleins pouvoirs, et dès lors les Athéniens ne purent plus se contenir. Alcibiade déclama contre eux plus violemment que jamais ; les Athéniens l’écoutèrent, et ils allaient aussitôt faire entrer les Argiens et ceux qui les accompagnaient, et les déclarer alliés de la république ; mais, avant qu’il y eût rien d’arrêté, il survint un tremblement de terre, et l’assemblée fut remise.

XLVI. A l’assemblée suivante, quoique les Lacédémoniens, trompés les premiers, eussent trompé Nicias en désavouant leurs pouvoirs, il n’en déclara pas moins que le meilleur parti était d’avoir pour amie Lacédémone, de suspendre les négociations avec Argos et d’envoyer savoir les intentions des Lacédémoniens. Il assurait que suspendre la guerre était un honneur pour Athènes, une humiliation pour Lacédémone ; que les affaires des Athéniens étant dans un état florissant. la meilleure politique était pour eux de ménager leur prospérité ; au lieu que, pour les Lacédémoniens qui étaient dans le malheur, c’était un expédient que de se jeter au plus tôt dans les hasards. Il obtint qu’on enverrait des députés, et lui-même fut du nombre. Leur mission était d’exiger que les Lacédémoniens, s’ils avaient des intentions justes, rendissent Panactum en bon état, restituassent Amphipolis, et abjurassent l’alliance des Bœotiens, conformément à l’article qui portait que l’une des deux nations ne pourrait traiter sans l’autre, à moins que ceux-ci ne consentissent à recevoir la trêve. Les députés avaient ordre d’ajouter que si Lacédémone s’obstinait dans l’injustice, Athènes allait recevoir les Argiens dans son alliance, et que déjà même ils étaient arrivés pour cet objet. En expédiant Nicias et ses collègues, on leur donna des instructions sur tous les autres griefs. A leur arrivée, ils annoncèrent les différens objets de leur mission, et finirent par déclarer que si Lacédémone ne renonçait pas à l’alliance des Bœotiens, en cas qu’ils ne voulussent pas accepter la trêve, Athènes, de son côté, admettrait dans son alliance les Argiens et leurs amis. Les Lacédémoniens répondirent qu’ils ne renonceraient pas à l’alliance de la Bœotie ; c’est que l’éphore Xénarès et sa faction surent prendre l’ascendant, et ce furent eux qui dictèrent cette réponse. Cependant, à la réquisition de Nicias, le serment de la trêve fut renouvelé. Il craignait de se retirer sans avoir pu rien obtenir, et de devenir l’objet de mauvais propos, comme il le fut en effet, parce qu’on le regardait comme l’auteur de la trêve avec Lacédémone. À son retour, quand les Athéniens apprirent qu’il n’avait rien obtenu, ils se livrèrent à l’emportement. Les Argiens et leurs alliés se trouvaient là ; Alcibiade les introduisit dans l’assemblée, et ils conclurent un traité de paix et d’alliance offensive et défensive aux conditions suivantes :

XLVII. « Les Athéniens, les Argiens, les Mantinéens et les Éléens, pour eux-mêmes et pour les alliés qu’ils ont respectivement sous leur domination, ont conclu entre eux une paix de cent ans, sans dol ni dommage, par terre et par mer.

« Il sera interdit aux Argiens, aux Éléens, aux Mantinéens et à leurs alliés, de porter les armes dans des vues nuisibles contre les Athéniens et contre les alliés que les Athéniens ont sous leur domination ; et aux Athéniens et leurs alliés contre les Argiens, les Éléens, les Mantinéens et leurs alliés, ni d’employer contre eux aucune ruse ni aucune intrigue.

« À ces conditions, les Athéniens, les Argiens, les Éléens et les Mantinéens seront alliés pendant cent ans ; et si des ennemis entrent sur les terres des Athéniens, les Argiens, les Éléens et les Mantinéens porteront des secours à Athènes, sur l’avis que leur en donneront les Athéniens, de la manière la plus vigoureuse qu’il sera possible, et suivant leur pouvoir.

« Si les ennemis se retirent après avoir ravagé la contrée, leur pays sera ennemi des Argiens, des Mantinéens, des Éléens et des Athéniens, et sera livré aux hostilités de toutes ces républiques : et aucune de ces républiques ne pourra faire la paix avec ce pays sans l’aveu de toutes.

« Les Athéniens donneront des secours à Argos, à Mantinée, à Élis, si des ennemis entrent sur les terres des Éléens, des Mantinéens, des Argiens, sur l’avis qui leur sera donné par ces villes, de la manière la plus vigoureuse qu’il leur sera possible, suivant leur pouvoir.

« Et si ces ennemis, après avoir ravagé le territoire, se retirent, leur pays sera considéré comme ennemi des Athéniens, des Argiens, des Mantinéens, des Éléens, et sera livré aux hostilités de toutes ces républiques, et il ne sera permis de lui accorder la paix que du consentement de toutes.

« Elles ne souffriront pas que des gens armés, dans des intentions hostiles, traversent leur pays, ni celui des alliés soumis à leur domination, ni la mer, à moins que cette permission n’ait été décrétée par les villes d’Athènes, d’Argos, de Mantinée et d’Élis.

« La ville qui demandera des secours sera tenue de fournir aux troupes qui lui en viendront apporter, des vivres pour trente jours, à compter du jour de leur arrivée dans la ville qui les aura mandés, et en proportion au retour.

« Si la ville qui aura mandé ces troupes veut en faire usage plus long-temps, elle leur donnera, à titre de subsistance, trois oboles d’Égine par jour pour chaque hoplite, homme de troupes légères et archer, et une drachme d’Égine à chaque cavalier.

« Ce sera la ville qui aura demandé des secours qui jouira du commandement tant que la guerre se fera sur son territoire ; mais si les villes jugent à propos de porter quelque part la guerre en commun, elles auront toutes une part égale au commandement.

« Les Athéniens jureront ce traité pour eux-mêmes et pour leurs alliés : les Argiens, les Mantinéens, les Éléens et leurs alliés jureront par ville. Chacune prêtera le serment regardé comme le plus grand de tous dans le pays, en immolant des victimes parfaites.

« Voici quel sera le serment : je m’en tiendrai à l’alliance suivant les conventions arrêtées, conformément à la justice, sans dol ni dommage. Je ne l’enfreindrai par aucune ruse ni intrigue.

« A Athènes le serment sera prêté par le sénat et les autorités populaires, et sera reçu par les prytanes ; à Argos par le sénat, les quatre-vingts, et les artynes, ce seront les huit cents qui le feront prêter : à Mantinée par les démiurges, le sénat et les autres pouvoirs ; il sera reçu par les théores et les polémarques. A Élis, il sera prêté par les démiurges, les trésoriers et les six-cents : ce seront les démiurges et les thesmophylaces qui le recevront.

« Il sera renouvelé par les Athéniens qui se transporteront à Élis, à Mantinée et à Argos trente jours avant les jeux olympiques ; par les Argiens, les Éléens et les Mantinéens qui se rendront à Athènes dix jours avant les grandes panathénées[232].

« Les articles de ce traité de paix et d’alliance seront inscrits sur une colonne de marbre, à Athènes dans la citadelle ; à Argos dans le marché, au temple d’Apollon ; à Mantinée dans le marché, au temple de Jupiter.

« Il sera posé aussi, à frais communs, une colonne d’airain à Olympie, pendant les jeux olympiques qui se célèbrent maintenant.

« Si ces villes imaginent quelque chose de mieux, elles l’ajouteront à ces articles ; et ce qui sera jugé convenable par toutes ces villes délibérant en commun, aura force de loi. »

XLVIII. Ainsi fut conclu le traité de paix et d’alliance. Les Lacédémoniens et les Athéniens ne renoncèrent pas pour cela à celui qu’ils avaient entre eux ; mais les Corinthiens, alliés des Argiens, n’y entrèrent pas, et ne jurèrent pas non plus celui qui avait été conclu précédemment entre les Platéens, les Argiens et les Mantinéens. Ils regardaient comme suffisante la première alliance défensive, suivant laquelle ils devaient se donner réciproquement des secours, sans attaquer conjointement personne. Ce fut ainsi que les Corinthiens se détachèrent de leurs alliés, et tournèrent de nouveau leurs pensées vers Lacédémone.

XLIX. Cet été se célébrèrent les jeux olympiques, où Androsthène d’Arcadie remporta, pour la première fois, le prix du pancrace[233]. Les Lacédémoniens, pour n’avoir pas payé l’amende à laquelle ils avaient été condamnés, suivant la loi d’Olympie, furent écartés par les Éléens de l’entrée du temple, et privés du droit d’offrir des sacrifices et de participer aux jeux. Ils étaient accusés d’avoir porté les armes contre la citadelle de Phyrcus, et envoyé leurs hoplites à Léprée pendant la durée de la trêve olympique. L’amende était de deux mille mines[234], à deux mines par hoplite, suivant la loi. Les Lacédémoniens envoyèrent des députés représenter qu’ils n’avaient pas été condamnés justement, puisque la trêve n’avait pas encore été déclarée à Lacédémone quand ils avaient fait partir leurs troupes. Les Éléens répondirent que dès lors existait chez eux la suspension d’armes, parce qu’ils étaient dans l’usage de la proclamer d’abord sur leur territoire, et que, tandis qu’ils étaient tranquilles, sans craindre d’hostilités, comme dans un temps de trêve, ils avaient été inopinément attaqués. Les Lacédémoniens répliquaient que les Éléens n’auraient pas dû faire déclarer la trêve à Lacédémone, s’ils s’étaient crus insultés ; qu’en la faisant déclarer, ils avaient montré suffisamment qu’ils étaient loin de cette pensée, et que dès lors Lacédémone n’avait plus porté nulle part les armes contre les Éléens. Ceux-ci persistaient dans le même langage, soutenant qu’on ne leur persuaderait pas qu’ils n’avaient point été offensés ; mais que si Lacédémone voulait leur rendre Léprée, ils lui remettraient, sur l’amende, la somme qui leur revenait, et paieraient pour elle celle qui appartenait au dieu.

L. Comme on ne les écoutait pas, ils se bornèrent à faire une demande aux Lacédémoniens s’ils ne consentaient pas à rendre Léprée : c’était de monter à l’autel de Jupiter Olympien, puis qu’ils ambitionnaient la jouissance de ce temple, et de jurer en présence des Grecs qu’ils paieraient un jour l’amende. Ceux-ci ne voulurent pas même consentir à cette proposition, et il leur fut interdit d’entrer dans le lieu sacré, et de prendre part aux sacrifices et aux jeux : ils remplirent chez eux les actes de religion. Le reste de la Grèce se rendit à la solennité, excepté les Lépréates. Cependant les Éléens ne laissaient pas de craindre que les Lacédémoniens ne missent la force en usage pour être admis aux sacrifices ; ils établirent une garde de jeunes gens armés. Il vint se joindre à eux mille Argiens, autant de Mantinéens, et des cavaliers d’Athènes qui attendaient à Argos la célébration de la fête ; car on éprouvait dans cette assemblée solennelle une grande crainte de voir les Lacédémoniens arriver en armes, surtout depuis que Lichas de Lacédémone, fils d’Arcésilas, avait été battu dans la lice par les huissiers[235]. La paire de chevaux qu’il avait envoyée était victorieuse ; comme il ne lui était pas permis de concourir, le héraut proclama que c’était des chevaux appartenant à la commune des Bœotiens qui avaient remporté le prix ; mais lui-même alors, s’avançant dans la lice, ceignit le cocher d’une bandelette, pour faire connaître que le char lui appartenait. Cet incident augmenta la crainte de tous les spectateurs, et l’on s’attendait à quelque chose de fâcheux. Cependant les Lacédémoniens se tinrent en repos, et les fêtes se passèrent sans accident. Après la célébration des jeux[236], les Argiens et leurs alliés passèrent à Corinthe, pour prier cette république de s’unir à leur faction ; des députés de Lacédémone s’y trouvèrent : il y eut bien des pourparlers, mais on finit par ne rien faire. Un tremblement de terre survint, chacun se sépara, et l’été finit.

LI. L’hiver suivant[237], les Éniens, les Dolopes, les Méliens, et une partie des Thessaliens eurent un combat avec les Héracléotes de Trachine. Les peuples voisins de cette ville en étaient ennemis ; car ce ne pouvait être que contre leur territoire qu’on l’avait élevée. Ils se hâtèrent de l’attaquer dès qu’elle fut bâtie, faisant tous leurs efforts pour la détruire. Ils remportèrent la victoire ; Xénarès, fils de Cnidis, de Lacédémone, qui commandait les Héracléotes, fut tué ; d’autres Héracléotes eurent le même sort : l’hiver finit, et avec lui, la douzième aunée de cette guerre.

LII. Dès le commencement de l’été suivant[238], comme, depuis cette bataille, Héraclée tombait dans la misère et se ruinait, les Bœotiens la reçurent sous leur protection et chassèrent Hégésippidas de Lacédémone, qui en avait l’administration et dont on était mécontent. Ils se rendaient maîtres de ce lieu, de peur que les Athéniens ne missent à profit, pour s’en emparer, le temps où les Lacédémoniens étaient enveloppés dans les troubles du Péloponnèse. Cela ne laissa pas que d’indisposer contre eux Lacédémone.

Dans le même été[239], Alcibiade, fils de Clinias, alors général des Athéniens, passa, d’intelligence avec les Argiens et leurs alliés, dans le Péloponnèse, accompagné d’un petit nombre d’hoplites et d’archers d’Athènes. Il reçut à sa suite quelques alliés du pays. En le traversant avec son armée, il y régla ce qui intéressait l’alliance, persuada aux habitans de Pâtres de conduire leurs fortifications jusqu’à la mer, et lui-même conçut le projet d’en élever d’autres à Rhium d’Achaïe. Mais les Corinthiens, les Sicyoniens et les habitans des autres villes qu’elles auraient incommodées, accoururent et s’opposèrent à leur construction.

LIII. Le même été[240] s’éleva une guerre entre les Épidauriens et les Argiens, sous le prétexte d’une victime que les premiers devaient à Apollon Pythien, et qu’ils n’avaient pas envoyée. C’était surtout aux Argiens qu’appartenait l’intendance du temple : mais quand ils n’auraient pas eu de prétexte, ils jugeaient, comme Alcibiade, qu’il était important de s’emparer, s’il était possible, d’Épidaure : c’était un moyen de forcer Corinthe à demeurer en repos, et les Athéniens auraient moins de chemin à faire pour leur amener du secours d’Égine, qu’en faisant par mer le tour de Scylléum. Ils se disposèrent donc à l’attaque de cette place, pour obliger les habitans à fournir la victime.

LIV. Vers la même époque, les Lacédémoniens, avec toutes leurs forces, portèrent la guerre contre Lycéum, dans les campagnes de Leuctres, sur leurs frontières. C’était le roi Agis, fils d’Archidamus, qui les commandait. Tout le monde ignorait où il allait porter la guerre, même les villes qui fournissaient des troupes ; mais comme les sacrifices qu’ils offrirent pour cette expédition ne donnèrent pas d’heureux présages, eux-mêmes se retirèrent chez eux, et firent annoncer à leurs alliés de se tenir prêts à entrer en campagne le mois suivant : on était dans le mois carnien[241], qui est pour les Doriens un temps de fête. Ils étaient de retour, quand les Argiens, quatre jours avant la fin de ce mois, partirent, quoique ce fût un jour de fête pour eux ; ils employèrent à leur incursion dans l’Épidaurie tout ce temps consacré à la religion, et ravagèrent la campagne. Les Épidauriens implorèrent le secours de leurs alliés ; mais les uns s’excusèrent sur le mois où l’on était, et les autres s’avancèrent jusqu’à la frontière et se tinrent en repos.

LV. Pendant que les Argiens étaient à Épidaure, les députés des villes se rassemblèrent à Mantinée, sur l’invitation des Athéniens. On était en conférences, quand Euphamidas de Corinthe observa que les faits s’accordaient mal avec les discours ; que pendant qu’ils étaient ensemble, tranquillement assis, à traiter de la paix, les Epidauriens, leurs alliés, et les Argiens étaient rangés en armes les uns contre les autres ; qu’il fallait d’abord que ceux qui tenaient à l’un ou à l’autre parti allassent séparer ces armées, et qu’on se remettrait ensuite à parler d’un accord. On le crut, on partit, et l’on ramena de l’Épidaurie les Argiens. Le congrès fut repris, mais on ne put s’accorder, et les Argiens se jetèrent encore une fois sur le territoire d’Épidaure qu’ils ravagèrent.

Les Lacédémoniens voulurent aussi faire une excursion à Caryès[242] ; mais comme ils ne purent encore obtenir de présages favorables, ils revinrent sur leurs pas. Les Argiens retournèrent chez eux, après avoir dévasté le tiers de l’Épidaurie. Mille hoplites d’Athènes, sous le commandement d’Alcibiade, avaient marché au secours de Caryès. Ils apprirent que les Lacédémoniens avaient renoncé à leur expédition[243], et comme on n’avait plus besoin d’eux, ils se retirèrent. Ce fut ainsi que se termina l’été.

LVI. L’hiver suivant[244], les Lacédémoniens, à l’insu d’Athènes, envoyèrent par mer à Épidaure une garnison de trois cents hommes, sous le commandement d’Agésippidas. Les Argiens vinrent se plaindre à Athènes de ce qu’on avait laissé passer par mer les Lacédémoniens, quoiqu’il fût stipulé dans le traité qu’aucune des puissances contractantes ne laisserait passer d’ennemis par son territoire ; ils ajoutèrent que si l’on ne renvoyait pas à Pylos les Messéniens et les hilotes contre les Lacédémoniens, Argos aurait droit de se croire offensée. Les Athéniens, à l’instigation d’Alcibiade, écrivirent au bas de la colonne où était inscrit le traité de Lacédémone, que les Lacédémoniens n’avaient pas respecté leurs sermens ; ils transportèrent de Cranies à Pylos les hilotes pour exercer le brigandage, et d’ailleurs ils se tinrent eu repos.

Quoique la guerre continuât cet hiver entre les Argiens et les Épidauriens, il n’y eut point de bataille rangée, mais seulement des embûches dressées et des incursions, dans lesquelles périrent quelques hommes de part et d’autre, suivant que le voulut le sort des armes. À la fin de la saison, vers le printemps, les Argiens s’approchèrent d’Épidaure avec des échelles : ils croyaient la place vide à cause de la guerre, et comptaient la prendre d’emblée ; mais ils se retirèrent sans succès. L’hiver finit, et la treizième année de la guerre.

LVII. Au milieu de l’été suivant[245], les Lacédémoniens voyant que leurs alliés d’Épidaure étaient dans un état de souffrance, qu’eux-mêmes éprouvaient la défection d’une partie du Péloponnèse, et que, dans l’autre, leurs affaires allaient fort mal, crurent que les choses ne feraient qu’empirer, s’ils ne se hâtaient pas d’en prévenir les suites. Ils portèrent donc la guerre contre Argos avec toutes leurs forces, auxquelles ils joignirent les hilotes. Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone, les commandait. Les Tégéates prirent les armes avec eux, ainsi que tous les alliés qu’avaient Lacédémone dans l’Arcadie. Ceux du reste du Péloponnèse et du dehors se rassemblèrent à Phlionte. Les Bœotiens avaient cinq mille hoplites, autant de troupes légères, cinq cents cavaliers, et le même nombre d’hamippes[246] ; Corinthe fournit deux mille hoplites ; le contingent des autres fut en proportion de leurs forces. Tous les Phliasiens prirent les armes, parce que l’armée était dans leur pays.

LVIII. Les Argiens ayant reçu la première nouvelle de ces préparatifs, lorsque les Lacédémoniens s’étaient avancés à Phlionte pour se joindre à leurs alliés, se mirent eux-mêmes en campagne. Les Mantinéens vinrent à leurs secours, ayant avec eux leurs alliés ; ils furent joints aussi par trois mille hoplites de l’Élide. Ils marchèrent à la rencontre des Lacédémoniens jusqu’à Méthydrium, dans l’Arcadie. Chacune des deux armées s’empara d’une hauteur. Les Argiens se disposèrent à attaquer les Lacédémoniens pendant qu’ils étaient encore seuls ; mais Agis leva son camp pendant la nuit, et, à l’insu des ennemis, il prit la route de Phlionte pour opérer sa jonction avec les alliés. Ce ne fut qu’au lever de l’aurore que l’armée d’Argos s’aperçut de son départ. Elle marcha d’abord du côté d’Argos, et prit ensuite la route de Némée, par où elle pensait que les Lacédémoniens devaient descendre avec leurs alliés. Mais Agis, au lieu de suivre ce chemin, fit part de son projet aux Lacédémoniens, aux Arcades et aux Épidauriens, enfila une autre route qui était difficile, et descendit dans la plaine d’Argos. Les Corinthiens, les Pellènes et les Phliasiens prirent d’un autre côté un chemin escarpé. Comme il pouvait arriver que les Argiens, qui étaient campés sur la route de Némée, vinssent les attaquer dans la plaine, l’ordre fut donné aux Bœotiens, aux Mégariens et aux Sicyoniens de descendre par cette route pour les prendre par derrière avec la cavalerie. Agis, ayant ainsi distribué ses forces, se jeta dans le pays plat, et ravagea les campagnes, entre autres celle de Saminthe.

LIX. Des que les Argiens apprirent la dévastation de leurs champs, ils partirent, avec le jour, de Némée, pour y porter du secours, et rencontrèrent, sans s’y attendre, l’armée de Phlionte et de Corinthe. Ils tuèrent quelques Phliasiens, et les Corinthiens ne leur tuèrent pas à eux-mêmes beaucoup plus de monde. Les Bœotiens, les Mégariens et les Sicyoniens arrivèrent par Némée, suivant l’ordre qu’ils avaient reçu ; mais ils n’y trouvèrent plus les Argiens ; ils étaient descendus en voyant ravager leurs champs, et s’étaient mis en ordre de bataille. Les Lacédémoniens, de leur côté, se préparèrent au combat. Ceux d’Argos se trouvaient pris au milieu des ennemis. Du côté de la plaine, les Lacédémoniens et ce qu’ils avaient avec eux d’alliés, leur ôtaient toute communication avec la ville : sur les hauteurs était l’armée de Phlionte et de Corinthe, et vers Némée, les Bœotiens, les Sicyoniens et les Mégariens. Ils n’avaient pas de cavalerie ; car, seuls de leurs alliés, les Athéniens n’étaient pas encore arrivés. En général, les Argiens et leurs alliés ne voyaient pas le mal tel qu’il était ; ils se croyaient même en fort bonne position pour livrer le combat, et se félicitaient d’avoir pris l’armée de Lacédémone sur leur territoire et dans le voisinage de leur ville. Mais lorsque les deux armées étaient sur le point de commencer l’action, deux hommes d’Argos, Thrasylle, l’un des cinq généraux, et Alciphron, hôte de Lacédémone, vinrent détourner Agis de donner bataille. À les entendre, les Argiens étaient prêts à terminer leurs différends avec Lacédémone par les voies de la justice, à faire la paix pour l’avenir, et l’assurer par un traité.

LX. Ils parlaient ainsi d’eux-mêmes, et sans l’aveu du peuple. Agis, de son côté, reçut lui seul leurs propositions, sans se consulter avec un certain nombre de citoyens : content de les communiquer à un seul homme en place qui se trouvait dans son armée, il conclut une trêve de quatre mois, dans lesquels les conventions devaient être exécutées. Aussitôt après, il remmena ses troupes sans rien dire à aucun des alliés. Les Lacédémoniens et les alliés le suivirent aveuglément, par obéissance à la loi ; mais ils se plaignaient amèrement entre eux de sa conduite ; ils étaient persuadés qu’ils venaient d’avoir une belle occasion de combattre, et qu’ils se retiraient sans rien faire qui répondît à ce que leurs forces avaient d’imposant, au moment où, de toutes parts, l’ennemi se trouvait renfermé par leur cavalerie et leur infanterie. Il est certain que c’était la plus belle armée qu’avait eue la Grèce jusqu’à cette époque. C’est ce qu’on put reconnaître surtout quand elle était encore rassemblée tout entière à Némée : on y voyait les Lacédémoniens dans toute leur puissance, et des Arcades, des Bœotiens, des Corinthiens, des Sicyoniens, des Pellènes, des Phliasiens, des Mégariens. C’étaient des hommes d’élite de chaque nation, et qui semblaient dignes de se mesurer non-seulement avec la confédération d’Argos, mais avec toute armée qui aurait pu s’y joindre. Ce ne fut donc pas sans un vif ressentiment contre Agis, que ces troupes firent la retraite, et que chacun regagna sa patrie.

Mais les Argiens étaient encore bien plus ulcérés contre ceux qui avaient traité sans l’aveu de la multitude, assurés de leur côté que c’était dans la plus belle occasion qu’ils eussent jamais pu trouver, que l’armée de Lacédémone venait de leur échapper ; car le combat se serait livré près de leur ville et aurait été soutenu par une foule de vaillans alliés. Ils allaient, à leur retour, lapider Thrasylle dans le Charadre, où, avant de rentrer, ils jugent les délits militaires ; mais il se réfugia au pied d’un autel et sauva sa vie : ses biens furent confisqués au profit du public.

LXI. Après cet événement[247], mille hoplites d’Athènes et trois cents hommes de cavalerie vinrent à leurs secours, commandés par Lachès et Nicostrate. Les Argiens, qui, malgré leur mécontentement, hésitaient à rompre la trêve avec Lacédémone, les prièrent de s’en retourner. Quelque envie même que témoignassent les Athéniens d’entrer en négociation, ou ne les introduisit en présence du peuple qu’après y avoir été forcés par les prières des Mantinéens et des Éléens qui ne s’étaient pas encore retirés. Les Athéniens parlèrent par l’organe d’Alcibiade, leur député, au milieu des Argiens et des alliés d’Argos. Ils dirent qu’on n’avait pu traiter légalement sans le concours des puissances confédérées, qu’ils arrivaient à propos et qu’il fallait faire la guerre. Ils persuadèrent les confédérés par leurs discours, et tous se portèrent à Orchomène d’Arcadie, excepté les Argiens. Ceux-ci restèrent d’abord, sans être cependant moins persuadés que les autres ; mais ensuite eux-mêmes entrèrent en campagne. Tous assirent leur camp devant Orchomène, en firent le siège d’un commun effort, et donnèrent des assauts à la place. Ils ne manquaient pas de raisons de vouloir s’en rendre maîtres, et l’une était que les Lacédémoniens y avaient mis en dépôt des otages d’Arcadie. La faiblesse des fortifications, le grand nombre des ennemis effrayaient les assiégés ; personne ne venait à leur secours, et ils craignaient de périr faute d’assistance ; ils capitulèrent donc, à condition d’entrer dans la confédération, de donner des otages et de remettre aux Mantinéens ceux que Lacédémone leur avait confiés.

LXII. Les confédérés, maîtres d’Orchomène, délibérèrent sur la place qu’il fallait attaquer la première. Les Éléens voulaient que ce fût Léprée, et les Mantinéens Tégée. Les Argiens et les Athéniens se joignirent à ceux de Mantinée, et les Éléens se retirèrent offensés de ce que ce n’était pas pour le siège de Léprée qu’on se décidât. Le reste des alliés fit A Mantinée ses dispositions pour se porter à Tégée, et quelques uns même de ceux des Tégéates qui étaient dans la place travaillaient à la leur soumettre.

LXIII. Les Lacédémoniens, après leur retour d’Argos et la conclusion de la trêve de quatre mois, accusèrent fortement Agis de ne leur avoir pas soumis cette ville, quand l’occasion s’était présentée plus belle qu’eux-mêmes n’eussent jamais osé l’attendre. Car il n’était pas facile de rassembler des alliés en si grand nombre ni d’un si grand courage. Mais quand on leur annonça la prise d’Orchomène, ils furent encore bien plus indignés. Dans le premier accès de leur colère, ce qui n’est point dans leurs mœurs, ils délibérèrent de raser la maison d’Agis, et de le condamner à une amende de cent mille drachmes[248] : mais il les supplia de ne pas exercer contre lui de telles rigueurs, promettant d’effacer par ses exploits, dans la première campagne, la faute dont il était accusé, et les laissant maîtres, s’il y manquait, de faire ce qu’ils jugeraient à propos. Ils se désistèrent de le mettre à l’amende et de raser sa maison ; mais ils portèrent, dans cette circonstance, une loi qui n’avait jamais existé chez eux : c’était que dix Spartiates seraient élus pour lui servir de conseil, et qu’il ne pourrait, sans leur aveu, faire sortir l’armée de la ville.

LXIV. Cependant des citoyens de Tégée, attachés au parti des Lacédémoniens, vinrent leur annoncer que s’ils ne se présentaient pas au plus tôt, cette ville allait renoncer à leur alliance pour celle des Argiens, et que c’était, en quelque sorte, une chose déjà faite. Aussitôt, Lacédémoniens et hilotes volent en masse au secours, avec une précipitation pour eux sans exemple. Ils se mirent en route pour Orestium dans la Mænalie, et firent dire aux Arcadiens qui étaient dans leur alliance de se rassembler et de marcher sur leurs pas à Tégée. Eux-mêmes, parvenus tous à Orestium, en renvoyèrent, pour garder la ville, le sixième de leur monde, où était compris ce qui était trop vieux ou trop jeune. Ils arrivèrent à Tégée avec le reste des troupes. Peu après vinrent les alliés d’Arcadie. Ils envoyèrent aussi à Corinthe, et chez les Bœotiens, les Phocéens et les Locriens, un ordre de se trouver au plus tôt à Mantinée, pour leur prêter des secours. Cet ordre était bien subit, car il n’était pas aisé, sans se réunir et s’attendre les uns les autres, de traverser le pays ennemi. Cependant on fit diligence. Quant aux Lacédémonicns, ils prirent avec eux ce qui se trouvait de troupes d’Arcadie, se jetèrent dans la campagne de Mantinée, campèrent près du temple d’Hercule et ravagèrent le pays.

LXV. Les Argiens et leurs alliés ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu’ils s’emparèrent d’un poste fortifié par la nature et d’un accès difficile, et se mirent en ordre de bataille. Aussitôt les Lacédémoniens s’avancèrent contre eux ; ils en étaient venus à la portée d’une pierre ou d’un javelot, quand un vieillard, apercevant la force du poste vers lequel on marchait, cria à Agis qu’il voulait guérir un mal par un autre ; faisant entendre que, par une ardeur inconsidérée, ce prince voulait cicatriser sa retraite d’Argos, dont on lui avait fait un crime. Soit qu’Agis fût frappé de ce reproche, soit que quelque autre raison le fit changer subitement d’avis, il retira tout à coup ses troupes avant qu’elles en fussent venues aux mains. Il entra dans la campagne de Tégée, et détourna du côté de Mantinée des eaux qui sont une occasion de guerre entre les Mantinéens et les Tégéates, parce que, de quelque côté qu’elles se portent, elles y font beaucoup de mal. Il voulait que les Argiens et les alliés, dès qu’ils s’apercevraient de son dessein, descendissent de la colline pour l’empêcher de détourner l’eau, et que la bataille se donnât dans la plaine. Il passa cette journée à faire changer l’eau de cours. Les Argiens et les alliés, d’abord étonnés de la retraite subite des Lacédémoniens, ne savaient que conjecturer. Quand ceux-ci se furent ensuite dérobés à leurs yeux, et qu’eux-mêmes se virent laissés dans l’inaction, sans recevoir l’ordre de les suivre, ils accusèrent encore une fois leurs généraux, qui d’abord avaient laissé échapper les Lacédémoniens lorsqu’on les tenait auprès d’Argos, et qui, maintenant qu’on voyait fuir ces ennemis, n’ordonnaient à personne de se mettre à leur poursuite, leur permettaient de se sauver tranquillement et trahissaient leurs soldats. Les généraux furent d’abord troublés ; ils firent ensuite descendre l’armée de la colline, s’avancèrent dans la plaine, et y campèrent pour marcher contre les ennemis.

LXVI. Le lendemain, les Argiens et les alliés se mirent dans l’ordre où ils devaient combattre si l’occasion s’en présentait. Les Lacédémoniens quittaient le bord des eaux pour retourner à leur camp, près du temple d’Hercule, quand ils virent de près les ennemis, déjà tous en bon ordre, et qui les avaient devancés après avoir abandonné la colline. Ils ne se ressouvenaient pas d’avoir jamais été frappés d’une telle frayeur. En effet, ils n’avaient que bien peu de temps pour se préparer au combat, et ce fut avec la plus grande précipitation qu’ils prirent leurs rangs. Agis donnait tous les ordres conformément à la loi ; car lorsque le roi conduit l’armée, tout est soumis à son commandement. Il donne lui-même ses ordres aux polémaques ; ceux-ci aux commandans des cohortes ; ces commandans aux chefs des pentécostys, qui les donnent aux énomotarques, et ces derniers à l’énomotie[249]. Tous les ordres que les rois peuvent avoir à donner suivent cette marche et sont bientôt répandus ; car dans une armée lacédémonienne, si l’on en excepte un petit nombre, on ne voit presque que des commandans d’autres commandans, et l’exécution de tout ce qui se doit faire est confiée à un grand nombre d’hommes.

LXVII. Les Scirites se trouvèrent dans cette journée à l’aile gauche[250] : seuls des Lacédémoniens, ils avaient le privilège de n’être jamais séparés ni mêlés avec d’autres troupes. Près d’eux étaient les soldats qui avaient fait la guerre en Thrace avec Brasidas, et avec ceux-ci, les Néodamodes. Ensuite venaient les Lacédémoniens, distribués en cohortes, et auprès d’eux les Hérœens, qui font partie des Arcades, puis les Mænaliens.

Dans l’armée opposée, les Mantinéens occupaient la droite, parce que c’était chez eux que se livrait la bataille. Près d’eux étaient les Arcades alliés, ensuite les mille hommes d’élite d’Argos à qui leur république fournissait depuis long-temps, à ses frais, les moyens de s’exercer ; ils étaient suivis du reste des Argiens, et après eux venaient les Cléonéens et les Ornéales. Ensuite étaient les Athéniens ; ils formaient la gauche, et avaient avec eux leur cavalerie.

LXVIII. Tel était l’ordre et tel l’appareil des deux armées. Celle des Lacédémoniens paraissait la plus considérable ; mais je ne saurais dire précisément le nombre des troupes de chaque nation ni de toutes ensemble. Celui des Lacédémoniens, par le secret qui règne dans leur gouvernement, était inconnu ; et celui de leurs ennemis, par cette jactance naturelle aux hommes d’exagérer leur nombre, méritait peu de confiance. On peut cependant estimer le nombre des Lacédémoniens qui se trouvèrent à cette journée, par un calcul tel que celui-ci : Sept cohortes donnèrent, sans compter les Scirites qui étaient au nombre de six cents. Dans chaque cohorte étaient quatre pentécostys ; et dans la pentécostys, cinq énomoties. A la première ligne de chaque énomotie étaient quatre hommes. Tous n’étaient pas rangés sur la même profondeur, mais comme le jugeait à propos chaque chef de cohorte ; en général, ils étaient disposés sur une profondeur de huit hommes. En tout, la première ligne était de quatre cent quarante-huit hommes, sans les Scirites.

LXIX. Quand les armées furent près d’en venir aux mains, les commandans de chaque peuple encouragèrent leurs soldats. Aux Mantinéens, ils représentèrent que c’était pour la patrie qu’ils allaient combattre ; qu’il s’agissait de l’esclavage ou de la domination, de n’être pas privés de l’une après l’avoir connue, et de ne pas retomber dans l’autre. Aux Argiens, qu’ils allaient combattre pour leur ancien empire, pour ne pas se voir ravie pour toujours cette égalité dont ils avaient joui dans le Péloponnèse, et pour punir de nombreuses injures sur des ennemis qui étaient en même temps leurs voisins. Aux Athéniens, qu’il était beau, en combattant avec des alliés nombreux et distingués par leur valeur, de ne céder à aucun d’eux en vertus ; qu’une fois vainqueurs des Lacédémoniens dans le Péloponnèse, ils accroîtraient leur empire, le rendraient plus assuré et n’auraient plus à craindre qu’à l’avenir aucun autre ennemi se montrât sur leur territoire. Des encouragemens semblables furent donnés aux Argiens et à leurs alliés. Les Lacédémoniens s’excitaient les uns les autres, au bruit des chants guerriers, à ne pas oublier ce qu’ils savaient, qu’ils étaient des hommes de cœur, et qu’un long exercice de belles actions est bien plus capable de sauver les hommes que des exhortations éloquentes qui ne durent qu’un instant.

LXX. Ensuite les deux armées s’avancèrent ; les Argiens à grands pas et avec impétuosité, les Lacédémoniens lentement, et, suivant leur usage, au son d’un grand nombre de flûtes distribuées dans les rangs non par religion, mais pour marcher également et en mesure, et ne pas troubler le bon ordre, comme il arrive souvent aux armées nombreuses lorqu’elles s’avancent à la charge.

LXXI. Avant que l’action s’engageât, voici ce que crut devoir faire Agis. Toutes les armées en général, quand elles vont à l’ennemi, se poussent surtout sur leur aile droite, et les deux partis présentent leur droite à la gauche du parti opposé. C’est que chacun, craignant pour soi, veut mettre la partie de son corps qui est découverte sous l’abri du bouclier de son voisin, et tous croient que cette manière de se serrer et de s’envelopper mutuellement les met plus à couvert. Cette manœuvre est occasionée par le soldat qui commence la première file de l’aile droite, et qui a toujours grande attention de dérober aux ennemis la partie de son corps que ne couvre pas son bouclier. Les autres l’imitent par la même crainte. Dans cette journée, les Mantinéens dépassaient de beaucoup l’aile qu’occupaient les Scirites ; et les Lacédémoniens, les Tégéates, dépassaient encore plus celle des Athéniens, parce qu’ils étaient en plus grand nombre. Agis, craignant que sa gauche ne fût enveloppée, crut s’apercevoir que les Mantinéens s’étendaient beaucoup, et pour que les Scirites et les troupes de Brasidas prissent une surface égale, il leur donna l’ordre de se desserrer. Il commanda aux polémarques Hipponoïdes et Aristoclès de prendre deux cohortes de l’aile droite, pour passer à l’espace qui restait vide et le remplir. Il pensait que sa droite serait encore plus garnie qu’il n’était nécessaire, et que sa gauche, opposée aux Mantinéens, deviendrait plus solide et plus inébranlable.

LXXII. Comme cet ordre fut donné pendant qu’on s’avançait et quand on était près d’en venir aux mains, Aristoclès et Hipponoïdas refusèrent de passer à l’endroit qu’on leur marquait ; ce qui les fit regarder comme des lâches et leur attira dans la suite à Sparte la peine de l’exil. Il arriva de là que les ennemis furent les premiers à donner ; les deux cohortes n’étant point passées, à l’ordre d’Agis, du côté des Scirites, il leur devint impossible de se joindre à eux, et de renfermer également les ennemis. Mais si, dans cette occasion, les Lacédémoniens avaient été bien inférieurs, à tous égards, en habileté, ils ne se montrèrent pas moins supérieurs en courage. Il est vrai que la droite des Mantinéens fit tourner le dos aux Scirites et aux soldats de Brasidas ; que les Mantinéens, leurs alliés et les mille hommes d’élite d’Argos, se jetèrent dans l’espace qui était resté vide et tout ouvert, et qu’ils battirent les Lacédémoniens, les enveloppèrent et les mirent en fuite, les poussèrent jusqu’au bagage, et tuèrent quelques uns des vieillards postés pour les garder : ainsi de ce côté les Lacédémoniens eurent le dessous. Mais dans le reste de l’armée, et surtout au centre où était Agis, ayant autour de lui les cavaliers qu’on nomme les trois cents, ils tombèrent sur les vétérans d’Argos, et sur ce qu’on appelait les cinq cohortes, pressèrent les Cléonéens, les Ornéates et ce qui se trouvait d’Athéniens rangés devant eux, et les mirent en fuite, sans que la plupart eussent eu le courage d’en venir aux mains. A peine virent-ils avancer les Lacédémoniens, qu’ils cédèrent : il y en eut même qui, ne pouvant fuir assez vite, furent foulés aux pieds.

LXXIII. Dès que, de son côté, l’armée des Argiens et des alliés eut fléchi, l’autre côté se rompit, et en même temps, par la supériorité du nombre, la droite des Lacédémoniens et des Tégéates, renferma les Athéniens. Ceux-ci couraient des deux côtés un grand péril, déjà vaincus d’une part, et de l’autre investis ; ils auraient souffert plus que tout le reste de l’armée, si la cavalerie, qui se trouvait avec eux, ne les avait pas soutenus. D’ailleurs, Agis voyant que la gauche souffrait, pressée par les Mantinéens et les mille hommes d’Argos, donna ordre à toute l’armée de passer à l’aile qui avait du dessous. Comme, par cette opération, les troupes opposées aux Athéniens défilaient et s’éloignaient d’eux, ils se sauvèrent à loisir, et avec eux les Argiens vaincus. Les Mantinéens, leurs alliés et l’élite des Argiens ne pensèrent plus à presser les ennemis : mais voyant la défaite des leurs, et les Lacédémoniens prendre un avantage décidé, ils se mirent en fuite. La plupart des Mantinéens furent tués ; l’élite des Argiens se sauva presque entière. La fuite de ceux-ci et la retraite des Athéniens ne furent ni longues ni précipitées ; car les Lacédémoniens, tant qu’ils n’ont pas contraint les ennemis à céder, combattent avec autant de constance que de force ; mais quand ils les ont une fois mis en fuite, ils ne les poursuivent ni long-temps ni fort loin.

LXXIV. Les événemens de cette bataille furent tels à peu près que je les ai rapportés. Ce fut la plus considérable que les Grecs eussent donnée depuis long-temps, et les villes les plus importantes y concoururent. Les Lacédémoniens offrirent en spectacle les armes des ennemis qui avaient été tués, dressèrent aussitôt un trophée, dépouillèrent les morts, recueillirent ceux qui leur appartenaient, et les portèrent à Tégée où furent célébrées leurs funérailles. Ils rendirent aux ennemis, par un traité, les corps des hommes qu’ils avaient perdus. Il périt en cette journée sept cents Argiens, Ornéates et Cléonéens ; deux cents Mantinéens, deux cents Athéniens, compris les Éginètes et les deux généraux d’Athènes. Les alliés de Lacédémone ne souffrirent pas assez pour qu’on doive parler de leurs pertes. Il n’a pas été facile de savoir la vérité sur celle des Lacédémoniens ; on l’a portée autour de trois cents hommes.

LXXV. Avant la bataille, Plistoanax, l’autre roi de Lacédémone, s’était mis en marche pour donner du secours avec les vieillards et la jeunesse. Il vint jusqu’à Tégée ; mais sur la nouvelle de la victoire, il se retira. Les Lacédémoniens envoyèrent contremander les Corinthiens et les peuples qui logent au dehors de l’isthme. Eux-mêmes firent leur retraite, renvoyèrent leurs alliés[251] ; et comme c’était alors que tombait la fête nommée Carnéa, ils la célébrèrent. Par cette seule bataille, ils s’étaient justifiés du reproche de lâcheté que leur avait attiré, de la part des Grecs, leur désastre de Sphactérie, et celui de lenteur et d’irrésolution. On vit qu’ils avaient été maltraités de la fortune, mais qu’ils étaient restés les mêmes par le cœur.

La veille du combat, les Épidauriens s’étaient jetés, avec toutes leurs forces, sur l’Argie ; ils savaient ce pays abandonné, et avaient tué un grand nombre de ceux qui, pendant que le reste des Argiens tenait la campagne, étaient demeurés pour le défendre. Mais, après la bataille, trois mille hoplites d’Élis et mille Athéniens, outre les premiers qui étaient partis, vinrent au secours des Mantinéens, et tous ces alliés se portèrent aussitôt à Épidaure, dans le temps que les Lacédémoniens célébraient les Carnées. Ils se partagèrent entre eux le travail d’envelopper la ville d’un mur de circonvallation ; et, quoique les autres y renonçassent, les Athéniens remplirent diligemment la tâche qui leur était donnée ; c’était d’élever une forteresse à l’endroit où est le temple de Junon. Tous contribuèrent à y laisser une garnison, chacun se retira chez soi, et l’été finit.

LXXVI. Au commencement de l’hiver suivant[252], aussitôt après la célébration des Carnées, les Lacédémoniens se mirent en campagne ; et arrivés à Tégée, ils firent passer à Argos des propositions de paix. Dès auparavant il s’y trouvait des gens bien disposés en leur faveur, et qui voulaient détruire le gouvernement populaire. Depuis le succès de la bataille, il leur devenait bien plus facile d’amener le grand nombre à un accord. Ils voulaient commencer par conclure la paix avec Lacédémone, faire ensuite avec elle un traité d’alliance offensive ou défensive, puis attaquer l’autorité du peuple. Lichas, fils d’Arcésilas, hôte des Argiens, arriva de la part de Lacédémone. Il apportait deux propositions : l’une, en cas qu’ils voulussent faire la guerre ; l’autre, s’ils préféraient la paix. Il s’éleva de grandes contestations ; car Alcibiade se trouvait à Argos. Mais les gens qui travaillaient en faveur de Lacédémone osèrent alors enfin agir ouvertement, et persuadèrent aux Argiens de recevoir les conditions de paix. Les voici :

LXXVII. « Il plaît à l’assemblée des Lacédémoniens de s’accorder avec les Argiens aux conditions suivantes :

« Ceux-ci rendront aux Orchoméniens leurs enfans, aux Mænaliens les hommes qu’ils ont pris sur eux ; ils restitueront aux Lacédémoniens les hommes qu’ils ont faits prisonniers à Mantinée ; ils sortiront des champs d’Épidaure, et raseront les fortifications qu’ils y ont élevées.

« Si les Athéniens ne sortent pas du territoire d’Épidaure, ils seront ennemis des Argiens et des Lacédémoniens, des alliés de Lacédémone et de ceux d’Argos.

« Si les Lacédémoniens ont des enfans à quelqu’une des villes contractantes, ils les lui rendront.

« Sur ce qui regarde la victime à offrir au dieu, ils laisseront poser aux Épidauriens la formule du serment, et leur permettront de le prononcer[253].

« Les villes, grandes ou petites, situées dans le Péloponnèse, seront toutes libres, suivant leurs anciennes institutions.

« Si quelque puissance du dehors du Péloponnèse entre dans le Péloponnèse à main armée, les Argiens tiendront conseil avec les Péloponnésiens, et viendront au secours de la manière qui semblera la plus convenable à ces derniers.

« Les puissances alliées de Lacédémone au dehors du Péloponnèse le seront aux mêmes conditions dont jouissent les alliés de Lacédémone et ceux d’Argos, et conserveront la propriété de leur territoire.

« Les Argiens et les Lacédémoniens feront connaître à leurs alliés les conditions auxquelles ils ont traité, et si elles leur plaisent, il les leur feront partager : si les alliés y désirent quelques changemens, ils le feront connaître par une députation. »

LXXVIII. Les Argiens reçurent d’abord ces propositions, et l’armée de Lacédémone se retira de Tégée. Peu après, lorsqu’il se fut établi entre eux un commerce mutuel, les mêmes hommes qui avaient ménagé ce traité parvinrent à faire abjurer aux Argiens l’alliance de Mantinée, d’Élide et d’Athènes, et à faire conclure avec Lacédémone un traité de paix et d’alliance offensive et défensive. En voici la teneur :

LXXIX. « Il a semblé bon aux Lacédémoniens et aux Argiens qu’il y eût entre eux une paix et une alliance offensive et défensive de cinquante ans, aux conditions suivantes :

« Ils soumettront leurs différends à un jugement équitable, et dans lequel leurs droits seront également respectés, suivant les coutumes de leurs pères.

« Cette paix et cette alliance seront communes aux autres républiques du Péloponnèse. Ces républiques seront libres ; elles conserveront la propriété de leur ville et de leur territoire, et soumettront leurs différends à un arbitrage équitable.

« Les alliés de Lacédémone, hors du Péloponnèse, jouiront des mêmes droits que les Lacédémoniens, et les alliés d’Argos des mêmes droits que les Argiens, chacun conservant la propriété de ce qu’il possède.

« S’il faut faire quelque part la guerre en commun, les Lacédémoniens et les Argiens délibéreront entre eux pour prendre les mesures les plus justes sur les intérêts des alliés.

« S’il s’élève des contestations entre quelques villes situées au dedans ou au dehors du Péloponnèse, soit sur les limites, soit sur quelque autre objet, elles les mettront en arbitrage.

« Si quelque ville a des sujets de contestation avec une autre, elles auront recours au jugement de quelque autre ville qu’elles croiront impartiale entre elles.

« Les citoyens seront jugés selon les lois du pays. »

LXXX. Telle fut la paix et l’alliance que conclurent les deux peuples. Ils se restituèrent mutuellement ce qu’ils s’étaient pris a la guerre, et terminèrent tous leurs différends. Ils conduisirent dès lors les affaires en commun, et décrétèrent de ne recevoir ni message ni députation de la part des Athéniens, que ceux-ci n’eussent quitté le Péloponnèse, et abandonné les fortifications qu’ils y avaient élevées[254] : il fut aussi décrété qu’on ne ferait avec eux ni la paix ni la guerre que d’un commun accord. Ils poussèrent les autres affaires avec chaleur. Les deux puissances envoyèrent des députés dans la Thrace ; elles en adressèrent aussi à Perdiccas, dans le dessein de le faire entrer dans leur ligue. Cependant il ne renonça pas tout de suite à l’alliance d’Athènes ; mais il avait dessein de la rompre, parce qu’il voyait les Argiens lui en donner l’exemple, et qu’il tirait son origine d’Argos. Ils renouvelèrent aussi avec les Chalcidiens leurs anciens sermens, et en ajoutèrent de nouveaux. Argos fit partir des députés pour ordonner aux Athéniens d’évacuer les ouvrages d’Épidaure. Ceux-ci, se voyant en petit nombre contre de nombreuses troupes unies pour la défense du pays, firent partir Démosthène qu’ils chargèrent de ramener leurs soldats. Il arriva, feignit de vouloir les exercer hors de la forteresse à des combats gymniques, et quand toute la garnison fut sortie, il ferma les portes. Les Athéniens ayant ensuite renouvelé leur traité avec les Épidauriens, leur restituèrent ce fort.

LXXXI. Après qu’Argos eût renoncé à l’alliance d’Athènes, les Mantinéens voulurent d’abord résister ; mais trop faibles sans l’assistance d’Argos, ils firent aussi leur accord avec les Lacédémoniens, et renoncèrent à la domination sur les villes qui leur étaient soumises. Lacédémone et Argos mirent chacune mille hommes sur pied. Les Lacédémoniens seuls firent pencher Sicyone vers le gouvernement du petit nombre ; avec les Argiens, ils abolirent à Argos le gouvernement populaire, et y établirent l’oligarchie, toujours chère à Lacédémone. Ces événemens arrivèrent à l’approche du printemps, vers la fin de l’hiver, et la quatorzième année de la guerre finit.

LXXXII. L’été suivant[255], les Dictidiens, peuple du mont Athos, abjurèrent l’alliance d’Athènes pour s’unir aux Chalcidiens. Les Lacédémoniens amenèrent à leurs intérêts l’Achaïe, qui auparavant ne leur était pas affectionnée. Le peuple d’Argos se coalisa insensiblement, prit de l’audace, et attaqua le petit nombre qui était chargé du gouvernement. Il attendit le moment où les Lacédémoniens célébraient les jeux des enfans. On se battit dans la ville, et le peuple l’emporta. Les Lacédémoniens furent long-temps à se rendre à l’invitation de leurs amis qui les appelaient ; ils interrompirent enfin les jeux et partirent à leur secours ; mais ils apprirent à Tégée que le peuple était victorieux, et malgré les prières de ceux qui s’étaient évadés, ils ne voulurent pas s’avancer davantage ; ils retournèrent chez eux, et reprirent les exercices qu’ils avaient interrompus. Il leur vint ensuite des députations de la part des Argiens de la ville et de ceux qui en étaient sortis : les alliés étaient présens ; il y eut de grandes discussions de part et d’autre, et le résultat fut que les Argiens de la ville étaient coupables. On résolut de marcher à Argos ; mais il y eut encore des délais et du temps perdu. Le peuple en profita ; comme il craignait les Lacédémoniens, il eut de nouveau recours à l’alliance d’Athènes, dans l’espérance d’en tirer de grands secours. Il éleva aussi de longues murailles jusqu’à la mer, pour se ménager la ressource, s’il venait à être renfermé du côté de la terre, de recevoir par mer les rafraîchissemens qu’on lui apporterait d’Athènes. Certaines villes du Péloponnèse connivaient à la construction de ces murailles. Les Argiens y travaillèrent tous sans exception, eux, leurs femmes, leurs esclaves. Il leur vint d’Athènes des maçons et des tailleurs de pierres. L’été finit.

LXXXIII. L’hiver suivant[256] les Lacédémoniens, instruits de ces travaux, marchèrent vers Argos avec leurs alliés, excepté les Corinthiens. Il y avait même dans la place un parti qui travaillait pour eux. Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone, commandait l’armée. Les intelligences qu’ils avaient dans la ville, et qui semblaient devoir les servir, ne purent leur être utiles ; mais ils enlevèrent et détruisirent les murailles qui n’étaient pas achevées, s’emparèrent d’Usies, place de l’Argie, firent périr tous les hommes libres qui leur tombèrent entre les mains, se retirèrent et se dispersèrent dans leur pays.

Les Argiens, à leur tour[257], portèrent leurs armes dans la campagne de Phlionte, et la ravagèrent, parce qu’on y avait donné refuge à leurs exilés ; car c’était là que le plus grand nombre avait cherché un asile. Ils firent ensuite leur retraite.

Le même hiver[258], les Athéniens coupèrent à Perdiccas la communication de la mer. Ils lui faisaient un crime d’être entré dans la ligue d’Argos et de Lacédémone, et d’avoir été, par sa retraite, la principale cause de la dispersion de leur armée, lorsque, sous le commandement de Nicias, ils se disposaient à la guerre contre les Chalcidiens de Thrace et d’Amphipolis, et qu’il feignait d’être encore dans leur alliance. Il fut donc regardé comme ennemi. Ce fut par ces événemens que l’hiver finit avec la quinzième année de la guerre.

LXXXIV. L’été suivant[259], Alcibiade fit voile pour Argos avec vingt vaisseaux, et enleva trois cents Argiens qui paraissaient encore suspects. et que l’on croyait dans les intérêts de Lacédémone. Les Athéniens les dispersèrent dans les îles voisines qui étaient de leur domination.

Ils se portèrent contre l’île de Mélos avec trente de leurs vaisseaux, six de Chio et deux de Lesbos. Eux-mêmes fournissaient douze cents hoplites, trois cents archers, vingt archers à cheval ; leurs alliés et les insulaires donnaient, pour cette expédition, environ quinze cents hoplites.

Mélos est une colonie de Lacédémone, et les habitans ne voulaient pas, comme ceux des autres villes, obéir aux Athéniens. D’abord ils gardèrent la neutralité, et se tinrent en repos ; mais ils en vinrent ensuite à une guerre ouverte, quand les Athéniens les y eurent forcés, en faisant le dégât dans leurs campagnes. Les généraux Cléomède, fils de Lycomède, et Tisias, fils de Tisimaque, établirent leur camp sur le territoire de Mélos, avec l’appareil dont nous venons de rendre compte ; mais, avant de faire aucun mal au pays, ils envoyèrent des députés conférer avec les habitans. On ne les introduisit point dans l’assemblée du peuple ; mais on leur dit de faire entendre aux magistrats et au petit nombre qui était chargé du gouvernement, le sujet de leur mission. Les députés parlèrent ainsi :

LXXXV. Les Athéniens. « Puisqu’on ne nous permet pas de parler au milieu du peuple assemblé, dans la crainte que la multitude ne se laissât séduire en n’entendant qu’une fois un discours capable d’entraîner les esprits, et qu’elle pourrait trouver sans réplique (car nous sentons bien que tel est votre motif en ne nous donnant audience que dans le conseil des magistrats), prenez encore, vous qui êtes ici pour nous entendre, une précaution plus sûre. Ne faites pas usage vous-mêmes d’un discours suivi, mais jugez à part chacun des articles que nous poserons, et reprenez aussitôt pour les réfuter les points qui pourront vous déplaire. Pour commencer dans cette forme, déclarez si notre proposition vous est agréable. »

Les magistrats de Mélos répondirent :

LXXXVI. Les Méliens. « Nous sommes loin de blâmer cette manière honnête de s’éclairer paisiblement les uns les autres ; mais elle parait s’accorder mal avec cette guerre dont nous sommes, nous ne dirons pas menacés, mais déjà frappés. Car nous voyons bien que vous arrivez comme des juges de ce que nous allons dire, et que probablement la fin de cette conférence, si nous l’emportons par la justice, et si par conséquent nous ne cédons pas, sera la guerre ; et si nous nous laissons persuader, l’esclavage. »

LXXXVII. Les Athéniens. « Si vous êtes assemblés pour calculer vos défiances sur l’avenir, ou dans toute autre intention que de délibérer sur le salut de votre patrie, d’après des circonstances qui doivent frapper vos regards, nous n’avons plus rien à dire. Si le salut de la patrie vous rassemble, nous parlerons. »

LXXXVIII. Les Méliens. « Dans la situation critique où nous sommes, il est naturel et bien pardonnable de flotter entre une foule de conjectures affligeantes, et de parler en conséquence ; mais notre assemblée n’a pour objet que notre salut, et la conférence va commencer, si vous le jugez à propos, dans la forme que vous nous avez invitée à suivre. »

LXXXIX. Les Athéniens. « Pour nous, nous n’avons point envie de vous offrir des raisons spécieuses, ni de nous étendre en de longs discours qui ne vous persuaderaient pas, pour vous prouver que, victorieux des Mèdes, il est juste que nous possédions l’empire, ou que, si nous marchons aujourd’hui contre vous, c’est parce que vous nous avez offensés. Mais nous vous prions aussi de ne pas croire nous persuader en disant que si vous n’avez pas uni vos armes aux nôtres, c’est que vous étiez une colonie de Lacédémone, ou que nous n’avons reçu de vous aucune injure. Pour donner le meilleur tour qu’il est possible à notre négociation, partons d’un principe dont nous soyons vraiment convaincus les uns et les autres, d’un principe que nous connaissions bien, pour l’employer avec des gens qui le connaissent aussi bien que nous : c’est que les affaires se règlent entre les hommes par les lois de la justice, quand une égale nécessité les oblige à s’y soumettre ; mais que ceux qui l’emportent en puissance font tout ce qui est en leur pouvoir, et que c’est aux faibles à céder. »

XC. Les Méliens. « Puisque vous posez votre principe sur la base de l’intérêt, en mettant le juste à l’écart, nous croyons que votre intérêt consiste à respecter un bien qui est commun à tous ; à vous montrer toujours équitables et justes envers ceux qui sont en danger, et à permettre qu’ils tirent auprès de vous quelque avantage des raisons plausibles qu’ils allèguent, quand elles ne seraient pas d’une justesse rigoureuse. Et ces principes ne vous sont pas moins favorables, à vous qui, s’il vous arrivait de succomber, après avoir sévèrement puni les autres, auriez offert un exemple qui tournerait contre vous-mêmes. »

XCI. Les Athéniens. « Nous ne craignons pas la fin de notre domination, quand même elle devrait finir. Ce ne sont pas des peuples dominateurs, tels que les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus. Au reste, il ne s’agit point ici d’une querelle avec les Lacédémoniens, mais de savoir si, quelque part que ce soit, les sujets pourront se soulever contre ceux qui les commandent, et en devenir les maîtres. Que pour un objet d’une telle importance, il nous soit permis de braver les dangers. Nous allons vous faire connaître que nous sommes ici pour travailler tout ensemble au bien de notre empire et au salut de votre république. Nous voulons vous tenir sous notre puissance, sans qu’il nous en coûte de peine, et vous conserver pour votre avantage et pour le nôtre. »

XCII. Les Méliens. « Et comment nous serait-il avantageux d’être réduits à la servitude, comme à vous de nous commander ? »

XCIII. Les Athéniens. « C’est que vous en seriez quittes pour devenir sujets, avant d’avoir souffert les dernières extrémités, et que nous-mêmes en gagnerions à ne vous pas faire périr.

XCIV. Les Méliens. « Vous n’accepteriez donc pas que, vous tenant en repos, nous fussions vos amis au lieu d’être vos ennemis, sans entrer dans l’alliance de personne ? »

XCV. Les Athéniens. « Eh ! votre haine nous est moins nuisible que ne le serait votre amitié. Celle-ci serait prise, par nos sujets, pour une marque de notre faiblesse ; celle-là, pour un exemple de notre puissance. »

XCVI. Les Méliens. « Vos sujets ont donc assez peu d’idées de convenances, pour ne mettre aucune distinction entre les peuples qui ne vous appartiennent en rien, et les nombreuses colonies qui vous doivent leur fondation, dont quelques-unes se sont soulevées, et que vous êtes parvenus à réduire ? »

XCVII. Les Athéniens. « Ils pensent que ni les uns ni les autres ne manqueraient de justes raisons en leur faveur ; mais que ceux qui se conservent doivent leur salut à leur force, et que c’est par crainte que nous ne les attaquons pas. Ainsi donc, en vous soumettant, nous augmentons le nombre de nos sujets, et notre sûreté. Surtout il nous importe qu’insulaires comme vous l’êtes, et même plus faibles que d’autres, on ne dise pas que vous avez pu nous résister, à nous les maîtres de la mer. »

XCVIII. Les Méliens. « Vous ne croyez donc pas qu’il importe à votre sûreté de ne point attaquer les peuples qui ne vous appartiennent pas ? Car, puisque vous écartez ici les idées du juste, pour nous persuader d’obéir à vos intérêts, il faut aussi que nous vous fassions connaître les nôtres, pour essayer de vous persuader, si, par hasard, ils se trouvent d’accord avec vos avantages. Comment n’armerez-vous pas contre vous ceux qui gardent maintenant la neutralité, si, d’après la conduite que vous tenez avec nous, ils pensent qu’un jour aussi vous marcherez contre eux ? Et par-là que faites-vous autre chose, qu’agrandir ceux qui sont maintenant vos ennemis, et qu’exciter contre vous, en dépit d’eux-mêmes, ceux qui ne songeaient pas même à le devenir ? »

XCIX. Les Athéniens. « Les peuples que nous regardons comme les plus dangereux pour nous ne sont pas ceux qui occupent quelque partie du continent. Libres, ils seront long-temps avant de penser à se mettre contre nous sur leurs gardes. Ce que nous craignons, ce sont les insulaires, aussi bien que ceux qui ne reconnaissent comme vous aucune puissance, que ceux qu’irrite déjà l’empire auquel les soumet la nécessité. Voilà ceux qui, sans écouter la raison, sont capables de se précipiter dans un danger manifeste, et de nous y plonger avec eux. »

C. Les Méliens. « Mais si vous-mêmes, pour n’être pas dépouillés de l’empire, et ceux qui vous obéissent pour s’y soustraire, vous osez braver tant de périls. nous serions bien lâches et bien méprisables, nous libres encore, de ne pas tout hasarder avant de subir la servitude. »

CI. Les Athéniens. « C’est ce que vous ne ferez pas, si du moins vous êtes sages. Car il ne s’agit pas pour vous d’un combat à forces égales, où vous disputeriez de valeur, quittes pour de la honte, si vous étiez vaincus : il s’agit de votre conservation, et de ne pas résister à des forces bien supérieures aux vôtres. »

CII. Les Méliens. « Mais nous savons que les événemens de la guerre prennent quelquefois un tour inattendu, au lieu de s’accorder avec la disproportion des forces réciproques. En vous cédant sans effort, nous n’avons plus d’espérance ; en agissant, il nous reste encore l’espérance de nous soutenir. »

CIII. Les Athéniens. « L’espérance, consolatrice dans les dangers, convient à ceux qui ne s’y livrent qu’avec des forces supérieures ; elle peut leur nuire, et non les perdre. Mais ceux qui jettent au hasard toutes leurs ressources, car l’espérance est prodigue, ne la connaissent qu’après qu’elle les a trompés ; et quand ils ont acquis l’expérience de ses perfidies, il ne leur reste plus de quoi s’en garantir. Ne vous exposez point à ce malheur, vous faibles, et qui ne pouvez tenter qu’une fois le sort : qu’il ne vous arrive pas ce qu’ont éprouvé beaucoup d’autres, à qui les règles de la sagesse humaine offraient des moyens de se sauver, mais qui enfin accablés, et privés de toute espérance solide, en ont embrassé de chimériques, la divination, les oracles, et tout ce qui est capable de perdre ceux qui veulent toujours espérer. »

CIV. Les Méliens. « Sachez que nous aussi nous pensons qu’il est difficile de lutter à la fois, sans égalité de force, et contre votre puissance et contre la fortune. Mais nous avons cependant la confiance qu’en résistant justement à des hommes injustes, la Divinité ne permettra pas que la fortune nous humilie. Ce qui nous manque du côté de la force sera suppléé par l’alliance des Lacédémoniens ; ils seront obligés de nous secourir, si ce n’est par d’autres raisons, au moins par honneur, et parce que nous sommes d’une même origine. Notre audace n’est donc pas, à tous égards, si dépourvue de raison. »

CV. Les Athéniens. « Nous ne craignons pas non plus que la protection divine nous abandonne. Dans nos principes et dans nos actions, nous ne nous écartons ni de l’idée que les hommes ont conçue de la Divinité, ni de la conduite qu’ils tiennent entre eux. Nous croyons, d’après l’opinion reçue, que les dieux, et nous savons bien clairement que les hommes, par la nécessité de la nature, dominent partout où ils ont la force. Ce n’est pas une loi que nous ayons faite ; ce n’est pas nous qui, les premiers, nous la soyons appliquée dans l’usage ; nous en profitons, et nous la transmettrons pour toujours aux temps à venir. Nous sommes bien sûrs que vous-mêmes, et qui que ce fût, avec la puissance dont nous jouissons, tiendriez la même conduite. Nous n’avons donc pas lieu de craindre que la Divinité nous veuille humilier. Quant à Lacédémone, si vous êtes dans la bonne foi de penser que, par honneur, elle vous donnera des secours, nous vous félicitons de votre simplicité, nous sommes loin d’envier votre prudence. Les Lacédémoniens, entre eux et dans leurs institutions intérieures, suivent généralement les lois de la vertu ; mais, à l’égard des autres, on aurait bien des choses à dire sur leurs procédés. Qu’il suffise d’observer, en peu de mots, que, plus ouvertement qu’aucun peuple que nous connaissions, ils regardent l’agréable comme honnête et l’utile comme juste. Une telle façon de penser répond mal aux folles espérances que vous concevez de votre salut. »

CVI. Les Méliens. « Et c’est surtout cette façon de penser qui nous fait croire que, pour leur intérêt, ils ne voudront pas, en trahissant Mélos, une de leurs colonies, se montrer sans foi à ceux des Grecs qui ont pour eux de la bienveillance, et faire connaître qu’ils servent la cause de leurs ennemis, »

CVII. Les Athéniens. « Ainsi vous ne croyez pas que l’intérêt se trouve avec la sûreté ; mais que le beau, le juste s’exerce au milieu des périls. Les Lacédémoniens évitent surtout de les braver. »

CVIII. Les Méliens. « Nous pensons qu’ils s’exposeront plus volontiers aux dangers en notre faveur, et qu’ils nous regarderont comme de plus sûrs amis pour eux que pour personne ; d’autant plus qu’en cas de guerre, nous sommes voisins du Péloponnèse, et que leur devant notre origine, nous leur serons d’inclination plus solidement attachés que d’autres. »

CIX. Les Athéniens. « Ce n’est pas la bienveillance de ceux qui demandent des secours, que celui qui les accorde regarde comme un gage assuré, mais la grande supériorité de leurs forces : et voilà ce que personne ne considère plus que les Lacédémoniens. Ils se défient de leur propre puissance, et ce n’est qu’avec un grand nombre d’alliés qu’ils marchent même contre leurs voisins. Il n’est donc pas vraisemblable qu’ils passent dans une île, lorsque nous avons l’empire de la mer. »

CX. Les Méliens. « Ils en pourront envoyer d’autres. La mer de Crète est vaste : il est plus difficile à ceux qui s’en disent les maîtres d’y intercepter leurs ennemis, qu’à ceux-ci de les éviter et de se soustraire à leurs recherches. Si cependant cette mesure ne leur réussissait pas, ils se tourneraient contre votre territoire, et contre ceux de vos alliés que n’a pas attaqués Brasidas. Dès lors, ce ne sera plus pour un pays qui ne vous touche en rien, que vous aurez à soutenir les travaux de la guerre, mais pour le vôtre et celui de vos alliés. »

CXI. Les Athéniens. « Vous n’ignorez pas, et vous connaîtrez par expérience, que jamais la crainte d’autrui n’a fait retirer les Athéniens de devant une place assiégée. Mais nous étions convenus de délibérer sur votre salut, et nous nous apercevons que, dans tout le cours d’une si longue conférence, vous n’avez rien dit qui puisse inspirer à un peuple de la confiance, et l’assurer de sa conservation. Vos plus fermes appuis sont éloignés ; ils n’existent qu’en espérance, et vos avantages actuels sont bien faibles pour l’emporter sur les forces déjà rangées contre vous. Ce sera de votre part une grande imprudence, si, quand nous serons retirés, vous ne prenez pas de plus sages résolutions. N’écoutez pas un faux point d’honneur ; il perd souvent les hommes au milieu de périls manifestes, qu’ils doivent rougir de n’avoir pas évités. On en a vu beaucoup qui, tout en prévoyant à quelles extrémités ils couraient, mais attirés par ce qu’ils appelaient honneur, et subjugués par ce mot, se sont précipités de gaîté de cœur dans des maux sans remède ; la honte dont ils se sont rouverts, ouvrage de leur folie, et non de la fortune, en est plus ignominieuse. C’est ce que vous éviterez, si vous prenez de sages conseils. Vous ne regarderez pas comme une honte de céder à une grande puissance qui vous offre des conditions modérées, qui vous recevra dans son alliance, et vous laissera maîtres de votre pays à la charge d’un tribut. Vous avez le choix de la guerre ou de votre sûreté : ne prenez pas, par esprit de chicane, le plus mauvais parti. Ce qui assure le mieux la fortune d’un peuple, c’est de ne pas céder à ses égaux, de se bien conduire avec ses supérieures, de montrer aux faibles de la modération. Nous allons nous retirer. Pensez et considérez plus d’une fois que vous consultez sur votre patrie, et qu’il est en votre pouvoir, par une seule délibération, et dans une seule assemblée, de la sauver ou de la précipiter vers sa ruine. »

CXII. Les Athéniens quittèrent la conférence. Les Méliens restés seuls, s’en tinrent à peu près à leur premier avis ; et après quelques discussions, ils firent aux députés cette réponse : « Nous persistons dans les mêmes sentimens que nous vous avons fait connaître, et nous ne priverons pas en un instant de la liberté une ville fondée depuis sept cents ans. Pleins de confiance en la fortune, qui, par le bienfait des dieux, l’a conservée jusqu’à présent, et dans le secours des hommes, et en particulier des Lacédémoniens, nous essaierons de nous sauver. Nous vous invitons cependant à consentir que nous soyons vos amis, sans être les ennemis de personne ; nous vous prions de vous retirer, en nous accordant un traité de paix, qui ne nous semble pas moins utile pour vous que pour nous-même. »

CXIII. Telle fut la réponse des Méliens. Les Athéniens rompirent le congrès en disant : « D’après votre résolution, vous nous semblez seuls entre tous les hommes, regarder l’avenir comme plus assuré que ce qui est sous vos yeux. L’envie de voir s’effectuer des choses incertaines vous fait croire qu’elles existent déjà ; mais en vous abandonnant, avec une confiance aveugle, aux Lacédémoniens, à la fortune et à vos espérances, vous courez à votre perte. »

CXIV. Les députés d’Athènes regagnèrent leur camp. Les généraux, apprenant qu’on n’avait pu rien faire entendre aux Méliens, se décidèrent à employer la force des armes. Ils entourèrent Mélos d’un mur de circonvallation, partagèrent ce travail entre les troupes des différentes villes ; y laissèrent, par terre et par mer, une garde composée d’Athéniens et d’alliés, et remmenèrent la plus grande partie de leurs troupes. Celles qui restèrent tinrent la place investie.

CXV. Vers le même temps, les Argiens se jetèrent sur le territoire de Phlionte. Il en périt aux environs de quatre-vingts dans une embuscade que leur dressèrent les Phliasiens et leurs bannis. Les Athéniens de Pylos firent un grand butin sur les Lacédémoniens. Ceux-ci, piqués de cette insulte, y répondirent par des hostilités, sans annuler cependant la trêve, et ils proclamèrent une invitation à piller les Athéniens. Les Corinthiens prirent aussi les armes contre Athènes pour quelques différends particuliers ; mais les autres peuples du Péloponnèse se tinrent en repos.

Les Méliens attaquèrent de nuit une partie du mur construit par les Athéniens : c’était celle qui regardait le marché. Ils tuèrent des hommes, emportèrent le plus qu’il leur fut possible de vivres et d’effets, et cessèrent d’agir. Les Athéniens firent dans la suite une meilleure garde, et l’été finit.

CXVI. L’hiver suivant[260], les Lacédémoniens allaient porter la guerre dans la campagne d’Argos ; mais comme les sacrifices qu’ils offrirent sur la frontière, pour cette expédition, ne leur donnèrent pas d’heureux présages, ils revinrent sur leurs pas. Pendant qu’ils différaient cette entreprise, ceux d’Argos regardèrent comme suspects quelques-uns de leurs concitoyens ; ils en arrêtèrent plusieurs ; d’autres prirent la fuite.

Vers le même temps les Méliens enlevèrent une autre partie du mur, qui n’avait que peu de gardes ; mais il vint ensuite d’Athènes une autre armée, commandée par Philocrate, fils de Déméas. La place fut alors vigoureusement assiégée ; il y survint une trahison, et les habitans se remirent à la discrétion des Athéniens. Ceux-ci donnèrent la mort à tous ceux qu’ils prirent en âge de porter les armes, et réduisirent en esclavage les femmes et les enfans. Eux-mêmes se mirent en possession de la ville, et y envoyèrent cinq cents hommes pour y former une colonie.


LIVRE SIXIÈME.


I. Dans ce même hiver[261], les Athéniens résolurent de passer une seconde fois en Sicile. Ils voulaient rendre leur appareil plus imposant que dans l’expédition commandée par Eurymédon et Lachès, et se la soumettre, s’il était possible. La plupart, dans leur ignorance sur l’étendue de cette île, et sur la population des Grecs et des Barbares qui l’habitent, ne savaient pas que c’était entreprendre une guerre à peu près aussi importante que celle du Péloponnèse. La navigation autour de la Sicile n’est de guère moins de huit journées pour un vaisseau marchand ; un espace de mer de vingt stades au plus[262] empêche cette île si vaste de faire partie du continent.

II. Voyons comment elle fut anciennement peuplée, et quelles furent les diverses nations qu’elle reçut. Les Cyclopes et les Lestrigons passent pour avoir été les plus anciens habitans d’une portion de cette contrée. Je ne puis dire ni quelle était leur origine, ni d’où ils venaient, ni où ils se sont retirés. Contentons-nous de ce qu’en ont dit les poètes et de ce que tout le monde en sait.

Après eux, les Sicaniens paraissent y avoir fait les premiers des établissemens, et même, à les en croire, ils sont plus anciens, puisqu’ils se disent autochtones[263] ; mais on découvre que c’était en effet des Ibères, qui furent chassés par les Lygiens des bords du fleuve Sicanus, dans l’Ibérie. De leur nom, cette île reçut alors celui de Sicanie : elle s’appelait auparavant Trinacrie. Ils occupent encore aujourd’hui les parties occidentales de la Sicile.

Après la prise d'Ilion, des Troyens, qui fuyaient les Grecs, y abordèrent ; ils se logèrent sur les frontières des Sicaniens et prirent le nom d’Elymes : leurs villes sont Éryx et Égeste. Il se joignit à leur population quelques Phocéens qui, au retour de Troie, furent poussés par la tempête dans la Libye, et de là passèrent en Sicile.

Les Sicules y vinrent pour fuir les Opiques ; ils habitaient d’abord l’Italie. On dit, et il est vraisemblable, qu’ils firent leur traversée sur des radeaux, en saisissant un vent favorable pour franchir le détroit ; peut-être ont-ils passé de quelque autre manière. Il y a encore à présent des Sicules dans l’Italie, pays qui a reçu son nom d’un certain roi des Arcades, nommé Italus. Comme ils arrivèrent en grand nombre, ils combattirent les Sicaniens, en furent vainqueurs, et les poussèrent vers les parties méridionales et occidentales de l’île. C’est par eux qu’elle prit le nom de Sicile, au lieu de celui de Sicanie. Ils en occupèrent les parties les plus fertiles. Leur immigration se fit à peu près trois cents ans avant que les Grecs passassent en Sicile. Ils possèdent encore aujourd’hui le centre de l’île et les parties tournées vers le nord.

Des Phéniciens se sont aussi logés autour de toute la Sicile ; ils se sont emparés des promontoires et des îlots adjacens pour commercer avec les Sicules. Mais quand les Grecs y eurent abordé en grand nombre, ils abandonnèrent la plus grande partie de ce qu’ils occupaient, et se réunirent pour habiter Motye, Soloïs et Panorme dans le voisinage des Élymes. Ils se confiaient en l’alliance de ces derniers, et sur ce qu’un trajet fort court sépare, en cet endroit, la Sicile de Carthage.

Tels furent les barbares qui habitèrent la Sicile, et ce fut ainsi qu’ils y formèrent des établissemens.

III. Des Chalcidiens sortis de l’Eubée, sous la conduite de Thouclès, fondateur de leur colonie, furent les premiers des Grecs qui occupèrent l’île de Naxos. Ils y élevèrent l’autel d’Apollon Archegète, qui est à présent hors de la ville : c’est sur cet autel que les Théores, quand ils viennent de Sicile, offrent leurs premiers sacrifices.

Archias, l’un des Héraclides sorti de la Corinthe, fonda Syracuse l’année suivante ; il chassa les Sicules d’une île qui a cessé d’en être une, et qui forme aujourd’hui la partie intérieure de la ville : la partie extérieure, réunie à l’autre par un mur, est, avec le même temps, devenue fort peuplée.

Thouclès et les Chalcidiens partirent de Naxos cinq ans après la fondation de Syracuse, firent la guerre aux Sicules, les chassèrent, et fondèrent Léontium, et ensuite Catane. Ce fut Évarque que choisirent les Cataniens eux-mêmes pour fonder leur colonie.

IV. Dans le même temps, Lamis amena aussi de Mégare une colonie, arriva en Sicile, et fonda au-dessus du fleuve Pantacie un endroit que l’on nomme Trotile[264] : il en sortit ensuite et partagea quelque temps avec les Chalcidiens l’administration de Léontium ; mais chassé par eux, il alla fonder Thapsos. Il y mourut ; ceux qu’il y avait amenés en furent bannis, et ils y fondèrent la ville de Mégare, qu’on nomme Hybléenne, sous la conduite d’Hyblon, roi des Sicules, qui trahit son pays. Ils occupèrent cette ville pendant le cours de deux cent quarante-cinq ans, et ils en furent chassés, et de tout le pays, par Gélon, tyran de Syracuse. Mais, avant leur expulsion, et cent ans après leur établissement, ils avaient envoyé Pammilus fonder Sélinonte ; il sortit de Mégare qui était leur métropole, pour établir cette colonie.

Ce furent Antiphème de Rhodes, et Entime de Crète qui amenèrent les habilans de Géla, et en firent la fondation en commun, quarante-cinq ans après celle de Syracuse. Le nom de cette ville lui vient du fleuve de Géla. L’endroit où elle est aujourd’hui, et qui fut le premier entouré d’un mur, se nomme Lindies. On donna aux habilans les lois et les coutumes des Doriens.

Environ cent huit ans après leur établissement, ceux de Géla fondèrent Agrigente, qu’ils appelèrent ainsi du fleuve qui porte le même nom. Ce fut Aristonoüs et Pystile qu’ils instituèrent fondateurs de cet établissement, auquel ils donnèrent les lois de Géla.

Zanclé dut sa première fondation à des brigands de Cyme, ville de la Chalcide, dans la campagne d’Opice ; mais dans la suite, des hommes venus en grand nombre de la Chalcide et du reste de l’Eubée, occupèrent ce pays conjointement avec eux ; les fondateurs furent Périérès et Cratamène, l’un de Cyme, l’autre de Chalcis. Le nom de Zanclé fut d’abord donné a la ville par les Sicules, parce que l’endroit a la figure d’une faux, et qu’ils appellent une faux zanclos. Les habitans furent chassés dans la suite par des Samiens et d’autres Ioniens qui abordèrent en Sicile pour fuir la domination des Mèdes.

V. Peu après, Anaxilas, tyran du Rhégium, chassa une partie des Samiens, établit dans la ville, avec ceux qu’il y laissait, des hommes de races différentes, et l’appela Messène[265], du nom de la patrie dont il tirait son origine.

Imère fut fondée après Zanclé par Euclide, Simus et Sacon ; ce furent surtout des Chalcidiens qui vinrent former celle colonie ; mais des exilés de Syracuse, nommés Mylétides, vaincus dans une sédition, la partagèrent avec eux. Un langage mêlé de chalcidien et de dorique y domine ; mais les usages qui l’emportent sont ceux de la Chalcide.

Acrès et Casmènes furent fondées par les Syracusains : Acrès, soixante-dix ans après Syracuse, et Casmènes environ vingt ans après Acrès.

Camarina dut aussi sa première fondation aux Syracusains, vers cent trente-cinq ans après celle de Syracuse : les fondateurs furent Dascon et Monocole. Mais dans une guerre causée par la rébellion des habitans, les Syracusains les chassèrent ; Hippocrate, tyran de Géla, s’étant fait donner dans la suite, pour la rançon des prisonniers qu’il avait faits sur les Syracusains, le territoire de Camarina, devint lui-même fondateur de cette ville ; il y établit une colonie qui fut encore chassée par Gélon, et ce prince devint le troisième fondateur de Camarina.

VI. Telles étaient les nations grecques et barbares qui habitaient la Sicile, et telle la puissance de cette île, quand les Athéniens s’enflammèrent du désir d’y porter la guerre. La vérité est qu’ils voulaient la soumettre tout entière à leur domination ; mais ils couvraient ce dessein d’un prétexte généreux : celui de donner des secours à des peuples qui avaient avec eux une commune origine, et aux alliés de ces peuples. Ils étaient surtout animés par les députés d’Égeste qui étaient à Athènes, et qui sollicitaient vainement leur assistance. Limitrophes de Sélinonte, les Égestains étaient en guerre avec cette république pour quelques différends sur les mariages, et pour un territoire contesté. Ceux de Sélinonte, avec l’aide des Syracusains qu’ils avaient engagés dans leur alliance, les comprimaient par terre et par mer. Les députés d’Égeste rappelaient aux Athéniens le souvenir de l’alliance qu’Athènes avait contractée avec eux du temps de Lachès et de la première guerre des Léontins : ils demandaient qu’on expédiât des vaisseaux à leur secours ; bien des raisons qu’ils alléguaient en leur faveur se réduisaient en substance à faire entendre que si les Syracusains chassaient impunément les habitans de Léontium, ruinaient les autres alliés d’Athènes, et concentraient en eux seuls toute la puissance de la Sicile, il était à craindre que, Doriens eux-mêmes, liés aux Doriens par une même origine, et attachés en même temps aux Péloponnésiens dont ils étaient une colonie, ils ne portassent à ces derniers des secours formidables, et ne détruisissent, conjointement avec eux, la puissance athénienne ; qu’il était de la sagesse de cette république de s’opposer aux Syracusains avec ce qui lui restait d’alliés, surtout lorsque Égeste lui offrait des richesses suffisantes pour soutenir la guerre.

Les Athéniens, à force d’entendre répéter ces discours dans les assemblées tant par ces députés que par ceux de leurs orateurs qui soutenaient cette cause, décrétèrent qu’on enverrait d’abord à Égeste une députation pour vérifier si, comme on le disait, il existait en effet des richesses dans le trésor public et dans les temples, et pour savoir à quel point en était la guerre contre Sélinonte.

VII. Les députés furent expédiés pour la Sicile[266]. Le même hiver, les Lacédémoniens et leurs alliés, excepté les Corinthiens, portèrent la guerre dans l’Argie, y ravagèrent une petite étendue de terrain, et en rapportèrent quelques voitures de blé. Ils établirent à Ornées les exilés d’Argos, et leur laissèrent une faible partie de l’armée. Ils se retirèrent avec le reste, après avoir fait un traité, suivant lequel, pendant un certain temps, les Ornéates et les Argiens ne devaient se faire aucun mal les uns aux autres ; mais peu après, les Athéniens apportèrent, sur trente vaisseaux, six cents hoplites ; les Argiens vinrent se joindre à eux avec toutes leurs forces, et firent contre Ornées une attaque qui dura le jour entier. Comme ils s’éloignèrent à l’entrée de la nuit pour prendre un campement, les Ornéates s’évadèrent. Le lendemain, les Argiens s’apercevant de leur évasion, rasèrent la place, et firent leur retraite : les Athéniens ne tardèrent pas non plus à retourner chez eux par mer.

Ce fut aussi par mer qu’ils portèrent de la cavalerie à Méthone, sur les confins de la Macédoine. Ils joignirent à ces troupes les exilés macédoniens qui avaient cherché un asile à Athènes, et infestèrent le domaine de Perdiccas. Les Lacédémoniens firent inviter les Chalcidiens de Thrace, qui avaient une trêve de dix jours avec les Athéniens, à unir leurs armes à celles de Perdiccas ; mais ceux-ci refusèrent d’y consentir. Ainsi finit la seizième année de cette guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

VIII. L’été suivant, au commencement du printemps[267], les députés d’Athènes revinrent de Sicile, et avec eux ceux d’Égeste. Ils apportaient soixante talens d’argent non monnayé ; c’était pour soudoyer pendant un mois soixante vaisseaux qu’ils devaient prier les Athéniens de leur envoyer. Ceux-ci convoquèrent une assemblée ; ils écoutèrent toutes les choses attrayantes que leur voulurent dire les Égestains et leurs propres députés, tous les mensonges qu’ils voulurent faire, et comment il y avait de grands trésors tout prêts dans les temples et dans la caisse publique. Le résultat fut de décréter qu’il serait envoyé en Sicile soixante vaisseaux, sous le commandement d’Alcibiade, fils de Clinias, de Nicias, fils de Nicératus, et de Lamachus, fils de Xénophane, tous trois revêtus d’une pleine autorité. Ils devaient secourir les habitans d’Égeste contre ceux de Sélinonte, rétablir les Léontins, si leurs autres opérations leur en laissaient le temps, et tout disposer en Sicile, de la manière qui leur semblerait la plus avantageuse à la république.

Une autre assemblée fut convoquée cinq jours après, pour entrer en discussion sur les moyens les plus prompts d’équiper la flotte, et sur tout ce qui pourrait être nécessaire aux généraux. Nicias, qui avait été nommé malgré lui au commandement, pensait que la république venait de prendre une résolution dangereuse, trop précipitée, et dont l’objet, celui d’acquérir la domination de toute la Sicile, était difficile à remplir. Il s’avança dans l’intention de changer les esprits ; et voici dans quel sens il s’exprima :

IX. « Cette assemblée a pour objet les préparatifs de votre expédition en Sicile. Mais il me semble à moi, qu’il faut examiner encore s’il est à propos d’y envoyer une flotte, et que nous ne devons pas, sur une si légère délibération pour un objet de la plus grande importance, entraînés par des étrangers, nous jeter dans une guerre qui ne nous regarde pas. Et cependant cette guerre me procure un honneur, et je crains moins que d’autres pour mes jours, non que je ne regarde cependant comme un bon citoyen celui qui prend des précautions pour sa vie et pour sa fortune ; car, pour son propre intérêt, il doit désirer la prospérité de sa patrie. Au reste, jamais jusqu’ici les honneurs répandus sur moi ne m’ont fait parler contre ma pensée : je ne le ferai pas non plus aujourd’hui ; et ce que je crois le plus utile à l’état, je vais le faire entendre. Je sais trop, d’après votre caractère, que tout ce que je vais dire sera bien faible, si je vous conseille de ménager les avantages dont vous jouissez, et de ne pas mettre ce que vous tenez au hasard, pour courir après les incertitudes de l’avenir : cependant je vais vous faire voir que votre précipitation est déplacée, et que vous poursuivez ce qu’il n’est pas aisé d’atteindre.

X. « Je déclare que vous laissez ici derrière vous une foule d’ennemis, et que vous embarquer, c’est vouloir en attirer encore de nouveaux. Vous regardez peut-être comme quelque chose de solide les trêves que vous avez conclues ; trêves de nom, et seulement respectées tant que vous ne ferez aucun mouvement : car c’est dans cet esprit que les ont rédigées quelques hommes de ce pays même et de l’autre parti ; mais s’il vous arrive d’avoir quelque désavantage considérable, nos ennemis se trouveront bientôt prêts à nous attaquer ; eux qui sont entrés en accord avec nous par la seule raison qu’ils étaient malheureux, et qui, dans une situation plus fâcheuse que la nôtre, n’ont déposé les armes que par nécessité. D’ailleurs, il est dans la trêve bien des articles contestés. Il est aussi des villes qui ne l’ont pas même acceptée, et ce ne sont pas les plus faibles. Les unes nous font ouvertement la guerre, et les autres sont retenues, parce que les Lacédémoniens restent encore en repos, et parce qu’elles ont elles-mêmes une trêve de dix jours. Peut-être, voyant nos forces partagées (et nous nous hâtons d’amener cette époque), nous accableraient-elles avec les Siciliens, dont naguère elles auraient payé bien cher l’alliance. Voilà ce que devrait considérer tel qui vous donne des avis ; il ne devrait pas, quand la république est suspendue au-dessus d’un précipice, l’exposer à d’autres dangers, et nous inspirer la cupidité d’un nouvel empire, avant que nous n’ayons affermi le nôtre ; quand, depuis tant d’années, les Chalcidiens de Thrace se sont détachés de notre puissance, et ne sont pas encore soumis ; quand d’autres, sur le continent, n’ont qu’une obéissance douteuse ! Quoi ! nous nous empressons de secourir les Ëgestains nos alliés, parce qu’ils ont souffert une injure, et depuis long-lemps offensés nous-mêmes par des rebelles, nous différons encore de nous venger !

XI. « Et cependant, en soumettant les peuples dont nous avons à nous plaindre, nous pourrions conserver sur eux la domination ; mais vainqueurs de ceux que nous voulons attaquer, qui sont si loin de nous, qui sont en si grand nombre, il nous serait difficile de prendre sur eux l’empire. C’est une folie de marcher contre des peuples qu’on ne tiendra pas dans la soumission après la victoire, et qu’on n’attaquera plus avec le même avantage, si l’on ne réussit pas la première fois. Les Siciliens, déjà peu redoutables pour nous à mes yeux dans leur état actuel, le seraient encore moins s’ils tombaient sous la domination de Syracuse ; et c’est l’événement dont les Égestains veulent surtout nous faire peur. Aujourd’hui, séparés en différens états, ils pourraient à la rigueur fondre sur nous, par l’envie que chacun aurait de complaire aux Lacédémoniens ; mais, dans l’autre supposition, il n’est pas vraisemblable qu’on les vît lutter empire contre empire. Et en effet, de la même manière que, réunis aux peuples du Péloponnèse, ils nous auraient enlevé notre domination, ils devraient s’attendre à voir détruire leur empire par les Péloponnésiens. Voulons-nous frapper de terreur les Grecs de Sicile ? Ne nous montrons pas chez eux ; ou bien encore montrons-leur notre puissance, et ne tardons pas à nous retirer. Mais si nous éprouvions le moindre échec, bientôt ils nous mépriseraient, se joindraient contre nous aux Grecs du continent. Ce qu’on admire, nous le savons tous, c’est ce qui est fort éloigné ; c’est ce dont on se fait une grande idée, qu’on ne peut soumettre à l’épreuve. Vous-mêmes, ô Athéniens, vous en avez fait l’expérience à l’égard des Lacédémoniens et de leurs alliés. Pour les avoir vaincus contre votre espérance dans la partie où d’abord ils vous semblaient redoutables, vous en êtes venus à les mépriser, et déjà vous portez vos désirs vers la Sicile. Cependant il ne faut pas nous enorgueillir des malheurs de nos ennemis ; seulement prendre confiance en nous-mêmes sans cesser de réprimer nos pensées ambitieuses. Croyons que les Lacédémoniens ne songent qu’à profiter de leur humiliation, pour réparer dès à présent, s’ils le peuvent, leur honneur, en tirant parti des infortunes qui pourront nous arriver. Tels sont d’autant plus leurs sentimens que, depuis long-temps, et avec plus de travail, ils recherchent la réputation de valeur. Si nous sommes sages, ce n’est pas des Égestains, de ces barbares de Sicile, que nous devons nous occuper ; mais comment nous nous tiendrons fortement en garde contre une république qui emploie les ressources de l’oligarchie, pour former contre nous de funestes desseins.

XII. « N’oublions pas qu’à peine remis d’une maladie cruelle et de la guerre, nous ne faisons que commencer à réparer nos richesses et notre population. Il est juste que ce soit pour les consacrer ici à nos propres avantages, et non pas à ces bannis qui demandent du secours, qui ont intérêt de bien mentir, et qui, devenus heureux à nos périls, sans rien fournir que des paroles, auront peu de reconnaissance, ou, s’ils éprouvent quelque désastre, entraîneront leurs amis dans leur ruine. Que si quelqu’un, fier de l’élection qui lui donne le généralat, vous engage à cette expédition, ne regardant que son intérêt personnel, d’ailleurs trop jeune encore pour commander, mais avide du commandement pour se faire admirer par ses équipages de chevaux, et pour faire servir à son faste la dignité dont il est revêtu, ne lui permettez pas de briller en particulier par le danger de la république ; mais croyez que de tels citoyens nuisent à l’état en se ruinant eux-mêmes, et qu’il s’agit ici d’une affaire importante, qui ne doit être ni débattue par un jeune homme, ni lestement décidée.

XIII. « Je crains ceux que je vois prendre place ici pour l’appuyer, et je prie les vieillards qui se trouvent assis près des gens de cette faction de n’avoir pas honte de passer pour timides, en refusant de voter la guerre. Je les invite à n’avoir pas la maladie de cette jeunesse : celle de s’éprendre d’un amour malheureux pour les objets qu’elle ne possède pas. Ils savent qu’on gagne bien peu par la passion, beaucoup par la prévoyance. Au nom de la patrie qui se précipite dans le plus grand hasard qu’elle ait jamais couru, qu’ils se déclarent, dans leurs suffrages, contre cette faction ; qu’ils fassent décréter que c’est aux Siciliens à vider entre eux leurs différends, en se tenant renfermés dans les limites que nous ne pouvons leur contester ; le golfe Ionique, en côtoyant la terre, et celui de Sicile, en cinglant en haute mer. Que l’on dise en particulier aux Égestains que si, d’abord, ils ont bien entrepris la guerre contre Sélinonte sans l’intervention d’Athènes, ils peuvent bien aussi la terminer sans elle. Enfin, ne nous faisons plus, suivant notre usage, des alliés que nous défendrons dans le malheur, sans en tirer aucune utilité dans le besoin.

XIV. « Et toi, prytane[268], si tu crois de ton devoir de consulter les intérêts de la république, si tu veux être bon citoyen, remets l’affaire en délibération, et consulte une seconde fois l’opinion des Athéniens. Si tu crains de revenir sur un décret déjà porté, songe que ce n’est pas au milieu d’un si grand nombre de témoins qu’on peut t’accuser de violer les lois ; que tu es pour la république un médecin après le mauvais parti qu’elle a pris, et que bien remplir les devoirs de la magistrature, c’est faire beaucoup de bien à la patrie, ou ne lui faire, du moins volontairement, aucun mal. »

XV. Ainsi parla Nicias. Le plus grand nombre des Athéniens présens à l’assemblée demandait la guerre et ne voulait pas que le décret fût retiré. Quelques-uns étaient de l’avis contraire. Alcibiade mettait la plus grande chaleur à faire confirmer l’expédition. Opposé dans toutes les questions politiques à Nicias, il avait à cœur de le contredire dans celle-ci, parce que ce général venait de le désigner d’une manière offensante ; mais surtout il brûlait de commander. Il espérait conquérir la Sicile et Carthage, et, favorisé de la fortune, augmenter ses richesses et sa gloire. En grand crédit auprès de ses concitoyens, ses fantaisies, l’entretien de ses chevaux et toutes ses autres dépenses étaient au-dessus de ses facultés. Ce fut ce qui, dans la suite, ne contribua pas faiblement à la perte de la république. Bien des gens virent avec crainte l’excès de son faste et les délices de sa table, qui ne s’accordaient pas mieux que ses pensées ambitieuses avec les maximes de la république : ils crurent qu’il aspirait à la tyrannie, et il devint l’objet de leur haine. Homme public, il avait imprimé une grande force aux armées ; mais on n’en était pas moins choqué de sa conduite comme homme privé ; on commit à d’autres les affaires, et en peu de temps on perdit l’état.

Il s’avança au milieu de l’assemblée, et parla de la sorte aux Athéniens :

XVI. « Le commandement me convient mieux qu’à d’autres, et je crois en être digne. Il faut bien, Athéniens, que je commence par-là, quand je me vois attaqué par Nicias. Ce qui me rend fameux répand de la gloire sur mes ancêtres et sur moi-même, et tourne à l’avantage de la patrie. En effet, les Grecs, étonnés de la magnificence dont j’ai brillé dans les fêtes d’Olympie, se sont exagéré la puissance d’Athènes, eux qui se flattaient auparavant qu’elle était abattue par la guerre. J’ai lancé jusqu’à sept chars dans la carrière, ce qu’aucun particulier n’avait jamais fait ; j’ai remporté le premier prix, le second et le quatrième, et j’ai déployé partout une magnificence digne de ma victoire. La loi rend elle-même ce faste glorieux, et la pompe qu’on déploie en ces occasions inspire une grande idée des forces de l’état. Quant à l’éclat dont je brille dans l’intérieur de la république, soit dans les fonctions de chorége, soit en d’autres occasions, il excite l’envie des citoyens ; mais il manifeste aux étrangers votre puissance.

« Cette folie qu’on me reproche n’est donc pas inutile, quand, par mes dépenses particulières, ce n’est pas moi seul que j’illustre, mais la patrie. Il n’est pas injuste à celui qui conçoit une grande idée de lui-même de ne se pas regarder comme l’égal de tout le monde, puisque l’infortuné ne trouve personne qui veuille être son égal et partager son malheur. Si l’on ne daigne pas même adresser la parole au malheureux, qu’on supporte donc les hauteurs des hommes fortunés, ou que l’on commence par accorder aux autres l’égalité qu’on réclame. Je sais bien que les hommes qui se distinguent du vulgaire, et tous ceux qui, dans quelque partie, effacent les autres par leur éclat, sont, pendant leur vie, un objet de chagrin, surtout pour leurs égaux, et même pour tous ceux qui les entourent ; mais quand ils ne sont plus, on emploie jusqu’au mensonge pour faire croire qu’on est de leur famille ; leur patrie elle-même s’enorgueillit de les avoir vus naître ; elle craindrait qu’on ne pensât qu’ils lui furent étrangers ; elle les regarde comme ses enfans, ne leur reproche point de fautes, et ne les célèbre que par les grandes choses qu’ils ont faites.

« Tel est le sort où j’aspire. Fameux par ma conduite privée, voyez si je le cède à personne dans l’administration des affaires publiques. C’est moi qui, sans grand danger et sans grandes dépenses, vous ai concilié les plus puissantes villes du Péloponnèse : j’ai forcé les Lacédémoniens à risquer, en un seul jour, toute leur fortune à Mantinée ; et tout victorieux qu’ils ont été, ils n’ont pu reprendre encore de l’assurance.

XVII. « Voilà ce qu’a fait ma jeunesse, et cette folie qu’on regarde encore comme au-dessous de mon âge. Elle a su, en traitant avec la puissance du Péloponnèse, ménager les convenances dans les discours, et déployer en même temps cette vivacité qui inspire la confiance, et que vous auriez tort de craindre aujourd’hui. Pendant qu’elle est encore en moi dans toute sa force, et que la fortune semble favoriser Nicias, usez sans ménagement, pour votre profit, des qualités de l’un et de l’autre. Surtout ne vous repentez pas d’avoir décrété l’expédition de Sicile, comme si c’était une puissance formidable que vous aurez à combattre. Les villes qui la composent, surchargées d’une populace ramassée de toutes parts, changent volontiers de gouvernement, et reçoivent dans leur sein les premiers qui se présentent. Aussi, comme personne n’y croit avoir de patrie à soutenir, on n’a pas d’armes pour assurer sa vie, et le pays même n’est pas dans un état régulier de défense. Chacun se tient prêt à saisir ce qu’il croit pouvoir gagner sur la fortune publique, par l’adresse de ses discours, ou ce qu’il espère arracher par la sédition, et à changer de pays s’il ne réussit pas. On ne croira point qu’une telle multitude s’accorde à suivre un bon avis ou à faire un commun effort. Tous s’empresseront de se rendre à la première ouverture capable de leur plaire, surtout s’ils sont en état de rébellion, comme nous apprenons qu’ils s’y trouvent. D’ailleurs, ils n’ont pas autant de troupes complètement armées qu’ils ont la vanité de le faire entendre ; il en est comme du reste de la Grèce ; elle a fait voir qu’elle était loin de la population dont chaque état en particulier se vantait, et après avoir menti avec tant d’audace sur le nombre de ses soldats, elle s’est à peine trouvée suffisamment armée dans la dernière guerre.

« Tel, ou bien plus favorable encore pour nous, est, d’après ce que j’entends, l’état de la Sicile ; car nous aurons un grand nombre de Barbares qui, par haine pour les Syracusains, s’uniront à nous pour les attaquer, et les affaires de la Grèce ne vous causeront pas d’embarras, si vous prenez de sages mesures. Avec ces mêmes ennemis, qu’en vous embarquant vous allez, dit-on, laisser derrière vous, nos pères avaient encore le Mède à combattre ; ils ont cependant acquis l’empire, sans avoir d’autre supériorité que celle de leur marine. Jamais les Péloponnésiens n’ont eu moins qu’aujourd’hui l’espérance de l’emporter sur nous : qu’ils fassent même les plus grands efforts, ils seront bien en état de se jeter sur nos campagnes, quand même nous ne nous embarquerions pas ; mais, par leurs forces navales, ils ne peuvent nous faire aucun mal, car il nous reste une flotte capable de leur résister.

XVIII. « Quelle sera donc l’excuse de notre inaction, et que pourrons-nous dire à nos alliés de Sicile pour ne les pas secourir, nous que les sermens donnés et reçus de part et d’autre, incitent dans l’obligation de les défendre ? Ne leur objectons pas qu’eux-mêmes ne nous ont point assistés. En nous les attachant, nous n’avions pas dessein qu’ils vinssent ici nous prêter une assistance réciproque, mais qu’ils tourmentassent les ennemis que nous avons dans leur île, et ne leur permissent pas de venir dans notre pays. Nous-mêmes, et tous ceux qui possèdent une domination, ne l’avons acquise qu’en protégeant toujours avec ardeur les Grecs ou les Barbares qui nous ont implorés. Demeurer en repos, ou chicaner sur ceux qu’il faut secourir, c’est, après avoir ajouté quelque chose à sa puissance, le moyen de la mettre tout entière en danger. Car on ne se défend pas contre une puissance supérieure seulement lorsqu’elle attaque, mais en la prévenant pour l’empêcher d’attaquer. Nous ne sommes pas maîtres de régler jusqu’à quel point nous voulons exercer l’empire : parvenus où nous en sommes, c’est une nécessité de dresser aux uns des pièges, et de ne pas cesser d’agir contre les autres, puis que nous risquons de tomber sous le joug, si nous ne l’imposons pas. Nous ne pouvons envisager la tranquillité de la même manière que les autres peuples, à moins de changer en même temps de situation avec eux. Considérons que pour accroître nos avantages, il faut les aller chercher. Embarquons-nous : ce sera humilier l’orgueil des Péloponnésiens que de paraître les mépriser, et de passer en Sicile, au lieu d’embrasser le repos dont nous jouissons. Ou, ce qui est probable, nous aurons l’empire sur toute la Grèce, avec les forces que nous acquerrons dans cette île, ou nous ferons beaucoup de mal aux Syracusains, et par là nous travaillerons pour nous-mêmes et pour nos alliés. Avec notre flotte, nous serons maîtres de rester, s’il se fait quelque défection en notre faveur, ou de partir ; car elle nous donnera la supériorité sur toute la Sicile. Que les raisons de Nicias ne vous fassent pas changer d’avis : elles tendent à vous plonger dans l’inaction, et à mettre la discorde entre les jeunes gens et les vieillards. Suivez la conduite de vos pères. C’est par les conseils réunis de la jeunesse et de l’âge avancé, qu’ils ont élevé si haut leur puissance : tâchez, par les mêmes moyens, de rendre l’état encore plus florissant. Soyez convaincus que les uns sans les autres, jeunes et vieillards ne peuvent rien ; que l’état doit surtout sa force au concours des différentes classes qui le composent ; que si la république s’abandonne au repos, elle s’usera même comme tout le reste, et que toutes y périront de décrépitude ; que, dans un état de lutte, elle ajoutera sans cesse à son expérience, et contractera l’habitude de se défendre ; non par de vains discours, mais par des actions. En un mot, je maintiens qu’une république accoutumée à l’activité ne peut manquer de se détruire si, changeant de conduite, elle s’abandonne au repos, et que les peuples n’ont pas de plus sûr moyen de se conserver que de suivre, dans la concorde, leurs lois et leurs coutumes, quand elles seraient même vicieuses. »

XIX. Alcibiade, en parlant ainsi, entraîna les Athéniens. Ils étaient en même temps touchés des prières que leur adressaient les exilés d’Égeste et de Léontium, qui leur rappelaient leurs sermens et les suppliaient de les secourir. Ce fut avec encore bien plus de chaleur qu’auparavant qu’ils se déclarèrent pour la guerre. Nicias reconnut qu’il serait inutile, pour les en détourner, de reprendre encore les mêmes raisonnemens qu’il leur avait déjà fait entendre ; mais il crut qu’en détaillant les préparatifs qu’exigeait l’entreprise, et les leur montrant énormes, il leur ferait peut-être changer d’avis. Il s’avança donc, et leur tint en substance ce discours :

XX. « Puisque je vous vois tous empressés à faire la guerre, puisse-t-elle, ô Athéniens, avoir le succès que nous désirons. Je vais vous faire connaître ce que je pense dans la circonstance actuelle. D’après ce que j’entends dire, les villes que nous allons attaquer sont puissantes ; dans l’indépendance les unes des autres, elles n’ont pas besoin de ces révolutions dans lesquelles on se précipite volontiers, pour passer de l’état violent de l’esclavage à une plus douce situation. Il n’est pas non plus vraisemblable qu’elles reçoivent notre domination en échange de la liberté, nombreuses comme elles le sont, pour une seule île, et grecques la plupart. Je ne parlerai pas de Naxos et de Catane, que j’espère qui se joindront à nous, parce qu’elles ont avec les Léontins une même origine ; mais il en est sept autres surtout, dont l’état militaire est, à tous égards, aussi respectable que le nôtre, et entre elles, Sélinonte et Syracuse, les principaux objets de notre expédition. Elles sont bien pourvues d’hoplites, d’archers, de gens de traits, de navires et d’équipages. Elles ont des richesses dans les mains des particuliers, et des trésors déposés dans les temples de Sélinonte. Syracuse reçoit même de divers peuples barbares des contributions en nature. Et ce qui procure sur nous à ces villes un grand avantage, elles ont une forte cavalerie, et recueillent elles-mêmes leur blé, sans être obligées de le tirer du dehors.

XXI. « Contre une telle puissance, il ne suffit pas d’avoir une armée navale et faible ; nous devons transporter avec nous une infanterie formidable, si du moins nous voulons faire quelque chose qui réponde à la grandeur de nos desseins, et ne pas voir une formidable cavalerie s’opposer à notre descente. C’est ce qui nous sera surtout nécessaire, si les villes effrayées se liguent, et si, pour nous prêter une cavalerie qui puisse nous défendre, nous n’avons d’autres amis que les Égestains. Ce serait une honte d’être contraints par la force à nous retirer, ou de nous voir réduits, pour n’avoir pas d’abord pris de sages mesures, à envoyer ensuite demander ici des secours. Partons avec un puissant appareil, instruits que nous allons nous transporter loin de notre pays, et que nous ne ferons point la guerre à notre manière accoutumée. Nous n’allons pas, en qualité d’alliés, combattre dans un pays de notre dépendance, où nous puissions aisément recevoir de l’amitié les secours nécessaires, mais dans une contrée qui nous est tout étrangère, et d’où, pendant quatre mois de la mauvaise saison, il n’est pas même aisé qu’il arrive des nouvelles.

XXII. « Je crois donc que nous devons emmener un grand nombre d’hoplites, athéniens, alliés, sujets, et tâcher même d’en attirer du Péloponnèse, soit par la persuasion, soit par l’appât d’une solde. Il nous faut aussi beaucoup d’archers, et de frondeurs pour résister à la cavalerie ennemie. Nous avons besoin d’une grande quantité de vaisseaux pour transporter aisément tous les objets nécessaires. Il faudra encore emporter d’ici, sur des bâtimens de charge, du froment et de l’orge grillé, et tirer des moulins des boulangers à gage, et forcés à servir à leur tour, pour que l’armée ne manque pas de subsistances, si nous sommes quelque part surpris des vents contraires : car toute ville ne sera pas en état de recevoir une armée si nombreuse. Il faut enfin être pourvu, autant qu’il sera possible, de tout le reste, et ne pas compter sur les autres. Mais surtout nous devons emporter d’ici beaucoup d’argent ; car ces richesses des Égestains qui, dit-on, sont toutes prêtes là-bas, croyez qu’elles ne sont guère prêtes qu’en paroles.

XXIII. « Si nous partons dans un appareil qui non-seulement réponde à la puissance guerrière des peuples que nous allons attaquer, mais qui leur soit même supérieur à tous égards, ce ne sera qu’avec peine encore que nous serons capables de les vaincre, et de sauver ceux qui nous appellent. Songez que nous sortons dans le dessein d’occuper quelque ville dans un pays étranger et ennemi ; qu’il faut, dès le premier jour que nous prendrons terre, nous rendre maîtres de la campagne, ou être assurés qu’au premier échec tout va se tourner contre nous. Dans cette crainte, et convaincu que nous devons nous bien consulter à diverses reprises, et qu’il faut encore être heureux, ce qui n’est pas facile aux hommes, je veux, en partant, m’abandonner le moins qu’il me sera possible à la fortune, et prendre des mesures qui semblent devoir assurer le succès. Voilà, je crois, ce que sollicite l’intérêt de la république entière, et ce qui peut nous sauver quand nous allons combattre pour elle. Si quelqu’un a des idées contraires, je lui cède le commandement. »

XXIV. Ainsi parla Nicias. Il espérait, par la multiplicité de ses demandes, ou détourner les Athéniens de l’entreprise, ou, s’il était obligé de faire la guerre, partir au moins de cette manière en toute sûreté. L’immensité de ces préparatifs ne put refroidir les Athéniens ; elle ne fit plutôt qu’augmenter leur ardeur. Il arriva tout le contraire de ce qu’attendait Nicias. Ses conseils furent goûtés, et l’on pensa n’avoir plus rien à craindre. L’amour de s’embarquer saisit tout le monde à la fois : les vieillards, dans l’idée de soumettre le pays où ils allaient se rendre, ou d’être au moins avec de telles forces à l’abri des revers ; les hommes faits, par l’envie de voir et de connaître un pays lointain, avec la meilleure espérance d’en revenir ; la multitude et les soldats, dans l’espoir de gagner d’abord de l’argent, et ensuite d’ajouter à la force de l’état, et de se fonder, sur la conquête qu’ils allaient faire, une solde perpétuelle. Au milieu de cette foule zélée pour l’entreprise, si quelqu’un ne la goûtait pas, il craignait, en donnant son avis, de paraître malintentionné pour la république, et il gardait le silence.

XXV. Enfin un Athénien s’avança, et adressant la parole à Nicias : « Il ne faut, lui dit-il, ni chercher de défaites, ni user de délais, mais déclarer à l’instant, en présence de tous, quels préparatifs les Athéniens ont à décréter. » Nicias répondit malgré lui qu’il délibérerait plus mûrement à tête reposée avec ses collègues ; mais qu’autant qu’il pouvait en juger dans le moment, il ne fallait pas mettre en mer avec moins de cent trirèmes ; que les Athéniens fourniraient, pour le transport des gens de guerre, autant de bàtimens qu’ils jugeraient à propos, et qu’on demanderait le reste aux alliés ; que les hoplites, tant d’Athènes que des villes confédérées, ne devaient pas monter à moins de cinq mille, et que, s’il était possible, on en aurait davantage ; que le reste des préparatifs, tels que des archers d’Athènes et de Crète, des frondeurs, et enfin tout ce qui serait nécessaire, suivrait la même proportion.

XXVI. On ne l’eut pas plus tôt entendu, qu’on décréta que les généraux auraient de pleins pouvoirs, et que, pour ce qui concernait le nombre des troupes et toute l’expédition, ils feraient ce qui leur semblerait être le plus avantageux à l’état. Ensuite commencèrent les apprêts. On dépêcha des ordres aux alliés ; on dressa dans le pays des rôles de soldats. La république venait de se rétablir de la peste et des maux d’une guerre continue ; elle avait acquis une nombreuse jeunesse, et amassé des trésors à la faveur de la suspension d’armes. Tout s’offrait en abondance, et les préparatifs se faisaient.

XXVII. On en était occupé, quand il arriva qu’une nuit la face de la plupart des hermès de pierre qui sont à Athènes fut mutilée[269]. Les hermès sont des figures quarrées, et suivant l’usage du pays, on en voit un grand nombre, soit aux vestibules des maisons particulières, soit dans les lieux sacrés. Personne ne connaissait les coupables ; mais on en fit la recherche, et de grandes récompenses, aux frais du public, furent promises à ceux qui pourraient les découvrir. On décréta même que ceux qui auraient connaissance de quelque autre sacrilège, citoyens, étrangers ou esclaves, eussent à le dénoncer hardiment. On regardait cette affaire comme de la plus grande importance ; elle semblait être d’un mauvais augure pour l’entreprise, et l’on y voyait un complot, dont l’objet était d’amener une révolution, et de détruire le gouvernement populaire.

XXVIII. Des habitans et des valets, sans rien déposer sur les hermès, dénoncèrent que d’autres statues avaient été précédemment mutilées par des jeunes gens dans les transports de la gaîté et dans la chaleur du vin ; et que, dans certaines maisons, on célébrait par dérision les mystères. C’était Alcibiade qu’ils chargeaient. Ses plus grands ennemis saisirent cette accusation. Il les empêchait de se trouver toujours à la tête du peuple, et s’ils pouvaient le chasser, ils comptaient devenir les premiers hommes de l’état. Ils exagéraient le crime, répétant, dans leurs clameurs, que la mutilation des hermès et la profanation des mystères avaient pour objet de renverser la démocratie, et qu’aucun de ces sacrilèges n’avait été commis sans la participation d’Alcibiade. Ils ajoutaient en preuve la licence effrénée de toute sa conduite, qui ne s’accordait pas avec le régime populaire.

XXIX. Alcibiade se défendit aussitôt contre ces inculpations ; il était prêt à se mettre en justice avant son départ, pour répondre aux faits dont on l’accusait, à subir la peine des délits dont il serait trouvé coupable, ou à reprendre le commandement, s’il était absous ; car les préparatifs étaient dès lors terminés. Il protestait contre les accusations qui seraient portées en son absence, et demandait la mort sans délai s’il n’était pas innocent. Il remontrait que le parti le plus prudent était de ne pas laisser sortir à la tête d’une armée si puissante un homme prévenu de tels délits, avant de l’avoir jugé. Mais ses ennemis craignaient que, s’il était mis dès lors en jugement, l’armée n’eût pour lui de la bienveillance, et que le peuple ne montrât de la mollesse et ne voulut le ménager, parce que les Argiens et quelques troupes de Mantinée ne partaient qu’en sa considération. Pour détourner l’objet de sa demande et refroidir le peuple, ils mirent en avant d’autres orateurs. Ceux-ci représentèrent qu’Alcibiade devait mettre en mer sans délai, qu’il ne pouvait différer son départ, et qu’à son retour il serait temps d’ajourner sa cause. Ils avaient en vue de le charger encore davantage, ce qui serait plus aisé dans son absence, et de le rappeler ensuite pour lui faire son procès. Il fut décidé qu’il partirait.

XXX. Ou était déjà au milieu de l’été[270], quand on mit à la voile pour la Sicile. Il fut ordonné que la plupart des alliés, les bâtimens de vivres, les navires de charge, et tous les bagages qui suivaient l’armée, se rassembleraient d’abord à Corcyre, d’où tous ensemble passeraient au promontoire d’Iapygie dans l’Ionie. Le jour prescrit, les Athéniens et ceux des alliés qui se trouvaient à Athènes descendirent au Pyrée dès le lever de l’aurore, et montèrent leurs vaisseaux pour faire voile. Presque toute la ville, tant citoyens qu’étrangers, descendit avec eux. Les gens du pays conduisaient ceux qui leur appartenaient, leurs amis, leurs parens, leurs fils. Ils marchaient, remplis d’espérances, mais en gémissant, occupés à la fois de ce qu’ils allaient acquérir, et de ceux que peut-être ils ne reverraient plus ; ils ne pouvaient se dissimuler la distance qui les allait séparer de ces objets si chers.

XXXI. Dans ce moment de séparation, où ceux qui s’éloignaient allaient courir aux dangers, on sentait mieux tout ce que l’entreprise avait de terrible qu’au moment où elle avait été décrétée ; mais les regards étaient en même temps frappés de la force et du nombre des apprêts de toute espèce, et ce coup d’œil rassurait. C’était pour en jouir qu’étaient accourus les étrangers et toute la multitude, comme à un spectacle bien digne d’exciter la curiosité, et que ne pouvait se peindre l’imagination. Cet appareil, le premier de cette importance sorti d’une seule ville, et composé de troupes grecques, était le plus brillant et le plus magnifique qu’on eût vu de ce temps. Il est vrai qu’il n’avait paru ni moins de vaisseaux ni moins d’hommes en armes dans l’expédition d’Épidaure, conduite par Périclès, ni même dans celle de Potidée, commandée par Agnon : les Athéniens seuls avaient fourni quatre mille hommes complètement armés, trois cents chevaux, cent trirèmes ; il y en avait eu cinquante de Lesbos et de Chio, et un grand nombre d’alliés étaient montés sur la flotte ; mais il ne s’agissait alors que d’une courte traversée, et tous les préparatifs avaient été peu considérables. Au contraire, cette dernière expédition devait être de longue durée, et l’on s’était pourvu de tout ce qui était nécessaire pour les troupes et pour les vaisseaux. L’équipement se fit à grands frais aux dépens du public et des triérarques. L’état donnait par jour une drachme[271] à chaque matelot ; il fournissait des vaisseaux vides, dont soixante légers et quarante destinés à porter des troupes. C’étaient les triérarques qui pourvoyaient ces bâtimens des meilleurs équipages, et ils accordaient aux thranites[272], et aux autres rameurs une augmentation de solde, indépendamment de celle qui était payée du trésor public. Ils avaient mis de la magnificence dans les sculptures de la proue des vaisseaux[273] et dans tous les ornemens ; chacun d’eux se piquait d’émulation, et voulait que son navire fût le plus brillant et le plus léger à la mer. On avait enrôlé la meilleure infanterie, et ceux qui la composaient se disputaient entre eux de la bonté des armes et du goût des vêtemens. C’était un combat à qui remplirait le mieux les ordres qu’il pouvait recevoir, et l’on aurait dit qu’il s’agissait plutôt de montrer au reste de la Grèce la force et la richesse d’Athènes, que de faire des apprêts contre un ennemi. Car si l’on calcule la dépense du trésor public et celle des guerriers en particulier, tous les frais que l’état avait déjà faits, tout ce qu’il fit emporter aux généraux, ce qu’il en coûta en particulier à chacun pour s’équiper, et à chaque triérarque pour son bâtiment, sans compter ce qu’il devait dépenser encore ; ce que d’ailleurs il est à présumer que chacun, en sortant pour une longue expédition, prit avec lui pour le voyage, indépendamment de sa solde, et tous les effets que les soldats et les marchands destinaient à faire des échanges, on trouvera qu’il sortit en tout de la république une somme considérable de talens. Cette armée n’était pas moins prodigieuse par son effrayante audace, et par l’éclat dont elle offrait le spectacle, que par le nombre formidable des combattans dont elle menaçait les peuples qu’elle allait attaquer ; elle l’était encore parce que c’était l’expédition la plus éloignée qu’on eût entreprise, et qu’elle offrait pour l’avenir, d’après les forces qu’elle réunissait, les plus grandes espérances.

XXXII. Quand les troupes furent montées sur les trirèmes, et qu’on eut chargé les bâtimens de tout ce qu’il fallait emporter, le signal du silence fut donné au son de la trompette. Les prières accoutumées avant le départ ne se firent pas en particulier sur chaque navire, mais sur la flotte entière, à la voix d’un héraut. On mêla le vin dans les cratères, et toute l’armée, chefs et soldats, fit les libations dans des vases d’or et d’argent : la multitude qui couvrait le rivage accompagna ces prières, tant les citoyens que tous ceux qui désiraient le succès de l’entreprise. Après avoir chanté le pæan et terminé les libations, on fit voile, et d’abord les vaisseaux mirent en mer à la file : ce fut jusqu’à la hauteur d’Égine un combat à qui voguerait le mieux. Ils hâtaient leur course vers Corcyre, rendez-vous du reste des alliés.

La nouvelle de cet embarquement fut portée de bien des côtés en Sicile ; mais on fut longtemps sans y croire. Cependant une assemblée fut convoquée ; les uns ne doutaient pas de l’armement des Athéniens, les autres le niaient ; chacun parlait suivant son opinion ; mais Hermocrate s’avança, se croyant bien instruit de la vérité. Il parla à peu près ainsi :

XXXIII. « Je vous semblerai, peut-être, comme d’autres, choquer la vraisemblance, en déclarant que l’expédition des Athéniens est certaine, et je n’ignore pas que ceux qui disent ou annoncent des faits qui paraissent incroyables, n’en sont pas quittes pour n’être pas crus, mais qu’on les traite encore d’insensés. Cette crainte ne me fera pas garder le silence, quand la république est en danger, persuadé que si je parle, c’est que je suis mieux instruit qu’un autre. Oui, ce qui vous cause un tel étonnement est vrai ; les Athéniens s’avancent avec une puissante armée de terre et de mer. Leur prétexte est de secourir les Égestains et de rétablir les Léontins ; leur véritable dessein, d’envahir la Sicile et surtout notre république, assurés, s’ils en deviennent maîtres, d’avoir aisément tout le reste. Regardez-les donc comme près d’arriver, et voyez, d’après vos ressources, de quelle manière vous leur opposerez la plus forte résistance. Ne restez pas sans défense par mépris pour vos ennemis, ni dans une entière incurie par incrédulité. Mais tout en croyant à leur entreprise, ne soyez effrayés ni de leur audace ni de leurs forces. Ils ne peuvent pas nous faire plus de mal qu’ils n’en auront à souffrir de notre part ; et s’ils arrivent avec un grand appareil, ce n’est pas un faible service qu’ils nous rendent. Nos affaires en iront mieux auprès des autres peuples de la Sicile ; car frappés de terreur, ils seront plus disposés à combattre pour nous. Si nous parvenons à les défaire, ou du moins à les chasser, sans qu’ils aient pu remplir aucun de leurs objets (car je ne crains pas de leur voir effectuer toutes leurs attentes), ce sera pour nous le plus bel événement, et je suis loin de le croire désespéré. Il est rare en effet que les Grecs ou les Barbares, quand ils se sont portés trop loin de chez eux, aient réussi dans de grandes expéditions. On ne peut jamais arriver en plus grand nombre que les habitans et les voisins du pays qu’on vient attaquer ; la crainte les réunit tous ; et que l’on vienne à manquer de quelque chose dans une terre étrangère, quoique ce malheur doive être surtout imputé à ceux qui le supportent, ils n’en laissent pas moins un grand nom à leurs ennemis. C’est ainsi que ces Athéniens eux-mêmes ont accru leur puissance, quand le Mède, en annonçant que c’était contre eux qu’il marchait, eut éprouvé des disgrâces multipliées qu’on avait été loin de prévoir ; nous ne devons pas désespérer d’avoir la même fortune.

XXXIV. « Armons-nous de courage. Faisons ici nos dispositions, et envoyons chez les Sicules. Assurons-nous des uns encore davantage, tâchons d’avoir les autres pour amis et pour alliés. Expédions des députés chez tous les peuples de la Sicile, et faisons-leur connaître qu’un danger commun les menace avec nous ; envoyons dans l’Italie pour la faire entrer dans notre alliance, pour empêcher du moins qu’on n’y reçoive les Athéniens. Il serait bon, suivant moi, d’envoyer aussi à Carthage ; car les Carthaginois ne sont pas sûrs que les Athéniens ne viennent point un jour les attaquer, ou plutôt c’est une crainte qu’ils éprouvent sans cesse. Peut-être dans la pensée que, s’ils négligent cette occasion, ils se trouveront eux-mêmes dans l’embarras, voudront-ils nous secourir de quelque manière que ce soit, en secret du moins, si ce n’est pas ouvertement. S’ils en ont la volonté, ils en ont aussi mieux que personne le pouvoir. Ils ont beaucoup d’or et d’argent, et c’est ce qui décide la fortune de la guerre et de tout le reste. Envoyons aussi à Lacédémone et à Corinthe ; demandons-y qu’on nous donne de prompts secours, et qu’on fasse en même temps une invasion dans l’Attique. Mais il est une chose que je crois plus importante que tout le reste, et dont notre nonchalance accoutumée ne me permettra pas de vous persuader aisément ; cependant je vais vous la dire : c’est que tous tant que nous sommes de Siciliens, s’il se peut, ou du moins le plus grand nombre qu’il sera possible avec nous, nous mettions à flot tout ce que nous avons de bâtimens, et qu’avec des vivres pour deux mois nous allions au devant des Athéniens, à Tarente et au cap d’Iapygie. Qu’ils sachent qu’avant de combattre pour la conquête de la Sicile, ils auront des combats à livrer pour le passage de la mer Ionienne. Ce serait surtout ainsi que nous leur causerions le plus de terreur, et comme nous ne manquerions pas d’être reçus à Tarente, nous les obligerions de considérer que, gardiens de notre pays, nous avons pour point de départ une terre amie ; qu’ils ont une grande étendue de mer à traverser avec tout leur appareil, qu’il leur sera difficile, dans un si long trajet, de rester en bon ordre, et qu’il nous sera facile à nous de les attaquer, lorsqu’ils avanceront lentement et par petites divisions. Supposons qu’ils allègent leurs vaisseaux, et qu’ils voguent en rangs plus serrés, pour nous offrir le combat ; s’ils se servent de la rame, nous tomberons sur eux quand ils seront fatigués ; si nous ne le voulons pas, nous serons maîtres de nous retirer à Tarente. Mais eux, qui se seront embarqués avec peu de provisions, et comme pour ne soutenir qu’un combat naval, ne pourront manquer d’éprouver la disette sur des côtes inhabitées. Qu’ils y restent, ils y seront assiégés par le besoin ; ou s’ils tentent le passage, ils abandonneront une partie de leurs ressources, et trop mal assurés des bonnes intentions des villes, incertains d’y être reçus, ils tomberont dans l’abattement. Pour moi, je pense qu’arrêtés par ces motifs, ils ne partiront même pas de Corcyre ; mais que tout occupés à tenir conseil, et à faire observer combien et en quel endroit nous sommes, ils pousseront le temps jusqu’à l’hiver, ou que frappés de ces obstacles inattendus, ils renonceront à leur expédition. D’ailleurs, à ce que j’entends, c’est à contre-cœur que le plus expérimenté de leurs généraux les conduit : qu’on nous voie faire quelque action d’éclat, il saisira ce prétexte avec joie. Je suis bien sûr qu’on annoncera nos forces avec exagération. Les opinions se forment sur les bruits courans, et l’on craint plus l’ennemi qui est le premier à attaquer que ceux qui font connaître qu’ils se défendront en cas d’attaque : on croit qu’ils ne sont point inférieurs aux dangers qu’ils affrontent. Cette crainte, les Athéniens l’éprouveraient. Ils viennent à nous dans l’idée que nous ne nous défendrons pas ; ils nous méprisent justement, parce que nous ne nous sommes pas unis aux Lacédémoniens pour les détruire. Mais s’ils nous voyaient une audace qu’ils sont loin de nous supposer, ils seraient plus frappés de cet événement inattendu que de nos forces effectives, s’ils pouvaient les connaître.

« Croyez-moi donc ; osez ce que je vous conseille ; sinon, faites du moins au plus tôt tous vos préparatifs pour la guerre. Que chacun se représente que c’est dans la chaleur de l’action qu’il est beau de montrer son mépris pour les agresseurs ; mais que le parti le plus utile à prendre maintenant, c’est de regarder nos ennemis comme dangereux, et de faire contre eux, avec un sentiment de crainte, les dispositions les plus sûres. Les Athéniens arrivent ; je sais qu’ils sont en mer ; je dirais presque qu’ils sont ici. »

XXXV. Voilà ce que dit Hermocrate. De grandes disputes s’élevèrent parmi les Syracusains. Les uns assuraient que les Athéniens ne viendraient pas, et que les bruits qu’on semait étaient faux : quand ils viendraient, disaient les autres, quel mal nous feraient-ils, sans en recevoir encore plus de notre part ? D’autres méprisaient ces rumeurs et tournaient l’affaire en risée. Il en était peu qui crussent Hermocrate et qui craignissent l’événement. Athénagoras s’avança : c’était un chef du peuple et l’homme en qui la plupart eussent alors le plus de confiance. Il parla de la sorte :

XXXVI. « Il serait bien lâche, ou bien mal intentionné pour sa patrie, celui qui ne souhaiterait pas de voir les Athéniens prendre une si mauvaise résolution, et venir ici se mettre sous nos mains. Que certaines gens nous annoncent de telles nouvelles et cherchent à nous effrayer, c’est une audace qui ne m’étonne pas ; ce qui m’étonne, c’est leur stupidité, s’ils croient qu’on ne connaît pas leurs intentions. Ceux qui éprouvent en particulier quelque crainte, veulent plonger l’état dans la terreur, pour envelopper de ténèbres leur timidité à la faveur des craintes générales. Voilà ce que signifient ces nouvelles : elles ne se répandent pas d’elles-mêmes, et sont forgées par des hommes qui ne savent qu’exciter sans cesse de tels mouvemens. Mais vous, si vous êtes sages, ce n’est pas d’après ce que ces gens annoncent que vous devez raisonner sur le parti qu’il faut prendre, mais d’après ce que doivent faire des hommes prudens et d’une grande expérience, tels que je regarde les Athéniens. Il n’est pas croyable qu’ils laissent derrière eux les Péloponnésiens et une guerre encore peu solidement terminée, pour venir, de leur propre mouvement, en chercher une autre non moins difficile. Je crois bien qu’ils se félicitent plutôt de ce que nous n’allons pas les attaquer nous-mêmes, nous qui formons tant de villes et des villes si puissantes.

XXXVII. « Mais s’ils venaient, comme on le dit, je maintiens que la Sicile, mieux pourvue de tout que le Péloponnèse, est plus capable de les arrêter, et que notre république seule est bien plus forte que l’armée qui, dit-on, s’avance maintenant, quand elle serait deux fois encore plus nombreuse. Je suis certain qu’ils n’auront point de cavalerie, qu’ils n’en tireront d’ici, si ce n’est une très faible, qu’Égeste pourra leur fournir, et qu’il ne viendra pas sur une flotte autant d’hoplites que nous en avons. C’est une chose difficile, même avec des vaisseaux légers, de franchir une si longue navigation et d’apporter tout ce qui d’ailleurs est nécessaire pour attaquer une ville de l’importance de la nôtre. Je suis si loin des craintes qu’on cherche à vous inspirer, que même si les Athéniens, à leur arrivée, avaient à leur disposition une autre ville telle que Syracuse, et située sur nos frontières, d’où ils n’eussent qu’à partir pour nous faire la guerre, je croirais à peine qu’ils évitassent leur entière destruction : que sera-ce donc s’ils ont la Sicile pour ennemie ? Ils ne pourront camper qu’à l’abri de leurs vaisseaux. Réduits à de méchantes tentes et au plus étroit nécessaire, notre cavalerie ne leur permettra guère de s’éloigner. En un mot, je pense qu’ils seront à peine maîtres de prendre terre, tant je crois que nos forces auront de supériorité.

XXXVIII. « Ce que je dis, les Athéniens le savent comme moi, et je suis sûr qu’ils pensent à conserver ce qu’ils possèdent. Mais il se trouve ici des gens qui nous disent ce qui n’est point, ce qui ne sera point ; et ce n’est pas d’aujourd’hui, c’est de tout temps que je connais leur envie d’effrayer le peuple par de semblables discours, par d’autres encore plus dangereux, et même par des voies de fait. Leur but est de se voir à la tête de la république, et je crains bien qu’à force de tentatives ils ne réussissent un jour. Nous sommes lâches à nous mettre en garde contre leurs desseins, avant d’en souffrir les effets, et à les punir quand ils sont connus. Aussi notre république jouit-elle rarement de la tranquillité, souvent en proie aux séditions, obligée de soutenir moins de combats contre les ennemis que contre elle-même, et quelquefois soumise à des tyrans et à des pouvoirs usurpés. Si vous suivez mes conseils, je tâcherai que de tels maux n’arrivent pas de nos jours. Avec vous, qui formez le plus grand nombre, j’emploierai la persuasion ; et contre ceux qui ourdissent de semblables trames, les peines ; et ce ne sera pas seulement contre les coupables manifestes, il est difficile de les prendre sur le fait, mais contre ceux qui ont de mauvais desseins et ne peuvent les remplir. Car il ne faut pas seulement se défendre contre les attentats d’un ennemi, mais se prémunir contre ses intentions mêmes, dans la crainte de tomber dans ses embûches, si l’on ne s’en est pas garanti. Il est un petit nombre d’hommes que je convaincrai de leurs mauvais desseins, dont j’éclairerai la conduite, que j’instruirai de leur devoir, et c’est, je crois, le meilleur moyen de les détourner du crime.

Mais vous, jeunes gens, car c’est à quoi j’ai souvent réfléchi, que voulez-vous ? avoir déjà part au gouvernement ? la loi ne le permet pas ; elle vous écarte des honneurs, parce que vous ne sauriez les remplir, et non pour vous en tenir éloignés quand vous en devenez capables. Voulez-vous n’être pas réduits à l’égalité avec le plus grand nombre ? et comment serait-il juste que des égaux ne jouissent pas de l’égalité ?

XXXIX. « On dira que la démocratie est absurde et inique, et que les riches gouvernent le mieux. Je réponds d’abord que ce qu’on appelle le peuple est l’état tout entier, et que ce qui forme l’oligarchie n’en est que le petit nombre ; ensuite que les riches sont excellens pour garder les richesses, les gens sages pour donner des conseils, et le peuple pour juger, après avoir entendu un bon exposé des affaires. Dans la démocratie, ces différens ordres, pris ensemble et séparément, jouissent des mêmes droits : au lieu que l’oligarchie abandonne les dangers au grand nombre ; et non contente de ravir la plus grande partie des avantages, elle les usurpe tous. C’est à cet odieux partage qu’aspirent ici des riches et des jeunes gens, et c’est ce qu’ils n’obtiendront pas, dans une aussi grande ville que la nôtre. O les plus insensés des hommes ! Vous êtes les plus stupides des Grecs que je connaisse, si vous ne sentez pas en ce moment que c’est après des maux que vous courez ; ou les plus injustes, si vous le savez, et si vous persistez dans votre audace.

XL. « Mieux instruits, ou revenus à résipiscence, travaillez, pour l’intérêt de tous, à rendre encore la république plus florissante, persuadés que ceux d’entre vous qui ont le plus de mérite participeront à ses avantages, et qu’ils y auront même une meilleure part que la multitude ; mais avec d’autres vues, vous risquez de perdre l’état. Cessez de répandre des avis tels que ceux que vous faites courir, sûrs que nous pressentons vos desseins, et que nous ne vous permettrons pas de les exécuter. Notre ville, quand même les Athéniens arriveraient, se défendra d’une manière digne d’elle. Nous avons des généraux, qui auront l’œil sur ces événemens. Si rien n’est vrai de tout ce qu’on nous annonce, et c’est ce que je crois, l’état ne se laissera point intimider par vos avis, il ne vous choisira pas pour ses chefs, et ne se jettera pas de plein gré dans l’esclavage ; mais il considérera les choses par lui-même, jugera vos propos comme des actions, et ne se laissera pas ravir la liberté par de vaines paroles. Enfin il tâchera de se conserver, en restant sur ses gardes, et ne vous permettra pas d’en venir à l’exécution de vos projets. »

XLI. Voilà ce que dit Athénagoras. L’un des généraux se levant, ne permit plus à personne de prendre la parole, et il s’exprima lui-même ainsi sur la question qu’on agitait. « Il n’est sage ni de se permettre des invectives les uns contre les autres, ni de paraître les approuver en daignant les entendre. Il vaut mieux, d’après les bruits qui se répandent, que chaque citoyen en particulier, que la république entière, voient comment il faut se disposer à bien recevoir les ennemis ; si ces précautions sont inutiles, ce ne sera point un mal pour l’état de se pourvoir de chevaux, d’armes, de tout ce qu’exige la guerre. Nos fonctions, à nous, seront de donner nos soins à ces apprêts, d’en avoir l’inspection, d’envoyer reconnaître les dispositions des villes, de pourvoir, en un mot, à tout ce qui nous semblera nécessaire. Nous avons déjà pris des mesures, et nous vous ferons le rapport de ce que nous pourrons apprendre. »

Ainsi parla ce général, et l’assemblée fut dissoute.

XLII. Les Athéniens étaient déjà tous à Corcyre avec les alliés. Les généraux firent d’abord une nouvelle revue de la flotte, et la disposèrent dans l’ordre où elle devait entrer en rade et se ranger en bataille. Ils en firent trois divisions, et se les partagèrent au sort. C’était pour éviter les embarras qu’en voguant tous ensemble ils eussent éprouvés à faire de l’eau, à entrer dans les ports, à se pourvoir de munitions dans les endroits où il faudrait séjourner ; c’était aussi pour mieux tenir les troupes dans l’ordre, et rendre le commandement plus facile, en donnant un chef à chacune de ces divisions. Ils se firent ensuite devancer en Italie et en Sicile par trois vaisseaux, les chargeant de s’informer des villes qui consentiraient à les recevoir, et de revenir à la rencontre de la flotte, donner ces lumières aux généraux avant leur arrivée.

XLIII. Ces dispositions terminées, les Athéniens quittèrent Corcyre, et firent voile pour la Sicile avec toutes les trirèmes, au nombre de cent trente-quatre, et deux pentécontores de Rhodes. L’Attique avait fourni cent de ces vaissaux, dont soixante étaient des batimens légers, les autres portaient des gens de guerre. Chio et les autres alliés avaient fourni le reste de la flotte. Les hoplites étaient en tout au nombre de cinq mille cent hommes, dont quinze cents Athéniens portés sur le rôle : sept cents valets faisaient le service de soldats de marine. Les alliés prenaient part à cette expédition, des sujets, ou des Argiens au nombre de cinq cents, et deux cent cinquante Mantinéens et mercenaires. Les archers formaient en tout quatre cent quatre-vingts hommes, dont quatre-vingts de Crète. Il y avait sept cents frondeurs rhodiens et cent vingt bannis de Mégare, armés à la légère. On n’avait qu’un seul vaisseau construit pour le transport des chevaux ; il portait trente cavaliers.

XLIV. Telles furent les premières forces qui partirent pour cette guerre. Elles étaient accompagnées de trente vaisseaux de charge qui portaient les bagages et les subsistances, et que montaient les boulangers, les maçons, les forgerons ; on y avait embarqué tous les instrumens nécessaires à des constructions de murailles. Avec ces vaisseaux marchaient cent batimens, forcés à servir dans cette expédition. Beaucoup d’autres vaisseaux de charge et de batimens suivaient volontairement l’armée.

Toute cette flotte, sortie de Corcyre, entra dans le golfe d’Ionie. Les uns gagnèrent le cap Iapygie, les autres Tarente, d’autres abordèrent ailleurs, suivant que s’en offrit la commodité ; ils côtoyèrent l’Italie, sans qu’aucune ville les reçût dans ses murs ni dans ses marchés. On leur permettait seulement de se mettre en rade, et de faire de l’eau ; ce que Tarente et Locres n’accordèrent même pas. Ils arrivèrent enfin à Rhégium, promontoire d’Italie, et s’y rassemblèrent ; mais on ne les reçut pas dans la ville ; ils furent obligés de camper en dehors, sur le terrain consacré à Diane, où on leur ouvrit un marché. Ils tirèrent leurs vaisseaux à terre, et prirent du repos. Ils entrèrent en négociation avec les Rhégiens, les priant, en qualité de Chalcidiens, de secourir les Léontins qui avaient la même origine. La réponse fut qu’on ne prendrait parti pour les uns ni les autres, et qu’on suivrait l’exemple qui serait donné par le reste de l’Italie. Les Athéniens considéraient par quels moyens ils pourraient faire réussir leurs affaires en Sicile : ils attendaient en même temps le retour des vaisseaux qu’ils avaient expédiés en avant pour Égeste. Ils voulaient savoir si le rapport que les députés avaient fait à Athènes sur les richesses de cette ville, s’accordait avec la vérité.

XLV. Dès lors fut portée de toutes parts à Syracuse, et en particulier par les gens envoyés en observation, la nouvelle assurée que la flotte d’Athènes était à Rhégium. On mit le plus vif empressement à faire les dispositions pour la défense, et il ne resta plus de doute. On envoya chez les Sicules, aux uns des troupes pour les garder, aux autres des députations. On transporta des garnisons dans les places situées sur la route des ennemis. On fit dans la ville la revue des chevaux et des armes, et l’on examina si tout était en bon état. Enfin on disposa tout comme pour une guerre prochaine, et qui était même en quelque sorte commencée.

XLYI. Les trois vaisseaux revinrent à Rhégium. Ils annoncèrent que toutes ces grandes richesses qu’on avait promises n’existaient pas, et qu’il ne se montrait que trente talens. Les généraux se trouvèrent dans un grand embarras : c’était un premier obstacle qu’ils éprouvaient dans leur entreprise, et les Rhégiens, quoiqu’on eût commencé d’abord à les persuader, refusaient de marcher avec eux. On avait eu lieu de s’attendre à leurs secours, parce qu’ils ont une origine commune avec les Léontins, et qu’ils leur avaient été toujours attachés. Nicias s’était attendu à ce qu’on éprouvait de la part d’Égeste ; mais cet événement semblait incompréhensible aux deux autres généraux. Voici la ruse dont s’étaient avisés les Égestains, quand les premiers députés d’Athènes étaient venus prendre des informations sur leur fortune. Ils les avaient conduits a Érix, dans le temple de Vénus, et leur avaient montré les offrandes qu’il renfermait, des vases, des aiguières, des cassolettes à brûler de l’encens, et une grande quantité de toute sorte de vaisselle. Tout était en argent, et offrait à la vue une grande valeur sans en avoir beaucoup. Ceux qui montaient les trirèmes furent invités en particulier à des repas, et pour les recevoir, on assemblait tout ce qu’il y avait de vaisselle d’or et d’argent à Égeste ; on empruntait aux villes voisines, phéniciennes ou grecques, et chacun en couvrait ses buffets comme si elle lui avait appartenu. C’était presque toujours la même qui servait partout, et comme partout on en voyait une grande quantité, les gens des trirèmes étaient frappés d’étonnement : de retour à Athènes, ils s’écrièrent qu’ils avaient vu des richesses immenses. Trompés eux-mêmes, ils persuadèrent les autres, et quand il se fut répandu qu’il n’y avait pas d’argent à Égeste, ils reçurent, de la part des troupes, de violens reproches. Les généraux tinrent conseil sur les circonstances présentes.

XLVII. L’avis de Nicias fut de passer avec toute l’armée à Sélinonte, puisque c’était le principal objet de l’expédition. Si les Égestains fournissaient de l’argent pour toutes les troupes, on prendrait un parti en conséquence ; sinon, ils seraient requis de pourvoir à la subsistance des soixante vaisseaux qu’ils avaient demandés, et l’on s’arrêterait pour réconcilier avec eux, de bon accord ou de force, ceux de Sélinonte : on côtoierait ensuite les autres villes, pour leur montrer la puissance d’Athènes, et leur faire connaître avec quel intérêt elle sert ses amis et ses alliés, et l’on retournerait enfin dans l’Attique, à moins qu’il ne s’offrît promptement, et d’une manière inattendue, quelque occasion de rendre service aux Léontins, ou de s’attacher quelques autres villes, sans risquer de mettre la république en danger en la jetant en dépense.

XLVIII. Alcibiade prétendit qu’après avoir mis en mer une telle puissance il ne fallait pas retourner honteusement sans avoir rien fait ; qu’on devait envoyer des hérauts dans toutes les villes, excepté Sélinonte et Syracuse, travailler à détacher une partie des Sicules de la cause des Syracusains, et gagner l’amitié des autres qui fourniraient des troupes et des subsistances ; que d’abord on s’assurerait de Messine, ville bien située sur la route, et qui était surtout l’endroit où l’on devait aborder ; que ce serait pour la flotte un bon port, et pour les troupes un bon lieu de repos ; qu’après avoir attiré des villes à leur alliance, et reconnu le parti que chacune embrasserait, ils attaqueraient Syracuse et Sélinonte, si celle-ci ne s’accordait pas avec Égeste, et si celle-là ne rétablissait pas les Léontins.

XLIX. Lamachus déclara hautement qu’il fallait voguer à Syracuse, et en former au plus tôt l’attaque, pendant qu’on n’y avait pas encore fait de dispositions, et que la crainte y dominait ; que toute armée inspirait d’abord la terreur, mais que si elle perdait le temps avant de se montrer, les esprits reprenaient courage, et qu’au moment où elle paraissait, elle n’excitait plus que le mépris ; que, pour s’assurer la supériorité, il ne fallait qu’étonner par une attaque subite, pendant qu’on était encore attendu avec effroi ; que les Athéniens jetteraient partout l’épouvante, d’abord par leur seul aspect, puisqu’ils se montreraient en grand nombre, et ensuite par l’attente des maux qu’on aurait à souffrir, surtout dans la nécessité de courir sans délai le hasard du combat. Comme on n’avait pas voulu croire à leur expédition, ils trouveraient sans doute au dehors, dans les campagnes, beaucoup de monde à enlever, ou que si ces gens parvenaient à se jeter dans la ville, l’armée ne manquerait pas de ressources, puisqu’elle ne ferait le siège de la place qu’après s’être rendue maîtresse du plat pays ; que dès lors les autres peuples de la Sicile, au lieu de faire cause commune avec Syracuse, n’hésiteraient pas à les venir joindre, sans attendre pour quel parti se déclarerait la victoire ; qu’enfin, pour se ménager une retraite, et pour mettre à l’ancre, la flotte trouverait une bonne rade à Mégare, place abandonnée, et qui, par terre et par mer, n’était pas fort éloignée de Syracuse.

L. Lamachus, en ouvrant cet avis, ne laissa pas que de se ranger à celui d’Alcibiade. Celui-ci passa sur son vaisseau à Messine, et y porta des propositions d’alliance ; mais elles ne furent pas écoutées. Ou lui répondit que les Athéniens ne seraient pas reçus dans la ville, mais qu’on leur ouvrirait un marché au dehors. Il retourna à Rhégium. Les généraux remplirent de troupes soixante de leurs vaisseaux, prirent des munitions, et firent voile pour Naxos, laissant à Rhégium un des leurs avec le reste de l’armée. Reçus dans la ville par les habitans de Naxos, ils passèrent à Catane. Comme il s’y trouvait des gens de la faction de Syracuse, les portes ne leur en furent pas ouvertes. Ils entrèrent dans le fleuve Térias, y passèrent la nuit, et firent voile le lendemain pour Syracuse. Leurs vaisseaux marchaient à la file ; mais ils en envoyèrent dix en avant au grand port, avec ordre d’observer si quelques bâtimens y étaient tirés à flot ; de s’avancer, et de publier du haut de la flottille que les Athéniens venaient rétablir les Léontins ; qu’ils y étaient obligés comme alliés, et comme ayant avec eux une origine commune ; que les Léontins qui se trouvaient à Syracuse pouvaient donc sans crainte se rendre auprès d’eux comme auprès de leurs amis et de leurs bienfaiteurs. Après avoir fait cette proclamation et bien observé les ports, la ville, et l’assiette de la campagne d’où ils devaient partir pour combattre, ils revinrent à Catane.

LI. Les habitans convoquèrent une assemblée, et, sans introduire l’armée dans la ville, ils y laissèrent entrer les généraux, et leur permirent de faire entendre ce qu’ils avaient à dire. Pendant qu’Alcibiade parlait, et que l’attention des citoyens ne se portait que du côté de leur assemblée, les troupes, sans qu’on s’en aperçût, abattirent une porte qui avait été mal construite, entrèrent dans la place, et s’arrêtèrent dans le marché. Ceux qui tenaient pour la faction de Syracuse, voyant les troupes dans la ville, furent saisis d’effroi, et sortirent ; mais ils étaient en petit nombre. Les autres décrétèrent qu’on accepterait l’alliance d’Athènes, et demandèrent qu’on fît venir de Rhégium le reste de l’armée. Les Athéniens s’y rendirent, revinrent à Catane avec toutes leurs forces, et y établirent leur camp.

LII. On leur vint annoncer de Camarina qu’on se rendrait à eux s’ils s’avançaient, et que les Syracusains appareillaient leur flotte. Ils se portèrent d’abord avec toute l’armée à Syracuse, n’y trouvèrent rien d’équipé, et suivant la côte jusqu’à Camarina, ils prirent terre sur le rivage, et envoyèrent des hérauts faire des proclamations ; mais les habitans ne voulurent pas les recevoir. Ils dirent qu’ils s’étaient engagés par serment à ne recevoir à la fois qu’un vaisseau athénien, à moins qu’eux-mêmes n’en mandassent un plus grand nombre. Il fallut se retirer sans avoir rien obtenu. Ils descendirent dans une campagne dépendante de Syracuse, et y firent du butin ; mais comme la cavalerie syracusaine vint les attaquer, et leur tua quelques troupes légères qui s’étaient dispersées, ils retournèrent à Catane.

LIII. Ils rencontrèrent la galère salaminienne : elle arrivait d’Athènes et apportait à Alcibiade l’ordre de venir répondre aux accusations que lui intentait la république. On mandait aussi quelques-uns de ses soldats, dénoncés les uns comme coupables de la profanation des mystères, et les autres de la mutilation des hermès. Après le départ des troupes, les Athéniens ne s’étaient pas relâchés sur la recherche de ces sacrilèges. Ils enveloppaient tout le monde dans leurs soupçons, recevaient toutes les dénonciations sans examiner la personne des dénonciateurs, et sur la délation d’hommes méprisables, ils arrêtaient et mettaient aux fers de très bons citoyens. Ils croyaient qu’il valait mieux scruter cette affaire et en découvrir la vérité, que de laisser échapper, à cause de la bassesse du délateur, un citoyen qui semblait honnête homme, mais qui était accusé. Comme le peuple avait entendu dire que la tyrannie de Pisistrate et de ses fils avait fini par être pesante, que ni les Athéniens ni Harmodius n’avaient pu la détruire, et qu’elle n’avait été renversée que par les Lacédémoniens, il était toujours dans la crainte et tout lui inspirait de la défiance.

LIV. Ce fut une aventure amoureuse qui donna lieu à l’audacieuse entreprise d’Aristogiton et d’Harmodius. En développant cet événement, je montrerai que personne, sans même en excepter les Athéniens, n’a parlé avec exactitude de ces tyrans. ni du fait dont il s’agit ici. Quand Pisistrate fut mort en possession de la tyrannie, dans un âge avancé, ce ne fut pas, comme la plupart le pensent, Hipparque, mais Hippias son fils ainé qui s’empara de la domination. Harmodius était dans l’âge où la jeunesse a le plus d’éclat : Aristogiton, citoyen d’une condition médiocre, en devint amoureux et lui plut. Harmodius, recherché par Hipparque, fils de Pisistrate, ne répondit point à ses désirs, et les fit connaître à Aristogiton. Celui-ci conçut tout le chagrin qu’inspire l’amour jaloux ; il craignit que son rival n’employât la force, et dès ce moment il résolut de mettre en usage le crédit qu’il pouvait avoir pour détruire la tyrannie. Hipparque, cependant, renouvela ses tentatives auprès d’Harmodius, et toujours avec aussi peu de succès. Il ne voulait rien faire qui tînt de la violence, mais il prit des mesures pour lui faire un affront par quelque moyen indirect, sans laisser voir qu’il cherchait à se venger ; car, d’ailleurs, il ne se conduisait pas durement envers le peuple dans l’exercice de sa puissance, et se gouvernait de manière à ne point exciter la haine. Ces tyrans affectèrent long-temps la sagesse et la vertu ; contens de lever sur les Athéniens le vingtième des revenus, ils embellissaient la ville, soutenaient la guerre, et faisaient, dans les fêtes, les frais des sacrifices. La république, dans tout le reste, jouissait de ses droits, et la famille de Pisistrate avait seulement attention de placer quelqu’un des siens dans les charges. Plusieurs remplirent à Athènes la magistrature annuelle, et entre autres Pisistrate, qui portait le nom de son aïeul, et qui était le fils de cet Hippias qui jouit de la tyrannie. Il éleva, pendant qu’il était archonte, l’autel des douze dieux dans le marché, et celui d’Apollon dans l’enceinte d’Apollon Pythien. Quand le peuple, dans la suite, eut remplacé, par un plus grand autel, celui qui était dans le marché, l’inscription disparut : mais ou lit encore celle de l’autel d’Apollon, quoique l’écriture en soit fatiguée ; elle porte : « Pisistrate, fils d’Hippias, a élevé ce monument de sa magistrature dans l’enceinte consacrée à Apollon Pythien. »

LV. Qu’Hippias, comme l’aîné, ait eu la domination, c’est ce que je puis affirmer. Je l’ai appris, je l’ai entendu dire, et je me suis procuré plus que personne, à ce sujet, d’exactes informations. Voici ce qui peut faire connaître à tout le monde la vérité. On sait que seul, entre les fils légitimes de Pisistrate, Hippias eut des enfans ; c’est ce qu’indique l’inscription de l’autel, et la colonne posée dans l’acropole d’Athènes, où sont inscrits les excès des tyrans. Il n’y est nommé aucun enfant de Thessalus ni d’Hipparque, mais cinq d’Hippias : il les eut de Myrrhine, fille de Callias, qui lui-même était fils d’Hypérochide. Il est vraisemblable qu’étant l’aîné, il fut marié le premier, et sur la colonne il est inscrit le premier après son père. Il est naturel aussi qu’en qualité d’aîné, il lui ait succédé. En supposant qu’Hipparque fût mort dans la souveraineté, je crois qu’il aurait été difficile qu’Hippias eût retenu sur-le-champ la tyrannie ; et cependant on le voit, dès le même jour, mettre ordre aux affaires. C’est que les citoyens étaient accoutumés d’avance à le craindre, et qu’assuré de ses satellites, il eut plus de moyens qu’il n’en fallait pour conserver l’autorité. Il ne se trouva pas dans l’embarras qu’il aurait éprouvé s’il avait été le plus jeune, et si, dès auparavant, il n’avait pas joui constamment du pouvoir. Mais il est arrivé que le malheur d’Hipparque lui a donné de la célébrité, et l’on a cru ensuite qu’il avait été en possession de la tyrannie.

LVI. Il parvint, comme il l’avait résolu, à faire un cruel affront à Harmodius pour le punir de ses refus. Harmodius avait une jeune sœur : elle fut invitée à venir porter la corbeille à une fête, et quand elle se présenta, elle fut honteusement chassée ; on soutint qu’on ne l’avait pas mandée, et qu’elle n’était pas d’une naissance à remplir cette fonction[274]. Harmodius fut violemment irrité de cette insulte, et Aristogiton, par l’amour qu’il avait pour ce jeune homme, en fut encore bien plus indigné. Ils firent toutes leurs dispositions avec ceux qui devaient partager leur dessein, et attendirent, pour l’exécution, la fête des grandes panathénées. C’était le seul jour où l’on voyait sans défiance un grand nombre de citoyens en armes pour former le cortège de la cérémonie : eux-mêmes devaient porter les premiers coups, et leurs compagnons les aider aussitôt à se défendre contre les gardes. Pour plus de sûreté, on ne fit entrer que peu de personnes dans la conjuration. Ils espéraient n’avoir qu’à montrer de l’audace, et que ceux mêmes qu’ils n’auraient pas prévenus voudraient recouvrer la liberté, dans un moment surtout où ils se trouvaient les armes à la main.

LVII. La fête était arrivée ; Hippias, avec ses gardes, rangeait le cortège dans le Céramique, hors de la ville ; déjà s’avançaient pour le frapper Harmodius et Aristogiton, armés de poignards, quand ils virent l’un des conjurés s’entretenir familièrement avec lui ; car il se laissait aborder à tout le monde. Dans leur effroi, ils se crurent dénoncés, et s’attendaient à être arrêtés à l’instant. Ils voulurent se venger d’abord, s’il était possible, de celui qui causait leurs chagrins, et pour lequel ils bravaient tous les dangers. Aussitôt ils franchirent les portes, se jetèrent dans la ville, et rencontrèrent Hipparque dans l’endroit nommé Léocorion. Ils le voient, ils se précipitent sans être remarqués, et tous deux transportés de fureur, l’un par jalousie, l’autre parce qu’il est outragé, ils le frappent et lui donnent la mort. Aristogiton parvient d’abord à se soustraire aux gardes ; mais la foule accourt, il est pris et maltraité : Harmodius est tué sur-le-champ.

LVIII. Cette nouvelle est annoncée à Hippias dans le Céramique. Au lieu de se transporter sur le lieu, comme les citoyens armés qui accompagnaient la pompe étaient à quelque distance, il s’approcha d’eus avant qu’ils eussent rien appris, composa son visage pour ne pas faire connaître le malheur qu’il venait d’éprouver, et leur ordonna de gagner, sans armes, un endroit qu’il leur montra. Ils s’y rendirent, dans l’idée qu’il avait quelque chose à leur communiquer. Alors, donnant ordre à ses gardes de soustraire les armes, il choisit et fait arrêter ceux qu’il soupçonne et tous ceux sur qui l’on trouve des poignards ; car on n’avait coutume d’apporter à cette cérémonie que la pique et le bouclier.

LIX. Un chagrin amoureux avait fait concevoir le projet ; la terreur subite qu’éprouvèrent Harmodius et Aristogiton le leur fit exécuter avec une audace peu raisonnée. La tyrannie en devint, dans la suite, plus pesante. Des lors Hippias, plus craintif, fit donner la mort à un grand nombre de citoyens, et en même temps il porta ses regards au dehors, cherchant s’il ne pourrait pas, de quelque endroit que ce fût, se procurer de la sûreté en cas de révolution. Il donna dans la suite sa fille Archédice à Atanlide, fils d’Hippoclês, tyran de Lampsaque : lui Athénien à un homme de Lampsaque ! parce qu’il connaissait à cette famille un grand crédit au près du roi Darius. On voit à Lampsaque le monument d’Archédice avec cette inscription : « Ici est déposée la cendre d’Archédice, fille d’Hippias, le plus valeureux des Grecs de son temps : fille, épouse, sœur et mère de tyrans, elle n’en eut pas plus d’orgueil. »

Hippias exerça encore trois ans la tyrannie à Athènes, et fut déposé, dans le cours de la troisième année, par les Lacédémoniens et les Alcméonides, exilés d’Athènes. Il se retira sous la foi publique à Sigéum, et de là à Lampsaque, près d’Atanlide, d’où il passa auprès de Darius. De là il vint, après vingt ans, à la bataille de Marathon, déjà avancé en âge, et combattit avec les Mèdes.

LX. Le peuple, en réfléchissant sur ces événemens, et rappelant à sa mémoire ce qu’il en avait entendu raconter, était dur et soupçonneux pour ceux qu’on accusait de la profanation des mystères ; partout il voyait des conjurations en faveur de l’oligarchie et de la tyrannie ; et dans sa colère, il fit jeter en prison bien des hommes respectables. On ne voyait pas de terme à ces rigueurs ; chaque jour il devenait plus féroce et faisait renfermer plus de monde. Dans ces circonstances, un des prisonniers, qui semblait le plus coupable, reçut, d’un de ses compagnons de captivité, le conseil de faire une dénonciation : qu’elle ait été vraie ou fausse, c’est sur quoi les conjectures se partagent ; car ni dans le temps même, ni dans la suite, personne n’a rien su dire de certain sur les auteurs de ce qui s’était passé. Enfin on persuada à ce prisonnier qu’il devait, quand même il ne serait pas coupable, s’assurer de l’impunité, se sauver lui-même et délivrer la république des soupçons qui l’agitaient ; qu’il serait bien plus sûr de l’impunité en convenant de tout hardiment, que d’obtenir justice en persistant à nier. Il s’accusa lui-même et plusieurs autres, de la mutilation des hermès. Le peuple apprit avec joie ce qu’il croyait être la vérité : il avait regardé jusque-là comme un grand malheur de ne pas connaître ceux qui tramaient contre lui. Le délateur et ceux qui étaient avec lui et qu’il n’accusa pas, furent relâchés. On jugea les accusés, les malheureux qui avaient été pris furent punis de mort ; ou mit à prix d’argent la tête de ceux qui avaient pris la fuite. On ignore si les infortunés qui périrent furent punis justement ; mais au moins, dans la circonstance, le reste des citoyens fut bien soulagé.

LXI. Les Athéniens recevaient avidement les dénonciations contre Alcibiade, toujours excités par les mêmes ennemis qui l’avaient attaqué avant son départ. Quand ils se crurent bien instruits sur l’affaire des hermès, ils furent encore bien plus fortement persuadés que l’accusation portée contre lui comme auteur de la profanation des mystères était juste, et qu’il avait agi par le même motif dans ces deux sacrilèges ; celui de conjurer contre l’autorité du peuple. On était dans cette agitation, quand une armée de Lacédémoniens, assez peu considérable, s’avança jusqu’à l’isthme. Il s’agissait de quelque intelligence avec les Bœotiens ; mais on crut que c’était Alcibiade qui l’avait mandée ; qu’il avait tramé un complot à Lacédémone ; que la démarche des Lacédémoniens était étrangère à la Bœotie ; et que si, sur les indices qu’on avait reçus, on n’avait pas prévenu le malheur en arrêtant les personnes dénoncées, Athènes eût été livrée. On passa même une nuit en armes dans l’enceinte consacrée à Thésée dans la ville. Les hôtes qn’Alcibiade avait à Argos furent soupçonnés de conspirer contre la démocratie, et, par une suite de ces soupçons, les Athéniens livrèrent au peuple d’Argos, pour les faire mourir, les otages argiens qui étaient déposés dans des îles. De tous côtés les soupçons enveloppaient Alcibiade ; ce fut dans l’intention de le punir de mort qu’on envoya la galère salaminienne en Sicile le mander lui-même et ceux qui étaient dénoncés[275]. L’ordre était non de l’arrêter, mais de lui signifier qu’il eût à suivre cette galère pour venir se justifier. On le ménageait, dans la crainte d’exciter des mouvemens entre les soldats qui étaient en Sicile et chez les ennemis ; mais surtout on avait envie de conserver les Mantinéens, et l’on croyait que c’était pour l’amour de lui qu’ils s’étaient laissé engager dans cette expédition.

Alcibiade et les autres prévenus montèrent sur son vaisseau, et partirent de Sicile à la suite de la Salamienne, comme pour se rendre à Athènes ; mais arrivés à Thurium, ils cessèrent de la suivre, descendirent du vaisseau et se cachèrent : ils craignaient de se mettre en justice, poursuivis, comme ils l’étaient, par la calomnie. Les gens de la Salamienne cherchèrent quelque temps Alcibiade et ses compagnons, et ne les ayant pas trouvés, ils continuèrent leur route. Alcibiade, dès lors banni, passa bientôt après, sur un petit bâtiment, de la campagne de Thurium dans le Péloponnèse, et les Athéniens le condamnèrent à mort par contumace, lui et ceux qui l’accompagnaient.

LXII. Les généraux qui restaient en Sicile, ayant fait ensuite de l’armée deux divisions qu’ils se partagèrent par la voie du sort, mirent en mer avec toutes leurs forces pour Sélinonte et Égeste. Ils voulaient savoir si les Égestains leur donneraient de l’argent, observer la situation de Sélinonte, et s’instruire des différends de cette ville avec Égeste. Ils côtoyèrent la gauche de la Sicile, du côté qui regarde le golfe de Tyrrhène, et relâchèrent à Iméra, seule ville grecque dans cette partie de la Sicile. Ils n’y furent pas reçus, continuèrent de suivre la côte et prirent en passant Hyccara, ville de la Sicanie, ennemie des Égestains : c’est une place maritime. Ils réduisirent les habitans en esclavage et remirent la ville à ceux d’Égeste, dont la cavalerie avait agi avec eux. Ils reprirent leur chemin par terre, à travers le pays des Sicules jusqu’à Catane. Les vaisseaux côtoyaient et portaient les prisonniers.

Quant à Nicias, il alla directement d’Hyccara à Égeste, y conféra sur divers objets, reçut trente talens et regagna l’armée. Les prisonniers furent vendus et l’on en eut cent vingt talens[276]. Les généraux allèrent, en suivant la côte, chez les alliés des Sicules pour les prier d’envoyer des troupes ; ils passèrent avec la moitié de l’armée à Hybla, place ennemie dépendante de Géla, et ne purent la prendre. L’été finit.

LXIII. Dès le commencement de l’hiver suivant, les Athéniens préparèrent leur marche contre Syracuse, et les Syracusains, de leur côté, se disposèrent à marcher contre eux. Ils reprenaient chaque jour plus de courage, parce que les Athéniens ne s’étaient pas hâtés sur-le-champ de les presser, comme ils s’y attendaient, au moment de leur première crainte ; et quand ils les eurent vus suivre loin d’eux la côte, aller attaquer Hybla et la manquer, ils conçurent encore pour eux plus de mépris. Alors, comme il arrive à une multitude qui s’enhardit, ils pressèrent les généraux de les mener à Catane, puisque les ennemis ne venaient point à eux : sans cesse des cavaliers poussaient jusqu’au camp des Athéniens pour les observer, et, entre autres insultes, ils leur demandaient si ce n’était pas plutôt dans la vue de s’établir avec eux en pays étranger qu’ils étaient venus, que pour rétablir les Léontins.

LXIV. Témoins de cette audace, les généraux athéniens voulurent les attirer avec toutes leurs forces hors de la ville, et profitant eux-mêmes de la nuit, partir sur leurs vaisseaux et s’emparer à loisir d’un bon poste pour y établir leurs retranchemens. Ils sentaient bien qu’ils n’auraient pas le même avantage s’ils étaient obligés de forcer la descente à la vue d’ennemis préparés, ou s’ils étaient aperçus en allant les attaquer par terre ; que la cavalerie de Syracuse, qui était nombreuse, tandis qu’eux-mêmes en manquaient, ferait beaucoup de mal à leurs troupes légères et à la foule de leur armée, au lieu qu’en suivant leur dessein, ils prendraient un poste où la cavalerie serait peu capable de leur nuire. Des exilés de Syracuse, qui étaient à leur suite, leur en indiquèrent un près d’Olympium, dont ils s’emparèrent en effet. Voici le stratagème que les généraux imaginèrent pour exécuter ce qu’ils avaient résolu. Ils firent partir un homme qui leur était affidé, et qui ne paraissait pas moins attaché aux généraux de Syracuse : il était de Cartane. Il dit à ces derniers qu’il venait de la part de quelques citoyens de cette république, dont ils savaient les noms, et qu’ils connaissaient pour des restes de ceux qui, dans cette ville, avaient été de leur faction. Il leur rapporta que les Athéniens y passaient la nuit loin de leur camp ; que s’ils voulaient, au jour indiqué, arriver avec l’aurore, ces citoyens retiendraient ceux qui seraient dans la ville, et mettraient le feu aux vaisseaux, tandis qu’eux-mêmes se rendraient sans peine maîtres du camp, en attaquant les palissades ; qu’un grand nombre de Catanéens soutiendraient cette opération, et que ceux qui l’avaient fait partir étaient prêts à la seconder.

LXV. Comme les généraux syracusains étaient d’ailleurs pleins de confiance, et que même, sans cet avis, leur dessein était de se disposer à marcher contre Catane, ils ajoutèrent foi très légèrement à ce que leur disait cet homme, et prenant jour aussitôt pour l’exécution, ils le renvoyèrent. Déjà étaient arrivés plusieurs des alliés, et entre autres, ceux de Sélinonte ; l’ordre fut donné à tous les Syracusains de sortir. Toutes les dispositions faites, à l’approche du jour dont on était convenu, ils se mirent en marche pour Catane et campèrent près du fleuve Simœthe, dans les campagnes de Léontium. Instruits de leur départ, les Athéniens et tout ce qui se trouvait avec eux de Sicules ou d’autres Siciliens[277] montèrent leurs vaisseaux et leurs petits bâtimens, et firent voile pendant la nuit pour Syracuse. Ils descendirent, au lever de l’aurore, près d’Olympium pour y établir leur camp. En même temps les cavaliers syracusains, arrivés les premiers à Catane, reconnurent que toute l’armée était embarquée, et en firent porter la nouvelle à l’infanterie. Tous revinrent sur leurs pas pour secourir Syracuse.

LXVI. Comme ils avaient beaucoup de chemin à faire, les Athéniens assirent à loisir leur camp. Il les rendait maîtres, par sa situation, d’attaquer quand ils le voudraient, et la cavalerie ennemie ne pourrait les incommoder ni pendant l’action ni avant qu’on en fût aux mains. D’un côté, ils étaient protégés par des murailles, des édifices, des bois, un étang ; de l’autre, par des précipices. Ils coupèrent des arbres dans les forêts voisines, les portèrent sur le bord de la mer et plantèrent des palissades auprès de leur flotte et à Dascon. Du côté que les ennemis pouvaient franchir plus aisément, ils élevèrent à la hâte des fortifications en pierres brutes et en bois, et rompirent le pont de l’Anapus. Personne, tant qu’ils furent occupés de ces travaux, ne sortit de la ville pour y mettre obstacle. Enfin la cavalerie arriva la première pour porter contre eux des secours, et toute l’infanterie se trouva bientôt après rassemblée en leur présence. Ces troupes s’avancèrent d’abord tout près du camp des Athéniens ; mais comme on ne sortit pas au-devant d’elles, elles firent leur retraite, passèrent le chemin d’Hélore et se retranchèrent.

LXV1I. Le lendemain, les Athéniens et leurs alliés se mirent en ordre de bataille. Voici quelle était leur disposition. Les Argiens et les Mantinéens avaient l’aile droite ; les Athéniens, le centre ; et le reste des alliés, l’autre aile. La moitié, placée en avant, était sur huit de hauteur ; l’autre moitié, placée près des tentes, était rangée en quarré long, aussi sur une hauteur de huit hommes, avec ordre d’observer où l’armée souffrirait, pour y apporter du renfort. Les valets étaient au milieu de cette division. Les généraux de Syracuse rangèrent, sur seize hommes de hauteur, les hoplites composés de Syracusains, sans distinction de dignités ni d’âge, et ce qu’ils avaient d’alliés. Ceux qui étaient venus à leur secours étaient surtout les habitans de Sélinonte, et ensuite la cavalerie de Géla, au nombre en tout de deux cents hommes. Ils avaient environ vingt cavaliers et trente archers de Camarina ; ils placèrent sur la droite la cavalerie, qui n’était pas de moins de douze cents hommes, et près d’elle, les gens de traits. Comme c’étaient les Athéniens qui allaient entamer l’affaire, Nicias parcourut les rangs des différentes nations et anima leur courage à peu près en ces termes :

LXVIII. « Qu’est-il besoin, soldats, de vous exhorter par un long discours à bien faire, quand nous allons tous combattre ensemble ? Votre force est, ce me semble, plus capable d’inspirer de la valeur que de beaux discours avec une faible armée. Ici se trouvent des guerriers d’Argos, de Mantinée, d’Athènes, les hommes les plus valeureux des îles ; et comment, avec de tels et de si nombreux alliés, n’avoir pas la plus grande espérance de la victoire, surtout quand on ne nous oppose que des gens ramassés sans choix dans toute une nation, des gens qui ne sont pas, comme nous, l’élite de leur patrie, et pour dire encore plus, des Siciliens qui nous méprisent et ne tiendront pas contre nous, parce qu’ils ont moins d’habileté que d’audace. Songez que vous êtes loin de votre pays, et que vous n’aurez aucune terre amie sans vous la procurer par la force des armes. Je vous présenterai des idées contraires à ce que, j’en suis sûr, nos ennemis se disent entre eux pour s’animer. C’est, disent-ils, pour la patrie que nous allons combattre ; et moi je dis que ce n’est point dans votre patrie, et qu’il faut vous rendre maîtres de cette terre, ou qu’il ne vous sera pas aisé d’en sortir ; car vous serez accablés par une cavalerie formidable. Pleins du souvenir de votre gloire, marchez avec ardeur aux ennemis, et songez que la nécessité qui vous presse, et le défaut de ressources qui vous menace, sont plus redoutables qu’eux. »

LXIX. Après avoir exhorté de cette manière ses soldats, Nicias aussitôt les conduisit à l’action. Les Syracusains étaient loin de s’attendre à combattre si promptement. Plusieurs même étaient allés à la ville qui n’était pas éloignée : ils accoururent en hâte au secours des leurs ; cependant ils tardèrent, et chacun se rangea au hasard avec les premiers corps qu’il trouva formés. Ils ne manquaient ni d’ardeur ni de courage ; c’est ce qu’on vit dans cette affaire et dans les autres ; mais s’ils ne cédaient pas à leurs ennemis par la valeur, ils ne pouvaient l’exercer qu’en proportion de leur science militaire ; et ce qui leur manquait à cet égard leur faisait trahir, en dépit d’eux-mêmes, leur bonne volonté.

Cependant, quoiqu’ils n’eussent pas cru que les Athéniens dussent attaquer les premiers, obligés de se défendre à la hâte, ils prirent les armes, et marchèrent à l’instant au-devant de l’ennemi. L’action commença des deux côtés par les corps qui lançaient des pierres à la main, les frondeurs et les archers, et, suivant la coutume des troupes légères, ils se mettaient réciproquement en fuite. Les devins offrirent ensuite les victimes d’usage, et les trompettes donnèrent aux hoplites le signal de la mêlée. On marcha, les Syracusains pour défendre la patrie, pour leur conservation présente, pour leur liberté à venir ; et de l’autre côté, les Athéniens pour se rendre maîtres d’une terre étrangère, et ne pas nuire à leur pays par leur défaite ; les Argiens et les autres alliés libres, pour partager avec eux les conquêtes qu’ils venaient chercher, et pour retourner victorieux dans leur patrie ; les alliés sujets, d’abord et surtout pour leur conservation, désespérés s’ils n’étaient pas vainqueurs, et ensuite, par une vue accessoire, pour rendre leur sujétion plus douce, en aidant leurs souverains à faire des conquêtes.

LXX. On en vint aux mains, et la résistance fut longue de part et d’autre. Il survint du tonnerre, des éclairs, une forte pluie. Ceux qui combattaient pour la première fois, et qui n’avaient jamais vu la guerre, avaient cette terreur de plus : ceux qui avaient plus d’expérience, ne voyaient en cela qu’un effet de la saison[278], et ils étaient bien plus effrayés de ce que les ennemis ne fléchissaient pas. Mais dès que les Argiens eurent repoussé la gauche des Syracusains, et ensuite les Athéniens ce qui était devant eux. tout le reste de l’armée syracusaine fut aussitôt rompu et mis en fuite. Les Athéniens ne s’avancèrent pas bien loin à la poursuite ; car la cavalerie syracusaine qui était nombreuse, et qui n’avait pas été battue, les contenait et se jetait sur les hoplites qu’elle voyait se détacher à la suite des vaincus. Ils se tinrent serrés, contens de suivre, autant qu’ils le purent, l’ennemi, sans se mettre eux-mêmes au hasard, et à leur retour, ils élevèrent un trophée. Les Syracusains se rallièrent sur le chemin d’Hélore, se mirent en ordre autant que les circonstances le permettaient, et envoyèrent un détachement à la garde d’Olympium, de peur que les Athéniens ne pillassent les richesses qui s’y trouvaient déposées. Le reste rentra dans la ville.

LXXI. Les Athéniens n’allèrent point à ce temple ; mais ils rassemblèrent leurs morts, les mirent sur le bûcher, et ce fut là qu’ils passèrent la nuit. Le lendemain ils accordèrent aux ennemis la permission d’enlever les leurs. Il avait péri à peu près deux cent soixante Syracusains et alliés. Les vainqueurs recueillirent les ossemens de leurs compagnons. Leurs pertes, en y comprenant celles des alliés, ne montaient qu’aux environs de cinquante hommes. Chargés des dépouilles des ennemis, ils retournèrent à Catane : car on était dans la mauvaise saison, et ils ne se croyaient pas en état de continuer la guerre avant d’avoir fait venir d’Athènes, et de chez leurs alliés du continent, de la cavalerie, pour n’avoir pas dans cette partie une entière infériorité. Ils voulaient aussi recueillir de l’argent de la Sicile, en faire venir d’Athènes, et attirer à eux quelques villes ; après la bataille qu’ils venaient de gagner, ils espéraient les trouver plus faciles à se soumettre : enfin ils songeaient à se procurer des munitions de bouche et tout ce dont ils avaient besoin, pour commencer au printemps leurs attaques contre Syracuse.

LXXII. Ce fut dans cette pensée qu’ils se retirèrent à Naxos et à Catane pour y prendre leurs quartiers d’hiver. Les Syracusains ensevelirent leurs morts et convoquèrent une assemblée. Hermocrate, fils d’Hermon, prit la parole ; homme qui, dans toutes les affaires, ne le cédait en sagesse à personne, et d’ailleurs distingué par ses talens militaires et par sa valeur. Il enhardit les citoyens, et ne leur permit pas de céder au dernier événement : leur courage, disait-il, n’avait pas été abattu ; ce n’était que le défaut de discipline qui leur avait fait tort. Ils n’avaient pas eu même autant d’infériorité qu’on aurait pu le craindre, ayant surtout à combattre les plus habiles guerriers de la Grèce, comme des hommes sans art, qui auraient à lutter contre des artistes exercés. La multiplicité de leurs généraux (car ils en avaient quinze), le partage du commandement, l’anarchie d’une foule de guerriers, postés sans ordre, voilà surtout la cause de leur défaite. Mais si l’on nommait un petit nombre de généraux expérimentés ; s’ils exerçaient les troupes pendant l’hiver, si, pour avoir un grand nombre d’hommes complètement armés, ils donnaient des armes à ceux qui n’en avaient pas ; s’ils les forçaient à remplir toutes les parties du devoir militaire, il était probable, disait-il, qu’on l’emporterait sur les ennemis. Ils avaient déjà le courage ; ils y joindraient la discipline, et ces deux qualités feraient elles-mêmes des progrès : la discipline en s’exerçant au milieu du danger ; le courage, en se rendant supérieur à lui-même, par la confiance que donne l’habileté. Il fallait, ajoutait-il, élire peu de généraux, leur donner de pleins pouvoirs, et s’engager envers eux, par serment, à les laisser commander au gré de leur prudence : de cette manière, ce qui devait être secret resterait plus caché, toutes les dispositions se feraient dans le bon ordre et sans qu’on osât prétexter des excuses.

LXXIII. Les Syracusains, après l’avoir entendu, n’hésitèrent point à changer tous ses avis en décrets. Ils l’élurent lui-même général, avec Héraclite, fils de Lysimaque, et Sicanus, fils d’Exécestas ; trois en tout. Ils envoyèrent des députations à Corinthe et à Lacédémone, pour en obtenir des secours, et pour engager en particulier les Lacédémoniens à pousser plus vigoureusement la guerre en leur faveur contre les Athéniens : ce serait mettre ceux-ci dans la nécessité de quitter la Sicile, ou d’y faire passer moins de renforts à leur armée.

LXXIV. Les Athéniens qui étaient à Catane passèrent aussitôt à Messine, dans l’idée que cette place allait se rendre ; mais les intrigues qu’ils y avaient pratiquées ne réussirent pas. Alcibiade ne pouvait manquer d’en avoir connaissance, et quand il fut rappelé du commandement, sachant bien qu’il partait pour l’exil, il avertit de ces menées les amis des Syracusains qui étaient à Messine. Ils commencèrent par tuer ceux qui étaient du complot, se mirent en état d’insurrection ; et comme toute la faction se trouvait en armes, elle força de décréter qu’on ne recevrait pas les Athéniens. Ceux-ci restèrent treize jours devant la place ; mais tourmentés de la mauvaise saison, manquant du nécessaire, et ne voyant rien réussir, ils retournèrent à Naxos, palissadèrent leur camp, et y prirent leurs quartiers d’hiver. Ils dépêchèrent à Athènes des trirèmes, pour demander que l’argent et la cavalerie leur fussent envoyés au printemps.

LXXV. Les Syracusains profitèrent aussi de l’hiver pour construire, en avant de la place, des murailles tournées du côté d’Épipole, et qui renfermaient Téménite dans leur enceinte : c’est que, dans le cas d’un échec, ils craignaient que le circuit trop étroit de leur ville ne fût trop facile à renfermer d’un mur de circonvallation. Ils firent passer une garnison à Mégare et une autre à Olympium, et plantèrent des pilotis dans la mer, aux endroits où il était possible d’aborder. Voyant que les Athéniens hivernaient à Naxos, ils se portèrent avec toutes leurs forces vers Catane, en dévastèrent le territoire, mirent le feu aux tentes et aux retranchemens, et retournèrent chez eux. Comme ils surent que les Athéniens, pour attirer à leur parti, en conséquence du traité fait au temps de Lachès, les habitans de Camarina, leur avaient envoyé une députation, ils leur en envoyèrent une de leur côté. Ils soupçonnaient les Camarinéens de ne leur avoir pas fourni de bon cœur les secours qu’ils leur avaient fait passer à la première bataille, et de ne vouloir pas leur en envoyer à l’avenir ; ils craignaient que, témoins de l’avantage des Athéniens, et cédant au penchant d’une ancienne amitié, ils ne se rangeassent de leur parti. Hermocrate arriva de la part des Syracusains, et Euphémus de la part des Athéniens, chacun avec quelques collègues. Il y eut des conférences ; et Hermocrate, pour prévenir les esprits contre les Athéniens, avant qu’ils se fissent entendre, tint à peu près ce discours :

LXXVI. « Ce n’est pas dans la crainte que l’aspect des forces arrivées d’Athènes vous cause de l’épouvante, que nous sommes députés près de vous : ce que nous craignons, c’est qu’avant de nous avoir écoutés, vous ne vous laissiez persuader par les discours que les Athéniens s’apprêtent à vous faire entendre. Ils viennent en Sicile sous un prétexte que vous connaissez, mais avec un dessein que nous soupçonnons tous. Je ne crois pas qu’ils veuillent rétablir les Léontins, mais plutôt nous chasser. Car il n’est pas naturel de dépeupler des villes dans la Grèce et d’en peupler dans la Sicile ; de s’intéresser aux habitans de Léontium, qui sont Chalcidiens, parce qu’on est lié avec eux par une même origine, et d’asservir les Chalcidiens de l’Eubée dont ceux-là sont une colonie ; mais par les mêmes moyens qu’ils ont usurpé la domination sur les uns, ils veulent l’établir sur les autres. Qand ils eurent engagé les Ioniens et les autres alliés, qui tiraient d’eux leur origine, à se mettre, de leur propre volonté, sous leur commandement pour se venger du Mède, ils les subjuguèrent tour à tour, les uns, parce qu’ils avaient abandonné l’armée, les autres, parce qu’ils se faisaient réciproquement la guerre ; d’autres, sous d’autres prétextes ; car ils en avaient toujours de plausibles. Ce ne fut pas pour la liberté de la Grèce qu’ils résistèrent au Mède, ni les autres Grecs pour leur propre liberté ; mais ceux-là, pour que les Grecs leur fussent soumis, et non au Mède ; et ceux-ci pour changer de maître, et en avoir un moins imbécile, mais plus insidieux.

LXXVII. « Nous ne venons pas faire le détail de toutes les injustices des Athéniens ; il est trop facile de les accuser, et ce que nous pourrions dire vous est trop connu. C’est nous-mêmes plutôt que nous accuserons, nous qui avons l’exemple des Grecs du continent ; qui savons comme ils furent asservis, faute de s’être secourus eux-mêmes ; qui voyons les mêmes astuces employées maintenant contre nous ; le rétablissement des Léontins en faveur de la communauté d’origine, les secours donnés aux Égestains comme à des alliés, et qui ne nous serrons pas avec zèle les uns contre les autres, pour leur montrer qu’il ne se trouve point ici de ces Ioniens, de ces habitans de l’Hellespont, de ces insulaires toujours prêts à secouer le joug du Mède ou de tel autre maître, et cependant toujours esclaves ; mais que nous sommes des Doriens, des hommes libres, sortis, pour nous établir en Sicile, du Péloponnèse qui n’obéit qu’à ses propres lois. Voulons-nous donc attendre que toutes nos villes soient prises l’une après l’autre, certains qu’il n’est que ce seul moyen de nous conquérir, quand nous voyons que c’est précisément celui qu’adoptent les Athéniens, détachant de nous les uns par la séduction, les autres par l’espoir de leur alliance s’ils attaquent leurs voisins ; tous, en les caressant en particulier pour parvenir à les perdre. Et nous croyons parce qu’une ville sicilienne est éloignée de nous, qu’elle peut être détruite sans que les maux qu’elle éprouve nous atteignent, et que celui qui souffre avant nous sera le seul qui ait à souffrir !

LXXVIII. « Si quelqu’un de vous s’est mis dans la pensée que ce n’est pas lui qu’Athènes regarde comme son ennemi, mais les Syracusains ; s’il lui semble dur de se mettre en danger pour notre pays ; il peut observer qu’il ne s’agit pas plus de notre pays que d’un autre, et qu’en venant combattre sur notre territoire, ce serait également pour le sien qu’il combattrait. Ce serait d’autant mieux le parti le plus sûr, que nous ne sommes point encore détruits, qu’il nous aurait pour alliés, et qu’il ne serait pas seul à se défendre. Qu’il sache que l’objet des Athéniens n’est pas de se venger de notre haine, mais de se servir de nous pour s’assurer de son amitié. Celui qui nous envie ou qui nous craint (car ce sont deux maux qui accompagnent la supériorité), qui, dans ces sentimens, désire de nous voir humiliés, pour nous rendre plus modestes, et qui souhaite en même temps notre conservation pour sa propre sûreté, veut ce qui n’est pas dans la puissance des hommes. On n’est pas maître de régler la fortune au gré de ses désirs. Trompé dans son attente, et gémissant bientôt de ses propres malheurs, il voudrait peut-être alors envier, comme autrefois, notre prospérité. C’est ce qui ne sera plus permis à quiconque nous aura laissés dans l’abandon, et qui n’aura pas voulu prendre part à des dangers qui sont les mêmes aussi bien pour lui que pour nous ; car ceux qui sembleront ne sauver que notre puissance, pourvoiront en effet à leur propre salut.

« Voilà ce que surtout, ô citoyens de Camarina, vous qui, placés sur nos frontières, courez, après nous, le premier danger, vous auriez dû prévoir, au lieu de nous servir mollement, comme vous venez de faire ; il fallait plutôt venir à nous de votre propre mouvement, nous exhorter à ne pas nous laisser abattre, et nous donner les mêmes conseils, que si c’était Camarina que les Athéniens eussent attaquée la première, et que vous eussiez eu besoin de nous implorer. C’est ce que ni vous ni les autres ne vous êtes encore empressés de faire.

LXXIX. « Peut-être par timidité, voudrez-vous ménager la justice entre nous et nos agresseurs ; vous direz qu’il existe une alliance entre vous et les Athéniens. Eh ! ce n’est pas contre vos amis que vous l’avez contractée, mais contre les ennemis qui pourraient vous assaillir ; c’est pour secourir les Athéniens, quand d’autres les attaqueront, et non quand eux-mêmes, comme à présent, viendront attaquer les autres. Aussi les citoyens de Rhégium, quoique Chalcidiens, ne veulent-ils pas s’unir aux desseins d’Athènes pour rétablir les habitans de Léontium, Chalcidiens eux-mêmes. C’est une chose étrange, qu’ils regardent comme suspectes les belles apparences de justice des Athéniens, et suivent la raison en semblant l’offenser, tandis que vous, qui avez en votre faveur un motif raisonnable, vous voulez servir vos ennemis naturels, et perdre les amis à qui la nature vous attache de plus près, en vous unissant à leurs plus mortels ennemis. Ayez horreur de cette injustice. Secourez-nous et ne craignez pas l’appareil de leurs forces ; elles deviennent redoutables, si nous nous divisons, et c’est ce qu’ils cherchent ; mais elles le sont peu, si tous nous restons unis. Ce n’est qu’à nous seuls qu’ils ont affaire ; et cependant, vainqueurs dans un combat, ils n’ont pu remplir leurs projets, et ont fait une retraite précipitée.

LXXX. « En nous tenant dans l’union, nous aurions tort de perdre courage : formons ensemble une étroite confédération, avec d’autant plus de zèle, que nous allons être secondés par les peuples du Péloponnèse, guerriers bien supérieurs aux Athéniens. Et ne regardez pas comme un acte de prudence, juste à notre égard, et utile à votre sûreté, de ne secourir ni l’un ni l’autre parti, parce que vous êtes alliés de tous deux. Cela peut sembler juste en spéculation, et ne l’est pas en effet. Car si, pour n’avoir pas reçu votre secours, celui qu’on attaque est perdu, tandis que l’agresseur sera victorieux, quelle sera la suite de votre inactivité ? De n’avoir pas donné au premier une assistance qui l’aurait sauvé, et d’avoir permis la méchanceté du second. Certes, il est plus honnête de vous unir à ceux qu’on insulte, à ceux qui ne composent qu’une famille avec vous, et de protéger les intérêts communs de la Sicile, que de permettre aux Athéniens, vos amis, de se rendre coupables.

« En un mot, les Syracusains ne pensent pas devoir vous apprendre, ni à vous ni à d’autres peuples, ce que vous ne savez pas moins bien vous-mêmes. Mais nous vous implorons, et en même temps, si vous n’écoutez pas nos prières, nous protestons contre vous, nous Doriens, attaqués par des Ioniens, nos constans ennemis, et que vous, Doriens, ne craignez pas de trahir. Si les Athéniens nous subjuguent, c’est à vos résolutions qu’ils devront la victoire : la gloire en sera pour eux, et le prix de leur triomphe sera de mettre sous leur joug ceux qui les auront fait triompher. Mais si nous sommes au contraire victorieux, vous serez punis comme auteurs des dangers que nous aurons courus. Examinez donc, et choisissez entre deux partis : l’un, sans vous exposer aux hasards, de subir dès à présent la servitude ; l’autre, de vaincre avec nous, de ne pas vous donner honteusement les Athéniens pour maîtres, et d’éviter notre haine, qui ne serait pas de courte durée. »

LXXXI. Ce fut ainsi qu’Hermocrate s’exprima. Après lui, Euphémus, député d’Athènes, parla à peu près en ces termes :

LXXXII. « Nous n’étions venus ici que pour renouveler avec vous notre ancienne alliance ; mais le député de Syracuse s’élève contre nous, et c’est nous forcer à montrer que nous ne jouissons pas injustement de la domination. Lui-même a cité le plus grand témoignage en notre faveur ; c’est que, de tout temps, les Ioniens furent ennemis des Doriens. Le fait est vrai ; et c’est en qualité d’Ioniens que nous avons cherché le moyen de n’être pas soumis aux peuples du Péloponnèse qui sont Doriens, qui l’emportent sur nous par le nombre, et qui sont voisins de notre pays. Quand, après la guerre des Mèdes, nous eûmes acquis une marine, nous abjurâmes la domination et le commandement des Lacédémoniens, parce qu’il ne leur appartenait pas plus de nous commander, qu’à nous de leur donner des ordres, si ce n’est pendant le temps qu’ils furent les plus forts. Reconnus pour chefs des peuples auparavant soumis au roi, si nous avons pris sur eux l’autorité, c’est que, pour n’être pas sous l’empire des Péloponnésiens, il fallait avoir une force capable de nous défendre contre eux. Et, sans doute, ce n’est pas injustement que nous avons réduit sous notre puissance ces Ioniens, ces insulaires, que les Syracusains nous reprochent d’avoir asservis, quoiqu’ils eussent avec nous une même origine : ils s’étaient armés avec le Mède contre leur mère-patrie, contre nous ; ils n’avaient pas osé détruire leurs propriétés, comme nous avions abandonné notre ville ; ils avaient eux-mêmes choisi la servitude, et voulaient nous y soumettre.

LXXXIII. « C’est ainsi que nous avons acquis l’empire, et nous en sommes dignes, nous qui avons fourni, pour le service des Grecs, le plus grand nombre de vaisseaux, et qui leur avons fait voir un zèle à toute épreuve, tandis que ceux qui nous obéissent, partageaient gaîment le dessein du Mède et nous traitaient en ennemis. Mais surtout nous voulions acquérir de la force contre les peuples du Péloponnèse. Car nous ne chercherons pas à nous parer de beaux discours pour montrer qu’il est juste que nous commandions, soit pour avoir seuls détruit les Barbares, soit pour nous être précipités dans les dangers, plus encore pour la liberté des Péloponnésiens que pour celle de tous les Grecs et pour la nôtre. On ne peut reprocher à personne de pourvoir à sa conservation. C’est pour travailler à notre sûreté que nous sommes venus en Sicile, et nous voyons que nos intérêts sont les vôtres. Nous le démontrons par les faits mêmes que ces députés nous reprochent, par ceux qui excitent principalement vos craintes et vos défiances. Nous savons que, dans la terreur et les soupçons, on peut être agréablement chatouillé pour le moment par les charmes du discours ; mais qu’ensuite, lorsqu’il faut agir, c’est l’intérêt que l’on consulte. Nous l’avons déclaré ; c’est par crainte que nous nous sommes saisis de la domination dans la Grèce ; et c’est par le même sentiment que nous venons établir en Sicile, avec l’aide de nos amis, l’ordre qui convient à notre sûreté, non dans le dessein de les asservir, mais d’empêcher qu’ils ne subissent la servitude.

LXXXIV. « Qu’on ne pense pas que nous n’ayons aucun intérêt à gagner votre amitié. Si vous êtes conservés, si vous n’êtes pas trop faibles pour résister aux Syracusains, ils feront passer moins de forces aux peuples du Péloponnèse, et nous aurons moins à souffrir de leur part. Voila comment vous nous touchez de bien près. Il nous est avantageux, par la même raison, de rétablir les Léontins ; non pour les réduire à l’état de sujets, comme les Chalcidiens de l’Eubée qui ont avec eux une même origine, mais pour les maintenir dans la plus grande force, afin que, voisins de Syracuse, ils nous servent en lui donnant de l’inquiétude. Mais dans la Grèce, nous nous suffisons à nous-mêmes contre nos ennemis. Ainsi donc, ces Chalcidiens qu’on trouve déraisonnable que nous ayons asservis, quand nous travaillons à la liberté de ceux de Sicile, il est de notre intérêt qu’ils soient hors d’état de faire la guerre, et qu’ils ne nous fournissent que de l’argent : mais il n’en est pas de même ici des Léontins et de nos autres amis : il est bon pour nous qu’ils jouissent de la plus grande liberté.

LXXXV. « Pour un prince, ou pour un état qui jouit de l’empire, rien de ce qui lui est utile n’est déraisonnable ; il n’aime que ceux sur lesquels il peut compter ; il doit, au gré des circonstances, être ami ou ennemi. Ici notre intérêt n’est pas de faire du mal à nos amis ; mais de tenir, au moyen de leurs forces, nos ennemis dans l’impuissance. La défiance serait déplacée. Nous nous conduisons avec nos alliés de la Grèce en conséquence des avantages que chacun d’eux peut nous procurer. Les habitans de Chio et de Méthymne conservent leur liberté et nous fournissent des vaisseaux. La plupart paient un tribut pécuniaire qui est sévèrement exigé ; d’autres, entièrement libres, portent les armes avec nous : ce sont cependant des insulaires et des peuples faciles à conquérir ; mais ils sont avantageusement placés autour du Péloponnèse. On doit donc croire que nous ne prendrons ici que des mesures conformes à notre intérêt et aux craintes que nous inspirent les Syracusains, et dont nous faisons l’aveu. Ils aspirent à vous dominer, et veulent, en nous rendant suspects à vos yeux, que nous soyons obligés de nous retirer sans succès, pour établir eux-mêmes leur empire sur la Sicile, soit par la force, soit en vous surprenant dans l’abandon. C’est ce qui doit nécessairement arriver si vous embrassez leur parti ; car il ne vous sera pas facile d’assembler encore une fois de telles forces, et quand nous ne serons plus ici, les Syracusains ne seront pas trop faibles contre vous.

LXXXVI. « Les faits suffisent pour convaincre ceux qui penseraient autrement. Quand vous-mêmes d’abord nous avez appelés, vous ne cherchiez à nous inspirer qu’une crainte ; c’était que nous ne pouvions, sans danger pour nous-mêmes, vous laisser tomber sous le joug des Syracusains. Il n’est pas juste de vous défier à présent de ce que vous vouliez nous persuader alors, ni de former contre nous des soupçons, parce que nous venons, avec des forces plus respectables, attaquer la puissance de vos ennemis : c’est qu’il faut vous armer de défiance. Sans vous, nous ne pouvons rester ici ; et même si, devenus perfides, nous parvenions à subjuguer la Sicile, la longueur du trajet, la difficulté de garder de grandes villes, les forces de terre qu’on nous opposerait, tout mettrait obstacle à ce que nous pussions la conserver. Mais ceux que vous devez craindre ne sont pas, comme nous, dans un camp. C’est d’une ville bien plus formidable que notre présence qu’ils s’élanceront sur vous ; ils vous épient sans cesse, et dès qu’ils pourront saisir l’occasion, ils ne la laisseront pas échapper. C’est ce qu’ils ont déjà montré plus d’une fois, entre autres, contre les Léontins. Et maintenant ils ont l’audace de vous appeler, comme si vous étiez des gens stupides, contre ceux qui mettent obstacle à leurs desseins, et qui, jusqu’à présent, ont empêché la Sicile de tomber sous leur joug. C’est avec bien plus de sincérité que nous vous invitons à vous conserver et à ne pas trahir votre salut qui dépend de nos secours mutuels. Pensez que, même sans alliés, les Syracusains, par leur nombre, ont toujours une route ouverte pour venir vous attaquer ; mais que vous ne pourrez pas vous défendre plusieurs fois avec de tels auxiliaires. Si par votre défiance vous souffrez que vos amis se retirent sans succès, ou qu’ils éprouvent une défaite, un jour viendra que vous voudriez bien en voir du moins près de vous une faible partie, quand leur secours, si même vous le receviez, ne pourrait plus vous être utile.

LXXXVII. « Craignez, citoyens de Camarina, ainsi que tous ceux à qui nous offrons notre alliance, de vous laisser tromper par les calomnies des Syracusains. Nous avons dit la vérité dans toute son étendue sur l’objet des soupçons que l’on répand contre nous : pour achever de vous persuader, nous allons nous résumer en peu de mots. Nous avons pris l’empire sur nos alliés de la Grèce, mais c’était pour n’être soumis à personne ; nous offrons la liberté à nos alliés de Sicile pour qu’ils ne nous nuisent pas ; nous sommes remuans par nécessité, parce qu’il est bien des dangers dont nous avons à nous défendre. Ce n’est pas sans être appelés, c’est à l’invitation de ceux d’entre vous qui étaient opprimés, que déjà nous sommes venus ici, que nous y revenons encore leur offrir des secours. Ne vous érigez ni en juges ni en censeurs de notre conduite, et ne cherchez pas, ce qui serait difficile, à nous détourner de nos desseins. Tant que vous pourrez tirer parti de notre humeur inquiète et de notre caractère, saisissez cet avantage, et sachez en profiter. Croyez que ce défaut qu’on nous reproche n’est pas également nuisible à tous, et qu’il sert même bien la plus grande partie des Grecs. Partout, et dans les pays même où nous ne dominons pas, celui qui veut opprimer, et celui qui craint l’oppression, s’attendent également tous deux, l’un à recevoir nos secours, l’autre, si nous arrivons, à ne pouvoir sans crainte hasarder son projet. D’où il arrive que l’un est forcé malgré lui à conserver de la modération, et que l’autre est sauvé sans avoir rien fait pour lui-même. Ne rejetez donc pas cet avantage commun à tous ceux qui le réclament, et qui s’offrent maintenant à vous : suivez l’exemple des autres ; et au lieu de vous tenir toujours en garde contre les Syracusains, unissez-vous à nous pour les attaquer enfin vous-mêmes. »

LXXXVIII. Ainsi parla Euphémus. Les habitans de Camarina étaient partagés entre deux affections différentes. D’un côté, ils avaient de la bienveillance pour les Athéniens, autant du moins qu’ils le pouvaient, en soupçonnant qu’ils venaient asservir la Sicile ; de l’autre, ils étaient toujours en différends pour leurs limites avec les Syracusains ; mais ils ne craignaient pas moins que ceux-ci, qui étaient leurs voisins, n’eussent l’avantage, même sans avoir reçu d’eux aucun secours. C’était ce qui les avait engagés d’abord à leur envoyer de la cavalerie. Ils avaient dessein de ne les aider en effet dans la suite, qu’avec autant de ménagement qu’il serait possible. Cependant, pour ne se pas montrer, dans les circonstances présentes, moins portés pour les Athéniens, surtout après la supériorité qu’ils venaient d’obtenir, ils crurent, dans leur réponse, devoir traiter avec égalité les deux partis. Fixés à cette résolution, ils répondirent que la guerre s’étant élevée entre deux peuples, qui étaient leurs alliés, ils croyaient, par respect pour leurs sermens, ne devoir secourir ni l’un ni l’autre. Les députés d’Athènes et de Syracuse se retirèrent.

Pendant que les Syracusains faisaient leurs dispositions pour la guerre, les Athéniens, campés à Naxos, négociaient avec les Sicules pour en attirer le plus grand nombre à leur parti. Ils ne purent entraîner à la défection que peu de ceux qui habitaient les plaines, et qui étaient sujets de Syracuse ; mais ceux qui logeaient dans l’intérieur des terres, et qui avaient toujours été libres, s’empressèrent presque tous de se montrer affectionnés aux Athéniens ; ils apportèrent à l’armée des vivres, et quelques uns même de l’argent. Les Athéniens firent la guerre à ceux qui n’embrassaient pas leur cause, forcèrent les uns à s’y joindre, et empêchèrent les autres de recevoir la garnison et les secours qu’on leur faisait passer de Syracuse. Pendant l’hiver, ils se portèrent de Naxos à Catane, rétablirent le camp qu’avaient brûlé les Syracusains, et y passèrent le reste de la saison. Ils envoyèrent à Carthage des trirèmes pour se concilier l’amitié de cette république, et essayer d’en tirer quelques services. Ils envoyèrent aussi dans la Tyrsénie, sur l’avis qu’ils avaient reçu de quelques villes, qu’elles étaient disposées à combattre avec eux. Ils expédièrent de tous côtés des messages pour les Sicules, et firent prier les Égestains de leur envoyer le plus de cavalerie qu’il serait possible. Ils préparaient des briques, du fer, tous les matériaux nécessaires à des fortifications, et s’occupaient de ce que devait exiger la guerre qu’ils allaient recommencer au printemps.

Cependant les députés de Syracuse, envoyés à Corinthe et à Lacédémone, essayèrent d’engager en passant les peuples de l’Italie à ne pas regarder avec indifférence les entreprises des Athéniens, qui ne les menaçaient pas moins eux-mêmes que la Sicile. Arrivés à Corinthe, ils entrèrent en négociation, et demandèrent qu’en faveur de l’origine commune on leur prêtât de l’assistance. Aussitôt les Corinthiens décrétèrent qu’ils mettraient tout leur zèle à secourir Syracuse : non contens d’être les premiers à donner cet exemple, ils joignirent, pour Lacédémone, leurs députés à ceux de cette république, avec ordre d’engager les Lacédémoniens à faire contre Athènes une guerre encore plus ouverte, et à envoyer quelques secours en Sicile. Les députés de Corinthe arrivèrent à Lacédémone. Dans ces circonstances, Alcibiade, avec les compagnons de son exil, se hâta de passer des champs de Thurium à Cyllène dans l’Élide, et partit pour cette même ville, invité par les citoyens. Il n’entreprit ce voyage que sous la foi publique ; car il craignait qu’ils ne conservassent du ressentiment de l’affaire de Mantinée. Les envoyés de Corinthe, ceux de Syracuse et Alcibiade firent tous la même demande, et ils l’obtinrent. Quoique le dessein des éphores et des magistrats fût d’envoyer des députés à Syracuse, pour l’empêcher de faire un accommodement avec les Athéniens, ils n’étaient pas disposés à donner des secours à cette république ; mais Alcibiade, s’avançant dans l’assemblée, sut aiguillonner et piquer les Lacédémoniens, en leur tenant à peu près ce discours :

LXXXIX. « Il faut que je commence par vous entretenir des préventions qu’on a pu vous inspirer contre moi, de peur que, mal disposés en ma faveur, vous ne le soyez pas mieux à m’entendre parler des intérêts publics. Le droit d’hospitalité dont jouissaient ici mes ancêtres, et que, sur je ne sais quel sujet de plainte, ils avaient abandonné, c’est moi qui l’ai fait revivre, et je vous ai bien servis dans plusieurs occasions, surtout en votre affaire de Pylos. Mon zèle pour vous ne se refroidissait pas ; mais quand vous traitâtes de votre réconciliation avec les Athéniens, ce fut de mes ennemis que vous employâtes l’entremise ; et en leur procurant du crédit, vous me fîtes un affront. Piqué de cette offense, j’eus droit de chercher à vous nuire, et soit en me déclarant en faveur des Mantinéens et des Argiens, soit en d’autres occasions, je me piquai de vous être contraire. Si quelqu’un de vous conserve du ressentiment pour le mal que je vous ai fait, qu’il considère la chose dans son vrai point de vue, il changera de façon de penser. Il se peut aussi qu’on ait pris de moi une idée peu favorable sur ce que j’ai montré surtout de l’attachement à la faction du peuple ; c’est encore une mauvaise raison de me haïr. Nous fûmes toujours ennemis des tyrans, et tout ce qui s’oppose au pouvoir absolu s’appelle faction populaire. C’est ce qui m’a rendu toujours fidèle à protéger le peuple. D’ailleurs, notre gouvernement étant démocratique, c’est une absolue nécessité de se prêter à l’état des choses ; cependant j’ai tâché, dans le maniement des affaires publiques, de conserver plus de modération que n’en suppose la licence de ce régime. Mais il y eut dès les temps anciens, et il existe encore des gens qui entraînent la multitude aux plus méprisables excès ; ce sont eux qui m’ont chassé. Tant que je me suis trouvé à la tête des affaires, j’ai pensé qu’une république puissante, et qui jouit de la plus grande indépendance, doit être maintenue dans l’état où on la trouve. Pour peu que nous ayons de sagesse, nous savons bien ce que c’est que la démocratie[279] ; je ne le sais pas moins qu’un autre, et assez pour en dire beaucoup de mal ; mais on ne dirait rien de nouveau sur la démence reconnue de ce gouvernement. Le changer cependant était une entreprise qui ne me semblait pas exempte de péril, quand nous vous avions pour ennemis, et que vous nous teniez, pour ainsi dire, assiégés.

XC. « Voilà les faits relatifs aux préventions qui peuvent m’être contraires. Quant aux objets que vous devez mettre en délibération, et sur lesquels, si je suis mieux instruit qu’un autre, je vous dois des éclaircissemens, écoutez ce que je puis vous apprendre.

« Nous nous sommes portés en Sicile pour essayer de nous soumettre d’abord les Siciliens, et après eux les peuples de l’Italie, et pour faire ensuite des tentatives sur les pays soumis à la domination de Carthage et sur les Carthaginois eux-mêmes. Si ces desseins avaient eu leur exécution en tout ou du moins dans leur plus grande partie, nous devions alors attaquer le Péloponnèse ; nous y aurions conduit les nouvelles forces qu’auraient ajoutées à notre empire les Grecs de Sicile, un grand nombre d’étrangers soudoyés, et des Ibères et autres Barbares qui passent généralement pour les plus belliqueux de ces contrées. L’Italie fournit du bois en abondance, et indépendamment des trirèmes que nous avons déjà, nous en aurions construit un grand nombre ; notre flotte aurait investi le Péloponnèse. En même temps nous y aurions fait par terre des invasions avec de l’infanterie ; nous aurions enlevé de force des villes, nous en aurions enveloppé d’autres de murailles, et nous espérions subjuguer aisément tout le pays pour étendre de là notre empire sur tous les Grecs. Sans compter nos revenus ordinaires de la Grèce, les villes conquises de la Sicile nous auraient assez fourni de vivres et d’argent pour faciliter nos desseins.

XCI. « Vous venez d’entendre de la bouche d’un homme qui doit les bien connaître quels étaient nos projets dans l’expédition que nous venons d’entreprendre. Les généraux qui restent les suivront, s’ils le peuvent.

« Apprenez maintenant que la Sicile ne peut tenir si vous ne la secourez. Il est certain que les peuples de cette île manquent d’habileté ; cependant s’ils se réunissaient tous, ils pourraient encore se maintenir. Mais les Syracusains seuls, déjà vaincus dans une bataille où ils ont risqué toutes leurs forces, et contenus par une flotte ennemie, seront incapables de résister à l’appareil que les Athéniens leur opposent ; et si la ville est prise, on est maître de la Sicile et bientôt de l’Italie. Dès lors ce danger, dont je vous disais a l’instant que vous étiez menacés, ne tardera pas à tomber sur vous. Ne pensez pas qu’on en veuille seulement à la Sicile ; c’est au Péloponnèse lui-même, si vous ne vous pressez pas de remplir les vues que je vais vous communiquer. Faites passer en Sicile une armée dont les hommes puissent être rameurs dans le passage, et devenir soldats à leur arrivée ; ce que je crois plus utile encore qu’une armée, envoyez-y pour général un Spartiate, qui dresse à la discipline les troupes qu’on a déjà, qui force au service de la guerre ceux qui voudraient s’y refuser. Ainsi les amis que vous avez déjà prendront plus de courage ; les peuples qui restent en balance viendront à vous avec moins de crainte. Il faut, en même temps, pousser ici plus ouvertement la guerre ; alors les Syracusains, sachant que vous ne les négligez pas, résisteront avec plus de vigueur, et les Athéniens enverront moins de nouveaux renforts à leur armée. Mais fortifiez Décélie dans l’Attique ; c’est ce que les Athéniens ont toujours le plus redouté, et c’est le seul malheur qu’ils croient n’avoir pas éprouvé dans la guerre. Le plus sûr moyen de nuire à ses ennemis, c’est de leur faire le mal que l’on sait qu’ils craignent davantage. Car on peut croire que chacun sait bien ce qu’il y a pour lui de plus terrible, et que c’est là précisément ce qu’il redoute. Sans détailler les avantages que vous retirerez de ces fortifications, et ceux dont vous priverez vos ennemis, je vais exposer en peu de mots les plus considérables. Vous serez maîtres de la plupart des richesses du pays ; vous vous saisirez des unes, les autres viendront à vous d’elles-mêmes. A l’instant les Athéniens seront privés du produit de leurs mines d’argent de Laurium, et de tout ce que leur rapportent et le territoire et les tribunaux de justice. Mais surtout ils verront diminuer les revenus qu’ils tirent de leurs alliés ; ceux-ci dédaigneront de les leur payer, parce que, dès lors, ils regarderont Athènes comme votre conquête.

XCII. « C’est de vous, Lacédémoniens, que dépend l’exécution vive et prompte d’une partie de ces idées. Je suis dans la plus ferme confiance qu’elles peuvent être remplies, et je crois que mon attente ne sera pas trompée. Ce que je demande, c’est qu’on ne prenne pas de moi une opinion désavantageuse, sur ce qu’autrefois je semblais aimer ma patrie, et que je suis prêt maintenant à l’attaquer de toutes mes forces avec ses plus fiers ennemis ; je demande aussi qu’on ne me soupçonne pas de parler avec ce faux zèle dont se parent des exilés. Je m’exile, mais c’est loin de la méchanceté de mes persécuteurs, et si vous voulez me croire, jamais je ne m’exilerai de vos intérêts. Je regarde comme nos plus grands ennemis, non pas ceux qui nous nuisent quand nous sommes leurs ennemis nous-mêmes, mais ceux qui d’amis que nous étions, nous forcent à leur dévouer notre haine. Je suis ami de la patrie, où j’exerce en sûreté mes droits de citoyen, non de celle que je n’éprouve que des injustices. Si je lui fais la guerre, c’est que je ne la regarde pas comme une patrie que je possède, mais que je veux recouvrer. Ne pas marcher contre elle, après l’avoir injustement perdue, ce serait ne la pas aimer véritablement : celui qui l’aime la regrette trop pour ne pas mettre en usage tous les moyens de la recouvrer. Je vous prie donc, Lacédémoniens, de m’employer sans crainte dans les dangers, dans les plus rudes travaux. Vous ne pouvez ignorer ce que tout le monde répète : que si je vous ai fait du mal comme ennemi, je pourrais aussi, comme ami, vous être de la plus grande utilité, d’autant plus que je connais bien les affaires des Athéniens, et que je me suis instruit des vôtres par conjecture. Pensez qu’en ce moment vous délibérez sur les plus grands intérêts : n’hésitez point à porter la guerre dans la Sicile et dans l’Attique : dans l’une, avec quelques troupes, vous sauverez une domination importante ; dans l’autre, vous détruirez la puissance actuelle d’Athènes et celle qu’elle doit acquérir : vous jouirez à l’avenir de la tranquillité intérieure, et vous aurez sur la Grèce entière un empire qu’elle vous offrira d’elle-même ; empire que vous ne devrez pas à la force, mais à la bienveillance. »

CIII. Voilà ce que dit Alcibiade. Les Lacédémoniens avaient déjà conçu le projet de faire la guerre aux Athéniens ; cependant ils différaient et se tenaient dans la circonspection ; mais quand ils eurent appris de sa bouche tous les détails dont il leur fit part, assurés que c’était un homme bien instruit qu’ils venaient d’entendre, ils conçurent bien plus de hardiesse. Toutes leurs pensées s’arrêtèrent à fortifier Décélie et à faire partir sur-le-champ quelques secours pour la Sicile. Gylippe, fils de Cléandridas[280], fut celui qu’ils choisirent pour commander aux Syracusains. Il devait se consulter avec eux et avec les Corinthiens, et employer tous les moyens qui seraient en son pouvoir pour faire parvenir au plus tôt à Syracuse le plus puissant renfort. Il donna ordre de lui expédier sur-le-champ à Asiné deux vaisseaux de Corinthe, d’en appareiller d’autres, au nombre qu’on voudrait lui faire passer, et de les tenir prêts à mettre en mer lorsqu’il en serait temps. Les Corinthiens promirent de se conformer à ses intentions et partirent de Lacédémone.

On reçut alors à Athènes la trirème que les généraux athéniens avaient dépêchée de Sicile pour demander des munitions et de la cavalerie. Sur cette réquisition, les Athéniens décrétèrent qu’on ferait passer à l’armée des cavaliers et des subsistances. L’hiver finit, avec la dix-septième année de la guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

XCIV. L’été suivant, dès les premiers jours du printemps[281], les Athéniens qui étaient en Sicile appareillèrent de Catane et allèrent à Mégare. Les Syracusains, comme je l’ai dit plus haut, en avaient chassé les habitans du temps de Gélon, et étaient restés maîtres du pays. Les Athéniens y firent une descente et ravagèrent le territoire ; ils s’avancèrent jusqu’à un fort des Syracusains, et, n’ayant pu le prendre, ils gagnèrent par terre et par mer le fleuve Térias, entrèrent dans la campagne, la saccagèrent, et mirent le feu aux champs de blés. Ils rencontrèrent des Syracusains en assez petit nombre, en tuèrent quelques-uns, dressèrent un trophée, et retournèrent à leurs vaisseaux. De là ils revinrent à Catane, en tirèrent des subsistances, et se portèrent avec toute l’armée à Centoripes, place des Sicules : après l’avoir reçue à composition, et mis le feu aux blés d’Inesse et d’Hybla, ils se retirèrent. De retour à Catane, ils y reçurent deux cent cinquante hommes de cavalerie qui arrivaient d’Athènes, avec leurs équipages, mais sans chevaux, parce qu’on avait pensé qu’il leur en serait fourni de Sicile. Il leur vint aussi trente archers à cheval, et trois cents talens d’argent[282].

XCV. Dans le même printemps[283] les Lacédémoniens portèrent les armes contre Argos et s’avancèrent jusqu’à Cléone ; mais il survint un tremblement de terre, et ils firent leur retraite. Les Argiens se répandirent ensuite dans les campagnes de Thyrée, pays situé sur leurs frontières, et y firent, sur les Lacédémoniens, un butin considérable : ils n’en tirèrent pas moins de vingt-cinq talens[284].

Peu de temps après et dans le cours du même été[285], le peuple de Thespies fit une insurrection contre ses magistrats, mais sans pouvoir s’emparer du gouvernement ; quoique secondés par les Athéniens, les uns furent pris, et les autres réduits à chercher un refuge à Athènes.

XCVI. Les Syracusains apprirent, dans le même été, que les Athéniens avaient reçu de la cavalerie, et qu’ils se disposaient à marcher contre eux. Comme ils pensaient que si l’ennemi ne pouvait s’emparer d’Épipole, endroit escarpé et qui domine la ville, il ne lui serait pas aisé, même en gagnant une bataille, de les renfermer d’un mur de circonvallation, ils résolurent d’en garder les accès. Dès que les Athéniens ne pourraient surprendre ce passage, il ne leur en restait pas d’autres. De tous les autres côtés sont des collines dont le penchant est dirigé du côté de la place, en sorte que le terrain qu’elles enveloppent est en entier à découvert. Les Syracusains ont donné le nom d’Épipole à cet endroit parce qu’il s’élève par-dessus le reste du pays. Ils sortirent avec toutes leurs forces, et gagnèrent au point du jour la prairie que baigne l’Anapus. Hermocrate et ses collègues venaient de recevoir le commandement ; ils firent la revue des troupes complètement armées, et choisirent entre elles sept cents hommes que commandait Diomile, exilé d’Andros. Leur destination fut de garder les Épipoles ; comme ils étaient réunis, on pouvait disposer d’eux à chaque instant, s’ils devenaient utiles à quelque autre opération.

XCVII. Dès le jour qui suivit cette nuit, les Athéniens firent la revue de leurs troupes, et, à l’insu des ennemis, ils sortirent de Catane par mer avec toutes leurs forces ; ils gagnèrent un endroit nommé Léon, qui n’est qu’à six ou sept stades d’Épipole, mirent à terre leur infanterie, et allèrent avec les vaisseaux à Thapsos. C’est une Chersonèse avancée dans la mer, et qui ne tient à la terre que par un isthme fort étroit : elle n’est, ni par terre ni par mer, fort éloignée de Syracuse. L’armée de mer des Athéniens garnit l’isthme de palissades et se tint en repos. L’infanterie courut précipitamment à Épipole, et en gravit la hauteur du côté d’Euryèle, avant que ceux des Syracusains qui passaient en revue dans la prairie pussent s’apercevoir de leur marche et s’avancer contre eux. Ils vinrent cependant enfin avec plus ou moins de célérité, et entre autres les sept cents aux ordres de Diomile. Il n’y avait pas, de la prairie, moins de vingt-cinq stades[286] pour se trouver en présence. Ils attaquèrent donc en désordre, furent battus, et rentrèrent dans la ville. Diomile fut tué, et il y eut à peu près trois cents morts. Les Athéniens dressèrent un trophée, rendirent par traité les morts aux Syracusains, et descendirent le lendemain jusqu’au pied de la place. Comme il ne se fit pas contre eux de sortie, ils se retirèrent et se mirent à élever sur les dernières hauteurs d’Épipole, à Labdale, un fort qui regardait Mégare ; ils le destinaient à servir de magasin pour y déposer leurs effets et leurs ustensiles, toutes les fois qu’ils s’écarteraient pour combattre ou pour travailler à des retranchemens.

XCVIII. Peu après, il leur arriva d’Égeste trois cents cavaliers, et environ cent hommes, tant de chez les Sicules que de Naxos et d’autres endroits. Les deux cent cinquante cavaliers d’Athènes avaient reçu des gens de Catane et d’Égeste, des chevaux, ou en avaient acheté. On rassembla en tout six cent cinquante hommes de cavalerie. Les Athéniens laissèrent une garnison à Labdale et allèrent à Sycé ; ils s’y arrêtèrent et travaillèrent sans délai à un mur de circonvallation. La célérité qu’ils mirent à cet ouvrage effraya les Syracusains. Ils ne crurent pas devoir regarder d’un œil tranquille cette entreprise, et s’avancèrent dans le dessein de combattre : déjà l’on était en présence ; mais les généraux syracusains voyant leurs troupes éparses, et s’apercevant qu’il n’était pas aisé de les ranger en bataille, retournèrent à la ville. Ils laissèrent seulement un peu de cavalerie, dont la présence empêchait les ennemis d’aller chercher des pierres et de s’écarter ; mais un bataillon d’hoplites athéniens, soutenu par les cavaliers, l’attaqua et la mit en fuite. On lui tua quelques hommes, et cette victoire fut célébrée par un trophée.

XCIX. Le lendemain les Athéniens reprirent leurs travaux ; les uns s’occupaient du mur de circonvallation du côté du nord ; les autres apportaient des pierres et du bois de charpente qu’ils déposaient à Trogile : c’était l’endroit où le retranchement, depuis le grand port jusqu’à l’autre mer, devait avoir le moins de longueur.

Les Syracusains, qui se laissaient guider sur tout par les conseils d’Hermocrate, l’un de leurs généraux, ne voulurent plus se hasarder contre les Athéniens dans des affaires générales. Ils jugèrent plus à propos d’élever eux-mêmes un contre-mur du côté où l’ennemi devait conduire ses retranchemens. S’ils pouvaient le devancer, ils lui fermeraient les approches de la ville : si les Athéniens venaient s’opposer à ces travaux, ou verrait contre eux une partie de l’armée, et l’on s’emparerait des passages que l’on clorait de palissades. D’ailleurs l’ennemi ne pourrait venir les attaquer avec toutes ses forces, sans abandonner ses ouvrages. Ils sortirent donc, et commencèrent leur muraille, la prenant de leur ville, et la conduisant transversalement en deçà du mur de circonvallation des ennemis. Ils coupèrent les oliviers du bois sacré et en construisirent des tours. Comme la flotte athénienne n’était pas encore passée de Thapsos au grand port, les Syracusains restaient maîtres de la mer, et les Athéniens étaient obligés de faire venir par terre de Thapsos les choses nécessaires.

C. Ils ne mirent point obstacle aux travaux des ennemis, craignant, s’ils se partageaient, d’avoir peine à soutenir le combat, et d’ailleurs ils se pressaient de finir leur ouvrage. Quand les Syracusains crurent avoir donné assez de solidité aux palissades et à la construction de leur nouvelle muraille, ils laissèrent un corps de troupes pour la garder, et rentrèrent dans la ville. Les Athéniens détruisirent un aqueduc qui portait l’eau à Syracuse par des canaux souterrains. Comme ils s’aperçurent que les Syracusains de garde se retiraient sous les tentes vers le milieu du jour, que plusieurs même allaient à la ville, et que ceux qui étaient aux palissades faisaient négligemment leur devoir, ils envoyèrent en avant trois cents hommes d’élite et un choix de quelques troupes légères et bien armées, avec ordre de courir subitement au mur qu’on leur opposait. Le reste des troupes fut partagé en deux corps, commandés chacun par l’un des deux généraux. L’un de ces corps s’approcha de la ville pour s’opposer aux secours qui pourraient en sortir ; et l’autre, des palissades voisines de la porte. Les trois cents attaquèrent et enlevèrent les palissades ; ceux qui en avaient la garde les abandonnèrent pour se réfugier dans les travaux avancés qui étaient à Téménite. Les Athéniens les y poursuivirent et s’y jetèrent avec eux, mais ils fuient chassés. Là périrent quelques Argiens et un petit nombre d’Athéniens. L’armée entière, à son retour, détruisit la nouvelle muraille, arracha les palissades, emporta les pieux avec elle, et dressa un trophée.

CI. Le lendemain les Athéniens entreprirent de fortifier, en commençant du circuit de leur retranchement, le rocher qui est au-dessus du marais. Il regarde le grand port du côté d’Épipole. Par-là leur muraille devait avoir moins de longueur pour gagner le port, en la faisant descendre dans la plaine, et côtoyer les marais. Les Syracusains sortirent de leur côté, et recommencèrent leur retranchement en le prenant de la ville et le conduisant à travers ce marais. Ils creusèrent aussi un fossé pour empêcher les Athéniens de prolonger leurs travaux jusqu’à la mer. Ceux-ci, ayant terminé leurs ouvrages sur le rocher, résolurent d’attaquer une seconde fois les palissades et le fossé des ennemis, et envoyèrent ordre à leur flotte de tourner de Tapsos jusqu’au grand port de Syracuse. Eux-mêmes, au point du jour, descendirent d’Épipole dans la plaine, jetèrent sur le marais, à l’endroit où il est bourbeux et presque solide, des portes et de larges planches, et le traversèrent. Dès l’aurore ils étaient maîtres des fossés et des palissades, si l’on en excepte une partie qu’ils prirent bientôt après. Il se donna un combat dont ils eurent l’avantage. L’aile droite des Syracusains prit la fuite du côté de la ville, et la gauche, vers le fleuve. Les trois cents hommes d’élite d’Athènes coururent au pont pour leur couper le passage. Les Syracusains avaient là une grande partie de leur cavalerie ; ils craignirent que le pont ne fût intercepté, s’avancèrent contre eux, les mirent en fuite, et attaquèrent leur aile droite. Cette impétuosité porta l’effroi dans les premiers rangs : Lamachus s’en aperçut et prenant avec lui les Argiens et un petit nombre d’archers, il vint, de l’aile gauche, donner du renfort ; mais au passage d’un fossé, n’ayant que peu d’hommes avec lui, il fut tué avec cinq ou six de son monde. Les Syracusains eurent le temps de les enlever, et les emportèrent au-delà du fleuve, où l’on ne pouvait plus les leur disputer. Comme le reste de l’armée ennemie s’avançait, ils se retirèrent.

CII. Cependant ceux qui d’abord avaient fui du côté de la ville, voyant ce qui se passait, reprirent courage, revinrent sur leurs pas, et se rallièrent pour donner sur les Athéniens qui étaient devant eux. Ils envoyèrent même un détachement à l’enceinte d’Épipole, dans l’idée qu’elle était abandonnée, et qu’il leur serait aisé de s’en rendre maîtres. Ils prirent en effet un espace de dix plètres du mur avancé et le rasèrent ; mais Nicias les empêcha de parvenir à l’enceinte même. Le hasard voulut qu’il y eût été retenu par une indisposition. Comme il ne voyait pas d’autre moyen de sauver le peu d’hommes qu’il avait avec lui, il ordonna aux valets de mettre le feu à tout ce qui se trouvait de machines et de bois en avant du retranchement. Ce qu’il avait prévu arriva : l’incendie ne permit pas aux Syracusains de s’approcher davantage, et ils se retirèrent. Déjà retournaient de la plaine les Athéniens qui s’étaient mis à la poursuite des ennemis ; ce fut un secours qui vint à propos pour défendre l’enceinte ; en même temps les vaisseaux arrivèrent de Thapsos, suivant l’ordre qu’ils avaient reçu, et entrèrent dans le grand port. Les Syracusains qui étaient sur les hauteurs les virent ; ils se retirèrent à la hâte, et toute l’armée de Syracuse rentra dans la place. Ils ne se croyaient plus, avec ce qu’ils avaient de forces, en état d’empêcher que le grand mur ne fût conduit jusqu’à la mer.

CIII. Les Athéniens élevèrent ensuite un trophée. Ils accordèrent aux ennemis la permission d’enlever leurs morts, et reçurent le corps de Lamachus et de ceux qui avaient été tués auprès de lui. Comme ils avaient alors toutes leurs forces de terre et de mer, ils enceignirent les assiégés d’un double mur, qui, partant d’Épipole et du rocher, se prolongeait jusqu’au rivage. De tous côtés, il leur arrivait d’Italie des munitions. Il leur vint de chez les Sicules un grand nombre d’alliés qui étaient restés jusque-là dans l’irrésolution, et ils reçurent de la Tyrsénie trois pentécontores[287].

Tout enfin allait de manière à leur donner d’heureuses espérances. Les Syracusains, ne voyant arriver aucun secours du Péloponnèse, ne s’attendaient plus à prendre la supériorité. Ils parlaient entre eux d’en venir à un accommodement, ils en faisaient porter des paroles à Nicias ; car lui seul commandait depuis la mort de Lamachus. Rien ne se concluait ; mais comme on devait l’attendre de gens hors d’eux-mêmes, et qui étaient plus resserrés que jamais, on portait des propositions de toute espèce au général ennemi, et l’on était encore moins d’accord dans l’intérieur de la ville. Le malheur des circonstances avait semé les soupçons entre les citoyens. On destitua les généraux sous lesquels étaient arrivés les maux qu’on éprouvait, et qu’on ne manquait pas d’attribuer à leur mauvaise fortune ou à leur perfidie. On leur en substitua de nouveaux : Héraclide, Eucléas et Tellias.

CIV. Cependant Gylippe de Lacédémone et les vaisseaux partis de Corinthe étaient dès lors à Leucade, pour porter au plus tôt des secours en Sicile : mais comme il leur arrivait de fâcheuses nouvelles, et que toutes, d’accord dans leur fausseté, portaient que déjà Syracuse était entière ment investie d’un mur de circonvallation, Gylippe partit d’abord de Tarente pour aller négocier à Thurium, où il avait hérité de son père le droit de cité : mais il ne put gagner les habitans, remit en mer et côtoya l’Italie. Surpris à la hauteur du golfe de Ténare d’un vent qui soufflait du nord avec violence, il fut porté dans la haute mer ; tourmenté de nouveau par la tempête, il prit terre à Tarente, et fit tirer à sec, pour les radouber, tous les vaisseaux qui avaient souffert.

Nicias apprit qu’il était en mer, et n’eut que du mépris pour le petit nombre de vaisseaux qui l’accompagnaient ; les habitans de Thurium éprouvèrent le même sentiment. On le regardait comme équipé plutôt pour exercer la piraterie que pour faire la guerre, et personne encore ne se joignit à lui.

CV. A la même époque de cet été, les Lacédémoniens entrèrent dans le pays d’Argos avec leurs alliés, et saccagèrent une grande partie de la campagne. Les Athéniens, avec trente vaisseaux, apportèrent aux Argiens des secours. C’était rompre ouvertement la trêve avec Lacédémone ; car jusque-là, s’ils avaient fait la guerre conjointement avec les Argiens et les Mantinéens, et s’ils étaient sortis de Pylos pour se livrer au pillage, c’était plutôt le reste du Péloponnèse que la Laconie qu’ils avaient attaqué. Invités plusieurs fois par les Argiens à y entrer seulement en armes, et à se retirer après en avoir dévasté quelque faible partie, ils l’avaient refusé. Mais en cette dernière occasion, sous le commandement de Pythodore, de Læspodius et de Démaratus, ils étaient descendus à Épidaure-Limera, et avaient ravagé Prasie et saccagé plusieurs autres campagnes ; ce qui était donner aux Lacédémoniens un juste motif de se défendre contre eux.

Après le départ des Lacédémoniens, et quand les Athéniens eurent quitté l’Argie et se furent rembarqués[288], les Argiens se jetèrent sur le pays de Phliasie, dévastèrent des champs, tuèrent du monde, et rentrèrent chez eux.


LIVRE SEPTIÈME.


1.[289] Gylippe et Pythen, après avoir fait radouber leurs navires, passèrent de Tarente chez les Locriens occidentaux. Ils reçurent la nouvelle certaine que Syracuse n’était pas encore entièrement investie, et qu’il pouvait encore y entrer une armée par Épipole. Ils délibérèrent s’ils devaient hasarder de s’y introduire en prenant la Sicile par la droite, ou si d’abord, cinglant sur la gauche du côté d’Iméra, ils prendraient avec eux les habitans, et tout ce qu’ils pourraient attirer à leur service, pour continuer leur chemin par terre. Nicias, sachant qu’ils étaient à Locres, avait dépêché quatre vaisseaux pour Rhégium ; et comme ces vaisseaux n’étaient pas encore arrivés, ils se décidèrent d’autant plus volontiers à suivre cette dernière route. Ils les prévinrent, traversèrent le détroit, prirent terre a Rhégium et à Messine, arrivèrent à Iméra, et y mirent leurs vaisseaux à sec. Ils persuadèrent aux habitans de les aider de leurs armes, de les suivre, et même d’armer les gens de l’équipage qui ne l’étaient pas. Ils envoyèrent chez les Sélinontins, et leur indiquèrent un rendez-vous, où ils les priaient de venir au-devant d’eux avec toutes leurs forces. Les habitans de Sélinonte promirent d’envoyer quelques troupes en petit nombre ; les citoyens de Géla et quelques-uns des Sicules firent la même promesse. Ceux-ci montraient bien plus de zèle qu’auparavant ; c’est qu’Archonidas, qui, de ces côtés, régnait sur une partie des Sicules, était mort depuis peu ; il ne manquait pas de puissance, et il était ami des Athéniens. Ils étaient encore animés par l’idée que Gylippe avait intention d’agir vigoureusement. Ce général se mit en marche pour Syracuse, emmenant ce qu’il avait pu armer de matelots et de soldats de marine, au mombre de sept cents au plus, les hoplites et les troupes légères d’Iméra formant ensemble mille hommes, cent cavaliers, quelques troupes légères de Sélinonte, peu de cavalerie de Géla, et des Sicules au nombre de mille en tout.

II. Cependant les Corinthiens, partis de Leucade avec les autres vaisseaux, mirent toute la célérité dont ils furent capables à venir au secours de Syracuse. Gongylus, l’un des généraux de Corinthe, parti le dernier avec un seul vaisseau, y arriva le premier peu de temps avant Gylippe. Il trouva les Syracusains sur le point de s’assembler pour mettre fin à la guerre. Il les détourna de ce dessein, et parvint à les rassurer, en leur apprenant que d’autres vaisseaux le suivaient, et qu’ils allaient voir arriver, en qualité de général, Gylippe, fils de Cléandridas, que leur envoyait Lacédémone. Les Syracusains reprirent courage, et sortirent avec toutes leurs troupes à la rencontre de Gylippe ; ils venaient d’apprendre qu’il n’était pas loin. Ce général enleva en passant Ièques, forteresse des Sicules, mit ses troupes en ordre de bataille, et vint à Épipole. Il monta par Euryèle, comme avaient fait auparavant les Athéniens, et ayant opéré sa jonction avec les Syracusains, il marcha aux retranchemens des ennemis,

Au moment où il arrivait, ceux-ci venaient de terminer, dans une longueur de sept à huit stades, la double muraille qui devait s’étendre jusqu’au grand port ; il restait seulement une petite partie du côté de la mer, à laquelle ils travaillaient encore. Au côté opposé de l’enceinte qui devait gagner l’autre mer, en passant vers Trogyle, les pierres étaient déjà la plupart sur le lieu, des travaux étaient à moitié faits, d’autres étaient achevés. C’est à cette extrémité qu’en étaient réduits les Syracusains.

III. A l’arrivée subite de Gylippe et de l’armée de Syracuse, les Athéniens furent d’abord troublés ; cependant ils se mirent en ordre de bataille. Gylippe, campé près de leurs retranchemens, leur fit déclarer par un héraut que s’ils voulaient sortir de la Sicile dans cinq jours, en prenant ce qui leur appartenait, il consentirait à traiter avec eux. Ils firent peu de cas de ces propositions, et renvoyèrent le héraut sans aucune réponse. Des deux côtés, on se disposait au combat, quand Gylippe, voyant que les Syracusains étaient en désordre et avaient peine à se mettre en bataille, porta son armée dans un endroit plus ouvert. Nicias ne fit point avancer la sienne, et se tint dans ses retranchemens. Comme l’ennemi ne s’avançait pas, Gylippe conduisit ses troupes sur le tertre qu’on appelle Téménite, et s’y posta. Le lendemain, il fit approcher des retranchemens la plus grande partie de son monde, pour empêcher les Athéniens de porter ailleurs des secours, et envoya un détachement au fort de Labdale : il l’enleva ; tous ceux qu’on y prit furent égorgés. La vue des Athéniens ne portait pas sur cette place. Le même jour, une de leurs trirèmes tomba au pouvoir des ennemis en entrant dans le port.

IV. Les Syracusains et leurs alliés se mirent à élever un mur qui passait par Épipole ; il commençait de la ville et devait gagner, en montant, le mur simple et transversal. C’était pour empêcher les Athéniens de les renfermer s’ils ne pouvaient en arrêter la construction. Ceux-ci étaient déjà remontés sur les hauteurs, après avoir terminé le retranchement qui gagnait la mer ; mais comme il s’y trouvait une partie faible, Gylippe profita de la nuit pour y conduire son armée et en faire l’attaque. Les Athéniens étaient campés hors des retranchemens : ils s’aperçurent de sa marche, et allèrent au-devant de lui ; mais il fut informé de leur approche, et ne perdit pas de temps à retirer ses troupes. Les Athéniens donnèrent à leur muraille plus de hauteur, y firent eux-mêmes la garde, confièrent à celle des alliés le reste du retranchement et leur en distribuèrent à chacune des parties. Nicias jugea nécessaire de fortifier le lieu nommé Plemmyrium ; c’est un promontoire en face de la ville, il s’avance dans le port et en rétrécit l’entrée. En le fortifiant, on rendait plus facile l’arrivée des convois ; on serait à l’ancre à moins de distance du petit port de Syracuse, et l’on ne se trouverait plus obligé, comme on l’était alors, de tirer des munitions du fond du port, si l’on voulait faire quelque opération navale. Il avait dessein de faire surtout une guerre de mer, voyant que, depuis l’arrivée de Gylippe, on ne devait plus s’attendre par terre aux mêmes succès. Il fit donc passer à Plemmyrium l’armée et la flotte, et y construisit trois forts. Ce fut là que la plupart des ustensiles furent déposés ; là que les vaisseaux légers et les bâtimens de charge vinrent mettre à l’ancre. Cette disposition fut ce qui d’abord contribua beaucoup à la ruine des équipages ; ils manquaient d’eau, ils étaient obligés de l’aller chercher au loin, ainsi que le bois, et ne pouvaient sortir sans être tourmentés par les cavaliers ennemis, qui étaient maîtres de la campagne. En effet, le tiers de la cavalerie avait été porté près du bourg d’Olympium, pour empêcher les Athéniens de sortir de Plemmyrium et d’infester le pays. Nicias n’ignorait pas que le reste des vaisseaux de Corinthe arrivait : il envoya vingt vaisseaux à l’observation, avec ordre de se mettre en station dans les parages de Locres et de Rhégium, et sur la route de Sicile.

V. Gylippe continuait de faire travailler au retranchement qui passait par Épipole, et se servait des pierres que les Athéniens y avaient amassées pour leurs propres ouvrages. En même temps, il amenait en dehors des fortifications les troupes de Syracuse et des alliés, et les mettait en ordre de bataille. Les Athéniens, de leur côté, se rangeaient en présence. Quand Gylippe crut le moment favorable, il commença l’attaque. On en vint aux mains, et l’affaire se passa dans l’intervalle des retranchemens : c’était rendre inutile la cavalerie de Syracuse et des alliés. Les Syracusains furent vaincus et obligés d’obtenir la permission d’enlever leurs morts. Les Athéniens dressèrent un trophée.

Gylippe assembla ses troupes, et leur représenta que ce n’était point à elles-mêmes, mais à lui seul qu’il fallait attribuer le malheur qu’elles venaient d’éprouver ; qu’en les mettant en bataille à l’étroit dans l’espace qui séparait les retranchemens, il s’était ôté l’usage de la cavalerie et des gens de traits ; qu’il allait de nouveau les mener à l’ennemi, qu’il les priait d’observer qu’ils n’étaient pas inférieurs en forces, et qu’il leur serait impardonnable, à eux Doriens, de se croire incapables de vaincre et de chasser du pays, des Ioniens, des insulaires, la lie des nations.

VI. Le moment arrivé, il les reconduisit au combat. Nicias et les Athéniens pensaient de leur côté que, si les ennemis ne voulaient pas engager l’action, eux-mêmes ne pouvaient, d’un œil tranquille, voir s’élever près d’eux un retranchement. En effet, il s’en fallait bien peu que le mur des assiégés ne dépassât celui des Athéniens ; et s’il venait à l’excéder, c’était la même chose pour les Syracusains de donner continuellement des combats et d’en sortir victorieux, ou de ne pas combattre du tout. Les troupes d’Athènes s’avancèrent donc à la rencontre des ennemis. Gylippe, avant d’attaquer, conduisit les hoplites plus en avant des tranchées que la première fois ; il disposa la cavalerie et les gens de traits de manière à prendre en flanc les Athéniens, et les posta à l’endroit où se terminaient les retranchemens des deux armées. La cavalerie, pendant l’action, fondit sur l’aile gauche des Athéniens qui lui était opposée et la mit en fuite. Par cette manœuvre, le reste de l’armée fut battu et se retira en désordre dans ses lignes. Les ennemis eurent le temps, la nuit suivante, d’élever leur muraille près de celle des Athéniens, et de la prolonger au-delà des travaux de ces derniers : c’était n’avoir plus à craindre de leur part aucun obstacle, et leur ôter absolument le moyen de les renfermer, même en gagnant une bataille.

VII. Le reste des vaisseaux de Corinthe, d’Ambracie et de Leucade, au nombre de douze, arriva sans avoir été rencontré par les vaisseaux d’observation d’Athènes[290]. Ils étaient sous le commandement d’Erasinidas de Corinthe. Ils aidèrent les Syracusaius à terminer leurs retranchemens jusqu’au mur transversal. Gylippe partit dans le dessein de lever, dans les autres parties de la Sicile, des troupes de terre et de mer, et de faire entrer dans la fédération des villes qui n’avaient encore montré que peu de zèle ou qui même s’étaient absolument éloignées de la guerre. D’autres députés Syracusains et Corinthiens furent dépêchés à Lacédémone et à Corinthe, pour y solliciter encore une armée : elle passerait sur des vaisseaux de charge, sur de petits bâtimens, comme il se pourrait enfin, pourvu qu’elle arrivât, parce que les Athéniens avaient aussi mandé du renfort. Les Syracusains équipèrent une flotte ; ils voulaient s’essayer dans cette grande affaire, et ils mettaient à toutes les autres dispositions beaucoup de vivacité.

VIII. Nicias, informé des opérations des ennemis et les voyant chaque jour augmenter de force, pendant que ses embarras ne faisaient que s’accroître, envoya de son côté des messages à Athènes ; c’est ce qu’il avait déjà fait souvent quand les affaires l’avaient exigé, et ce qui devenait alors plus nécessaire ; car il se jugeait aux dernières extrémités, et si l’on ne prenait pas le parti de rappeler l’armée ou de lui envoyer de puissans renforts, il ne voyait aucun moyen de salut. Dans la crainte que ceux qu’il dépêchait, soit par l’impossibilité de se bien exprimer, soit pour n’avoir pas bien saisi sa pensée ou pour complaire à la multitude, ne rapportassent pas les choses comme elles étaient, il les chargea d’une lettre. Il jugeait que par ce moyen les Athéniens bien instruits de sa façon de penser, sans qu’elle pût être altérée par ceux qui en feraient le rapport, régleraient leurs délibérations d’après le véritable état des choses. Ses agens partirent chargés de sa lettre, avec des instructions sur tout ce qu’ils devaient ajouter, et lui-même resta dans son camp, ne faisant que le regarder, sans se mettre volontairement au hasard.

IX. A la fin de cet été, Évétion, général des Athéniens, assaillit Amphipolis avec Perdiccas et des troupes nombreuses de la Thrace. Il ne put se rendre maître de la ville ; mais il fit passer le Strymon à trois vaisseaux, et ce fut du côté de ce fleuve et des campagnes d’Iméra qu’il assiégea la place. L’été finit.

X. L’hiver suivant, les agens de Nicias arrivèrent à Athènes. Ils dirent tout ce qu’on les avait chargés d’annoncer de vive voix, répondirent aux demandes qu’on leur faisait, et remirent leur dépêche. Le secrétaire de la république, s’avançant au milieu de l’assemblée, en fit lecture. Voici ce qu’elle portait :

XI. « Vous avez appris, Athéniens, par un grand nombre de lettres précédentes, ce que nous avons fait jusqu’à l’époque actuelle. Il est aujourd’hui d’une grande importance que vous ne soyez pas moins bien informés de notre situation actuelle, pour en faire l’objet de vos délibérations. Nous avions eu l’avantage dans la plupart des combats sur les Syracusains contre qui vous nous avez envoyés, nous avions construit des retranchemens où nous sommes encore, quand Gylippe de Lacédémone est arrivé à la tête d’une armée du Péloponnèse et de quelques villes de la Sicile. Nous l’avons vaincu dans la première bataille ; mais le lendemain, forcés par une cavalerie nombreuse et par des gens de traits, nous avons été repoussés dans nos retranchemens. La supériorité des ennemis ne nous permet plus de continuer les travaux de circonvallation, et nous restons dans l’inactivité. Il nous est impossible d’agir avec toutes nos forces, parce que la garde des lignes occupe une partie de nos troupes. D’ailleurs, les ennemis ont élevé contre nous un mur simple qui nous empêche de les investir, à moins que d’enlever leurs ouvrages, ce qui exigerait des forces supérieures. Nous paraissons assiéger les autres, et il arrive que c’est plutôt nous-mêmes qui sommes assiégés, au moins du côté de terre : resserrés par la cavalerie, nous ne pouvons guère nous avancer dans la campagne.

XII. « Les ennemis ont envoyé, de leur côté, dans le Péloponnèse, solliciter une autre armée, et Gylippe part lui-même pour les villes de la Sicile. Son dessein est d’entraîner dans la guerre celles qui maintenant restent tranquilles, et de tirer des autres, s’il est possible, de nouvelles troupes de terre et de mer. Ils veulent, comme je l’apprends, insulter à la fois nos lignes par terre avec de l’infanterie, et par mer avec une flotte. Ne soyez point surpris qu’ils pensent à nous attaquer même du côté de la mer ; ils savent que notre flotte, d’abord florissante par le bon état des vaisseaux et la santé des équipages, n’offre plus maintenant que des vaisseaux pourris, pour avoir trop long-temps tenu la mer, et des équipages ruinés. Il n’est pas possible de mettre les bâtimens à sec pour les radouber : c’est ce que ne permet pas la flotte ennemie, qui n’est pas moins nombreuse que la nôtre, qui a plus de monde et qui se montre sans cesse disposée à venir sur nous. On ne peut douter qu’elle ne tente d’exécuter ce dessein. Il ne tient qu’aux ennemis de nous attaquer, et il leur est plus libre de mettre leurs bâtimens à sec, car ils ne sont pas obligés de tenir une autre flotte en respect.

XIII. « Nous jouirions à peine de cette commodité, quand nous aurions une flotte supérieure, et que nous ne serions pas obligés, comme à présent, de tenir tous nos vaisseaux sur la défensive. Pour peu que nous retranchions de notre garde, nous manquerons de subsistances, puisque c’est même à présent avec beaucoup de peine que nous les faisons passer devant la ville ennemie. Voilà ce qui a ruiné nos équipages, ce qui continue de les détruire ; car nos matelots sont tués par la cavalerie dès qu’ils s’écartent pour aller au loin chercher du bois, du fourrage ou de l’eau. Comme les deux camps sont à la vue l’un de l’autre, les valets désertent, et les étrangers, qu’on a forcés de monter nos vaisseaux, saisissent la première occasion de se réfugier dans les villes. Quant aux troupes soudoyées, elles se sont d’abord laissé gagner par l’appât d’une forte solde ; elles croyaient avoir plutôt à butiner qu’à combattre ; mais à présent qu’elles ont sous leurs yeux, contre leur attente, et la flotte et tout l’appareil guerrier des ennemis, elles désertent, les unes sous prétexte d’aller chercher des pierres, les autres par tous les autres moyens qu’elles peuvent imaginer : ce qui n’est pas difficile ; car la Sicile est d’une grande étendue. Il se trouve aussi des matelots qui achètent des esclaves d’Hyccara, et obtiennent des triérarques la permission de les mettre à leur place, ce qui détruit l’exactitude du service.

XIV. « Je vous écris ce que vous ne pouvez ignorer : c’est que les équipages ne conservent pas long-temps leur première ardeur, et qu’il est peu de matelots qui manœuvrent constamment comme à la sortie du port. Ce qui est le plus embarrassant, c’est que, tout général que je suis, je n’ai pas le pouvoir d’empêcher ces désordres ; car vous êtes des esprits difficiles à gouverner ; et que d’ailleurs nous ne savons d’où faire venir des recrues pour compléter les équipages. C’est en quoi les ennemis trouvent de toutes parts des facilités. Nous n’avons d’autre moyen de réparer nos pertes, que de recourir à vous-mêmes, qui nous avez procuré ce que nous avions au moment du départ, et ce qui nous reste encore. Nos villes alliées, Naxos et Catane, sont maintenant hors d’état de nous offrir des ressources. Si les ennemis ont encore un avantage de plus, si les endroits de l’Italie qui nous fournissent des subsistances se joignent à eux, instruits de l’état où nous sommes, et sachant que vous ne nous secourez pas, nous serons réduits au dernier besoin, et la guerre sera finie sans combat.

« Je voudrais vous mander des choses plus agréables, mais je ne pourrais vous en écrire de plus importantes, puisqu’il faut que vous soyez bien informés de l’état de ce pays-ci pour en faire l’objet de vos délibérations. D’ailleurs, je vous connais, je sais que vous n’aimez à apprendre que de bonnes nouvelles ; mais qu’ensuite vous rejetez le mal sur ceux qui vous les donnent, si les événemens qui succèdent n’y répondent pas : j’ai donc regardé come le plus sûr de vous dire la vérité.

XV. « Soyez persuadés que, chefs et soldats, dans l’expédition dont vous les avez chargés, se sont conduits sans reproche ; mais à présent que toute la Sicile est liguée contre nous et qu’on y attend une nouvelle armée du Péloponnèse, prenez pour base de vos délibérations que vous n’avez ici que des forces insuffisantes. Il faut ou les rappeler, ou envoyer une seconde armée de terre et de mer, aussi forte que la première, avec de grandes sommes d’argent. Il faut aussi me donner un successeur : la néphrétique dont je suis tourmenté ne me permet plus de garder le commandement. Je mérite de votre part cette condescendance : tant que j’ai eu de la santé, je vous ai souvent bien servis à la tête de vos armées. Au reste, ce que vous jugerez à propos de faire, doit être prêt au commencement du printemps. Ne vous permettez pas de lenteur. Nos ennemis de Sicile ne mettront que peu de temps à leurs dispositions ; ceux du Péloponnèse tarderont davantage ; mais si vous n’y faites attention, les uns vous surprendront, comme ils l’ont déjà fait, et les autres vous préviendront. »

XVI. Voilà ce que portait la lettre de Nicias. Les Athéniens, après en avoir entendu la lecture, ne le déchargèrent pas du commandement ; mais, jusqu’à l’arrivée des collègues qu’ils lui choisirent, ils lui donnèrent pour adjoints deux hommes de son armée, Ménandre et Euthydème, pour que, dans son état d’infirmité, il ne fût pas obligé de soutenir seul toutes les fatigues. Ils décrétèrent qu’il serait envoyé une autre armée de terre et de mer, composée d’Athéniens inscrits sur le rôle et d’alliés. Ils élurent pour collègues de Nicias, Démosthène, fils d’Alcisthène, et Alcimédon, fils de Théoclès. Ils se hâtèrent d’expédier celui-ci vers le solstice d’hiver[291], lui remirent dix vaisseaux et vingt talens d’argent[292], et le chargèrent d’annoncer à l’armée qu’elle recevrait du renfort et qu’on s’occupait d’elle.

XVII. Démosthène devait partir au commencement du printemps ; en attendant, il s’occupait de ses préparatifs[293]. Il fit annoncer aux alliés de tenir prêt de l’argent, des vaisseaux et des gens de guerre. Les Athéniens envoyèrent autour du Péloponnèse vingt vaisseaux pour y rester en observation, et pour empêcher que personne ne passât de Corinthe et du Péloponnèse dans la Sicile. Car les Corinthiens, au retour de leurs députés, mieux informés de l’état du pays, et persuadés qu’ils avaient eu raison d’expédier les premiers vaisseaux, mettaient encore plus d’ardeur dans leurs résolutions. Ils se disposaient à faire porter des hoplites en Sicile sur des vaisseaux de charge, pendant que les Lacédémoniens en expédieraient des autres parties du Péloponnèse. Ils équipaient vingt-cinq vaisseaux pour attirer au combat la flotte d’observation qui était à Naupacte. Leur objet, en opposant une garde de trirèmes à celle de leurs ennemis, était que la traversée de leurs vaisseaux de charge fût moins aisément troublée par les Athéniens de Naupacte.

XVIII. Les Lacédémoniens s’occupaient de leur côté à suivre leur projet d’invasion dans l’Attique. Ils étaient excités par les Syracusains et les Corinthiens, qui savaient qu’Athènes faisait passer des secours en Sicile, et qui voulaient mettre obstacle à ces renforts par une diversion sur le pays ennemi. Alcibiade les pressait, et leur montrait la nécessité de fortifier Décélie et de ne pas se ralentir sur les opérations de la guerre.

Mais ce qui surtout les encourageait, c’était la pensée que les Athéniens, avec une double guerre à soutenir contre eux et contre les Siciliens, seraient plus faciles à vaincre. Ils voyaient, d’ailleurs, avec plaisir que c’étaient leurs ennemis qui, les premiers, avaient rompu le traité : car ils s’accusaient d’avoir eu, dans la guerre précédente, le plus de part à l’infraction, puisque c’était en pleine paix que les Thébains étaient entrés à Platée. C’était, d’ailleurs, une des clauses du traité de n’en point venir aux armes contre la puissance contractante qui offrirait de se soumettre à un jugement ; et cependant ils avaient refusé d’écouter les Athéniens qui les appelaient en justice réglée. Ils regardaient leurs infortunes comme une juste punition de cette faute, et se reprochaient à eux-mêmes leur malheur de Pylos et tous ceux qu’ils avaient éprouvés. Mais depuis que les Athéniens, sortis de leurs ports avec trente vaisseaux, avaient dévasté les campagnes d’Épidaure et de Prasium, et d’autres territoires ; qu’ils s’étaient élancés de Pylos pour exercer le brigandage ; qu’ils avaient refusé de prendre les voies de la justice toutes les fois que, sur des différends nés au sujet de quelques articles susceptibles de contestation, ils y avaient été invités par les Lacédémoniens ; ceux-ci, persuadés que les Athéniens attiraient sur eux, à leur tour, la peine d’une faute semblable à celle qu’auparavant eux-mêmes s'étaient reprochée, ne respiraient que la guerre.

Ils firent passer, le même hiver, un ordre aux alliés de fournir du fer, et ils préparèrent tous les matériaux nécessaires à construire des fortifications. Ils expédièrent aussi des secours en Sicile sur des vaisseaux de charge, et contraignirent les autres peuples du Péloponnèse à suivre leur exemple. L’hiver finit, et la dix-huitième année de la guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

XIX. Dès le commencement du printemps[294], les Lacédémoniens et les alliés firent de très bonne heure leur invasion dans l’Attique. Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone, les commandait. D’abord, ils dévastèrent les plaines, et se mirent ensuite à fortifier Décélie : ce travail fut partagé entre les troupes des différentes villes. Décélie, éloignée de cent vingt stades[295] au plus d’Athènes, est à peu près à la même distance, ou un peu plus, de la Bœotie. Les fortifications furent établies dans la plaine et dans les endroits les plus commodes pour nuire aux ennemis : on les voyait d’Athènes. Pendant que les Péloponnésiens et les alliés qui étaient dans l’Attique s’occupaient de ces ouvrages, ceux qui étaient restés dans le Péloponnèse envoyaient les troupes en Sicile sur des vaisseaux de transport. Les Lacédémoniens firent choix de ce qu’il y avait de mieux dans les hilotes et les néodamodes[296], au nombre de six cents hoplites de ces deux classes. Ils leur donnèrent pour commandant Eccritus, de Sparte. Les Bœotiens envoyèrent trois cents hoplites, que commandaient Xénon et Nicon, tous deux de Thèbes, et Hégésander, de Thespies. Ils partirent du Ténare, dans la Laconie, et furent les premiers à mettre en mer. Peu de temps après, les Corinthiens envoyèrent cinq cents hoplites, les uns de Corinthe même, les autres pris à leur solde dans l’Arcadie, et ils les mirent sous le commandement d’Alexarque, de Corinthe. Les Sicyoniens firent partir avec les Corinthiens deux cents hoplites, que commandait Sargée, de Sicyone. Les vingt-cinq vaisseaux de Corinthe, qui avaient été équipés pendant l’hiver, se tenaient en station devant les vingt vaisseaux d’Athènes, qui étaient à Naupacte, jusqu’à ce que les bâtimens de charge. sortis du Péloponnèse avec les hoplites, fussent passés. C’était dans cette intention qu’on les avait expédiés d’avance, pour que les vaisseaux de transport attirassent moins que les trirèmes l’attention des Athéniens.

XX. Pendant que les ennemis travaillaient aux fortifications de Décélie, les Athéniens, dès les premiers jours du printemps, envoyèrent autour du Péloponnèse trente vaisseaux, sous le commandement de Chariclès, fils d’Apollodore. Il avait ordre de passer à Argos pour inviter, conformément au traité d’alliance, les hoplites argiens à se rendre sur sa flotte. Ils firent partir pour la Sicile, comme ils s’y étaient disposés, Démosthène, avec soixante vaisseaux d’Athènes, cinq de Chio, douze cents hoplites athéniens inscrits sur le rôle, et de ceux des îles le plus grand nombre que chacune fut en état de fournir. Ils tirèrent aussi des autres alliés sujets tout ce qu’ils purent se procurer d’objets utiles à la guerre. Démosthène eut ordre de suivre d’abord, avec Chariclès, les côtes de la Laconie, et d’y exercer de concert des hostilités. Il partit pour Égine, et y attendit que ce qui pouvait encore manquer de troupes fut arrivé, et que Chariclès eût pris avec lui les Argiens.

XXI. En Sicile, à la même époque du printemps, Gylippe revint à Syracuse, amenant des différentes villes où il avait réussi le plus grand nombre de troupes qu’il lui avait été possible d’y lever. Il assembla les Syracusains, et leur dit qu’il fallait équiper, autant qu’ils le pourraient, des vaisseaux, et s’essayer à un combat naval ; qu’il ne doutait pas qu’on ne fît des actions dignes du péril où l’on se serait exposé, et qu’on en tirerait un grand avantage pour le succès de la guerre. Hermocrate le seconda bien, et contribua beaucoup à persuader qu’il ne fallait pas craindre d’attaquer sur mer les Athéniens. Il représenta que ce peuple lui-même n’avait pas reçu de ses pères l’art de la marine, comme un héritage dont il ne pût être dépouillé ; qu’il était plus que les Syracusains un peuple de terre ferme, et que c’était les Mèdes qui l’avaient forcé à devenir marin ; qu’avec des hommes audacieux, tels que les Athéniens, les ennemis les plus terribles étaient ceux qui montraient la même audace ; que souvent les Athéniens, sans l’emporter en force, mais en attaquant avec témérité, remplissaient les autres de terreur, et qu’ils éprouveraient eux-mêmes ce qu’ils faisaient éprouver à leurs ennemis. Il était sûr, ajouta-t-il, que si, contre leur attente, Syracuse osait leur opposer sa flotte, elle les effraierait, et prendrait sur eux plus d’avantage que les Athéniens, par leur habileté dans la marine, n’en pourraient prendre sur l’inexpérience de leurs ennemis. Il leur ordonna donc de s’essayer sur leur flotte sans balancer. Les Syracusains, persuadés par les discours de Gylippe, d’Hermocrate et de quelques autres, se portèrent avec ardeur à livrer un combat de mer, et se mirent à équiper leurs vaisseaux.

XXII. La flotte était prête : Gylippe, pendant la nuit, fit sortir toute son armée de terre, et marcha lui-même aux lignes de Plemmyrium. Les trirèmes, toutes à la fois et à un même signal, mirent en mer trente-cinq du grand port et quarante-cinq du petit où était le chantier. Celles-ci tournèrent dans le dessein de se joindre à celles qui étaient dans l’intérieur du grand port, et de gagner ensemble Plemmyrium, pour jeter les Athéniens dans le trouble de deux côtés à la fois. Ces derniers montèrent à la hâte soixante vaisseaux : vingt-cinq voguèrent à la rencontre de trente-cinq vaisseaux syracusains du grand port, et le reste au-devant de ceux qui sortaient du chantier. Aussitôt commença l’action à l’entrée du grand port ; long-temps les deux flottes s’opposèrent l’une à l’autre une résistance égale, l’une voulant forcer l’entrée, et l’autre la défendre.

XXIII. Les Athéniens de Plemmyrium descendent sur le rivage, dans la seule attente d’un combat naval ; ils sont surpris par Gylippe qui se jette avec l’aurore sur les retranchemens. Il enlève d’abord le plus grand et ensuite les deux petits. Les troupes qui étaient à la garde de ceux-ci, voyant qu’on avait emporté le premier sans peine, ne firent aucune résistance. Les hommes qui, après la perte des premières lignes, se sauvèrent sur les bâtimens et sur un vaisseau de transport, purent à peine regagner le camp ; car ceux des Syracusains qui venaient d’avoir l’avantage dans le grand port se mirent à leur poursuite avec une seule trirème qui fendait légèrement la mer. Mais quand les deux derniers retranchemens furent emportés, ceux qui en sortirent se sauvèrent aisément par mer, parce que la flotte de Syracuse venait d’être battue. En effet, les vaisseaux syracusains qui avaient agi en avant du port, voulant y rentrer sans garder aucun ordre, après avoir repoussé ceux d’Athènes, s’entre-heurtèrent les uns les autres, et donnèrent la victoire aux ennemis. Les navires que les Athéniens mirent en fuite furent les mêmes qui d’abord les avaient vaincus dans le port. Ils en submergèrent onze, et tuèrent la plupart des hommes, excepté ceux de trois vaisseaux qu’ils firent prisonniers. Eux-mêmes perdirent trois de leurs bàtimens. Ils tirèrent à terre les débris des vaisseaux syracusains, dressèrent un trophée dans un îlot qui regarde Plemmyrium, et retournèrent à leur camp.

XXIV. Telle fut la fortune des Syracusains dans le combat naval : mais ils étaient maîtres des lignes de Plemmyrium, et ils élevèrent trois trophées pour célébrer cet avantage. Ils détruisirent l’un des deux petits retranchemens qu’ils avaient pris, réparèrent les autres et les firent garder. Il avait été pris ou tué bien des hommes à la défense de ces ouvrages. Toutes les richesses en furent enlevées, et elles étaient considérables. Comme c’était le magasin des Athéniens, il s’y trouvait une grande quantité d’effets et de subsistances qui appartenaient soit à des marchands, soit à des triérarques : là étaient déposées les voiles de quarante trirèmes, les autres agrès et trois trirèmes mises à sec. Mais ce qui fit le plus de tort à l’armée, ce fut la perte de Plemmyrium : car les Athéniens n’avaient plus d’abordage sûr pour l’apport des munitions. Plemmyrium devenait désormais pour les Syracusains un point de départ. Ce malheur, qui en présageait d’autres, jetait l’effroi dans l’armée, et la plongeait dans le découragement.

XXV. Les Syracusains dépêchèrent ensuite douze vaisseaux sous le commandement d’Agatharque de Syracuse. L’un était destiné pour le Péloponnèse ; il y portait des députés chargés d’y faire le rapport des belles espérances que donnait leur position, et de presser les Péloponnésiens de pousser plus vivement la guerre de terre ferme. Les onze autres vaisseaux cinglèrent pour l’Italie, où l’on avait appris qu’il passait, pour les Athéniens, des bâtimens richement chargés. Ils les rencontrèrent, en détruisirent la plupart et brûlèrent, dans la campagne de Caulonie, des bois de construction que les Athéniens y avaient préparés. Ensuite ils voguèrent à Locres. Ils y étaient à l’ancre, quand un bâtiment dè transport du Péloponnèse y aborda, portant les hoplites de Thespies. Les Syracusains les reçurent à bord de leurs vaisseaux, et reprirent la route de leur île. Cependant les Athéniens les épiaient avec vingt vaisseaux près de Mégare : ils prirent un des bâtimens avec les hommes qu’il portait, mais ils ne purent s’emparer des autres qui gagnèrent Syracuse.

Il y eut aussi dans le port une escarmouche. Les Syracusains avaient planté en mer, devant l’ancien chantier, des pilotis, pour qu’à l’abri de ce retranchement les vaisseaux pussent se tenir à l’ancre, sans être exposés aux attaques des Athéniens. Il s’agissait de les enlever. Les Athéniens amenèrent un vaisseau du port de dix mille ballots[297], garni de parapets, et surmonté de tours de bois : ils allaient sur des barques, attacher des câbles aux pilotis, les tiraient à l’aide de cabestans et les arrachaient ; des plongeurs les sciaient sous les eaux. Les Syracusains, du haut des magasins de vaisseaux, tiraient sur les Athéniens qui leur répondaient de dessus le pont. Ceux-ci parvinrent à enlever enfin la plus grande partie des pilotis. Ce qui leur donna plus de peine, ce furent ceux qui étaient cachés sous la mer ; car on en avait planté qui, ne s’élevant pas à fleur d’eau, étaient fort dangereux pour les vaisseaux qui en approchaient ; on ne les apercevait pas, et l’on échouait comme contre un rocher. Des plongeurs, gagnés à prix d’argent, parvinrent à les scier. Cependant les Syracusains en plantèrent de nouveaux.

Il se fit des deux côtés bien d’autres tentatives, comme on devait l’attendre de deux armées en présence, et rangées en face l’une de l’autre. On se harcelait, on se tâtait de toutes les manières. Les Syracusains envoyèrent dans les villes une députation composée de Corinthiens, d’Ambraciotes et de Lacédémoniens : ils y annoncèrent la prise de Plemmyrium, et ce combat naval, où ils avaient été vaincus par leur propre désordre plutôt que par la force des ennemis. Ils leur montrèrent que, d’ailleurs, on avait de justes espérances, et les prièrent de leur donner des secours de vaisseaux et de troupes de terre ; ajoutant que les Athéniens attendaient une nouvelle armée ; mais qu’il suffisait de la prévenir en battant la première, et que les affaires des ennemis étaient désespérées. Voilà ce qui se passait en Sicile.

XXVI. Démosthène, quand l’armée qu’il devait y conduire fut rassemblée, partit d’Égine, et faisant voile pour le Péloponnèse, il se joignit à Chariclès et aux trente vaisseaux d’Athènes. Ils prirent avec eux des hoplites d’Argos et voguèrent vers la Laconie. D’abord ils ravagèrent quelques campagnes d’Épidaure-Liméra[298], et prenant terre ensuite dans la partie de la Laconie qui regarde Cythère, et où est le temple d’Apollon, ils saccagèrent quelques champs et fortifièrent un endroit qui a la forme d’un isthme : c’était pour offrir un asile aux hilotes qui déserteraient de chez les Lacédémoniens, et un repaire aux brigands qui sortiraient de ce lieu, comme de Pylos, pour exercer la rapine. Démosthène, après s’en être emparé, partit pour Corcyre ; il devait en prendre avec lui les alliés, et diriger aussitôt sa route vers la Sicile. Chariclès attendit que les fortifications fussent terminées ; il y laissa une garnison, et, à son retour, il emmena trente navires. Les Argiens s’en retournèrent en même temps.

XXVII. Il vint à Athènes, dans le cours du même été, treize cents peltastes de ces Thraces qui sont armés de poignards : ils sont de la race des Diens. Leur destination était de partir avec Démosthène ; mais comme ils arrivèrent trop tard, les Athéniens résolurent de les renvoyer. On leur donnait à chacun une drachme[299] par jour, et il semblait trop onéreux de les garder, quand on avait d’ailleurs à soutenir les dépenses qu’entraînait la guerre de Décélie. Toutes les troupes de Lacédémone avaient été d’abord employées, cet été, à fortifier la place, et elle était occupée depuis par des garnisons qu’y faisaient passer les villes et qui se succédaient à un temps déterminé, ce qui tourmentait beaucoup Athènes. Les affaires de cette république étaient surtout ruinées par les pertes qu’elle éprouvait en hommes et en argent. Jusqu’alors elle avait supporté des incursions de courte durée, qui ne l’empêchaient pas, tout le reste du temps, de tirer parti de son territoire ; mais à présent que les ennemis restaient constamment dans le fort ; que quelquefois il en venait plus qu’il n’en pouvait contenir ; qu’il arrivait même que des troupes aussi nombreuses que celles qu’il renfermait, étaient obligées de courir la campagne et de vivre de butin ; et que le roi Agis se tenait dans l’Attique et n’y faisait pas mollement la guerre, les Athéniens se voyaient réduits à la plus dure extrémité. Ils étaient privés de toute leur campagne ; plus de vingt mille de leurs esclaves avaient pris la fuite, et c’était presque tous des gens de métier ; tous leurs bestiaux, toutes leurs bêtes de somme étaient perdues. Comme la cavalerie était journellement sur pied, faisant des courses sur Décélie ou gardant le territoire, les chevaux étaient ou blessés ou boiteux ; ce qui devait arriver, puisqu’on ne cessait de les fatiguer sur un terrain inégal.

XXVIII. L’importation des denrées qu’on tirait de l’Eubée se faisait autrefois d’Orope par terre en traversant Décélie, ce qui diminuait le chemin ; mais elle était devenue dispendieuse depuis qu’on était obligé de la faire par mer en tournant Sunium. La ville manquait à la fois de tous les objets qu’on tirait du dehors, et c’était moins une cité qu’une garnison. Les citoyens se succédaient pendant le jour pour monter la garde sur les remparts, et la nuit, en hiver comme en été, tous, excepté les chevaliers, se fatiguaient sur les murailles ou dans les corps-de-garde. Ce qui les accablait le plus, c’était d’avoir deux guerres à soutenir à la fois. Ils en étaient venus à un point d’opiniâtreté, que, si l’on avait entendu dire auparavant qu’ils en fussent capables, on n’aurait pu le croire. Qui aurait imaginé qu’investis par les retranchemens qu’avaient élevés les Syracusains, ils ne quitteraient pas encore la Sicile, qu’ils construiraient des travaux semblables autour de Syracuse, ville par elle-même aussi grande qu’Athènes, et qu’ils dérangeraient ainsi toutes les opinions de la Grèce sur leur force et leur audace ? Au commencement de la guerre, les uns pensaient que, si les Péloponnésiens entraient dans l’Attique, les Athéniens pourraient bien tenir un an, d’autres deux, d’autres trois, mais personne davantage ; et dix-sept ans après la première invasion, déjà entièrement épuisés par cette guerre, ils passèrent en Sicile et se surchargèrent d’une seconde guerre aussi pesante que celle qu’ils soutenaient encore contre le Péloponnèse. Il n’est donc pas étonnant qu’avec tout le mal que leur causait Décélie, et toutes les autres dépenses qui leur survenaient et qui étaient immenses, ils fussent dans une entière disette d’argent. Au lieu du tribut ordinaire, ils imposèrent leurs sujets à un vingtième sur les marchandises qui s’exportaient par mer, se flattant d’en retirer davantage. Leurs dépenses n’étaient plus les mêmes qu’auparavant ; elles s’étaient considérablement accrues en proportion que la guerre était devenue plus difficile, et ils se voyaient privés de leurs revenus.

XXIX. Ils renvoyèrent donc tout de suite, faute d’argent et pour s’épargner des frais, les Thraces qui étaient arrivés trop tard pour se joindre à Démosthène. Diitréphès fut chargé de les conduire. Comme ils prenaient leur route par l’Euripe, on leur commanda de faire, en passant, tout le mal qu’ils pourraient aux ennemis. Diitréphès les fit relâcher à Tanagra, y fit à la hâte un peu de butin, partit dès le soir de Calchis en Eubée, et traversa l’Euripe. Il fit descendre ses troupes dans la Bœotie et les conduisit à Mycalesse, sans se montrer pendant la nuit qu’il passa près du temple de Mercure : il est à seize stades[300] au plus de Mycalesse. Dès que le jour parut, il attaqua la ville. Elle est grande, mais il la prit, parce qu’il trouva des gens qui n’étaient pas sur leurs gardes, et qu’autant éloignés de la mer qu’ils le sont, ils ne pensaient pas qu’on dût jamais remonter si haut pour les attaquer. Leurs murailles étaient faibles ; dans quelques endroits même elles s’écroulaient ; partout elles avaient peu de hauteur, et telle était leur sécurité que les portes étaient ouvertes. Les Thraces se précipitèrent dans la ville, pillèrent les maisons et les temples, tuèrent les hommes, sans respecter la vieillesse ni le jeune âge, égorgeant tout ce qu’ils rencontraient, massacrant femmes, enfans et jusqu’aux bestiaux, et n’épargnant rien de ce qui respirait ; car les Thraces, comme ce qu’il y a de peuples les plus barbares, se plaisent au carnage quand ils osent s’y livrer. Ce fut une affreuse désolation. ce furent tous les genres de mort. Ils se jetèrent dans l’école ; elle est considérable, et les enfans venaient d’y entrer : ils les égorgèrent tous. Jamais une ville entière n’éprouva de plus grands désastres, et jamais ils ne furent plus inattendus.

XXX. Les Thébains apprirent ces malheurs et vinrent au secours. Ils rencontrèrent les Thraces, encore peu éloignés, leur arrachèrent le butin et les mirent en fuite, saisis d’effroi. Ils les poursuivirent jusqu’à l’Euripe et aux bords de la mer, où étaient à l’ancre les vaisseaux qui les avaient amenés. Le moment où ils en tuèrent le plus fut celui où ces Barbares, qui ne savaient pas nager, voulurent y monter ; car les gens qui étaient restés sur les bâtimens voyant ce qui se passait à terre, les tirèrent à la mer hors de la portée des flèches. Les Thraces, jusque-là, s’étaient bien défendus dans leur retraite contre la cavalerie bœotienne qui avait été la première à les attaquer : ils couraient en avant, ils se mettaient en pelotons à la manière de leur pays, et ils perdaient peu de monde ; quelques-uns avaient péri dans la ville, où ils avaient été pris occupés au pillage. Ils eurent en tout deux cent cinquante hommes tués sur treize cents. Les Thébains et autres qui vinrent contre eux au secours perdirent au plus vingt hommes, tant hoplites que cavaliers : entre les morts, du côté des Thébains, fut Scirphondas, l’un des bœotarques. Voilà ce que souffrit Mycalesse ; événement non moins déplorable, pour la grandeur de cette ville, qu’aucun autre que la guerre ait causé.

XXXI. Démosthène, quand le fort qu’il faisait construire en Laconie fut terminé, partit de Corcyre, et trouva dans l’Élide, à Phia, un vaisseau à l’ancre qui devait porter en Sicile les hoplites de Corinthe. Il le brisa ; mais les hommes échappèrent, prirent un autre vaisseau et continuèreut leur route. Il passa ensuite à Zacynthe et à Céphalénie, y reçut des hoplites, et manda de Naupacte ceux des Messéniens. Il passa sur le continent opposé qui fait partie de l’Acarnanie, à Alyzia et à Anactorium qu’occupaient les Athéniens. Pendant son séjour dans ces environs, Eurymédon le rencontra : il revenait de Sicile, où il avait été envoyé en hiver porter de l’argent à l’armée. Il lui donna des nouvelles de cette île, et lui raconta qu’il avait entendu dire, dans sa navigation, que les Syracusains s’étaient rendus maîtres de Plemmyrium. Conon, qui commandait à Naupacte, vint aussi les trouver ; il leur apprit que les vingt-cinq vaisseaux de Corinthe, qui étaient à l’ancre à la vue de cette place, ne discontinuaient pas les hostilités et étaient prêts à livrer un combat. Il les pria de lui envoyer des vaisseaux, parce qu’avec les dix-huit qu’il avait il n’était pas en état de se mesurer contre les vingt-cinq des Corinthiens. Démosthène et Eurymédon firent partir avec lui dix de leurs vaisseaux les plus légers à la mer pour les joindre à la flotte de Naupacte, et eux-mêmes s’occupèrent du rassemblement des troupes. Eurymédon passa à Corcyre, ordonna aux habitans d’équiper quinze vaisseaux et fit des levées d’hoplites ; car il renonçait à son départ, devenu, par son élection, collègue de Démosthène. Celui-ci rassembla autour de l’Acarnanie des frondeurs et des gens de traits.

XXXII. Les députés de Syracuse, qui étaient partis après la prise de Plemmyrium pour demander aux villes des secours, en avaient obtenu, et étaient près d’amener les troupes qu’il venaient de lever. Nicias le sut : il envoya chez ceux des Sicules qui se trouvaient sur la route, chez les Centoripes alliés, chez les Alicycéens, et en d’autres villes, les prier de ne pas laisser passer les ennemis, et de réunir leurs efforts pour les arrêter. Ils n’avaient pas d’autre chemin à prendre ; car les Agrigentins ne leur permettaient pas de traverser leur pays. Déjà les Siciliens étaient en marche, quand à cette sollicitation, les Sicules leur dressèrent trois embûches, fondirent sur eux tout à coup lorsqu’ils étaient dans une pleine sécurité, et en tuèrent environ huit cents ; de ce nombre furent tous les députés, à l’exception d’un seul qui était de Corinthe. Il se mit à la tête des hommes qui purent échapper, au nombre de quinze cents, et les conduisit à Syracuse.

XXXIII. Dans ces mêmes jours, il leur vint de Camarina, en qualité d’auxiliaires, cinq cents hoplites, trois cents hommes armés de javelots, et deux cents archers. Ils avaient enfin pour eux la Sicile presque entière, à l’exception d’Agrigente, qui gardait la neutralité. Tout ce qui d’ailleurs était resté jusqu’alors en suspens, se réunit en leur faveur contre les Athéniens ; mais les Syracusains, après l’échec qu’ils venaient de recevoir chez les Sicules, différaient d’attaquer les ennemis.

Quant à Démosthène et Eurymédon, dès que l’armée de Corcyre et du continent fut prête, ils traversèrent avec toutes leurs troupes le golfe d’Ionie, et abordèrent au promontoire d’Iapygie. De là ils mirent à la voile, prirent terre aux Chærades, îles de l’Iapygie, et emmenèrent sur leurs vaisseaux quelques gens de traits ; c’était des Iapygiens de la race des Messapiens. au nombre de cent cinquante. Artas gouvernait ce peuple. Les généraux Athéniens renouvelèrent avec lui l’ancienne amitié, et ce fut lui qui leur donna ces troupes. Ils arrivèrent à Métaponte en Italie, et obtinrent des habitans, en qualité d’alliés, trois cents hommes armés de javelots et deux trirèmes. Ils les prirent avec eux et passèrent à Thurium. Il se trouva que, dans une insurrection, la faction qui leur était contraire venait de succomber. Ils s’y arrêtèrent dans le dessein de faire la revue de toutes leurs troupes, pour reconnaître s’il ne leur en manquait pas encore quelques-unes, et d’engager les Thuriens, puisque la fortune les favorisait, à faire la guerre avec eux, à la pousser vigoureusement, et à n’avoir que les mêmes amis et les mêmes ennemis.

XXXIV. Les Péloponnésiens, et ce qu’il y avait alors en station avec les vingt-cinq vaisseaux devant la flotte de Naupacte, pour favoriser le passage de leurs vaisseaux de charge qui devaient gagner la Sicile, se disposaient à livrer un combat. Ils amenèrent encore d’autres vaisseaux pour n’être pas inférieurs à la flotte d’Athènes. Ils jetèrent l’ancre sous Érinée, ville d’Achaïe, dans la campagne de Rypé. Le golfe où ils se logèrent a la forme d’un croissant : l’infanterie de Corinthe et des alliés en garnit les deux pointes ; la flotte était au milieu et fermait le golfe ; elle était commandée par Polyanthès de Corinthe. Les Athéniens de Naupacte, avec trente-trois vaisseaux, vinrent se présenter devant elle, sous le commandement de Diphilus. D’abord les ennemis ne firent aucun mouvement ; mais quand ils crurent le moment favorable, le signal fut levé, ils s’avancèrent et l’action s’engagea. Long-temps les deux flottes s’opposèrent une égale résistance. Enfin trois vaisseaux de Corinthe furent brisés ; aucun de ceux des Athéniens ne coula bas, mais sept furent mis hors d’état de manœuvrer. Attaqués par la proue, ils eurent l’avant brisé par les vaisseaux ennemis, qui avaient été garnis pour cet effet de plus forts éperons. L’issue de cette journée fut douteuse, et l’un et l’autre parti s’attribua la victoire. Cependant les Athéniens restèrent maîtres des débris des vaisseaux ennemis, et comme le vent poussait à la haute mer, et que les Corinthiens ne revinrent plus à la charge, on se sépara. Il n’y eut pas de poursuite, et il ne se fit pas de prisonniers. Les Corinthiens, qui s’étaient battus près de la côte, n’eurent pas de peine à se sauver, et, du côté des Athéniens, on ne perdit pas de vaisseaux.

Dès que ceux-ci furent rentrés à Naupacte, les Corinthiens dressèrent un trophée, comme si, pour avoir mis plus de vaisseaux hors de combat, ils eussent remporté la victoire. Ils se regardaient comme victorieux parce que les autres ne se regardaient pas comme vainqueurs ; car les Corinthiens croyaient triompher s’ils n’éprouvaient pas une entière défaite, et les Athéniens se croyaient vaincus s’ils ne remportaient pas une victoire décidée, Mais les Pélqponnésiens se retirèrent, leur armée se dispersa, et les Athéniens alors, en qualité de vainqueurs, élevèrent un trophée dans l’Achaïe, à la distance d’environ vingt stades d’Érinée, où la flotte de Corinthe avait mis à l’ancre. Ainsi finit le combat naval.

XXXV. Cependant les Thuriens, avec sept cents hoplites, et trois cents hommes armés de javelots, étaient prêts à joindre leurs armes à celles de Démosthène et d’Eurymédon. Ces généraux donnèrent ordre à la flotte de gagner les côtes de Crotone. Eux-mêmes, après avoir fait le dénombrement de leurs troupes de terre sur les bords du Sybaris, les conduisirent par les campagnes de Thurium. Ils étaient parvenus au fleuve Hylias, quand les Crotoniates leur firent annoncer qu’ils ne permettraient point à l’armée de traverser leur pays. Les Athéniens descendirent vers la mer, et passèrent la nuit à l’endroit où s’y jette le fleuve. Leur flotte y vint au-devant d’eux. Ils la montèrent le lendemain, naviguèrent de côte en côte, et prirent terre devant toutes les villes, excepté celle de Locres. Ils arrivèrent enfin à Pétra, dans le pays de Rhégium.

XXXVI. Cependant les Syracusains apprirent qu’ils étaient en mer, et résolurent de tenter encore une fois le hasard sur leur flotte et avec leur armée de terre[301]. Ils l’avaient rassemblée à dessein de prévenir l’arrivée du renfort. Le dernier combat naval leur avait fait connaître des avantages qu’ils travaillèrent à se procurer pour cette nouvelle action. Ils rendirent plus courtes et plus fortes les proues de leurs vaisseaux, y fixèrent de plus forts éperons et adaptèrent aux deux bords, pour les soutenir, des arcs-boutans de six coudées en dedans et en dehors ; c’était ainsi que, pour le combat de Naupacte, les Corinthiens avaient ajusté les proues de leurs batimens. Les Syracusains se promettaient l’avantage sur les navires des Athéniens qui n’étaient pas renforcés de même, mais qui étaient faibles de la proue, parce que ce n’était pas de l’avant, mais des bords qu’ils attaquaient, en se portant autour des vaisseaux ennemis ; ils croyaient aussi qu’il leur serait favorable de livrer le combat dans le grand port, où l’espace serait étroit pour un grand nombre de vaisseaux ; qu’en attaquant de proue, ils briseraient l’avant des vaisseaux ennemis, trop faibles et trop légers dans cette partie pour résister à des proues fermes et solides ; que, dans un espace resserré, les Athéniens ne pourraient ni faire le tour des vaisseaux, ni s’ouvrir un passage à travers la flotte, et que c’était dans cette manœuvre qu’ils mettaient le plus de confiance ; qu’autant qu’il leur serait possible, ils les empêcheraient de passer entre leurs bâtimens, et que le peu d’espace s’opposerait à ce qu’ils en fissent le tour ; qu’ils emploieraient surtout la manœuvre qu’on avait d’abord attribuée à l’inhabileté de leurs pilotes, celle de donner de la proue ; et qu’elle leur procurerait la supériorité ; que les Athéniens poussés ne pourraient reculer que vers la côte, ce qui ne leur laisserait que peu d’espace, puisque leur camp n’en occupait qu’une faible étendue : qu’eux-mêmes étaient maitres de tout le reste du port, et que les ennemis, dès qu’on pourrait les forcer, seraient mis à l’étroit, et se troubleraient les uns les autres, en se jetant tous ensemble vers la même partie du rivage ; qu’ils ne pourraient gagner une étendue de mer suffisante, tandis qu’eux-mêmes auraient une mer libre pour attaquer et reculer à leur gré ; qu’enfin les ennemis auraient contre eux Plemmyrium, et contre eux aussi le peu d’ouverture du port. Ce qui nuisit en effet le plus aux Athéniens, dans toutes les actions navales, ce fut de n’avoir pas, pour reculer, toute l’étendue du port, comme les Syracusains.

XXXVII. Telles furent les nouvelles idées que les Syracusains ajoutèrent à leurs premières connaissances et à leurs forces ; mais surtout encore plus encouragés par le succès du dernier combat naval, ils attaquèrent à la fois avec leurs troupes de terre et avec leur flotte. Gylippe, un peu avant que les vaisseaux se missent en mouvement, fit sortir les troupes de terre, et les conduisit aux lignes des Athéniens, du côté qui regarde la ville, tandis que, de l’autre côté de ces ouvrages, s’avança par son ordre tout ce qu’il y avait à Olympium d’hoplites, de cavalerie et de troupes légères. Aussitôt après se mirent en mer les vaisseaux des Syracusains et des alliés. Les Athéniens, qui d’abord ne s’attendaient à voir agir que les troupes de terre, furent troublés, en voyant aussi tout à coup la flotte s’avancer. Les uns se mettaient en bataille sur les murs et en avant des murs ; d’autres allaient au-devant de la cavalerie et des gens de traits qui s’avançaient lestement d’Olympium et des autres endroits du dehors ; d’autres, à la fois, montaient sur les vaisseaux, et s’empressaient de porter du secours sur la côte. Dès que les bâtimens furent garnis de troupes, on les conduisit à l’ennemi au nombre de soixante-quinze[302]. Les Syracusains en avaient à peu près quatre-vingts.

XXXVIII. Pendant la plus grande partie du jour, on ne fit que se charger, se repousser, se tâter réciproquement, sans que, de part ni d’autre, on pût rien faire de remarquable ; seulement les Syracusains coulèrent bas un ou deux vaisseaux d’Athènes, et l’on se sépara. En même temps l’armée de terre s’éloigna des murailles. Le lendemain les Syracusains se tinrent en repos, sans rien manifester de ce qu’ils voulaient faire. Comme les forces s’étaient montrées égales dans le combat de mer, Nicias s’attendait à voir les ennemis renouveler l’attaque : il obligea les triérarques à faire radouber ceux des vaisseaux qui avaient souffert, et ordonna de mettre à l’ancre des bâtimens de charge en avant des pilotis qu’il avait plantés en mer devant les vaisseaux, et qui les tenaient renfermés comme dans un port. Il disposa ces bâtimens à deux arpens l’un de l’autre, pour procurer aux vaisseaux qui pourraient être repoussés une retraite sûre d’où ils retourneraient à loisir au combat. Ces travaux occupèrent les Athéniens tout le jour et ne furent terminés qu’à la nuit.

XXXIX. Le jour suivant, de meilleure heure que la dernière fois, les Syracusains firent par terre et par mer une attaque semblable à la précédente. Les deux flottes en présence passèrent encore une grande partie de la journée à se tâter l’une l’autre. Mais enfin Ariston de Corinthe, fils de Pyrrichus, le meilleur pilote qui fût à Syracuse, donna un bon conseil aux commandans de la flotte : ce fut d’envoyer ordre à ceux qui, dans la ville. étaient chargés de la police, d’établir à la hâte un marché sur le bord de la mer, et d’obliger les marchands à y apporter en vente tout ce qu’ils avaient de comestibles. Les gens de la flotte descendraient, prendraient un repas sans s’éloigner des vaisseaux, et aussitôt après, dans le même jour, ils feraient une seconde attaque, à laquelle les Athéniens seraient loin de s’attendre.

XL. On le crut, on envoya l’ordre, et le marché fut prêt. Aussitôt les Syracusains ramèrent à la pouppe, se rapprochèrent de la ville, descendirent et prirent leur repas. Les Athéniens crurent qu’ils faisaient cette retraite, se regardant comme vaincus : ils descendirent à leur aise, apprêtèrent à manger, et firent tout ce qu’ils voulurent, comme n’ayant plus à combattre du reste de la journée. Mais tout à coup les Syracusains rentrent sur leurs vaisseaux et s’avancent une seconde fois. Les Athéniens, dans le plus grand trouble, et encore à jeun la plupart, montèrent sans ordre sur leur flotte, et ne vinrent qu’avec peine à leur rencontre. On fut quelque temps sans agir et ne faisant que s’observer les uns les autres. Enfin, les Athéniens craignirent de se perdre eux-mêmes en se fatigant sans combattre, et prirent le parti de ne plus différer l’attaque. L’ordre donné, ils engagèrent l’action. Les Syracusains les reçurent, et frappant de la proue, comme ils l’avaient résolu, ils brisaient à coups d’éperons l’avant des vaisseaux ennemis, tandis que, du haut des ponts, les soldats faisaient beaucoup de mal aux hommes en les accablant de javelots ; mais ce qui leur fut le plus funeste, ce furent les troupes qui montaient les barques légères ; elles les faisaient passer par-dessous les rames, rasaient les flancs des navires et accablaient de traits les équipages.

XLI. En un mot, les Syracusains remportèrent une victoire complète. Les Athéniens, mis en fuite, passèrent entre leurs bâtimens de charge et se réfugièrent dans leur station. Les Syracusains ne les poursuivirent pas au-delà de ces bâtimens, arrêtés à l’entrée par les dauphins[303] qu’on avait suspendus aux antennes. Deux vaisseaux syracusains osèrent s’en approcher avec la confiance que donne la victoire ; ils furent considérablement endommagés, et même l’un des deux fut pris avec les hommes qu’il portait. Les Syracusains avaient coulé bas sept vaisseaux d’Athènes, maltraité beaucoup d’autres, pris et tué des hommes. Ils se retirèrent, célébrèrent par des trophées leurs deux victoires, et conçurent dès lors la ferme assurance d’avoir pris sur mer une supériorité décidée : ils pensèrent même qu’ils se rendraient maîtres de l’armée, et se disposèrent à faire encore une attaque sur les deux élémens.

XLII. Dans ces conjonctures, arrivent Démosthène et Eurymédon avec les secours qu’ils amènent d’Athènes[304] ; soixante et treize vaisseaux ou à peu près, y compris les navires étrangers, environ cinq mille hoplites d’Athènes et des alliés, un grand nombre de Barbares et de Grecs, armés de javelots, des frondeurs, des archers et tout le reste d’un formidable appareil. Les Syracusains et les alliés, d’abord frappés d’une vive terreur, ne voyaient plus de ressource au danger de leur situation, lorsque, malgré le fort construit à Décélie, il arrivait encore une armée toute aussi forte que la première, et que, de tous côtés, Athènes déployait une puissance redoutable. L’ancienne armée athénienne reprenait de son côté quelque courage après les maux qu’elle avait soufferts.

Démosthène, instruit de l’état des choses, crut qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et qu’il ne fallait pas tomber dans les mêmes fautes que Nicias. Terrible à son arrivée, au lieu d’attaquer aussitôt Syracuse, ce général avait passé l’hiver à Catane, s’était attiré le mépris, et avait donné à Gylippe, et à l’armée du Péloponnèse, le temps de le prévenir. Les Syracusains n’auraient pas même demandé ce renfort si Nicias les eût d’abord attaqués : ils se seraient crus capables de résister, et au moment qu’ils auraient appris leur faiblesse, ils se seraient trouvés investis. En supposant qu’alors ils eussent fait demander du secours, ils n’en auraient pas tiré le même avantage.

Telles furent les réflexions de Démosthène, et persuadé que c’était le premier jour de son arrivée qui devait inspirer aux ennemis plus de terreur, il voulu profiter de l’effroi qu’il leur causait. Il voyait que ce n’était qu’un simple mur qu’ils avaient élevé pour empêcher les Athéniens de les investir, et que pour l’enlever aisément, sans que personne osât faire résistance, il ne fallait que se rendre maître du passage d’Êpipole, et du camp qui s’y trouvait placé. Il se hâta donc de tenter l’entreprise. Son idée était de terminer promptement la guerre : s’il réussissait, il entrerait dans Syracuse ; sinon, il ramènerait l’armée, sans perdre inutilement les troupes qui partageaient l’expédition et ruiner la république entière. Les Athéniens sortirent de leurs retranchemens, et ravagèrent le territoire baigné pas l’Anapus. Ils eurent, comme auparavant, la supériorité par terre et par mer ; car les Syracusains ne leur opposèrent d’un côté ni de l’autre aucune résistance ; il ne sortit contre eux que la cavalerie et les gens de traits d’Olympium.

XLIII. Démosthène crut d’abord devoir tâter du retranchement avec des machines de guerre, il les fit avancer ; mais elles furent brûlées par les ennemis qui se défendaient du haut des murailles ; le reste de ses troupes attaqua de différens côtés et fut repoussé. Il ne crut pas devoir perdre le temps ; mais, ayant fait goûter son avis à Nicias et aux autres commandans, il ne pensa plus qu’à diriger, comme il l’avait résolu, ses attaques du côté d’Épipole. Il regardait comme impossible, pendant le jour, de s’avancer ni de franchir la hauteur sans être aperçu, mais il donna ordre aux soldats de se munir de vivres pour cinq jours ; et prenant avec lui les appareilleurs, les maçons, tout ce qu’il y avait de gens de traits, tout ce qui était nécessaire pour se retrancher si l’on avait l’avantage, il se mit en marche contre Épipole à la première veille, avec Eurymédon, Ménandre et toute l’armée[305]. Nicias resta dans les retranchemens. On arriva du même côté par où l’on avait monté la première fois, c’est-à-dire par Euryèle, sans être découverts par les gardes avancées : on attaqua, on enleva les ouvrages que les Syracusains avaient en cet endroit ; quelques gens de la garnison furent tués ; la plupart se mirent en fuite et gagnèrent les camps d’Épipole. Il y en avait trois : celui des Syracusains, celui des Siciliens et celui des alliés. Les fuyards annoncèrent l’arrivée des ennemis, et en firent part aux six cents qui, de ce côté, formaient les premières gardes. Ceux-ci accoururent au secours ; mais Démosthène et les Athéniens les rencontrèrent, et, malgré la vigueur de leur défense, ils les mirent en fuite. Ils continuèrent de s’avancer, pour terminer l’affaire, dans la première ardeur, avant qu’elle pût se ralentir ; d’autres en même temps se rendaient maîtres des premiers travaux qu’on avait attaqués et qu’avait abandonnés la garde : ils en arrachèrent les créneaux. Les Syracusains et leurs alliés, Gylippe et ses soldats, sortirent des remparts ; mais comme on ne s’était pas attendu, pendant la nuit, à une entreprise de cette audace, les troupes ne donnèrent qu’avec effroi, se laissèrent forcer, et même d’abord elles prirent la fuite : mais les Athéniens s’avançaient en désordre, comme des gens qui déjà se croyaient victorieux ; ils voulaient achever de rompre à l’instant tous les corps qu’ils n’avaient pas encore défaits, dans la crainte que, s’ils avaient le temps de se reconnaître, ils ne parvinssent à se rallier. Ce fut ce qui les perdit : les Bœotiens furent les premiers à leur opposer de la résistance ; ils les chargèrent, les firent reculer et les mirent en fuite.

XLIV. Dès lors les Athéniens tombèrent dans le plus grand trouble et le plus cruel embarras. Il n’a pas été facile de se procurer de l’un ni de l’autre parti des lumières sur les détails. On a moins d’incertitude sur les actions qui se passent en plein jour, et encore ceux qui s’y sont trouvés n’en connaissent pas toutes les circonstances ; chacun même n’en sait qu’à peine ce qui s’est passé autour de lui. Mais dans une affaire de nuit, et celle dont nous parlons est la seule qui ait eu lieu dans cette guerre entre des troupes considérables, comment savoir nettement quelque chose ? La lune éclairait, et par conséquent on ne se voyait les uns les autres que comme on fait au clair de lune ; on apercevait bien la forme des corps, mais sans distinguer si c’étaient des amis ou des ennemis. Des hoplites des deux partis s’égaraient et tournoyaient en grand nombre dans un espace étroit. Certains corps athéniens étaient déjà vaincus ; d’autres encore entiers continuaient leur première marche. Du reste de l’armée, des troupes étaient déjà montées, d’autres s’avançaient ; elles ne savaient de qui s’approcher. Tout avait été mis en désordre au moment de la défaite, et il était difficile de se reconnaître à la voix. Les Syracusains et les alliés victorieux s’animaient les uns les autres à grands cris, parce qu’il n’est pas d’autres signes qu’on puisse donner dans l’obscurité, et en même temps ils recevaient vigoureusement ceux qui se portaient contre eux ; mais les Athéniens se cherchaient eux-mêmes, et tous ceux qu’ils rencontraient, même leurs amis, ils les prenaient pour les ennemis de ceux qui fuyaient déjà. Faute d’autres moyens de se reconnaître, ils se demandaient à chaque instant le mot de l’ordre, et ils le demandaient tous à la fois : c’était se jeter eux-mêmes dans une extrême confusion et apprendre ce mot aux ennemis ; mais ils n’apprenaient pas de même celui des Syracusains, qui, victorieux et non dispersés, avaient moins de peine à se reconnaître. Quand il leur arrivait de se trouver en force, l’ennemi savait le mot et leur échappait ; mais si eux-mêmes ne répondaient pas, ils étaient morts. Ce qui leur fit le plus de mal fut le chant du pæan : il était des deux côtés à peu près le même, et les jetait dans l’incertitude. Les Argiens, les Corcyréens, et tout ce qu’il y avait de Doriens dans l’armée d’Athènes, ne pouvaient le chanter sans effrayer les Athéniens, qu’effrayait également celui des ennemis.

Dès que la confusion se fut une fois mise entre eux, partout où ils se rencontraient ils ne s’en tenaient plus à s’effrayer, mais ils se chargeaient ; on se battait amis contre amis, citoyens contre citoyens, et l’on avait bien de la peine à se séparer. La descente d’Êpipole est étroite : la plupart poursuivis se jetaient dans les précipices et se tuaient. Ceux qui, sans accident, parvinrent à descendre dans la plaine, se sauvèrent presque tous à leur camp, surtout les soldats de la première armée qui connaissaient mieux le pays ; mais plusieurs des derniers arrivés se trompèrent de chemin et s’égarèrent dans la campagne ; le jour venu, la cavalerie syracusaine les enveloppa et leur donna la mort.

XIV. Le lendemain, les Syracusains élevèrent deux trophées : l’un à Épipole, à l’endroit par où les ennemis étaient montés, et l’autre à celui où les Bœotiens leur avaient opposé, les premiers, de la résistance. Les Athéniens furent obligés d’obtenir la permission d’enlever leurs morts. Ils firent de grandes pertes, ainsi que leurs alliés : on leur prit encore plus d’armes qu’ils ne perdirent de soldats ; car de ceux qui avaient été forcés de sauter, sans bouclier et sans armes, du haut des précipices, les uns s’étaient tués, les autres s’étaient sauvés.

XLVI. Animés par leur prospérité inattendue, les Syracusains retrouvèrent leur premier courage[306]. Ils envoyèrent Sicanus avec quinze vaisseaux à Agrigente, qui était en état de sédition, pour attirer, s’il le pouvait, cette république à leur parti ; tandis que Gylippe parcourait une seconde fois par terre la Sicile pour en amener des troupes. Depuis l’affaire d’Épipole, il espérait enlever de vive force les lignes des ennemis.

XLVII. Cependant les généraux athéniens délibérèrent sur le malheur qu’ils venaient d’éprouver et sur l’état de faiblesse où, dans toutes les parties, leur armée se trouvait réduite. Ils ne pouvaient se dissimuler les mauvais succès de leurs entreprises, et voyaient les soldats excédés de leur séjour en Sicile. La maladie les tourmentait, et elle avait deux causes : la saison de l’année, dans laquelle il règne le plus d’infirmités, et l’endroit où ils campaient, marécageux et malsain. Tout, d’ailleurs, se montrait désespéré. Démosthène ne croyait pas qu’on dût rester davantage : malheureux dans le dessein qu’il avait formé sur Épipole, il se déclara pour le départ ; il ne voulut pas même qu’il fût différé davantage, pendant qu’on pouvait encore traverser la mer, et que les vaisseaux qui venaient d’arriver donnaient à la flotte la supériorité. Il était, disait-il, plus important à la république de combattre les ennemis, qui venaient d’élever une forteresse sur son territoire, que les Syracusains, qu’il était devenu difficile de soumettre ; et la raison ne voulait pas qu’on s’arrêtât vainement à faire de grandes dépenses devant une place. Tel fut l’avis de Démosthène.

XLVIII. Nicias pensait bien lui-même que les affaires étaient en mauvais état ; mais il ne voulait pas en manifester ouvertement la faiblesse, ni que les généraux, en délibérant sur leur retour au milieu d’un nombreux conseil, se rendissent eux-mêmes auprès des ennemis les messagers de cette nouvelle ; car lorsqu’ils voudraient en venir à l’exécution, d’après ce qu’il savait mieux que d’autres sur leur situation, il espérait que leurs affaires, si l’on avait la patience d’attendre, deviendraient encore plus mauvaises que celles des Athéniens. Il comptait les voir bientôt réduits à la disette, surtout depuis que la supériorité de la flotte rendait les Athéniens maîtres de la mer. Il y avait à Syracuse un parti qui voulait leur livrer la place ; cette faction avait envoyé des émissaires à Nicias, et ne voulait pas qu’il se retirât.

Voilà ce dont il était instruit, ou plutôt la vérité est qu’il flottait dans l’indécision, sans savoir à quel parti se résoudre ; mais il n’en déclara pas moins en public qu’il n’emmènerait pas l’armée. Il n’ignorait pas, disait-il, qu’Athènes serait mécontente si l’on se retirait sans qu’elle en eût donné l’ordre ; que ce ne serait pas eux-mêmes qui seraient les juges de leur conduite, ni des personnes qui auraient vu comme eux les choses sans se décider sur de mauvais rapports ; mais que l’on en croirait les calomnies du premier beau parleur. Il ajouta qu’il se trouvait même à l’armée des soldats, et que c’était le plus grand nombre, qui criaient bien haut qu’ils étaient à l’extrémité, et qui crieraient tout aussi haut à leur arrivée, mais dans un sens contraire, représentant les généraux comme des traîtres qui s’étaient fait payer pour se retirer ; que, pour lui, connaissant le caractère des Athéniens, il aimait mieux périr, s’il le fallait, dans les hasards, et de la main des ennemis, que condamné par ses concitoyens à une mort injuste et honteuse ; que les affaires des Syracusains étaient encore plus mauvaises que les siennes ; qu’ils défrayaient des troupes étrangères, qu’ils avaient à faire de grandes dépenses pour soutenir des garnisons, que depuis un an ils entretenaient une flotte considérable, et que bientôt ils seraient sans ressources : qu’ils avaient déjà dépensé deux mille talens[307], sans compter tout ce qu’ils devaient ; que s’ils faisaient quelques réductions à leur armée, en cessant de soudoyer des troupes, ils ruinaient leurs affaires puisque leurs forces consistaient surtout en auxiliaires, et non, comme celle des Athéniens, en hommes obligés de servir ; qu’il fallait donc s’opiniâtrer au siège, et ne pas reconnaître, en se retirant, qu’on était vaincu par les ressources des ennemis, tandis qu’on en avait soi-même de bien supérieures.

XLIX. Ce qui donnait à Nicias l’assurance de parler ainsi, c’est qu’il était bien informé de l’état de Syracuse, qu’il savait qu’on y manquait d’argent, et qu’il s’y trouvait un parti qui voulait livrer la place aux Athéniens, et qui lui faisait donner avis de ne pas se retirer ; mais d’ailleurs il avait plus qu’auparavant de confiance en la flotte, et c’était cette confiance qui le subjuguait.

Démosthène n’admettait absolument pas que l’on dût continuer le siège. S’il ne fallait pas remmener l’armée sans un décret des Athéniens, si l’on devait s’arrêter en Sicile, il fallait aller à Catane ou à Thapsos : on irait de là soumettre, avec les troupes de terre, une grande partie de la contrée, ravager les biens des ennemis, et leur faire beaucoup de mal. Les flottes se battraient en haute mer et non plus à l’étroit, ce qui tournait à l’avantage de l’ennemi ; ils auraient de l’étendue, où ils sauraient tirer avantage de leur art, et ils pourraient reculer et charger sans partir d’un petit espace circonscrit. Enfin il déclara qu’il n’était point du tout d’avis qu’on restât dans la même position, mais qu’il fallait la quitter au plus tôt et sans différer.

Eurymédon pensa de même ; mais Nicias se déclarait contre eux : on languit, on tomba dans l’inaction, et d’ailleurs on soupçonnait que ce général, qui faisait voir tant d’opiniâtreté, pouvait bien en savoir plus qu’il n’en voulait dire. C’était ainsi que les Athéniens perdaient le temps sans changer de place.

L. Cependant Gylippe et Sicanus étaient de retour à Syracuse. Ce dernier avait manqué Agrigente ; car, pendant qu’il était encore à Géla, la faction qui favorisait Syracuse s’était détruite, en se réconciliant avec la faction contraire. Pour Gylippe, il avait amené des troupes considérables, levées dans la Sicile, et les hoplites envoyés du Péloponnèse au printemps sur des vaisseaux de charge, et qui étaient passés de Libye à Sélinonte. Portés dans la Libye, ils avaient reçu des habitans de Cyrêne deux trirèmes pour leur servir de guides dans leur navigation : ils avaient donné, en passant, des secours aux Évespérites assiégés par les Libyens, et avaient vaincu ces derniers. De là ils étaient passés à Néapolis, comptoir des Carthaginois, d’où le plus court trajet les conduisait en Sicile en deux jours et deux nuits, ils l’avaient franchi et étaient abordés à Sélinonte.

Ces renforts ne furent pas plus tôt arrivés que les Syracusains se disposèrent à combattre encore une fois par terre et par mer. Les généraux athéniens voyant l’ennemi fortifié d’une nouvelle armée et leurs affaires, loin de prendre une meilleure face, devenir de jour en jour plus mauvaises, ruinées surtout par les maladies qui gagnaient les troupes, se repentaient de ne s’être pas retirés plus tôt. Nicias lui-même ne leur marquait plus autant d’opposition : il se réduisait à les prier de ne pas délibérer ouvertement sur le départ. Ils déclarèrent donc aux soldats, le plus secrètement qu’il fut possible, qu’il faudrait quitter le camp et se tenir prêts au signal. Tout était disposé, on allait partir, quand la lune s’éclipsa ; car on était dans la pleine lune[308]. La plupart des Athéniens prièrent les généraux de différer ; ce phénomène leur donnait des scrupules. Nicias, qui fort adonné aux superstitions, et surtout à celles de cette espèce, dit qu’avant qu’il se fût écoulé trois fois neuf jours[309], comme l’avaient ordonné les devins, il ne permettrait plus de mettre en délibération l’affaire du départ Les Athéniens avaient perdu du temps, et cet événement les fit rester.

LI. Les Syracusains, instruits de tous ces détails, furent d’autant plus animés à ne pas souffrir leur retraite, que ceux-ci en délibérant sur leur départ reconnaissaient eux-mêmes que, par terre et par mer, ils avaient perdu sur eux la supériorité. Ils ne voulaient pas non plus souffrir qu’ils allassent s’établir dans quelque autre partie de la Sicile où l’on aurait plus de peine à les combattre. Leur dessein était de saisir leur avantage et de les forcer, le plus tôt qu’il serait possible, à un combat de mer, dans la position où ils se trouvaient. Ils équipèrent donc leurs vaisseaux, et mirent à s’exercer autant de jours qu’il sembla nécessaire. Quand ils crurent le moment favorable, ils commencèrent le premier jour par attaquer les retranchemens[310]. Il sortit contre eux, par quelques portes, des corps peu considérables, hoplites et cavaliers ; les Syracusains firent prisonniers quelques-uns de ces hoplites et poursuivirent le reste. Comme le passage était étroit, les Athéniens perdirent soixante-dix cavaliers et un petit nombre d’hoplites.

LII. Les Syracusains rentrèrent ce jour-la ; mais le lendemain ils firent sortir soixante-seize vaisseaux, pendant que les troupes de terre marchaient aux retranchemens[311]. Les Athéniens cinglèrent à la rencontre avec quatre-vingt-six navires. L’action commença. Eurymédon commandait l’aile droite des Athéniens ; il voulait renfermer la flotte ennemie, et s’étendait en rasant la côte ; mais les Syracusains, après avoir battu le centre, le resserrèrent dans un enfoncement du port, brisèrent son vaisseau et ceux qui le suivaient, poursuivirent tout le reste de la flotte et la poussèrent au rivage.

LIII. Gylippe voit la flotte athénienne vaincue et portée hors des pilotis qui lui servaient d’asile ; il veut achever la défaite des troupes qui descendraient à terre : c’était donner aux Syracusains plus de facilité à remorquer les vaisseaux, quand le rivage serait nettoyé d’ennemis. Il prit avec lui un détachement et alla porter du secours sur les jetées du port. Les Tyrséniens y étaient de garde pour les Athéniens : ils virent cette troupe approcher sans ordre, s’avancèrent, attaquèrent les premiers qui se présentaient, les mirent en fuite, et les poussèrent jusqu’au lac Lysimélie. Mais bientôt arrivèrent des corps plus nombreux de Syracusains et d’alliés ; les Athéniens survinrent pour soutenir les Tyrséniens et protéger leurs vaisseaux ; ils engagèrent le combat, furent vainqueurs, et poursuivirent les vaincus. Ils tuèrent beaucoup d’hoplites, sauvèrent la plus grande partie de leurs vaisseaux, et les ramenèrent à leur station. Mais les Syracusains leur en prirent dix-huit, tant d’Athènes que des alliés, et tuèrent les hommes. Ils voulaient incendier le reste de la flotte ; le vent portait du côté des Athéniens : ils lancèrent contre eux un vieux bâtiment de charge, rempli de torches et de sarmens, auxquels ils mirent le feu. Les Athéniens, qui craignaient pour leurs vaisseaux, travaillèrent à l’éteindre, apaisèrent la flamme, empêchèrent le brûlot d’approcher, et sortirent de péril.

LIV. Les Syracusains élevèrent un trophée, pour célébrer leur victoire navale et celle qu’ils avaient remportée au moment où ils prirent les hoplites près des retranchemens, et où ils firent aussi des prisonniers sur la cavalerie. Les Athéniens en dressèrent un de leur côté pour la victoire des Tyrséniens qui avaient mis en fuite l’infanterie, et l’avaient poussée jusqu’au lac, et pour celle qu’eux-mêmes avaient remportée avec le reste de leur armée.

LV. La flotte amenée par Démosthène avait d’abord effrayé les Syracusains ; mais quand ils eurent remporté sur mer une victoire éclatante, les Athéniens, à leur tour, furent au comble de la consternation ; ils ne pouvaient concevoir leur malheur, et regrettaient encore plus de ne s’être pas retirés. Les seules villes auxquelles ils faisaient la guerre étaient, comme Athènes, sous le gouvernement populaire ; elles étaient considérables, elles avaient des flottes et de la cavalerie ; ils ne pouvaient donc, pour se les attacher, semer chez elles la dissension, par l’attrait d’un changement de régime ; ils ne pouvaient non plus les effrayer par l’appareil de leurs forces, comme s’ils leur étaient bien supérieurs, lorsqu’ils avaient succombé dans la plupart de leurs entreprises. Dès auparavant dans l’embarras, ils étaient tombés au comble de l’abattement, depuis qu’ils venaient d’être vaincus par mer, ce qu’ils avaient regardé comme impossible.

LVI. Les Syracusains traversèrent aussitôt le pont sans aucune crainte, et résolurent d’en clore l’entrée, pour empêcher les Athéniens, s’ils en formaient le projet, de cacher leur retraite. Ce n’était plus à se sauver eux-mêmes qu’ils mettaient leurs soins, mais à les empêcher de se sauver. Ils croyaient (ce qui était vrai) que les circonstances leur donnaient une grande supériorité, et que s’ils pouvaient remporter sur les Athéniens une victoire décisive par terre et par mer, ce serait une belle lutte qu’ils auraient soutenue en faveur des Grecs : car, dès ce moment, les autres peuples de la Grèce seraient les uns libres, les autres hors de crainte. Les forces qui resteraient aux Athéniens deviendraient insuffisantes à soutenir la guerre qu’on leur ferait, après celle qu’ils venaient de supporter, et les Syracusains, regardés comme les auteurs de cette révolution, imprimeraient le respect à leur siècle et aux âges à venir. C’en était assez pour rendre ce combat glorieux. Et ce ne serait pas seulement sur les Athéniens, mais sur tous les alliés armés en grand nombre pour la même cause qu’ils remporteraient la victoire : ce ne serait pas non plus seuls et sans témoins, mais aux yeux de ceux qui étaient venus à leur secours, et sur lesquels ils partageaient le commandement avec les Lacédémoniens et les Corinthiens. Enfin ils n’auraient pas craint d’exposer leur ville au danger, et ils auraient donné, par leurs succès, un grand lustre à leur marine. En effet, c’était contre cette ville que s’était rassemblé le plus de nations, après celles qui dans cette guerre avaient pris parti pour ou contre Athènes ou Lacédémone.

LVII. Voici les nations qui firent la guerre avec ces deux républiques, pour ou contre la Sicile, devant Syracuse, les unes dans le dessein de partager la conquête du pays, les autres de l’empêcher d’être conquis : ce n’était ni par esprit de justice, ni par les liaisons d’une origine commune, qu’elles avaient embrassé l’un ou l’autre parti ; mais quelques-unes par hasard, d’autres par intérêt, d’autres par nécessité. Les Athéniens, qui étaient Ioniens d’origine, marchèrent avec joie contre les Syracusains qui étaient Doriens ; et, avec eux, des peuples qui avaient la même langue et les mêmes usages, ceux de Lemnos et d’Imbros, et les Éginètes, qui alors possédaient Egine.

Les Hestiéens, qui habitaient Hestiée, dans l’Eubée, firent la guerre conjointement avec les Athéniens dont ils étaient une colonie. D’autres peuples partagèrent cette entreprise comme sujets, ou comme alliés libres, ou comme soudoyés.

Entre les sujets soumis au tribut, étaient les Érétriens, les Chalcidiens, les Styriens et les Carystiens, peuples de l’Eubée. Les insulaires étaient ceux de Céos, d’Andros et de Téos.

De i’Ionie, vinrent les troupes de Milet, de Samos et de Chio. Les habitans de Chio n’étaient pas tributaires ; ils suivaient en qualité d’hommes libres, et fournissaient des vaisseaux.

La plupart de ceux que nous venons de nommer sont Ioniens, et tirent leur origine d’Athènes, excepté les Carystiens ; ceux-ci sont des Dryopes. Comme sujets, ils étaient obligés de marcher, et d’ailleurs, en qualité d’Ioniens, ils suivaient volontiers contre des Doriens.

Il y avait aussi des Éoliens. Ceux de Méthymne étaient sujets, mais non tributaires, et fournissaient des vaisseaux. Ceux de Ténédos et d’Ænia payaient tribut. Ces Éoliens furent obligés de combattre contre les Bœotiens, leurs fondateurs, et de race éolienne, qui s’étaient unis aux Syracusains ; mais les Platéens, qui étaient Bœotiens, firent seuls la guerre aux Bœotiens pour satisfaire leur haine.

Les habitans de Rhodes et de Cythère étaient Doriens : ceux de Cythère tiraient leur origine de Lacédémone, et ils portèrent les armes avec les Athéniens contre les Lacédémoniens que Gylippe conduisait. Les Rhodiens étaient Argiens d’origine, et ils étaient obligés de combattre contre les habitans de Géla qui étaient Argiens, et qui même étaient une de leurs colonies, mais qui combattaient avec des Syracusains.

Les habitans de Céphalénie et de Zacynthe occupaient des îles voisines du Péloponnèse, et étaient libres ; mais, en qualité d’insulaires, ils ne laissaient pas d’être contenus par les Athéniens, maîtres de la mer, et ils les suivaient.

Les Corcyréens ne sont pas seulement Doriens, mais Corinthiens, et ils firent ouvertement la guerre contre les Corinthiens dont ils sont une colonie, et contre les Syracusains avec lesquels ils ont une même origine : ils donnaient pour prétexte qu’ils étaient forcés par les convenances ; mais leur véritable motif était leur haine contre les Corinthiens.

Ceux qu’on appelle aujourd’hui Messéniens, soit ceux de Naupacte, soit ceux de Pylos qu’Athènes possédait alors, furent pris pour cette guerre, aussi bien que les exilés de Mégare, qui, en petit nombre, et par une suite de leur malheur, combattirent contre les habitans de Sélinonte qui sont Mégariens.

Les autres peuples qui partagèrent cette expédition, le firent plutôt volontairement que par contrainte. Les Argiens y prirent moins de part en qualité d’alliés, que par haine contre les Lacédémoniens ; et ce fut ainsi que différens peuples, par des animosités particulières, suivirent, quoique Doriens, les Athéniens, qui étaient d’origine ionique, contre des peuples d’origine dorique.

Les Mantinéens et autres Arcades soudoyés, accoutumés à marcher contre tous ceux qu’on leur indiquait comme ennemis, regardèrent aussi, par amour du gain, comme ennemis les Arcades qui marchaient avec les Corinthiens.

Les Crétois et les Étoliens se laissèrent aussi gagner par l’appât de la solde. Il arriva que les Crétois qui avaient fondé Géla avec les Rhodiens, firent la guerre, non pas en faveur de leur colonie, mais contre elle, et non par inclination, mais pour gagner l’argent qu’on leur offrait.

Ce fut aussi par amour du gain que plusieurs Acarnanes donnèrent des secours ; mais la plupart étaient alliés, et n’obéissaient qu’à leur inclination pour Démosthène et à leur bienveillance pour les Athéniens.

Les peuples dont nous venons de parler étaient bornés par le golfe d’Ionie. Entre les peuples d’Italie, ceux de Thurium et de Métaponte furent enveloppés dans cette ligue par la nécessité, dans ces temps de séditions et de troubles : on en peut dire autant des habitans de Naxos et de Catane en Sicile.

Entre les Barbares, les Égestains, qui avaient soulevé la plupart des peuples de la Sicile et de ceux du dehors, et une partie des Tyrséniens, étaient excités par leur haine contre les Syracusains. Les Iapiges étaient soudoyés. Voilà les nations qui combattirent avec les Athéniens.

LVIII. Les Syracusains eurent pour auxiliaires les habitans de Camarina, qui leur étaient limitrophes, ceux de Géla, dont le pays était situé après celui de Camarina, et ensuite les Sélinontins voisins de ces contrées. Les Agrigentains restèrent en repos. Ces peuples vivent dans la partie de la Sicile qui est tournée du côté de la Libye.

Les Imériens sont du côté qui regarde la mer de Tyrsénie ; il n’y loge pas d’autres Grecs. Ils furent aussi les seuls de cette partie qui donnèrent du secours aux Syracusains : voilà quels furent les Grecs de Sicile, qui combattirent avec eux ; ils sont tous Doriens, et vivent sous leurs propres lois.

Entre les Barbares, ceux des Sicules qui ne se déclarèrent pas pour les Athéniens, furent les seuls qui entrèrent dans la ligue de Syracuse.

Entre les Grecs hors de la Sicile, les Lacédémoniens fournirent un général spartiate, des néodamodes et des hilotes. Le mot néodamodes signifie des gens qui jouissent nouvellement de la liberté.

Les Corinthiens seuls fournirent de l’infanterie et des vaisseaux ; les Leucadiens, les Ambraciotes servirent avec eux, parce qu’ils avaient une même origine. Des troupes soudoyées furent envoyées de l’Arcadie par les Corinthiens : les Sicyoniens furent forcés à faire la guerre.

On n’eut, au-delà du Péloponnèse, que les Bœotiens.

Comme les Siciliens habitaient des villes importantes, la quantité des contingens qu’ils fournirent eux-mêmes l’emporta beaucoup sur ceux que l’on reçut du dehors. Ils rassemblèrent beaucoup d’hoplites, des matelots, de la cavalerie, une multitude enfin dans tous les genres de service. On peut dire aussi que les Syracusains contribuèrent plus que tous les autres peuples de la Sicile à soutenir cette guerre, et parce que leur ville était considérable, et parce que c’était eux qui couraient le plus grand danger.

LIX. Tels furent les secours que rassemblèrent les deux partis. Ils en jouissaient dans le temps dont je parle, et ni l’un ni l’autre n’en reçut plus de nouveaux. Les Syracusains avaient raison de penser que ce serait un bel exploit, après la victoire navale qu’ils venaient de remporter, de prendre l’armée entière des Athéniens, cette armée si formidable, sans lui laisser aucun moyen d’échapper ni par terre ni par mer. Ils se mirent donc à fermer aussitôt le grand port qui avait environ huit stades d’ouverture ; ils en obstruèrent l’entrée en y mettant à l’ancre des trirèmes, des vaisseaux de charge et des barques. Ils faisaient en même temps tous les apprêts nécessaires si les Athéniens osaient hasarder encore un combat naval, et sur tous les objets ils ne méditaient rien que de grand.

LX. Les Athéniens qui se voyaient renfermés, et qui n’ignoraient pas les autres desseins des ennemis, crurent devoir tenir conseil. Les généraux et les chefs de cohortes s’assemblèrent. Ils manquaient de tout, et de long-temps ils n’avaient plus de convois à recevoir ; car dans l’idée de leur prochain départ, ils avaient fait dire à Catane de ne leur en pas envoyer, et ils n’en devaient pas même attendre à l’avenir, à moins de remporter une victoire navale. Ils résolurent donc d’abandonner leurs retranchemens supérieurs, et de s’emparer de quelque endroit voisin de la flotte : ils y construiraient un fort, le plus petit qu’il serait possible, et capable seulement de recevoir les malades et les ustensiles ; ils y mettraient garnison, et feraient monter tout le reste des troupes tant sur les vaisseaux qui étaient en bon état que sur ceux qui étaient le moins capables de servir. Alors ils livreraient combat ; et s’ils étaient vainqueurs, ils se porteraient à Catane ; sinon ils mettraient le feu à leurs vaisseaux, et, rangés en ordre de bataille, ils gagneraient par terre l’endroit le plus voisin, grec ou barbare, qui ne serait pas ennemi.

Cet avis passa, et ils l’exécutèrent. Ils descendirent de leurs retranchemens, équipèrent tous les vaisseaux, au nombre d’environ cent dix, et forcèrent à les monter tout ce qu’il y avait d’hommes à qui leur constitution permît de rendre le moindre service. Ils placèrent sur les ponts un grand nombre d’archers et de gens de traits, Acarnanes ou autres étrangers, et pourvurent à tout le reste, autant que le permettait une semblable extrémité, et le dessein qu’ils avaient conçu. Presque tout était prêt, quand Nicias, qui voyait les troupes abattues de leur défaite maritime, désastre dont elles n’avaient pas l’habitude, et résolues néanmoins à tout risquer au plus tôt, parce qu’elles manquaient de vivres, les fit rassembler et tâcha pour la première fois de les encourager, en leur parlant à peu près ainsi :

LXI. « Soldats athéniens et alliés, dans le combat qui va se livrer, il ne s’agit de rien moins pour les ennemis, et pour vous tous en commun et en particulier, que du salut de la patrie. C’est en remportant la victoire que chacun de vous peut revoir la ville qui l’a vu naître. Ne vous livrez point au découragement, et n’ayez point la faiblesse des hommes qui n’ont aucune expérience : dès le premier combat où ils sont malheureux, ils ne s’attendent plus qu’a des malheurs semblables. Athéniens, qui avez acquis l’expérience de bien des guerres, et vous, alliés, qui toujours avez porté les armes avec nous, n’oubliez pas que la guerre produit des événemens extraordinaires ; croyez que la fortune peut aussi vous devenir favorable, et disposez-vous à réparer vos derniers malheurs, comme on doit l’attendre de combattans qui se voient en si grand nombre.

LXII. « De concert avec les pilotes, nous avons examiné, nous avons disposé, autant que peuvent le permettre les circonstances, tout ce qui, dans l’espace étroit du port, peut tourner à notre avantage, et contre la multitude des vaisseaux ennemis, et contre l’appareil dont on en a chargé les ponts. Nous allons faire monter sur les nôtres un grand nombre d’archers, de gens de traits, toute cette foule que nous n’aurions garde d’employer dans un combat en haute mer, où la pesanteur des vaisseaux nuirait à l’habileté de la manœuvre ; mais elle va nous servir ici, parce que, du haut de notre flotte, c’est un combat de terre que nous serons obligés de livrer. Rien ne nous a fait plus de mal que les forts éperons dont les ennemis ont armé leurs vaisseaux ; nous avons imaginé d’ajuster aux nôtres ce qui peut les en défendre ; des crampons de fer qui, si les troupes font leur devoir, ne laisseront pas aux bâtimens qui nous auront une fois approchés la liberté de reculer pour revenir à la charge. Réduits à changer le combat naval en une action de terre ferme, ne pas reculer nous-mêmes, ne pas permettre de reculer à ceux qui combattront contre nous, tel est certainement notre intérêt, surtout lorsque nous avons pour ennemie la côte prochaine, excepté ce qu’en occupe notre camp.

LXIII. « Voilà ce dont il faut vous ressouvenir : il s’agit d’un combat opiniâtre où l’on ne songera point à regagner la terre ; où, dès qu’une fois vous aurez attaqué un vaisseau, il ne faudra plus vous en détacher que vous n’ayez défait les guerriers qui en couvriront le tillac : c’est ce que je ne recommande pas moins aux hoplites qu’aux équipages, puisque c’est surtout l’affaire de ceux qui vont combattre du haut des ponts. Il est encore en votre pouvoir de vous procurer l’avantage par la valeur de votre infanterie. J’exhorte les matelots à ne pas trop se laisser abattre par leurs malheurs ; je dis plus, je les en conjure, à présent qu’ils ont un meilleur pontage et un plus grand nombre de bâtimens. Et vous, alliés, vous qui jusqu’à présent, sans être nés dans l’Attique, avez toujours été regardés comme des Athéniens ; qui parlez notre langue, qui suivez nos usages, qui êtes respectés dans la Grèce, qui participez à notre domination pour en recueillir les avantages, pour en imposer à nos sujets, pour n’être pas exposés aux insultes de nos ennemis, pensez qu’il est digne de vous de conserver cette allégresse guerrière qui vous a toujours distingués. Notre empire est un bien dont seuls vous jouissez librement avec nous ; il est juste de ne le pas trahir aujourd’hui. Méprisez ces Corinthiens dont vous fûtes souvent victorieux, et ces Siciliens dont aucun n’osait tenir devant vous, tant que votre marine demeura florissante. Défendez-vous contre eux, et faites-leur connaître que, même après votre affaiblissement, après vos désastres, votre habileté l’emporte encore sur la témérité qui a fait le bonheur des autres.

LXIV. « Et vous, Athéniens, je vous rappelle encore que vous n’avez pas laissé dans vos chantiers une flotte semblable à celle-ci, et qu’il n’est pas resté derrière vous une jeunesse guerrière qui vous ressemble. S’il vous arrive autre chose que d’être victorieux[312], vos ennemis de Sicile se porteront aussitôt contre votre patrie ; et les citoyens que nous y avons laissés seront dans l’impuissance de résister aux ennemis qui déjà les environnent, et à ceux qui viendront d’ici les attaquer. Dans l’instant même, vous serez sujets de Syracuse, vous qui savez dans quel dessein vous êtes venus ici ; et ceux que vous avez laissés dans votre patrie obéiront à Lacédémone. Si jamais vous avez fait voir un grand courage, ayez celui de prévenir en un seul combat ce double malheur, et songez tous ensemble et chacun en particulier, qu’avec vous, sur ces vaisseaux que vous allez monter, seront les forces guerrières et maritimes de votre patrie, la république elle-même et le grand nom d’Athènes. Ceux qui l’emportent sur les autres en habileté ou en valeur n’auront jamais une plus belle occasion de le faire connaître, pour leur propre intérêt et pour le salut de tous. »

LXV. Nicias, après avoir ainsi exhorté les troupes, leur ordonna de monter sur la flotte. Gylippe et les Syracusains voyaient tous ces apprêts, et ne pouvaient ignorer que les Athéniens allaient les attaquer. On leur apprit aussi que l’ennemi se servirait de crampons : ils travaillèrent à parer cet inconvénient comme tous les autres. Ils garnirent d’une grande quantité de peaux les proues et les parties supérieures des navires, pour amortir la force des crampons dans leur chute, et ne leur pas laisser de prise. Quand tout fut prêt, les généraux et Gylippe exhortèrent, de leur côté, leurs soldats, et leur parlèrent à peu près ainsi :

LXVI. « Nous avons fait de grandes choses, et il s’agit de combattre pour en faire encore : c’est, je crois, Syracusains et alliés, ce que la plupart d’entre vous n’ignorent pas ; car on ne verrait pas en vous tant d’ardeur. Si quelqu’un de vous cependant n’est pas encore assez instruit, nous allons tâcher de l’éclairer. Ces Athéniens, arrivés ici pour asservir la Sicile, et s’ils avaient rempli ce dessein, soumettre le Péloponnèse et la Grèce entière ; eux qui avaient la plus grande domination que, dans les temps passés et de nos jours, les Grecs eussent encore possédée, vous êtes les premiers qui ayez pu résister à leur marine, cet instrument de toute leur puissance : déjà plusieurs fois vous les avez vaincus sur mer, et, sans doute, vous allez encore en être victorieux. Quand on se voit une fois arrêté dans une partie où l’on croyait exceller, on conçoit une plus faible opinion de soi-même que si l’on avait eu d’abord moins d’orgueil : trompé dans les espérances que donnait la présomption, on cède, et l’on ne connaît plus même la force que l’on pourrait encore avoir. C’est ce que doivent maintenant éprouver les Athéniens.

LXV1I. « Pour nous, qui d’abord avons osé montrer de l’audace quand la science nous manquait encore, et qui désormais, vainqueurs d’ennemis courageux, avons établi l’opinion que doit inspirer notre valeur, nous avons doublement le droit de concevoir d’heureuses espérances ; et d’ordinaire, une grande espérance donne, au moment d’agir, une grande résolution. Si les Athéniens ont imité nos inventions, nous ne serons pas inhabiles à nous défendre contre des moyens que l’habitude nous a rendus familiers. Ils ont, contre leur usage, fait monter sur les ponts nombre d’hoplites, nombre de gens de traits, hommes de terre ferme, si l’on peut parler ainsi, des Acarnanes et autres, qui ne sauront pas trouver la manière de lancer des traits étant assis ; et comment ne troubleront-ils pas le service de la flotte ? Comment ne se troubleront-ils pas eux-mêmes, n’étant pas faits aux mouvemens de la mer ? La multitude de leurs vaisseaux ne leur sera d’aucun avantage : c’est ce que doivent savoir ceux d’entre vous qui pourraient craindre notre infériorité. Des bâtimens en grand nombre dans un petit espace seront plus lents à se prêter aux manœuvres, et plus faciles à endommager par les machines que nous avons préparées : apprenez la vérité, d’après des rapports que nous croyons fidèles. Accablés des maux qu’ils éprouvent, forcés par le dénûment où ils sont réduits, et plongés dans le désespoir, ce n’est pas dans leurs moyens qu’ils mettent leur espérance, mais dans le hasard ; ils s’y précipitent pour en sortir comme ils pourront : ou ils forceront le passage et s’échapperont par mer ; ou, après le combat, ils feront par terre leur retraite, assurés de ne pouvoir être plus malheureux qu’ils ne le sont.

LXVIII. « Jetons-nous avec indignation au milieu de ce désordre, et bravons la fortune de nos plus mortels ennemis, qui se trahit elle-même. Croyons qu’il n’est rien de plus juste que d’assouvir son ressentiment sur des hommes qui se vantent d’être venus pour nous châtier : croyons qu’il sera dans notre pouvoir de nous venger, et de goûter le plaisir que l’on dit être le plus doux. Vous le savez tous ; ils sont venus dans notre pays, comme ennemis, et comme ennemis cruels, pour nous asservir. S’ils avaient réussi, ils auraient condamné les hommes aux plus affreux tourmens, les enfans et les femmes à l’ignominie, la république entière à porter le plus honteux de tous les noms[313]. Indignés d’un tel crime, ne réfléchissez point, et croyez n’avoir rien gagné s’ils font impunément leur retraite ; ils la feraient encore si même ils étaient vainqueurs. Mais si, comme il est vraisemblable, nous remplissons nos désirs, le prix du combat sera la gloire de les avoir punis, et d’assurer à la Sicile cette liberté dont elle jouissait auparavant. Les dangers les plus rares sont ceux où l’on peut succomber sans avoir beaucoup à souffrir, et qui, si l’on en sort, procurent une grande félicité. »

LXIX. Les généraux de Syracuse et Gylippe, après avoir ainsi exhorté leurs soldats, apprirent que les Athéniens montaient sur la flotte ; eux-mêmes à l’instant embarquèrent leurs troupes[314]. Cependant Nicias, effrayé de sa position, voyait toute l’horreur du danger, et ce danger si prochain qu’on touchait au moment de l’attaque ; il ressentit alors tout ce qu’on éprouve dans les occasions décisives. Il lui sembla qu’il manquait encore quelque chose à toutes les mesures qu’il avait prises, et qu’en adressant aux troupes la parole il n’avait pas dit tout ce qu’il fallait dire. Il fit donc appeler séparément les triérarques, nomma chacun d’eux par son nom propre, par celui de son père, par celui de sa tribu[315] ; pria tous ceux qui avaient brillé de quelque éclat, de ne le pas ternir ; qui avaient d’illustres ancêtres, de ne pas flétrir les vertus de leurs pères ; il leur rappela qu’ils appartenaient à la patrie la plus libre de toutes ; que nul citoyen, dans sa vie privée, n’y était soumis à l’autorité de personne ; il ajouta tout ce qu’on a coutume de dire dans de semblables circonstances, sans s’embarrasser si l’on ne parle pas avec un peu trop de bonhomie, et si l’on n’entasse pas des lieux communs ; il leur parla de leurs femmes, de leurs enfans, des dieux de leurs pères, de tout ce que l’on croit utile de faire valoir dans des circonstances effrayantes.

Après avoir dit, non tout ce qu’il croyait avoir à dire, mais ce que la conjoncture pressante lui permettait de faire entendre, il les quitta, et conduisit les troupes sur le rivage. Il les mit en ordre, et leur donna le plus de surface qu’il était possible, pour qu’elles inspirassent plus de courage aux guerriers qui étaient sur les vaisseaux. Démosthène, Ménandre et Euthydème commandaient la flotte ; chacun partit de la station qu’occupait son escadre, et gagna dans l’instant l’entrée du port, pour s’ouvrir par la force un passage dans la haute mer.

LXX. Les Syracusains et leurs alliés s’étaient mis les premiers en mouvement avec un nombre à peu près égal de vaisseaux. Un détachement de leur flotte s’était porté à la défense du passage ; le reste était rangé autour du port pour fondre de tous côtés sur les Athéniens, et pour recevoir le secours des troupes de terre en quelque endroit qu’abordassent les bâtimens. Sicanus et Agatarque avaient chacun le commandement d’une aile ; Pythen et les Corinthiens étaient au centre.

Les Athéniens, arrivés à l’entrée du port, furent dans l’impétuosité de leur premier choc l’avantage sur les vaisseaux qui la gardaient. Ils s’efforçaient de rompre les chaînes ; mais de toutes parts fondirent sur eux les Syracusains et les alliés. Ce ne fut plus seulement à l’estacade, mais dans l’intérieur du port que se livra le combat : il fut terrible, et tel qu’aucun des autres ne l’avait été. C’était, sur les deux flottes, de la part des équipages, la plus vive émulation de se porter où ils étaient commandés ; c’était de la part des pilotes, l’art qui le disputait à l’art, et une lutte mutuelle. Quand deux navires fondaient l’un sur l’autre, les troupes sur le pont ne voulaient pas montrer moins de valeur que les matelots ne développaient d’habileté. Chacun, au poste qui lui était marqué, se piquait de l’emporter sur tous les autres. Une multitude de bâtimens combattait dans un espace fort resserré ; on n’en comptait guère moins de deux cents dans les deux flottes. Il se fit donc peu de chocs, parce qu’on ne pouvait ni reculer ni s’ouvrir un chemin entre les navires ; mais c’étaient de fréquentes mêlées de vaisseaux qui, fuyant ou s’avançant à l’attaque, se rencontraient les uns les autres. Tant que deux vaisseaux combattaient, les troupes, du haut des ponts, lançaient des nuages de javelots, de flèches et de pierres ; ils s’accrochaient, les soldats combattaient corps à corps, chacun s’efforçant de sauter sur le bâtiment ennemi. Dans une étendue si resserrée, il arrivait souvent d’attaquer à la fois et d’être attaqué ; deux batimens, et même davantage, étaient souvent obligés de s’accrocher à un seul. Le pilote défendait son navire, en attaquait un autre, et n’avait pas à se garder d’un seul ennemi ; mais il en était de toutes parts entouré. Au bruit des vaisseaux nombreux qui s’entre-heurtaient, on était saisi d’épouvante, et les ordres ne pouvaient être entendus. Il s’en donnait des deux côtés un grand nombre à la fois : c’étaient des cris qu’exige la manœuvre ; c’étaient ceux de gens qui s’excitaient à bien combattre. Les Athéniens criaient qu’on forçât le passage ; que pour sauver ses jours, et revoir sa patrie, c’était plus que jamais le moment d’avoir du cœur : les Syracusains et leurs alliés, qu’il était beau d’empêcher l’ennemi de fuir, et glorieux à chacun des combattans d’ajouter par la victoire à la puissance de son pays. Si les généraux voyaient, dans l’une ou l’autre flotte, un navire reculer sans nécessité, ils appelaient le triérarque par son nom. Du côté des Athéniens, ils lui demandaient s’il aimait donc mieux une terre couverte de ses plus cruels ennemis que la mer dont il avait acquis l’empire au prix de tant de travaux ; du côté des Syracusains, s’il fuyait les Athéniens qui prenaient eux-mêmes la fuite, et si l’on ne savait pas qu’ils ne cherchaient qu’à s’échapper à quelque prix que ce fût.

LXXI. Les troupes des deux partis qui étaient restées à terre, suspendues entre l’espérance et la crainte, tant que l’avantage fut balancé, étaient dans la plus terrible agitation d’esprit : les Syracusains, dans le désir d’acquérir encore plus de gloire ; les Athéniens, dans la crainte de maux plus cruels encore que ceux qu’ils éprouvaient. Toute leur fortune était sur leurs vaisseaux, et rien ne peut égaler la crainte que leur causait l’avenir ; d’autant plus tourmentés que chacun voyait de terre le combat sous un aspect différent. Le spectacle n’était pas d’une grande étendue ; mais tous ne pouvaient regarder au même endroit à la fois. Ceux qui voyaient leur parti victorieux prenaient courage et priaient les dieux de ne pas les priver de leur salut. D’autres fixaient les yeux sur un endroit où l’on avait du désavantage ; ils criaient, ils versaient des larmes ; et, d’après ce qui frappait leurs regards, ils étaient plus consternés que ceux qui se trouvaient dans l’action. D’autres avaient la vue d’un combat qui, des deux parts, se soutenait opiniâtrement avec égalité ; les mouvemens de leurs corps exprimaient leurs craintes et le trouble de leur âme, et dans leur horrible anxiété, toujours ils se voyaient sur le point de se sauver ou de périr. Tant que la victoire fut disputée, ce fut dans l’armée athénienne des lamentations, des cris : nous sommes vainqueurs, nous sommes vaincus ; et toutes les sortes d’exclamations que, dans un grand danger, doit faire entendre une troupe nombreuse.

On était à peu près dans la même agitation sur les vaisseaux, quand enfin les Syracusains prirent une supériorité décidée, mirent les Athéniens en fuite, les poussèrent vivement, et les poursuivirent à grands cris au rivage. Tous les guerriers de la flotte qui ne furent pas faits prisonniers en mer prirent terre où ils purent et regagnèrent le camp. L’armée de terre n’était plus partagée entre des sentimens divers : tous également, consternés de leur malheur, ne faisaient entendre que des sanglots, que des gémissemens. Les uns couraient à la défense des vaisseaux ; les autres, à celle de ce qui restait des retranchemens ; d’autres, et c’était le plus grand nombre, n’étaient occupés que d’eux-mêmes et des moyens de se sauver. Il ne se vit jamais un plus profond abattement. Leur situation était à peu près semblable à celle des Lacédémoniens à Pylos, quand leur flotte était détruite, et qu’ils perdaient avec elle les hommes qui étaient passés à Sphactérie. Les Athéniens désespéraient de pouvoir se sauver par terre, à moins de quelque événement inopiné.

LXXII. Le combat avait été opiniâtre, et, des deux côtés, on avait fait de grandes pertes d’hommes et de vaisseaux. Les vainqueurs, Syracusains et alliés, recueillirent les morts et les débris des navires, retournèrent dans leur ville, et dressèrent un trophée. Les Athéniens, abattus de l’excès de leurs maux, ne songèrent pas même à réclamer leurs morts ou les débris de leur flotte, ils ne pensaient qu’à se retirer dès l’arrivée de la nuit.

Démosthène vint trouver Nicias, et lui proposa de couvrir de troupes le reste des bâtimens, et de forcer, s’il était possible, le passage, au lever de l’aurore. Il représentait qu’ils avaient encore plus de vaisseaux capables de tenir la mer que les ennemis ; car il leur en restait bien soixante, et ceux-ci en avaient moins de cinquante. Nicias était du même avis ; mais quand ils voulurent en venir à l’exécution, les équipages refusèrent le service. Frappés de leur défaite, ils ne se croyaient plus capables de vaincre ; tous n’avaient qu’une même pensée, celle de faire leur retraite par terre.

LXXIII. Hermocrate de Syracuse se douta de leur dessein. Il lui semblait terrible qu’une armée si peu nombreuse opérât par terre sa retraite, pût s’arrêter dans quelque autre endroit de la Sicile, et concevoir le projet de leur faire encore la guerre. Il va trouver les magistrats, leur communique ses pensées, représente qu’il ne faut pas souffrir que les Athéniens leur échappent pendant la nuit ; qu’il faut que tous les Syracusains, que tous les alliés sortent, bouchent les issues, occupent les défilés, y fassent la garde. Les magistrats pensaient absolument comme lui, et trouvaient ces mesures nécessaires ; mais ils ne croyaient pasqu’un peuple livré à la joie, qui avait besoin de repos, surtout dans un jour de féte (car c’était précisément ce jour-là que tombait celle d’Hercule), pût obéir aisément. Dans la joie de la victoire, la plupart célébraient la fête en buvant, et il n’était rien qu’on pût moins s’attendre à leur persuader que de prendre les armes et de sortir contre l’ennemi. Les magistrats regardaient cette difficulté comme insurmontable, et Hermocrate ne put les faire changer d’idée ; mais voici la ruse qu’il imagina. Dans la crainte que les Athéniens ne franchissent à loisir, pendant la nuit, la partie la plus difficile de la route, il fit passer à leur camp, vers la chute du jour, quelques-uns de ses amis avec des cavaliers. Ils s’approchèrent à la distance du port de la voix, et appelèrent comme s’ils eussent été amis des Athéniens ; car il y avait des Syracusains qui venaient donner des avis à Nicias sur ce qui se passait dans la ville. Ils firent dire à ce général de ne pas mettre son armée en marche cette nuit, parce que les ennemis gardaient les routes, mais de se préparer tranquillement à faire sa retraite le lendemain. Leur commission remplie, ils partirent. Ceux qui les avaient écoutés firent leur rapport aux généraux.

LXXIV. Ceux-ci restèrent tranquilles pendant la nuit, sans soupçonner que ce fût un avis insidieux. Comme ils n’étaient pas partis sur-le-champ, ils jugèrent encore à propos de s’arrêter le lendemain[316] pour que les soldats, au tant que les conjectures le permettaient, eussent le temps de prendre les choses les plus nécessaires, seulement ce que le corps exige, car on laissait tout le reste. Gylippe et les Syracusains sortirent avec de la cavalerie, prirent de l’avance, embarrassèrent les chemins qu’on pouvait croire que prendraient les ennemis, gardèrent les passages des ruisseaux et des rivières, et se mirent en ordre pour les recevoir dans les endroits où ils le jugèrent à propos. On mit en mer pour écarter de la côte les vaisseaux ennemis ; on en brûla quelques-uns en petit nombre, que les Athéniens avaient eu dessein de brûler eux-mêmes ; les autres, partout où on les trouva, furent tranquillement remorqués près de la ville, sans que personne y mît obstacle.

LXXV. Quand Nicias et Démosthène crurent avoir fait assez d’apprèts, ils donnèrent l’ordre du départ ; c’était le surlendemain du combat naval[317]. Ce qu’il y avait de terrible dans cette retraite, ce n’était pas seulement de la faire après avoir perdu toute la flotte, ni de ce qu’au lieu d’une grande espérance il ne restait à l’armée ni à la république elle-même que des dangers ; mais le camp qu’on abandonnait offrait aux regards le plus triste spectacle, et à l’âme les plus douloureux sentimens. Les morts restaient sans sépulture, et celui qui voyait étendu sur la terre un infortuné qu’il avait chéri, éprouvait une affliction mêlée de terreur. Malades ou blessés, les vivans qu’on abandonnait, bien plus à plaindre que les morts, inspiraient encore bien plus de regrets. Ils priaient, ils gémissaient, ils réduisaient l’armée au désespoir, demandant qu’on daignât les emmener, implorant à grands cris ceux de leurs parens, de leurs amis qui s’offraient à leurs regards. Ils se suspendaient à leurs compagnons de tentes. Ils les suivaient, tant que pouvaient le leur permettre leurs forces languissantes, et quand enfin elles les abandonnaient, ils attestaient les dieux, ils poussaient des gémissemens ; l’armée fondait en larmes et tombait dans une déchirante perplexité. Elle avait peine à s’éloigner de cette terre ennemie où elle avait souffert tant de maux qu’elle ne pouvait assez déplorer ; mais dans l’obscurité de l’avenir, elle en attendait de plus cruels encore. On était dans l’accablement, on se faisait réciproquement des reproches. Il semblait voir des malheureux fuyant d’une ville prise d’assaut, et même d’une ville considérable, car ils n’étaient pas moins de quarante mille. Tous emportaient ce qu’ils pouvaient, suivant le besoin ; les hoplites eux-mêmes et les cavaliers, manquant de valets ou de confiance, se chargeaient, contre l’usage, de leurs munitions qu’ils portaient avec leurs armes. Les valets avaient déserté, quelques-uns depuis long-temps, la plupart à l’instant même. Ce qu’on emportait n’était pas même suffisant ; car, dans le camp, il ne restait plus de subsistances. Cet allégement des malheurs, qui consiste à les partager avec un grand nombre d’infortunés, ne semblait point facile à recevoir dans un tel désastre. Et d’ailleurs, de quel éclat, de quel orgueil, dans quelle extrémité, dans quel opprobre on était tombé ! Quelle différence entre cette armée qui était venue dans le dessein d’asservir les autres, et celle qui se retirait avec la crainte de tomber elle-même dans l’esclavage ! C’était au chant des pœans, au bruit des vœux de leurs concitoyens, qu’ils étaient sortis d’Athènes ; ils se retiraient, n’entendant plus que des paroles de funeste augure. Ils marchaient à pied, au lieu d’être portés sur leurs vaisseaux, et toute leur attention n’était plus tournée que vers le service de terre. Mais, en comparaison de l’horreur des dangers suspendus sur leurs têtes, tous ces maux leur semblaient encore supportables.

LXXVI. Nicias, qui voyait l’accablement de son armée et l’état où elle se trouvait réduite, se fit voir à la tête des soldats ; il les exhortait, il les encourageait par des motifs tirés des circonstances. Il parlait même à chacun de ceux à qui il s’adressait d’une voix encore plus forte qu’à l’ordinaire, parce qu’il était fort animé, et qu’en parlant aussi haut qu’il lui était possible, il voulait faire plus d’impression.

LXXV1I. « Dans l’extrémité même où nous sommes réduits, ô Athéniens et alliés, il faut encore avoir de l’espérance : d’autres se sont sauvés de dangers encore plus terribles. Ne nous reprochons pas trop violemment à nous-mêmes nos désastres et tous ces maux que nous n’avons pas mérités. Je ne suis pas moi-même plus vigoureux qu’aucun de vous ; vous vovez en quel état m’a jeté la maladie : dans ma vie privée et publique, je n’ai pas été moins heureux qu’aucun autre ; et je partage maintenant un même péril avec les plus misérables. Cependant je me suis acquitté de tous les devoirs religieux que prescrivent les lois, et je me suis montré juste et généreux envers les hommes. Voilà ce qui, dans les maux que nous éprouvons, me donne, pour l’avenir, du courage et de l’espérance. Ces malheurs que nous n’avons pas mérités nous effraient : ils cesseront peut-être. Nos ennemis ont eu désormais assez de bonheur ; et si c’est contre la volonté de quelque dieu que nous avons fait la guerre, nous sommes assez punis. D’autres avant nous se sont montrés agresseurs : ils avaient fait de ces fautes que comporte l’humanité ; ils n’ont souffert que des maux supportables. Nous pouvons espérer aussi que les dieux vont nous traiter avec plus de clémence : car nous sommes plus dignes de leur pitié que de leur haine. En vous regardant vous-mêmes, et voyant en quel nombre vous êtes, bien armés, et marchant en bon ordre, ne vous abandonnez pas à trop de frayeur. Songez que partout où vous vous arrêterez, vous formez une cité puissante, et qu’il n’est aucune république de la Sicile capable de vous résister aisément si vous l’attaquiez, ni de vous chasser si vous formiez un établissement. Observez, dans la marche, de vous tenir sur vos gardes, et toujours en bon ordre. En quelque lieu que vous soyez obligés de combattre, n’ayez qu’une seule pensée ; c’est que ce lieu sera votre patrie, votre ville. Nous marcherons jour et nuit, car nous n’avons que peu de vivres. Si nous gagnons quelque endroit de la Sicile où nous ayons des amis (et nous sommes assurés de leur fidélité, par la crainte qu’inspirent les Syracusains), soyez certains dès lors que vous êtes en sûreté. Déjà des messages ont été expédiés dans ces villes : elles sont priées de venir à notre rencontre, de nous apporter des subsistances. En un mot, sachez que l’absolue nécessité vous impose d’avoir du courage, parce qu’il n’est près de vous aucun asile où vous puissiee vous sauver si vous manquez de vigueur. Mais si vous pouvez maintenant vous soustraire aux ennemis, vous qui n’êtes pas citoyens d’Athènes, vous reverrez les objets de vos désirs ; et vous, Athéniens, vous relèverez la puissance tombée de la république. Ce sont les hommes qui constituent les villes, et non des murailles et des vaisseaux vides. »

LXXVIII. C’était ainsi que Nicias exhortait son armée en la parcourant ; et s’il voyait quelque part des soldats dispersés et hors de leurs rangs, il les rassemblait et les mettait en bon ordre. Démosthène tenait à peu près les mêmes discours aux troupes qu’il commandait. La division aux ordres de Nicias marchait en bataillon quarré ; celle de Démosthène suivait : les bagages et la multitude étaient placés au milieu des hoplites. Arrivés au passage de l’Anapus, ils trouvèrent, sur le bord de ce fleuve, un détachement de Syracusains et d’alliés rangés en bataille : ils le repoussèrent, se rendirent maîtres des passages, et continuèrent d’avancer. Mais la cavalerie syracusaine ne cessait de les harceler, et les troupes légères tiraient sur eux. Ils franchirent dans cette journée à peu près quarante stades, et passèrent la nuit près d’un tertre. Ils se remirent en marche le lendemain de bonne heure[318], firent environ vingt stades, et descendirent dans une plaine : c’était un endroit habité ; ils y campèrent à dessein d’en tirer quelques vivres et de l’eau pour emporter avec eux : car ils en avaient peu pour la route qu’ils avaient à faire, et qui était d’un grand nombre de stades. Cependant les Syracusains se portèrent en avant, et murèrent le passage que leurs ennemis devaient franchir : c’était une éminence forte par elle-même, et des deux côtés étaient des ravins escarpés et profonds. On l’appelait le roc Acrée. Le lendemain, les Athéniens s’avancèrent[319] ; la cavalerie et les troupes légères de Syracuse étaient nombreuses ; elles les arrêtaient, leur lançaient des traits, voltigeaient autour d’eux. Les Athéniens soutinrent long-temps le combat : ils retournèrent ensuite au camp d’où ils étaient partis ; mais ils ne purent s’y procurer des vivres, la cavalerie ne leur permettait plus de s’écarter.

LXXIX. Ils reprirent leur marche le matin[320], et s’ouvrirent de vive force le passage jusqu’au tertre fortifié. Là ils trouvèrent devant eux, au haut du rempart, l’infanterie disposée sur un ordre profond ; car le lieu était étroit. Ils attaquèrent le mur ; mais ils étaient accablés de traits ; les ennemis, rangés en amphithéâtre, pouvaient tirer en grand nombre à la fois, et ces traits, lancés d’en haut, en étaient plus pénétrans. Ils ne purent forcer la muraille, et firent leur retraite. Pendant qu’ils prenaient du repos, il survint du tonnerre et de la pluie, comme il a coutume d’arriver en été aux approches de l’automne. Cependant la consternation en fut augmentée ; ils croyaient que tous ces événemens se réunissaient pour les perdre.

Gylippe et les Syracusains profitèrent de leur repos pour envoyer des troupes élever, derrière eux, un mur sur le chemin par lequel ils étaient venus ; mais les Athéniens firent partir un détachement pour s’opposer à ce travail. Toute l’armée se rapprocha de la plaine et passa la nuit en chemin : le lendemain ils marchèrent en avant[321] ; mais les ennemis les entourèrent de toutes parts, et en blessèrent un grand nombre. Ils reculaient quand les Athéniens s’avançaient ; ils fondaient sur eux quand ils les voyaient reculer. Ils pressaient surtout les derniers rangs afin de répandre l’effroi dans toute l’armée, pour peu qu’ils les pussent obliger à fléchir. Cette manœuvre dura long-temps ; les Athéniens tinrent ferme. Ils firent ensuite une marche de cinq à six stades[322], et se reposèrent dans la plaine : les Syracusains s’éloignèrent, et regagnèrent leur camp.

LXXX. L’armée était réduite à la dernière misère ; on manquait de munitions de toute espèce, et dans le grand nombre d’attaques qu’on avait souffertes, bien des soldats avaient été blessés. Nicias et Démosthène jugèrent à propos d’allumer, pendant la nuit, un grand nombre de feux, et d’emmener l’armée, non par le chemin qu’on avait d’abord résolu de suivre, mais du côté de la mer, par une route opposée à celle où les attendait l’ennemi ; elle ne conduisait pas à Catane, mais elle prenait de l’autre côté de la Sicile, et menait à Camarina, à Géla, à d’autres villes grecques et barbares situées dans cette partie de l’île. Les feux furent allumés, et l’on partit de nuit. Les troupes éprouvèrent des terreurs paniques, comme il arrive dans toutes les armées, surtout dans les armées considérables, et encore plus pendant la nuit, quand il faut marcher à travers le pays des ennemis et dans leur voisinage. La division de Nicias, qui formait l’avant-garde, continua de marcher, et prit beaucoup d’avance. Celle de Démosthène, qui formait à peu près la moitié de l’armée, se coupa, et marcha en désordre. Cependant, au point du jour[323], ils parvinrent au bord de la mer, prirent la route qu’on appelle hélorine, et s’avancèrent pour gagner le fleuve Cacyparis : ils voulaient en suivre le cours, et pénétrer dans le milieu des terres. Ils espéraient, par cette route, rencontrer les Sicules qu’ils avaient mandés. Parvenus au fleuve, ils y trouvèrent un détachement qui élevait un mur, et plantait des pilotis, pour leur couper le passage. Ils parvinrent à le forcer et passèrent. Les commandans leur firent continuer la marche, vers un autre fleuve, qu’on nomme Érinéum.

LXXXI. Cependant, avec le jour, les Syracusains et les alliés reconnurent l’évasion des Athéniens : la plupart accusaient Gylippe d’avoir bien voulu les laisser échapper. Ils n’eurent pas de peine à savoir de quel côté ils avaient pris ; on se mit aussitôt à leur poursuite, et on les atteignit à l’heure du dîner. La division aux ordres de Démosthène était la dernière, parce qu’elle avait marché plus lentement, et avec moins d’ordre, et qu’elle s’était troublée pendant la nuit. Les ennemis la joignirent, et aussitôt ils l’attaquèrent. La cavalerie n’eut pas de peine à investir ces troupes dispersées et à les mettre à l’étroit. La division de Nicias était en avant, cent cinquante stades plus loin[324]. Il l’avait conduite avec plus de célérité, pensant que, dans une telle circonstance, s’arrêter volontairement et livrer des combats, n’est pas le moyen de se sauver ; mais qu’il faut avancer le plus vite que l’on peut, et ne se pas battre sans y être forcé. Démosthène avait plus à souffrir et avec moins de relâche : parti le dernier, c’était lui que pressait l’ennemi. Quand il reconnut qu’on le poursuivait, il songea moins à s’avancer qu’à se mettre en ordre de bataille, et pendant qu’il perdait du temps, il fut enveloppé, et tomba lui-même dans le plus grand trouble, ainsi que ses soldats. Renfermés dans un endroit environné de murailles, que traversait un chemin, et où se trouvaient de grandes plantations d’oliviers, ils étaient de toutes parts accablés de traits. Les Syracusains aimaient mieux escarmoucher ainsi que d’en venir à un combat en règle ; car se risquer contre des hommes au désespoir, c’est les favoriser, et travailler contre soi-même. Ils pensaient à se ménager ; assurés désormais de la fortune, ils ne voulaient pas risquer de la perdre par quelque événement, et comptaient bien, sans changer de manœuvre, vaincre les ennemis et s’en rendre maîtres.

LXXXII. Ils tirèrent de tous côtés pendant le jour. Quand enfin Gylippe et les Syracusains virent les ennemis accablés de blessures et de fatigue, ils envoyèrent offrir la liberté à ceux des insulaires qui voudraient passer de leur côté. Il y en eut de quelques villes qui passèrent, mais en petit nombre. Il se fit ensuite une convention avec tout le reste de l’armée. Les soldats devaient remettre leurs armes, et l’on s’engageait à leur laisser la vie, sans pouvoir y attenter ni par des moyens violens, ni par les chaînes, ni par le refus du plus absolu nécessaire. Tous se rendirent au nombre de six mille ; ils livrèrent tout l’argent qu’ils avaient, le jetèrent dans des boucliers, et en remplirent quatre. On les conduisit aussitôt à la ville. Nicias et ses troupes parvinrent le même jour au fleuve Érinéum, gagnèrent une hauteur et y campèrent.

LXXXIII. Les Syracusains l’atteignirent le lendemain[325] ; ils lui apprirent que Démosthène s’était rendu, et l’engagèrent à suivre cet exemple ; mais il ne voulait pas croire ce rapport, et il obtint la permission d’envoyer un cavalier s’en assurer. Quand cet homme, à son retour, le lui eut confirmé, il fit déclarer à Gylippe et aux Syracusains, par un héraut, qu’il était prêt à stipuler au nom d’Athènes qu’elle leur rembourserait les frais de la guerre, à condition qu’ils laisseraient partir son armée. Il convenait de leur donner en otages, jusqu’au paiement de la somme, des citoyens d’Athènes, un homme par talent. Les Syracusains et Gylippe n’acceptèrent pas cette proposition ; ils attaquèrent les Athéniens, les enveloppèrent et tirèrent sur eux jusqu’au soir. Ceux-ci souffraient de la grande disette de vivres et de toute autre munition ; cependant ils voulurent profiter, pour partir, du repos de la nuit. Ils prirent leurs armes ; les Syracusains s’en aperçurent et chantèrent le pœan. Les Athéniens, voyant qu’ils ne pouvaient cacher leur retraite, quittèrent les armes, à l’exception de trois cents hommes qui forcèrent la garde, et allèrent pendant la nuit où ils purent.

LXXXIV. Le jour venu, Nicias mit en marche son armée[326]. Les Syracusains et les alliés continuaient de les harceler de toutes parts, ne cessant de tirer des flèches et de lancer des javelots. Cependant les Athéniens s’avançaient vers le fleuve Assinare, toujours tourmentés par les chocs répétés d’une nombreuse cavalerie, et par une multitude de troupes ; mais dans l’espérance d’être plus tranquilles, s’ils pouvaient passer le fleuve : d’ailleurs, le tourment de la soif les y attirait. Ils y parvinrent ; tous s’y précipitèrent en désordre, c’était à qui passerait le premier. Les ennemis les pressaient et rendaient le passage difficile. Obligés de se serrer en avançant, ils tombaient les uns sur les autres et se foulaient aux pieds. Se heurtant contre les javelots de leurs voisins, s’embarrassant dans les ustensiles, les uns se tuaient aussitôt, les autres étaient emportés par le courant. Les bords étaient escarpés ; les Syracusains avaient gagné l’autre rive ; ils tiraient d’en haut sur des infortunés, livrés la plupart au plaisir d’étancher leur soif, et qui se mettaient eux-mêmes en désordre dans un fleuve profond. Ils y descendirent, et firent un grand carnage des malheureux qui s’y étaient plongés. Bientôt l’eau fut troublée ; mais toute bourbeuse et sanglante, on la buvait encore, on se la disputait les armes à la main.

LXXXV. Enfin les morts étaient entassés dans le fleuve, l’armée était défaite : les uns avaient péri dans la rivière ; les autres, atteints dans leur fuite par la cavalerie. Nicias se rendit à Gylippe ; il avait en lui plus de confiance qu’aux Syracusains. Il se remit à la discrétion des Lacédémoniens et de ce général, en les priant d’arrêter le carnage. Gylippe alors ordonna de faire les Athéniens prisonniers. On emmena vivans tous ceux que les Syracusains n’avaient pas cachés ; ils en avaient caché beaucoup. On envoya à la poursuite des trois cents qui avaient échappé à la garde pendant la nuit ; ils furent arrêtés. Le nombre de ceux qui furent pris en masse, et qui étaient prisonniers de l’état n’était pas considérable. Ceux qui furent dérobés par des particuliers étaient en grand nombre. La Sicile en fut remplie. Ils n’appartenaient point à l’état, parce qu’ils ne s’étaient pas rendus sur une convention, comme les soldats de Démosthène. Il y eut beaucoup de morts : cette action ne fut pas moins meurtrière qu’aucune autre de cette guerre. Il avait aussi péri bien du monde dans les attaques continuelles que les Athéniens avaient supportées dans la marche. Cependant beaucoup s’évadèrent, les uns sur-le-champ, les autres qui parvinrent à se sauver dans la suite, après avoir été réduits en esclavage. Catane était leur refuge.

LXXXVI. Les Syracusains et les alliés se réunirent ; ils prirent le plus qu’il leur fut possible d’hommes et de dépouilles, et retournèrent à la ville. Tous les prisonniers furent déposés dans les carrières, parce que l’on croyait plus facile de les y garder. On fit mourir Nicias et Démosthène contre l’intention de Gylippe. Il regardait comme une belle récompense de ses travaux guerriers d’amener à Lacédémone, avec les autres marques de ses victoires, les généraux ennemis. L’un, Démosthène, était l’homme que les Lacédémoniens haïssaient le plus pour le mal qu’il leur avait fait à Sphactérie et à Pylos ; ils aimaient Nicias pour les services qu’alors il leur avait rendus. Il avait montré beaucoup de zèle pour les prisonniers de l’île, et c’était lui qui avait déterminé les Athéniens à conclure l’accord qui leur avait procuré la liberté. Ces bons offices lui avaient mérité la bienveillance des Lacédémoniens, et c’était avec une pleine confiance qu’il s’était remis à la foi de Gylippe. Mais des Syracusains le craignaient, comme on disait dans le temps, parce qu’ils avaient eu des intelligences avec lui ; s’il était mis à la torture, il pouvait leur donner de l’inquiétude au milieu de leur prospérité. D’autres, et surtout les Corinthiens, appréhendaient qu’étant riche, il ne séduisît des gens qui le feraient échapper, et qu’il ne parvînt à leur susciter encore de nouvelles affaires. Ils gagnèrent les alliés et le firent mourir : telles furent, à peu près, les causes de sa perte ; l’homme de son temps qui, de tous les Grecs, méritât le moins, par sa piété, d’éprouver un pareil sort.

LXXXVII. Les Syracusains commencèrent par traiter fort durement les prisonniers qui étaient dans les carrières. Déposés dans un lieu profond et découvert, ces malheureux furent d’abord tourmentés par la chaleur du soleil et par un air étouffant ; ensuite les nuits fraîches de l’automne, changeant leurs souffrances en des souffrances contraires, leur causèrent de nouvelles maladies[327]. Ils étaient forcés de satisfaire, dans un lieu très resserré, à toutes les nécessités de la vie. Les morts mêmes y étaient entassés : les uns étaient morts de leurs blessures, les autres des variations qu’ils avaient éprouvées. On y respirait une odeur insupportable, et les prisonniers étaient à la fois tourmentés de la soif et de la faim. On leur donna par homme, pendant huit mois, une cotyle d’eau et deux de blé[328]. Ils supportèrent enfin tous les maux qu’on doit souffrir dans un tel lieu. Ils furent ainsi resserrés pendant soixante-dix jours. Ensuite on ne garda que les Athéniens et ceux de Sicile et d’Italie, qui avaient porté les armes avec eux ; le reste fut vendu. On ne saurait dire exactement le nombre des hommes qui furent faits prisonniers ; mais il ne se monta pas à moins de sept mille. Ce fut le plus cruel désastre que les Grecs souffrirent dans cette guerre. Ce fut aussi, à mon jugement, de tous les événemens qu’aient éprouvés les Grecs, et dont on ait conservé le souvenir, le plus glorieux pour les vainqueurs, le plus funeste pour les vaincus. Ceux-ci, entièrement défaits, n’eurent, à aucun égard, de faibles maux à souffrir ; ce fut une destruction complète : armée, vaisseaux, il n’est rien qu’ils ne perdirent ; et d’une multitude innombrable, il ne revint chez eux que bien peu d’hommes[329]. Tels furent les événemens qui arrivèrent en Sicile.


LIVRE HUITIÈME.


1.[330] Quand cette nouvelle fut apportée à Athènes, on refusa long-temps de croire, même sur le témoignage des guerriers de la première distinction qui étaient échappés au combat, que la défaite eût été si générale. Mais, quand la vérité fut enfin connue, on prit en haine les orateurs dont les voix réunies avaient inspiré tant de zèle pour l’expédition, comme si le peuple lui-même ne l’avait pas autorisée de son suffrage. Les publicateurs d’oracles, les devins, et tous ceux qui, échauffant son enthousiasme, avaient fait croire que l’on se rendrait maître de la Sicile, furent les objets de l’indignation publique. On n’avait, de toutes parts, que des sujets de douleur ; et au désastre que l’on venait d’éprouver, se joignait la terreur et la plus profonde consternation. D’un côté, chacun avait à gémir en particulier sur ses pertes, et la république à regretter cette multitude d’hoplites, de cavaliers, cette jeunesse florissante qu’elle n’était plus en état de remplacer ; de l’autre, on ne voyait plus dans les chantiers de vaisseaux en état de tenir la mer, plus d’argent dans le trésor, plus de matelots pour la flotte, et dans l’état où l’on se trouvait réduit, on perdait toute espérance de salut. On imaginait voir à l’instant les ennemis de Sicile, après une telle victoire, aborder au Pirée ; ceux de la Grèce, avec un appareil deux fois plus formidable qu’auparavant, tourner par terre et par mer leurs efforts contre l’Attique, et les alliés de la république soulevés l’attaquer avec eux. On décida cependant qu’il fallait résister, autant que le permettraient les ressources qu’on avait encore, équiper même des flottes, se procurer, d’où on le pourrait, des bois de construction et de l’argent, se mettre en sûreté du côté des alliés, tenir surtout l’Eubée en respect, et faire des réductions sur les dépenses intérieures. Il fut aussi résolu qu’on élirait un conseil de vieillards qui les premiers ouvriraient leur avis sur les affaires actuelles, comme l’exigeaient les circonstances. Enfin (car c’est ainsi que le peuple a coutume de faire) on était prêt, dans la terreur subite qui frappait les esprits, à mettre le bon ordre dans toutes les parties du gouvernement. Ce qu’on venait de résoudre, on le mit à exécution, et l’été finit.

II. L’hiver suivant[331], tous les courages furent exaltés dans la Grèce par le désastre affreux que les Athéniens venaient d’éprouver en Sicile. Ceux même qui n’étaient dans l’alliance de l’un ni de l’autre parti, croyaient ne devoir plus se dispenser de prendre les armes, sans y être même invités ; ils voulaient marcher volontairement contre Athènes, persuadés, chacun en particulier, que les armées de cette république seraient venues fondre sur eux si les affaires de Sicile avaient prospéré ; que d’ailleurs on verrait bientôt finir cette guerre, et qu’il serait beau d’y avoir eu quelque part. Les alliés des Lacédémoniens sentaient plus d’ardeur que jamais à terminer promptement les maux qu’ils enduraient ; mais surtout les sujets d’Athènes, même sans consulter leurs forces, étaient prêts à se soulever ; jugeant les choses d’après la passion qui les animait, ils se refusaient à toutes les raisons de croire qu’elle serait encore, l’année suivante, en état de se soutenir. Toutes ces circonstances inspiraient de l’audace à Lacédémone, et ce qui lui en donnait plus que tout le reste, c’est que, sans doute, elle allait voir, des le retour du printemps, s’unir à ses efforts les alliés de Sicile, avec une puissance formidable, obligés, par la nécessité même, d’unir leurs vaisseaux à ses flottes. De toutes parts, flattée des plus belles espérances, elle croyait devoir, sans hésiter, reprendre les armes. Elle se représentait que cette guerre heureusement terminée, elle serait à l’abri, pour l’avenir, des dangers qu’elle aurait éprouvés de la part des Athéniens, s’ils avaient ajouté la domination de Sicile à leur puissance, et que, les détruisant eux-mêmes, elle deviendrait paisiblement la dominatrice de toute la Grèce.

III. Agis, dans ce même hiver[332], partant de Décélie avec quelques troupes, recueillit, pour l’entretien de la flotte, les contributions des alliés. Il gagna le golfe de Malée, fit un grand butin sur les Œtæens, anciens ennemis de sa nation, et le convertit en argent ; il obligea aussi à lui donner des otages, et à payer des contributions pécuniaires, les Phthiotes achéens, et les autres peuples de cette contrée, sujets de la Thessalie, quoique les Thessaliens se plaignissent de ces attentats, et ne les souffrissent qu’avec peine. Il déposa les otages à Corinthe, et tâcha d’obtenir l’alliance de cette république. Les Lacédémoniens soumirent les villes à construire cent vaisseaux. Ils s’obligèrent eux-mêmes à en fournir vingt-cinq, ainsi que les Bœotiens, et en demandèrent quinze aux Phocéens, le même nombre aux Arcades, aux Pelléniens et aux Sicyoniens, dix aux Mégariens, aux Trézéniens, aux Épidauriens et aux Hermioniens. Ils firent tout le reste de leurs dispositions, pour ne pas tarder d’ouvrir la campagne dès l’entrée du printemps.

IV. Les Athéniens[333], comme ils l’avaient résolu, se procurèrent aussi, pendant l’hiver, des bois de construction, mirent des vaisseaux sur le chantier, et fortifièrent Sunium, pour que les bâtimens qui leur apportaient des subsistances pussent traverser sans danger. Ils abandonnèrent le fort qu’ils avaient élevé dans la Laconie, lorsqu’ils étaient passés en Sicile, et tout ce qui leur paraissait entraîner des dépenses superflues, se réduisant à l’épargne, et portant surtout leur attention du côté des alliés, dans la crainte qu’ils ne se livrassent à la défection.

V. Pendant qu’on s’occupait ainsi de part et d’autre, et qu’on se livrait aux apprêts de la guerre avec la même ardeur que si l’on n’eût fait que la commencer, les peuples de l’Eubée, dans cet hiver même, furent les premiers à traiter avec Agis pour se détacher des Athéniens. Il accueillit leur proposition, et fit venir de Lacédémone, pour les commander, Alcamène, fils de Sténélaïdas, et Mélanthe. Ils arrivèrent, amenant avec eux environ trois cents néodamodes. Agis travaillait à leur préparer le passage, quand les Lesbiens se présentèrent aussi dans le dessein de se soulever contre Athènes. Les Bœotiens étaient d’intelligence avec eux, et Agis, a leur sollicitation, convint de suspendre ses desseins sur l’Eubée, et fit les dispositions nécessaires pour favoriser la défection des Lesbiens. Il leur donna, pour diriger leur dessein, Alcamène qui allait faire voile pour l’Eubée. C’était sans prendre les ordres de Lacédémone qu’il conduisait ces affaires ; car tout le temps qu’il occupa Décélie, il fut maître, avec les forces qui lui étaient confiées, d’envoyer des troupes partout où il voulut, d’en faire des levées, et d’exiger des contributions en argent. On peut dire qu’à cette époque les alliés lui obéissaient bien plus qu’aux Lacédémoniens de Sparte ; car, avec la puissance qu’il avait à ses ordres, on le craignait partout. Il embrassa les intérêts des Lesbiens. Les habitans de Chio et d’Érythres, qui n’étaient pas moins disposés à la défection, ne s’adressèrent point à lui, mais à Lacédémone. Un ambassadeur était avec eux de la part de Tissapherne, qui gouvernait les provinces maritimes au nom de Darius, fils d’Artaxérxès. Tissapherne excitait à la guerre les Péloponnésiens, et promettait de fournir la subsistance de l’armée[334]. Le roi venait de lui demander les tributs arriérés de sa satrapie, que les Athéniens ne lui avaient pas permis de faire payer aux villes grecques. Il espérait toucher plus aisément des contributions, quand il aurait abaissé la puissance d’Athènes, amener les Lacédémoniens à l’alliance du roi, et lui envoyer, mort ou vif, suivant l’ordre de ce prince, Amorgès, bâtard de Pissuthnès, qui s’était livré à la rébellion dans la Carie. Les habitans de Chio et Tissapherne agirent eu cela de concert.

VI. Dans ces conjonctures, Calligite, fils de Laophon de Mégare, et Timagoras, fils d’Athénagoras de Cyzique, tous deux exilés de leur patrie, et qui avaient trouvé un asile auprès de Pharnabaze, fils de Pharnace, arrivent à Lacédémone. Ils étaient envoyés par Pharnabaze pour engager cette république à faire passer une flotte dans l’Hellespont. Il avait en vue, s’il était possible, de remplir les mêmes objets dont s’occupait Tissapherne ; c’était de soulever contre Athènes les villes de son gouvernement pour en recevoir les tributs, et de se donner le mérite de faire entrer au plus tôt les Lacédémoniens dans l’alliance du roi. Comme les émissaires de Pharnabaze et ceux de Tissapherne négociaient séparément pour obtenir les mêmes choses, il y eut de vives contestations entre les Lacédémoniens, les uns voulant qu’on envoyât d’abord des vaisseaux et des troupes dans l’Ionie et à Chio, et les autres dans l’Hellespont. Cependant les sollicitations de Tissapherne et des habitans de Chio furent reçues bien plus favorablement : c’est qu’elles étaient soutenues par Alcibiade, qui, par ses pères, était étroitement lié d’hospitalité avec l’éphore Endius. Il résultait même de cette intimité, qu’un nom lacédémonien était adopté dans sa famille ; car on appelait Endius, fils d’Alcibiade[335].

Les Lacédémoniens ne laissèrent pas d’envoyer d’abord à Chio un de leurs sujets[336], nommé Phrynis, pour reconnaître si cette république avait autant de vaisseaux qu’elle en annonçait, et si, d’ailleurs, ses moyens répondaient à ce qui en était publié. Le rapport fut qu’on ne leur avait annoncé que la vérité, et ils reçurent aussitôt dans leur alliance les habitans de Chio et ceux d’Érythres. Ils décrétèrent de leur envoyer quarante vaisseaux ; et, d’après ce que les gens de Chio avaient déclaré, le pays n’en avait pas lui-même moins de soixante. Ils allaient en faire d’abord partir dix, avec Mélancridas qui en avait le commandement : mais comme il survint un tremblement de terre dans la Laconie, ils n’en appareillèrent que cinq au lieu de dix, et les mirent sous le commandement de Chalcidée au lieu de Mélancridas. L’hiver finit, ainsi que la dix-neuvième année de la guerre que Thucydide a écrite.

VII. Dès le commencement de l’été suivant[337], les habitans de Chio sollicitèrent avec empressement l’expédition de la flotte. Ils craignaient que les Athéniens ne vinssent à être informés de leurs négociations ; car toutes avaient été conduites à l’insu d’Athènes. Les Lacédémoniens, sur leurs instances, dépêchèrent à Corinthe trois Spartiates pour faire passer promptement les vaisseaux par-dessus l’isthme, dans la mer qui regarde Athènes, et pour donner ordre que tous les bâtimens, tant ceux qu’Agis avait préparés pour Lesbos que les autres, fissent voile pour Chio. Là se trouvaient en tout trente-neuf vaisseaux des alliés.

VIII. Calligite et Timagoras refusèrent, au nom de Pharnabaze, de prendre part à cette expédition de Chio, et ne donnèrent pas les vingt talens[338] qu’ils avaient apportés pour l’envoi d’une flotte. Ils prirent la résolution de partir ensuite eux-mêmes avec d’autres vaisseaux.

Quand Agis vit les Lacédémoniens s’empresser d’aller d’abord à Chio, il ne crut pas devoir être lui-même d’un avis différent. Les alliés s’assemblèrent à Corinthe, et y tinrent conseil ; ils conclurent de commencer par se rendre à Chio, sous le commandement de Chalcidée, qui avait équipé les cinq vaisseaux dans la Laconie, d’aller ensuite à Lesbos sous le commandement d’Alcamène, qu’Agis avait résolu d’y envoyer, et enfin de passer dans l’Hellespont. Cléarque, fils de Rhamphias, avait été désigné pour chef de cette dernière entreprise. Ils résolurent de transporter d’abord par-dessus l’isthme la moitié des vaisseaux, et de les expédier sur-le-champ, pour empêcher les Athéniens de faire plus d’attention à la flotte qui allait faire voile, qu’à celle qu’on transporterait dans la suite. Car, de ce côté, ils ne cherchaient pas à tenir leur navigation secrète, pénétrés de mépris pour l’impuissance d’Athènes, dont la marine ne se montrait en force nulle part. Cette résolution fut suivie, et l’on transporta sur-le-champ vingt-un vaisseaux.

IX. On pressait le départ ; mais les Corinthiens refusèrent de partager l’entreprise avant d’avoir célébré les jeux isthmiques qui tombaient dans cette circonstance. Agis ne s’opposa pas à leur laisser respecter la trêve qui devait durer autant que la solennité de cette féte ; mais il voulait que l’expédition de la flotte se fît sous son nom. Ils n’y consentirent pas ; l’affaire traîna en longueur, et c’est ce qui donna le temps aux Athéniens d’être mieux informés de la défection de Chio. Ils envoyèrent Aristocrate, l’un de leurs généraux, en porter leurs plaintes dans cette île. Les habitans nièrent le fait ; et comme alliés, ils reçurent ordre d’envoyer des vaisseaux pour gages de leur fidélité ; ils en firent partir sept. La raison de cet envoi, c’était que le grand nombre ne savait rien de ce qui se tramait, que les chefs, qui étaient dans le secret, ne voulaient pas se faire un ennemi du peuple avant d’avoir pris leurs sûretés, et qu’ils ne s’attendaient plus à voir arriver les Péloponnésiens qui tardaient à se montrer.

X. Cependant se célébraient les jeux isthmiques. Ils furent annoncés aux Athéniens, qui se rendirent à ce spectacle religieux. Ce fut alors qu’ils découvrirent plus clairement les projets des habitans de Chio. Aussitôt après leur retour, ils prirent des mesures pour que la flotte de Corinthe ne pût, à leur insu, partir de Cenchrées. Cette flotte, après la solennité, cingla pour Chio au nombre de vingt-une voiles. Alcamène la commandait. Les Athéniens mirent eux-mêmes en mer, vinrent à sa rencontre avec le même nombre de vaisseaux, et cherchèrent à l’amener en haute mer. Mais, comme il se passa bien du temps sans que les Péloponnésiens s’y laissassent attirer, et que même ils se retirèrent, les Athéniens firent aussi leur retraite ; car ils ne se fiaient pas aux navires de Chio qui faisaient partie de leur flotte. Ils en appareillèrent ensuite une autre de trente-sept voiles, atteignirent les ennemis qui naviguaient en côtoyant, et les poursuivirent jusqu’au Pirée, dans la campagne de Corinthe : c’est un port abandonné, qui termine cette campagne du côté de l’Épidaurie. Les Péloponnésiens perdirent un vaisseau qui était au large, rallièrent les autres, et prirent terre. Les Athéniens, du côté de la mer, attaquèrent les vaisseaux, et firent en même temps une descente. Ils plongèrent les ennemis dans l’agitation et le désordre, brisèrent sur le rivage la plus grande partie des bâtimens, et tuèrent le commandant Alcamène. Eux-mêmes perdirent quelques-uns de leurs gens.

XI. Ils se séparèrent, laissèrent une quantité de vaisseaux suffisante pour tenir en respect ceux des ennemis, et gagnèrent avec le reste un îlot qui n’était pas éloigné. Ils y campèrent et envoyèrent à Athènes demander du renfort ; car on vit arriver le lendemain, pour donner du secours à la flotte du Péloponnèse, d’abord les Corinthiens, et peu après, les peuples du voisinage. Mais quand ils eurent reconnu la difficulté de la défendre dans une contrée déserte, ils tombèrent dans la perplexité. Leur première idée fut d’y mettre le feu ; ils prirent ensuite le parti de la tirer à sec, et de poster en avant leurs troupes de terre pour la tenir sous leur garde, jusqu’à ce qu’il s’offrît quelque moyen de se sauver. Agis fut informé de leur situation, et leur envoya un Spartiate nommé Thermon. On avait d’abord annoncé à Lacédémone que la flotte était partie de l’isthme ; car Alcamène avait reçu l’ordre des éphores d’y envoyer, au moment du départ, cette nouvelle par un cavalier. Les Lacédémoniens avaient voulu expédier aussitôt les cinq vaisseaux qui étaient chez eux, avec le commandant Chalcidée que devait accompagner Alcibiade. Ils se pressaient d’exécuter ce dessein, quand ils apprirent que la flotte avait été forcée de se réfugier dans le Pirée. Consternés de voir si mal commencer l’expédition d’Ionie, ils renoncèrent à faire partir les vaisseaux qui devaient sortir de leur port, et en rappelèrent même quelques-uns qui déjà étaient en mer.

XII. Alcibiade, instruit de ces mesures, fit de nouveau consentir Endius et les autres éphores à ne pas différer l’expédition. Il leur représenta qu’on arriverait à Chio avant qu’il pût y parvenir aucune nouvelle de l’échec qu’avait éprouvé la flotte ; que lui-même abordant en Ionie, et faisant la peinture de la faiblesse d’Athènes et du zèle de Lacédémone, déterminerait aisément les villes à se soulever ; et qu’il paraîtrait, plus que personne, mériter de la confiance. Il fit voir en particulier à Endius qu’il serait glorieux pour lui de soustraire l’Ionie à l’alliance des Athéniens, de procurer aux Lacédémoniens celle du roi, et d’enlever ce succès à Agis. Il était mal avec ce prince. Il fit goûter ses raisons à Endius, partit sur les cinq vaisseaux avec Chalcidée, et fit la route dans la plus grande diligence.

XIII. Dans ces circonstances, revenaient les seize vaisseaux du Péloponnèse qui avaient fait la guerre avec Gylippe en Sicile. Ils furent surpris à la hauteur de la Leucadie, et battus par vingt-sept vaisseaux d’Athènes, que commandait Hippoclès, fils de Ménippe, et qui avaient été expédiés pour épier leur retour. Un seul fut perdu ; les autres se sauvèrent, et arrivèrent à Corinthe.

XIV. Chalcidée et Alcibiade interceptaient tous les bâtimens qu’ils trouvaient sur leur route, pour qu’il ne pût transpirer aucune nouvelle de leur navigation. Le premier endroit du continent où ils prirent terre fut Corcyre ; ils y relâchèrent les personnes qu’ils avaient arrêtées. Ils eurent des conférences avec quelques-uns de leurs confidens de Chio, qui leur conseillèrent de cingler vers leur ville, sans y faire annoncer leur arrivée. Ils y parurent subitement, et remplirent de surprise et d’effroi la faction du peuple ; mais celle des riches fit assembler le sénat. Chalcidée et Alcibiade exposèrent que déjà une flotte nombreuse avait été dépêchée à leur secours ; mais ils ne dirent rien du siège qu’elle soutenait au Pirée. Chio et Érythres renoncèrent encore une fois à l’alliance d’Athènes. Ils partirent ensuite, avec trois vaisseaux, pour Clazomènes, et firent décider les habitans à l’insurrection. Les Clazoménéens passèrent aussitôt sur le continent et fortifièrent Polichna : c’était un asile qu’ils voulaient se ménager s’ils étaient forcés de se sauver de la petite île qu’ils occupaient. Tout ce qui se livrait à la rébellion travaillait à se fortifier et se disposait à la guerre.

XV. Les Athéniens reçurent bientôt la nouvelle de ce qui se passait à Chio. Ils se regardèrent comme environnés d’un danger terrible et manifeste, et ne crurent pas que le reste des alliés voulût se tenir en repos, quand une république de cette importance se livrait à la défection. Ils auraient désiré ne pas toucher, de toute la guerre, aux mille talens qu’ils avaient mis en dépôt ; mais, dans la crainte qu’ils éprouvaient, ils abrogèrent la peine prononcée contre celui qui oserait parler d’en faire usage, ou appuyer cette proposition. Ils décrétèrent de l’employer et d’équiper une flotte formidable. Ils firent aussitôt partir huit des bâtimens qui étaient de garde au Pirée[339] ; ces vaisseaux abandonnèrent leur station, voguèrent à la poursuite de ceux que commandait Chalcidée, et, n’ayant pu les atteindre, ils revinrent à leur poste. C’était Strombichide, fils de Diotime, qui en avait le commandement. Ils firent aussi partir bientôt après, avec Thrasydès, douze autres navires qui, de même, quittèrent leur station. Ils rappelèrent les sept bâtimens de Chio qui, avec les vaisseaux d’Athènes, tenaient assiégés au Pirée ceux du Péloponnèse, donnèrent la liberté aux esclaves qui les montaient, et mirent aux fers les hommes libres. Ils en équipèrent d’autres à la hâte pour remplacer tous ceux qui avaient été destinés à tenir investie la flotte du Péloponnèse, les firent partir, et se disposèrent à en appareiller encore trente. On agissait avec la plus grande chaleur, et l’on ne prenait que des mesures vigoureuses contre la rébellion de Chio.

XVI. Cependant Strombichide arrive à Samos avec ses huit vaisseaux, en joint un de cette île à sa flottille, se porte à Téos, et engage les habitans à se tenir en repos ; mais Chalcidée, fort de vingt-trois voiles, vint de Chio à Téos : l’armée de terre de Clazomènes et d’Érythres le soutenait. Strombichide partit d’avance, instruit de son approche ; et voyant en haute mer la supériorité de la flotte ennemie, il prit la fuite vers Samos. Les ennemis le poursuivirent. Les habitans de Téos ne reçurent pas d’abord l’armée de terre ; mais quand les Athéniens eurent pris la fuite, ils lui ouvrirent les portes. La plupart restèrent dans l’inaction, attendant le retour de Chalcidée ; mais comme il tardait à paraître, ils rasèrent le mur que les Athéniens avaient élevé du côté que la ville de Téos regarde le continent. Ils furent aidés dans ce travail par l’arrivée d’un petit nombre de Barbares que commandait Tagès, lieutenant de Tissapherne.

XVII. Chalcidée et Alcibiade, ayant poursuivi Strombichide jusqu’à Samos, armèrent les équipages des vaisseaux du Péloponnèse et les laissèrent à Chio. Ils y substituèrent des matelots de cette île, équipèrent encore vingt autres bâtimens, et cinglèrent vers Milet pour y opérer une rébellion. Alcibiade était ami des principaux de cette république. Il voulait, avant l’arrivée des vaisseaux du Péloponnèse, les attirer au parti de Chio, au sien, à celui de Chalcidée ; il voulait remplir la promesse qu’il avait faite à Endius, quand cet éphore l’avait envoyé, de soulever un grand nombre de villes avec les seules forces de Chio et de Chalcidée, et de lui procurer l’honneur de ce succès. Ils firent secrètement la plus grande partie de leur traversée, prévinrent de peu de temps Strombichide et Thrasyclès qui revenait d’Athènes pour se mettre à leur poursuite avec douze vaisseaux, et firent soulever Milet. Les Athéniens arrivèrent aussitôt avec dix-neuf bâtimens ; mais on ne les reçut pas, et ils prirent terre à Ladé, île adjacente.

La révolte de Milet venait de se déclarer, quand le roi, par l’entremise de Tissapherne et de Chalcidée, conclut, pour la première fois, une alliance avec les Lacédémoniens dans les termes suivans :

XVIII. « Voici à quelles conditions les Lacédémoniens et leurs alliés ont conclu une alliance avec le roi et avec Tissapherne.

« Toutes les contrées et les villes qui sont en la puissance du roi ou qui ont appartenu à ses pères, resteront sous sa domination.

« Le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés empêcheront en commun que les Athéniens ne reçoivent rien de ces villes d’où ils tirent des revenus, ou quelque autre chose que ce soit.

« Le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés feront en commun la guerre aux Athéniens. Il ne sera permis au roi, ni aux Lacédémoniens, ni aux alliés de faire la paix avec les Athéniens, sans l’aveu des deux parties contractantes.

« Si quelques sujets du roi se révoltent contre lui, ils seront ennemis des Lacédémoniens et des alliés.

« Si quelques sujets des Lacédémoniens et de leurs alliés se soulèvent contre eux, ils seront ennemis du roi. »

XIX. Telle fut la teneur du traité. Aussitôt après, les habitans de Chio équipèrent dix autres bâtimens et firent voile pour Anæa, dans le dessein de s’informer de ce qui s’était passé à Milet, et de soulever en même temps les villes ; mais un message de Chalcidée leur porta l’ordre de revenir, parce qu’Amorgès allait arriver par terre avec une armée. Ils cinglèrent vers le temple de Jupiter, et reconnurent de là seize voiles qu’amenait Diomédon ; elles étaient parties après celles que commandait Thrasyclès. Dès qu'ils les aperçurent, ils prirent la fuite, un des vaisseaux vers Éphèse et les autres vers Téos. Les Athéniens en prirent quatre, mais ils étaient vides ; les hommes avaient eu le temps de se sauver à terre : le reste gagna Téos. Les Athéniens se rendirent à Samos. Les habitans de Chio mirent au large avec le reste de leur flotte ; leur infanterie les suivait. Ils firent soulever Lébédos et Ères. Tous revinrent ensuite, infanterie et vaisseaux.

XX. Cependant les vingt bâtimens du Péloponnèse, qui étaient au Pirée[340], ceux mêmes que les Athéniens avaient poursuivis et qu’ils tenaient en échec avec un nombre égal de voiles, firent une attaque soudaine, remportèrent la victoire, et prirent quatre vaisseaux. Ils se rendirent à Cenchrées, et se disposèrent à partir pour Chio et pour l’Ionie. Astyochus arriva de Lacédémone pour en prendre le commandement : celui de toute la flotte lui était confié. Les troupes de terre étant sorties de Téos, Tissapherne y vint lui-même, avec une armée, démolir ce qui pouvait rester des fortifications construites par les Athéniens, et s’en retourna. Bientôt après son départ, arriva Diomédon avec dix vaisseaux d’Athènes. Il traita avec les habitans, et obtint qu’ils voulussent bien aussi le recevoir. Il alla faire une attaque à Éres, ne put s’en rendre maîtres, et s’en retira.

XXI. Vers le même temps, la faction populaire de Samos, de concert avec des Athéniens qui étaient arrivés sur trois vaisseaux, se souleva contre les riches. Elle en fit mourir deux cents, et en condamna quatre cents à l’exil. Elle se distribua les maisons et les terres des proscrits, et reçut, par un décret d’Athènes, en qualité d’alliés fidèles, le droit de vivre à l’avenir sous ses propres lois. Elle prit en mains l’administration de la république, n’eut aucun commerce avec les riches qui habitaient les campagnes, ne leur donna pas ses filles eu mariage, et ne prit pas chez eux des épouses.

XXII. Après ces événemens, et dans le même été, les habitans de Chio, conservant toute l’ardeur que d’abord ils avaient fait paraître, se montraient aux villes ; et sans l’assistance des Péloponnésiens, ils les faisaient soulever. Comme dans les dangers qu’ils provoquaient ils voulaient avoir le plus de compagnons qu’il serait possible, ils allèrent seuls, avec treize vaisseaux, faire la guerre à Lesbos. C’était le second endroit où les Lacédémoniens avaient donné ordre de se porter. De là ils se passèrent dans l’Hellespont. En même temps, ce qui se trouvait d’infanterie du Péloponnèse et des autres alliés de la contrée, se rendirent à Clazomènes et à Cume. Évalas de Sparte avait le commandement de ces troupes, et Diniadas, sujet de Lacédémone, celui de la flotte. Les vaisseaux arrivèrent d’abord à Méthymne, et ce fut la première ville qu’ils firent soulever[341].

XXIII. Le Lacédémonien Astyochus, général de la flotte, faisant voile de Cenchrées, se rendit à Chio suivant sa destination. Le surlendemain de son arrivée, prirent terre à Lesbos les vingt-cinq vaisseaux que commandaient Léon et Diomédon. Léon était parti le dernier d’Athènes avec un renfort de dix vaisseaux. Astyochus, le même jour, mit en mer sur le soir, et joignant à sa flotte un navire de Chio, il fit voile pour Lesbos, dans la vue d’y donner, s’il était possible, quelque secours. Il aborda à Pyrrha et le lendemain à Éresse. Là il sut que les Athéniens avaient pris d’emblée Mitylène. Comme on était loin de s’attendre à leur arrivée, ils étaient entrés dans le port, s’étaient emparés de la flotte de Chio ; et ayant fait une descente, ils avaient battu ce qui leur voulait résister, et s’étaient rendus maîtres de la ville. Voilà ce qu’Astyochus apprit des habitans d’Éresse et des navires de Chio qui arrivaient de Méthymne avec Eubule ; ils y avaient été laissés, mais ils avaient pris la fuite lors de la prise de Mitylène, et ils étaient avec Eubule au nombre de trois ; un quatrième était tombé entre les mains des Athéniens. Astyochus, à cette nouvelle, ne continua pas sa route vers Mitylène ; mais il fit soulever Éresse, arma les hoplites de sa flotte, leur donna pour commandant Étéonice, et les envoya par terre à Antysse et à Méthymne. Lui-même s’y rendit par mer avec les vaisseaux qu’il avait à ses ordres et les trois de Chio. Il comptait n’avoir qu’à se montrer pour donner du courage aux habitans de Méthymne, et les maintenir dans leur révolte ; mais comme tout lui fut contraire à Lesbos, il retira ses troupes, et reprit la route de Chio. L’armée de terre qui avait été embarquée, et qui devait aller dans l’Hellespont, revint et rentra dans les villes. On reçut ensuite à Chio six vaisseaux de la flotte du Péloponnèse qui était à Cenchrées.

Quant aux Athéniens ils apaisèrent la révolte de Lesbos, partirent de cette île, prirent Polychna, ce fort que les habitans de Clazomènes avaient élevé sur le continent, et les firent retourner dans leur île, excepté les chefs de la rébellion. Ces derniers se retirèrent à Daphnonte. Ainsi Clazomènes rentra sous la puissance d’Athènes.

XXIV. Le même été, les guerriers de cette république qui tenaient Milet en échec avec les vingt bâtimens qu’ils avaient à Ladé, firent une descente à Panorme, dans les campagnes de Milet, et tuèrent le général lacédémonien Chalcidée, qui vint au secours avec trop peu de monde. Le surlendemain, ils partirent après avoir dressé un trophée ; mais les Milésiens le renversèrent, comme élevé par des gens qui ne s’étaient pas rendus maîtres du pays.

D’un autre côté, Léon et Diomédon, avec la flotte athénienne de Lesbos, partirent des îles Œnusses qui sont devant Chio, de Sidusse et de Ptélée, forteresses qu’ils occupaient dans l’Érythrée, et de Lesbos ; ils allèrent infester Chio par mer. Ils avaient sur leurs bâtimens des hoplites enrôlés et obligés au service. Ils descendirent à Cardamyle, battirent à Bolysse ceux de Chio qui s’avancèrent contre eux, en tuèrent un grand nombre, et firent soulever les pays voisins. Ils remportèrent encore une autre victoire à Phanis, et une troisième à Leuconium. Les guerriers de Chio ne se montrèrent plus en campagne, et les vainqueurs ravagèrent ce pays si bien cultivé, et qui n’avait jamais souffert depuis la guerre des Mèdes. Car de tous les peuples que je connaisse, ceux de Chio sont les seuls, après les Lacédémonicns, qui aient uni la sagesse à la bonne fortune, et plus leur république devenait florissante, plus ils avaient le bon esprit de pourvoir à sa sûreté. On peut trouver que, dans la défection actuelle, ils n’avaient pas assez pris de mesures pour se mettre au-dessus de la crainte ; mais ils n’avaient osé cependant se livrer à l’insurrection qu’en partageant le péril avec un nombre respectable de braves alliés, et ils savaient que les Athéniens ne pouvaient eux-mêmes, après leur désastre de Sicile, nier que leurs affaires ne fussent dans un état déplorable. S’ils ont mal jugé des vicissitudes inattendues des choses humaines, ils ont partagé cette erreur avec beaucoup d’autres, qui croyaient que la puissance d’Athènes allait être bientôt renversée. Renfermés enfin du côté de la mer, et voyant leur pays dévasté, plusieurs résolurent de remettre leur ville aux Athéniens. Les principaux de la république furent instruits de ce projet, et se tinrent eux-mêmes en repos ; mais ils appelèrent d’Érythres Astyochus avec les quatre vaisseaux dont il disposait, et se consultèrent avec lui sur les moyens les plus doux d’apaiser le soulèvement, soit en se faisant donner des otages, soit en prenant quelque autre parti. Voilà quelle était la situation des habitans de Chio.

XXV. A la fin du même été[342], passèrent d’Athènes à Samos quinze cents hoplites d’Athènes, mille d’Argos (car les Athéniens avaient fourni l’armure complète à cinq cents Argiens de troupes légères), et mille des alliés. Ils partirent sur quarante-huit vaisseaux, dont plusieurs étaient destinés à porter des troupes. Phrynicus, Onomaclès et Scirônide les commandaient : ils descendirent à Milet et y campèrent. Les Milésiens firent une sortie ; eux-mêmes formaient le nombre de huit cents hoplites, et ils avaient les Péloponnésiens venus avec Chalcidée, les troupes auxiliaires de Tissapherne, et Tissapherne en personne avec sa cavalerie. Ils livrèrent bataille aux Athéniens et aux alliés. L’action fut entamée par l’aile où se trouvaient les Argiens. Ils s’avancèrent sans ordre, par mépris pour des Ioniens, qui ne devaient pas même les attendre, furent vaincus par les Milésiens, et ne perdirent guère moins de trois cents hommes. Les Athéniens, de leur côté, battirent d’abord les troupes du Péloponnèse, et repoussèrent ensuite les Barbares et tout le reste de la multitude. Ils n’eurent point affaire aux Milésiens. Ceux-ci, après avoir mis les Argiens en fuite, trouvèrent à leur retour que le reste de leur armée était battu, et rentrèrent dans la ville. Les Athéniens victorieux assirent leur camp sous les murs de la place. Des deux côtés, en cette bataille, ce furent les Ioniens qui eurent l’avantage sur les Doriens ; car les Athéniens battirent les Péloponnésiens qui leur étaient opposés, et les Milésiens défirent les troupes d’Argos. Les vainqueurs dressèrent un trophée, et se préparèrent à investir la place d’une muraille. Le terrain, qui était resserré comme un isthme, leur facilitait ce travail. Ils étaient persuadés que s’ils pouvaient réduire Milet, le reste se soumettrait aisément.

XXVI. Cependant, à la fin du jour, ils reçurent la nouvelle que la flotte de cinquante-cinq vaisseaux du Péloponnèse et de Sicile était sur le point de paraître. C’était Hermocrate de Syracuse qui avait surtout pressé les Siciliens de contribuer à détruire la puissance d’Athènes. Vingt vaisseaux étaient venus de Syracuse et deux de Sélinonte : ceux qu’on avait appareillés dans le Péloponnèse étaient prêts, et Théramène de Lacédémone avait reçu l’ordre de mener ces deux flottes à Astyochus. Elles relâchèrent d’abord à Êléum, île située devant Milet. Sur la nouvelle qu’elles y reçurent que les Athéniens étaient à Milet, elles gagnèrent d’abord le golfe Iasique, pour se mieux informer de ce qui se passait dans cette ville. Alcibiade arriva à cheval dans la campagne milésienne, à Tichiusse, où elles avaient pris leur campement après être entrées dans le golfe. Ce fut alors qu’elles apprirent les détails de l’action. Alcibiade s’y était trouvé et avait combattu avec les Milésiens et Tissapherne. Il exhorta les troupes, si elles ne voulaient pas ruiner entièrement les espérances de l’Ionie, à porter les plus prompts secours à Milet, et à ne pas voir d’un œil indifférent investir cette place d’une muraille.

XXVII. Elles allaient agir dès le point du jour ; mais Phrynicus, général des Athéniens, ayant appris de Léros l’arrivée de la flotte, et voyant ses collègues déterminés à l’attendre et à livrer un combat naval, déclara qu’il n’en ferait rien, et qu’il s’opposerait de tout son pouvoir à ce qu’eux-mêmes ou tout autre courussent ce hasard ; qu’on serait tout aussi bien maîtres de combattre quand on saurait avec certitude le nombre des vaisseaux ennemis, et ce qu’on en avait à leur opposer, et qu’on aurait équipé la flotte à loisir et comme elle devait l’être ; qu’il ne consentirait pas que, par une mauvaise honte, on allât se mettre follement en danger ; qu’il ne serait pas honteux aux Athéniens de céder en mer aux circonstances, mais qu’il le serait bien davantage d’éprouver une défaite, de quelque manière que ce pût être, et de ne pas livrer seulement la république au déshonneur, mais de la plonger dans le plus grand péril ; qu’après les malheurs qu’elle venait d’éprouver, il lui serait permis à peine d’engager volontairement la première une action, lors même qu’elle se trouverait en force, et quelle y serait contrainte par la nécessité ; comment donc, sans y être forcée, s’exposerait-elle à des dangers qui seraient de son choix ? Il ordonna de prendre au plus tôt les blessés, l’infanterie, tout le bagage qu’ils avaient apporté, de laisser le butin qu’ils avaient fait sur l’ennemi, pour ne pas surcharger les vaisseaux, et de cingler à Samos ; de là, après avoir rassemblé toute la flotte, on pourrait, si les circonstances étaient favorables, faire des courses sur les ennemis. Il fit goûter ce projet et le mit à exécution. La sagesse de Phrynicus se montra non-seulement dans cette occasion, mais encore dans la suite, et aussi bien dans toutes les affaires dont il eut le maniement que dans celle dont nous venons de parler. Ainsi, dès le soir, les Athéniens s’éloignèrent de Milet sans profiter de leur victoire. Les Argiens, chagrins de leur défaite, passèrent aussitôt de Samos dans leur pays.

XXVIII. Les Péloponnésiens, avant l’aurore, levèrent l’ancre de Tichiusse, allèrent à Milet et y passèrent un jour. Le lendemain, ils prirent avec eux les vaisseaux de Milet, qui avaient accompagné Chalcidée, et qu’avaient chassés les ennemis, et retournèrent à Tichiusse pour y prendre les effets qu’ils y avaient déposés. Ils étaient arrivés, quand Tissapherne s’y rendit avec ses troupes de terre. Il leur persuada de faire voile pour Iasos, où se tenait Amorgès, ennemi du roi. Leur attaque fut subite, et comme on était loin de les attendre, on crut que ce ne pouvait être qu’une flotte d’Athènes. Ils enlevèrent la place. Les Syracusains furent ceux qui méritèrent le plus d’éloges dans cette affaire. On prit vif Amorgès, ce bâtard de Pissusthènes, qui s’était révolté contre le roi. Les Péloponnésiens le livrèrent à Tissapherne, pour le conduire, s’il le voulait, au roi comme il en avait reçu l’ordre. Ils pillèrent Iasos, ville qui jouissait d’une ancienne opulence, et les soldats y firent un riche butin. Loin de faire aucun mal aux auxiliaires d’Amorgès, ils les prirent avec eux et les reçurent dans leurs rangs, parce que c’étaient, la plupart, des hommes du Péloponnèse. Ils abandonnèrent à Tissapherne la place et les prisonniers, tant esclaves qu’hommes de condition libre ; il les leur paya cent dariques par tête[343]. Ils revinrent ensuite à Milet, firent passer par terre jusqu’à Érythres, avec les troupes auxiliaires d’Amorgès, Pédarile, fils de Léon, que les Lacédémoniens avaient envoyé pour commander à Chio, et laissèrent Philippe à Milet. L’été finit.

XXIX. L’hiver suivant[344], Tissapherne, après avoir établi une garde à Iasos, se rendit à Milet, et, suivant la promesse qu’il avait faite à Lacédémone, il donna, pour un mois de subside, une drachme attique[345] à chaque soldat de tous les vaisseaux. Il voulait, pour le reste du temps, ne donner que trois oboles[346], jusqu’à ce qu’il eût consulté la volonté du roi ; ajoutant que, s’il en recevait l’ordre de ce prince, il donnerait la drachme entière. Hermocrate, le général syracusain, s’opposait à cet arrangement ; pour Théramène, qui n’était pas commandant de la flotte, et qui ne se trouvait de l’expédition que pour remettre les vaisseaux à Astyochus, il traitait mollement l’affaire de la solde. On convint cependant qu’il serait donné plus de trois oboles par tête, en comptant cinq vaisseaux de plus que n’en composait la flotte ; car Tissapherne paya pour cinquante cinq vaisseaux trois talens[347] par mois, et pour ce qu’il pouvait y avoir de plus que ce nombre, il donnait une somme proportionnée.

XXX. Le même hiver, les Athéniens qui étaient à Samos reçurent de leur pays un renfort de trente-cinq vaisseaux, commandés par Charminus, Strombichide et Euctémon. Ils rassemblèrent tous ceux de Chio, et tous les autres qu’ils purent se procurer, et résolurent de bloquer Milet par mer, d’envoyer à Chio une armée de terre et une flotte, et de tirer ces entreprises au sort. Ce dessein fut exécuté. Strombichide, Onomaclès et Euctémon furent les commandans à qui échut l’affaire de Chio. Ils s’y portèrent avec trente vaisseaux, et embarquèrent, sur des bâtimens destinés au transport des troupes, une partie des mille hoplites qui avaient été à Milet. Les autres restèrent à Samos ; ils tenaient la mer avec soixante et quatorze vaisseaux, et faisaient des courses sur Milet.

XXXI. Astyochus, qui se trouvait alors à Chio, s’y faisait remettre des otages de son choix dans la crainte d’une trahison ; mais il abandonna cette opération quand il apprit que la flotte aux ordres de Théramène allait arriver, et que les affaires des alliés se trouvaient en meilleur état. Il prit dix vaisseaux du Péloponnèse, et autant de Chio, et mit en mer. Il attaqua Ptéléon, ne put le prendre, et fît voile pour Clazomènes. Là, il donna ordre aux partisans d’Athènes de se transporter à Daphnonte et d’embrasser le parti de Lacédémone. Les mêmes ordres étaient donnés par Tamos, Hyparque d’Ionie. On n’obéit pas, et il attaqua la place qui n’était pas murée. Cependant il ne put la soumettre, et remit en mer par un gros temps. Lui-même relâcha à Phocée et à Cumes ; et le reste des vaisseaux, dans les îles voisines de Clazomènes, Marathuse, Pelé, Drimysse. Retenus huit jours dans ces îles par les vents contraires, ils détruisirent et consommèrent en partie ce que les habitans de Clazomènes y avaient déposé, embarquèrent le reste, et allèrent rejoindre Astyochus à Phocée et à Cumes.

XXXII. Ce fut là que ce commandant reçut des envoyés de Lesbos qui avaient intention de se soulever. Ils lui firent goûter leur projet : mais comme les Corinthiens et les autres alliés ne montraient que de la répugnance pour cette entreprise, parce qu’ils avaient eu déjà le désagrément d’y échouer, il mit en mer pour Chio. Sa flotte fut battue de la tempête, et ses vaisseaux dispersés y arrivèrent enfin de divers endroits. Pédarite y passa plus tard : il était sorti par terre de Milet, s’était arrêté à Érythres, et avait fait la traversée avec ses troupes. Il amenait aussi, des cinq vaisseaux de Chalcidée[348], un nombre d’environ cinq cents soldats, que ce général avait laissés avec leurs armes. Sur l’avis que quelques habitans de Lesbos songeaient à se soulever, Astyochus représenta à Pédarite et aux habitans de Chio qu’il fallait conduire une flotte à Lesbos et favoriser cette disposition ; que ce serait augmenter le nombre de leurs alliés, ou faire au moins du mal aux Athéniens, si l’on n’avait pas d’autres succès ; mais il ne fut pas écouté. Pédarite dit même qu’il ne lui re mettrait pas la flotte de Chio.

XXXIII. Astyochus prit cinq vaisseaux de Corinthe, un de Mégare, un d’Hermione, et ceux de la Laconie qu’il avait amenés, et partit pour Milet où il avait le commandement de la flotte, faisant aux habitans de Chio de fortes menaces, et protestant qu’il ne viendrait point à leur secours s’ils en avaient besoin. 11 relâcha à Coryce dans l’Érythrée et y campa. Les Athéniens, qui passaient de Samos à Chio avec leur armée, mirent aussi à l’ancre de l’autre côté d’un tertre qui séparait les deux flottes ennemies ; elles ne s’aperçurent pas l’une l’autre. Il reçut avis de Pédarite que les Érythriens prisonniers, relâchés par les Samiens pour tramer une trahison dans leur patrie, s’y rendaient à dessein d’exécuter ce complot. Il retourna aussitôt à Érythres, et sans cela, il allait tomber au milieu des Athéniens. Pédarite vint le joindre ; ils firent ensemble des recherches sur la prétendue conspiration, et ayant trouvé que ce n’était qu’un prétexte que ces hommes avaient pris pour se sauver de Samos, ils les déchargèrent d’accusation et partirent, Pédarite pour Chio, et Astyochus pour Milet, comme il en avait eu d’abord le dessein.

XXXIV. Cependant l’armée d’Athènes, sortie de Coryce sur la flotte, fit, en côtoyant Arginum, la rencontre de trois vaisseaux longs de Chio : elle ne les eut pas plus tôt aperçus, qu’elle se mit à leur poursuite. Une grande tempête s’éleva : les vaisseaux de Chio se réfugièrent avec peine dans le port. Quant à ceux des Athéniens, les trois qui s’étaient le plus avancés, se brisèrent et allèrent échouer près de la ville ; une partie des équipages fut prise, le reste égorgé ; les autres vaisseaux se sauvèrent dans un port qu’on appelle Phœniconte, et qui est au-dessous de Mimante. De là, ils passèrent à Lesbos, et travaillèrent à se retrancher.

XXXV. Hippocrate de Lacédémone passa le même hiver du Péloponnèse à Cnide, qui déjà s’était détaché du parti de Tissapherne. Il était parti, lui troisième, avec dix vaisseaux de Thurium qu’avait commandés Doriée, fils de Diagoras, avec deux autres généraux : il y avait aussi un vaisseau de Laconie, et un de Syracuse. Quand on apprit à Milet son expédition, on le pria de n’employer que la moitié de ses bâtimens à la garde de Cnide, et d’aller, avec ceux qui étaient autour de Triopium, protéger une flotte marchande qui venait de l’Égypte. Triopium est un promontoire de la Cnidie ; il est consacré à Apollon. Les Athéniens, informés de ces circonstances, partirent de Samos et prirent les six vaisseaux qui étaient de garde à Triopium : les hommes leur échappèrent. Ils cinglèrent ensuite à Cnide, donnèrent un assaut à la ville qui n’est pas murée, et peu s’en fallut qu’ils ne s’en rendissent maîtres. Ils en donnèrent un second le lendemain ; mais on avait employé la nuit à se mettre en meilleur état de défense, et les hommes échappés à Triopium s’étaient jetés dans la place. Les assiégeant firent moins de mal aux ennemis que la veille, ils se répandirent dans la campagne, la ravagèrent et retournèrent à Lesbos.

XXXVI. A la même époque, quand Astyochus vint trouver la flotte à Milet, les Péloponnésiens étaient encore bien munis de tout ce qu’exigeaient les besoins de l’armée. Le subside qui leur était accordé suffisait à leur solde ; il restait aux soldats de grandes richesses qu’ils avaient pillées à Iasos, et les Milésiens supportaient avec zèle le fardeau de la guerre. Cependant les Péloponnésiens trouvaient défectueux le premier traité fait entre Tissapherne et Chalcidée ; il leur semblait que ce n’était pas eux qui en tiraient le plus grand avantage. Ils en firent un autre qui fut dirigé par Théramène. En voici la teneur :

XXXVII. « Suivant l’accord fait entre les Lacédémoniens et les alliés d’une part, et le roi Darius, les enfans de ce prince, et Tissapherne de l’autre, il y aura paix et amitié entre eux aux conditions suivantes :

« Toutes les contrées et les villes qui appartiennent au roi, ou qui ont appartenu à son père ou à ses ancêtres, ne seront exposées à la guerre ni à aucun dommage de la part des Lacédémoniens ni des alliés des Lacédémoniens.

« Les Lacédémoniens ni les alliés des Lacédémoniens, ne pourront lever sur ces villes aucun tribut.

« Le roi Darius, ni ceux à qui ce roi commande, ne marcheront en guerre contre les Lacédémoniens ni les alliés des Lacédémoniens, et ne leur causeront aucun dommage.

« Si les Lacédémoniens et leurs alliés font quelque demande au roi ou le roi aux Lacédémoniens et à leurs alliés, et qu’ils parviennent à l’obtenir les uns des autres, ce qu’ils feront sera bien fait.

« Ils feront ensemble en commun la guerre aux Athéniens et à leurs alliés.

« S’ils concluent la paix, ce ne sera non plus qu’en commun.

« Toute armée qui pourra se trouver sur les terres du roi et qu’il aura mandée, sera payée aux frais du roi.

« Si quelqu’une des villes qui ont un traité avec le roi, marchait contre la domination de ce prince, les autres s’opposeraient à cette entreprise, et défendraient le roi de toute leur puissance.

« Si quelque ville de la domination du roi, ou soumise à son empire, marchait contre le territoire des Lacédémoniens ou contre celui des Lacédémoniens ou contre celui des alliés, le roi s’y opposerait et le défendrait de toute sa puissance. »

XXXVIII. Après cet accord, Théramène remit la flotte à Astyochus, monta sur un bâtiment léger et on ne le revit plus. Déjà les Athéniens étaient passés de Lesbos à Chio avec leur armée : ils furent maîtres de la terre et de la mer, et se mirent à fortifier Delphinium : c’est un lieu fort du côté de la terre ; il a des ports, et n’est pas fort éloigné de Chio. Les citoyens de cette république, consternés des revers multipliés de leurs armes, ne jouissant pas même de la concorde intérieure, affaiblis par la mort de ceux que Pédarite avait fait périr avec Tydée, fils d’Ion, comme favorables aux Athéniens, d’ailleurs à peine contenus dans le devoir, et tous livrés les uns contre les autres à des défiances réciproques, restèrent dans l’inaction. Eux-mêmes, par la situation où ils se trouvaient, n’étaient pas en état de combattre, et les troupes auxiliaires que commandait Pédarite ne leur semblaient pas l’être davantage. Ils envoyèrent cependant à Milet inviter Astyochus de venir à leur secours ; mais il ne fit aucune attention à cette prière, et Pédarite fit passer à Lacédémone des plaintes de sa conduite. Telle était la position des Athéniens à Chio. Leur flotte de Samos alla en course contre les vaisseaux de Milet ; ceux-ci ne s’avancèrent pas à sa rencontre, elle se retira et demeura tranquille à Samos.

XXXIX. Les Lacédémoniens, à la sollicitation de Caligite de Mégare, et de Timagoras de Cyzique, avaient appareillé une flotte qu’ils destinaient à Pharnabaze : elle sortit ce même hiver du Péloponnèse, forte de vingt-sept voiles, et prit, vers le solstice[349], la route d’Ionie. Antisthène de Sparte la commandait. Onze Spartiates furent dépêchés par cette occasion pour aller servir de conseil à Astyochus. L’un d’eux était Lichas, fils d’Arcésilas. Ils avaient ordre, à leur arrivée à Milet, de travailler en commun à mettre toutes les affaires dans le meilleur état ; d’envoyer, s’ils le jugeaient à propos, à Pharnabaze, dans l’Hellespont, ou cette même flotte qu’ils montaient, ou un nombre plus ou moins grand de vaisseaux, et de mettre à la tête de cette expédition Cléarque, fils de Rhamphias, qui partait avec eux. Comme les lettres de Pédarite avaient rendu suspect Astyochus, les onze avaient le pouvoir de lui ôter, s’il leur semblait bon, le commandement de la flotte, et de le donner à Antisthène. Ce fut de Malée que ces vaisseaux prirent le large ; ils abordèrent à Mélos, y rencontrèrent dix vaisseaux d’Athènes, en prirent trois vides et les brûlèrent. Mais craignant ensuite (ce qui arriva) que ceux de ces vaisseaux qui s’étaient échappés ne donnassent à Samos avis de leur navigation, ils cinglèrent vers la Crète, prenant le plus long pour avoir moins à craindre, et abordèrent à Caune, en Asie. De là, se croyant en sûreté, ils mandèrent la flotte de Milet pour venir leur faire escorte.

XL. Dans ces conjonctures[350], les habitans de Chio et Pédarite, sans se rebuter des délais d’Astyochus, le firent prier par des messages de venir, avec toute sa flotte, au secours de leur ville assiégée, et de ne pas voir avec indifférence la plus importante des républiques alliées qui fussent en Ionie, privée de l’usage de la mer, et infestée sur terre par le brigandage. Elle avait un grand nombre d’esclaves, et plus même que toute autre, excepté Lacédémone ; comme leur multitude pouvait être redoutable, on châtiait leurs fautes avec une grande sévérité. Aussi, dès que l’armée des Athéniens leur parut être solidement retranchée, se mirent-ils à déserter en foule, et à chercher au milieu d’eux un asile. Comme ils connaissaient bien le pays, personne n’y fit autant de mal. Les citoyens, pendant qu’on avait encore l’espérance et le pouvoir de s’opposer aux assiégeans, que ceux-ci travaillaient encore aux fortifications de Delphinium, et qu’elles n’étaient pas terminées, disaient qu’il fallait venir à leur secours, et investir les ennemis avec une flotte et une armée de terre, en formant une enceinte plus étendue que celle qu’ils occupaient. Quoique les vues d’Astyochus eussent été d’abord différentes, et qu’il eût eu dessein d’accomplir ses menaces, quand il vit les alliés eux-mêmes remplis de zèle pour leur défense, il se disposa de son côté à les secourir.

XLI. Mais il reçut avis de Caune que les Lacédémoniens qui lui étaient donnés pour conseils, y étaient arrivés avec les vingt-sept vaisseaux. Il crut que tout devait céder à l’obligation d’escorter une flotte de cette importance, pour lui mieux assurer l’empire de la mer, et de mettre au-dessus du hasard la traversée des hommes qui venaient éclairer sa conduite. Il renonça donc à son voyage de Chio et fit voile pour Caune. Tout en faisant route, il descendit à Cos, dans la Méropide, et rasa la ville qui n’était pas murée : elle avait été ruinée par un tremblement de terre, le plus grand dont nous ayons conservé le souvenir. Les hommes s’étaient réfugiés sur les montagnes. Il fit des courses dans la campagne et enleva tout, excepté les personnes de condition libre qu’il relâcha. De Cos, il arriva de nuit à Cnide, et fut obligé, par les avis des habitans, de ne pas mettre à terre les équipages, et de voguer droit aux vingt bâtimens d’Athènes que commandait Charminus. C’était l’un des généraux de Samos, et il épiait ces mêmes vaisseaux du Péloponnèse au devant desquels allait Astyochus. La nouvelle de leur expédition était venue de Milet à Samos, et Charminus croisait aux environs de Symé, de Chalcé, de Rhodes et de Lycie ; car déjà il avait appris qu’elle était à Caune.

XLII. Astyochus cingla donc aussitôt vers Symé, avant qu’on pût entendre parler de lui, pour tâcher d’intercepter la flotte en haute mer. Mais il survint de la pluie, un temps couvert ; le désordre se mit dans la flotte, elle s’égara dans les ténèbres, et au lever de l’aurore, elle était dispersée. L’aile gauche fut aperçue des Athéniens, tandis que l’autre errait autour de l’île. Charminus et ses gens, avec moins de vingt vaisseaux, se portèrent aussitôt sur ces navires qu’ils regardèrent comme ces mêmes vaisseaux de Caune qu’ils guettaient. Ils attaquent à l’instant, en coulent trois à fond, en mettent d’autres hors de combat, en un mot ils étaient vainqueurs, quand parut inopinément la plus grande partie de la flotte. Entourés de toutes parts, ils prirent la fuite, perdirent six vaisseaux, et se réfugièrent, avec le reste, dans l’île de Teutlusse, d’où ils gagnèrent Halicarnasse. Les Péloponnésiens, qui avaient relâché à Cnide, se joignirent aux vingt-sept vaisseaux de Caune, ne formèrent plus qu’une seule flotte, et après avoir dressé un trophée à Symé, rentrèrent dans le port de Cnide.

XLIII. Les Athéniens, à la nouvelle de ce combat naval, allèrent à Symé avec toute leur flotte ; mais ils n’attaquèrent pas celle de Cnide et n’en furent pas attaqués. Ils prirent à Symé tous les agrès des vaisseaux, insultèrent Lorymes sur le continent et retournèrent à Samos. On radoubait à Cnide tous les vaisseaux qui avaient besoin de quelque réparation. Tissapherne y était, et les onze Lacédémoniens eurent avec lui des conférences sur ce qui s’était passé, lui faisant des plaintes sur ce qui ne leur plaisait pas, et cherchant les moyens de bien faire la guerre qu’on allait soutenir, et d’en diriger les opérations au plus grand avantage des deux puissances. Lichas s’attachait surtout à examiner ce qui s’était fait, et trouvait les deux traités vicieux, même celui de Théramène. Il ne pouvait souffrir que le roi prétendit conserver désormais les pays qu’avaient autrefois possédés son père ou ses ancêtres. Il lui serait donc permis de tenir dans l’esclavage toutes les îles, la Thessalie, Locres et jusqu’à la Bœotie ; et les Lacédémoniens, au lieu de délivrer la Grèce, la mettraient tout entière sous la domination des Mèdes. Il voulait qu’on fît un nouvel accord mieux conçu, ou qu’on regardât comme nuls ceux qui avaient été faits, et qu’on ne reçût pas le subside à de telles conditions. Tissapherne fut indigné. Il se retira de colère, sans avoir rien conclu.

XLIV. Les Lacédémoniens résolurent d’aller à Rhodes, où les principaux de la république les faisaient appeler par l’organe d’un héraut. Ils comptaient unir à leur parti cette île puissante, riche en troupes de terre et de mer, et se croyaient, au moyen de cette alliance, en état d’entretenir leur flotte, sans demander des subsides à Tissapherne. Ils mirent donc à la voile de Cnide cet hiver même, et abordèrent avec quatre-vingt-quatorze vaisseaux à Camire, la première place des Rhodiens. Bien des gens, ne sachant rien de ce qui se passait, furent effrayés et prirent la fuite, d’autant plus épouvantés que c’était une ville ouverte. Les Lacédémoniens convoquèrent les habitans, et ceux de deux autres villes rhodiennes, Linde et Iélyse, et leur persuadèrent d’abjurer l’alliance d’Athènes. Rhodes embrassa la cause des Lacédémoniens. Les Athéniens, instruits de ce qui se passait, mirent à la voile de Samos, dans l’intention de prévenir leurs ennemis, et parurent au large. Mais ils arrivèrent un peu trop tard, se retirèrent aussitôt à Chalcé, et de là à Samos. Ensuite ils se mirent en course de Chalcé, de Cos et de Samos, et firent la guerre aux Rhodiens. Les Péloponnésiens levèrent sur cette république une contribution de trente talens[351], tirèrent à sec leur flotte, et restèrent quatre-vingts jours en repos[352].

XLV. Voici ce qui se passait dans ces circonstances, et même avant qu’ils allassent à Rhodes. Alcibiade, après la mort de Chalcidée et la bataille de Milet, devint suspect aux Péloponnésiens ; Astyochus reçut de leur part une lettre, écrite de Lacédémone, qui lui mandait de le faire mourir. Alcibiade était ennemi d’Agis, et l’on voyait bien d’ailleurs que ce n’était pas un homme sûr. Il eut des craintes et se retira près de Tissapherne. Il ne négligea rien dans la suite pour faire, auprès de ce satrape, tout le mal qu’il put aux Péloponnésiens. Tout allait par ses conseils. Il fit réduire leur solde à trois oboles, au lieu d’une drachme attique ; encore n’était-elle pas toujours payée. Il donna l’idée à Tissapherne de leur représenter que long-temps avant eux les Athéniens étaient savans dans la marine, et ne donnaient que trois oboles à leurs équipages ; que c’était moins par pauvreté que pour empêcher leurs matelots de devenir insolens par trop d’aisance, et dans la crainte que les uns ne se rendissent moins propres au service, en dépensant leur argent à des plaisirs qui énervent le corps, et que d’autres ne négligeassent les vaisseaux, en laissant pour gage de leurs personnes le décompte qui leur reviendrait. Il lui apprit à gagner par argent les triérarques et les généraux des villes, pour les engager à le laisser faire. Ceux de Syracuse n’eurent point de part à ces générosités : Hermocrate, leur général, s’y opposa seul pour tous les alliés. Lui-même gourmandait les villes qui demandaient de l’argent, et leur disait, au nom de Tissapherne, que les habitans de Chio n’avaient point de pudeur, eux, les plus riches de tous les Grecs, et qui ne devaient leur salut qu’aux secours qui leur étaient accordés, de demander que d’autres risquassent leur vie et leurs biens pour leur liberté : il s’élevait contre l’injustice des autres villes, si elles ne voulaient pas donner pour elles-mêmes, autant et plus qu’elles avaient dépensé pour les Athéniens, avant leur défection. Il ajoutait que Tissapherne avait raison de viser à l’épargne, lui qui faisait alors la guerre à ses frais ; mais que, s’il recevait un jour du roi le subside, il leur paierait la solde en entier, et accorderait aux villes les soulagemens qu’elles auraient droit d’espérer.

XLVI. Alcibiade remontrait aussi à Tissapherne qu’il devait ne pas trop se hâter de mettre fin à la guerre, et ne pas donner au même peuple l’empire de la terre et de la mer, soit en amenant la flotte de Phœnicie qu’il faisait lentement appareiller, soit en prenant des troupes plus nombreuses à sa solde ; mais qu’il fallait laisser la puissance partagée entre les deux nations rivales, et conserver au roi le moyen d’exciter l’une d’elles contre l’autre qui voudrait le chagriner : que si la supériorité par terre et par mer était réunie sur un même peuple, il ne saurait à qui avoir recours pour réprimer cette domination nouvelle, à moins qu’il ne voulût la combattre lui-même à grand frais, et non sans danger. Il représentait que les risques les plus légers étaient ceux qui coûtaient le moins, et qu’il pouvait, en pleine sûreté, ruiner les Grecs par le moyen des Grecs ; qu’il lui serait plus avantageux de faire part de sa puissance aux Athéniens ; que leur ambition se portait moins du côté du continent ; que leurs vues dans la guerre, et leur manière de la conduire, s’accordaient mieux avec ses intérêts, puisqu’ils réduiraient sous leur propre domination les pays maritimes, et sous celle du roi les Grecs qui habitent son empire, au lieu que les Lacédémoniens ne portaient les armes que pour rendre aux Grecs la liberté : qu’il n’était pas à supposer qu’ils délivrassent à présent les Grecs du joug des Athéniens qui étaient Grecs, et qu’ils ne les délivrassent pas de celui des Perses qui étaient étrangers, si ceux-ci ne parvenaient pas un jour à les renverser eux-mêmes. Il l’invitait donc à miner les deux peuples rivaux l’un par l’autre ; et quand il aurait bien entamé la puissance des Athéniens, il lui conseillait d’éloigner les Péloponnésiens de sa province.

Telles étaient aussi, en grande partie, les vues de Tissapherne, autant qu’on en pouvait juger par sa conduite. Il donna donc à Alcibiade toute sa confiance, charmé de la bonté de ses conseils, pourvut fort mal à la subsistance des Péloponnésiens, et sut les empêcher de combattre sur mer. Il leur disait que la flotte phénicienne ne tarderait pas à venir, et qu’alors ils auraient dans les combats une supériorité décidée. Il ruina leurs affaires, détruisit la force de leur marine, qui était devenue très puissante, et agit d’ailleurs trop ouvertement pour qu’ils pussent ne pas reconnaître sa mauvaise volonté.

XLVII. Tels étaient les conseils que donnait Alcibiade à Tissapherne et au roi quand il était auprès d’eux, croyant qu’il ne pouvait en donner de meilleurs. Il travaillait en même temps à son retour dans sa patrie, certain que, s’il ne la détruisait pas, il ne tiendrait qu’à lui de persuader un jour aux Athéniens de le rappeler, et il croyait que le meilleur moyen de les y déterminer, c’était de leur faire voir qu’il était l’ami de Tissapherne. C’est ce qui arriva. Les guerriers athéniens de Samos, apprenant qu’il jouissait d’un grand crédit auprès de ce satrape, s’empressèrent de ruiner l’état populaire. Ces dispositions venaient en partie des paroles qu’il faisait porter aux triérarques et aux plus puissans d’entre eux, les priant de faire entendre aux plus honnêtes gens de la république que, s’il voulait rentrer dans son pays, c’était pour y établir l’autorité du petit nombre, et non pour y soutenir le pouvoir des méchans, ni celle du peuple qui l’avait chassé : il leur faisait assurer que son dessein était de leur concilier l’amitié de Tissapherne et de partager avec eux le fardeau des affaires ; mais ce qui les déterminait surtout, c’est qu’ils avaient d’avance les mêmes vues.

XLVIII. D’abord ce projet se débattit dans l’armée, d’où il passa dans la ville. Quelques personnes allèrent de Samos conférer avec Alcibiade. Il protesta qu’il leur concilierait d’abord l’amitié de Tissapherne, et du roi, s’ils voulaient renoncer au gouvernement populaire ; car c’était le grand moyen de gagner la confiance du prince. Les citoyens les plus considérables, et c’était ceux qui avaient le plus à souffrir, conçurent de grandes espérances de prendre le maniement des affaires, et de l’emporter sur les ennemis. De retour à Samos, ils firent entrer dans leur conjuration les hommes qu’ils regardaient comme les plus disposés à la servir, et déclarèrent ouvertement au gros de l’armée qu’ils auraient le roi pour ami, et qu’il leur fournirait de l’argent, pourvu qu’Acibiade rentrât dans son pays, et qu’on ne restât pas sous l’état populaire. Quoique la multitude ne vît pas sans chagrin ce qui se passait, elle resta tranquille, dans l’espérance que le roi lui paierait un subside.

Après avoir fait au peuple cette confidence, ceux qui voulaient établir l’oligarchie examinèrent entre eux de nouveau, et avec le plus grand nombre de leurs amis, les desseins d’Alcibiade. Ils leur semblaient à tous d’une exécution facile, et ils croyaient pouvoir y prendre confiance. Il n’y avait que Phrynicus, alors général, à qui tout cela déplaisait. Il croyait, et c’était la vérité, qu’Alcibiade ne voulait pas plus de l’oligarchie que de la démocratie, et qu’il n’avait d’autre vue, en changeant la constitution de l’état, que de tirer parti des circonstances, pour se faire rappeler par ses amis. On devait, suivant lui, prendre garde surtout à ne pas se livrer à la dissension pour l’amour du roi. Il représentait que les Lacédémoniens étaient devenus sur mer les égaux des Athéniens, qu’ils avaient des villes considérables sous la domination de ce prince, et qu’il était absurde d’imaginer qu’il se donnât de l’embarras en s’unissant aux Athéniens, dont il se défiait, tandis qu’il avait à sa disposition l’amitié des Péloponnésiens, dont il n’avait aucun sujet de se plaindre. A l’égard des villes alliées à qui l’on promettait l’oligarchie, quand les Athéniens eux-mêmes ne vivraient plus sous le gouvernement populaire, il se disait bien certain que celles qui s’étaient soulevées, n’en reviendraient pas davantage à leur alliance, et que celles qui s’y trouvaient encore, n’en seraient pas moins remuantes ; qu’elles ne préféreraient pas la servitude sous un état gouverné par l’oligarchie ou par la démocratie, à la liberté sous un état qui suivrait l’un ou l’autre régime ; qu’elles penseraient que ceux qu’on appelait les honnêtes gens[353] ne leur donneraient pas moins d’affaires que le peuple, puisque c’étaient eux qui suscitaient le peuple au mal, et qui l’y servaient de guides pour en tirer eux-mêmes le profit ; qu’on ne gagnerait autre chose à cette révolution, que d’être mis à mort avec plus de violence, et sans forme de procès, au lien qu’on trouvait un refuge auprès du peuple qui tempérait la méchanceté des autres ; qu’il savait avec certitude que telle était la façon de penser des villes, et que c’étaient les faits eux-mêmes qui les avaient instruites ; qu’en un mot, il n’approuvait rien de ce que proposait Alcibiade ni de ce qui se passait.

XLIX. Ceux qui étaient du complot n’en persistèrent pas moins dans leurs premiers desseins ; ils reçurent les propositions qui leur étaient faites, et se disposèrent a envoyer à Athènes Pisander et quelques autres députés, pour y ménager le retour d’Alcibiade et la destruction de la démocratie, et pour rendre Tissapherne ami des Athéniens.

L. Phrynicus voyant qu’on allait parler du rappel d’Alcibiade, et que les Athéniens n’en rejetaient pas la proposition, craignit, après tout ce qu’il avait dit pour s’y opposer, que si en effet Alcibiade revenait, il ne le punît des obstacles qu’il aurait apportés à son retour. Pour se soustraire à ce danger, il envoya secrètement un exprès à Astyochus qui commandait la flotte de Lacédémone, et qui se trouvait encore aux environs de Mitylène ; il lui apprenait qu’Alcibiade travaillait à ruiner les affaires de Sparte, et à rendre Tissapherne ami d’Athènes ; il ne lui parlait pas moins ouvertement du reste des affaires, ajoutant qu’on devait lui pardonner, s’il cherchait à nuire à son ennemi, même au désavantage de la république.

Mais Astyochus, n’ayant plus, comme auparavant, rien à démêler avec Alcibiade, ne conservait pas contre lui de vindication. il va le trouver à Magnésie, où il était près de Tissapherne, leur raconte à tous deux ce qu’on lui a mandé de Samos, et se rend le dénonciateur de ce qu’on lui a communiqué. Par cette démarche, il cherchait, dit-on, pour son intérêt particulier, à s’attacher Tissapherne. Il mit encore en usage d’autres moyens pour y parvenir, tels que celui de n’agir que mollement pour faire payer aux troupes la solde entière. Aussitôt Alcibiade écrivit à Samos aux gens en place contre Phrynicus, leur apprenant ce que venait de faire ce général, et les priant de lui donner la mort. Phrynicus fut troublé, il sentit tout le danger où le mettait cette dénonciation, et écrivit une seconde fois à Astyochus : il se plaignait de ce que le secret avait été mal gardé sur ses premières confidences, ajoutant qu’il était prêt à livrer aux Pèloponnésiens, pour la mettre en pièces, toute l’armée qui était à Samos. Il entrait dans les détails, lui indiquant les moyens d’en venir à l’exécution contre une ville qui n’était pas murée. Il déclarait enfin qu’il ne croyait mériter aucun reproche, lorsqu’il se trouvait en danger pour l’amour des Lacédémoniens, de faire ce qu’il faisait, et même toute autre chose, plutôt que de périr la victime de ses plus cruels ennemis. Astyochus fit encore part de ce message à Alcibiade.

LI. Phrynicus, instruit de cette infidélité, et voyant bien qu’on recevrait incessamment, sur cette affaire, une dépêche d’Alcibiade, se hâta de la prévenir. Lui-même apprit aux soldats que les ennemis allaient venir attaquer le camp, profitant de ce que la place n’était pas murée, et de ce que la flotte ne pouvait se loger tout entière dans le port ; qu’il était bien informé de cette nouvelle, et qu’il fallait, dans la plus grande diligence, fortifier Samos, et se bien tenir sur ses gardes. Ce qu’il recommandait, il avait, en qualité de général, le pouvoir de l’exécuter. Les soldats se mirent à l’ouvrage, et par ce moyen, la place qui devait être fortifiée, le fut plus tôt qu’elle n’aurait pu l’être.

Bientôt après arrivèrent les dépêches d’Alcibiade : elles portaient que Phrynicus trahissait l’armée et qu’on allait être attaqué ; mais on jugea qu’il ne fallait pas le croire, et qu’informé d’avance de ce qui se passait chez les ennemis. il en jetait la complicité sur Phrynicus qu’il n’aimait pas. Cette dénonciation ne fit donc aucun tort à Phrynicus, et devint même un témoignage en sa faveur.

LII. Alcibiade parvint ensuite à manier si bien Tissapherne, qu’il sut l’engager à se rendre l’ami des Athéniens. Ce satrape craignait les peuples du Péloponnèse, dont la flotte était plus nombreuse que celle d’Athènes. D’ailleurs, il ne demandait qu’à se laisser persuader par quelque moyen que ce pût être, surtout depuis qu’il avait connaissance des différends qui s’étaient élevés à Cnide, entre les Péloponnésiens, au sujet du traité fait avec Théramène. Ils avaient pris naissance dès le temps qu’ils étaient à Rhodes. Ce fut là que Lichas, en disant qu’on ne pouvait admettre que le roi dût rester maître des villes dont lui-même ou ses pères avaient eu la domination, confirma le mot que j’ai rapporté d’Alcibiade, que les Lacédémoniens voulaient rendre libres toutes les villes. Comme Alcibiade avait à lutter pour de grands intérêts, il s’attachait étroitement à Tissapherne, et n’épargnait rien pour gagner sa faveur.

LIII. Les députés envoyés de Samos avec Pysander arrivèrent à Athènes ; ils parlèrent dans l’assemblée du peuple, et se contentèrent de traiter bien des articles en substance ; mais ils appuyèrent fortement sur ce qu’il était au pouvoir des Athéniens, en rappelant Alcibiade, et renonçant au gouvernement populaire, d’obtenir l’alliance du roi, et de l’emporter sur les peuples du Péloponnèse. Bien des voix s’élevèrent en faveur de la démocratie. Les ennemis d’Alcibiade s’écriaient qu’il serait odieux de voir rentrer dans Athènes un infracteur des lois ; les eumolpides et les céryces[354] attestaient les mystères profanés, cause de son exil, et imploraient la religion pour s’opposer à son retour. Pysander, sans se laisser intimider ni par les contradictions, ni par les complaintes, s’avance au milieu du peuple, fait approcher tous ceux qui le contredisent, et demande séparément à chacun d’eux sur quelle espérance ils comptent sauver la république, à moins qu’on ne parvienne à faire passer le roi dans leur parti, quand les Péloponnésiens n’ont pas moins qu’eux de vaisseaux en mer, quand ils ont un plus grand nombre de villes alliées, quand ils reçoivent de l’argent du roi et de Tissapherne, tandis qu’eux-mêmes n’en ont plus. Comme ceux qu’il interrogeait étaient forcés de répondre qu’ils n’avaient pas d’espérance : « Et nous n’en pourrons avoir, reprit-il hautement, qu’en mettant dans notre politique plus de modestie, qu’en donnant l’autorité a un petit nombre de citoyens pour inspirer au roi de la confiance, et en nous occupant moins, dans les circonstances actuelles, de la forme de notre gouvernement que de notre salut. Il nous sera permis de changer dans la suite, si quelque chose nous déplaît ; mais rappelons toujours Alcibiade, qui seul maintenant peut rétablir nos affaires.

LIV. Le peuple ne put entendre d’abord sans humeur parler de l’oligarchie ; mais comme Pysander montrait clairement qu’il n’était pas d’autre moyen de se sauver, il sentit de la crainte, conçut en même temps l’espérance que les choses pourraient changer, et céda. Il fut décrété que dix citoyens partiraient avec Pysander, et feraient pour le mieux dans ce qui concernait Alcibiade et Tissapherne. Sur les plaintes qu’il porta contre Phrynicus, on destitua celui-ci du commandement, ainsi que son collègue Scyronide, et l’on fit partir à leur place Diomédon et Léon. Pysander, jugeant que Phrynicus serait toujours contraire au retour d’Alcibiade, l’accusait d’avoir livré Iasos et Amorgès. Il fit des visites à tous les corps assermentés qui étaient chargés de la justice et de l’administration, leur conseilla de se concerter pour l’abolition de la démocratie, et ayant tout disposé de manière à ce qu’on n’éprouvât plus de longueurs dans les affaires, il mit en mer avec dix collègues pour aller trouver Tissapherne.

LV. Le même hiver[355], Léon et Diomédon joignirent la flotte des Athéniens, et firent voile pour Rhodes. Ils trouvèrent les vaisseaux du Péloponnèse tirés à sec, firent une descente, défirent les Rhodiens qui voulaient se défendre, et retournèrent à Chalcé. Ce fut de l’île de Cos que, dans la suite, ils firent le plus souvent la guerre, comme de l’endroit le plus commode pour épier si la flotte ennemie ne sortait pas de Rhodes pour se porter quelque part.

Xénophontidas, de Laconie, vint aussi de Chio à Rhodes, envoyé par Pédarite. Il annonça que les ouvrages des Athéniens étaient déjà terminés, et que c’en était fait de Chio, si on ne venait pas au secours avec toute la flotte. Il fut résolu de secourir cette île.

Cependant Pédarite, avec ce qu’il avait de troupes auxiliaires et avec les habitans de Chio, attaqua les retranchemens que les Athéniens avaient construits autour de la flotte, en enleva une partie, et se rendit maître de quelques vaisseaux qui avaient été mis à sec ; mais les Athéniens accoururent au secours. Les habitans de Chio prirent la fuite les premiers, le reste des troupes de Pédarite fut battu, lui-même fut tué ; il périt un grand nombre d’habitans de Chio, et bien des équipages de guerre devinrent la proie du vainqueur.

LVI. Après cet échec, les habitans de Chio, encore plus étroitement investis qu’auparavant par terre et par mer, furent tourmentés d’une grande famine.

Pysander et les collègues de sa députation, arrivés auprès de Tissapherne, entrèrent en conférence. Alcibiade n’était pas bien assuré de ce satrape, qui craignait encore plus les peuples du Péloponnèse que les Athéniens, et qui voulait continuer à les miner les uns et les autres, comme il le lui avait conseillé lui-même. Voici le moyen qu’il imagina de pallier le fait : ce fut que Tissapherne fît des demandes trop fortes pour que l’on pût s’accorder. Je pense bien aussi que c’était l’intention du satrape, et que la crainte la lui avait inspirée. Pour Alcibiade, voyant qu’il n’avait envie de terminer à aucune condition, il voulut, je crois, persuader aux Athéniens qu’il ne manquait pas de crédit auprès de lui, et que c’étaient eux qui ne faisaient pas des offres suffisantes, quand ce Perse était déjà tout décidé en leur faveur, et ne demandait qu’à embrasser leur parti. Il fit, au nom de Tissapherne, et en sa présence, tant de propositions outrées, qu’il empêcha de rien conclure, quoique les Athéniens en accordassent la plus grande partie. Il voulait qu’on livrât l’Ionie tout entière, ensuite les îles adjacentes, et faisait encore d’autres propositions que les Athéniens ne rejetaient pas. Enfin, à la troisième conférence, pour ne pas laisser voir clairement qu’il ne pouvait rien, il demanda qu’il fût permis au roi de construire une flotte, et de parcourir, à son gré, toutes leurs côtes avec le nombre de batimens qu’il jugerait à propos. Les Athéniens perdirent patience ; ils jugèrent que cela n’était pas probable, et qu’Alcibiade les avait joués. ils se retirèrent de dépit, et retournèrent à Samos.

LVII. Aussitôt après, et dans le même hiver[356], Tissapherne revint à Caune, pour ramener encore une fois les Péloponnésiens à Milet, faire avec eux, aux conditions qu’il serait possible, un nouveau traité, leur payer un subside, et ne pas avoir en eux des ennemis déclarés. Ses craintes étaient que, hors d’état de suffire à l’entretien de toute leur flotte, et forcés au combat par les Athéniens, ils ne fussent vaincus, ou qu’ils ne laissassent leurs vaisseaux dénués d’équipages, et que les Athéniens ne parvinssent à leur but, sans avoir besoin de son assistance ; mais il craignait surtout que, pour se procurer des vivres, ils ne ravageassent le continent. Pour toutes ces raisons, et dans la vue de suivre son objet, qui était de rendre égales entre elles les puissances de la Grèce, il fit venir les Péloponnésiens, leur paya le subside, et fit, pour la troisième fois, l’accord suivant :

LVIII. « La treizième année du règne de Darius, Alcippidas étant éphore de Lacédémone, cet accord a été fait dans la plaine de Mæandre, entre les Lacédémoniens et leurs alliés d’une part, et de l’autre, Tissapherne, Iéraméne et les enfans de Pharnace, pour les intérêts du roi, des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Tout le pays du roi qui fait partie de l’Asie restera sous sa domination, et il le tiendra sous sa volonté.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés n’entreront dans le pays du roi avec aucune mauvaise intention, ni le roi dans le pays des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Si quelqu’un de Lacédémone, ou d’entre les alliés, va sur le pays à mauvaise intention, les Lacédémoniens et leurs alliés y mettront obstacle ; et si quelqu’un de la domination du roi marche contre les Lacédémoniens pour leur nuire, le roi s’y opposera.

« Tissapherne paiera à la flotte actuelle le subside convenu, jusqu’à l’arrivée de la flotte du roi.

« Après l’arrivée de la flotte du roi, si les Lacé démoniens et leurs alliés veulent soudoyer leur flotte, ils en seront les maîtres. S’ils veulent recevoir le subside de Tissapherne, il le leur paiera ; mais la guerre terminée, les Lacédémoniens et leurs alliés rembourseront à Tissapherne tout l’argent qu’ils en auront reçu.

« Quand les vaisseaux du roi seront arrivés, la flotte des Lacédémoniens, celle des alliés et celle du roi, feront la guerre en commun, suivant que le jugeront à propos Tissapherne, les Lacédémoniens et les alliés ; et s’ils veulent faire la paix avec les Athéniens, ils la feront d’un commun accord. »

LlX. Telles furent les clauses du traité. Ensuite Tissapherne se disposa à faire venir, comme il en était convenu, la flotte de Phœnicie, et à remplir toutes ses autres promesses. Il voulait qu’on ne pût douter qu’il ne s’en occupât.

LX. Des Bœotiens, à la fin de l’hiver, prirent par intelligence Orope, où les Athéniens avaient une garnison[357]. Ceux qui les secondèrent étaient des gens d’Érétrie, et même des Oropiens qui tramaient le soulèvement de l’Eubée. Comme cette place domine Érétrie, il était impossible, tant qu’elle appartiendrait aux Athéniens, qu’elle ne l’incommodât pas beaucoup, ainsi que le reste de l’Eubée.

Maîtres d’Orope, les Érétriens passèrent à Rhodes, et appelèrent les Péloponnésiens dans l’Eubée. Mais ceux-ci étaient plus pressés de porter des secours à Chio qui se trouvait dans une fâcheuse position. Ils partirent de Rhodes pour s’y rendre avec toute leur flotte. Ils étaient aux environs de Triopium, quand ils virent en haute mer les Athéniens venant de Chalcé. Les deux flottes ne s’avancèrent pas l’une contre l’autre ; mais les Athéniens allèrent à Samos, et les Péloponnésiens à Milet. Ceux-ci virent qu’il était impossible, sans livrer un combat naval, de secourir Chio. Cet hiver finit avec la vingtième année de la guerre que Thucydide a écrite.

LXl. L’été suivant, dès les premiers jours du printemps[358], Dercylidas de Sparte fut envoyé par terre dans l’Hellespont avec une armée peu nombreuse, pour faire révolter Abydos, colonie de Milet.

Les habitans de Chio, tourmentés du siège qu’ils avaient à soutenir, furent obligés de livrer un combat naval, dans le temps qu’Astyochus ne savait comment leur donner du secours. Il était passé avec Antisthène, en qualité de soldat de marine. Il était encore à Rhodes, quand ils reçurent de Milet pour commandant, après la mort de Pédarite, le Spartiate Léon qu’ils avaient mandé. Ils reçurent aussi douze vaisseaux qui gardaient Milet ; il y en avait cinq de Thurium, quatre de Syracuse, un d’Anæa, un de Milet, et un de Léon. Les habitans de Chio sortirent en masse, s’emparèrent d’un lieu fortifié par la nature, mirent en mer avec trente-six vaisseaux contre trente-deux d’Athènes, et livrèrent la bataille. L’action fut vive, et le jour touchait à sa fin, quand les gens de Chio et les alliés retournèrent à la ville sans avoir éprouvé de désavantage.

LXll. Ce fut aussitôt après ce combat, que Dercylidas, étant sorti de Milet par terre[359], Abydos, dans l’Hellespont, se souleva en faveur de ce Spartiate et de Pharnabaze ; deux jours après, Lampsaque suivit cet exemple. Strombichide apprit de Chio cette nouvelle, et se hâta d’aller au secours avec vingt-quatre navires athéniens ; de ce nombre étaient des bâtimens construits pour le transport des troupes ; ils étaient montés par des hoplites. Les habitans de Lampsaque firent une sortie ; il fut vainqueur, prit aussitôt d’emblée la ville de Lampsaque qui n’était pas murée, enleva les effets et les esclaves, rétablit les hommes libres dans leurs demeures, et prit le chemin d’Abydos. La place ne se rendit pas ; il y donna inutilement un assaut, et se rembarqua pour aller à Sestos, ville située sur la côte opposée. Il en fit une forteresse pour la garde de l’Hellespont.

LXIII. Cependant les habitans de Chio et les Péloponnésiens de Milet devinrent plus maîtres de la mer qu’ils ne l’avaient été[360]. Astyochus prit courage à la nouvelle du combat naval et du départ de Strombichide et de la flotte ennemie. Il passe à Chio avec deux bâtimens, en fait sortir les vaisseaux, et cingle vers Samos avec la flotte entière. Mais comme les ennemis, dans la défiance les uns des autres, ne parurent pas à sa rencontre, il revint à Milet.

C’est, en effet, vers cette époque, et même auparavant, que la démocratie fut abolie à Athènes[361]. Quand Pisander et ses collègues étaient revenus à Samos en quittant Tissapherne, ils s’étaient assurés davantage de l’armée. Les Samiens eux-mêmes, qui s’étaient soulevés entre eux pour s’opposer à l’oligarchie, engagèrent alors les riches à essayer d’établir chez eux cette forme de gouvernement. En même temps, les Athéniens qui étaient dans cette ville se concertèrent ensemble, et décidèrent qu’il ne fallait plus songer à Alcibiade, puisqu’il ne voulait pas les seconder (car il ne leur semblait pas propre à passer à l’oligarchie) ; mais que c’était à eux qui se trouvaient au milieu du danger, à voir les moyens de ne pas négliger l’affaire qui les occupait, à soutenir en même temps la guerre, et à prendre gaîment, sur leurs fortunes, de l’argent et tout ce dont on pouvait avoir besoin, puisque ce n’était pas pour d’autres, mais pour eux-mêmes qu’ils travaillaient.

LXIV. Après s’être ainsi mutuellement excités, ils envoyèrent droit à Athènes Pisander et la moitié des députés pour y conduire les affaires, avec ordre d’établir l’oligarchie dans toutes les villes sujettes où ils aborderaient ; ils firent passer l’autre moitié dans d’autres villes de leur domination, marquant divers endroits à chacun d’eux. Ils envoyèrent à sa destination Diotréphès qui se trouvait aux environs de Chio, et qui était nommé pour commander en Thrace. Arrivé à Thasos, il y abolit l’état populaire ; mais, après son départ et dès le mois suivant[362], les habitans n’eurent rien de plus pressé que de fortifier leur ville, comme ne se souciant plus de l’aristocratie avec les Athéniens, et attendant, chaque jour, des Lacédémoniens la liberté. Leurs exilés, chassés par les Athéniens, se trouvaient au milieu des peuples du Péloponnése, et d’accord avec les amis qu’ils avaient laissés chez eux, ils travaillaient de tout leur pouvoir à leur faire amener une flotte de Lacédémone, et à faire soulever Thasos. Tout ce qu’ils désiraient arriva : la ville recouvra sa prospérité sans avoir de danger à courir, et l’autorité du peuple, qui leur aurait été contraire, fut abolie. Il arriva enfin à Thasos tout le contraire de ce que demandaient ceux des Athéniens qui établissaient l’oligarchie, et je pense qu’il en fut de même dans bien d’autres villes sujettes. Devenues sages et sans craindre les suites de leur entreprise, elles couraient à une liberté assurée, et n’avaient garde de lui préférer la liberté gangrenée qu’Athènes leur offrait.

LXV. Pisander et ses collègues naviguaient en suivant les côtes[363] ; et, comme ils en avaient reçu l’ordre, ils abolissaient dans les villes l’état populaire. Ils prirent aussi avec eux, de plusieurs endroits, des hoplites alliés, et arrivèrent à Athènes. Ils trouvèrent que leurs amis avaient déjà bien avancé les affaires. En effet, quelques jeunes gens avaient formé une conspiration, et tué secrètement un certain Androclès, le principal chef de la faction populaire, et qui n’avait pas peu contribué à faire bannir Alcibiade. Deux motifs les avaient surtout engagés à ce meurtre, celui de se défaire d’un meneur du peuple, et celui d’obliger Alcibiade dont ils attendaient le retour, et qui devait leur procurer l’amitié de Tissapherne. Ils avaient de même fait périr en secret plusieurs autres personnes opposées à leur parti. Ils déclarèrent ouvertement, dans un discours préparé de loin, qu’il ne fallait salarier que les gens de guerre, ni admettre au maniement des affaires que cinq mille citoyens, gens capables surtout de servir l’état de leur fortune et de leur personne.

LXVI. La plupart goûtaient cet arrangement, qui donnait l’administration des affaires à ceux qui devaient opérer la révolution. Le peuple ne laissait pas de s’assembler encore, ainsi que le sénat de la fève[364] ; mais ils ne statuaient que ce que voulaient les conjurés. Les orateurs étaient de ce corps, et ce qu’ils devaient prononcer était examiné d’avance. On voyait la faction si nombreuse que tout le monde était dans la crainte, et que personne n’osait élever la voix contre elle. Si quelqu’un avait cette audace, on avait bientôt quelque moyen tout prêt de s’en défaire. Il ne se faisait pas de recherches contre les meurtriers ; si même ils étaient soupçonnés, on ne les mettait pas en justice. Le peuple n’osait remuer ; il était dans un tel effroi, que, même en se taisant, il se trouvait heureux d’échapper à la violence. On croyait les conjurés bien plus nombreux encore qu’ils ne l’étaient, et les courages étaient subjugués. La grandeur de la ville, le défaut de se connaître les uns les autres, ne permettaient pas d’en savoir le nombre. Aussi. malgré toute l’indignation dont on était pénétré, ne pouvait-on faire entendre ses plaintes à personne pour concerter quelque dessein de vengeance : il aurait fallu s’ouvrir à un inconnu ou à quelqu’un de connu, mais dont on n’était pas sûr ; car tous les membres de la faction du peuple se soupçonnaient entre eux, et se regardaient réciproquement comme des fauteurs de la conjuration. Il y était entré des gens qu’on n’aurait jamais crus capables de se tourner vers l’oligarchie ; ils contribuèrent beaucoup à répandre une défiance générale, et ce furent eux qui inspirèrent le plus de sécurité aux auteurs de la révolution, en montrant au peuple qu’il ne pouvait trouver de sûreté qu’en se méfiant de lui-même.

LXVII. Ce fut dans ces circonstances qu’arrivèrent Pisander et ses collègues. Ils s’occupèrent aussitôt de ce qui restait à faire. D’abord ils assemblèrent le peuple, et ouvrirent l’avis d’élire dix citoyens qui auraient plein pouvoir de faire des lois. Ces décemvirs, à un jour indiqué, présenteraient au peuple la constitution qu’ils auraient dressée et qui leur semblerait la meilleure. Ce jour arrivé, ils proclamèrent l’assemblée à Colone : c’est un endroit consacré à Neptune ; il est situé hors de la ville, et n’en est éloigné que d’environ dix stades[365]. Tout ce que les décemvirs proposèrent, ce fut qu’il serait permis à tout Athénien d’émettre l’opinion qu’il lui plairait, et ils portèrent de grandes peines contre quiconque accuserait l’opinion d’enfreindre les lois, ou qui l’offenserait de quelque manière que ce pût être. Alors il fut ouvertement prononcé qu’aucune magistrature ne s’exercerait plus suivant la forme accoutumée, et qu’on ne recevrait plus de salaire ; mais qu’il serait élu cinq présidens, qui eux-mêmes éliraient cent citoyens, dont chacun s’en adjoindrait trois autres ; que ces quatre cents, entrant au conseil, gouverneraient avec plein pouvoir, comme ils le jugeraient convenable, et qu’ils assembleraient les cinq mille quand ils le croiraient nécessaire.

LXVIII[366]. Celui qui prononça cette opinion fut Pisander, et il montra ouvertement, dans tout le reste, le zèle le plus ardent à dissoudre la démocratie. Mais celui qui avait dirigé toute cette grande affaire, qui lui avait donné la forme, et qui, depuis long-temps, s’en était occupé, était Antiphon, homme qui ne le cédait en vertu à aucun des Athéniens de son temps, qui pensait merveilleusement bien, et qui exprimait de même ce qu’il pensait. Il n’aimait à paraître ni dans l’assemblée du peuple, ni dans aucun de ces conciliabules où se livrent des combats d’opinions. Sa réputation d’éloquence le rendait suspect à la multitude ; mais il n’en était pas moins l’homme qui pouvait servir le plus utilement ceux qui, dans leurs procès, le prenaient pour conseil, soit auprès des tribunaux de judicature, soit devant le peuple. Quand, dans la suite, le pouvoir des quatre-cents fut renversé, quand ils furent poursuivis par la faction populaire, et que lui-même fut mis en cause avec eux, c’est encore lui qui, jusqu’à nos jours, me semble s’étre le mieux défendu dans une affaire capitale[367]. Phrynicus, au contraire, se montra plus zélé que personne contre l’oligarchie, par la crainte qu’il avait d’Alcibiade, et le sachant bien instruit de ses menées avec Astyochus pendant son séjour à Samos : il avait bien senti que jamais, sans doute, cet ambitieux ne reviendrait pour se soumettre à l’oligarchie ; une fois élancé dans les périls, il fit voir une fermeté que personne ne put égaler. Théramène, fils d’Agnon, tenait le premier rang entre ceux qui détruisirent l’état populaire ; homme habile à parler et non moins habile à former des desseins. Ainsi, toute grande qu’était cette entreprise, conduite par une multitude d’hommes à talens, on ne doit pas s’étonner qu’elle ait réussi. C’était un difficile projet d’abolir la liberté dont le peuple d’Athènes jouissait depuis près d’un siècle, à compter de l’expulsion des tyrans[368], non-seulement sans connaître l’obéissance, mais encore accoutumé, depuis le milieu de cette période, à commander aux autres.

LXIX. Après que ces arrangemens eurent été confirmés sans aucune contradiction, l’assemblée se sépara, et les quatre-cents furent introduits dans le conseil de la manière que je vais rapporter. Tous les Athéniens, dans la crainte des ennemis qui étaient à Décélie, restaient toujours en armes, les uns sur le rempart, les autres aux corps de réserve. On laissa partir, ce jour-là, comme à l’ordinaire, ceux qui n’étaient pas de la conjuration ; mais on avait averti en secret les conjurés de ne pas se rendre aux postes, et de s’en tenir tranquillement éloignés. S’il survenait quelque insurrection contre ce qui se passait, ils prendraient les armes pour la réprimer. C’étaient des gens d’Andros et de Ténos, trois cents Carystiens, et de ces hommes qu’Athènes avait envoyés peupler Égine et y former une colonie. Ils étaient venus armés à ce dessein, suivant l’ordre qu’ils avaient reçu. Eux ainsi disposés, les quatre-cents partirent, chacun armé d’un poignard qu’il tenait caché. Ils étaient accompagnés de cent vingt jeunes Grecs, dont ils se servaient quand ils avaient besoin d’un coup de main. Ils surprirent au conseil les sénateurs de la fève, et leur ordonnèrent de sortir, en recevant leur salaire. Ils avaient apporté avec eux la somme qui leur restait due, et la leur distrihuèrent, à mesure que ceux-ci quittaient le tribunal.

LXX. Les sénateurs se retirèrent sans rien répliquer, les autres citoyens ne firent aucun mouvement, et tout resta tranquille. Les quatre-cents entrèrent dans le conseil, ils tirèrent entre eux des prytanes au sort, et firent l’inauguration de leur magistrature avec les prières et les cérémonies d’usage pour ceux qui entrent en charge. Ayant fait ensuite de grands changemens au régime populaire, mais sans rappeler les exilés, à cause d’Alcibiade, ils gouvernèrent la république de leur pleine autorité. Ils firent mourir quelques personnes, mais en petit nombre, et seulement celles dont ils croyaient avoir besoin de se défaire ; ils en mirent d’autres aux fers ; ils en envoyèrent en exil. Ils firent aussi déclarer par un héraut à Agis, roi de Lacédémone, qui était à Décélie, qu’ils ne demandaient qu’à en venir à une réconciliation, et qu’on avait lieu d’attendre qu’il ne refuserait pas d’entrer en accord avec eux, sans les confondre avec une populace qui ne méritait aucune confiance.

LXXI. Ce prince ne croyait pas que la ville restat dans le calme, ni que le peuple pût trahir sitôt son ancienne liberté. Il pensait qu’en voyant paraître une nombreuse armée de Lacédémoniens, il ne se tiendrait pas en repos, et il ne pouvait même se persuader que, dans la circonstance, il ne fût pas dans l’agitation. Il ne répondit donc à ceux que lui envoyaient les quatre-cents, rien qui tendît à un accord ; mais il avait déjà mandé du Péloponnèse une armée respectable ; et peu de temps après, joignant à ce renfort la garnison de Décélie, il s’approcha des murailles. Il espérait que, dans le trouble où se trouvaient les Athéniens, ils se soumettraient aux conditions qu’il voudrait leur faire, ou que même il prendrait d’emblée une ville qui, du dedans et du dehors, serait apparemment plongée dans le tumulte ; car il ne pourrait manquer d’enlever les longues murailles qui se trouvaient abandonnées. Mais quand il vint aux approches, les Athéniens ne firent pas dans la place le moindre mouvement ; ils se contentèrent de faire sortir la cavalerie, un peu d’hoplites, des troupes légères et des gens de traits, renversèrent ceux des ennemis qui s’étaient trop avancés, et restèrent maîtres des corps et des armes de quelques-uns des morts. Agis, ne voyant pas l’événement répondre à ses espérances, retira ses troupes. Il demeura tranquille avec son monde à Décélie, et peu de jours après, il renvoya le renfort[369]. Les quatre-cents ne laissèrent pas ensuite de négocier encore avec lui ; il fit alors à ceux qu’on lui députait un meilleur accueil, et ce fut d’après ses conseils qu’ils expédièrent pour Lacédémone des députés, dans l’intention d’en venir à un traité de paix.

LXXII. lis envoyèrent aussi dix hommes à Samos[370] pour tranquilliser l’armée, et lui faire entendre que ce n’était pas dans des intentions nuisibles à la république ni aux citoyens qu’ils venaient d’établir l’oligarchie, mais pour tout sauver ; déclarant que c’était cinq mille citoyens, et non pas seulement quatre cents, qui étaient à la tête de l’administration. La vérité est qu’on n’avait jamais vu dans les affaires les plus importantes, soit pour traiter de la guerre, soit pour les intérêts du dehors, les Athéniens se rassembler au nombre de cinq mille[371]. Les députés furent chargés de dire tout ce qui, d’ailleurs, convenait à la circonstance. Les conjurés les expédiérent aussitôt après la révolution, dans la crainte, comme il arriva, que la multitude des troupes de mer ne voulût pas se tenir sous l’oligarchie, et que le mal commençant de là, eux-mêmes ne fussent renversés.

LXXIII. Déjà en effet s’annonçait à Samos une révolution au sujet de l’oligarchie, et c’était précisément à l’époque où les quatre-cents établissaient leur autorité. Ceux des Samiens qui constituaient l’état populaire, et qui s’étaient soulevés contre les riches, avaient ensuite changé de sentiment ; et séduits par Pisander, lorsqu’il vint à Samos, et par les Athéniens conjurés qui s’y trouvaient, ils avaient eux-mêmes formé, jusqu’au nombre de trois cents, une conspiration, résolus d’attaquer les autres comme s’ils eussent composé la faction du peuple. Ils tuèrent un certain Athénien nommé Hyperbolus, méchant homme, chassé de sa patrie par le ban de l’ostracisme, non qu’il pût exciter aucune crainte par son crédit ou sa dignité, mais à cause de sa basse méchanceté, et parce qu’il faisait honte à la république[372]. Ils agissaient en cela de concert avec Charminus, l’un des généraux, et avec quelques Athéniens qui se trouvaient chez eux et qui avaient reçu leur parole ; mais ceux qui la formaient, instruits de ce dessein, en donnèrent connaissance à Léon et à Diomédon qui étaient du nombre des généraux, et qui, respectés du peuple, ne supportaient pas volontiers l’oligarchie. Ils s’ouvrirent aussi à Thrasybule et à Thrasylle, l’un commandant de trirème, l’autre d’un corps d’hoplites, et à quelques autres qui toujours avaient paru s’opposer le plus aux conjurés. Ils les prièrent de ne les pas voir avec indifférence livrés à la mort, ni à la république de Samos aliénée de celle d’Athènes, tandis que, par elle seule, les Athéniens jusqu’alors avaient toujours conservé dans le même état leur empire. Ces commandans les écoutérent, et prenant chaque soldat en particulier, ils les exhortérent à ne pas souffrir cette révolution. Ils s’adressèrent particulièrement à ceux qui montaient le Paralus : c’étaient tous des Athéniens et des hommes libres, qui, de tous les temps, avaient été contraires à l’oligarchie, même avant qu’il fût question de l’établir. Aussi Léon et Diomédon ne faisaient-ils pas de voyages en mer sans confier quelques vaisseaux à leur garde. Quand donc les trois-cents voulurent attaquer la faction populaire de Samos, appuyée de ces secours, et surtout des gens du Paralus, elle en fut victorieuse. Elle mit à mort une trentaine de conjurés, prononça la peine de l’exil contre trois des plus coupables, mit en oubli les fautes du reste, et continua de se gouverner de bon accord, suivant les principes de la démocratie.

LXXIV. Les Samiens et l’armée, pour annoncer à Athènes ce qui venait de se passer, firent aussitôt partir, sur le Paralus, Chéréas, fils d’Archestrate, qui avait montré beaucoup de vivacité dans cette affaire. Ils ne savaient pas encore que le gouvernement était dans les mains des quatre-cents. Ceux-ci, à l’arrivée du Paralus, mirent aux fers deux ou trois de ceux qui le montaient, ôtèrent aux autres ce bâtiment, les firent passer sur un autre vaisseau chargé de troupes, et les envoyérent faire la garde autour de l’Eubée. Chéréas, voyant ce qui se passait, trouva moyen de se cacher. Il revint à Samos, et rendit compte à l’armée de la situation d’Athènes, exagérant encore tous les maux de cette ville, racontant que tous les citoyens étaient frappés de verges ; qu’on n’osait ouvrir la bouche contre les usurpateurs du gouvernement, que les femmes et les enfans étaient livrés à l’infamie, que le dessein des quatre-cents était d’arrêter les parens de tous les gens de guerre qui se trouvaient à Samos, et qui n’étaient pas de leur faction, pour leur donner la mort si ceux-ci n’obéissaient pas. Il ajoutait encore bien d’autres détails qu’il surchargeait de mensonges.

LXXV. Les soldats, à ce récit, allaient d’abord se jeter sur ceux qui avaient contribué le plus à l’établissement de l’oligarchie et sur leurs complices ; mais retenus par les gens modérés, et sur la représentation que la flotte ennemie était en présence, et qu’ils allaient tout perdre, ils s’apaisèrent. Ensuite Thrasybule, fils de Lycus, et Thrasyle, qui étaient les principaux auteurs du changement qui venait d’arriver, voulant rappeler solennellement Samos au gouvernement populaire, firent prêter à tous les soldats, et surtout à ceux qui étaient du parti de l’oligarchie, les plus terribles sermens de rester attachés à la constitution démocratique, de vivre dans la concorde, de pousser vivement la guerre contre les Péloponnésiens, d’être ennemis des quatre-cents, et de n’entretenir avec eux aucune communication par le ministère des hérauts[373]. Tout ce qu’il y avait de Samiens en âge de porter les armes prêta le même serment ; l’armée s’unit avec eux d’intérêt et de dangers, croyant que, pour les uns et les autres, il n’était aucun espoir de salut, et qu’ils périraient tous également si les quatre-cents et les ennemis qui étaient à Milet pouvaient l’emporter.

LXXVI. Ce fut alors une grande division entre la ville et l’armée, celle-ci voulant contraindre la ville à conserver l’état populaire, et celle-là voulant obliger le camp à reconnaître l’oligarchie. Les soldats formèrent une assemblée dans laquelle ils déposérent les généraux et ceux des triérarques qui leur étaient suspects, et en créèrent de nouveaux. Thrasybule et Thrasyle furent de cette nouvelle création. Les guerriers se donnèrent les uns aux autres, dans cette assemblée, de grands motifs d’encouragement : qu’il ne fallait pas s’effrayer si la ville rompait avec eux ; que c’était le plus petit nombre qui se détachait du plus grand, et de celui qui avait, à tous égards, les plus puissantes ressources ; que, maîtres de toute la flotte, ils pouvaient forcer les autres villes de leur domination à fournir de l’argent, tout aussi bien que s’ils sortaient d’Athènes pour en exiger ; qu’ils avaient Samos, ville puissante, et qui, du temps qu’elle était en guerre avec les Athéniens, avait été sur le point de leur enlever l’empire de la mer ; que ce serait, comme auparavant, de cette place qu’ils repousseraient les efforts des ennemis ; qu’au moyen des vaisseaux, ils se procureraient plus aisément que les citoyens de la ville tout ce qui leur serait nécessaire ; que c’était eux qui, se tenant à Samos, avaient rendu aux Athéniens le service de leur conserver l’entrée du Pirée, et qu’il leur était bien plus aisé, si ceux de la ville ne voulaient pas les rétablir dans leurs droits politiques, de leur ôter l’usage de la mer, qu’à ceux-ci de les en priver ; que les ressources qu’ils pourraient tirer d’Athènes, pour se mettre au dessus des ennemis, étaient bien peu de chose, et ne méritaient aucune attention ; qu’ils ne perdraient rien, puisqu’elle n’avait plus d’argent à leur envoyer, et que c’était l’armée qui lui en procurait ; qu’Athènes n’avait pas seulement à leur faire passer des conseils utiles, la seule chose qui donne aux villes l’empire sur les armées ; qu’elle en était venue jusqu’à se rendre coupable de la plus criante faute, celle de dissoudre les lois de la patrie, et que c’étaient eux qui les conservaient et qui tâchaient de la forcer à les reprendre ; qu’on ne pouvait être regardé comme inférieur quand on était capable de donner de sages conseils ; qu’Alcibiade, s’il obtenait d’eux son retour et la sécurité, se ferait un plaisir de leur procurer l’alliance du roi ; mais que surtout, avec une flotte si puissante, ils sauraient toujours bien, quand tout le reste viendrait à leur manquer, se procurer une retraite, et qu’ils y trouveraient des villes et un territoire.

LXXVII. Tels furent les sujets d’encouragement que, dans cette assemblée, ils se donnèrent les uns aux autres, sans se ralentir sur leurs apprêts guerriers. Les dix députés envoyés à Samos par les quatre-cents apprirent ces détails lorsqu’ils étaient à Délos, et ils se tinrent en repos.

LXXVIII. Cependant les troupes qui montaient la flotte du Péloponnèse se répandirent entre elles en clameurs contre Astyochus et Tissapherne qui ruinaient les affaires. Elles se plaignaient d’Astyochus qui ne voulait pas livrer un combat naval, pendant qu’elles étaient encore supérieures en forces, et que la flotte ennemie était peu nombreuse, surtout dans les circonstances actuelles, où l’on disait que les Athéniens étaient en état de sédition, et où leurs vaisseaux n’étaient pas encore réunis. Elles risquaient cependant de se consumer, toujours attendant les vaisseaux de Phœnicie que promettait Tissapherne, dont on ne cessait de parler, et qui ne paraissaient pas. Elles se plaignaient de ce satrape qui n’amenait pas ces vaisseaux, qui ne fournissait pas constamment le subside, qui ne le payait pas en entier, et qui ruinait leur flotte. Elles soutenaient qu’il ne fallait plus différer, mais qu’il était temps de combattre. C’étaient les Syracusains surtout qui les excitaient.

LXXIX. Les alliés et Astyochus, instruits de ces murmures et du trouble qui régnait à Samos, tinrent conseil, et résolurent d’en venir à une action. Ils mirent en mer avec tous les vaisseaux, au nombre de cent douze, et cinglèrent vers Mycale, donnant ordre aux troupes de s’y rendre par terre. Les Athéniens, avec quatre vingt-deux vaisseaux de Samos, étaient à l’ancre à Glaucé, qui fait partie du territoire de Mycale. Samos, du côté d’où cette île regarde Mycale, est peu éloigné du continent. Ils s’y retirèrent quand ils virent approcher la flotte du Péloponnèse, ne se croyant pas en forces pour risquer une affaire décisive. D’ailleurs ils avaient pressenti que l’envie prendrait à leurs ennemis de Milet de combattre, et ils attendaient de l’Hellespont Strombichide ; il devait amener à leur secours la flotte qui, de Chio, était passée à Abydos, et on la lui avait fait demander. Tels étaient les motifs de leur retraite à Samos.

Cependant les Péloponnésiens arrivés à Mycale y établirent leur camp, avec les troupes de Milet et des pays voisins. Ils allaient, le lendemain, faire voile pour Samos, quand ils apprirent que Strombichide et sa flotte étaient arrivés de l’Hellespont ; aussitôt ils retournèrent à Milet. les Athéniens, après avoir reçu ce renfort, cinglèrent eux-mêmes vers Milet, avec cent huit vaisseaux, dans le dessein de combattre ; mais personne ne se présenta devant eux, et ils revinrent à Samos.

LXXX. Aussitôt après, et dans le même été, les Péloponnésiens qui ne s’étaient pas avancés contre les ennemis, et qui ne s’étaient pas crus en état de combattre, même avec toutes leurs forces maritimes, ne savaient d’où se procurer de l’argent pour la solde d’un si grand nombre de vaisseaux, surtout lorsque Tissapherne ne les payait que mesquinement. Ils envoyèrent avec quarante navires, auprès de Pharnabaze, Cléarque, fils de Rhamphias. C’était un ordre qui leur avait été donné du Péloponnèse. Pharnabaze les invitait lui-même et se montrait disposé à payer le subside. il leur avait aussi fait annoncer que Bysance se soulèverait en leur faveur. Ces bâtimens, ayant pris le large pour n’être pas aperçus des Athéniens, furent accueillis d’une tempête. Les uns, et c’était le plus grand nombre, ceux aux ordres de Cléarque qui était retourné par terre dans l’Hellespont pour en prendre le commandement, relachêrent à Délos, et revinrent ensuite à Milet : les autres, au nombre de dix, que commandait Élixus de Mégare, s’étant sauvés dans l’Hellespont, opérèrent la défection de Bysance. Les Athéniens de Samos furent informés de ces événemens, et firent passer dans l’Hellespont un secours de vaisseaux pour garder le pays. Il y eut, à la vue de Bysance, un léger combat de huit vaisseaux contre huit.

LXXXI. Ceux qui étaient à la tête des affaires à Samos, et surtout Thrasybule qui, depuis la révolution qu’il avait opérée, persistait toujours dans le dessein de rappeler Alcibiade, surent enfin, dans une assemblée de soldats, faire goûter ce projet au gros de l’armée. Elle décréta son retour, elle lui accorda toute sûreté, et Thrasybule, se rendant auprès de Tissapherne, amena Alcibiade à Samos. Il regardait comme le seul moyen de salut de s’attacher Tissapherne, et de l’enlever aux Péloponnésiens. Une assemblée fut convoquée. Alcibiade s’y plaignit de son exil, en déplora la rigueur, s’étendit beaucoup sur la situation des affaires politiques et sut inspirer du moins de grandes espérances pour l’avenir. Il se permit de l’exagération sur le haut crédit qu’il avait auprès de Tissapherne : son objet était d’inspirer de la crainte à ceux qui, dans Athènes, étaient à la tête de l’oligarchie, de dissoudre plus aisément la conjuration, d’imprimer plus de respect aux Athéniens de Samos et de leur inspirer plus d’audace ; il voulait aussi rendre encore Tissapherne plus odieux aux ennemis et renverser les espérances qu’ils avaient conçues. Dans son discours plein de jactance, il faisait les plus grandes promesses : Tissapherne l’avait assuré que, s’il pouvait se fier aux Athéniens, tant qu’il lui resterait quelque chose, dût-il même faire argent de son lit, le subside ne leur manquerait jamais ; et qu’au lieu de faire passer aux Péloponnésiens les vaisseaux de Phœnicie, ce serait à eux qu’il procurerait ce renfort ; mais qu’il ne prendrait en eux confiance qu’après qu’Alcibiade, à son retour, lui aurait donné sa foi qu’il pouvait compter sur eux.

LXXXII. Sur ces belles paroles et beaucoup d’autres encore qu’il ajouta, on l’élut aussitôt général avec ceux qui avaient déjà le commandement, et on lui donna la conduite de toutes les affaires. On se croyait si bien sauvé, on était si sûr de se venger des quatre-cents, que personne n’aurait voulu donner pour tout au monde ses espérances. Déjà, d’après ce qu’ils venaient d’entendre, tous se montraient prêts à cingler aussitôt vers le Pirée, au mépris des ennemis qu’ils avaient en présence. Mais Alcibiade, quoique bien des gens le pressassent, ne permit pas de se livrer à ce dessein, en laissant les ennemis qu’on avait plus près de soi. Il dit que puisqu’il venait d’être élu général, il allait d’abord régler avec Tissapherne les affaires de la guerre ; et en effet il partit dès que l’assemblée fut séparée. Il voulait paraître tout communiquer à ce satrape, se donner auprès de lui plus d’importance, lui montrer qu’il était revêtu du généralat, et qu’il était en état de le servir et de lui nuire. Il réussit par cette conduite à faire peur aux Athéniens de Tissapherne, et à Tissapherne des Athéniens.

LXXXIII. Quand les Péloponnésiens de Milet apprirent le rappel d’Alcibiade, ils furent encore bien plus indisposés que jamais contre Tissapherne, en qui, dès auparavant, ils n’avaient pas de confiance. Il était devenu bien plus négligent à leur payer le subside, depuis qu’ils n’avaient pas voulu se présenter contre les Athéniens et les combattre, quand ceux-ci s’étaient montrés à la vue de Milet, et les manœuvres d’Alcibiade l’avaient déjà rendu pour eux un objet de haine. Les soldats s’assemblaient entre eux et continuaient de tenir les mêmes propos qu’ils s’étaient déjà permis ; mais ce n’était pas seulement les soldats, c’était même des hommes dignes de considération qui se plaignaient de ne pas recevoir leur solde entière, de ne jouir que d’un faible traitement, et de n’être pas même constamment payés. Ils ajoutaient qu’à moins de donner un combat, ou d’aller quelque part d’où l’on pût tirer des subsistances, il faudrait déserter la flotte. On rejetait tout sur Astyochus qui, pour son intérêt particulier, se rendait le complaisant de Tissapherne.

LXXXIV. Comme on se livrait à ces propos, il se fit un grand mouvement contre Astyochus. Plus les matelots de Syracuse et de Thurium avaient de liberté, et plus ils étaient pressans et montraient d’audace à demander leur paye. Ce général mit de la hauteur dans sa réponse ; il menaça même Doriée qui joignait ses réclamations à celles des matelots qu’il commandait, et il en vint jusqu’à lever sur lui la canne. À ce geste, les soldats, violens comme des gens de mer, accoururent, en criant, pour se jeter sur lui. Il prévit le danger et se réfugia près d’un autel. Il ne reçut aucun mal, et les soldats se séparèrent. Mais les Milésiens attaquèrent par surprise un château que Tissapherne avait fait bâtir à Milet, le prirent et en chassèrent la garnison. Cette voie de fait eut l’agrément des alliés, et surtout des Syracusains. Lichas était seul mécontent de leur conduite : il disait que les Milésiens, et tous ceux qui étaient dans le pays du roi, devaient obéir à Tissapherne, tant qu’il ne donnait que des ordres modérés, et lui montrer de la complaisance jusqu’à ce qu’ils se fussent mis en état de bien faire la guerre. Cela, joint à d’autres choses semblables, irrita contre lui les Milésiens, et quand, dans la suite, il mourut de maladie, ils ne le laissèrent pas inhumer dans l’endroit que les Lacédémoniens qui se trouvaient près de lui, marquaient pour sa sépulture.

LXXXV. Pendant qu’irrités contre Astyochus et Tissapherne, les Péloponnésiens s’accordaient si mal dans la conduite des affaires, Mindarus vint de Lacédémone succéder à Astyochus dans le commandement de la flotte. Il en prit possession et Astyochus se retira. Tissapherne fit partir avec lui, en qualité d’ambassadeur, un des hommes qu’il avait auprès de sa personne : c’était un Carien nommé Gaulitès, qui savait les deux langues. Il était chargé de se plaindre de l’entreprise des Milésiens sur le château et de justifier Tissapherne. il savait que les Milésiens étaient en chemin pour aller surtout déclamer contre lui ; qu’Hermocrate, qui lui en voulait toujours pour l’affaire de la solde, était avec eux, et qu’il ne manquerait pas de faire entendre que Tissapherne était un homme double, qui ruinait, avec Alcibiade, les affaires du Péloponnèse. Enfin quand Hermocrate fut banni de Syracuse, et que d’autres Syracusains, Potamis, Myscon et Démarchus, furent venus à Milet prendre le commandement de la flotte, Tissapherne le poursuivit avec plus d’acharnement dans son exil ; il porta contre lui différentes accusations, et le chargea de n’être devenu son ennemi que sur le refus d’une somme d’argent qu’il lui avait demandée. Ce fut ainsi qu’Astyochus, les Milésiens et Hermocrate passèrent à Lacédémone, et qu’Alcibiade se sépara de Tissapherne et revint à Samos.

LXXXVI. Les députés que les quatre-cents avaient expédiés pour apaiser l’armée de Samos et lui donner des éclaircissemens sur leur conduite, arrivèrent lorsque Alcibiade y était déjà. Une assemblée fut convoquée, ils voulaient y prendre la parole ; mais les soldats refusèrent d’abord de les entendre, criant qu’il fallait donner la mort aux destructeurs de la démocratie. Enfin cependant ils se calmèrent, quoique avec peine, et les écoutèrent. Les députés exposèrent que la révolution n’avait pas eu pour objet de perdre la république, mais de la sauver ; que cet objet n’était pas non plus de la livrer aux ennemis, puisque ayant déjà le pouvoir en mains, on l’aurait fait dès le temps de leur invasion sur le territoire ; que tous ceux qui faisaient partie des cinq-mille parviendraient aux charges à leur tour ; qu’il était faux que les parens des guerriers de Samos fussent exposés à des avanies, comme l’avait calomnieusement avancé Chabrias ; qu’il ne leur était fait aucun mal, et que chacun d’eux restait paisiblement dans la jouissance de ses biens. Ils ajoutérent beaucoup d’autres choses, sans pouvoir se faire entendre plus favorablement des soldats, qu’ils ne faisaient qu’irriter. On ouvrit des avis différens, celui surtout d’aller au Pirée. On peut regarder Alcibiade comme celui qui, dans cette conjoncture, rendit le plus grand service à la république. Au milieu de ces emportemens des Athéniens de Samos, empressés de s’embarquer pour tourner leurs armes contre eux-mêmes, ce qui sans doute était livrer à l’instant aux ennemis l’Ionie et l’Hellespont, personne autre que lui n’était en état de contenir cette multitude : il la fit renoncer à l’embarquement, et en imposa, par ses reproches, à ceux qui montraient une indignation particulière contre les députés. Ce fut lui-même qui fit la réponse. Il dit, en les congédiant, qu’il ne s’opposerait pas à l’autorité des cinq-mille ; mais il ordonna de déposer les quatre-cents et de rétablir le conseil des cinq-cents comme par le passé ; ajoutant que si l’on avait fait quelque retranchement sur la dépense pour augmenter la solde des troupes, c’était une économie qu’il ne pouvait trop louer. Il les engagea d’ailleurs à résister puissamment aux ennemis et à ne se relâcher en rien, assurant que, la république une fois sauvée, on avait toute espérance de s’accorder ensemble ; mais que si l’un des deux partis venait à succomber, celui d’Athènes ou de Samos, il ne resterait plus personne avec qui se réconcilier.

Il se trouvait aussi dans l’assemblée des députés d’Argos : ils venaient offrir au parti populaire d’Athênes qui se trouvait à Samos l’assistance de leur pays. Alcibiade les combla d’éloges, les pria de se tenir prêts à partir quand ils seraient mandés, et les congédia. Ils étaient venus avec ces soldats de marine du Paralus, qui avaient été embarqués par les quatre-cents sur un vaisseau de guerre ; leur ordre portait de croiser autour de l’Eubée, et de conduire à Lacédémone les députés qu’y faisait passer cette faction, Læspodius, Aristophon et Milésias. Mais ces troupes, arrivées à la hauteur d’Argos, se saisirent des députés et les livrèrent aux Argiens, comme étant du nombre de ceux qui avaient eu le plus de part à la destruction du gouvernement populaire. Eux-mêmes ne retournèrent point à Athènes ; mais ils se chargèrent des députés argiens, et vinrent avec leur trirême à Samos.

LXXXVII. Dans le même été[374], et dans le temps même que, pour plusieurs raisons et surtout à cause du rappel d’Alcibiade, les Péloponnésiens étaient le plus irrités contre Tissapherne, le regardant comme un fauteur des Athéniens, il prit le parti, sans doute pour détruire ces impressions, d’aller trouver à Aspende la flotte de Phœnicie. Il engagea Lichas à l’accompagner, et promit de laisser auprès de l’armée Tamos, son lieutenant, qui serait chargé de payer le subside en son absence. On parle diversement de ce voyage, et il n’est pas aisé de savoir a quelle intention Tissapherne se rendit a Aspende, ni pourquoi. S’y étant rendu, il n’en amena pas la flotte avec lui. Que les vaisseaux de Phœnicie soient venus jusqu’à Aspende au nombre de cent quarante-sept, c’est un fait incontestable ; mais par quelle raison ils ne vinrent pas jusqu’à l’armée, c’est sur quoi l’on forme bien des conjectures. Les uns pensent qu’il voulait, comme il en avait formé le dessein, miner les Péloponnésiens par son absence ; car Tamos, qui était chargé de payer la solde, ne fit que la diminuer au lieu de l’augmenter. D’autres imaginent qu’en faisant venir la flotte phœnicienne à Aspende, il n’avait d’autre objet que de faire des levées d’argent et de la congédier ; car il n’avait aucune envie de s’en servir. D’autres encore prétendent que, pour dissiper les clameurs de Lacédémone, il voulait faire dire qu’il n’avait aucun tort, et qu’on ne pouvait douter que la flotte, près de laquelle il se rendait, ne fût réellement équipée. Ce qui me paraît le plus certain, c’est que ce fut pour consumer les Grecs et tenir leurs opérations en suspens, qu’il n’amena pas cette flotte ; pour les miner pendant le temps que prenait son voyage et son séjour ; pour égaliser les deux partis et ne donner le dessus à l’un ni à l’autre en s’y unissant : car s’il eût voulu terminer la guerre, il est clair, et l’on ne saurait douter, qu’il le pouvait sans peine. Il n’avait qu’à mener la flotte aux Lacédémoniens ; il leur aurait sans doute procuré la victoire, puisqu’ils étaient à l’ancre en présence des ennemis, avec des forces plutôt égales qu’inférieures. Ce qui doit le convaincre de sa perfide intention, c’est le prétexte qu’il donna de n’avoir pas amené la flotte. Il dit qu’elle était plus faible que le roi ne l’avait ordonné ; mais il en aurait d’autant mieux servi ce prince, puisqu’en lui causant moins de dépense, il aurait opéré les mêmes choses. Enfin, quel que fût l’objet de Tissapherne, il fit le voyage d’Aspende, il s’y trouva avec les Phœniciens, et sur son invitation, les Péloponnésieus y firent passer Philippe de Lacédémone avec deux trirèmes, croyant l’envoyer au-devant de la flotte.

LXXXVIII. Quand Alcibiade sut que Tissapherne prenait la route d’Aspende, il mit aussi à la voile avec treize vaisseaux, promettant à ceux de Samos de leur rendre un service signalé et dont les bons effets étaient infaillibles : c’était ou d’amener aux Athéniens la flotte de Phœnicie, ou d’empêcher qu’elle ne passât du côté des Péloponnésiens. On peut croire qu’il savait depuis long-temps que l’intention de Tissapherne était de ne pas amener cette flotte ; mais en montrant aux ennemis l’amitié de ce satrape pour les Athéniens et pour lui-même, il voulait le leur rendre encore plus odieux, et par ce moyen, le forcer d’autant plus à embrasser le parti d’Athènes. Il mit a la voile et cingla droit vers la Phasélide et vers Caune, pour gagner Aspende.

LXXXIX. De retour à Athènes, les députés envoyés à Samos par les quatre-cents, annoncèrent ce que leur avait dit Alcibiade, qu’il voulait qu’on tînt ferme, sans rien céder aux ennemis, et qu’il avait les meilleures espérances de les réconcilier avec l’armée, et de réduire les Péloponnésiens. Sur ce rapport, la plupart de ceux qui avaient en part à l’établissement de l’oligarchie, déjà fatigués de l’état des choses, et fort contens de se retirer de cette affaire, s’ils le pouvaient avec sûreté, sentirent ranimer leur courage. Il se trouvait à leur tête ce que la faction oligarchique avait de meilleurs capitaines et de plus distingués dans les hommes en place : Théramène, fils d’Agnon, Aristocrate, fils de Sicélius, et d’autres qui avaient la première part aux affaires. Ils s’assemblaient et se répandaient en plaintes sur la situation de l’état. Ils avaient cependant la précaution de faire entendre que s’ils avaient envoyé une députation à Samos, ce n’était point qu’ils eussent envie que l’administration ne restât pas en un fort petit nombre de mains : mais dans la crainte que l’armée de Samos, Alcibiade et ceux qu’on avait députés à Lacédémone, ne fissent, sans la participation des cinq-mille, quelque mal à la république. Ils ajoutaient qu’il fallait ramener le gouvernement à plus d’égalité, et faire voir que les cinq-mille n’avaient pas seulement l’apparence de l’autorité, mais qu’ils en jouissaient en effet. Ils cachaient, sous ces vains semblans de popularité, leurs véritables sentimens ; mais la plupart d’entre eux, conduits par des vues d’ambition personnelle, ne cherchaient que ce qui perd surtout l’oligarchie née du gouvernement populaire : tous n’y demandent pas seulement à se trouver, en un jour, égaux entre eux ; mais chacun y veut tenir la première place fort au-dessus de tous les autres : au lieu qu’on supporte plus volontiers, dans la démocratie, l’événement des élections, parce qu’on ne s’y croit pas rabaissé par ses égaux. Le crédit dont Alcibiade jouissait à Samos leur haussait le courage : ils le croyaient solide, et ne voyaient rien de stable dans l’oligarchie. C’était entre eux un combat fort vif à qui deviendrait le premier protecteur du gouvernement populaire.

XC. il n’en était pas de même de ceux des quatre-cents qui étaient les plus contraires à cette forme de gouvernement, et qui se trouvaient les chefs de l’oligarchie : Phrynicus qui, lors de son commandement à Samos, avait eu des différends avec Alcibiade ; Aristarque, de tout temps plus opposé que personne à l’état démocratique ; Pisander, Antiphon et d’autres du nombre des hommes les plus puissans. Ils n’avaient pas plus tôt établi le nouveau régime, et vu se changer en démocratie la constitution qu’ils avaient formée à Samos, qu’ils avaient envoyé à Lacédémone des députés choisis dans leur sein, donné tous leurs soins au maintien de l’oligarchie, et commencé à construire un fort dans ce qu’on appelle l’Éétionée. Mais ils furent encore bien plus ardens à soutenir leur ouvrage, quand, au retour de la députation qu’ils avaient envoyée à Samos, ils virent changer le plus grand nombre, et ceux mêmes d’entre eux dont ils s’étaient crus bien assurés. Dans les craintes qu’ils éprouvaient, et de la part de l’intérieur et du côté de Samos, ils firent partir en diligence Antiphon, Phrynicus et plusieurs autres, au nombre de dix, et leur recommandèrent de ménager une réconciliation avec les Lacédémoniens, à quelque prix que ce fût, pour peu que les conditions fussent supportables. Ils continuèrent avec encore plus de vivacité les ouvrages d’Eétionée. L’objet de ces travaux, comme le disaient Théramène et ceux de son parti, n’était pas de fermer l’entrée du Pirée à l’armée de Samos, si elle venait l’attaquer de vive force ; mais d’y recevoir, quand on voudrait, les ennemis par terre et par mer ; car Éétionée forme l’une des parties avancées du Pirée, et c’est de ce côté qu’on entre directement dans ce port. On joignait le nouveau mur à celui qui existait déjà du côté de la terre ferme, de manière qu’en y plaçant un petit nombre d’hommes, on commandait l’entrée du Pirée. Ce mur aboutissait à l’autre tour située à l’embouchure du port qui est étroit. L’ancienne muraille tournée vers le continent, et la nouvelle qui était en dedans de l’ancienne, se prolongeaient également jusqu’à la mer. Ils élevèrent aussi, tout près de cette muraille, une grande galerie qui était renfermée dans le Pirée ; ils en étaient les seuls maîtres, et ils obligeaient tout le monde d’y déposer le blé qui se trouvait dans la ville et celui qu’on amenait par mer : c’était de là qu’il fallait le tirer pour le mettre en vente.

XCl. Voilà ce qui, depuis long-temps, excitait les cris de Théramène ; et quand les députés furent de retour, sans être parvenus à un accommodement général avec Lacédémone, il dit qu’on était en grand danger de voir ce mur détruire la ville. Il se trouvait, dans ces circonstances, qu’à l’invitation des peuples de l’Eubée, quarante-deux vaisseaux sortis du Péloponnèse étaient déjà dans les parages de la Laconie, et se préparaient à cingler vers cette île. Il y avait dans cette flotte des vaisseaux d’Italie et de Sicile, fournis par les Tarentins et les Locriens : c’était Hégésandridas de Sparte, fils d’Hégésander, qui le commandait. Théramène disait que la destination de cette flotte était moins pour l’Eubée que pour ceux qui construisaient le nouveau fort, et que si l’on ne se tenait pas sur ses gardes, on serait égorgé au moment qu’on s’y attendrait le moins. Ces propos n’étaient pas tout-à-fait calomnieux, et il s’y trouvait bien quelque chose que méritaient ceux qui en étaient l’objet. Ils avaient surtout en vue, en établissant l’oligarchie, de gouverner les Athéniens et les alliés, ou s’ils n’y pouvaient parvenir, de rester maîtres des murs et de la flotte, et de vivre dans l’indépendance. Enfin, s’ils manquaient encore cet objet, ils voulaient n’être pas les premiers égorgés par le peuple quand il recouvrerait l’autorité, mais donner l’entrée aux ennemis, s’accorder avec eux, et en leur livrant la flotte et les murailles, rester, de façon ou d’autre, dans l’état de citoyens, sans avoir à craindre pour leur vie.

XCII. Aussi se pressaient-ils d’élever le mur : ils y ménageaient de petites portes, des sentiers dérobés, des retraites qu’on pourrait offrir aux ennemis. Ils voulaient le terminer avant que leurs adversaires pussent y mettre obstacle. Les propos dont ils étaient l’objet se tenaient d’abord en secret et entre peu de personnes : mais quand Phrynicus, au retour de sa députation à Lacédémone, eut été attaqué en trahison, à l’heure où le marché est le plus fréquenté, par un des hommes qui faisaient la ronde, et tué sur-le-champ, presque au sortir du conseil ; quand un certain Argien, son complice, ayant été arrêté et mis à la torture par ordre des quatre-cents, ne déclara personne qui eût ordonné le crime, et dit seulement que tout ce qu’il savait, c’est que bien des personnes s’assemblaient chez le commandant de la ronde et dans d’autres maisons ; quand on vit cet événement n’avoir aucune suite, alors Théramène, Aristocrate et tous ceux qui pensaient de même, soit qu’ils fussent ou non du corps des quatre-cents, poussèrent les choses avec bien plus de résolution. Déjà les vaisseaux partis de la Laconie avaient pris terre à Épidaure et infesté le territoire d’Égine. Théramène faisait remarquer que si leur destination eût été de passer dans l’Eubée, ils ne seraient pas entrés dans le golfe d’Égine, et n’auraient pas ensuite mis à l’ancre à Épidaure ; qu’ils étaient donc en effet mandés pour l’objet dont il ne cessait de se plaindre, et qu’il n’était plus temps de se tenir en repos. Enfin, après bien d’autres discours capables de mettre en défiance et d’exciter un soulèvement, on en vint aux effets. Aristocrate lui-même était commandant des compagnies d’hoplites qui travaillaient au mur dans le Pirée, et il avait sa compagnie avec lui. Ces hoplites arrêtèrent Alexiclès : c’était un général de l’oligarchie, fortement attachée au parti contraire à celui de Théraméne. Ils le conduisirent dans une maison où ils le tinrent aux arrêts. Plusieurs personnes les secondérent, et entre autres Hermon, commandant des rondes établies à Munychie : mais le principal, c’est que le corps des hoplites était de cette faction.

Les quatre-cents siégeaient en ce moment au conseil ; des qu’on leur rapporta ce qui venait de se passer, tous furent prêts à courir aux armes, excepté ceux à qui déplaisait l’état actuel. Ils menaçaient Théramène et tous ceux qui pensaient comme lui. Théramène, pour se justifier, dit qu’il ne demandait pas mieux que de les accompagner pour délivrer Alexiclès, et prenant avec lui l’un des généraux qui partageait ses sentimens, il courut au Pirée. Aristarque y vint aussi avec les jeunes chevaliers. C’était partout un grand mouvement, un tumulte épouvantable. Dans la ville, tous croyaient que le Pirée était pris, et Alexiclès égorgé ; au Pirée, que les gens de la ville allaient tomber sur eux. Ces derniers couraient en effet de tous côtés, et allaient prendre les armes ; ce fut avec peine qu’ils furent retenus par les vieillards, et par Thucydide de Pharsale, hôte d’Athènes, qui se trouvait là. Il les arrêtait tous les uns après les autres, et leur criait de ne pas perdre l’état, quand ils avaient si près d’eux les ennemis. Ils s’apaisèrent et n’en vinrent pas aux mains les uns contre les autres.

Comme Théramène était lui-même général, quand il fut au Pirée, il se mit fort en colère contre les hoplites, mais de bouche seulement ; au lieu qu’Aristarque, et ceux de la faction contraire étaient en effet dans l’indignation. Cela n’empêcha pas les hoplites d’aller la plupart à l’ouvrage, sans se repentir de ce qu’ils avaient fait. Ils demandèrent à Théramène s’il croyait que ce fût pour le bien de l’état que s’élevait la muraille, et s’il ne vaudrait pas mieux la raser. Sa réponse fut que, s’ils jugeaient à propos de l’abattre, il était de leur avis. Aussitôt les hoplites et une foule de gens du Pirée montent sur le mur et le démolissent. Pour animer la multitude, on lui disait que ceux qui voulaient que les cinq-mille eussent l’autorité, au lieu des quatre-cents, devaient mettre la main à l’ouvrage. En s’exprimant ainsi, on employait le nom des cinq-mille pour se mettre à couvert, et ne pas parler tout haut de rendre au peuple l’autorité. On craignait que ce corps des cinq-mille n’existât en effet, et qu’on ne fût en danger de se perdre, en disant, sans le savoir, certaines choses à quelqu’un d’entre eux. C’était par cette même raison que les quatre-cents voulaient que les cinq-mille n’existassent pas, sans qu’on sût qu’ils n’avaient pas d’existence ; ils sentaient bien que faire participer tant de monde au gouvernement, c’était former un état populaire ; mais que garder la-dessus le secret, c’était tenir les citoyens dans la crainte les uns des autres.

XCIII. Le lendemain, les quatre-cents, tout troublés qu’ils étaient, s’assemblèrent au conseil. Les hoplites du Pirée relâchèrent Alexiclès, et ayant détruit la muraille, ils se rendirent au théatre de Bacchus ; ils s’y mirent en armes, formèrent une assemblée, et d’après la résolution qu’ils y prirent, ils coururent à la ville et se tinrent tout armés dans l’Anacée[375]. il s’y rendit quelques personnes choisies par les quatre-cents, et il s’établit des pourparlers d’homme à homme. On engagea ceux qu’on vit les plus modérés à se tenir en repos et à contenir les autres. On assura qu’on ferait connaître les cinq-mille, et que ce serait entre eux, et à leur choix, que seraient pris les quatre-cents ; qu’en attendant, il ne fallait pas perdre l’état et le jeter en proie aux ennemis. Comme beaucoup de personnes parlaient dans le même esprit, et que beaucoup aussi les écoutaient, la foule des hoplites devint plus tranquille ; elle craignait surtout de mettre tout l’état en danger. On convint de tenir, à jour prescrit, une assemblée au théâtre de Bacchus pour ramener la concorde.

XCIV. Le jour marqué pour l’assemblée au théâtre de Bacchus arriva ; elle était sur le point d’être formée, quand on vint annoncer qu’Hégésandridas, avec quarante-deux vaisseaux, passait de Mégare à Salamine. Il n’y eut aucun hoplite qui ne crût voir accompli ce que disaient depuis long-temps Théramène et ses partisans, que cette flotte s’avançait au nouveau fort, et qu’on avait bien fait de le raser. C’était peut-être en effet d’après quelques intelligences qu’Hégésandridas croisait de ces côtés et autour d’Épidaure ; mais il n’est pas hors de vraisemblance qu’il s’y arrêtait à cause des troubles d’Athènes, et dans l’espérance qu’il pouvait bien être arrivé à propos. À cette nouvelle, les Athéniens en masse coururent au Pirée, se croyant menacés, de la part des ennemis, d’une guerre plus redoutable que leurs querelles intestines, et dont le théâtre n’était pas éloigné, mais devant leur port. Les uns montaient les vaisseaux qui se trouvaient appareillés, les autres tiraient des batimens à la mer, d’autres s’apprêtaient à défendre les murs et l’entrée du port.

XCV. Cependant la flotte du Péloponnèse, suivit la côte de Sunium, mit à l’ancre entre Thoria et Prasies, et finit par gagner Orope. Les Athéniens, au milieu de la dissension qui régnait dans leur ville, et pressés de se défendre contre le plus grand danger, furent obligés de se servir à la hâte des premiers matelots qu’ils purent se procurer, et firent partir pour Erétrie une flotte commandée par Thymocharis. L’Attique investie comme elle l’était, l’Eubée devenait tout pour eux. Leur flotte arrivée à sa destination, et renforcée des vaisseaux qui se trouvaient d’avance dans cette île, était de trente-six voiles. Elle fut aussitôt dans la nécessité de combattre ; car Hégésandridas, après l’heure du repas, partit d’Orope qui, par mer, n’est qu’à environ soixante stades[376] d’Érétrie. Il s’avançait, et les Athéniens allaient monter leurs vaisseaux, les croyant garnis de soldats ; mais ceux-ci étaient allés acheter des vivres pour le dîner, non pas au marché ; car les Érétriens avaient eu la précaution d’empêcher qu’il ne s’y vendît rien ; mais dans des maisons particulières, aux extrémités de la ville. C’était pour ne les pas laisser mettre à temps en mer, donner aux ennemis l’aisance de les prévenir, et forcer les Athéniens à sortir au combat dans le mauvais état où ils se trouveraient. On avait fait pis encore, en donnant de la ville aux Péloponnésiens le signal du moment où ils devaient partir. Ce fut dans ce triste appareil que les Athéniens mirent en mer ; ils combattirent au-dessus du port d’Érétrie, et ne laissèrent pas que de résister quelque peu de temps ; mais bientôt mis en fuite, ils furent poursuivis à la côte. Ceux qui cherchèrent un refuge dans la ville des Érétriens, comme dans une place amie, furent les plus malheureux ; tous furent égorgés. Ceux qui gagnèrent le fort que les Athéniens avaient dans l’Érétrie, y furent en sûreté, ainsi que les vaisseaux qui passèrent dans la Chalcide. Les ennemis prirent vingt-deux bâtimens athéniens, tuèrent une partie des hommes, firent prisonniers les autres, et dressèrent un trophée. Peu de temps après, ils firent soulever l’Eubée entière, à l’exception d’Oréum, que les Athéniens occupaient, et mirent ordre aux affaires dans le pays.

XCVI. A la nouvelle des événemens de l’Eubée, les Athéniens tombèrent dans le plus grand abattement qu’ils eussent encore éprouvé. Ni leur désastre de Sicile, tout lamentable qu’alors il leur avait semblé, ni aucun autre malheur ne les avait jetés dans une telle épouvante. L’armée de Samos détachée de leur parti, point d’autres flottes, point d’hommes pour les monter, eux-mêmes dans la dissension, sans savoir quand ils en viendraient à s’égorger ; et, pour surcroît de douleur, cette dernière infortune qui leur ravissait et leurs vaisseaux et l’Eubée, dont ils tiraient plus d’avantage que de l’Attique même : comment ne seraient-ils pas tombés dans le découragement ? Ce qui les troublait le plus, et le plus prochain danger, c’était si l’ennemi victorieux cinglait subitement au Pirée, où ils n’avaient pas de vaisseaux : à chaque instant il leur semblait le voir arriver, et il n’aurait tenu qu’à lui de le faire, s’il avait eu plus d’audace. Il n’avait qu’à former le siège d’Athènes pour y augmenter encore la dissension, et il aurait obligé la flotte d’Ionie, tout ennemie de l’oligarchie qu’elle était, de venir au secours de leurs parens et de toute la république. Dès lors, il avait tout, l’Hellespont, l’Ionie, les îles, tout jusqu’à l’Eubée ; et pour ainsi dire, la domination entière d’Athènes. Mais ce n’est pas seulement en cette occasion, c’est en beaucoup d’autres, que les Lacédémoniens firent la guerre, plus que personne, à l’avantage des Athéniens : fort différens de caractère, lents contre des esprits vifs, craintifs contre des hommes entreprenans, ils les servirent bien, surtout pour leur procurer l’empire de la mer. C’est ce que firent bien voir les Syracusains ; comme ils ressemblaient beaucoup aux Athéniens, ce furent eux aussi qui leur firent le mieux la guerre.

XCVII. Les Athéniens, malgré la consternation où les jetait le malheur qui leur était annoncé, ne laissèrent pas d’équiper vingt navires, et ils formèrent une assemblée, la première qui fut alors convoquée dans le Pnyce[377] où l’on avait coutume de s’assembler auparavant[378]. Là ils déposérent les quatre-cents, et décrétèrent que le gouvernement serait confié aux cinq-mille ; que tous ceux qui portaient les armes seraient de ce nombre ; que personne ne recevrait de salaire pour aucune fonction, et que ceux qui en recevraient seraient notés d’infamie. Il y eut dans la suite d’autres assemblées, elles furent même fréquentes ; on y établit des nomothètes[379], on y fit divers règlemens touchant l’administration de l’état. Ces premiers temps sont l’époque où, de mes jours, les Athéniens me semblent s’étre le mieux conduits en politique : ils surent tenir un juste tempérament entre la puissance des riches et celle du peuple : et c’est ce qui d’abord remit la république de l’état fâcheux où elle était tombée. On décréta aussi le rappel d’Alcibiade et de ceux qui étaient avec lui. On l’envoya prier, ainsi que l’armée de Samos, de prendre part aux affaires.

XCVIII. Dans cette révolution, Pisander, Alexiclès et les principaux partisans de l’autorité des riches, se sauvèrent promptement à Décélie[380]. Seul d’entre eux, Aristarque, qui était en même temps général, prenant à la hâte quelques archers des plus barbares[381], gagna le château d’Œnoé qui appartenait aux Athéniens, sur les confins de la Bœotie. Les Corinthiens en faisaient le siège, avec des Bœotiens volontaires qu’ils avaient appelés ; c’était pour se venger de la perte de leurs gens défaits par ceux d’Œnoê à leur retour de Décélie. Aristarque eut avec eux des conférences ; il trompa les défenseurs d’Œnoê, en disant que les Athéniens de la ville avaient traité avec Lacédémone, et que, suivant un des articles, il fallait remettre la place aux Bœotiens ; que c’était à cette condition que l’accord avait été conclu. Ils le crurent en sa qualité de général, et parce qu’étant assiégés ils ne pouvaient rien savoir. Ils sortirent de la place sous la foi publique. Ce fut ainsi que les Bœotiens prirent possession d’Œnoé qui leur était abandonnée, que cessa l’oligarchie d’Athènes, et que la sédition fut calmée.

XCIX. Vers la même époque de cet été, les Péloponnésiens qui étaient à Milet ne touchaient point leur solde ; personne de ceux qu’à son départ pour Aspende Tissapherne avait chargés de leur payer le subside ne s’acquittait de cette commission. Ils ne voyaient arriver ni ce satrape ni les vaisseaux de Phœnicie. Philippe, qui avait été envoyé à sa suite, écrivait à Mindare, commandant de la flotte, que ces vaisseaux ne viendraient pas, et que les Péloponnésiens étaient, à tous égards, le jouet de Tissapherne. Hippocrate de Sparte, qui était à Phasélis, écrivait la meme chose, ajoutant que Pharnabaze, qui espérait tirer parti de leur jonction, les invitait à s’unir à lui, prêt à leur amener des vaisseaux et à faire soulever contre les Athéniens le reste des villes de son gouvernement, comme l’avait promis Tissapherne.

Mindare, qui faisait observer une exacte discipline, donna subitement l’ordre du départ, pour en dérober la connaissance à ceux de Samos ; il mit à la voile de Milet avec soixante et treize vaisseaux, et cingla du côté de l’Hellespont. Déjà, dans le même été, il y avait abordé seize navires, et les troupes faisaient des courses dans une partie de la Chersonèse. Mindare, tourmenté d’une tempête, fut obligé de relâcher à Icare ; il y fut retenu cinq à six jours par les vents contraires, et aborda à Chio[382].

C. Thrasyle apprit qu’il était sorti de Milet, et mit lui-même à la voile de Samos avec cinquante-cinq navires, faisant la plus grande diligence pour n’être pas prévenu dans l’Hellespont par le commandant ennemi. Il sut qu’il était à Chio, et eut soin de placer, à Lesbos et sur le continent qui regarde cette île, des gens chargés de l’épier, pour qu’il ne pût, à son insu, faire aucun mouvement. Il se transporta lui-même à Méthymne et y donna ses ordres pour les approvisionnemens de farines et d’autres munitions nécessaires, dans le dessein de faire des courses de Lesbos à Chio, si Mindare y séjournait plus long-temps. D’ailleurs Erése s’était détachée de Lesbos ; il voulait s’y transporter, et, s’il était possible, s’en rendre maître. Les plus riches bannis de Méthymne avaient fait venir de Cumes environ cinquante hoplites qui se joignirent à eux par amitié, et en avaient pris d’autres à leur solde dans le continent, ce qui faisait en tout environ trois cents hommes. Ces troupes étaient commandées par Anaxarque de Thèbes, lié à ces chefs par une commune origine ; avec ces forces, ils avaient attaqué Méthymne. Repoussés dans cette première tentative par les Athéniens en garnison à Mitylène, qui s’avancèrent contre eux, et chassés une seconde fois à la suite d’un combat, ils s’étaient retirés par la montagne et avaient fait soulever Érèse. Thrasyle s’y rendit, dans l’intention d’attaquer la place par mer. Thrasybule, sur la nouvelle de cette expédition des bannis, y était passé auparavant de Samos avec cinq vaisseaux ; arrivé trop tard, il se tenait à l’ancre à la vue de la place. Ils reçurent un renfort de deux navires qui retournaient de l’Hellespont dans l’Attique ; ils furent joints aussi par les vaisseaux de Méthymne, ce qui leur formait en tout une flotte de soixante sept batimens. Ils en prirent les soldats, et se disposérent à battre la place avec des machines, et à tout mettre en usage pour s’en rendre maîtres.

CI. Cependant Mindare et les vaisseaux du Péloponnèse, qui étaient en relâche à Chio, ayant mis deux jours à rassembler des vivres, et reçu par tête, des habitans, trois tessaracostes du pays[383], partirent le troisième jour ; ils gagnèrent aussitôt la haute mer pour ne pas rencontrer la flotte qui était à Érése. Lesbos était a leur gauche et ils faisaient voile vers le continent. Ils relâchèrent dans la campagne de Phocée, au port de Cratéries, y dînèrent, et côtoyant le rivage de Cumes, ils allèrent souper aux Arginuses, sur le continent, en face de Mitylène. De là, ils tinrent encore la mer une grande partie de la nuit, et ayant gagné la terre ferme à Armatonte, vis-à-vis de Méthymne, ils côtoyèrent rapidement, après le dîner, Lectum, Larisse, Amaxite et les places voisines, et arrivèrent, avant le milieu de la nuit, à Rhœtium qui fait déjà partie de l’Hellespont. Quelques vaisseaux prirent terre à Sigée et dans d’autres endroits de cette plage.

CII. Les Athéniens, qui étaient à Sestos avec dix-huit vaisseaux, apprirent par les torches des signaux, et reconnurent par les feux allumés tout à coup dans les campagnes qu’occupait l’ennemi que les Péloponnésiens arrivaient. Ils se retirèrent cette nuit même, avec toute la célérité dont ils étaient capables, dans la Chersonèse, et passèrent à Élæonte, voulant éviter dans une mer ouverte la flotte ennemie. Ils ne furent pas aperçus des seize vaisseaux qui étaient à Abydos, quoique la flotte de Lacédémone leur eût recommandé d’observer avec une grande vigilance s’ils ne passeraient pas. Mais ils reconnurent avec l’aurore les vaisseaux de Mindare et prirent la fuite ; tous ne purent échapper. La plupart se sauvèrent sur le continent et à Lemnos ; mais quatre navires, qui marchaient après les autres, furent atteints vers la cote d’Élæonte. Les ennemis en firent échouer un près de la chapelle de Protésilas et le prirent avec les hommes qui le montaient ; ils en prirent deux autres sans les équipages, et en brûlerent un près d’Imbros, mais qui était vide.

CIII. Ayant joint ensuite aux autres vaisseaux ceux d’Abydos, ce qui en faisait en tout quatre-vingt-six, ils firent, dès le jour même[384], le siège d’Elæonte ; et comme la place ne se rendit pas, ils se retirèrent à Abydos. Les Athéniens, trompés par les gens qu’ils avaient mis en observation, et croyant que la flotte ennemie ne pouvait passer à leur insu, battaient à loisir les murailles d’Érèse ; mais instruits de la vérité, ils abandonnèrent aussitôt le siège, et se hâtèrent d’aller au secours de l’Hellespont. Ils prirent deux vaisseaux du Péloponnèse qui, s’étant avancés en mer à la poursuite avec trop de témérité, vinrent se jeter au milieu d’eux. Ils arrivèrent le lendemain à Elæonte[385], s’y arréterent, reçurent d’Imbros tous les habitans qui s’y étaient réfugiés, et mirent cinq jours à se préparer au combat.

CIV. Voici comment ensuite se livra l’action[386]. Les Athéniens partirent à la file, côtoyant le rivage, et s’avancèrent vers Sestos. Les Péloponnésiens apprirent d’Abydos qu’ils approchaient et mirent eux-mêmes en mer à leur rencontre. Quand les deux flottes reconnurent que le combat était inévitable, elles s’étendirent, celle d’Athènes, du côté de la Chersonèse, en sorte que ses quatre-vingts vaisseaux occupaient depuis Idacus jusqu’à Arrhianes ; et celle du Péloponnèse, forte de quatre-vingt-huit bâtimens, depuis Abydos jusqu’à Dardanus. La droite des Péloponnésiens était formée par les Syracusains ; Mindare lui-même occupait la gauche avec les vaisseaux qui manœuvraient le mieux. Thrasyle commandait la gauche des Athéniens, et Thrasybule, la droite : les autres généraux conservaient les rangs qui leur avaient été marqués. Ce furent les Péloponnésiens qui les premiers s’empresserent de donner. Ils tâchèrent de dépasser avec leur gauche, la droite des Athéniens, de leur ôter, s’il était possible, le moyen de franchir la barrière qu’ils leur opposeraient, de les charger au centre et de les pousser à la côte qui n’était pas éloignée. Les Athéniens pénétrèrent leur intention ; ils gagnèrent l’endroit par où l’ennemi voulait les renfermer et le devancérent. Leur gauche avait déjà doublé le promontoire qu’on appelle Cynossème[387] : mais, par cette manœuvre, leur centre n’était plus composé que de vaisseaux faibles, épars, d’ailleurs moins fournis d’équipage ; et comme l’endroit qui environné Cynossème forme un circuit anguleux, ils ne pouvaient apercevoir de là ce qui se passait plus loin.

CV. Les Péloponnésiens ne manquèrent pas d’attaquer ce centre. Ils poussèrent à sec les vaisseaux des Athéniens, et bien supérieurs à leurs ennemis, ils descendirent à terre. Ni Thrasybule, occupé à combattre le grand nombre de vaisseaux qui l’attaquaient, ne pouvait, de la droite, porter du secours au centre, ni Thrasyle de la gauche. La pointe de Cynossème ne lui permettait pas de voir ce qui se passait ailleurs, et il était contenu par les Syracusains et par d’autres vaisseaux, en aussi grand nombre que ceux qui agissaient contre Thrasybule. Mais enfin les Péloponnésiens ne craignant plus rien, parce qu’ils étaient victorieux, se mirent séparément à la chasse des vaisseaux et commencèrent à dégarnir quelques parties de leurs rangs. De son côté, Thrasybule, se voyant arrêté par les bâtimens qui lui sont opposés, ne s’occupe plus d’étendre davantage l’aile qu’il commande ; il charge les navires qui lui font obstacle, les repousse, les met en fuite. il court à l’endroit où la flotte du Péloponnèse est victorieuse, trouve les vaisseaux épars, les attaque, et sans combat, il en frappe le plus grand nombre de terreur. Déjà les Syracusains avaient cédé aux efforts de Thrasyle ; ils pressèrent encore plus leur fuite en voyant le malheur du reste de la flotte.

CVl. La défaite des ennemis était décidée. La plupart des Péloponnésiens prirent d’abord la fuite vers le fleuve Pydius et ensuite vers Abydos. Les Athéniens ne prirent qu’un petit nombre de vaisseaux : comme l’Hellespont est étroit, il n’opposait à l’ennemi qu’un faible espace de mer à franchir pour se mettre en sûreté. Cette victoire ne pouvait venir plus à propos aux Athéniens. Les malheurs qu’ils venaient d’éprouver en peu de temps, et leur désastre de Sicile, leur avaient jusqu’alors fait paraître redoutable la marine du Péloponnèse ; mais ils cessèrent d’avoir mauvaise opinion d’eux-mêmes et de trop estimer les forces maritimes de leurs ennemis. Les vaisseaux dont ils se rendirent maîtres furent huit de Chio, cinq de Corinthe, deux d’Ambracie, deux de Bœotie, un de Lacédémone, un de Syracuse et un de Pelléne. Eux-mêmes en perdirent quinze. Ils élevèrent un trophée à la pointe où est Cynossème, recueillirent les débris des vaisseaux, accordèrent aux ennemis la permission d’enlever leurs morts et envoyèrent une trirème porter à Athènes la nouvelle de leur victoire. Les Athéniens, en apprenant à l’arrivée de ces vaisseaux leur bonheur inespéré, se rassurèrent sur leur infortune en Eubée et sur les maux que leur avaient causés leurs divisions ; ils crurent que leurs affaires n’étaient point encore en trop mauvais état, et qu’il ne fallait que de l’ardeur pour reprendre la supériorité.

CVII. Le surlendemain du combat naval[388], les Athéniens qui étaient à Sestos, s’étant pressés de radouber leurs vaisseaux, allèrent à Cyzique qui s’était soulevé. ils virent à l’ancre, vers Harpagium et Priape, les huit vaisseaux de Bysance, firent voile sur eux, battirent les équipages qui étaient à terre, et prirent les vaisseaux. Arrivés à Cyzique qui n’était pas fortifié, ils firent rentrer les habitans sous leur puissance, et les mirent à contribution.

Cependant les Péloponnésiens passèrent d’Abydos à Élæonte, et recouvrèrent ceux des vaisseaux qu’on leur avait pris qui étaient en bon état : les autres avaient été brûlés par les habitans. Ils envoyèrent Hippocrate et Épiclés en Eubée, pour en amener les bâtimens qui s’y trouvaient.

CVIII. Vers cette époque, Alcibiade, avec treize vaisseaux, passa de Caune et de Phasélis à Samos : il annonça qu’il avait détourné la flotte de Phœnicie de venir se joindre aux Péloponnésiens, et qu’il avait rendu Tissapherne plus qu’auparavant ami d’Athènes. Il équipa neuf bâtimens, outre ceux qu’il avait déjà, mit à contribution les habitans d’Halicarnasse, et ceignit la ville de Cos d’une muraille. Il y établit des magistrats, et revint à Samos vers l’automne.

Tissapherne ayant appris que la flotte du Péloponnése était passée de Milet dans l’Hellespont, appareilla, et se porta d’Aspende dans l’Ionie.

Pendant que les Péloponnésiens étaient dans l’Hellespont, les habitans d’Antandros, qui sont des Æoliens, firent venir par terre, à travers le mont Ida, des hoplites d’Abydos, et les introduisirent dans leur ville. ils avaient à se plaindre du Perse Astacés, lieutenant de Tissapherne. Les habitans de Délos, que les Athéniens avaient chassés de leur île pour la purger, étaient venus habiter Atramyttium. Astacès, dissimulant la haine qu’il leur portait, invita les principaux d’entre eux à une expédition, les attira sous de faux semblans d’alliance et d’amitié, et, saisissant le moment où ils prenaient leur repas, il les fit entourer de ses gens et tuer à coups de flèches. Les Déliens, après une telle perfidie, craignaient d’éprouver un jour, de sa part, de nouveaux attentats, et comme d’ailleurs il leur imposait des charges qu’ils ne pouvaient supporter, ils chassèrent la garnison qu’il avait mise dans la citadelle.

CIX. Quand Tissapherne apprit cette nouvelle action des Péloponnésiens, qui ne s’étaient pas contentés de ce qu’ils avaient fait à Milet et à Cnide, car ils en avaient aussi chassé les garnisons, il sentit combien il leur était devenu odieux, et il avait à craindre qu’ils ne lui causassent encore d’autres dommages. Il aurait été d’ailleurs bien piqué que Pharnabaze pût les gagner en moins de temps et à moins de frais que lui, et se procurer quelque succès contre les Athéniens. Il prit donc la résolution de les aller trouver dans l’Hellespont, pour leur reprocher ce qu’ils avaient fait à Antandros, et se justifier, de la manière la plus plausible, au sujet des vaisseaux de Phœnicie et sur d’autres articles. Arrivé à Éphése, il offrit un sacrifice à Diane.

Quand viendra la fin de l’hiver qui suivit cet été sera terminée la vingt-unième année de la guerre.


FlN DU HUITIÈME ET DERNIER LIVRE DE THUCYDIDE.


OEUVRES COMPLÈTES
DE
XÉNOPHON
CONTENANT :


OUVRAGES
HISTORIQUES.___
HELLÉNIQUES.
ANABASE.
VIE D’AGÉSILAS.


OUVRAGES
POLITIQUES.____
CYROPÉDIE.
RÉPUBLIQUE DE SPARTE.
RÉPUBLIQUE D’ATHÈNES.
REVENUS DE L’ATTIQUE.


OUVRAGES
DIDACTIQUES.___
HIPPARCHIQUES.
ÉQUITATION.
CYNÉGÉTIQUES.


OUVRAGES
PHILOSOPHIQUES.
DITS MÉMORABLES DE SOCRATE.
ÉCONOMIQUES.
BANQUET.
HIÉRON.
APOLOGIE DE SOCRATE


OUVRAGES HISTORIQUES.




HELLÉNIQUES
OU
HISTOIRE DE LA GRÈCE.
Séparateur



LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.


Peu de jours après la bataille gagnée par les Athéniens sur l’Hellespont, Thymocharès arriva d’Athènes avec quelques vaisseaux. Les Lacédémoniens et les Athéniens en vinrent à un nouveau combat, où les premiers vainquirent sous la conduite d’Hégésandridas. Peu après, à l’entrée de l’hiver, Doriée, fils de Diagoras, passa de Rhodes en l’Hellespont, à la pointe du jour, avec quatorze galères : l’héméroscope athénien l’ayant aperçu, donna le signal aux stratèges, qui gagnèrent le large avec vingt vaisseaux. Doriée poursuivi relâche précipitamment près du Rhétée : les Athéniens l’atteignent. On se battit de dessus les vaisseaux et sur terre, jusqu’à ce que les Athéniens, qui n’obtenaient aucun succès, se retirèrent à Madyte, vers le reste de leurs troupes.

Mindare, qui, du haut d’Illium où il sacrifiait à Minerve, s’aperçut du combat, sortit du port avec ses galères et s’avança en pleine mer pour joindre Doriée ; les Athéniens voguèrent contre eux à pleines voiles, et livrèrent sur le rivage d’Abyde un combat qui dura depuis le matin jusqu’au soir. La victoire balançait entre les deux partis, lorsque enfin Alcibiade survint avec dix-huit vaisseaux. Les Péloponnésiens s’enfuirent vers Abyde : Pharnabaze vint à leur secours et poussa son cheval le plus avant qu’il put dans la mer. Il soutient le choc ; il encourage son infanterie et sa cavalerie à le suivre. Les Péloponnésiens ayant rassemblé leurs vaisseaux, se rangèrent en bataille et combattirent le long du rivage. Les Athéniens prirent sur l’ennemi trente vaisseaux abandonnés, recouvrèrent ceux qu’ils avaient perdus et se retirèrent à Seste. De là, toute leur flotte, à la réserve de quarante navires, se dispersa et cingla hors de l’Hellespont. Ils allaient lever des contributions ; mais Thrasyle, l’un des stratèges, prit la route d’Athènes, pour y porter la nouvelle du combat et demander des navires.

Tissapherne vint ensuite dans l’Hellespont ; Alcibiade va vers lui avec une seule trirème, apportant les présens de l’hospitalité et ceux de l’amitié ; le satrape le fait arrêter sur un prétendu ordre du roi, qui voulait qu’on traitât les Athéniens en ennemis. Mais après avoir été trente jours emprisonné dans Sardes, Alcibiade trouva des chevaux pour lui et pour Mantithée, pris en Carie, et s’enfuit de nuit à Clazomène.

Cependant les Athéniens, qui avaient jeté l’ancre au port de Seste, informés que Mindare se proposait de les attaquer avec soixante vaisseaux, se retirèrent de nuit à Cardie. Alcibiade, partant de Clazomène, y vint aussi, suivi de cinq trirèmes et d’un navire de transport ; et sur la nouvelle que les vaisseaux péloponnésiens étaient allés d’Abyde à Cyzique, il se rendit à Seste par terre, après avoir donné ordre à la flotte de l’y joindre en faisant le tour de la Chersonèse.

Déjà les vaisseaux touchaient le port de Seste ; déjà il se disposait à voguer contre l’ennemi, lorsque Théramène et Thrasybule arrivèrent, l’un de Macédoine, l’autre de Thase, avec vingt navires chacun. Tous deux venaient de recueillir des contributions. Alcibiade, après leur avoir commandé de le suivre et d’abattre leurs grandes voiles, cingla vers Parium, où la flotte rassemblée se trouva monter à quatre-vingt-six navires, qui la nuit suivante démarrèrent, et arrivèrent le lendemain à Préconèse à l’heure de dîner. La, on apprit que Mindare était à Cyzique, ainsi que Pharnabaze et son infanterie. Le reste du jour, on se tint à Préconèse dans l’inaction ; mais le lendemain, Alcibiade ayant convoqué les troupes, leur représenta qu’il fallait nécessairement attaquer l’ennemi par terre et par mer, et le forcer dans ses murs, parce que l’on n’avait pas d’argent, disait-il, tandis que le roi n’en laissait point manquer l’autre parti.

La veille, il avait recueilli autour de lui, même les petits navires, aussitôt qu’ils étaient entrés dans le port ; il craignait qu’on n’en révélât le nombre à l’ennemi. Un héraut avait proclamé peine de mort contre ceux qui seraient surpris gagnant le rivage opposé.

L’assemblée dissoute, il se prépare à un combat naval et fait voile vers Cyzique par une grande pluie. Comme il était près de Cyzique, le ciel devenant serein, il aperçut, à la clarté du soleil qui commençait à luire, les soixante galères de Mindare ; elles s’exerçaient loin du port, sans pouvoir y rentrer à cause de sa flotte. Des qu’elles le virent gagner le port, étonnées du nombre des siennes, elles approchèrent du rivage et se mirent en état de défense. Aussitôt, tournant avec vingt de ses meilleurs vaisseaux, il prit terre ; Mindare en fit autant ; mais celui-ci périt dans le combat, et ses soldats se dispersèrent ; en sorte que les Athéniens emmenèrent tous les vaisseaux à Préconèse, excepté ceux des Syracusains, qui avaient brûlé les leurs. De là, les Athéniens firent voile le lendemain vers Cyzique, qui, abandonnée des Péloponnésiens et de Pharnabaze, finit par se rendre.

Après avoir demeuré vingt jours chez les Cyzicéniens, se bornant à tirer de fortes contributions, Alcibiade retourna à Préconèse, d’où il alla à Périnthe et à Sélymbrie : la première l’accueillit, mais l’autre aima mieux donner de l’argent que recevoir des troupes. Il se porta ensuite à Chrysopolis, ville de Chalcédoine, qu’il fortifia, et où il établit un comptoir pour la perception du dixième des marchandises qui venaient du Pont-Euxin. Théramene et Eubule y furent laissés avec trente galères à leurs ordres, tant pour la sûreté de la place que pour lever l’impôt et incommoder l’ennemi le plus qu’ils pourraient. Les autres généraux tirèrent vers l’Hellespont.

Sur ces entrefaites, on surprit une lettre qu’Hippocrate, secrétaire de Mindare, adressait aux Lacédémoniens ; on la porta à Athènes ; elle contenait ces mots : « Tout est perdu ! Mindare est mort ; point de vivres pour nos soldats, nous ne savons que faire. »

Mais Pharnabaze représenta à toutes les troupes péloponnésiennes et aux Syracusains que tant que l’on aurait des hommes, on ne devait point se décourager pour une perte de quelques navires, puisque l’on trouvait dans les états du roi de quoi en équiper d’autres ; puis il fournit à chacun un habillement et deux mois de solde ; de plus, il arma les matelots et leur confia la garde des côtes de son gouvernement. Les généraux et les triérarques revinrent, sur son invitation, des villes où ils s’étaient réfugiés après la journée de Cyzique ; il leur enjoignit d’équiper à Antandre autant de galères qu’ils en avaient perdues, et leur donna de l’argent en leur disant de tirer du mont Ida tout le bois nécessaire.

Tandis qu’on s’occupait de construire la flotte, les Syracusains aidèrent ceux d’Antandre à relever une partie de leurs murs et gagnèrent leur affection par leur zèle à défendre la place ; ce qui leur obtint des Antandriens le titre d’évergètes et le droit de cité. Les affaires ainsi arrangées, Pharnabaze courut a la défense de Chalcédoine.

Cependant les stratèges de Syracuse apprirent que le peuple les exilait. Ils convoquent aussitôt les soldats ; et par l’organe d’Hermocrate, ils se lamentent sur leur commune infortune, sur la violence et l’injustice de leur proscription ; ils les exhortent à se montrer toujours aussi dociles, aussi braves qu’auparavant ; ils les pressent d’élire des chefs jusqu’à l’arrivée de ceux nommés pour les remplacer. Il n’y eut qu’un cri dans l’assemblée ; les triérarques surtout, les épibates et les matelots, voulaient qu’ils restassent en fonctions. Il ne faut point, répondaient les généraux, se révolter contre son pays : si l’on nous accuse, vous prendrez notre défense ; vous vous rappellerez combien de batailles navales vous avez gagnées seuls et sans secours, combien de vaisseaux vous avez pris, combien de fois vous avez vaincu avec vos alliés conduits par nous, suivant toujours l’ordre de bataille le plus vigoureux, toujours supérieurs par votre vaillance et votre intrépidité, sur terre et sur mer. Comme on ne trouvait rien que de vrai dans ce qu’ils disaient, ils restèrent jusqu’à l’arrivée de Démarchus, fils de Pidocus, de Myscon, fils de Ménécrate, et de Potamis, fils de Gnosias, qui les remplaçaient. Les triérarques jurèrent aux généraux qu’ils les feraient rappeler dès qu’ils seraient de retour à Syracuse ; et après les avoir tous comblés d’éloges, ils leur permirent de se retirer où ils voudraient.

Hermocrate, homme exact, courageux et populaire, était surtout regretté de ceux qu’il admettait à son intimité. Tous les jours, soir et matin, il invitait à sa tente ceux des triérarques, des pilotes et des épibates qui se distinguaient par leur bonne conduite, et leur communiquait ce qu’il se proposait de dire ou de faire dans l’assemblée. Il se plaisait à les instruire, il exigeait d’eux qu’ils parlassent tantôt sur-le-champ, tantôt après s’être préparés : aussi était-il estimé dans le conseil ; ses avis, ses idées, semblaient toujours les meilleurs. Après avoir accusé Tissapherne à Lacédémone, appuyé du témoignage d’Astyochus, et voyant son accusation accueillie, il se retira vers Pharnabaze, qui lui donna de l’argent avant même qu’il en demandât. Il leva donc des troupes et équipa des galères pour retourner dans sa patrie, tandis que les succès des généraux syracusains arrivaient à Milet et prenaient le commandement des troupes et des galères.

Il y eut alors sédition dans Thase, d’où les partisans de Lacédémone furent chassés avec leur hasmote Étéonice. Le Lacédémonien Pasippidas, accusé d’avoir favorisé cette trahison, d’intelligence avec Tissapherne, fut banni de Sparte. On envoya Cratésippidas commander à sa place une flotte de troupes alliées, qu’il avait rassemblées a Chio.

Dans le même temps, Agis courut de Décélie fourrager jusqu’aux portes d’Athènes : Thrasyle, qui était resté dans cette ville, fit sortir tout ce qui s’y trouva d’habitans et d’étrangers, et les rangea en bataille prés du Lycée, pour combattre l’ennemi s’il approchait. Le général lacédémonien, déconcerté par cette mesure, se retira promptement, après avoir eu quelques hommes tués à la queue de son arrière-garde, par les troupes légères de l’ennemi. Ce coup de main dispose les esprits en faveur de Thrasyle : les Athéniens accueillirent sa demande, et décrétèrent qu’il lui serait accordé mille hoplites, cent chevaux et cinquante trirèmes.

Cependant Agis, voyant de Décélie plusieurs vaisseaux chargés de grains aller au Pirée, considéra qu’en vain ses troupes coupaient aux Athéniens le commerce de terre, si on ne leur fermait toute communication par mer ; qu’il était donc important d’envoyer à Chalcédoine et à Byzance Cléarque, fils de Ramphius, proxène des Byzantins.

Cette résolution approuvée, il partit avec quinze vaisseaux que lui équipèrent les Mégariens et les autres alliés. Mais comme ces vaisseaux étaient plus propres à porter des soldats que prompts à la voile, il en périt trois dans l’Hellespont, coulés à fond par neuf vaisseaux athéniens, qui observaient toujours ces parages : les autres relâchèrent à Seste, d’où ils se sauvèrent à Byzance.

Ainsi finit cette année où les Carthaginois envoyerent cent mille combattans en Sicile, sous le commandement d’Annibal, qui, en trois mois, prit deux villes grecques, Himère et Sélinonte.


CHAPITRE II.


L’année suivante, c’est-à-dire en la quatre-vingt-treizième Olympiade, où l’Éléen Évagoras et le Cyrénéen Eubotas vainquirent, l’un à la course jusqu’alors inconnue du char attelé de deux chevaux, l’autre dans le stade, sous l’éphorat d’Évarchippe à Sparte, et sous l’archontat d’Euctémon à Athènes, les Athéniens fortifièrent le Thorique ; et Thrasyle, avec la flotte qui lui était destinée, et cinq mille matelots armés à la légère, fit voile vers Samos au commencement de l’été. Après y avoir demeuré trois jours, il vogua vers Pygèle, dont il ravagea le territoire, puis assiégea la ville. Quelques troupes milésiennes accourues au secours des Pygéliens, chargèrent les avant-coureurs qu’ils trouvèrent dispersés ; mais bientôt survinrent les peltastes et deux cohortes d’hoplites, qui tuèrent presque tous ces Milésiens, remportèrent deux cents boucliers et dressèrent un trophée.

Le lendemain, il cingla vers Notium, s’y rafraîchit, et fit voile vers Colophone. Les habitans de cette ville embrassèrent son parti. La nuit suivante, il descendit en Lydie : c’était le temps de la moisson ; il y brûla plusieurs villages, en leva de l’argent, des esclaves et beaucoup d’effets. Un Perse, nommé Stagès, qui se trouvait dans ce pays, voyant les Athéniens dispersés et butinant chacun pour son compte, se mit en campagne avec sa cavalerie, en tua sept et fit un prisonnier.

De là, Thrasyle se rembarqua, comme pour attaquer Éphèse. Tissapherne, devinant son projet, rassembla des forces imposantes et dépêcha des cavaliers pour sonner l’alarme et appeler les peuples circonvoisins au secours d’Artémis à Éphèse.

Ce fut dix-sept jours après son irruption en Lydie, que Thrasyle fit voile vers Éphèse. Il débarqua ses hoplites près du mont Coresse ; sa cavalerie, ses peltastes, ses épibates et autres, près d’un marais situé au nord de la ville ; et au point du jour, il fit marcher ses deux armées. Les Éphésiens de leur côté, les troupes alliées que Tissapherne avait amenées, les Syracusains, tant ceux précédemment arrivés avec vingt vaisseaux, que ceux qui abordaient tout récemment avec cinq autres commandés par Euclès, fils d’Hippon, et par Héraclide, fils d’Aristogène ; en outre, deux vaisseaux sélinontins ; toutes ces forces réunies attaquèrent d’abord les hoplites campés à Coresse, les mirent en déroute, en tuèrent environ cent, poursuivirent les fuyards jusqu’à la mer, puis s’avancèrent contre les troupes postées au nord. Les Athéniens prirent la fuite ; il en périt trois cents. Les Syracusains et les Sélinontins avaient fait des prodiges de valeur. Après avoir dressé deux trophées, l’un près du marais, l’autre à Coresse, les Éphésiens distribuèrent des prix publiquement et en particulier, avec droits de cité et d’atélie pour ceux qui le désireraient. Le droit de cité fut accordé aux Sélinontins à cause de la ruine de leur ville.

Les Athéniens ayant emporté leurs morts à la faveur d’une trève, reprirent la route de Notium, où ils les enterrèrent, puis firent voile vers Lesbos et l’Hellespont. Mais comme ils entraient au port de Méthymne, dans Lesbos, ils aperçurent les vingt-cinq galères syracusaines ; ils s’avancèrent en pleine mer, en prirent quatre avec les hommes qui les montaient, et poursuivirent le reste jusqu’à Éphèse, d’où elles étaient parties. Les prisonniers furent envoyés à Athènes, à la réserve d’un Athénien, cousin d’Alcibiade, du même nom que lui, et exilé avec lui : Thrasyle le mit en liberté.

Il alla ensuite à Seste rejoindre le reste de la flotte ; de la il passa, avec ses forces réunies, à Lampsaque. On était au commencement de l’hiver où les prisonniers syracusains enfermés dans les carrières du Pirée s’évadèrent de nuit en les perçant, et se réfugièrent les uns à Décélie, les autres à Mégare.

Alcibiade rangeait en ordre toute l’armée recueillie à Lampsaque ; ses soldats ne voulaient point étre mêlés à ceux de Thrasyle : ils étaient vainqueurs, les autres arrivaient vaincus. Ils prirent là tous ensemble leurs quartiers d’hiver, et, après avoir fortifié la place, voguèrent contre Abyde, où Pharnabaze se rendit avec une cavalerie nombreuse. Un combat fut livré : Pharnabaze, vaincu, prit la fuite. Alcibiade, avec sa cavalerie et cent vingt hoplites commandés par Ménandre, poursuivit l’ennemi jusqu’à ce que les ténèbres sauvèrent les fuyards.

Après cette action, les soldats de Thrasyle et d’Alcibiade s’embrassèrent et vécurent depuis en bonne intelligence. Il se fit, cet hiver, diverses excursions sur le continent d’Asie ; on ravagea le territoire du grand roi. Dans le même temps, les Lacédémoniens composèrent avec les hilotes qui s’étaient retirés de Malée à Coryphasie : dans le même temps aussi, les Achéens abandonnèrent lâchement, dans un combat contre les Étéens, la Trachinienne Héraclée. Cette peuplade, d’origine lacédémonienne, perdit sept cents hommes avec l’harmoste Labotas, envoyé par la métropole pour les commander. Ainsi finit cette même année où les Mèdes révoltés rentrèrent sous la domination de Darius, roi de Perse.


CHAPITRE III.


L’année suivante, le temple de Minerve, dans la Phocide, fut frappé de la foudre et réduit en cendres. A la fin de l’hiver de la vingt-deuxième année de la guerre, vers le commencement du printemps, sous l’éphorat de Pantaclée et l’archontat d’Antigène, les Athéniens cinglèrent vers Préconèse avec toutes leurs troupes ; de là, à Byzance et Chalcédoine, où ils assirent leur camp. A la nouvelle de leur arrivée, les Chalcédoniens avaient déposé chez les Bithyniens de Thrace, leurs voisins, ce qu’ils possédaient de précieux. Alcibiade s’y transporte avec sa cavalerie et quelques hoplites ; après avoir ordonné à ses galères de longer la côte, redemande aux Bithyniens le mobilier de ceux de Chalcédoine, en leur déclarant que s’ils s’y refusent, il leur fera la guerre. Les Bithyniens obéirent. De retour au camp avec le butin, Alcibiade, d’accord avec ceux de Bithynie, ferma Chalcédoine de hautes palissades d’une mer à l’autre, et boucha même, autant qu’il le put, le canal du fleuve. Bientôt Hippocrate, harmoste lacédémonien, fit sortir ses troupes de la ville pour le combattre. Les Athéniens, de leur côté, se rangèrent en bataille. Pharnabaze, sur ces entrefaites, parut avec son infanterie et une nombreuse cavalerie hors des palissades pour secourir les assiégés. Thrasyle et Hippocrate en vinrent aux mains : ils se battaient depuis long-temps, chacun avec ses hoplites, lorsque enfin Alcibiade survint avec sa cavalerie et quelques soldats pesamment armés. Hippocrate fut tué ; ses soldats s’enfuirent dans la ville. Le fleuve voisin et les palissades qui le bordaient formant un obstacle, Pharnabaze n’avait pu joindre Hippocrate ; il se retira donc avec ses troupes dans le temple d’Hercule, situé sur le territoire de Chalcédoine, où était son camp.

Alcibiade, après cette victoire, alla dans l’Hellespont et dans la Chersonèse pour lever des impôts. Les autres généraux traitèrent avec Pharnabaze aux conditions suivantes : Pharnabaze paierait vingt talens aux Athéniens et ferait conduire leurs ambassadeurs en Perse ; ceux de Chalcédoine paieraient les contributions accoutumées et l’arriéré ; il y aurait armistice entre eux et les Athéniens jusqu’au retour des ambassadeurs. Le serment des deux parties ratifia ce traité.

Alcibiade, occupé du siège de Sélymbrie, ne s’était point trouvé à la prestation de serment. Après la prise de cette place, il approcha de Byzance avec les Chersonésiens en masse, quelques Thraces, et plus de trois cents chevaux. Pharnabaze, jugeant convenable qu’il prêtât aussi le serment, attendit à Chalcédoine son retour de Byzance. Alcibiade arrive, et déclare qu’il s’y refusera si Pharnabaze ne s’oblige aussi envers lui en particulier. Sa proposition acceptée, ils le prètèrent, tant en leur nom qu’en celui des puissances contractantes, l’un à Chrysopolis, entre les mains de Métrobate et d’Arnape, que Pharnabaze y avait envoyés ; l’autre à Chalcédoine, en présence d’Euryptolème et de Diotime, députés d’Alcibiade : ils se lièrent aussi l’un l’autre par des conventions particulières.

Pharnabaze partit aussitôt après, mandant aux ambassadeurs qu’ils eussent à se rendre à Cyzique. Les Athéniens envoyérent Dorothée, Philodice, Théogène, Euryptolème, Mantithée, auxquels les Argiens associèrent Cléostrate et Pyrrholoque : Pasippidas et d’autres représentaient les Lacédémoniens ; ils étaient accompagnés d’Hermocrate, banni de Syracuse, et de son frère Proxène.

Tandis que Pharnabaze les conduisait en Perse, les Athéniens assiégeaieut Byzance, l’enfermaient d’une tranchée, tantôt lançaient de loin des traits, tantôt s’avançaient jusqu’aux murs. La place était commandée par l’harmoste Cléarque : ce Lacédémonien avait avec lui quelques périèces, des néodamodes, des Mégariens et des Bœotiens, commandés, les premiers par Hélixus, les autres par Cyratadas. Les Athéniens ne pouvant forcer la place, persuadèrent à des Byzantins de la leur livrer.

L’harmoste Cléarque, qui ne se doutait pas de cette menée, après avoir établi le meilleur ordre possible, et laissé la ville en garde à Cyratadas et à Hélixus, alla vers Pharnabaze, campé sur le rivage opposé : il en devait recevoir quelque argent pour sa garnison ; d’ailleurs, il recueillerait avec les vaisseaux que Pasippidas avait laissés en observation sur l’Hellespont, ceux qui étaient au port d’Antandre, et ceux qu’Hégésandridas, lieutenant de Mindare, avait en Thrace. il se flattait que, fortifié par d’autres vaisseaux encore qu’on équiperait, et maître d’une flotte imposante, il harcèlerait les alliés des Athéniens, et les contraindrait à la levée du siège.

Mais Cléarque était à peine en mer que la place fut livrée par Cydon, Ariston, Anaxicrate, Lycurgue et Anaxilaüs, tous Byzantins. Ce dernier, mis depuis en jugement à Sparte pour ce fait, échappa à la peine de mort, sous prétexte qu’il n’était pas Lacédémonien, mais Byzantin. Loin de mériter le nom de traître, il avait, au contraire, sauvé son pays, où la famine moissonnait sous ses yeux les femmes et les enfans, tout le blé de la ville étant distribué par Cléarque aux troupes lacédémoniennes. Dans cet état de choses, il avait introduit l’ennemi sans intérêt personnel, comme sans animosité, contre Lacédémone.

Les mesures prises, les conjurés avaient ouvert, pendant la nuit, les portes de Thrace et introduit Alcibiade avec son armée. Hélixus et Cyratadas, qui n’étaient instruits de rien, étaient accourus avec toutes leurs troupes dans la place publique : ils trouvent les issues occupées par l’ennemi ; toute résistance est vaine, ils se rendent. On les conduisit à Athènes ; mais à la descente au Pirée, Cyratadas échappa dans la foule, et s’enfuit à Décélie.


CHAPITRE IV.


Cependant Pharnabaze et les ambassadeurs reçurent dans leurs quartiers d’hiver, à Gordium, ville de Phrygie, les nouvelles de Byzance. Au commencement du printemps, comme ils allaient en Perse, ils rencontrèrent les députés lacédémoniens qui en revenaient : Béotius était chef de l’ambassade. Ils leur racontèrent qu’ils avaient obtenu du grand roi tout ce qu’ils demandaient ; que Cyrus avait le commandement de toutes les provinces maritimes, avec ordre de secourir les Lacédémoniens ; que ce prince apportait une lettre munie du sceau royal : elle était adressée à tous les habitans de l’Asie inférieure, et contenait ces mots entre autres : « J’envoie Cyrus dans les pays bas de l’Asie, pour être le caranus des troupes rassemblées dans le Castole. » Or le mot caranus signifie souverain.

D’après cette nouvelle, confirmée par la présence de Cyrus, les députés athéniens désiraient impatiemment d’aller en Perse, ou, en cas d’opposition, de retourner dans leur patrie ; mais Cyrus fit dire à Pharnabaze de lui livrer les ambassadeurs, ou de s’opposer à leur retour dans leur patrie. Il craignait que les Athéniens ne fussent informés de ce qui se passait. Pharnabaze, par ménagement pour Cyrus, les retint tout le temps nécessaire, disant tantôt qu’il les accompagnerait jusqu’à la cour du grand roi, tantot qu’il les renverrait à Athènes ; mais au bout de trois ans, il supplia Cyrus de les congédier, en lui représentant qu’il avait juré de les reconduire jusqu’à la mer s’ils n’allaient point en Perse. On les envoya donc à Ariobarzane, qui reçut ordre de les accompagner jusqu’à Chio, ville de Mysie, d’où ils allèrent par mer rejoindre l’armée.

Alcibiade, voulant retourner avec ses troupes à Athènes, fit voile vers Samos, où il recueillit vingt navires, et cingla jusqu’au golfe Céramique, en Carie, d’où il revint dans cette île avec cent talens de contributions. Thrasybule avec trente navires alla en Thrace, et reprit les places qui avaient quitté le parti des Athéniens, entre autres Thase, que la guerre, les factions et la famine avaient cruellement maltraitée. Thrasyle fit voile vers Athènes avec le reste de la flotte. Avant son arrivée, les Athéniens avaient élu trois généraux, Alcibiade banni, Thrasybule absent, et Conon, qui se trouvait dans la ville.

Alcibiade, avec ses vingt galères et son argent, vogua de Samos à Paros. De là, il se rendit à Gythie, pour épier les trente galères qu’il avait appris que les Lacédémoniens y armaient, et pour juger du moment favorable à son retour dans sa patrie, et des dispositions de ses concitoyens à son égard. Dès qu’il vit qu’elles lui étaient favorables, qu’on l’avait élu général, et que ses amis en particulier le rappelaient, il aborda au Pirée, à la fête des Plyntères, jour où l’on voile la statue de Minerve ; circonstance que plusieurs jugèrent de mauvais augure et pour lui et pour son pays. En effet, nul Athénien, ce jour-là, n’oserait entreprendre une affaire sérieuse.

Cependant tout le peuple, tant du Pirée que de la ville, accourait, se pressait sur le rivage, voulait voir Alcibiade. Les uns l’appelaient la gloire de son pays : lui seul s’était justifié d’un décret d’exil. Quoique victime d’une faction d’hommes nuls, misérables orateurs, qui gouvernaient d’après leur utilité et leur intérêt personnel, avec quel zèle on l’a vu travailler à l’accroissement de son pays, et joindre aux ressources publiques ses propres moyens ! Accusé d’être un sacrilége profanateur, il voulait être jugé sans délai ; ses adversaires ont ajourné une demande qui paraissait juste, et l’ont exilé absent. Asservi par la nécessité, exposé chaque jour à périr, voyant dans le malheur et ses amis les plus intimes, et ses proches, et tous ses concitoyens, sans pouvoir les aider à cause de son bannissement, n’a-t-il pas été contraint de se jeter dans les bras de ses plus cruels ennemis ! Un personnage tel que lui avait-il besoin d’innover, de changer la forme du gouvernement, lorsque la bienveillance du peuple le plaçait au dessus de ceux de son âge, en l’égalant à ses anciens ; lorsque ses ennemis, toujours semblables à eux-mêmes, venaient tout récemment d’employer leur puissance à la perte des gens de bien ? Restes seuls, si on les a supportés, n’est ce pas la faute de citoyens honnêtes que l’on pût appeler au gouvernement ?

Selon d’autres, il était seul cause de tous les malheurs passés, lui seul pourrait bien, chef ambitieux, attirer sur sa patrie les maux qui la menaçaient. Arrivé au port, Alcibiade, qui appréhendait ses ennemis, ne descendit pas tout de suite de sa galère ; mais, debout sur le tillac, ses yeux cherchaient ses amis dans la foule. Il aperçoit son cousin Euryptolème, fils de Pisianax, ses autres parens et amis, met pied à terre, monte a la ville, escorté d’hommes bien déterminés à s’opposer à tout acte de violence, se défend en présence du sénat et du peuple : il n’est point un profanateur, c’est injustement qu’on l’accuse ; parle dans ce sens, et n’est point contredit, parce que l’assemblée ne l’eût jamais souffert : bientôt il est proclamé généralissime avec pouvoir absolu, comme seul capable de rétablir la république dans son ancienne splendeur. Depuis la prise de Décélie, la procession qui allait d’Athènes à Éleusis célébrer les grands mystères avait lieu par mer ; il voulut qu’elle se fît par terre, et il l’escorta de toutes ses troupes. Il leva ensuite une armée de quinze cents hoplites et de cent cinquante chevaux, sans parler de cent vaisseaux qu’il équipa, et trois mois après son retour, fit voile vers Andros, qui avait secoué le joug de la domination athénienne. On lui donna pour adjoints Aristocrate et Adimante, fils de Leucorophide, tous deux élus généraux des troupes de terre. Il débarqua à Gaurium, dans l’île d’Andros. Les Andriens s’opposaient à sa descente. il les poursuivit, les renferma dans leur ville, en tua quelques-uns, et avec eux, ce qui s’y trouva de Lacédémoniens, et dressa un trophée. Après un court séjour, il se rendit à Samos, d’où il commença la guerre.


CHAPITRE V.


Peu de temps avant qu’Alcibiade partît d’Athènes, les pouvoirs de Cratésippidas étaient expirés ; les Lacédémoniens avaient confié le commandement de la flotte à Lysandre. Arrivé à Rhodes, celui-ci grossit sa flotte, et de là, fit voile à Cos, à Milet, puis à Éphèse, où il s’arréta jusqu’à l’arrivée de Cyrus, qu’il joignit à Sardes, accompagné des ambassadeurs lacédémoniens. Après lui avoir expose les torts de Tissapherne, ils le prièrent de les seconder de tout son pouvoir.

Cyrus répondit qu’il en avait l’ordre du roi, qu’il n’avait pas lui-même d’intention contraire ; qu’il ne négligerait rien, qu’il venait avec cinq cents talens ; que quand les fonds lui manqueraient, il s’aiderait de ceux que son père lui avait donnés en particulier ; et si c’était peu, il mettrait en pièces même le trône sur lequel il siégeait ; ce trône était d’or et d’argent. Après l’avoir loué de son zèle généreux, ils le prièrent d’assigner une drachme attique à chaque matelot ; ils lui représentaient qu’en accordant ce salaire, les matelots athéniens abandonneraient leurs vaisseaux, et qu’il diminuerait ainsi sa dépense. « Vous avez raison, leur répliqua Cyrus ; mais il m’est impossible de m’écarter des ordres du roi ; le traité porte qu’on fournira trente mines par mois, pour chaque vaisseau que les Lacédémoniens voudront entretenir. » À ce mot, Lysandre se tut ; mais à la fin du repas, Cyrus, lui portant une santé, lui demanda en quoi il pourrait l’obliger. « C’est, lui répondit-il, en augmentant d’une obole par jour la paye de chaque matelot. » ils eurent dès lors quatre oboles, au lieu de trois qu’ils recevaient auparavant. Il leur paya de plus l’arriéré et un mois d’avance ; ce qui redoublait l’ardeur des soldats.

Les Athéniens, que cette nouvelle décourageait, dépéchèrent, par l’entremise de Tissapherne, des ambassadeurs à Cyrus. Ce prince ne les admit pas à son audience, quoique le satrape l’en sollicitât, et l’invitât, d’après l’avis d’Alcibiade, à prendre garde qu’aucun peuple de la Grèce n’acquît de la prépondérance ; qu’il lui importait qu’ils restassent affaiblis par leurs propres dissensions.

Lysandre, après avoir rassemblé à Éphèse sa flotte de quatre-vingt-dix vaisseaux, les mit à sec pour les radouber et reposer l’équipage. Mais Alcibiade, sur la nouvelle que Thrasybule, sorti de l’Hellespont, fortifiait la ville de Phocée, l’alla trouver, après avoir laissé le commandement de la flotte à son vice-amiral Antiochus, avec défense d’attaquer Lysandre. Au mépris de l’ordre, Antiochus part avec sa galère et une autre de Notium, arrive au port d’Éphèse et rase les proues de celles de Lysandre, qui d’abord ne mit à sa poursuite que peu de vaisseaux ; mais bientôt le général lacédémonien en voit un plus grand nombre venir au secours d’Antiochus ; il met toute sa flotte à la voile, et la range en bataille. Les Athéniens alors voguèrent contre l’ennemi, soutenus des galères de Notium, qui arrivèrent en désordre. Il y eut donc combat naval ; les Lacédémoniens conservèrent leurs rangs. Les Athéniens, qui avaient leurs trirèmes éparses, en perdirent quinze et prirent la fuite ; la plupart de ceux qui les montaient se sauva ; le reste fut pris. Lysandre, après avoir dressé un trophée à Notium, se retira à Éphèse, avec les vaisseaux qu’il avait conquis, et les Athéniens à Samos.

Alcibiade se rend aussi à Samos, fait voile avec toute sa flotte vers le port d’Éphèse, et la range devant l’embouchure du port, prêt, si l’on voulait, à livrer bataille ; mais voyant que Lysandre ne sortait pas se sentant le plus faible, il retourna à Samos. Peu de temps après, les Lacédémoniens s’emparèrent de Delphinion et d’Éione.

Bientôt la nouvelle du combat naval est portée dans Athènes ; on s’indigne contre Alcibiade, on impute la perte des vaisseaux à sa négligence et à ses débauches : on élit dix autres généraux, Conon, Diomédon, Léon, Périclès, Érasinide, Aristocrate, Archestrate, Protomachus, Thrasyle, Aristogène. Alcibiade, voyant aussi que l’armée murmurait contre lui, se retira avec une seule galère, dans la Chersonèse ou il possédait un château.

Conon alla d’Andros à Samos, avec vingt vaisseaux, prendre le commandement de la flotte qu’un décret lui déférait. A sa place, Phanosthène partit pour Andros avec quatre vaisseaux, et rencontra deux galères thuriennes qu’il prit avec les matelots, que les Athéniens chargèrent tous de chaînes, à l’exception de Doriée, leur chef. Ce Rhodien, depuis long-temps fuyant son pays et Athènes, qui l’avait condamné à mort, lui et tous ses parens, jouissait chez les Thuriens du droit de cité : son sort intéressa ; on le congédia même sans rançon.

Conon, arrivé a Samos, trouva la flotte découragée : de plus de cent galères qu’elle avait, il n’en compléta que soixante-dix ; et, se mettant en mer avec les autres généraux, il fit diverses excursions dans le pays ennemi qu’il ravagea. Ainsi finit la même année où les Carthaginois descendirent en Sicile avec une flotte de cent vingt galères, et une armée de terre de cent vingt mille combattans, où vaincus d’abord, ils prirent Agrigente par famine, après un siège obstiné de sept mois.


CHAPITRE VI.


L’année suivante, que signalèrent une éclipse de lune sur le soir, et l’incendie du temple antique de Minerve dans Athênes, les Lacédémoniens envoyèrent Callicratidas pour succéder à Lysandre, dont les pouvoirs venaient d’expirer : c’était sous l’éphorat de Pitias, et sous l’archontat de Callias, à l’époque de la vingt-quatrième année de la guerre.

Lysandre, en remettant la flotte, dit à Callicratidas qu’il la lui remettait comme dominateur de la mer, et vainqueur dans un combat naval. « Partez donc d’Éphése, rasez la côte gauche de Samos, où sont les vaisseaux athéniens, livrez-moi la flotte de Sparte à Milet, alors je vous reconnaitrai souverain des mers. — Je ne me mêle plus des affaires, lui répliqua Lysandre, un autre est chargé du commandement. » Callicratidas, après avoir reçu la flotte des mains de Lysandre, la renforça de cinquante vaisseaux, que ceux de Chio, de Rhodes et d’autres alliés lui fournirent. Dès qu’il les eut tous rassemblés au nombre de cent quarante, il se prépara à marcher à la rencontre des Athéniens ; mais il observa que les partisans de Lysandre n’obéissaient qu’à regret, qu’ils allaient publiant que les Lacédémoniens se perdraient à changer continuellement leurs généraux contre d’ineptes intrigans, mal instruits dans la marine, et ne sachant point manier les esprits ; qu’ils s’exposaient aux plus grands malheurs en se confiant à des généraux étrangers à la mer et à la flotte. Il assembla ceux des Lacédémoniens qui étaient présens, et leur adressa ces paroles :

« Soldats, je ne demande pas mieux que de m’en retourner d’où je viens ; qu’on mette à la tête de la flotte ou Lysandre ou un plus habile, je ne m’y oppose pas : envoyé par Lacédémone pour commander les vaisseaux, je ne dois qu’exécuter ponctuellement ses ordres. Vous connaissez et mes intentions, et les reproches que l’on fait à notre pays ; ouvrez donc sincèrement l’avis que vous semble demander l’intérêt commun : dois-je rester ici, on m’en retourner, pour informer Sparte des dispositions de l’armée ? »

Personne n’ayant osé dire autre chose, sinon qu’il devait obéir au gouvernement, et s’acquitter de sa mission, il alla trouver Cyrus, lui demanda de l’argent pour payer la flotte ; il fut remis à deux jours. Ennuyé de ce délai, mécontent d’aller sans cesse à sa porte, il disait que les Grecs étaient bien malheureux de courtiser des Barbares pour de l’argent ; que s’il retournait dans sa patrie, il ferait tout pour réconcilier Athènes et Sparte. Il alla donc à Milet.

De là, il envoya des galères à Lacédémone pour demander des fonds. Ayant ensuite assemblé les Milésiens : « Milésiens, leur dit-il, je suis forcé d’obéir aux magistrats de Sparte ; je vous exhorte à soutenir franchement cette guerre, puisque vous habitez au milieu des Barbares dont vous avez déjà tant souffert. Il faut que vous donniez l’exemple aux alliés ; que vous fournissiez les moyens de poursuivre promptement et vivement les ennemis en attendant le retour des exprès que j’ai envoyés demander des fonds à Lacédémone. Ce qui restait en caisse, Lysandre, avant son départ, l’a rendu à Cyrus, comme superflu. Ce prince, chez qui je me suis présenté, a toujours différé son audience ; je ne puis me déterminer à retourner sans cesse à la porte du palais. Je vous promets que si nous remportons quelque avantage jusqu’à ce qu’il nous vienne des fonds de Lacédémone, vous ne vous repentirez pas de votre zèle. Montrons aux Barbares que, sans nous prosterner devant eux, nous pouvons châtier nos ennemis. »

Dès qu’il eut cessé de parler, plusieurs se levèrent ; ceux particulièrement qu’on accusait d’être de la faction de Lysandre, inspirés par la crainte, indiquèrent des moyens de trouver des fonds, et s’engagèrent en particulier pour une somme. Avec cet argent, joint aux cinq drachmes que les habitans de Chio fournirent à chaque soldat, il fit voile vers Méthymne, ville ennemie ; les habitans lui en refusèrent l’entrée. Ils avaient une garnison athénienne, et les meneurs tenaient pour Athènes. Il l’assiége, et s’en rend maitre. Tout ce qui s’y trouva fut pillé. Quant aux esclaves, Callicratidas les rassembla sur la place publique ; les alliés voulaient qu’avec eux on vendît aussi les Méthymnéens. Il déclara que sous son généralat nul Grec ne serait asservi, qu’il s’y opposerait de tout son pouvoir.

Le lendemain, il congédia, avec la garnison athénienne, tout ce qui était de condition libre ; les prisonniers serfs furent tous vendus à l’encan. Il fit dire ensuite à Conon, que bientôt il lui retirerait une domination usurpée sur les mers, et le voyant, au point du jour, gagner le large, il se mit à sa poursuite et lui coupa chemin, pour l’empécher de rentrer dans Samos. Conon fuyait avec d’excellens voiliers, après avoir choisi dans ses nombreux équipages quelques-uns des meilleurs rameurs. Il se sauva donc à Mitylène, ville de Lesbos, avec Érasinide et Léon. Callicratidas avait suivi sa trace avec cent soixante-dix galères ; il se dirige vers le port en même temps que lui. Conon, se voyant prévenu, fut contraint de risquer un combat naval, où il perdit trente vaisseaux, dont les hommes se sauvèrent à terre ; il lui en restait quarante, qu’il mit à sec, à l’abri des murailles de la ville. Callicratidas, entré dans le port et maître de l’embouchure, fit venir du côté de la terre tout le peuple de Méthymne et d’autres troupes encore de Chio, pour le bloquer de toutes parts. Sur ces entrefaites, il lui vint de l’argent de la part de Cyrus.

Conon, assiégé par mer et par terre, ne pouvant tirer de vivres de Méthymne, qui avait tant d’hommes à nourrir, délaissé d’ailleurs par les Athéniens, qui ignoraient sa position, mit en mer deux de ses meilleurs voiliers, les arma, avant le jour, de rameurs choisis sur la flotte, remplit de soldats le fond du vaisseau, et, pour mieux cacher l’équipage, déploya tout ce qu’il avait de peaux et d’autres couvertures.

Le jour, telle était la manœuvre ; le soir, aux approches de la nuit, il les faisait descendre à terre, pour que l’ennemi ne pénétrât point ses desseins. Le cinquième jour, sur le midi, voyant que, des matelots, les uns montaient la garde négligemment, que les autres se reposaient, il sortit du port, après avoir suffisamment approvisionné ses galères, dont l’une gagna l’Hellespont, et l’autre la pleine mer. Aussitôt les matelots de sonner l’alarme, de couper les ancres, de quitter précipitamment et en désordre le rivage où ils dînaient alors. Ils poursuivent la galère qui avait gagné la pleine mer ; ils l’atteignent au soleil couchant, la combattent, s’en rendent maîtres, la remorquent et l’amènent à leur flotte avec l’équipage. Celle qui avait pris la route de l’Hellespont se sauva, et alla porter à Athènes la nouvelle de la flotte assiégée. Diomédon vient au secours de Conon, entre avec douze vaisseaux dans le golfe de Mitylène. Callicratidas le charge à l’improviste, en prend dix, et le contraint de fuir avec les deux autres.

Cependant les Athéniens, informés de ce nouvel échec, joint au siège de la flotte, décrétérent un nouveau secours de cent-dix vaisseaux ; tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, libres ou esclaves, s’y embarquèrent avec une grande partie de la cavalerie. Dans l’espace d’un mois, la flotte est équipée. Ils se mettent en mer, ils arrivent à Samos, qui leur donne dix galères ; les autres alliés en fournirent plus de trente, tous montés par réquisition, mode qu’on employa pour tous les vaisseaux qui leur vinrent d’ailleurs. La flotte s’éleva à plus de cent cinquante voiles.

Bientôt Callicratidas apprend que la flotte athénienne est à Samos ; il laisse Étéonice au siège avec cinquante galères, se met en mer avec cent vingt autres, et va souper au cap Malée de Lesbos, vis-à-vis de Mitylène. Le hasard voulut que les Athéniens soupassent aux Arginuses, situées en face de la partie de Lesbos qui est près du cap Malée.

La nuit, il aperçoit des feux ; on l’informe qu’ils partent du camp athénien ; vers minuit, il remonte sur ses vaisseaux pour tomber sur eux à l’improviste ; mais une pluie abondante et le tonnerre suspendirent l’exécution de son projet. La tempête calmée, il vogua au point du jour vers les Arginuses. Les Athéniens, de leur côté, s’avançaient en pleine mer ; leur gauche, rangée dans l’ordre suivant, rencontre l’ennemi ; à cette aile gauche, Aristocrate, chef de toute la flotte, commandait quinze vaisseaux, et Diomédon quinze autres sur la même ligne. Les vaisseaux commandés par Périclès étaient postés derrière ceux d’Aristocrate ; ceux d’Érasinide, derrière ceux de Diomédon. Au centre, et toujours sur la méme ligne, étaient dix vaisseaux samiens, commandés par le Samien Hippéus, puis dix galères des taxiarques ; les trois galères des navarques et autres appartenant aussi aux alliés, occupaient le poste derrière les Samiens et les taxiarques. Protomachus, commandant de l’aile droite, avait quinze galères ; Thrasyle, près de lui, en commandait un même nombre. Lysias était placé avec quinze galères derrière Protomachus, et Aristogène derrière Thrasyle. Ils avaient adopté cet ordre pour empêcher que la ligne ne fût coupée ; car leur flotte voguait difficilement.

Les vaisseaux lacédémoniens, plus légers dans leur course, étaient tous sur une seule ligne, disposés à enfoncer ou à investir ceux des ennemis. Callicratidas commandait l’aile droite. Son pilote, Hermon de Mégare, voyant que la flotte athénienne était beaucoup plus nombreuse, lui représenta qu’il ferait sagement d’éviter le combat. « Eh ! qu’importe ma mort à la république ? il me serait honteux de fuir. »

On se battit long-temps, d’abord serrés et ligne contre ligne, ensuite dispersés. Callicratidas, du premier choc de son vaisseau, tomba dans la mer, qui l’engloutit : bientôt son aile gauche est enfoncée par l’aile droite de Protomachus. Une partie des Péloponnésiens fuit à Chio ; le plus grand nombre se retira dans la Phocide.

Les Athéniens retournèrent en Arginuse : ils avaient perdu vingt-cinq galères et leurs équipages, à l’exception d’un petit nombre qui prirent terre. Mais du côté des Péloponnésiens, sur dix vaisseaux lacédémoniens, neuf étaient péris : leurs alliés en perdirent plus de soixante.

Cependant les généraux athéniens avaient ordonné aux triérarques Théramène et Thrasybule, et à quelques taxiarques, d’aller avec quarante-six vaisseaux enlever les débris et les naufragés, tandis qu’on voguerait avec le reste contre Étéonice, qui tenait Conon assiégé devant Mitylène. Mais comme ils se disposaient à exécuter cet ordre, une violente tempête les en empêcha : ils restèrent aux Arginuses, où ils dressèrent un trophée. Étéonice, averti, par un brigantin de l’issue du combat naval, le renvoya en recommandant à l’équipage de se retirer en silence, sans parler à personne ; puis de revenir soudain, couronnés de fleurs, et criant que Callicratidas était vainqueur, que la flotte athénienne était entièrement défaite. Ils annoncent la prétendue victoire : déjà ils ont quitté le port. Étéonice offre des sacrifices d’actions de grâces, ordonne aux soldats de souper, aux marchands de charger sans bruit leurs marchandises, à ses galères, secondées par un vent favorable, de prendre la route de Chio. Pour lui, il brûla son camp et gagna Méthymne avec l’armée de terre.

Après sa retraite, Conon, tirant ses galères en mer, vint par un bon vent rencontrer l’armée navale athénienne, qui cinglait des Arginuses, et lui raconta le stratagème d’Étéonice. Les Athéniens voguèrent à Mitylène, de là à Chio, puis regagnèrent Samos, sans avoir rien fait de remarquable.


CHAPITRE VII.


Cependant Athènes avait cassé tous ses généraux, excepté Conon, qui eut pour adjoints Adimante et Philoclès. Entre les généraux qui avaient combattu la flotte de Callicratidas, Protomachus et Aristogène ne revinrent point à Athènes ; six autres, Périclès, Diomédon, Lysias, Aristocrate, Thrasyle, Érasinide, n’y furent pas plutôt arrivés, qu’Archédème, gouverneur de Décélie, et jouissant alors d’un grand crédit dans Athènes, proposa une amende contre Érasinide, à qui il en voulait : il l’accusa dans le tribunal d’avoir détourné l’argent des tributs de l’Hellespont : il l’accusait encore d’autres malversations commises pendant son généralat. Les juges ordonnèrent d’emprisonner Érasinide.

Les autres généraux entretinrent ensuite le sénat du combat naval et de la violence de la tempête. Timocrate opine à les livrer au peuple chargés de chaînes : le sénat se rend à son avis ; le peuple s’assemble. Théramène, entre autres, les accuse, demande qu’ils expliquent pourquoi ils n’ont point enlevé les corps de ceux qui étaient naufragés ; et pour preuve que ces généraux ne chargeaient aucun de leurs collègues, il lut la lettre qu’ils avaient adressée au sénat et au peuple, où ils ne s’en prenaient qu’à la tempête.

On refuse à ces infortunés, pour leur défense, le temps accordé par la loi ; chacun d’eux en particulier raconte le fait en peu de mots. Occupés à la poursuite de l’ennemi, ils avaient confié l’enlèvement des naufragés à d’habiles triérarques, à des hommes qui venaient de commander, à Théramène, Thrasybule et autres principaux officiers ; que s’il fallait accuser quelqu’un, c’était sans doute ceux qu’on avait chargés de ce soin. Cependant, ajoutèrent-ils, ils ont beau nous dénoncer, nous ne trahirons point la vérité, nous ne prétendrons pas qu’ils soient coupables : la violence seule de la tempête a empêché l’enlèvement des morts. Ils prenaient à témoin de ce qu’ils disaient les pilotes et d’autres compagnons d’armes. Ce discours persuada si bien le peuple, que plusieurs particuliers se levèrent et s’offrirent pour cautions. Mais on fut d’avis de renvoyer l’affaire à une autre assemblée, parce qu’il se faisait tard et qu’on ne distinguait plus de quel côté était la pluralité : le sénat tracerait par un décret préparatoire la marche a suivre dans le jugement des prévenus.

Survint la fête des Apaturies, où l’on s’assemble par familles. Les amis de Théramène avaient aposté pour ce jour, des hommes qui parurent à l’assemblée, rasés et vétus d’habits de deuil, comme parens de morts. Ils déterminèrent Callixène à accuser les généraux en plein sénat. Ils convoquèrent ensuite une assemblée où le sénat, conformément à la rédaction de Callixène, ordonna que « puisque dans la dernière séance en avait entendu les accusations et les défenses, les Athéniens iraient aux voix par tribus ; que dans chaque tribu deux urnes seraient placées ; un héraut y publierait que ceux qui trouveraient les généraux coupables de n’avoir pas enlevé les corps des vainqueurs, missent leur caillou dans la première urne ; que ceux d’un avis contraire le jetassent dans la seconde ; que s’ils étaient jugés coupables, on les punirait de mort, on les livrerait aux onze, on confisquerait leurs biens, en en verserait le dixième dans le temple de Minerve. » Parut un homme qui dit s’être sauvé du naufrage sur un tonneau de farine ; ses compagnons d’infortune l’avaient chargé, s’il échappait, de déclarer au peuple que les généraux n’avaient point enlevé les corps des braves défenseurs de la patrie.

Quelques-uns accusèrent Callixène comme auteur d’un décret contraire aux lois ; l’accusation fut appuyée par Euryptoléme, fils de Pisianax, et quelques autres. Alors on s’écrie qu’il est affreux d’ôter au peuple le pouvoir de faire ce qu’il veut. Si l’on ne laisse pas à l’assemblée tous ses droits, ajoute Lycisque, que l’on comprenne les opposans dans le même jugement que les généraux. Nouveau tumulte de la multitude : Euryptolème et ses partisans se désistent de leur poursuite contre Callixène. Cependant les prytanes protestent qu’ils ne souffriront pas un mode de voter contraire à la loi : Callixène remonte à la tribune pour les envelopper dans la condamnation des généraux. « Décret d’accusation contre les opposans ! s’écrie-t-on. Les prytanes consternés consentent tous au mode de voter, excepté Socrate, fils de Sophronisque : ce sage déclara qu’il ne s’écarterait point de la loi. Euryptoléme alors montant a la tribune, parla ainsi en faveur des généraux :

« Athéniens, leur dit-il, Diomédon et Périclès sont tous deux mes amis ; le dernier est mon parent : je parais à cette tribune pour leur faire quelques reproches, pour les justifier si je puis, et pour vous donner le conseil qui me semble le plus conforme à l’intérêt de toute la république.

« Je reproche aux accusés d’avoir dissuadé leurs collègues, qui voulaient informer le sénat et le peuple, que Théramène et Thrasybule, chargés par eux de recueillir avec quarante-sept vaisseaux les morts et les débris, n’avaient pas rempli leur mission. Ils subissent maintenant une accusation en commun pour la faute de ces deux hommes : punis de leur faiblesse, ils courent risque de succomber eux-mêmes aux intrigues des coupables et de leurs partisans. Mais non, Athéniens, non, ils ne succomberont pas, si vous m’en croyez, si vous respectez les lois divines et humaines, moyen salutaire pour connaître la vérité, et pour vous épargner le tardif repentir d’un attentat commis envers les dieux et envers vous. Il est un moyen que je vous conseille, pour que personne ne soit trompé, pour que vous punissiez avec connaissance de cause, et à votre gré, ou tous les accusés ensemble, ou chacun d’eux en particulier : donnez-leur seulement un jour pour leur défense ; ne vous fiez pas à l’animosité de vos ennemis plus qu’à votre propre équité.

« Vous le savez tous, Athéniens, il existe un sévère décret de Cannon, qui porte qu’un accusé du crime de lèse-nation se défendra, chargé de fers, en présence du peuple ; que s’il est condamné, il sera puni de mort, son corps jeté dans le barathrum, ses biens confisqués, et la dixième partie consacrée à Minerve. Je demande que les généraux soient jugés suivant ce décret, et même mon parent Périclès tout le premier, si vous le trouvez bon ; car je rougirais de préférer ce parent à la patrie. Jugez-les, si vous voulez, d’après la loi établie contre les sacriléges et les traîtres. Elle porte que quiconque aura trahi la république ou volé les choses saintes, sera jugé par un tribunal ; que s’il est condamné, il sera inhumé hors de I’Attique et ses biens confisqués. Que chacun des accusés soit jugé d’après celle de ces deux lois qui vous plaira. On divisera le jour en trois parties : dans la première, vous vous rassemblerez pour prononcer s’il y a lieu à accusation ou non ; la seconde sera pour entendre les charges ; la troisième pour la défense. En suivant cette marche, les coupables subiront un terrible châtiment ; les innocens absens ne périront pas victimes de l’injustice : vous, Athéniens, vous jugerez d’après la loi et selon votre conscience, et vous ne combattrez pas pour les Lacédémoniens, en faisant périr contre la loi et sans jugement des hommes qui les ont vaincus et qui leur ont enlevé soixante-dix vaisseaux.

« Qui vous force à tant de précipitation ? craignez-vous de ne pouvoir perdre ou absoudre à votre gré si vous jugez légalement, et non selon le vœu de Callixène, qui a déterminé le sénat à proposer au peuple le décret portant qu’ils seront compris dans un seul et même jugement ? Si par hasard vous condamniez à mort un seul innocent, et qu’il vous arrivât de vous en repentir, réfléchissez combien votre erreur serait inutile et triste : que serait-ce si elle tombait sur des hommes tels que vos généraux ? Quoi ! un Aristarque, qui d’abord abolit la démocratie, qui ensuite livra Oénoé aux Thébains vos ennemis, aura obtenu de vous un jour pour sa défense et les autres privilèges de la loi, et vous commettriez la criante injustice de les refuser à des généraux qui ont comblé vos vœux et vaincu l’ennemi ! Non, Athéniens, non ; mais vous respecterez vos lois, causes premières de votre grandeur ; vous ne vous écarterez point de ce qu’elles prescrivent.

« Revenons, je vous prie, aux faits qui semblent déposer contre les généraux. Lorsque après la victoire on eut relâché à bord, Diomédon était d’avis d’aller avec toute la flotte, en s’étendant sur les ailes, recueillir les morts et les débris du naufrage ; Erasinide voulait qu’on réunît toutes ses forces pour attaquer sur-le-champ les ennemis postés devant Mitylène ; Thrasyle pensait que ces deux opérations réussiraient, en détachant une partie des vaisseaux et conduisant le reste à l’ennemi. Ce dernier avis ayant prévalu, il fut décidé que chacun des huit généraux donnerait de sa division trois galères, qui, avec dix des taxiarques, dix des Samiens et trois des navarques, formeraient un nombre de quarante-sept ; quatre pour chacune des douze submergées. On laissait pour l’exécution du plan les triérarques Thrasybule et Théramène, ce même Théramène qui accusait les généraux dans la première assemblée. Le reste de la flotte vogua vers Mitylène.

« Qu’y avait-il dans tout ceci qui ne fût bien et sagement concerté ? Ceux qu’on avait chargés d’attaquer l’ennemi doivent donc rendre compte des fautes commises dans cette partie : quant à ceux qui avaient ordre d’enlever les débris et les morts, qu’ils soient jugés pour avoir négligé cet ordre. Mais je puis dire en faveur des uns et des autres, que les vents contraires ont empêché l’exécution de ce qui avait été résolu : j’en prends à témoin ceux que le hasard a sauvés, entre autres un de nos généraux qui a échappé au naufrage, et que Callixène veut envelopper dans le même décret, quoiqu’il eût lui-même besoin de secours. Athéniens, ne traitez pas le bonheur et la victoire comme vous traiteriez le malheur et la défaite ; ne punissez pas des hommes de l’irrésistible volonté des dieux ; ne jugez pas comme coupables de trahison ceux que la tempête a mis dans l’impuissance d’obéir. N’est-il pas bien plus juste de couronner des vainqueurs, que de leur donner la mort pour complaire a des méchans ? »

Il termina, en opinant à ce que, suivant le décret de Cannon, les accusés fussent jugés chacun séparément, sans égard à l’avis du sénat qui proposait de les comprendre tous dans un seul et même jugement. On met au voix les deux propositions : celle d’Euryptolème est d’abord acceptée ; mais, sur les protestation et opposition de Ménéclès, on va de nouveau aux voix, on adopte la résolution du sénat, on condamne à mort les huit généraux vainqueurs aux Arginuses : six qui étaient présens furent exécutés ; mais les Athéniens ne tardèrent pas à se repentir. Un décret provoqua les dénonciations contre ceux qui avaient trompé le peuple : ils donneraient des cautions jusqu’au jugement définitif. Callixène était un de ces imposteurs. Quatre autres furent dénoncés et emprisonnés par leurs cautions ; mais avant le jugement, ils s’évadèrent à la faveur d’une sédition où Cléophon périt. Callixène revint ensuite du Pirée à Athènes : il y mourut de faim, universellement détesté.


LIVRE II.


CHAPITRE PREMIER.


Les soldats d’Étéonice, qui étaient à Chio, vécurent durant l’été, tant des fruits du pays que de leurs travaux des champs ; mais l’hiver venu, se voyant dépourvus d’habits, de chaussures, ils se rassemblèrent et ils résolurent de s’emparer de Chio. Il fut arrêté que ceux qui approuveraient ce projet porteraient une canne, afin de se reconnaître entre eux. Étéonice, instruit du complot, hésitait sur le parti qu’il prendrait, à cause du grand nombre des porte-cannes. En les attaquant à force ouverte, il lui paraissait à craindre qu’ils ne courussent aux armes, qu’ils ne s’emparassent de l’île, et que, devenus ennemis et vainqueurs, ils ne perdissent la chose publique. D’un autre côté, il pensait que c’était un parti violent que de tuer tant d’alliés, complices de la conspiration : les Spartiates n’encourraient-ils pas la haine des autres Grecs ? Pour lui, ne s’aliènerait-il point l’esprit de ses soldats ? Dans cette conjoncture, il prend quinze hommes armés de poignards : en se promenant dans la ville il rencontre un homme qui avait mal aux yeux, et qui, une canne à la main, sortait du laboratoire d’un médecin : il le tue. Grand tumulte ; on demande pourquoi il a été tué. Étéonice fait publier que c’est parce qu’il portait une canne. La nouvelle s’en répand ; chaque soldat qui l’apprend craint d’étre surpris avec une canne : les cannes disparaissent. Étéonice convoque ensuite les insulaires et leur demande une somme pour payer les matelots et empêcher toute sédition. Ils n’eurent pas plutôt satisfait à la contribution, qu’il ordonna de remonter sur les vaisseaux ; il visita les soldats, les rassura, les encouragea comme s’il n’eût rien su de la conspiration, puis leur compta la paye d’un mois.

Les habitans de Chio et les autres alliés, s’étant assemblés à Ephèse, résolurent d’envoyer des ambassadeurs à Lacédémone : ils l’informeraient du présent état des choses et demanderaient pour navarque Lysandre, qui, dans l’exercice de ses fonctions, vainqueur à Notium, avait obtenu l’estime des alliés. Ces ambassadeurs partirent accompagnés de ceux de Cyrus, chargés de la même négociation. Comme les Lacédémoniens ne confèrent pas deux fois cette dignité au même citoyen, ils ne donnèrent à Lysandre que le titre de lieutenant ; Aracus eut celui de navarque. La flotte fut confiée à Lysandre, la vingt-cinquième année de la guerre.

La même année, Cyrus tua Autobésace et Mitrée, ses cousins, tous deux fils de la sœur de Darius Nothus, qui avait, ainsi que sa sœur, Artaxerxe Longuemain pour père. Ces deux princes, se trouvant un jour à sa rencontre, n’avaient pas caché leurs mains dans les manches de leur robe, honneur qui ne se rend qu’au roi. Ces manches étant plus longues que la main, quand on l’y tient renfermée, on ne peut agir. Hiéramène et sa femme ayant représenté à Darius qu’il se déshonorerait s’il fermait les yeux sur un pareil excès, ce prince feignit d’être malade, et lui envoya des courriers pour lui signifier son rappel.

L’année suivante, sous l’éphorat d’Archytas, et sous l’archontat d’Alexius, Lysandre vint à Éphèse ; il y manda de Chio Étéonice avec ses galères, y rassembla toutes celles éparses en différents parages, pour les radouber, tandis qu’on en construirait d’autres à Antandre. De là, il alla demander de l’argent à Cyrus. Ce prince, après lui avoir dit qu’il avait employé même au-delà des fonds accordés par le roi, et avoir montré ce qu’il avait fourni à chaque navarque, le satisfit néanmoins. Avec ces fonds, Lysandre créa de nouveaux triérarques et paya ce quiétait dû aux matelots. Les généraux athéniens, de leur côté, équipaient leur flotte à Samos.

Sur ces entrefaites, arrive à Cyrus un courrier ; il lui apprend que son père est malade à Thamnérie, canton de Médie, voisin des Cadusiens révoltés, avec qui il est en guerre, et qu’il le rappelle. Cyrus mande Lysandre à Sardes. Lysandre s’y rend ; Cyrus lui défend de livrer bataille à moins qu’il ne soit de beaucoup plus fort que l’ennemi ; le roi et lui avaient assez d’argent pour armer une puissante flotte. il lui délégua tous les tributs que lui payaient les villes de son gouvernement, lui fit présent des fonds qui lui restaient ; et après l’avoir assuré de son affection pour les Lacédémoniens, et pour lui en particulier, il partit pour la haute Asie.

Après le départ de Cyrus, qui l’avait comblé de largesses, Lysandre paya ses troupes, cingla en Carie vers le golfe Céramique, assiégea Cédrée, ville alliée des Athéniens, à demi peuplée de Barbares, la prit dans l’attaque du lendemain et la livra au pillage. De là, il fit voile à Rhodes. Cependant les Athéniens, partis de Samos, ravageaient les côtes d’Asie, et voguant vers Chio et vers Éphése, se préparaient au combat, après avoir associé à leurs autres généraux Ménandre, Tydée et Céphisodote.

Lysandre, de son côté, s’avança de Rhodes le long de l’Ionie vers l’Hellespont, pour épier les vaisseaux qui en sortaient, et soumettre les villes révoltées ; tandis que les Athéniens allaient à Chio, prenant le large, pour éviter les côtes qui étaient ennemies. Il marcha ensuite d’Abyde à Lampsaque, alliée des Athéniens. Des Abydéniens et d’autres encore le suivaient par terre, sous le commandement du Lacédémonien Thorax. Il assiégea et emporta d’assaut cette place opulente, abondante en vin, blé et autres provisions. Tout fut livré au pillage : on épargna toutes les personnes de condition libre. Les Athéniens qui suivaient ses traces, mouillèrent au port d’Éléonte, dans la Chersonèse, avec cent quatre-vingts galères. ils y dînaient lorsqu’on leur apprit la prise de Lampsaque. Aussitôt ils gagnèrent Seste, s’y approvisionnèrent, puis abordèrent vis-à-vis de Lampsaque à Égospotamos, où l’Hellespont n’a que quinze stades de largeur. Ce fut la qu’ils soupèrent. La nuit suivante, à la pointe du jour, Lysandre fit dîner ses troupes, les embarqua, les munit de tout ce qui était nécessaire pour un combat naval, arma de mantelets les flancs des galères, avec défense de remuer de son poste et de prendre le large. Les Athéniens, au lever du soleil, tournèrent vers le port le front de leur armée, comme pour livrer bataille ; mais voyant que Lysandre ne faisait aucun mouvement, et que la nuit approchait, ils revinrent à Egospotamos. Lysandre ordonna aux plus légères de ses galères de les suivre, d’observer ce qu’ils feraient sur le rivage, et de revenir promptement lui en donner nouvelle : ce n’était qu’à leur retour qu’il permettait à ses soldats de débarquer. Il garda la même contenance pendant quatre jours, laissant les Athéniens voltiger vers lui.

Alcibiade, qui de son fort vit les Athéniens établis sur un rivage découvert, n’ayant aucune ville de retraite, tirant leurs vivres de Seste, à quinze stades de leur flotte, tandis que l’ennemi dans un bon port était près d’une ville où il ne manquait de rien, leur représenta qu’ils n’étaient pas avantageusement postés, et les engagea à regagner Seste, qui leur offrait un port et une ville. Quand vous y serez fixés, leur dit-il, vous combattrez dès qu’il vous plaira. Mais les généraux, particulièrement Ménandre et Tydée, lui ordonnèrent de se retirer, en observant que ce n’était pas lui, mais eux qui commandaient. Alcibiade se retira.

Au cinquième jour de ces excursions de la flotte athénienne contre celle des Lacédémoniens, Lysandre envoya à la découverte : « Aussitôt, dit-il à ses émissaires, que vous verrez l’ennemi débarqué et répandu dans la Chersonèse (ce qu’il fait, avec une hardiesse qui s’accroît de jour en jour, autant pour acheter au loin des vivres, que par mépris pour votre général, qui ne s’avance point en pleine mer), revenez vers moi, tenant au milieu du trajet le bouclier levé. » Ils exécutèrent ponctuellement ses ordres. Le signal ne fut pas plutôt donné, qu’il vogua contre eux à toutes rames, suivi de Thorax et de son infanterie. Conon, le voyant arriver, fit sonner l’alarme, pour qu’on vînt en diligence au secours de la flotte ; mais l’équipage était dispersé ; tel vaisseau n’avait que deux rameurs, tel autre qu’un ; plusieurs étaient entièrement abandonnés ; celui de Conon, accompagné de sept autres et du Paralien, prirent le large avec les rameurs dont ils étaient pourvus. Lysandre saisit sur le rivage le reste de la flotte, et prit à terre la plupart des hommes : quelques-uns se réfugièrent dans les bourgades voisines.

Conon, échappé avec les neuf vaisseaux. voyant tout perdu pour les Athéniens, gagna Abaruide, promontoire de Lampsaque, où il dépouilla quelques galères de Lysandre de leurs grandes voiles, et avec huit vaisseaux se retira vers Évagoras, à Cypre, tandis que le Paralien portait à Athènes la nouvelle de la défaite.

Lysandre emmena les prisonniers, les galères et tout le reste du butin à Lampsaque. Parmi les généraux pris, on comptait Adimante et Philoclès. Ce jour-là même il envoya Théopompe, corsaire milésien, instruire Lacédémone de ce qui venait de se passer ; mission que Théopompe remplit en trois jours. Ensuite il assembla les alliés et les pressa de délibérer sur le sort des prisonniers athéniens. On les accusa des excès qu’ils avaient commis, et de ceux qu’ils avaient résolu, en pleine assemblée, de commettre : s’ils eussent vaincu, ils coupaient la main droite à tous ceux qui tombaient vifs en leur pouvoir. De plus, après s’être rendus maîtres de deux galères, l’une d’Andros, l’autre de Corinthe, ils en avaient précipité les captifs dans la mer ; et ce crime était l’ouvrage du général athénien Philoclès.

Après beaucoup de charges entendues, la peine de mort fut prononcée contre tous les prisonniers athéniens, à la réserve d’Adimante, qui seul s’était opposé à l’horrible décret, et que même quelques-uns accusaient d’avoir livré la flotte. Avant de mettre Philoclès à mort, Lysandre lui demanda de quel supplice était digne l’homme qui avait précipité du haut d’un roc les Athéniens et les Corinthiens, et violé, à l’égard des Grecs, les lois de la sainte équité.


CHAPITRE II.


Après avoir réglé les affaires de Lampsaque, il vogua vers Byzance et vers Chalcédoine, qui lui ouvrirent leurs portes, à condition qu’il ne serait fait aucun mal à la garnison athénienne. Ceux qui avaient livré la première de ces places à Alcibiade, se réfugiérent vers le Pont-Euxin, ensuite à Athènes, où ils eurent le droit de bourgeoisie. Lysandre y renvoya la garnison et tout ce qu’il rencontra d’Athéniens ailleurs, en leur donnant un passe-port pour cette ville seulement, persuadé que plus l’affluence serait grande dans Athènes et au Pirée, plus tôt ils auraient la famine. Dès qu’il eut nommé le Lacédémonien Sthénélaüs, harmoste de Byzance et de Chalcédoine, il retourna à Lampsaque, pour radouber ses vaisseaux.

Cependant le Paralien arrive de nuit : la nouvelle désastreuse se publie ; des gémissemens la portent du Pirée et de ses longs murs jusque dans la ville ; elle passe de bouche en bouche. Cette nuit, personne ne dormit, ils pleuraient les morts ; surtout ils s’attendaient aux mauvais traitemens qu’ils avaient exercés envers Mélos, colonie lacédémonienne emportée d’assaut, envers les Histiens, les Scionéens, les Toronéens, les Éginètes, et envers beaucoup d’autres Grecs. Le lendemain, assemblée générale : on y arrête qu’on bouchera tous les ports, un seul excepté ; qu’on réparera les brèches, qu’on fera partout bonne garde, qu’enfin on se disposera à soutenir un siège.

Tandis qu’ils s’occupaient des préparatifs nécessaires, Lysandre arriva de l’Hellespont à Lesbos avec deux cents voiles, donna une constitution aux villes de l’île, entre autres à Mitylène, et dépécha Étéonice avec dix vaisseaux vers celles de Thrace, qui toutes embrassèrent le parti de Lacédémone : le reste de la Grèce, aussitôt après le combat naval, avait abandonné Athènes ; les Samiens seuls s’étaient maintenus dans leur démocratie en égorgeaut les nobles.

Il informa ensuite sa république et Agis qui était à Décélie, qu’il approchait avec une flotte de deux cents voiles. Aussitôt les Lacédémoniens et les autres Péloponnésiens, les Argiens exceptés, se lèvent en masse à l’ordre de Pausanias, l’un des rois de Sparte. Dès qu’ils furent tous rassemblés, Pausanias se mit à leur tête, et vint camper près d’Athènes, dans le gymnase qu’on appelle Académie.

Lysandre arrivé à Égine, en remit en possession ses anciens habitans, dont il enrôla le plus possible. Les Méliens et autres bannis jouirent de la même faveur. Il saccagea ensuite Salamine, et aborda avec cent cinquante voiles au Pirée, où dès lors aucun navire ne put entrer. Les Athéniens, assiégés par terre et par mer, ne savaient quel parti prendre : dénués de vaisseaux, d’alliés, de vivres, ils croyaient tout perdu, s’attendaient aux mauvais traitemens qu’ils avaient exercés non pour venger des injures reçues, mais pour emportement, contre de petites bourgades dont le seul crime était d’avoir marché sous les étendards lacédémoniens. Ils rendirent donc aux citoyens flétris tous leurs droits, et soutinrent le siège sans parler de capituler, quoique la famine tuât beaucoup de monde dans la ville.

Cependant, quand le blé vint à manquer entièrement, on dépêcha vers Agis ; on voulait l’alliance des Lacédémoniens, en conservant les murs et le Pirée : à ces conditions la paix serait conclue. Il dit aux députés d’aller à Sparte, comme n’ayant pas le pouvoir de traiter. Les députés portent cette réponse aux Athéniens, qui les envoient à Sparte. Arrivés à Sellasie, ville frontière, les éphores entendant les mêmes propositions que celles déjà faites à Agis, leur ordonnent de se retirer, et de revenir après une plus mûre délibération s’ils désiraient la paix. Les députés retournent, exposent le résultat de leur négociation : le découragement s’empare des esprits ; la servitude semblait à tous inévitable : et d’ailleurs, jusqu’au retour de nouveaux députés, combien de citoyens périraient par la famine ! Personne n’osait proposer la démolition des murs, depuis qu’on avait emprisonné Archestrate, pour avoir dit en plein sénat que le meilleur parti était d’accepter la paix aux conditions offertes par les Lacédémoniens. Or ils proposaient d’abattre dix stades de l’un et de l’autre côté des longues murailles, et un décret interdisait toute délibération à ce sujet.

Telle était la position des affaires, lorsque Théramène dit dans l’assemblée, que si on le députait vers Lysandre, il serait en état de déclarer, à son retour, si Lacédémone veut démanteler Athènes, pour l’asservir, ou par mesure de sûreté. On l’envoya ; mais son séjour près de Lysandre dura plus de trois mois. Il attendait que les Athéniens, entièrement dépourvus de subsistances, fussent disposés à un accommodement quelconque. De retour au quatrième mois, il assura ses concitoyens que Lysandre l’avait retenu jusqu’alors, et qu’à la fin il l’envovait à Lacédémone, la ratification du traité ne dépendant point de lui, mais des éphores. Sur cela, Théramène fut nommé, lui dixième, pour aller à Lacédémone, avec plein pouvoir. Cependant Lysandre envoya aux éphores une députation de Lacédémoniens, ayant avec eux Aristote, exilé d’Athènes. Il avait dit à Théramène que les éphores étaient arbitres de la paix et de la guerre, et il les en prévenait.

Théramène et ses collègues arrivent à Sellasie ; on les interroge sur l’objet de leur mission ; ils déclarent qu’ils ont plein pouvoir de traiter de la paix. Les éphores ordonnent de les introduire dans l’assemblée : ils entrent. Des Corinthiens, des Thébains surtout et beaucoup d’autres Grecs, sentiment qu’il fallait non faire la paix avec les Athéniens, mais les exterminer.

Les Lacédémoniens, au contraire, déclarèrent qu’ils ne détruiraient jamais une ville qui, dans les circonstances les plus critiques, avait si bien mérité de la Grèce. La paix fut donc conclue, aux conditions qu’on démolirait les fortifications du Pirée et les longs murs qui joignaient le port à la ville ; que les Athéniens livreraient toutes leurs galères à la réserve de douze ; qu’ils rappelleraient leurs exilés et feraient ligue offensive et défensive avec les Lacédémoniens, s’engageant à les suivre par terre et par mer.

Les députés retournèrent à Athènes. A leur entrée, une foule innombrable les assiège : on appréhendait qu’il n’y eût rien de conclu ; on ne pouvait plus tenir, la famine exerçait ses ravages. Le lendemain, les députés annoncent à quelle condition les Lacédémoniens font la paix. Théramène, qui portait la parole, leur dit qu’il fallait obéir et abattre les murs. Quelques-uns ouvrent un avis contraire, mais la majorité se déclarant pour Théramène, on décida que la paix serait acceptée. Lysandre alla ensuite au Pirée, suivi des bannis ; les murs furent démolis au son des flûtes : l’allégresse était générale ; ce jour semblait pour tous les Grecs l’aurore de la liberté.

Ainsi finit cette année, au milieu de laquelle Denys de Syracuse, fils d’Hermocrate, saisit les rênes de l’empire, après une défaite des Carthaginois, qui avaient pris auparavant Agrigente, abandonnée des Siciliens, faute de vivres.


CHAPITRE III.


L’année suivante, que l’on appelle anarchique, la première de l’olympiade où Crocinas, Thessalien, remporta le prix du stade, sous l’éphorat d’Eudique à Sparte, sous l’archontat de Pythodore, que les Athéniens ne nomment pas parce qu’il fut élu sous les Trente, l’oligarchie s’établit ainsi. Le peuple décida qu’on élirait trente citoyens qui rédigeraient les lois, base d’un nouveau gouvernement. On élut Polyarchès, Critias, Mélobius, Hippoloque, Euclide, Hiéron, Mnésiloque, Chrémon, Théramène, Arésias, Dioclès, Phédrias, Chérélée, Anétie, Pison, Sophocle, Ératosthène, Chariclès, Onomaclès, Théognis, Æschine, Théogène, Cléomède, Érasistrate, Phidon, Dracontide, Eumathe, Aristote, Hippomaque, Mnésithide. L’élection faite, Lysandre marcha contre Samos ; Agis ramena de Décélie son infanterie, et licencia les troupes alliées.

A la même époque, remarquable par une éclipse de soleil, le Phéréen Lycophron se rendit maître absolu de la Thessalie, après un combat sanglant, où furent vaincus ceux des Thessaliens qui s’opposaient à ses projets, les Larisséens et d’autres.

Dans le même temps encore, Denys, tyran de Sicile, perdit une bataille contre les Carthaginois, qui lui enlevèrent Gèle et Camarine. Peu après, les Léontins quittérent Denys et les Syracusains, pour se rétablir dans leur ville ; aussitôt Denys envoya de la cavalerie après eux jusqu’à Catane.

Cependant ceux de Samos, pressés de tous côtés par Lysandre, commençaient à délibérer sur un projet de capitulation, lorsqu’ils virent ce général sur le point de les forcer. Ils se rendirent donc, à condition que chaque homme libre emporterait un habit ; le reste serait à la discrétion du vainqueur. Ils sortirent en cet état. Lysandre rendit à la ville ses anciens habitans, leur donna tout ce qui s’y trouvait, y établit un régime décemviral, puis congédia la flotte des alliés. Pour lui, il retourna à Sparte avec les vaisseaux lacédémoniens et ceux du Pirée, à l’exception de douze, emportant les éperons de tant d’autres qu’il avait pris, les couronnes dont les villes avaient en particulier honoré son courage, quatre cent soixante-dix talens, qui restaient des revenus que lui avait assignés Cyrus pour les frais de la guerre, sans parler du butin qu’il avait fait dans ses différentes campagnes. Tout cela fut remis aux Lacédémoniens sur la fin de l’été qui vit finir la guerre du Péloponnése ; elle avait duré vingt-huit ans et six mois, pendant lesquels Sparte eut les éphores dont voici la série.

Le premier fut Ænésias, sous qui la guerre commença, l’an quinzième des trèves de trente ans, depuis la prise de l’Eubée. Il eut pour successeurs, Brasidas, Isanor, Sostratide, Hexarque, Agésistrate, Angénide, Onomaclès, Zeuxippe, Pityas, Plistole, Clinomaque, Ilarque, Léon, Chéridas, Patésiadas, Cléosthéne, Lycarius, Épérate, Onomantius, Alexippidas, Misgolaïdas, Isias, Aracus, Évarchippe, Pantaclée, Pityas, Architas, Eudique. Ce fut sous l’éphorat de ce dernier que Lysandre se signala par les exploits que je viens de raconter, puis revint avec sa flotte en Laconie.

Les Trente furent élus aussitôt après la démolition du Pirée et des longues murailles : nommés pour rédiger les lois constitutionnelles, ils différaient ce travail ; ils créaient un sénat et des magistrats de leur bord. Tous ceux que l’on connaissait sous la démocratie, vivant de dénonciations et mal vus des honnêtes gens, ils les emprisonnaient, ils les condamnaient à mort. Le sénat prononçait volontiers leur sentence ; et ceux qui n’avaient point de reproches à se faire, n’en étaient point fâchés. Mais bientôt les gouvernans délibérèrent sur les moyens de s’assurer une autorité absolue. Ils envoyérent donc à Lacédémone Æschine et Aristote : par leur entremise, ils déterminèrent Lysandre à employer tout son crédit pour qu’il leur vînt garnison, jusqu’a ce qu’ils eussent purgé la république des mauvais citoyens, et donné une constitution. Ils s’engageaient à nourrir la garnison. Lysandre, cédant à leurs vœux, obtint qu’on leur envoyât l’harmoste Callibius avec des troupes ; ces troupes arrivent. Ils rendent à Callibius toute sorte de soins, afin qu’il loue tout ce qu’ils feront. Callibius, de son côté, leur envoyait les satellites qu’ils voulaient. Ils saisissaient non des hommes de néant et des plébéiens, mais ceux qu’ils croyaient décidés à ne souffrir aucune violence et à résister en se mettant à la tête d’un parti puissant.

Dans les premiers temps, Critias et Théramène vécurent en bonne intelligence ; mais le premier commençant à répandre le sang de ce peuple qui l’avait banni, Théramène, d’un avis contraire, lui représenta qu’il n’était pas juste de mettre à mort des hommes honorés du peuple. s’ils n’avaient fait aucun mal aux gens de bien : « Et vous et moi, lui dit-il, que n’avons-nous pas dit et fait pour gagner les bonnes grâces de la multitude ! » Critias, alors encore ami de Théramène, lui répliqua qu’avec la volonté de dominer, il leur était impossible de ne pas se défaire de tout ce qui pourrait nuire : « Si, parce qu’au lieu d’un nous sommes trente, lui dit-il, tu penses que notre pouvoir pour se conserver, exige moins de vigilance qu’un pouvoir absolu, tu es dans l’erreur. » Enfin, comme une foule d’innocens était sacrifiée, comme on se liguait ouvertement, qu’on se demandait avec effroi ce qu’allait devenir la chose publique, Théramène observa que l’oligarchie ne se maintiendrait pas si l’on n’associait au gouvernement un plus grand nombre de citoyens. Dès lors, Critias et ses collègues, qui appréhendaient surtout que les citoyens ne grossissent le parti de Théramène, en choisirent trois mille appelés à gouverner avec eux.

Sur cela, Théramène leur représenta encore combien il était étrange qu’après l’intention manifestée de s’associer les citoyens les plus honnêtes, ils en élussent trois mille, comme si ce nombre était nécessairement celui des gens honnêtes, comme s’il était impossible qu’il y eût hors de la des gens de bien, impossible qu’il y eût parmi eux des méchans. Ensuite, leur ajoutait-il, je vous vois faire deux choses très opposées : vous établissez une domination violente et hors d’état de se soutenir contre ceux que vous voulez assujettir. Ainsi parlait Théramène. Mais les Trente firent une revue des trois mille dans la place publique : celle des citoyens non compris dans le rôle, se fit en différens lieux ; et au moment où ces derniers venaient de quitter leurs maisons, les Trente avaient envoyé des gardes et des citoyens de leur parti, qui les avaient tous désarmés. On porta ces armes dans la citadelle, on les déposa au temple de Minerve.

Après ce coup de main, comme s’ils avaient acquis le droit de tout faire, ils sacrifiaient les uns parce qu’ils les haîssaient, les autres parce qu’ils convoitaient leur fortune. Pour se procurer de quoi payer leurs satellites, ils décidèrent que chacun d’eux constituerait un métèque prisonnier ; qu’il le ferait mourir et confisquerait ses biens à son profit. Ils pressèrent Théramène de prendre celui qu’il voudrait.

« Il serait honteux, leur dit-il, que des personnages qui se donnent pour les premiers de l’état, se comportassent avec plus d’injustice que des délateurs. Ces misérables laissent la vie à ceux qu’ils dépouillent : nous, nous perdrions des innocens pour ravir leur fortune ! Notre conduite ne serait-elle pas mille fois plus révoltante ? »

Les Trente, persuadés des lors que Théramène traverserait leurs projets, lui dressérent des embûches, le calomniérent, le dépeignirent à chaque sénateur en particulier comme un factieux bouleversant l’état ; puis, ayant appelé à eux une jeunesse audacieuse qu’ils armèrent de courtes dagues cachées sous l’aisselle, ils convoquérent le sénat. Théraméne venu, Critias se lève et parle en ces termes :

« Sénateurs, si quelqu’un de vous pense que l’on prononce trop d’arrêts de mort, qu’il songe que ces rigueurs sont communes à toutes les révolutions, que les partisans d’un gouvernement oligarchique ont nécessairement une foule d’ennemis, dans la ville la plus peuplée de toute la Grèce, une ville nourrie depuis si long-temps au sein de la liberté. Bien convaincus que la démocratie ne vous est pas moins à charge qu’à nous-mêmes, bien convaincus, d’une part, qu’elle ne sera jamais agréable à Sparte, à qui nous devons notre salut ; de l’autre, qu’il n’y a de sûreté que dans le gouvernement des grands, nous avons changé, de concert avec les Spartiates, la forme de notre république ; et nous cherchons à nous défaire de quiconque nous parait s’opposer à l’oligarchie. Mais nous croyons juste de punir surtout celui d’entre nous qui tenterait d’ébranler la constitution nouvelle : or, comme nous le savons, Théramène, que voici, fait tout ce qui est en lui pour nous perdre tous ; et pour qui cette perfidie serait-elle un problème ? Si vous y réfléchissez, vous verrez qu’il n’est aucun citoyen qui blâme l’ordre actuel plus que ce Théramène, aucun qui soutienne aussi ouvertement les démagogues dont nous voulons nous délivrer.

« Si dans le principe il eût eu cette opinion, nous le regarderions comme notre ennemi, sans avoir le droit de l’appeler pervers : mais c’est lorsqu’il a lui-même fondé notre union avec Sparte, lui-même détruit la démocratie ; c’est lorsqu’il nous a provoqués à sévir contre les premiers qu’on nous déférait, c’est lorsque nous sommes et nous et vous les ennemis déclarés du peuple, c’est alors que notre administration lui déplait. Oui, il veut, dans le cas d’une révolution contraire, se mettre à découvert et se soustraire à la peine que nous subirions seuls : nous devons donc le poursuivre, et comme notre ennemi commun et comme un traître. La trahison est plus à craindre qu’une guerre ouverte, parce qu’il est plus difficile de se garantir d’une embûche que d’une attaque ; elle est aussi plus odieuse. On se réconcilie avec des ennemis jurés, on leur donne sa confiance ; mais on ne fit jamais la paix avec l’homme qu’on reconnut traître ; toute confiance est désormais impossible.

« Et pour que vous sachiez que cette conduite n’est pas nouvelle dans Théramène, et que la perfidie lui est naturelle, je vais vous rappeler quelques traits de sa vie. Dans sa jeunesse, considéré du peuple, comme l’avait été son père Agnon, on l’a vu des plus ardens à ruiner la démocratie par l’établissement des quatre-cents, dont il fut une des colonnes. Le parti oligarchique lui a-t-il paru chanceler, aussitôt il s’est fait chef du parti contraire ; ce qui lui a mérité le surnom de cothurne (car un cothurne, également fait pour les deux pieds, s’ajuste à l’un et à l’autre). Je vous le demande, Théramène, un homme digne de vivre connaît-il cette politique qui engage les autres dans les affaires et change au premier choc ? Semblable au prudent nautonier, ne lutte-t-il pas contre la tempête jusqu’à ce qu’il souffle un vent favorable ? Peut on arriver au terme si, découragé, on change de route à tout vent ?

« On le sait, toutes les révolutions portent des fruits de mort ; mais n’est-ce pas vous qui, par votre inconstance, avez fait tomber tour à tour tant d’oligarques sous les coups du peuple, tant de partisans du peuple sous les coups de l’aristocratie ? N’est-ce pas à ce même Théramène que les généraux ordonnèrent d’enlever les Athéniens submergés à la bataille de Lesbos ? Il n’a point obéi ; et cependant il se porte l’accusateur de ces mêmes généraux, et cherche son salut dans leur perte. Un homme jaloux de s’agrandir de jour en jour, et qui ne respecte ni l’amitié ni l’honneur, mérite-t-il d’être épargné ? Ses variations, qui nous sont connues, ne doivent-elles pas nous inspirer une juste défiance, et la crainte d’éprouver nous-mêmes les effets de sa perfidie ? Je vous défère donc un traître qui a résolu de nous perdre.

« Voici une réflexion qui justifie mes poursuites. La constitution de Sparte est parfaite sans doute. Si un des éphores, au lieu d’obéir à la majorité, osait décrier le régime de sa république et contrarier la marche du gouvernement, doutez-vous que les éphores eux-mêmes, et toute la république, ne le traitassent avec la plus grande rigueur ? Si vous êtes sages, vous sacrifierez donc Théramène à votre propre sûreté. Qu’il échappe, son impunité enhardit vos adversaires : sa mort déconcertera tous les factieux, dans l’intérieur et hors d’Athènes. »

Lorsque Critias eut cessé de parler, il s’assit. Théramène se leva et parla en ces termes :

Athéniens, je vais commencer ma défense par où Critias finit son accusation. A l’entendre, c’est moi qui ai tué les généraux en les accusant. Non, je ne suis point l’agresseur ; ce sont eux qui ont prétendu que je n’avais point accueilli les naufragés après la bataille de Lesbos, quoi que j’en eusse reçu l’ordre. En alléguant, pour ma défense, que la tempête avait empêché de faire voile, loin qu’il fût possible d’enlever les corps de nos guerriers, j’ai paru véridique ; et l’on a pensé que les généraux se condamnaient eux-mêmes. En effet, ils affirmaient qu’on avait pu recueillir les naufragés ; cependant ils les avaient laissés à la merci des vagues, et ils étaient partis avec la flotte.

« Au reste, je ne suis pas surpris que Critias soit mal instruit des faits. A l’époque dont il s’agit, absent d’Athènes, ce zélé républicain préparait avec Prométhée le gouvernement populaire en Thessalie, et armait les pénestes contre leurs maîtres. Puisse-t-il ne rien exécuter ici de ce qu’il a fait chez les Thessaliens !

« Je lui accorde qu’il est juste de punir avec la dernière sévérité ceux qui travaillent à la ruine de votre autorité, pour rendre vos adversaires puissans : mais quel est le coupable ? Pour en bien juger, réfléchissez sur tout ce qui a précédé et sur la conduite que tient chacun de nous deux. Tant qu’on vous choisissait pour composer le sénat, qu’on nommait des magistrats légitimes, qu’on dénonçait les vrais factieux, nous pensions tous de même ; mais lorsque mes accusateurs commencèrent à se permettre des arrestations d’excellens citoyens, je pensai différemment : je savais que si l’on faisait mourir Léon de Salamine, qui jouissait d’une réputation méritée, et dont l’innocence était parfaitement reconnue, ceux qui lui ressemblaient craindraient pour eux, et que la crainte les rendrait ennemis de la constitution actuelle. J’étais convaincu qu’arrêter le riche Nicérate, fils de Nicias, qui n’avait jamais rien fait de démocratique, ni lui ni son père, ce serait indisposer la classe riche contre nous. Je savais que la mort d’Antiphon, qui, dans la guerre, avait fourni deux vaisseaux bien équipés, vous aliénerait même vos partisans.

« Je n’étais pas non plus de l’avis de mes collègues, lorsqu’ils disaient que chacun d’eux devait se saisir d’un métèque : il était clair que si on faisait périr des métèques, tous ceux de la même classe abhorreraient notre gouvernement. Je blâmais encore mes collègues, lorsqu’ils désarmèrent la multitude ; je ne pensais pas qu’il fallût affaiblir la patrie. Les Lacédémoniens auraient-ils voulu nous conserver pour nous réduire à un petit nombre hors d’état de les secourir ? S’ils eussent eu cette intention, ils pouvaient nous laisser tous mourir de faim, sans épargner personne. Je n’étais pas non plus d’avis que nous prissions à notre solde des gardes étrangères, ayant la faculté de nous attacher un pareil nombre de citoyens jusqu’à ce que notre autorité fût solidement établie. Comme je voyais des ennemis, ou parmi les exilés ou parmi les citoyens restés dans la ville, je ne voulais pas qu’on en reléguât ni Thrasybule, ni Anytus, ni Alcibiade. Je savais que le parti contraire acquerrait de la consistance, si des chefs habiles se mettaient à la tête de la multitude, et qn’une foule de mécontens se montrât à ceux qui voudraient les commander.

« Celui qui donnait ouvertement ces conseils sera-t-il regardé comme bien intentionné ou comme un traître ? Critias, fortifie-t-on le parti ennemi en augmentant le nombre de ses amis et diminuant celui de ses ennemis ? Ravir les fortunes, ôter la vie à des innocens, n’est-ce pas là plutôt susciter des milliers d’adversaires ? n’est-ce pas, pour un vil gain, trahir ses amis et se trahir soi-même ?

« Si vous n’êtes pas encore convaincus, qu’il me soit permis de vous interroger. Thrasybule, Anytus et les autres exilés aimeraient-ils mieux que vous fissiez ce que je conseille, ou ce que font mes collègues ? Pour moi, j’en suis persuadé, nes adversaires croient que toute la ville est pour eux ; mais si la plus saine partie des citoyens nous était favorable, ils jugeraient difficile même de pénétrer dans aucun coin de l’Attique.

« Quant aux éternelles variations que me reproche Critias, voici ce que j’ai à dire. C’est le peuple lui-même qui a établi le pouvoir des quatre-cents, bien instruit que Lacédémone approuverait tout autre gouvernement que le démocratique. Cependant on nous pressait toujours avec la même chaleur ; Aristote, Mélanthius et Aristarque construisaient, près des môles du Pirée, un fort où ils prétendaient introduire l’ennemi, pour se rendre maîtres d’Athènes, eux et les leurs ; si, m’apercevant de ces manœuvres, je les ai traversées, est-ce donc là être traître à ses amis ?

« Il m’appelle cothurne, parce que, dit-il, je m’efforce de complaire aux deux partis. Mais celui qui ne s’accommode d’aucun, comment, au nom des dieux, comment doit-on l’appeler ? Toi, Critias, tu passais sous le gouvernement populaire pour le plus grand ennemi du peuple ; l’aristocratie t’a vu dévouer à ta haine les principaux citoyens. Pour moi, j’ai combattu vivement ceux qui s’imaginent qu’il n’y a de véritable démocratie que celle où l’esclave et le citoyen pauvre, qui pour une drachme vendraient leur pays, participent à l’administration ; et l’on m’a toujours vu contraire à ceux qui ne reconnaissent d’oligarchie que là où un petit nombre de puissans opprime la république. Par le passé, j’ai toujours regardé comme meilleure la forme du gouvernement où l’on sert l’état de concert avec les citoyens qui ont des chevaux et des boucliers : c’est la même opinion que je professe aujourd’hui.

« Peux-tu dire, Critias, que jamais je me sois ligné avec les partisans ou de la démocratie ou de l’aristocratie, pour éloigner des affaires les bons citoyens ? Parle ; car si je suis convaincu d’avoir commis ce crime, ou de le méditer à présent, je l’avoue, c’est dans les derniers supplices que je mérite de perdre la vie. »

Ainsi parla Théramène. Toute l’assemblée fit entendre un murmure favorable. Critias, voyant bien que si on laissait la chose à la disposition du sénat, Théramène serait absous, ce qui lui eût rendu la vie odieuse, sortit pour conférer un moment avec ses collègues ; et ayant fait approcher des barreaux la jeunesse armée de poignards qu’elle ne cachait pas, il rentra et parla en ces termes :

« Sénateurs, un magistrat attentif, qui voit ses amis cruellement trompés, doit prévenir toute surprise. Je vais donc remplir ce devoir. Les citoyens que voici déclarent qu’ils ne souffriront pas qu’on laisse échapper un homme qui sape ouvertement les fondemens de l’oligarchie. Les nouvelles lois ne veulent pas qu’on fasse mourir sans votre avis un homme du nombre des trois-mille, en même temps qu’elles abandonnent aux Trente le sort de ceux qui ne sont pas de ce nombre : j’en efface Théramène, et en vertu de mon autorité et de celle de mes collègues, je le condamne à mort. »

À ces mots, Théramène s’élançant vers l’autel de Vesta : « Sénateurs, dit-il, je demande, et l’on ne peut me refuser sans injustice, que Critias ne soit pas libre de me retrancher d’une classe de citoyens, ni moi ni celui d’entre vous que sa haine poursuivra, mais qu’on nous juge, vous et moi, conformément à la loi que les Trente eux-mêmes ont portée au sujet des citoyens de cette classe. Non, je n’ignore pas que j’embrasse en vain cet autel ; je montrerai du moins que mes ennemis ne respectent ni les dieux ni les hommes ; je m’étonne seulement que des gens sages comme vous ne défendent pas leurs propres intérêts, quoiqu’ils voient qu’il n’est pas plus difficile d’effacer leur nom du rôle des trois-mille que celui de Théramène. »

Malgré ces représentations, l’huissier des Trente appela les undécemvirs. Ils entrent : marchait à leur tête le plus audacieux et le plus éhonté d’entre eux, Satyrus. Nous vous livrons Théramène que voici, leur dit Critias ; la loi le condamne : saisissez-vous de sa personne ; conduisez-le où il faut : faites ensuite ce qui est à faire.

Il dit : Satyrus et les autres satellites arrachent leur victime de l’autel. Théramène comme il était naturel, implorait, prenait à témoin les dieux et les hommes. Le sénat se taisait ; il voyait près de l’enceinte du tribunal les pareils de Satyrus, qu’il savait munis de poignards : d’ailleurs, la place du sénat était remplie de soldats de la garnison. Comme on le conduisait à travers la place, il s’efforçait par ses accens plaintifs d’émouvoir la multitude. On cite de lui ce mot. Satyrus le menaçait s’il ne se taisait. — Si je me tais, il ne m’arrivera donc point de malheur ? Se voyant pressé par ses bourreaux, il but la ciguë, et jeta en l’air ce qui restait dans la coupe : — Voila la part du beau Critias.

Ces mots, je le sais, n’ont rien de mémorable ; néanmoins ce qui m’étonne, c’est qu’a l’approche de la mort il ne perdit rien ni de sa présence d’esprit ni de son enjouement.


CHAPITRE IV.


Ainsi périt Théramène. Les Trente, comme s’ils n’eussent plus qu’à commander tyranniquement et sans crainte, tantôt défendaient à ceux qui n’étaient pas dans le rôle des trois-mille d’entrer dans la ville ; tantôt ils les dépouillaient de leurs terres, pour se les adjuger à eux-mêmes ou à leurs amis. On se réfugiait au Pirée, d’où l’on était chassé par les Trente. Alors Mégare et Thèbes se remplirent de fugitifs.

Bientôt Thrasybule sortit de Thèbes avec soixante-dix hommes, et se saisit de la forteresse de Phyle. Les Trente y accoururent avec leur cavalerie et les trois-mille ; le ciel était serein. Ils arrivent ; quelques braves de leur jeunesse attaquent, puis se retirent sans avoir rien gagné que des blessures.

Ils voulaient ceindre de murs cette forteresse, pour la bloquer et empêcher l’arrivage de subsistances ; mais il tomba la nuit une telle quantité de neige, que le lendemain ils retournèrent à Athènes, vaincus par les frimas, et poursuivis par ceux de Phyle, qui leur prirent une grande partie de leur bagage. Sachant bien que, faute de troupes imposantes, ceux du fort fourrageraient le plat pays, ils envoyèrent sur les frontières, environ à quinze stades de Phyle, presque toute la garnison lacédémonienne, avec deux corps de cavalerie, qui campèrent dans un lieu couvert de bois. Mais Thrasybule, aprés avoir rassemblé environ sept cents hommes, se mit a leur tête, et descendit de nuit dans la plaine. Il campa ses gens armés à trois ou quatre stades de la garnison athénienne, et se tint en repos.

Mais vers le point du jour, comme les soldats de cette garnison quittaient le camp pour vaquer à leurs affaires, et que les valets faisaient grand bruit en pansant les chevaux, les guerriers de Thrasybule reprenant les armes, fondirent sur eux à l’improviste, firent quelques prisonniers, mirent le reste en déroute et les poursuivirent l’espace de six ou sept stades. Ils tuérent plus de cent vingt hoplites, avec Nicostrate, surnommé le beau, et deux autres cavaliers qu’on surprit dans leurs lits. Après avoir recueilli armes et dépouilles et dressé un trophée dans leur retraite, ils retournèrent à Phyle. La cavalerie de la ville étant arrivée au secours et ne voyant plus d’ennemis, s’en retourna, après avoir donné aux parens des morts le temps de les enlever.

Les Trente ne se croyant plus en sûreté, voulurent s’emparer d’Éleusis, pour trouver un asile au besoin. Dans cette vue, Critias et ses collègues ordonnent à la cavalerie de les suivre ; ils vont à Éleusis : ils y font la revue des gens de cheval, sous prétexte de vouloir connaître et le nombre des habitans, et quelle garde serait nécessaire, et ils les enrôlent tous. Quand on avait donné son nom, on passait par une petite porte en face de la mer. A droite, à gauche du rivage, était postée la cavalerie des Trente ; et à mesure que les Éleusiniens passaient, des licteurs les chargeaient de chaînes. Dès qu’ils furent tous pris, on ordonna à l’hipparque Lysimaque de les amener et de les livrer aux onze.

Le lendemain, les Trente assemblerent dans l’Odée et les cavaliers et les hoplites enrôlés parmi les trois-mille. Critias se lève : « Athéniens, leur dit-il, c’est autant pour vous-mêmes que pour nous que nous fondons ce gouvernement : appelés aux mêmes honneurs, n’est-il pas juste que vous participiez aux mêmes dangers ? Condamnez donc les Éleusiniens nos prisonniers, pour que vous partagiez nos espérances et nos craintes. » Il leur montra ensuite un lieu où chacun d’eux irait donner publiquement son suffrage. Sur ces entrefaites, la garnison lacédémonienne s’était emparée de la moitié de l’Odée. Ces excès ne déplaisaient pas à quelques Athéniens, qui ne songeaient qu’à leur intérét personnel.

Cependant Thrasybule, suivi d’environ mille hommes qu’il avait rassemblés à Phyle, était entré de nuit au Pirée. Les Trente, instruits de l’invasion, accourent avec la troupe lacédémonienne, leur cavalerie et leurs hoplites, et prennent le grand chemin du Pirée. Ceux de Phyle, qui étaient maîtres du Pirée, trouvant, à raison de leur petit nombre, le cercle de défense beaucoup trop étendu, se resserrèrent sur la colline Munychie, après avoir inutilement tenté de les arrêter au passage.

Ceux de la ville s’étant avancés jusque dans l’Hippodamée, se rangèrent en bataille, de sorte qu’ils remplissaient toute la largeur du chemin qui va au temple de Diane Munychienne, et à celui de Diane Bendidée. Ils n’avaient pas moins de cinquante voies de hauteur. Ainsi rangés, ils gagnaient les éminences. La troupe de Thrasybule remplissant aussi le chemin, n’avait pas plus de dix hoplites de hauteur ; mais ils étaient soutenus par des péltophores et des psiles, suivis de pétroboles en grand nombre, qui venaient de ce lieu même grossir leur parti. Comme l’ennemi marchait contre lui, Thrasybule commanda à ses soldats de mettre bas leurs boucliers ; il en fit autant, en conservant cependant ses autres armes ; et se plaçant au centre, il leur adressa ce discours :

« Citoyens, il faut que je vous apprenne ou vous rappelle que parmi les ennemis qui s’avancent, vous avez vaincu et poursuivi ceux qui occupent l’aile droite. Quant aux derniers de l’aile gauche, ce sont ces trente tyrans qui nous ont exclus d’Athènes quoique innocens, qui nous ont chassés de nos maisons, qui ont proscrit nos meilleurs amis ; mais les voilà maintenant dans une position où ils ne croyaient jamais se trouver, et où nous désirions toujours qu’ils fussent.

« Nous nous montrons en armes à des tyrans qui faisaient mettre la main sur nous pendant nos repas, pendant notre sommeil, dans la place publique, qui condamnaient à l’exil des hommes, je ne dis pas innocens, mais absens de leurs foyers. Vengeurs de ces forfaits, les dieux aujourd’hui combattent évidemment pour nous : quand notre intérêt le demande, ils nous envoient des frimas dans un temps serein ; lorsque avec peu de monde nous attaquons de nombreux ennemis, ils nous donnent la victoire.

« A présent encore ils nous conduisent dans un poste où, forcés de monter pour venir à nous, nos adversaires ne pourront nous blesser que du front de leur bataille, tandis que les pierres et les traits que nous lancerons, iront les chercher et les percer jusque dans les derniers rangs.

« Et qu’on ne s’imagine pas que du moins la tête de leurs troupes puisse combattre avec un avantage égal. Vous les voyez entassés dans le chemin ; attaquez-les aussi vivement que vous le devez, aucun de vos coups ne portera à faux : s’ils veulent se garantir, ils battront en retraite, cachés sous leurs boucliers. Ce seront des aveugles que nous frapperons où nous voudrons, et que nous mettrons en fuite en tombant sur eux avec toutes nos forces.

« Guerriers que chacun de vous combatte comme s’il était convaincu qu’il sera le principal auteur d’une victoire qui nous rendra en ce jour, s’il plaît à Dieu, notre patrie, nos maisons, notre liberté. nos privilèges, nos femmes, nos enfans. Heureux ceux qui verront le plus agréable des jours, le jour de la victoire ! Heureux aussi qui mourra au champ d’honneur ! Où pourrait-on trouver un plus magnifique tombeau ! Je commencerai, dès qu’il en sera temps, l’hymne du combat : dès que nous aurons invoqué le dieu Mars, avançons tous ensemble animés d’une même ardeur, et vengeons nos injures. »

Il dit, et se tourna vers les ennemis, sans faire de mouvement ; car le devin défendit de donner, qu’il n’y eût quelqu’un de tué ou de blessé. « Alors, ajouta le devin, vous marcherez, et la victoire vous suivra ; pour moi, si j’en crois un secret pressentiment, je trouverai la mort. » Il ne se trompa point ; car dès qu’il eut repris ses armes, il se jeta en forcené au milieu des ennemis et fut tué : on l’inhuma au passage du Céphise. Le reste, victorieux, poussa l’ennemi jusque dans la plaine, après avoir tué, du nombre des Trente, Critias et Hippomaque ; des dix généraux du Pirée, Charmide, fils de Glauchon ; et avec lui, environ soixante-dix hommes.

Le vainqueur, sans dépouiller les corps de ses concitoyens, se contenta de remporter leurs armes et rendit les morts pour la sépulture. Bientôt on s’approcha de part et d’autre ; on conférait ensemble. Le héraut des initiés, qui avait la voix forte, Cléocrite fit faire silence. « Citoyens, dit-il, pourquoi nous poursuivre ? pourquoi vouloir nous arracher la vie ? Nous ne vous avons fait aucun mal ; nous avons fréquenté les mêmes temples, participé aux mêmes sacrifices, célébré ensemble les fêtes les plus solennelles ; les mêmes écoles et les mêmes chœurs nous ont réunis ; avec vous, nous avons combattu et bravé les dangers sur terre et sur mer, pour le salut et la liberté commune.

« Au nom de nos dieux paternels et maternels, au nom de tous les liens de la consanguinité, d’alliance, d’amitié, qui nous unissent les uns avec les autres ; pénétrés de respect pour les dieux et les hommes, cessez d’offenser la patrie, d’obéir à d’insignes scélérats, à ces Trente qui, pour leur intérêt personnel, ou fait périr plus d’Athéniens en huit mois que tous les Péloponnésiens dans l’espace de dix années. Nous pouvions vivre en paix, et ils nous suscitent la guerre la plus déplorable, la plus honteuse, la plus criminelle, la plus abominable aux yeux des dieux et des hommes. Sachez-le, nous avons pleuré autant que vous-mêmes plusieurs de ceux qui viennent de tomber sous nos coups. »

Les chefs, craignant les suites d’un tel discours, firent rentrer leurs guerriers dans la ville. Le lendemain, les Trente siégèrent dans le conseil, tristes et désolés ; les trois-mille, quelque place qu’ils occupassent, se disputaient entre eux. Ceux qui se reprochaient des actes de violence et qui en redoutaient les suites, soutenaient fortement qu’on ne devait point transiger avec le Pirée. Ceux au contraire que rassurait leur innocence, commençaient à se reconnaître ; ils représentaient à leurs compagnons qu’ils devaient éloigner d’eux tous ces maux, qu’il ne fallait ni obéir aux Trente ni souffrir la ruine de l’état. Enfin il fut arrété que les tyrans seraient destitués et qu’on procèderait à une nouvelle élection. On nomma dix magistrats à leur place.

Les Trente se retirèrent alors à Eleusis : les décemvirs travaillèrent, de concert avec les hipparques, à apaiser les troubles, à calmer les défiances. Les cavaliers passaient la nuit dans l’Odée avec leurs chevaux et leurs boucliers ; et comme ils ne savaient à qui se fier, ils s’armaient de ces boucliers et faisaient le guet toute la nuit autour des murailles ; le matin, ils remontaient à cheval, appréhendant sans cesse d’être assaillis par ceux du Pirée.

Ceux-ci étant en grand nombre et mêlés de toute sorte de gens, fabriquaient, les uns des boucliers de bois, les autres des boucliers d’osier, qu’ils blanchissaient. Dix jours n’étaient pas encore écoulés depuis le combat, qu’ils promirent isotélie même aux étrangers qui se joindraient à eux ; il leur vint plusieurs hoplites et plusieurs escarmoucheurs. ils eurent de plus un renfort de soixante-dix chevaux. ils allaient fourrager, puis revenaient avec du bois et des fruits, et passaient la nuit au Pirée ; tandis qu’il ne sortait de la ville aucun homme armé, excepté les cavaliers, qui tombaient sur les fourrageurs du Pirée, dont ils incommodaient les troupes.

Un jour, ces cavaliers rencontrèrent des Éxoniens, qui étaient allés à leur campagne chercher des provisions : l’hipparque Lysimaque les fit égorger, malgré les instantes prières des uns et les murmures des autres. Ceux du Pirée, par représailles, tuèrent le cavalier Callistrate, de la tribu léontide, qu’ils prirent dans les champs. Ils devenaient si hardis, qu’ils couraient jusqu’aux portes de la ville. Je ne passerai point sous silence l’idée d’un ingénieur de la ville, qui, ayant appris qu’ils devaient avancer des machines le long d’un chemin où l’on s’exerce à la course, et qui conduit au Lycée, mit en réquisition toutes les bêtes de somme pour voiturer d’énormes pierres que l’on déchargeait ça et là dans le chemin ; ce qui causait beaucoup d’embarras.

Cependant les trente tyrans retirés à Eleusis, et les trois-mille enrôlés restés dans la ville, envoyèrent à Lacédémone demander du secours, comme si tout le peuple eût secoué le joug lacédémonien. Lysandre se persuada qu’il était aisé de bloquer le Pirée par mer et par terre ; il obtint pour la ville un prêt de cent talens, pour lui la conduite des troupes de terre et le commandement de la flotte pour son frère Libys. Arrivé à Éleusis, il leva beaucoup d’hoplites péloponnésiens : son frère bloqua par mer le Pirée ; bientôt les assiégés manquèrent de vivres, tandis que la présence de Lysandre encourageait ceux de la ville.

Tel était l’état des choses, lorsque le roi Pausanias, jaloux de Lysandre, que des succès couvriraient de gloire et rendraient maître d’Athènes, gagna dans son parti trois éphores, et sortit avec ses troupes, suivi de tous les alliés, à l’exception des Bœotiens et des Corinthiens. Ceux-ci disaient qu’ils croiraient trahir leur serment s’ils marchaient contre les Athéniens, qui n’avaient violé en rien la foi des traités. Ils coloraient leur refus de ce prétexte, pensant que les Lacédémoniens voulaient se rendre maîtres du territoire d’Athènes. Pausanias, qui commandait à l’aile droite, campa dans un lieu nommé Halipède, près du Pirée ; Lysandre était à l’aile gauche avec les troupes soudoyées.

Pausanias envoya l’ordre à ceux du Pirée de se retirer dans leurs maisons. Comme ils n’en voulurent rien faire, il approcha de leurs murs, fit une contenance menaçante pour qu’on ne se doutat pas des dispositions favorables qu’il leur portait. Il se retira sans que cet assaut eût rien produit ; mais le lendemain, suivi de deux mores lacédémoniennes et de trois compagnies de cavalerie athénienne, il approcha du port Muet pour examiner de quel côté il attaquerait le Pirée. Dans sa retraite, quelques assiégés accoururent et le harcelèrent. Hors de lui, il ordonne à sa cavalerie de les charger à toute bride, aux braves de la jeunesse de les accompagner ; lui-même il les suivit avec le reste des troupes. Ils tuèrent près de trente escarmoucheurs, et repoussèrent les autres jusqu’au théâtre du Pirée.

Là s’armaient tous les peltastes et les hoplites du Pirée ; aussitôt leurs coureurs s’avancent, lancent des traits, des flèches, des cailloux, atteignent avec la fronde. Les Lacédémoniens, serrés de près, et voyant plusieurs des leurs blessés, commencent à reculer : l’ennemi n’en poursuit qu’avec plus d’acharnement. Dans cette action périrent Chéron et Thibraque, tous deux polémarques, avec Lacratès, vainqueur aux jeux olympiques, et d’autres Lacédémoniens, qui furent inhumés aux portes du Céramique.

Thrasybule et ses hoplites, encouragés par ces succès, accoururent, et se rangèrent en bataille sur huit de hauteur. Pausanias, vivement pressé, recula quatre à cinq stades, jusqu’à une éminence ou il fit venir les Lacédémoniens et ses autres alliés, donna beaucoup de hauteur à sa phalange, et marcha contre les Athéniens. Ceux-ci soutinrent le premier choc ; mais ils furent bientôt après repoussés, les uns dans le marais de Hale, et les autres mis en fuite, avec perte de cent cinquante hommes.

Pausanias dressa un trophée et se retira. Supérieur à tout ressentiment, il fit secrètement avertir ceux du Pirée de lui dépêcher des députés, ainsi qu’aux éphores, et leur communiqua les instructions à suivre : le Pirée s’y conforma. Il sema aussi la division parmi ceux de la ville, et les pressa de venir en grand nombre vers les éphores, pour déclarer que rien n’obligeait à faire la guerre au Pirée, qu’il importait aux deux partis de se réconcilier et de devenir les amis de Sparte.

Nauclidas entendit volontiers ces discours. Cet éphore et un autre, qui accompagnaient le roi, selon la coutume, et qui goùtaient plus l’avis de Pausanias que celui de Lysandre, envoyèrent donc à Lacédémone. Ils chargèrent de la négociation les députés du Pirée, des particuliers de la ville, avec Céphisophon et Mélite. Quand ils furent partis, les gouvernans, de leur côté, envoyèrent une députation dire à Sparte qu’ils mettaient à leur discrétion leurs murs et leurs personnes ; qu’il leur semblait juste que le Pirée, qui se disait ami des Lacédémoniens, livrât le Pirée et Munychie.

Les éphores et toute l’assemblée, après avoir entendu ces propositions, envoyérent quinze députés à Athènes, avec plein pouvoir d’arranger les affaires pour le mieux, de concert avec Pausanias. L’accord fut conclu aux conditions qu’ils vivraient tous en paix, qu’ils se retireraient chacun dans leur maison, excepté les Trente, les onze et les dix qui avaient commandé au Pirée ; que ceux qui ne se croiraient pas en sûreté dans la ville se retireraient dans Éleusis. La négociation terminée, Pausanias ramena ses troupes : ceux du Pirée montèrent armés à la forteresse et sacrifièrent à Minerve. Lorsque les généraux en furent descendus, Thrasybule prononça ce discours :

« Citoyens qui n’avez pas quitté la ville, je vous conseille d’apprendre à vous connaître vous-mêmes. Or vous y parviendrez, si vous examinez ce qui pourrait vous donner de l’orgueil, et en vertu de quoi vous prétendriez nous commander. Serait-ce pour votre intégrité ? Mais la classe laborieuse vous a-t-elle jamais persécutés pour envahir vos biens ? Et vous, pour un vil intérêt, vous commettez mille crimes honteux. Vous prévaudriez-vous de votre valeur ? Mais peut-on mieux la juger que par l’issue de nos combats ? Direz-vous que vous nous surpassez en intelligence, vous qui, avec des murailles, des armes de l’argent, des alliés, n’avez pu échapper à la tyrannie que secondés par des hommes qui n’avaient aucun de vos avantages ? Vous enorgueilliriez-vous de votre alliance avec Lacédémone ? Comptez donc sur une république qui vous livre au peuple offensé, comme ces chiens qu’on livre muselés à ceux qu’ils ont mordus, et qui disparaît ensuite. Quoi qu’il en soit, compagnons de mes périls, n’attendez pas de moi le conseil d’éluder un traité dont vous venez de jurer le maintien ; montrez qu’aux autres vertus vous joignez la fidélité la plus religieuse à vos engagemens. »

Après ces réflexions et autres semblables, après les avoir exhortés à redouter toute innovation et à se régler sur les anciennes lois, il congédia l’assemblée. Bientôt on créa des magistrats pour gouverner la république. Peu de temps après, la nouvelle se répandit que ceux d’Eleusis levaient des troupes étrangères : on se leva en masse, on marcha contre eux ; leurs généraux furent tués dans une entrevue ; on amena les autres à un accommodement par l’entremise de leurs parens et de leurs amis ; l’on jura ensuite qu’on oublierait toutes les injures. Le serment fut respecté. A présent même encore, ils vivent tous ensemble sous l’empire des mêmes lois.


LIVRE III.


CHAPITRE PREMIER.


Ainsi finit la sédition d’Athènes. Dans le même temps, Cyrus députa vers les Lacédémoniens, pour demander qu’on le défendît avec ce zèle dont il leur avait donné des preuves dans la guerre contre les Athéniens. Les éphores jugeant sa demande équitable, ordonnerent à Samius, alors navarque, de seconder Cyrus dans toutes ses vues ; ce qu’il fit avec un parfait dévouement. En effet, avec sa flotte et celle de Cyrus, il fit voile en Cilicie et rendit inutiles les efforts de Syennésis, gouverneur de la province, qui voulait, par terre, empêcher Cyrus de marcher contre Artaxerxe. Quant aux moyens que Cyrus employa pour lever une armée, pour la conduire dans la haute Asie contre son frère ; quant au récit du combat, de sa mort, du retour des Grecs en leur patrie par le Pont-Euxin, c’est ce que nous a transmis le Syracusain Thémistogène.

Le grand roi avait senti tout le prix des services de Tissapherne dans cette guerre. Le satrape récompensé se vit à peine confirmé dans son ancien gouvernement, et nommé de plus à celui de Cyrus, qu’il enjoignit aussitôt à toutes les villes ioniennes de connaître sa domination. Jalouses de leur liberté, craignant d’ailleurs le ressentiment de Tissapherne, à qui elles avaient préféré Cyrus, elles lui refusèrent leurs portes, et députèrent vers les Lacédémoniens en les priant, comme libérateurs de la Grèce entière, de s’intéresser aussi aux Grecs de l’Asie, de garantir leur territoire du ravage et leur liberté de toute atteinte. On leur envoya Thimbron avec mille nouveaux affranchis et environ quatre mille Péloponnésiens. Cet harmoste demanda en outre trois cents cavaliers aux Athéniens, avec promesse de les solder. Ils donnèrent ceux qui avaient servi sous les Trente, persuadés que la république gagnerait à leur éloignement et à leur mort.

Arrivé en Asie, il rassembla des troupes des villes grecques du continent : car alors, dès qu’un Lacédémonien parlait, toutes les villes obéissaient. A la vue de la cavalerie ennemie, il ne descendait pas dans la plaine, il se bornait à empêcher, où il se trouvait, le ravage des terres. Mais lorsque les troupes, compagnes de l’expédition de Cyrus, se furent réunies à lui, il descendit en rase campagne, se rangea en bataille et prit, sans coup férir, Pergame, Teuthranie et Halisarne, où commandaient Eurysthène et Proclès, fils du Lacédémonien Démarate, à qui le roi de Perse les avait données pour récompense de ses services en Grèce. Vinrent aussi sous ses étendards, Gorgion et Gongyle, tous deux frères, dont l’un tenait l’ancienne et la nouvelle Gambrie, l’autre Myrine et Grynion. Le roi avait fait ce don à Gongyle, parce que, seul des Érétriens, son attachement au parti des Mèdes lui avait valu l’exil.

Il emporta encore quelques autres places mal défendues. Quant à Larisse surnommée l’Égyptienne, qui refusait de lui obéir, il l’assiégea. Dès qu’il eut épuisé tous ses moyens, il essaye d’en détourner l’eau par de profondes tranchées. Les assiégés en diverses sorties les ayant comblées de bois et de pierres, il les couvrit de mantelets, qui furent brûlés dans une sortie nocturne des Larisséens. Les éphores voyant qu’il perdait son temps, l’obligèrent à lever le siège, pour entrer dans la Carie.

Comme il était encore à Éphèse, et qu’il se préparait à partir pour la Carie, arriva son successeur Dercyllidas, homme que son génie fertile en inventions avait fait surnommer Sisyphe. Thimbron de retour, accusé d’avoir laissé trop de liberté aux soldats sur les terres des alliés, fut condamné à une amende et banni. Pour Dercyllidas, ayant pris le commandement de l’armée et su que Tissapherne et Pharnabaze vivaient dans une défiance réciproque, fit trève avec le premier, et entra dans la province de l’autre, aimant mieux être en guerre avec l’un des deux, que les avoir tous deux sur les bras. D’ailleurs il haïssait Pharnabaze : dans le temps qu’il était harmoste d’Abyde, sur l’accusation de ce satrape, on l’avait condamné à rester debout avec son bouclier, attitude que tout brave spartiate regarde comme flétrissante, parce qu’elle est la punition du soldat qui abandonne son rang. Il marchait donc plus volontiers contre Pharnabaze. Il eut d’abord tant d’avantage sur son prédécesseur, qu’il conduisit son armée jusque dans l’Éolie, qui était du gouvernement de Pharnabaze, sans aucune plainte de la part des alliés.

L’Éolie appartenait à la vérité à Pharnabaze ; mais Zénis, Dardanien, l’avait, sa vie durant, gouvernée en qualité de vice-satrape ; et comme, après sa mort, Pharnabaze se disposait à y nommer la veuve de Zénis, Mania, aussi Dardanienne, se mit en marche, accompagnée de troupes nombreuses et munie de présens pour Pharnabaze lui-même, pour ses concubines et ceux qui étaient le plus avant dans ses bonnes grâces. Elle obtient une audience :

« Seigneur, dit-elle à Pharnabaze, vous aimiez mon mari : par son exactitude à vous payer son tribut, il méritait vos éloges et votre considération. Si je ne vous suis pas moins fidèle que lui, pourquoi nommeriez-vous un autre satrape ! Si je venais à vous déplaire, ne serait-il pas en votre pouvoir de me destituer et de faire un autre choix ! »

Pharnabaze, après l’avoir écoutée, résolut de lui conférer cette dignité. Dès qu’elle en fut en possession, elle paya les tributs non moins fidèlement que son mari. De plus, allait-elle visiter Pharnabaze, elle le comblait de présens : venait-il dans l’Éolie, elle mettait dans son accueil bien plus de magnificence et d’attention que les autres gouverneurs. Non contente de conserver les places confiées à sa garde, elle en conquit de maritimes, Larisse, Hamaxite et Colone. A sa voix, les troupes grecques que Mania soldait, assaillaient les murs ; montée sur un char, elle contemplait le combat : le brave qu’elle louait était comblé de présens, en sorte qu’elle commandait des troupes somptueusement équipées. Elle accompagnait Pharnabaze jusque dans ses expéditions contre les Mysiens et les Pisidiens, qui infestaient le territoire du roi : aussi Pharnabaze lui faisait-il un honorable accueil, et lui donnait-il quelquefois entrée dans son conseil.

Mania avait passé quarante ans, lorsque des flatteurs inspirèrent à Midias, son gendre, le plus hardi projet. On lui dit qu’il était honteux de dépendre d’une femme et de rester dans une condition privée. Comme il remarquait d’ailleurs que cette princesse, très ombrageuse à l’égard de tout autre, ainsi qu’il arrive dans un gouvernement despotique, se confiait à lui, qu’elle avait pour lui l’affection d’une belle-mère pour son gendre, il entre chez elle, il l’étouffe et tue son fils, beau jeune homme d’environ dix-sept ans. Ces forfaits commis, il s’empare de Scepsis et Gergithe, places fortes, où Mania renfermait ses trésors. Les autres villes ne le reconnurent point ; les garnisons qui les protégeaient, se déclarèrent pour Pharnabaze. Midias lui avait envoyé des présens, et demandé d’être mis en possession du gouvernement aux mêmes conditions que Mania ; mais ce satrape lui avait ordonné de les garder jusqu’à ce qu’il vînt prendre ses présens et saisir sa personne ; la vie lui serait insupportable tant qu’il n’aurait pas vengé Mania.

Dercyllidas arrive dans cette conjoncture : en un seul jour, Larisse, Hamaxite et Colone, villes maritimes, se rendent à lui. Il dépêche ensuite vers les villes de l’Éolie, leur propose de recouvrer leur liberté, de le recevoir dans l’enceinte de leurs murs, de s’allier avec lui. Les Néandriens, les Iliens et les Cocylites l’accueillirent, n’ayant pas fort à se louer, depuis la mort de Mania, de leur garnison grecque. Mais le gouverneur de Cébrène, place forte, croyant recevoir de grandes récompenses de Pharnabaze s’il lui conservait la ville, ferma les portes à Dercyllidas, qui, indigné de son opiniâtreté, se prépare à l’attaque. Les sacrifices du premier jour ne lui ayant rien présagé de bon, le lendemain il en offrit d’autres, qui ne lui furent pas plus favorables. Il sacrifia donc, et le troisième et le quatrième jour, quoique découragé, parce qu’il lui tardait de réduire toute l’Éolie avant l’arrivée de Pharnabaze.

Un capitaine sicyonien, nommé Athénadas, jugeant que Dercyllidas perdait son temps, et croyant pouvoir ôter l’eau aux Cébréniens, accourut avec sa compagnie et tenta de boucher la source. Les assiégés firent une sortie où ils le blessèrent, tuèrent deux de ses soldats, et tant à coups de main que de traits repoussèrent les autres.

Dercyllidas s’affligeait de cet échec et craignait que l’on ne mît moins d’ardeur à l’attaque, lorsqu’il lui arriva des hérauts envoyés de la ville par les Grecs. Ils déclarèrent que la conduite du gourverneur ne leur plaisait point, qu’ils aimaient mieux obéir à des Grecs qu’à des Barbares. Pendant l’entrevue, on lui présenta un envoyé du gouverneur, qui venait annoncer que son maître acquiesçait à toutes les propositions des hérauts. Dercyllidas, à qui ce jour-là les entrailles des victimes avaient donné des signes favorables, approcha aussitôt avec ses troupes des portes de Cébrène, qui lui furent ouvertes. Il y établit garnison, et marcha droit à Scepsis et à Gergithe.

Midias s’attendait à l’arrivée de Pharnabaze, et se défiait enméme temps des habitans de ces deux villes. Il députa donc vers Dercyllidas, et lui demanda une entrevue et des otages. Dercyllidas lui en envoya un de chaque ville alliée, avec liberté d’en prendre tant qu’il voudrait, et à son choix. Midias en prit dix, sortit de Scepsis, le vint trouver à son camp et lui demanda à quelles conditions il ferait alliance avec lui. À condition, répondit-il, que vous laisserez les habitans se gouverner librement par leurs propres lois ; et tout en parlant ainsi, il s’avança vers Scepsis. Midias, qui voyait bien qu’il ne pourrait pas lui résister contre le vœu général, le laissa entrer.

Dercyllidas, ayant sacrifié à Minerve dans la forteresse de Scepsis, fit sortir la garnison et rendit la ville à ses habitans, en les exhortant à se gouverner comme il convenait à des Grecs et à des hommes libres. De là, il alla à Gergithe ; une grande quantité de Scepsiens l’accompagnaient par honneur, joyeux d’ailleurs de ce qui se passait. Midias, qui était du cortége, le priait de lui laisser Gergithe. — « Rien de ce qui est juste, dit-il, ne vous sera refusé. » En même temps il s’avançait vers les portes, suivi de ses soldats, qui marchaient paisiblement deux à deux. Du haut des tours très élevées, on vit Midias avec lui ; aucun trait ne fut lancé. Faites ouvrir les portes, lui dit alors Dercyllidas, je vous suivrai ; j’entrerai sous vos auspices dans le temple, pour sacrifier à Minerve. Midias hésita d’abord ; mais dans la crainte d’être arrêté sur-le-champ, il commanda qu’on ouvrît les portes. Dercyllidas entre avec lui, va droit à la citadelle, fait mettre bas les armes à ses soldats le long des murs, et monte au temple avec sa suite. Après le sacrifice, il ordonne aux gardes de Midias de mettre les armes bas au front de son armée : ils seraient désormais à sa solde, puisque Midias n’avait plus rien à craindre.

Midias, incertain du parti qu’il prendrait, lui dit qu’il se retirait pour lui préparer un banquet. Non, par Jupiter ! lui répliqua Dercyllidas ; il serait mal à moi qui ai sacrifié, de vous laisser un soin qui me regarde. Restez donc ici ; tandis que le banquet s’apprêtera, nous aviserons à ce qu’il convient de faire, et nous l’exécuterons. Lorsqu’ils furent assis, Dercyllidas lui fit les questions suivantes :

« Dites-moi, Midias, votre père vous a laissé du bien ? — Assurément. — Combien possédait-il en maisons, en terres, en prairies ? » Il en fit l’énumération. Des Scepsiens, qui se trouvaient là, l’accusèrent d’imposture. « Voudriez-vous, leur dit-il, des détails minutieux ? » Quand enfin il eut rendu compte, article par article, des biens de son père : — « Et Mania, à qui était-elle ? À Pharnabaze, s’écria-t-on tout d’une voix. — À Pharnabaze appartiennent donc les biens de cette princesse. — Oui, lui répondit-on. — Ils sont maintenant à moi, puisque la victoire me les donne : que l’on me conduise donc au lieu qui renferme le trésor de Pharnabaze et de Mania. » On le conduisit à la maison de Mania, dont s’était emparé Midias, qui le suivait. Il arrive, mande les trésoriers, les constitue ses prisonniers, leur dit que s’il était prouvé qu’ils eussent détourné quelque chose, leur tête en répondrait. Dès qu’on lui eut tout montré et qu’il eut tout vu, il ferma les portes, apposa les scellés et nomma des gardiens. En sortant, il dit aux taxiarques et aux autres officiers qu’il rencontra : « J’ai de quoi entretenir, près d’un an, une armée de huit mille hommes ; si nous faisons encore du butin, ce sera un surcroît de richesses. » Il savait que ces bonnes nouvelles les rendraient plus dociles et plus attachés à leurs devoirs. « Pour moi, lui dit Midias, quel sera le lieu de ma retraite ? — Celui que réclame la justice, Scepsis votre patrie, la maison de votre père. »


CHAPITRE II.


L’heureux Dercyllidas, vainqueur de neuf places en huit jours, délibérait sur les moyens de ne point incommoder les alliés en hivernant en pays ami, comme l’avait fait Thimbron, et d’empêcher que la cavalerie de Pharnabaze ne ravageât les villes grecques. Il fit demander à celui-ci s’il voulait la paix ou la guerre. L’Éolie était aux yeux de Pharnabaze une forteresse d’où le vainqueur pouvait ravager la Phrygie, lieu de sa résidence : il préféra donc une trêve. Dès qu’elle fut conclue, Dercyllidas alla prendre ses quartiers d’hiver dans la Thrace bithynienne, résolution qui n’inquiéta pas fort le satrape, avec qui les Bithyniens étaient souvent en guerre. Dercyllidas butinait en toute assurance ; ses troupes étaient toujours suffisamment approvisionnées.

Du fond de la Thrace, le roi Seuthès lui envoya cent cavaliers Odrysiens et trois cents peltastes, qui campèrent et se retranchèrent à vingt stades des Grecs. Ils demandèrent à Dercyllidas quelques hoplites pour garder leur camp, allèrent fourrager et firent un grand butin d’esclaves et de vivres. Déjà leur camp était rempli de prisonniers. Les Bithyniens, informés du nombre de Grecs qui étaient sortis, et de ce qui restait à la garde du camp, s’assemblent en grand nombre, tant peltastes que cavaliers, et fondent, à la pointe du jour, sur les hoplites, qui étaient environ deux cents. Ils approchent et font pleuvoir sur eux une gréle de traits et de dards. Les hoplites étaient blessés ; ils mouraient sans coup férir : une palissade de la hauteur d’un homme les enfermait ; ils la rompent, ils s’élancent sur l’ennemi, qui se dérobe aux coups. Des peltastes échappaient aisément à des hoplites : à droite, à gauche, ils lançaient des traits ; à chaque escarmouche ils en jetaient plusieurs sur le champ de bataille. Enfermés comme dans une étable, les deux cents guerriers furent tous tués, à la réserve de quinze hommes environ ; encore ne se sauvérent-ils au camp des Grecs que par une prompte retraite au premier moment du danger, et en s’échappant du champ de bataille sans être vus des Bithyniens.

Après cette vive action, les Bithyniens tuent les Odrysiens de Thrace, gardiens du bagage, recouvrent tout ce qu’on leur a pris et se retirent avec tant d’avantage, que les Grecs, instruits de ce qui se passe, accourent ; mais ils ne trouvent dans le camp que des cadavres dépouillés. Les Odrysiens de retour inhumérent leurs morts et en célébrèrent les funérailles par de fréquentes libations de vin et par des courses de chevaux ; ils unirent ensuite leur camp à celui des Grecs, puis désolèrent et incendièrent la Bithynie.

Au commencement du printemps, Dercyllidas partit de chez les Bithyniens pour venir à Lampsaque. Il y arrive : on lui annonce trois députés de Lacédémone, Aracus, Navate et Antisthène. Ils venaient voir l’état des affaires de l’Asie et lui prolonger le commandement pour un an. Les éphores, disaient-ils, les avaient encore chargés d’assembler les soldats et de leur déclarer qu’on n’était pas satisfait de leur conduite antérieure ; qu’on les louait de leur modération présente, mais qu’on ne souffrirait plus de violence à l’avenir ; qu’ils mériteraient bien de la patrie, s’ils traitaient les alliés avec justice. Le commandant des troupes de Cyrus répondit à ces plaintes : « Lacédémoniens, nous sommes ce que nous fûmes l’année dernière ; mais celui qui nous commande à présent n’est pas celui qui nous commandait alors. Pourquoi donc se loue-t-on aujourd’hui de notre modération, tandis qu’alors on se plaignait de nos emportemens ? C’est ce que vous êtes maintenant à portée de juger. »

Un jour que ces députés mangeaient chez Dercyllidas, quelqu’un de la suite d’Aracus lui dit qu’ils avaient laissé à Lacédémone des députés de la Chersonèse, qui se plaignaient de ce que leurs terres restaient incultes à cause des courses des Thraces ; qu’en fermant d’un mur le détroit, on rendrait à la culture un sol spacieux, propre à nourrir et ses habitans et ceux de Lacédémone qui désireraient s’y établir ; qu’il ne serait pas surpris qu’un jour Sparte envoyât des troupes pour l’exécution de ce projet. Dercyllidas, sans leur dire son sentiment, les envoya d’Éphèse dans les villes grecques ; il se réjouissait de ce qu’ils les trouveraient paisibles et florissantes.

Ils partirent. Dercyllidas, se voyant prorogé dans ses fonctions, envoya de nouveau demander à Pharnabaze s’il désirait continuer la trève de l’hiver, ou s’il voulait la guerre. Pharnabaze ayant préféré la trève, Dercyllidas donna la paix à l’Asie, traversa l’Hellespont avec ses troupes, pour entrer en Europe, passa paisiblement par la Thrace, où il reçut de Seuthès l’hospitalité, et entra dans la Chersonèse.

Il apprend qu’elle contient onze ou douze villes, que le sol en est excellent et très favorable à la culture, mais que les Thraces le ravagent : il mesure l’isthme, qui a trente-sept stades de largeur, et sans perdre de temps, il sacrifie aux dieux, partage le terrain entre ses soldats et commence les travaux, en promettant des prix aux plus diligens, et aux autres chacun selon son mérite. Le mur commencé au printemps fut achevé avant l’automne. Dans l’enceinte de l’isthme étaient renfermés onze villes, plusieurs ports, quantité d’excellentes terres bien labourées, bien plantées, et d’immenses pâturages, gras et favorables à toute sorte de bétail. L’ouvrage terminé, il repassa en Asie.

Dans les villes qu’il parcourut, il trouva tout en bon état, à l’exception d’Atarne, place forte, dont les bannis de Chio s’étaient emparés, et d’où ils ravageaient toute l’Ionie pour subsister. On lui dit qu’elle était bien approvisionnée ; il en forma cependant le blocus et la prit au bout de huit mois ; il laissa Dracon de Pellène pour la gouverner, fit d’abondantes provisions pour y séjourner à son retour, et s’en alla à Éphèse, qui est à trois journées de Sardes.

Tissapherne et Dercyllidas avaient jusque-là vécu en bonne intelligence, aussi bien que les Grecs et les Barbares du pays. Mais depuis que des ambassadeurs des villes d’Ionie, envoyés à Sparte, eurent représenté que Tissapherne pouvait, s’il le voulait, rendre libres les villes grecques, qu’en ravageant la Carie où il demeurait, on aurait sur-le-champ son assentiment, les éphores ordonnerent à Dercyllidas d’y entrer par terre avec ses troupes, et au navarque Pharax d’en infester les côtes avec sa flotte : ce que tous deux exécutèrent.

Tissapherne venait d’être nommé gouverneur en chef : Pharnabaze se trouvait alors à sa cour, pour lui rendre hommage et lui déclarer en méme temps qu’il était prêt à combattre pour la cause commune, à joindre ses armes aux siennes et à chasser les Grecs du territoire du roi. Du reste, il était jaloux de la grandeur de Tissapherne et supportait impatiemment la perte de l’Éolie. Avant tout, lui dit Tissapherne à cette proposition, passez avec moi en Carie ; nous délibèrerons ensuite : Arrivés en Carie, ils mirent bonne garnison dans les places fortes, et retournèrent en Ionie.

Dercyllidas n’eut pas plutôt appris qu’ils avaient repassé le Méandre, qu’il le passa lui-méme, ayant représenté à Pharax combien il était à craindre que Tissapherne et Pharnabaze ne fourrageassent un pays dépourvu de garnisons. Dercyllidas et Pharax, d’après l’avis que l’ennemi les précédait et tirait vers le territoire d’Éphèse, marchaient en désordre, lorsque tout à coup ils découvrent devant eux des sentinelles postées sur les hauteurs : ils font monter des leurs sur les éminences et les tours qui se rencontrent, et découvrent une armée rangée en bataille sur le chemin où il leur fallait passer. Elle était composée de Cariens munis de boucliers blancs, de tout ce que Tissapherne et Pharnahaze avaient d’infanterie perse, de troupes grecques soudoyées par eux, et d’une nombreuse cavalerie : le premier était à l’aile droite, l’autre commandait l’aile gauche.

Dercyllidas ordonna a ses taxiarques et à ses lochages de ranger les troupes au plus vite sur huit de hauteur, et de mettre sur les flancs tout ce qu’il se trouvait avoir de peltastes et de cavaliers, tandis qu’il sacrifierait. Les troupes du Péloponnèse demeuraient fermes et se préparaient au combat. Mais parmi celles de Priène, d’Achilée, des îles et des villes d’Ionie, les unes laissèrent leurs armes dans les superbes blés des plaines du Méandre, et s’enfuirent ; les autres, qui restaient encore à leur poste, laissaient apercevoir qu’elles ne tiendraient pas long-temps.

On dit que Pharnabaze voulait livrer combat ; mais Tissapherne, qui se souvenait des troupes de Cyrus, dont il avait éprouvé la valeur, et qui croyait que tous les Grecs leur ressemblaient, redoutait une action. Il députe vers Dercyllidas et lui fait dire qu’il désirerait une entrevue. Ce Lacédémonien s’avance avec l’élite de son infanterie et de sa cavalerie, va au-devant des députés, et leur dit : « J’étais tout prêt à en venir aux mains, vous le voyez ; cependant, puisque Tissapherne désire une entrevue, je ne la refuserai point : mais si elle doit avoir lieu, que l’on donne des otages de part et d’autre. » Cette proposition approuvée et exécutée, les deux armées se retirent, celle des Barbares à Tralle, ville de Phrygie ; celle des Grecs à Leucophrys, lieu remarquable par le temple de Diane, qui est en grande vénération, et par un étang de plus d’un stade, dont le fond est sablonneux, l’eau vive, bonne à boire, et chaude.

Le lendemain, on s’assemble au lieu désigné ; on demande de part et d’autre à quelles conditions se conclura la paix. Dercydillas demande qu’on laisse les villes grecques se gouverner par leurs propres lois : Pharnabaze et Tissapherne veulent que les troupes grecques s’éloignent du territoire du roi, et que les harmostes renoncent à leurs gouvernemens. Après avoir conféré ensemble, ils se décidèrent à une trêve, jusqu’à ce que Dercydillas et Tissapberne eussent informé, l’un sa république, l’autre le grand roi.

Tandis que ces événemens se passaient en Asie, les Lacédémoniens écoutaient d’anciens ressentimens. Dans la guerre du Péloponnése, les Éléens s’étaient alliés aux Athéniens, aux Argiens, aux Mantinéens ; de plus, sous prétexte que les Lacédémoniens n’avaient pas satisfait à une amende, ils les avaient exclus de la course des chevaux et des combats gymniques. C’était trop peu pour eux de ces injustices : au moment où ils proclamaient les Thébains vainqueurs, Lichas, qui avait introduit son char dans la lice, sous un nom thébain, s’avançant pour couronner le cocher, avait été abattu par eux, sans respect pour son grand âge. Quelque temps après, Agis fut envoyé d’après un oracle, pour sacrifier à Jupiter ; les Éléens s’étaient opposés à ses prières pour le succès de la guerre, parce que, disaient-ils, un usage antique défendait de consulter un oracle sur l’issue d’une guerre des Grecs contre les Grecs. Agis s’en était retourné sans avoir sacrifié.

Indignés de tous ces affronts, les éphores et l’assemblée décrétèrent qu’on châtierait leur insolence. On leur envoya des ambassadeurs ; on trouvait juste que les Éléens laissassent les peuples voisins se régir par leurs propres lois. Leur réponse fut qu’ils n’y consentiraient pas, que ces villes leur appartenaient par droit de conquête. Les éphores ordonnèrent une levée de troupes : Agis, qui les conduisait, entra dans l’Achaie, près de Larisse, sur le territoire des Éléens. L’armée fourrageait le pays ennemi, lorsque survint un tremblement de terre. Agis, qui voyait un prodige dans un effet naturel, se retira du territoire et licencia ses troupes. Les Éléens, enhardis par cette retraite, députérent vers les villes qu’ils savaient mécontentes de Lacédémone.

L’année suivante, les éphores décrétèrent contre l’Élide une nouvelle levée : aux troupes d’Agis se joignirent les Athéniens et tous les autres alliés, à la réserve des Corinthiens et des Bœotiens. Comme il passait par Aulone, les Lépréates quittèrent les Éléens et se réunirent à lui. Les Macistiens et les Épitaliens, leurs voisins, en firent autant ; dès qu’il eut passé l’Alphée, les Létrins, les Amphidoles et les Marganiens, se livrèrent à sa discrétion. De là il vint à Olympie, et sacrifia, sans aucun obstacle, à Jupiter Olympien.

Lesacrifice achevé, il marcha vers la ville, mettant tout à feu et à sang, et faisant sur le territoire un butin prodigieux d’esclaves et de bétail. À cette nouvelle, des Arcadiens et des Achéens se rendirent à lui de leur propre gré, et prirent part au pillage. Cette expédition approvisionna le Péloponnèse.

Arrivé prés de la ville, Agis en ruina les faubourgs et les gymnases, qui étaient beaux. Quant à la ville, on comprit bien que s’il ne l’avait pas prise, la volonté lui avait manqué, et non les moyens, puisqu’elle n’était pas fermée de murailles.

Tandis que l’armée fourrageait le plat pays, et qu’elle séjournait près de Cyllène, un certain Xénias et ses complices espérant, comme on dit, mesurer l’argent au boisseau, en forçant les Éléens à se déclarer pour Lacédémone, sortirent d’une maison, l’épée nue, et tuérent entre autres un homme qui ressemblait à Thrasydée, magistrat suprême. Ils croyaient avoir tué Thrasydée lui-même. À cette nouvelle, le peuple, entièrement découragé, restait dans l’inaction : les meurtriers se croyaient les maîtres, et leurs complices transportaient les armes dans la place publique, tandis que Thrasydée dormait encore où le vin l’avait assoupi. Le peuple est bientôt instruit que Thrasydée n’est pas mort : on accourt de toutes parts à sa maison ; on se presse autour de lui, comme un essaim d’abeilles autour de son chef. Thrasydée se met à la tête de ses troupes, engage le combat et remporte la victoire. Les massacreurs se retirèrent de la ville au camp lacédémonien.

Agis, ayant traversé l’Alphée, laissa dans Épitale, place voisine de ce fleuve, les bannis d’Élide, et une garnison aux ordres de l’harmoste Lysippe ; il licencia ensuite l’armée et s’en alla à Sparte.

Le reste de l’été, et l’hiver suivant, Lysippe et ses soldats continuèrent les ravages de l’Élide. L’été suivant, Thrasydée députa à Lacédémone. Il consentait à ce que la ville d’Élis fût démantelée, et qu’on rendît libres Cyllène et d’autres places de la Triphylie, Phrixe, Épitale, Létrine. Amphidole, Margane, Acrore et Lasione, que revendiquaient les Arcadiens.

Les Éléens demandaient qu’on leur laissât Épée, qui est située entre Hérée et Maciste. ils disaient que les habitans d’alors leur avaient vendu le territoire trente talens, et qu’ils en avaient donné l’argent. Mais les Lacédémoniens, qui savaient qu’il n’est pas plus juste d’acheter de force que de prendre de force, les contraignirent de rendre aussi la liberté à la ville d’Épée. On ne leur ôta cependant pas l’intendance du temple de Jupiter Olympien, quoi qu’ils n’eussent pas le droit d’ancienneté. On pensait que de simples villageois étaient peu propres aux fonctions qu’ils réclamaient. À ces conditions, les Éléens et les Lacédémoniens conclurent paix et alliance. Ainsi finit cette guerre.


CHAPITRE III.


Agis alla ensuite à Delphes, où il offrit la dîme des dépouilles. A son retour, il était déjà vieux ; il tomba malade dans Hérée et fut transporté à Lacédémone, où il mourut bientôt. On lui rendit des honneurs plus qu’humains. Le nombre de jours prescrit par la loi s’étant écoulé, il s’agissait de donner un successeur au trône : Léotychide, se disant fils, et Agésilas, frère d’Agis, le disputèrent. Le premier disait que la loi y appelait le fils et non le frère du roi ; que le frère n’y avait droit qu’au défaut du fils. « Cela étant, il m’appartient donc, répartit Agésilas. — Comment, lorsque je vis encore ? — Parce que celui que tu appelles ton père, a dit que tu ne l’étais pas : ta mère, qui le sait mieux que lui, en convient à présent encore. Neptune dépose aussi contre ton imposture, lui qui, au vu et su de tout le monde, chassa ton père de sa chambre par un tremblement de terre. J’invoque de plus le témoignage du temps, qui, dit-on, ne manque jamais. Depuis l’époque de la fuite d’Agis, la chambre nuptiale ne l’a jamais vu, et tu es né dix mois après. »

Au milieu de ces débats, Diopithe cita à l’appui de Léotychide un oracle d’Apollon lui-même, qui exhortait à se garantir d’une royauté boiteuse. Lysandre répondit pour Agésilas, qu’il croyait, suivant le sens de l’oracle, que ce n’était pas un boiteux qu’il fallait exclure, mais un prétendant qui ne serait pas du sang royal ; que la royauté serait véritablement boiteuse dès qu’on aurait des rois étrangers à la race d’Hercule. Ces diverses raisons entendues, Agésilas fut élu roi.

La première année de son règne n’était pas encore écoulée, que, dans un sacrifice solennel qu’il offrait au nom de la république, le devin lui dit que les dieux lui annonçaient une des plus horribles conjurations. A l’ouverture de la seconde victime, les entrailles se montrèrent encore plus menaçantes. Au troisième sacrifice : « Agésilas, voilà l’ennemi, s’écrie-t-il. »

On sacrifia aux dieux sauveurs, aux dieux qui détournent les prodiges ; et l’on cessa les sacrifices aussitôt qu’on eut obtenu, quoique difficilement, des auspices favorables. Le cinquième jour, on vint dénoncer aux éphores cette conjuration et Cinadon, qui en était le chef. Cinadon, jeune homme d’un caractère entreprenant, n’était pas de la classe des égaux. Les éphores demandérent des détails au dénonciateur ; il leur raconta que Cinadon l’avait conduit au bout de la place et lui avait fait compter combien il s’y trouvait de Spartiates. Après en avoir nommé jusqu’à quarante en y comprenant le roi, les éphores et les sénateurs, je lui demandai à quoi servait ce calcul. Ces gens-là, me répondit-il, regarde-les comme tes ennemis ; les autres, au nombre de plus de quatre mille, sont à nous. Cinadon, ajoutait-il, avait fait remarquer ici un, là deux de ces ennemis que l’on rencontrait dans les rues ; il regardait les autres comme amis. Quant aux campagnes, si dans chacune d’elles nous avons un ennemi qui est le maître, nous y comptons aussi beaucoup de partisans.

Les éphores lui demandèrent à combien montait le nombre des complices. Les chefs, m’a encore répondu Cinadon, en comptent peu ; mais ils sont sûrs d’eux, ainsi que des hilotes, des néodamodes, des hypomiones et des périèces ; sitot qu’on parle d’un Spartiate aux hommes de ces différentes classes, ils ne peuvent cacher le plaisir qu’ils auraient à le manger tout vif. On lui demanda encore où ils comptaient prendre des armes. Cinadon lui avait dit que tous les conjurés en avaient ; ils l’avaient mené dans le quartier des forgerons, où il lui avait montré quantité de poignards, d’épées, de broches, de coignées, de haches et de faux pour la multitude. Cinadon mettait encore au nombre des armes, tous les instrumens des laboureurs, des maçons et des charpentiers ; les outils des autres artisans étaient aussi, selon lui, des armes suffisantes, surtout contre des gens désarmés. Quant au temps de l’exécution, il déclara qu’on lui avait commandé de se renfermer chez lui.

Sur ce rapport, qui portait avec lui l’évidence, les éphores consternés ne convoquèrent même pas la petite assemblée. Les sénateurs réunis à la hâte, ils résolurent d’envoyer Cinadon avec quelques autres jeunes gens à Aulone, en le chargeant d’amener prisonniers des Aulonites et des hilotes, désignés dans la scytale. Ils lui ordonnèrent en même temps de leur emmener une Aulonite d’une beauté accomplie, débauchant les Spartiates, jeunes un vieux, qui la voyaient. Cinadon avait déjà rempli de semblables missions.

On lui remit la scytale où étaient écrits les noms de ceux qui devaient être faits prisonniers. Quels jeunes gens, leur dit Cinadon, emmènerai-je avec moi ? Allez, lui répondit-on, vers le plus ancien hippagrète ; qu’il vous adjoigne six ou sept de ceux qui se trouveront présens. Ils avaient pris toutes les mesures pour que l’hippagrète sût quels hommes il devait lui donner, et que ces envoyés, de leur côté, n’ignorassent pas qu’il fallait saisir Cinadon. On dit encore à Cinadon qu’on lui enverrait trois chariots, pour lui épargner la peine d’amener à pied les prisonniers : le plus qu’il fut possible, on couvrit du voile du mystère des préparatifs dont il était l’unique objet. Ils ne l’arrêtaient pas dans la ville, parce qu’ils ne connaissaient pas encore la conjuration dans toute son étendue : ils voulaient savoir de Cinadon les noms de ses associés avant qu’ils sussent qu’ils étaient découverts, pour empêcher leur fuite. Ceux qu’on chargeait de l’arrêter devaient le garder, et quand ils auraient su de lui les noms des complices, les adresser au plus tôt aux éphores. Les éphores conduisirent cette affaire avec tant d’intelligence qu’ils envoyèrent une compagnie de cavalerie à la suite de celle qui faisait le voyage d’Aulone.

Cinadon pris, un cavalier vint apporter les noms donnés par le prisonnier lui-même. À l’instant le devin Tisamène et autres chefs de la faction furent arrêtés. Cinadon ramené, atteint et convaincu, avoua tout et nomma les conjurés ; on lui demanda ce qui l’avait excité à un tel complot : « Je ne voulais point de maître à Lacédémone. » Alors on lui passa les mains et le cou dans une pièce de bois ; on le fouetta, on le déchira, on le promena dans la ville, lui et ses complices. Ainsi furent punis les conspirateurs.


CHAPITRE IV.


Peu de temps après, Hérodas de Syracuse, qui était en Phénicie avec un pilote, vit quantité de galères phéniciennes dont les unes arrivaient tout équipées, les autres l’avaient été récemment sur le lieu même où l’on en construisait encore ; il apprit de plus que cette flotte serait de trois cents voiles. Il monta sur le premier vaisseau qui allait en Grèce et informa les Lacédémoniens de cet armement du roi de Perse et de Tissapherne ; contre qui était-il destiné, il l’ignorait absolument.

À cette nouvelle, les Lacédémoniens s’éveillent ; ils assemblent leurs alliés et délibèrent. Lysandre se persuadait que les Grecs seraient maîtres sur mer ; il pensait à cette infanterie de Cyrus et à son illustre retraite. A sa sollicitation, Agésilas s’offrit de passer en Asie, pourvu qu’on lui donnat trente Spartiates, deux mille néodamodes et six mille alliés. Lysandre se proposait d’ailleurs de l’accompagner, afin de rétablir dans les villes d’Asie le décemvirat qu’il leur avait donné, et que les éphores avaient aboli pour les rendre à leurs antiques usages. La proposition d’Agésilas est acceptée ; on lui donne les troupes qu’il demandait, avec six mois de vivres.

Après qu’il eut offert les sacrifices prescrits par la loi et ceux d’usage sur les frontières, il sortit de Sparte et députa vers les villes alliées, en indiquant à chacune ce qu’elle enverrait d’hommes, et ce qui partirait sur-le-champ. Il voulut sacrifier en Aulide, à l’exemple d’Agamemnon allant à Troie. Mais les magistrats bœotiens, informés de cette violation de leurs usages, firent jeter de dessus l’autel les victimes qu’ils trouvèrent immolées, avec défense au roi de Lacédémone de se représenter désormais. Agésilas remonta sur son vaisseau, irrité, et prenant les dieux à témoin de l’affront. Arrivé à Géreste, il rassembla le plus de troupes possible, et fit voile vers Éphèse.

Dès qu’il fut entré dans le port, Tissapherne lui envoya demander le sujet de son voyage. Il répondit qu’il venait donner aux Grecs d’Asie la liberté dont jouissaient les Grecs européens. « Si vous consentez à une trève jusqu’au retour des courriers que j’enverrai en Perse, je vous promets, lui répliqua le satrape, que vous retournerez à Sparte, après avoir tout obtenu. — J’y consentirais, si je pouvais croire à votre parole. Quant à vous, recevez l’assurance que pourvu que vous traitiez avec franchise, il ne se commettra dans les terres de votre obéissance aucun acte d’hostilité. Alors Tissapherne jura entre les mains d’Hérippide, de Dercyllidas, de Mégialius, qui lui furent députés, qu’il observerait religieusement la trève. Les députés, de leur côté, jurèrent au nom d’Agésilas, qu’il respecterait la foi des traités tant que Tissapherne lui-même y serait fidèle. Mais tout de suite celui-ci se parjura ; car au mépris de la paix, il fit venir de Perse une armée considérable qu’il joignit à la sienne.

Agésilas, qui s’en doutait, ne laissait pas de garder sa parole ; quoique dans l’inaction, il restait à Éphèse, parce que les villes d’Asie étaient bouleversées. Elles n’avaient ni démocratie, comme sous les Athéniens, ni aristocratie, comme sous Lysandre. On sollicitait souvent ce dernier, que tout le monde connaissait ; on le priait d’obtenir d’Agésilas ce que l’on désirait ; une multitude d’hommes le suivait, lui faisait la cour. On eût dit Agésilas simple particulier, et Lysandre roi.

Agésilas en prit ombrage, comme l’événement le prouva : d’ailleurs les Trente, jaloux du crédit de leur collègue, ne purent se taire ; ils représentaient au roi la conduite coupable de Lysandre, qui vivait avec un faste plus que royal. Dès lors, il éconduisait tous ceux qu’il savait protégés et présentés par Lysandre. Celui-ci, qui voyait que rien ne réussissait à son gré, en devina la cause : il ne permettait plus à la multitude de le suivre ; il déclarait franchement à ceux qui lui demandaient sa recommandation, qu’elle leur serait préjudiciable. Enfin, ne pouvant plus supporter sa disgrâce, il va trouver Agésilas : « Est-ce ainsi, lui dit-il, que vous abaissez vos amis ? — Oui, lorsqu’ils s’élèvent au dessus de moi. Quant à ceux qui travaillent à ma gloire, je rougirais si je ne savais leur rendre honneur pour honneur. —— Peut-être votre conduite est-elle plus sage que la mienne ; mais, en grâce, pour que je n’aie pas la honte d’être sans crédit auprès de vous, et que je ne vous porte point ombrage, éloignez-moi : quelque part que je sois, je m’efforcerai de vous servir. »

Agésilas lui accorda sa demande et l’envoya dans l’Hellespont. Lysandre apprit que Spithridate avait à se plaindre de Pharnabaze : il eut une conférence avec ce Perse, qui avait des enfans, de l’argent à sa disposition, deux cents cavaliers à ses ordres, et il le débaucha. Tout ce que possédait Spithridate resta à Cysiqne, à l’exception de son fils et lui, que Lysandre conduisit à Agésilas. Celui-ci, joyeux de cette circonstance, ne tarda pas à lui faire bien des questions sur Pharnabaze, sur l’état de son territoire et de son gouvernement.

Tissapherne, encouragé par la présence des troupes que lui avait envoyées le grand roi, fit ordonner à Agésilas de se retirer de l’Asie, et lui déclara la guerre en cas de refus. À cette nouvelle, les alliés et tous les Lacédémoniens qui étaient présens paraissaient consternés ; ils pensaient que leurs troupes ne tiendraient pas contre les forces imposantes du grand roi. Mais Agésilas, avec un visage riant, chargea les ambassadeurs de remercier Tissapherne de ce qu’il se rendait les dieux ennemis, en même temps qu’il les intéressait, par son parjure, à la cause des Grecs. Aussitôt il ordonna aux troupes de se tenir prétes à marcher, et aux villes qui se trouvaient sur le chemin de la Carie de préparer l’étape. Il enjoignait aussi aux Ioniens, aux Éoliens, aux Hellespontins, de lui envoyer pour cette expédition des troupes à Éphèse.

Tissapherne, considérant qu’Agésilas n’avait point de cavalerie, et qu’il n’en fallait pas pour combattre en Carie, le croyant d’ailleurs irrité de sa perfidie, s’attendait à le voir fondre sur les terres de sa résidence ; il y fit donc passer son infanterie tout entière, et répandit sa cavalerie dans les plaines du Méandre, persuadé qu’elle foulerait aux pieds celle d’Agésilas, avant d’être parvenue sur les montagnes. Mais Agésilas, laissant la Carie, tourna du côté opposé, entra dans la Phrygie, où il prit les villes qui étaient sur son passage, et fit, par cette irruption soudaine, un butin immense.

Il marcha quelque temps sans rencontrer d’ennemis ; mais non loin de Dascylie, ses cavaliers montèrent sur une colline, pour découvrir de plus loin. Le hasard voulut que la cavalerie de Pharnabaze, égale en nombre à celle des Grecs, et commandée par Rhathine et par Bagée, son frère naturel, montât sur la même colline. On se reconnut ; on n’était qu’à une distance de quatre cents pas ; d’abord on fit halte des deux côtés, la cavalerie grecque s’étant rangée en forme de phalange à quatre de hauteur sur un grand front. Les Barbares, au contraire, avec douze hommes seulement de front et un plus grand nombre de hauteur, vinrent les premiers à la charge ; bientôt on se mesura de près. Dans le choc, tous les Grecs rompirent leurs javelines. Mais les Perses, qui avaient des javelots en cornouiller, tuèrent d’abord douze cavaliers et deux chevaux. La cavalerie grecque était en déroute, lorsqu’Agis, s’avançant avec ses hoplites, fit reculer à son tour les Barbares, qui ne perdirent qu’un des leurs.

Le lendemain de cette escarmouche, Agésilas, voulant passer outre, offrit un sacrifice où les entrailles des victimes se trouvèrent dénuées de fibres : il retourna donc vers la mer. Convaincu que s’il ne possédait une bonne cavalerie, il ne pourrait s’avancer dans la plaine, il résolut de s’en procurer une pour n’être pas contraint de faire la guerre en fuyant. Il établit un rôle des plus riches habitans des villes circonvoisines, qui lui fourniraient des chevaux, en dispensant de marcher ceux qui donneraient un cavalier tout monté ; ce qui leur donna la même ardeur que s’il se fut agi de trouver quelqu’un qui voulût mourir pour eux.

Au retour du printemps, Agésilas rassembla toutes ses forces à Ephèse ; et pour les exercer, il proposa des prix, soit aux compagnies d’hoplites qui déploieraient le plus de vigueur, soit à celles de cavaliers qui excelleraient dans les évolutions. On promit aussi des récompenses aux peltastes et aux archers qui montreraient le plus d’aptitude à remplir leur devoir. C’était un plaisir de voir tous les gymnases remplis d’hoplites qui se disputaient de vigueur, l’hippodrome couvert de cavaliers occupés d’évolutions, les archers et les frondeurs s’exerçant dans la plaine. La ville entière offrait un spectacle intéressant. La place publique était fournie de chevaux et d’armes à vendre ; ouvriers en airain, charpentiers, forgerons, cordonniers, peintres, tous s’occupaient de l’équipage de guerre ; vous eussiez pris la ville pour une école de Mars. Ce qui surtout inspirait une nouvelle ardeur, c’était de voir Agésilas, suivi d’une foule de soldats sortant des gymnases, le front ceint de guirlandes qu’ils allaient suspendre aux voûtes du temple de Diane. Comment en effet, où les hommes honorent les dieux, où fleurit l’art militaire, où la discipline est en vigueur, comment ne concevrait-on pas les plus brillantes espérances ?

Pour redoubler la valeur des soldats par le mépris des ennemis, voici ce qu’il imagina : il ordonna à ses hérauts de dépouiller les Barbares pris par des corsaires, et de les vendre nus. Les soldats, qui les voyaient blancs parce que jamais ils ne quittaient leurs vêtemens, mais délicats et nullement rompus au travail parce qu’ils étaient toujours voiturés, se persuadèrent que dans cette guerre ils n’auraient à combattre que des femmes.

Déjà une année s’était écoulée depuis le départ d’Agésilas. Les Trente, dont Lysandre faisait partie, retournèrent à Sparte ; ils eurent pour successeurs Hérippide et autres. Agésilas choisit parmi eux Xénocles pour commander la cavalerie ; Scythès eut en partage les hoplites néodamodes ; Hérippide, les troupes de Cyrus ; Migdon, celles des alliés. Il déclara en même temps qu’il les mènerait bientôt par le plus court chemin, vers le plus fertile quartier du pays ennemi : il avait pour but de mieux disposer au combat leurs esprits et leurs corps.

Tissapherne pensait qu’Agésilas répandait ce bruit dans l’intention de le surprendre encore, et que son dessein était de fondre sur la Carie. Il y conduisit donc son infanterie, comme la première fois ; sa cavalerie fit halte dans la plaine du Méandre. Agésilas ne manqua point à sa parole ; il se jeta, comme il l’avait dit, dans la Sardie : il la traversa pendant trois jours, sans rencontrer d’ennemis, trouvant partout abondance de vivres ; mais le quatrième jour parut la cavalerie barbare, dont le général ordonna au commandant des équipages de passer le Pactole et de camper.

Cependant les Perses tuèrent quelques fourrageurs qui s’étaient écartés pour butiner. Agésilas l’ayant appris, ordonne à sa cavalerie de voler au secours de ces derniers. A la vue du renfort, les Perses se rassemblent et rangent tous leurs escadrons en bataille ; Agésilas, considérant que l’ennemi n’avait pas encore son infanterie, tandis que lui était muni de tout, crut qu’il ne se présenterait jamais de plus belle occasion d’engager le combat. Après avoir immolé des victimes, il avance droit sur les cavaliers ennemis avec sa phalange, ordonne aux plus jeunes de ses cavaliers de fondre en même temps que la phalange, et aux peltastes de suivre en courant. Le reste de la cavalerie eut ordre d’aller à la charge ; l’armée tout entière devait suivre. Les Perses soutinrent le premier choc ; mais ne voyant bientôt que ruine et carnage, ils la lâchèrent pied. Quelques-uns tombèrent dans le fleuve ; les autres prirent la fuite. Mais les Grecs les poursuivirent, se rendirent maîtres de leur personne et de leur camp. Tandis que la troupe légère s’amusait au pillage, selon la coutume, Agésilas fit le tour du champ de bataille et rassembla, outre son bagage, tout le butin qui montait à plus de soixante-dix talens. Ce fut là qu’on prit les chameaux qu’Agésilas amena en Grèce.

Tissapherne se trouvait à Sardes le jour de l’action ; en sorte que les Perses l’accusèrent de trahison. Le roi, informé que Tissapherne était cause du désordre de ses affaires, chargea Tithrauste de lui couper la tête.

Tithrauste, après avoir exécuté cette commission, envoya dire à Agésilas que l’auteur de la guerre avait subi son châtiment. Le roi, ajouta-t-il, juge convenable qu’Agésilas retourne à Sparte, et que les villes d’Asie, rendues à leur liberté, paient le tribut ordinaire. Agésilas ayant répondu qu’il ne pouvait rien conclure sans le consentement des magistrats de son pays : « Eh bien. lui répliqua Tithrauste, jusqu’à ce que leurs ordres vous parviennent, retirez-vous sur les terres de Pharnabaze, puisque je viens de punir votre ennemi. — Approvisionnez donc mon armée, jusqu’à ce que j’y arrive. » Tithrauste lui donna trente talens, avec lesquels il marcha vers la Phrygie, province de Pharnabaze.

Comme il était dans la plaine qui est au-delà de Cyme, arrive un envoyé des éphores qui lui confiait le commandement même de la flotte, avec pouvoir de désigner pour amiral qui il lui plairait. Les Lacédémoniens avaient pris ce parti, dans la pensée que, sous les ordres d’un seul, l’armée de terre serait bien plus imposante en la réunissant à la flotte, et la flotte plus redoutable quand l’armée de terre la protégerait au besoin.

Aussitôt Agésilas ordonna aux villes maritimes, tant des iles que de terre ferme, d’équiper autant de vaisseaux qu’elles le pourraient ; en sorte que l’armée navale fut renforcée de cent vingt galères, aux dépens et des villes qui s’étaient engagées à les fournir, et des particuliers qui voulurent signaler leur zèle. Le commandement en fut donné à Pisandre, beau-frère d’Agésilas, homme vaillant et plein d’honneur, mais trop au-dessous d’un si haut emploi. Pisandre partit du camp pour remplir ses fonctions, tandis qu’Agésilas, constant dans son projet, alla vers la Phrygie.


CHAPITRE V.


Cependant Tithrauste s’imaginait qu’Agésilas méprisait la puissance de son maître, que, loin de songer à quitter l’Asie, il concevait le hardi projet de réduire la Perse. Incertain d’abord du parti qu’il prendrait, il envoya enfin dans la Grèce le Rhodien Timocrate, avec cinquante talens, le chargea de tenter les principaux de chaque ville, de leur donner cet or, à condition qu’ils s’engageraient par serment à susciter la guerre aux Lacédémoniens.

Il arrive avec son or, et gagne, à Thèbes, Androclide, Isménias et Galaxidore ; à Corinthe, Timolas et Polyanthe ; à Argos, Cyclon et son parti. Les Athéniens, sans profiter de ces largesses, ne laissaient pas d’incliner pour cette expédition, dont ils pensaient qu’on leur défèrerait le commandement. Ceux donc qui avaient accepté l’argent des Perses, se répandirent en invectives contre les Lacédémoniens ; et après les avoir rendus odieux, ils coalisérent les plus grandes villes entre elles.

Les principaux de Thèbes, n’ignorant pas que les Lacédémoniens ne voudraient pas rompre les premiers, persuadèrent aux Locriens d’Opunce de tirer un tribut d’un territoire contesté entre eux et ceux de la Phocide ; ils pensaient que, si cela arrivait, les Phocéens envahiraient la Locride. Ils ne se trompèrent point dans leurs conjectures. Les Phocéens entrèrent tout de suite dans la Locride, enlevant beaucoup plus qu’on ne leur avait pris. Aussitôt la faction d’Androclide persuade aux Thébains d’envoyer au secours des Locriens, et leur observe que les Phocéens ne sont point entrés en armes sur le territoire contesté, mais dans la Locride alliée et amie des Thébains. Ceux-ci se jettent sur la Phocide, saccagent le plat pays et contraignent les Phocéens à députer à Sparte pour demander du secours ; ils représentent qu’ils ne sont point agresseurs, qu’ils sont restés sur la défensive contre les Locriens.

Les Lacédémoniens saisirent avec empressement l’occasion qui se présentait de satisfaire leur ancien ressentiment contre les Thébains, qui, non contens de s’être approprié à Décélie la dîme d’Apollon, avaient encore refusé de les suivre à l’affaire du Pirée ; ils leur reprochaient encore d’avoir débauché les Corinthiens. Ils n’avaient pas oublié de quelle manière outrageante les Thébains avaient empêché Agésilas de sacrifier en Aulide, avec quel acharnement ils avaient jeté de dessus l’autel les victimes immolées, avec quelle perfidie ils avaient refusé de suivre Agésilas en Asie. Ils considéraient que c’était une occasion favorable de les attaquer, de réprimer leur insolence. Les armes d’Agésilas prospéraient en Asie ; d’ailleurs, point d’autre guerre à soutenir en Grèce.

Tel était l’esprit de Lacédémone. Les éphores décrètent donc une levée, et l’on envoie Lysandre dans la Phocide, avec ordre de mener les Phocéens eux-mêmes, les Étéens, les Héracléens, les Méliens et les Énians, sous les murs d’Haliarte : le général Pausanias y rassemblerait, au jour indiqué, les Lacédémoniens et les autres Péloponnésiens. Lysandre fit ce qui lui était commandé, et de plus détacha les Orchoméniens de l’alliance de Thèbes. Pausanias, après avoir eu des sacrifices favorables, s’arrêta à Tégée, d’où il envoya des troupes soldées, en attendant celles des villes voisines. Les Thébains, informés du projet d’irruption sur leurs terres, députèrent à Athènes. Les députés s’exprimèrent en ces termes :

« Athéniens, vous accusez la ville de Thèbes d’avoir proposé un décret rigoureux contre vous à la fin de la guerre : cette accusation n’est point fondée, puisque ce n’est pas le corps des Thébains qui a ouvert cet avis, mais un seul d’entre eux, qui siégeait alors parmi les confédérés. Depuis, les Lacédémoniens nous invitèrent à marcher contre le Pirée : la proposition fut unanimement rejetée. Comme c’est principalement à cause de vous que Lacédémone nous déclare la guerre, nous croyons que vous ferez un acte de justice en venant à notre secours. Mais ceux d’entre vous surtout qui, sous les Trente, sont restés à Athènes, ont de fortes raisons pour attaquer vivement les Lacédémoniens. Ils étaient venus avec une grande armée, comme pour vous secourir ; et après vous avoir voués à la haine du peuple par l’établissement de l’oligarchie, ils vous ont livrés à ce même peuple, qui cependant vous a sauvés, tandis que Sparte faisait tout pour vous perdre.

« Nous le savons tous, Athéniens, vous seriez jaloux de recouvrer l’empire ; mais en est-il un moyen plus sûr que de défendre les Grecs qu’opprime Lacédémone ? Elle commande à beaucoup de peuples ; mais loin d’être épouvantés, n’en concevez que plus de confiance. Songez que vous aussi vous n’eûtes jamais plus d’ennemis que lorsque beaucoup de peuples vous obéissaient. Tant qu’ils manquèrent d’appui, leur haine contre vous resta cachée ; mais leurs vrais sentimens se manifestèrent dès qu’ils eurent les Lacédémoniens pour chefs. De même aujourd’hui, si l’on voit les armes de nos deux républiques attaquer Sparte, plusieurs de ses ennemis secrets, n’en doutez pas, se montreront à découvert.

« Réfléchissez, et vous jugerez sans peine que nous disons la vérité. Est-il un peuple attaché de cœur à Sparte ? Les Argiens n’écoutent-ils pas toujours contre elle leur ressentiment ? Ajoutez les Éléens, ses ennemis déclarés depuis qu’ils se voient privés de leurs villes et d’un vaste territoire. Que dirai-je des Corinthiens, des Arcadiens, des Achéens, qui, sollicités par elle, ont partagé, dans la guerre qu’elle vous a faite, les travaux, les périls, les dépenses ? Après avoir réussi dans ses ambitieux projets, quelle part leur a-t-elle donnée à l’empire, aux honneurs, aux richesses ? C’est parmi les hilotes qu’elle va prendre des harmostes pour les villes soumises : quant aux peuples qui l’ont secondée dans ses conquêtes, et qui sont libres puisque la fortune a couronné leurs efforts, elle s’en déclare despote. Ceux de vos alliés qu’elle attirea son parti, elle les trompe visiblement, puisque, au lieu de les rendre libres, elle double leur esclavage ; ils sont opprimés par des harmostes et par des hommes que Lysandre a établis dans chaque ville. Le souverain de l’Asie, qui a été d’un si grand secours à vos rivaux pour vous vaincre, est-il aujourd’hui différemment traité que s’il eût marché contre eux avec vous ? Il est donc probable qu’en vous montrant les vengeurs d’injures aussi manifestes, vous parviendrez au plus haut degré de puissance. Auparavant vous ne commandiez qu’aux peuples maritimes ; bientôt vous aurez la prééminence sur ces peuples, sur les Thébains, sur les Péloponnésiens, sur les Grecs, et le roi de Perse lui-même, ce monarque si puissant.

Vous le savez, nous n’avons pas été pour Lacédémone des alliés inutiles ; mais vous devez vous attendre à nous voir maintenant vous servir avec beaucoup plus de chaleur que nous n’avons servi les Lacédémoniens. Ce n’est pas, comme alors, pour défendre des insulaires, des Syracusains, des étrangers, mais pour nous venger nous-mêmes que nous unirons nos ressentimens aux vôtres. N’ignorez pas non plus que la domination de l’ambitieuse Sparte est bien plus facile à détruire que n’était votre puissance. Vous aviez des flottes pour contenir vos alliés dans le devoir, tandis que les Lacédémoniens, en petit nombre, oppriment des villes plus peuplées que la leur et aussi puissantes en armes. Athéniens, voilà ce que nous avions à dire : sachez, au reste, qu’en sollicitant votre alliance, nous croyons plus travailler pour votre république que pour la nôtre. »

Ainsi parla l’un des députés. Plusieurs Athéniens opinêrent dans le même sens, et l’on décréta à l’unanimité secours aux Thébains. Thrasybule lut le décret par forme de réponse aux ambassadeurs, en ajoutant que quand bien même le Pirée serait encore démantelé, on braverait tout pour les vaincre en reconnaissance. « En effet, leur dit-il, vous, Thébains, on ne vous reprochera pas d’avoir joint vos armes à celles de nos ennemis ; mais nous, nous combattrons avec vous contre les Lacédémoniens s’ils viennent à nous attaquer. »

Au retour des ambassadeurs, les Thébains se préparèrent à se défendre, les Athéniens à les secourir ; et sans plus tarder, les Lacédémoniens entrèrent dans la Bœotie sous le commandement de Pausanias, avec toutes les troupes du Péloponnêse, à la réserve des Corinthiens, qui refusèrent de marcher.

Cependant Lysandre, qui conduisait les Phocéens, les Orchoméniens et leurs voisins, et qui avait devancé Pausanias au rendez-vous, ne put rester en place ni attendre l’armée envoyée de Sparte : suivi de ses troupes, il approcha des murs d’Haliarte et persuada aux habitans de quitter le parti des Thébains et de s’affranchir ; mais quelques Thébains qui étaient dans la ville ayant traversé l’exécution de ce projet, il résolut de donner assaut. À cette nouvelle les Thébains accourent avec leurs hoplites et leurs cavaliers. Fut-il surpris par l’ennemi, ou le voyant venir, l’attendit-il de pied ferme comme assuré de la victoire, on l’ignore ; mais ce qui est constant, c’est que l’on combattit sous les murs et qu’un trophée fut dressé aux portes d’Haliarte. Lysandre fut tué, le reste de ses gens se sauvèrent sur la montagne, les Thébains les y poursuivirent vivement, en gravirent la cime, mais s’engagérent dans des détroits, dans des lieux impraticables. Les hoplites ennemis, faisant alors volte-face, firent une terrible décharge, en tuèrent deux ou trois des plus avancés, roulèrent des pierres d’en haut sur les autres, les pressèrent, les précipitèrent avec furie : la déroute fut telle, qu’il en périt plus de deux cents.

Les Thébains, découragés ce jour-là d’une défaite qu’ils croyaient égale à leur victoire, apprirent le lendemain que les Phocéens et tous les autres s’étaient pendant la nuit retirés chez eux. Ils reprenaient courage, lorsque tout à coup l’on voit arriver Pausanias avec l’armée du Péloponnèse. Ils se crurent de nouveau menacés d’un grand danger ; le silence, la consternation était générale.

Le lendemain, les Athéniens vinrent se ranger en bataille avec eux, sans que Pausanias parût et combattît ; leur courage alors se ranima.

Le roi de Lacédémone avait convoqué ses polémarques et ses commandans de pentécostes, et mettait en délibération s’il livrerait bataille, et si, à la faveur d’une trêve, il enlèverait le corps de Lysandre et ceux des autres guerriers tués avec lui. Pausanias et son conseil songeaient à la mort de Lysandre et à la déroute de son armée ; les Corinthiens refusaient formellement de les suivre, les troupes montraient peu d’ardeur, la cavalerie ennemie était puissante et la sienne faible ; d’ailleurs, les morts étaient sous les murs de la place : même vainqueurs, pourraient-ils les enlever, lorsque les tours étaient munies de gens de trait ? Par toutes ces considérations, il fut arrété qu’on demanderait une trêve pour enlever les morts. Les Thébains dirent qu’ils ne l’accorderaient pas à moins que l’on ne sortît de leur territoire. Cette condition fut acceptée avec empressement ; on enleva les morts et l’on sortit de la Bœotie. Les Lacédémoniens se retiraient tristes : les Thébains, fiers de leurs avantages, voyaient-ils un soldat de Pausanias s’écarter tant soit peu pour gagner une métairie, ils le remenaient au grand chemin en le frappant.

Telle fut l’issue de l’expédition des Lacédémoniens. De retour à Sparte, Pausanias fut accusé d’étre venu à Haliarte après Lysandre, lorsqu’il était convenu de s’y trouver le même jour ; d’avoir honteusement redemandé des morts qu’il pouvait enlever au vainqueur ; d’avoir laissé aller le peuple d’Athènes, lorsqu’il le tenait assiégé au Pirée ; enfin, de n’avoir pas comparu en justice. Il fut donc condamné à mort, mais il se réfugia à Tégée, ou il mourut de maladie. Voilà ce qui se passait alors en Grèce.


LIVRE IV.


CHAPITRE PREMIER.


Vers le commencement de l’automne, Agésilas entra dans la Phrygie, province de Pharnabaze. Il mit tout a feu et à sang, emporta de force une partie des villes et prit les autres par composition. Spithridate lui ayant dit que s’il voulait passer en Paphlagonie, il obtiendrait une conférence du roi des Paphlagoniens, et son alliance ; il entreprit le voyage d’autant plus volontiers, que depuis long-temps il souhaitait détacher cette nation de l’alliance du roi de Perse.

A son arrivée en Paphlagonie, Cotys alla au devant de lui, et devint son allié. Ce prince, mandé à la cour d’Artaxerxés, avait négligé de s’y rendre. A la persuasion de Spithridate, il fournit à Agésilas mille chevaux et deux mille peltastes. Reconnaissant de ces bons offices, le Lacédémonien demanda à Spithridate s’il donnerait sa fille à Cotys. Avec plus d’empressement, répondit-il, que ce prince puissant et maître d’un vaste pays n’en mettrait à épouser la fille d’un exilé. Agésilas n’en dit pas alors davantage. Mais comme Cotys, au moment de son départ, venait le saluer, Agésilas écarta Spithridate et entama la proposition du mariage en présence des trente Spartiates :

« Cotys, dites-moi, je vous prie, à quelle maison appartient Spithridate ? — A l’une des plus nobles de Perse. — Avez-vous remarqué comme son fils est beau ? — Comment ne l’aurais-je pas vu ! je soupai hier avec lui. — On dit qu’il a une fille plus belle encore ? — En vérité, elle est belle. — Vous voilà devenu notre ami ; je vous conseille de prendre cette jeune princesse pour femme ; elle est d’une beauté accomplie : pour un mari quelle volupté ! de plus, elle est fille d’un père très noble et très puissant, qui a si bien châtié l’injuste Pharnabaze, qu’il l’a, comme vous voyez, chassé de toute la Phrygie. Considérez que Spithridate, qui a su se venger d’un tel ennemi, pourra aussi obliger un ami. Sachez que si ce mariage réussit, vous ne serez pas seulement gendre de Spithridate, mais d’Agésilas, de tous les Spartiates, de la Gréce entière, à laquelle nous commandons. Si vous acceptez, qui jamais aura célébré des noces plus brillantes que les vôtres ? quelle jeune épouse aura été conduite dans la maison de son époux escortée d’autant de cavaliers, de peltastes et d’hoplites ? — Agésilas, Spithridate approuve-t-il ce que vous dites ? — J’en prends les dieux à témoin, il ne m’a point chargé de ces avances ; mais trop heureux quand je me venge d’un ennemi, j’éprouve bien plus de plaisir encore lorsque je découvre les moyens de servir un ami. — Que ne vous assurez-vous s’il partage vos sentimens ? — Allez, Hérippide, le disposer à entrer dans nos vues. » Hérippide et ses collègues se lèvent, exécutent les ordres.

Comme ils tardaient, Agésilas demanda à Cotys s’il trouverait bon qu’on fît venir Spithridate. « Assurément, lui répondit Cotys ; vous persuaderez mieux que qui que ce soit. » Agésilas mande donc Spithridate : ils arrivent tous ensemble. « Agésilas, dit alors Hérippide sans entrer dans un long détail, les dernières paroles de Spithridate sont qu’il approuvera tout ce que vous déciderez. — Selon moi, vous ferez bien, vous, Spithridate, de donner votre fille à Cotys ; vous, Cotys, de la prendre pour femme ; mais nous ne pourrons avant le printemps vous emmener par terre votre épouse. — Ne pourrait-on pas, si vous le vouliez, me l’emmener par mer ? »

À ce mot, l’on se donna les mains de part et d’autre, et Cotys partit. Agésilas, qui avait remarqué son impatience, équipa promptement une galère sur laquelle il chargea Callias de conduire la jeune princesse, et marcha ensuite vers Dascylie, où était situé le palais de Pharnabaze, entouré de villages considérables et bien approvisionnés : des parcs clos de toutes parts, ou des plaines spacieuses, invitaient à la chasse. Autour de Dascylie coulait une rivière abondante en poissons de toute espèce. Les volatiles ne manquaient pas à ceux qui pouvaient chasser aux oiseaux.

Agésilas y établit donc ses quartiers d’hiver et se procura des vivres, tant sur le lieu même qu’en différentes excursions. Les soldats, qui jusqu’alors n’avaient fait aucune perte, méprisaient l’ennemi, fourrageaient dispersés sans défiance dans la plaine, quand Pharnabaze survint avec deux chariots armés de faux, et quatre cents cavaliers. Les Grecs le voyant avancer avec sa cavalerie, rassemblèrent promptement un bataillon de sept cents hommes. Pharnabaze, sans délai, place ses chariots en front, les suit avec ses cavaliers, et ordonne de charger. Les chars se font jour, et rompent le bataillon ; les cavaliers écrasent cent soldats : le reste se sauve vers Agésilas, qui se trouvait près de là avec ses hoplites.

Trois ou quatre jours après, Spithridate apprend que Pharnabaze est campé à Cavé, grand village distant de cent soixante stades environ. il en informe Hérippide, qui, jaloux de se signaler par un éclatant exploit, prie Agésilas de lui accorder deux mille hoplites, autant de peltastes, la cavalerie de Spithridate, celle des Paphlagoniens, et autant de cavaliers grecs qu’il pourrait en engager dans son parti. Dès qu’il eut tout obtenu, il sacrifia. Sur le soir, les présages furent heureux ; les sacrifices cessèrent. Il ordonna ensuite qu’on se rendît en avant du camp après le souper. La nuit venue, il ne s’en trouva pas la moitié au rendez-vous : mais dans la crainte que les Trente ne se moquassent de lui s’il abandonnait son projet, il marcha avec ce qu’il avait de troupes.

Au point du jour, il assaillit le camp de Pharnabaze. La plupart des Mysiens qui composaient l’avant-garde furent taillés en pièces, les Perses mis en fuite et le camp pillé : on y trouva quantité de coupes et autres effets de Pharnabaze, un bagage considérable et des bêtes de somme pour le porter. En effet, dans la crainte continuelle d’être surpris s’il séjournait trop longtemps dans le même lieu, il passait, à la manière des nomades, d’un pays dans un autre, rendant son camp le moins visible qu’il pouvait.

Comme les Paphlagoniens et Spithridate emportaient leur part du butin, Hérippide, secondé d’officiers qu’il avait postés, les dépouilla entièrement, sans doute pour rapporter une plus riche capture aux commissaires préposés à la vente des dépouilles. Indignés de l’injustice et de l’affront, ils rassemblèrent de nuit leur bagage et se retirèrent à Sardes, vers Ariée, dont ils n’appréhendaient point la trahison, puisqu’il avait aussi quitté le parti du roi de Perse, et lui avait fait la guerre. Rien n’affligea aussi sensiblement Agésilas, dans cette expédition, que cette retraite soudaine de Spithridate, de Mégabyze et des Paphlagoniens.

Un Cyzicénien, nommé Apollophane, qui depuis long-temps se trouvait l’hôte de Pharnabaze, avait aussi gagné les bonnes grâces d’Agésilas. Il dit au roi de Sparte qu’il croyait pouvoir lui procurer une entrevue avec le satrape, et ensuite son alliance. Sur la réponse d’Agésilas, qui lui donna sa parole et consentit à une trêve, Apollophane amena Pharnabaze au lieu convenu. Agésilas et les Trente l’y attendaient, couchés sur le gazon. Pharnabaze arriva superbement vêtu ; ses esclaves étendirent à terre des coussins pour lui faire un siège délicat à la manière des Perses ; mais voyant la simplicité d’Agésilas, il eut honte de sa mollesse, et, comme lui, s’assit sur la terre nue avec ses riches vêtemens.

Quand ils se furent salués, Pharnabaze tendit la main à Agésilas ; Agésilas lui donna la sienne. Pharnabaze, comme plus âgé, parla le premier : « Agésilas, et vous tous Lacédémoniens ici présens, j’ai été votre ami et votre allié, lorsque vous étiez en guerre avec la république d’Athènes ; j’ai soutenu vos armées navales en vous fournissant des fonds ; sur terre, j’ai combattu avec vous dans la cavalerie, et j’ai repoussé vos ennemis jusqu’à la mer. On ne me reprochera, comme à Tissapherne, aucune perfidie, ni dans mes actions, ni dans mes paroles. En récompense de mes bons offices et de ma franchise, comment suis-je traité par vous ? je ne trouve pas même à subsister dans mon propre pays, à moins que, comme les bêtes fauves, je ne ramasse ce que vous daignez laisser. Ces beaux palais, ces jardins, ces parcs immenses, que mon père m’avait laissés, et qui faisaient mes délices, je les vois brûlés et ravagés. Si j’ignore les principes de la justice divine et humaine, instruisez-moi, je vous prie : vos procédés sont-ils ceux de la reconnaissance ? »

Les trente Spartiates baissaient les yeux de honte. Après quelques momens de silence, Agésilas parla ainsi : « Pharnabaze, vous n’ignorez pas qu’il y a aussi dans les villes grecques des hommes unis entre eux par les liens de l’hospitalité. Lorsqu’elles sont en guerre, ces hommes, de concert avec leur patrie, n’attaquent-ils pas leurs propres amis ? ne les voit-on pas quelque fois s’entr’égorger ? Il en est de même de nous : dans la guerre que nous déclarons à votre roi, nous sommes forcés de regarder comme ennemis tous les pays de son obéissance ; cependant nous aurions fort à cœur de devenir vos amis.

« Si, vous attachant à nous, vous ne deviez que changer de maître, je ne vous ferais aucune proposition ; mais vous pouvez, en embrassant notre parti, jouir de vos possessions sans adorer personne, sans subir le joug d’un despote. Je vous propose, non de préférer la liberté aux richesses, mais de vous allier à Lacédémone pour que vous étendiez vos domaines et non ceux de votre souverain, pour que vous soumettiez vos compagnons de servitude et les rangiez sous vos ordres. Si vous deveniez à la fois riche et libre, que vous manquerait-il pour être parfaitement heureux ? »

« Eh bien, répondit Pharnabaze, je vais parler franchement. Cela est juste. Si le roi nomme un satrape, auquel il prétende m’assujettir, je voudrai être votre ami et votre allié ; mais s’il me confie le commandement de ses troupes, s’il me défère un titre qu’il est pardonnable d’ambitionner, alors je déploierai toutes mes forces contre vous. »

À ces mots, Agésilas, lui prenant la main : « Puisque vous avez une âme aussi belle, devenez notre ami, et sachez que je sortirai le plus tôt possible des terres de votre gouvernement ; et, par la suite, fussions-nous en guerre, tant que nous aurons un autre ennemi à combattre, nous respecterons et votre personne et ce qui vous appartient. »

Ainsi se termina l’entrevue. Pharnabaze, monté à cheval, se retirait, lorsqu’un fils, qu’il avait eu de Parapite, accourut vers Agésilas, et lui dit qu’il le faisait son hôte. « Eh bien ! je l’accepte. Souvenez-vous-en, ajouta le beau jeune homme ; » en même temps, il lui présenta un javelot précieux. Agésilas l’accepta ; et, généreux à son tour, il ôta au cheval de son secrétaire Idée les magnifiques harnais qu’il portait, et les lui donna. Le jeune homme remonte à cheval, et rejoint son père. Quelque temps après, Pharnabaze fut, dans son absence, dépouillé de son gouvernement par son frère. Agésilas accueillit le fils de Parapite, et mit tout en œuvre pour que l’ami de cet exilé, le fils d’Évalcés, Athénien, fût admis aux jeux olympiques, quoique le plus grand des jeunes athlètes.

Cependant Agésilas sortit de Phrygie selon sa promesse : c’était vers le commencement du printemps. Descendu dans la plaine de Thèbes, il campa près du temple de Diane Astyrine, et grossit son armée de troupes rassemblées de toutes parts. Il se disposait à pénétrer dans la haute Asie le plus avant qu’il pourrait, dans l’espérance que toutes les nations qu’il laisserait derrière lui abandonneraient le parti du roi.


CHAPITRE II.


Agésilas s’occupait de ces grands projets, quand les Lacédémoniens, convaincus qu’on avait semé de l’or dans la Grèce, que les grandes villes s’étaient liguées contre eux, que la patrie était en danger, qu’une campagne était inévitable, s’y préparèrent, et députèrent Épicydidas vers le roi de Lacédémone. Il arrive, lui expose l’état des affaires, lui annonce l’ordre de revenir promptement au secours de la république. Cette nouvelle affligeait vivement Agésilas ; il songeait à tant d’espérances, à tant d’honneurs qui lui échappaient ; néanmoins il convoqua les alliés, et leur montra les ordres de la république, en leur disant qu’il fallait voler au secours de la patrie. « Si les affaires s’arrangent, sachez, mes amis, que je ne vous oublierai pas ; je reviendrai parmi vous répondre à vos vœux. » À ces mots, ils fondirent en larmes, et décrétèrent unanimement qu’ils iraient avec Agésilas au secours de Lacédémone ; que si les affaires réussissaient, ils retourneraient avec lui en Asie. Ils se disposèrent donc à le suivre. Il nomma Euxéne harmoste d’Asie, et ne lui donna pas moins de quatre mille hommes pour la défense du pays.

Il voyait que la plupart des soldats aimaient mieux rester que d’aller faire la guerre à des Grecs ; jaloux d’en emmener avec lui le plus grand nombre et les plus vaillans, il établit des récompenses et pour les villes qui enverraient les meilleures troupes, et pour les officiers des troupes soldées qui renforceraient son armée d’hoplites, d’archers, de peltastes bien équipés. Il promit aussi un prix aux hipparques qui commanderaient l’escadron le mieux dressé et le mieux monté ; et pour qu’ils sussent qu’il voulait de l’émulation, il leur assura que l’on adjugerait les prix lorsqu’on aurait passé d’Asie en Europe, dans la Chersonèse. Ils consistaient la plupart en armes artistement travaillées pour les hoplites et pour les cavaliers, et même en couronnes d’or. Il n’en coûta pas moins de quatre talens ; on acheta encore à grands frais des armes pour les troupes. Dès qu’il eut traversé l’Hellespont. on nomma pour juges trois Lacédémoniens, Ménascus, Hérippide et Orsippe ; chaque ville alliée fournit aussi un juge. Les prix décernés, Agésilas et ses troupes prirent la route qu’avait suivie Xerxès dans son expédition contre la Grèce.

Sur ces entrefaites, les éphores levèrent une armée ; et comme Agésipolis était encore enfant, Aristodème, son parent et son tuteur, fut chargé de la commander. Quand les Lacédémoniens se furent mis en campagne, leurs ennemis convoquérent une assemblée pour délibérer sur la tactique qui leur serait la plus avantageuse. Timolaus, de Corinthe, leur donna son avis en ces termes :

« Braves alliés, je compare les Lacédémoniens à des fleuves : peu considérables à leur source, ou les traverse facilement ; mais à mesure qu’ils s’éloignent, ils grossissent et se fortifient de la jonction d’autres fleuves. De même les Lacédémoniens sont seuls quand ils sortent de chez eux ; mais qu’ils s’avancent et fassent des recrues, ils deviennent plus nombreux et plus difficiles à vaincre.

« Je vois aussi que lorsqu’on veut détruire des guêpes, si on les attaque loin de leur retraite, on est piqué de toutes parts ; mais si on porte le feu près de leur demeure lors qu’elles y sont, on les prend sans peine et sans danger.

« D’après ces considérations, je crois que le plus sûr parti est de joindre l’ennemi ou dans Lacédémone même, ou du moins le plus près possible. »

Cette mesure fut approuvée et décrétée. Tandis que l’on délibérait sur la prééminence et sur l’ordonnance générale à donner à l’armée, de peur qu’en donnant trop de hauteur aux phalanges elles ne fussent enveloppées, les Lacédémoniens avaient recruté les Tégéates et les Mantinéens, et passé Stymphale. Ils entrèrent, eux et leurs alliés, sur les terres de Sicyonie, presque dans le même temps que les Corinthiens et leurs alliés étaient sur le territoire de Némée. Arrivés au pied du mont Épiécée, ils furent très maltraités des hauteurs par la décharge des gens de trait. Mais étant descendus vers la mer, ils traversèrent la plaine, et mirent tout à feu et à sang ; tandis que l’ennemi s’avançant, se couvrit d’une ravine. Les Lacédémoniens s’approchèrent et campèrent à dix stades de distance, sans faire aucun mouvement.

Je vais exposer les forces de l’une et de l’autre armée. Les Lacédémoniens avaient six mille hoplites de leur république, près de trois mille, de l’Élide, de la Triphylie, d’Acrore, de Lasione, quinze cents Sicyoniens ; de l’Epidaurie, de la Trézénie, de l’Hermionide et de l’Halie, pas moins de trois mille. Ils avaient de plus six cents cavaliers lacédémoniens, trois cents archers crétois, quatre cents frondeurs de Margane, Létrine et Amphidole. Les Phliasiens ne s’y trouvèrent point, s’excusant sur la trève. Telles étaient les troupes des Lacédémoniens. L’armée ennemie avait six mille hoplites athéniens, sept mille Argiens, à ce que l’on disait, cinq mille Bœotiens seulement, parce que ceux d’Orchomène ne s’y trouvèrent pas ; trois mille Corinthiens et autant d’Eubéens. Telle était leur infanterie pesamment armée. Malgré l’absence des Orchoméniens, la Bœotie fournit huit cents chevaux ; Athènes, six cents ; Chalcis d’Eubée, cent ; les Locriens d’Opunte, cinquante. L’infanterie légère, les Corinthiens compris, passait encore ce nombre ; car elle était renforcée de celle des Locriens Ozoles, des Méliens et des Acarnaniens. Telles étaient les forces des deux armées.

Les Bœotiens ne se pressèrent pas d’en venir aux mains tant qu’ils furent à l’aile gauche ; mais dès que les Athéniens se trouvèrent en opposition aux Lacédémoniens, et que les Bœotiens se virent à l’aile droite et vis-à-vis les Achéens, ils crièrent que les sacrifices étaient favorables, et demandèrent qu’on se préparât au combat. Sans se soucier d’ordonner leur phalange sur seize de file, ils lui donnèrent la plus grande hauteur et se portèrent ensuite sur la droite, pour dépasser l’aile ennemie. Les Athéniens, quoique convaincus du danger que l’on courait d’être investi, les suivirent pour empêcher tout démembrement. Les Lacédémoniens ne les aperçoivent point d’abord, parce que le pays était boisé : mais dès qu’ils ont entendu le pæan, ils reconnaissent l’ennemi, commandent aux soldats de se préparer au combat, adoptent la disposition proposée par les chefs des troupes soldées, ordonnent qu’on suive chacun son chef de file, conduisent aussi par le flanc droit, se déploient et dépassent tellement l’aile de l’ennemi, que des dix tribus d’Athènes il n’y en eut que six qui leur fussent opposées : le reste l’était aux Tégéates.

Comme les deux armées se trouvaient à un stade de distance, les Lacédémoniens, selon leur coutume, immolèrent une chèvre à la Diane des champs, marchèrent droit à leurs adversaires ; et pour les investir, ils plièrent la partie de la phalange qui dépassait le flanc ennemi. Au premier choc, les alliés de Lacédémone lâchèrent pied, à la réserve des Pelléniens qui combattirent contre ceux de Thespie avec un avantage égal. Pour les Lacédémoniens, attaquant les Athéniens en front et en flanc, ainsi que nous venons de le dire, ils les défirent et en tuèrent un grand nombre ; et comme ils n’étaient point entamés, ils marchèrent en bataille contre les troupes qui poursuivaient leurs alliés, sans s’arrêter aux quatre tribus opposées aux Tégéates ; en sorte que ces tribus ne perdirent d’hommes que ceux qui tombèrent sous les coups des Tégéates. Ils rencontrèrent d’abord les Argiens qui revenaient de la poursuite ; et comme le premier polémarque de ceux-ci se disposait à charger de front, quelqu’un, dit-on, ayant crié aux premiers rangs de se porter en avant, les Lacédémoniens frappant sur ces parties isolées et non soutenues, les mirent en pièces. Ils rencontrèrent ensuite des Corinthiens et des Thébains qui revenaient aussi de la poursuite : ils en firent un grand carnage.

Dans cette déroute générale, les vaincus reprenaient d’abord le chemin de leurs villes ; mais, à l’exemple des Corinthiens, ils revinrent ensuite dans leur camp. Les Lacédémoniens, de retour au lieu où s’était engagée la première action, dressèrent un trophée. Telle fut l’issue de la bataille.


CHAPITRE III.


Cependant Agésilas s’avançait à grandes journées d’Asie en Europe : comme il se trouvait à Amphipolis, Dercyllidas vint lui annoncer que les Lacédémoniens étaient vainqueurs, qu’ils n’avaient perdu que huit hommes, et qu’ils en avaient tué beaucoup à l’ennemi ; mais en même temps il lui avoua que beaucoup d’alliés étaient restés sur le champ de bataille. Agésilas lui demanda s’il ne serait pas à propos de porter en diligence la nouvelle de cette victoire aux villes d’Asie qui avaient envoyé des secours. « Une telle nouvelle, lui répondit Dercyllidas, est faite pour redoubler leur ardeur. — Puisque vous voilà, vous remplirez à merveille cette mission. — Oui, si vous l’ordonnez, répliqua Dercyllidas enchanté, parce que les voyages lui plaisaient. — Eh bien ! je vous l’ordonne ; et même je veux que vous leur ajoutiez que si les affaires publiques prospèrent, nous les rejoindrons, fidèles à notre promesse. »

Dercyllidas partit de l’Hellespont. Agésilas, après avoir traversé la Macédonie, entra dans la Thessalie, où ceux de Larisse, de Cranon, de Scotuse, de Pharsale, confédérés des Bœotiens, et tous les Thessaliens, à l’exception des bannis, harcelérent son arrière-garde. Jusque-là, Agésilas marchait en bataillon carré, avec une moitié de sa cavalerie en tête, et l’autre en queue. Mais quand les Thessaliens, pour arrêter sa marche, vinrent charger son arrière-garde, alors il y réunit la cavalerie qui conduisait l’avant-garde, ne réservant que les hommes de sa suite.

Les deux armées étant en présence, les Thessaliens tournèrent le dos et se retirèrent au pas. Ils pensaient que leur cavalerie ne combattrait pas avec avantage contre des hoplites. Celle d’Agésilas les suivit avec trop de lenteur. Agésilas, voyant la faute des uns et des autres, envoya toute la cavalerie de sa suite pour commencer la mêlée, avec ordre à l’autre de charger de toute sa force et de pousser l’ennemi le plus loin possible, pour l’empêcher de revenir. A la vue de ces cavaliers, qui soudain s’avançaient a toute bride, les uns prirent la fuite, les autres firent face : ceux qui osèrent résister, furent pris en flanc par la cavalerie, et faits prisonniers. De ce nombre fut l’hipparqne Polymaque le Pharsalien, qui mourut sur le champ d’honneur avec tous ceux qui l’environnaient. Sa mort entraîna la déroute générale des Thessaliens : les uns furent tués ; les fuyards ne s’arrètèrent qu’au mont Narthace.

Agésilas dressa un trophée entre cette montagne et celle de Prante, où il s’arrêta. Ce qui le flattait le plus, c’est qu’il avait vaincu une cavalerie fière de sa renommée avec une cavalerie qu’il avait formée lui-même. Le lendemain, il franchit les montagnes de Phthie en Achaïe, et poursuivit le reste de sa route en pays ami jusqu’aux frontières de la Béotie. Comme il y entrait, le soleil parut en forme de croissant, et l’on reçut la nouvelle de la défaite de l’armée navale lacédémonienne et de la mort du navarque Pisandre. Voici comme on racontait cet événement. Les deux armées s’étaient rencontrées près de Cnide. Pharnabaze, sur la seconde ligne, commandait en personne les galères phéniciennes ; Conon, sur la première ligne, commandait la flotte grecque. A peine Pisandre avait-il disposé sa flotte, de beaucoup inférieure à celle de Conon, que l’aile gauche, occupée par les alliés, avait fui. Pour lui, s’étant mêlé parmi les ennemis avec la galère qui attaquait la première, il avait été poussé vers le rivage ; et tandis que ceux qui l’accompagnaient avaient quitté leurs vaisseaux pour se sauver comme ils pouvaient à Cnide, il était resté sur le sien où il avait péri les armes à la main.

Ces nouvelles affligèrent d’abord Agésilas. Mais en réfléchissant que la plus grande partie de son armée était très disposée à entendre de bonnes nouvelles, et qu’il ne fallait point du tout lui en apprendre de mauvaises, il cessa de paraître affligé, et annonça qu’à la vérité Pisandre était mort, mais qu’il avait vaincu. En même temps, il immola des bœufs en action de grâces, et distribua la chair des victimes, en sorte que, dans une escarmouche contre l’ennemi, les soldats d’Agésilas eurent l’avantage, encouragés par la prétendue victoire de la flotte de Sparte.

L’armée ennemie était composée de Bœotiens, d’Athéniens, d’Argiens, de Corinthiens, d’Ænians, d’Eubéens, de Locriens d’Ozole et d’Opunze. Agésilas avait un bataillon lacédémonien arrivé de Corinthe, un demi-bataillon d’Orchoméniens et les néodamodes de Sparte qui l’avaient accompagné dans sa première expédition ; de plus les troupes soldées, commandées par Hérippide ; celles des villes grecques de l’Asie et de l’Europe qu’il avait traversées ; enfin, des hoplites phocéens et orchoméniens, habitans des lieux où il se trouvait. Plus fort que l’ennemi en peltastes, il l’égalait en cavalerie. Telles étaient leurs forces respectives.

Je vais décrire la plus célèbre bataille qui se soit livrée de nos jours. Les deux armées, tant celle d’Agésilas, partie du Céphise, que celle des Thébains, partie du mont Hélicon, se trouvèrent en présence dans la plaine de Coronée. Agésilas et les siens formaient l’aile droite ; les Orchoméniens terminaient l’aile gauche. Du côté de l’ennemi, les Thébains formaient l’aile droite, et les Argiens la gauche.

De part et d’autre ou marchait dans un profond silence ; mais à la distance d’un stade, les Thébains coururent à la charge à grands cris. Il n’y avait entre les deux armées qu’un intervalle de trois plèthres, quand les troupes soldées, conduites par Hérippide, se détacherent de la phalange d’Agésilas, avec les Ioniens, les Éoliens et les Hellespontins. Ce nombreux bataillon renversa, du premier choc, tout ce qui était devant lui. Les Argiens, loin de résister à la troupe d’Agésilas, s’enfuirent sur l’Hélicon.

Déjà les étrangers couronnaient Agésilas, lorsqu’on lui annonça que les Thébains avaient rompu ceux d’Orchomène et pillaient le camp. Aussitôt il fit une inversion de files, et marcha contre eux. Les Thébains, voyant ceux d’Argos se réfugier sur l’Hélicon, s’étaient serrés pour les aller joindre, et marchaient fièrement. Que la conduite d’Agésilas, en ce moment, ait été celle d’un vaillant guerrier, on ne le peut contester ; mais elle ne fut pas celle d’un prudent général : car, au lieu de laisser fuir les ennemis pour les prendre en queue, il les choqua de front ; les boucliers se heurtaient ; on poussait, on était repoussé ; on tuait, on était tué. Enfin, une partie des Thébains passa sur l’Hélicon ; l’autre, en reculant, fut taillée en pièces. Agésilas, victorieux et blessé, fut porté à sa phalange, où quelques cavaliers lui dirent qu’environ quatre-vingts des ennemis s’étaient sauvés dans le temple, et lui demandèrent ce qu’il voulait qu’on en fît. Tout couvert qu’il était de blessures, il n’oublia point le respect dû aux dieux ; il ordonna qu’on laissat sortir ces ennemis, sans permettre qu’ils fussent maltraités. Comme il était alors tard, les troupes soupérent et prirent du repos.

Le lendemain, le polémarque Gylis reçut l’ordre de ranger en bataille les soldats couronnés de guirlandes, et de dresser un trophée au son des instrumens. Tandis qu’on s’occupait de cette cérémonie, les Thébains demandèrent une trêve, par l’entremise des hérauts, afin d’inhumer leurs morts. Elle fut accordée.

Agésilas partit pour Delphes, où il offrit au dieu la dîme des dépouilles, qui montait à cent talens. Gylis conduisit l’armée sur le territoire des Phocéens, d’où il se jeta dans la Locride. Le jour suivant, les soldats emportèrent des villages toutes sortes de meubles et du blé. Sur le soir, les Locriens les poursuivirent dans leur retraite, et les assaillirent à coups de traits.

Les Lacédémoniens se retournent, les chargent, en tuent quelques-uns ; les Locriens cessent de les poursuivre en queue, mais gagnent les collines, d’où ils renouvellent l’escarmouche. Leurs adversaires gravissent les collines ; la nuit survient, ils lâchent pied ; les uns tombent dans des précipices, les autres ne voient rien devant eux, d’autres sont percés de traits ; le polémarque Gylis, Pelles, l’un des hommes de sa suite, et dix-huit Spartiates moururent dans cette action, ou blessés ou accablés de pierres. Si les soldats qui soupaient au camp ne fussent venus à leur secours, c’en était fait de tous les fourrageurs ; Les troupes furent ensuite licenciées ; Agésilas fit voile vers sa patrie.


CHAPITRE IV.


Bientôt la guerre se ralluma : les Athéniens, les Bœotiens, les Argiens et leurs alliés, partaient de Corinthe, et les Lacédémoniens de Sicyone, pour faire leurs excursions. Les Corinthiens, voyant qu’on dévastait leur territoire, qu’on leur tuait beaucoup de monde, à cause du voisinage de l’ennemi, tandis que les alliés cultivaient paisiblement leurs champs, désiraient la paix. Les citoyens honnêtes, et c’était la classe la plus nombreuse, se rassemblèrent, se communiquèrent réciproquement leurs vues ; mais les Argiens, les Bœotiens, les Athéniens et ceux des Corinthiens qui avaient excité la guerre et partagé l’or des Perses, voyant bien que Corinthe se déclarerait de nouveau pour Lacédémone, si l’on ne se défaisait du parti qui inclinait à la paix, projetèrent un massacre.

Leur première résolution fut d’une révoltante atrocité. Quoiqu’on n’exécute jamais les criminels un jour de fête, ils choisirent le dernier jour de la fête des Euclées, parce qu’ils comptaient trouver sur la place publique un plus grand nombre d’adversaires à immoler. Dès que les satellites connurent les victimes qu’il fallait frapper, ils tirèrent leurs épées et massacrèrent l’un debout dans un cercle, l’autre assis, un autre au théâtre, même des juges sur leur siège. Instruits de ces horreurs, les principaux citoyens se sauvent, les uns vers les statues des dieux, qui embellissaient la place, les autres dans les temples ; mais, au mépris des statues et des temples, ils sont égorgés par les auteurs et exécuteurs du complot, monstres ennemis jurés de toute équité ; même ceux que la proscription n’atteignait pas, mais qui tenaient à des principes, étaient consternés de ces sacrilèges excès. Il périt beaucoup de vieillards alors sur la place. Les jeunes gens, sur l’avis de Pasimèle, qui s’était douté du complot, se tenaient dans le Cranium ; mais dès qu’ils entendirent les cris des mourans, et qu’ils virent des malheureux échappés au massacre, ils coururent à la forteresse, d’où ils repoussèrent l’attaque des Argiens et autres factieux.

Comme ils délibéraient sur le parti qu’ils prendraient, le chapiteau d’une colonne tomba, quoiqu’il n’y eût ni vent ni tremblement de terre. Ils sacrifièrent : à l’inspection des entrailles des victimes, les devins leur dirent que le plus sûr parti était de descendre de la forteresse. Leur premier mouvement fut de quitter Corinthe et de s’exiler : cependant, à la prière de leurs amis, de leurs mères, de leurs frères, et sur la parole des magistrats eux-mêmes, qui jurèrent qu’on ne leur ferait point de mal, quelques-uns rentrèrent dans leurs foyers. Mais dès qu’ils virent les nouveaux tyrans, la ville anéantie, les colonnes arrachées, le nom d’Argos substitué à celui de Corinthe ; dès qu’ils furent contraints de prendre un stérile droit de bourgeoisie, dans une cité nouvelle où ils avaient moins de crédit que les métèques, la vie leur parut alors un opprobre. Restituer à Corinthe son ancien nom, la purger d’assassins, la rendre à ses lois, à son antique liberté, ce fut à leurs yeux le plus noble projet. Ils deviendraient les sauveurs de la patrie s’ils l’exécutaient ; s’ils succomhaient dans la poursuite des biens les plus grands et les plus flatteurs, ils descendraient glorieux au tombeau.

Dans cette résolution, deux hommes, Pasimèle et Alcimène, traversent un torrent, s’abouchent avec Praxitas, polémarque lacédémonien, qui commandait la garnison de Sicyone, et lui disent qu’ils peuvent, du côté du Léchée, lui donner entrée dans leurs murs. Comme depuis long-temps il les connaissait pour gens d’honneur, il crut à leur parole ; il obtint que sa more, qui devait sortir de Sicyone, y restât, et il se prépara à entrer dans Corinthe. Un jour que Pasimèle et Alcimène, autant par adresse que par hasard, se trouvaient de garde aux portes du trophée, il s’y rendit la nuit avec sa more, suivi des Sicyoniens et des bannis de Corinthe. Arrivé aux portes, il voulut, de peur de surprise, envoyer un homme sûr qui examinât ce qui se passait dans la ville. Les deux Corinthiens l’introduisent et lui montrent tout avec tant de franchise, que l’exprès revint assurer Praxitas que tout ce qu’on lui avait dit était la pure vérité. Il entra donc, rangea son armée en bataille, et s’appuya de part et d’autre aux murs de la ville. Mais la distance des murs se trouvant trop grande, il fit à la hâte, en attendant du secours, une palissade et une tranchée.

Dans le port et sur ses derrières, était une garnison bœotienne. Cette nuit et le jour suivant, il n’y eût point d’attaque ; mais le lendemain arrivèrent les Argiens en masse ; ils le trouvèrent près du mur d’orient, rangé sur leur droite, avec ses Lacédémoniens que suivaient les Sicyoniens et cent cinquante bannis : ils rangèrent aussi leurs troupes. Près de ce mur d’orient étaient postées les troupes soldées d’lphicrate, soutenues des Argiens qui avaient à leur gauche les Corinthiens de la ville. Pleins de confiance en leur nombre, ils marchent droit aux Sicyoniens qu’ils mettent en déroute ; ils arrachent leur palissade, les poursuivent jusqu’à la mer et en tuent un grand nombre. L’hipparque Pasimaque, qui {{tiret2|comman|dait} une cavalerie peu nombreuse, voyant cette déroute des Sicyoniens, leur ôta leurs boucliers, fit attacher leurs chevaux à des arbres, et suivi de volontaires, marcha contre les Argiens, qui, à la vue de boucliers marqués de la lettre S, crurent avoir affaire aux Sicyoniens qu’ils méprisaient. Argiens, s’écria alors Pasimaque, je vous le jure par Castor et Pollux, ces S vous tromperont. En même temps il fondit sur eux ; et comme il n’opposait que peu d’hommes à beaucoup, il resta sur le champ de bataille, lui et toute sa troupe.

Quant aux bannis de Corinthe, après avoir renversé tout ce qui se présentait devant eux, ils montèrent près des murs de la ville, tandis que les Lacédémoniens, avertis de la défaite des Sicyoniens, sortirent pour les secourir, s’assurant de la palissade qui était à leur gauche. Les Argiens, les apercevant à dos, se retournent et quittent la palissade ; les derniers d’entre eux, qui couraient à droite et désarmés, furent taillés en pièces par les Lacédémoniens ; mais ceux qui étaient près de la muraille, se retirèrent en foule vers Corinthe. Là, ils rencontrèrent les bannis, qu’ils reconnurent ; nouvel échec : les uns, avec des échelles, montaient sur les murs, en tombaient et se tuaient ; les autres, harcelés, frappés sur les échelles, y perdaient la vie ; d’autres s’écrasaient, s’étouffaient sur des monceaux de cadavres.

Les Lacédémoniens frappaient sans relâche ; car la Divinité leur accorda un bonheur qui, certes, surpassa leur attente. En effet, qu’une nombreuse armée soit tombée en leur puissance, tremblante, éperdue, désarmée, n’imaginant rien pour sa défense, faisant tout pour sa ruine ; qui ne reconnaîtra dans cet événement quel que chose de surnaturel ? En peu de temps il périt tant d’hommes, que l’œil étonné n’aperçut plus que des cadavres amoncelés où l’on avait coutume de voir des monceaux de blé, de pierres et de bois. Les Bœotiens, en garnison au port, furent aussi tués, les uns sur le mur, les autres sur les toits des arsenaux où ils étaient montés. Tandis que les Corinthiens et les Argiens enlevaient leurs morts à la faveur d’une trêve, arrivèrent les alliés des Lacédémoniens. Après les avoir rassemblés, Praxitas fit abattre un pan du mur, pour livrer passage à ses troupes, avec lesquelles il prit le chemin de Mégare. Il s’empara d’abord de Sidonte, ensuite de Crommyon, laissa garnison dans ces deux places, à son retour fortifia Épiécée pour servir de rempart aux frontières de ses alliés, licencia ses troupes et se retira à Lacédémone.

Depuis, les grandes expéditions n’eurent plus lieu ; mais de part et d’autre ou envoyait des garnisons à Sicyone et à Corinthe, et l’on ne laissait pas de se battre avec acharnement par l’entremise des troupes soldées.

Iphicrate assaillit Phlionte qu’il fourragea, suivi d’une poignée d’hommes. Ceux de la ville accoururent împrudemment et perdirent tant de monde dans une embuscade, que les Phliasiens, épouvantés de ceux de Corinthe, invoquèrent le secours des Lacédémoniens, pour leur confier la ville et la citadelle ; eux qui naguère fermaient leurs portes à ces mêmes Lacédémoniens, dans la crainte qu’ils ne ramenassent les bannis, qui n’attribuaient leur exil qu’à leur attachement à Sparte. Les Lacédémoniens, quoique affectionnés envers les bannis, loin de parler de leur rappel tant qu’ils restèrent les maîtres, rendirent au contraire aux Phliasiens leur ville, dès qu’ils les crurent en force, et se retirèrent avec la garnison, sans avoir porté atteinte à leurs lois.

Iphicrate fit aussi des courses en plusieurs endroits de l’Arcadie. Il saccageait le territoire, il approchait même des murailles des villes, sans que les hoplites arcadiens osassent se montrer, tant ils redoutaient ses peltastes. Ceux-ci, de leur côté, craignaient tellement les hoplites lacédémoniens, qu’ils ne les approchaient jamais à la portée du trait ; ils se rappelaient qu’un jour une poignée de jeunes Lacédémoniens leur en avait pris et tué quelques-uns. Si Sparte méprisait cette infanterie légère, elle n’estimait pas plus celle de ses propres alliés ; car les Mantinéens, ses auxiliaires, ayant fait une sortie contre des peltastes, furent accablés de traits lancés du haut des murs qui aboutissent au Léchée ; ils plièrent et perdirent des leurs dans la retraite : aussi les Lacédémoniens, disaient ils plaisamment, même de ces alliés, qu’ils craignaient autant les peltastes que les petits enfans craignent les spectres.

Après être partis du Léchée, avec une more et les bannis de Corinthe, les Lacédémoniens investirent de toutes parts cette dernière ville. Les Athéniens qui redoutaient leurs forces, pensèrent que pour les empêcher d’arriver à travers les longs murs que Praxitas avait démolis, le mieux serait de reconstruire ces murs. On vint en masse avec des maçons et des charpentiers, en sorte qu’en peu de jours on releva, avec succès, le pan de muraille qui regardait Sicyone et le couchant : celui d’orient fut refait plus à loisir.

Cependant les Lacédémoniens considérant que les Argiens, tranquilles au milieu de leurs champs, se réjouissaient de ces troubles, résolurent de leur porter la guerre. Ils entrèrent donc, sous le commandement d’Agésilas, dans leur territoire, qu’ils ravagèrent entièrement ; puis allant par Ténée à Corinthe, ils prirent les murs reconstruits par les Athéniens, tandis que Téleutias, frère d’Agésilas, le venait joindre avec environ douze galères. Aussi leur mère fut-elle estimée heureuse, de ce que, dans le même jour, l’un de ses deux fils s’était emparé des murailles des Corinthiens ; l’autre, de leurs vaisseaux et de leurs arsenaux. Ces exploits terminés, Agésilas licencia les troupes des alliés, et ramena les siennes à Lacédémone.


CHAPITRE V.


Mais quelque temps après, les Lacédémoniens apprirent des bannis que les Corinthiens avaient tout leur bétail au Pirée, qu’ils l’y gardaient, que plusieurs d’entre eux y vivaient ; ils marchèrent de nouveau sur Corinthe, encore sous la conduite d’Agésilas, qui se rendit à l’isthme au mois où se célèbrent les jeux isthmiques. Les Argiens y sacrifiaient à Neptune, comme si Corinthe leur appartînt. Sur la nouvelle qu’Agésilas approchait, ils laissèrent et les victimes et les apprêts du banquet, et s’enfuirent pêle-mêle par le chemin qui conduit à Cenchrée. Agésilas, qui vit leur retraite, au lieu de les poursuivre, entra dans le temple, sacrifia au dieu, et resta jusqu’à ce que les bannis de Corinthe eussent sacrifié et célébré les jeux. Après son départ, ceux d’Argos célébrèrent de nouveau les jeux isthmiques, en sorte qu’ily eut cette année des athlètes deux fois vaincus, et d’autres deux fois couronnés.

Quatre jours après, Agésilas conduisit ses troupes vers le Pirée ; mais voyant bonne garde, il marcha l’après-dînée vers la ville, comme s’il y entretenait quelque intelligence. Les Corinthiens, qui se croyaient trahis, firent venir Iphicrate avec la plupart des peltastes. Agésilas, informé qu’ils étaient passés la nuit, revint sur ses pas vers la pointe du jour, et ramena ses troupes vers le Pirée, en suivant le chemin des thermes, tandis que sa more gagnait le faîte de la montagne. Cette nuit, Agésilas campa près des bains, et sa more sur le haut de la montagne. On lui sut gré, en cette circonstance, d’une idée qui, sans avoir rien d’extraordinaire, eut du moins le mérite de l’a-propos. Ceux qui portaient des vivres à la more ne s’étaient point munis de feu, quoiqu’il fît froid sur un lieu très élevé, que sur le soir ils eussent souffert de la pluie et de la grêle, et qu’ils fussent montés légèrement vêtus. Ils étaient glacés ; ils se souciaient peu de manger dans les ténèbres : Agésilas ne leur envoya pas moins de dix hommes portant du feu dans des pots de terre. Ils arrivèrent, par divers chemins, au haut de la montagne. Comme elle était boisée, on fit grand feu de toutes parts, en sorte que tous se mirent à se frotter d’huile ; quelques-uns soupèrent encore une fois.

Cette même nuit, on vit le feu prendre au temple de Neptune, sans qu’on pût découvrir l’auteur de l’incendie. Ceux du Pirée, apercevant les hauteurs occupées, ne se mirent point en défense : hommes, femmes, enfans, esclaves ou libres, tous fuirent avec une grande partie du bétail au temple de Junon. Agésilas s’avançait avec sa troupe le long de la côte, tandis qu’en descendant de la montagne, la more prenait, malgré ses fortifications, Œnoa et ce qu’il renfermait. Ce jour-là, tous les soldats firent d’abondantes provisions : ceux qui s’étaient réfugiés au temple de Junon, en sortirent pour se rendre à la discrétion d’Agésilas, qui avait ordonné que tout ce qui avait trempé dans le massacre fût livré aux bannis de Corinthe, et que le reste fût vendu. Aussitôt on sortit tout le butin du temple.

Cependant de toutes parts, de la Bœotie surtout, arrivèrent des ambassadeurs pour demander à quel prix ils obtiendraient la paix. Enflé de tant de succès, Agésilas ne paraissait pas les voir, quoiqu’ils lui fussent présentés par Pharax, leur hôte public. il était près d’un étang, assis dans une tour d’où il regardait vider le temple. Les captifs, suivis des Lacédémoniens préposés à leur garde, attiraient moins les regards que les gardes eux-mêmes, parce que d’ordinaire on prend un plaisir extrême à voir ceux qui prospèrent et triomphent.

Agésilas était encore assis, rayonnant de la gloire de ses exploits : arrive un courrier hors d’haleine, son cheval tout trempé de sueur. On lui demande quelle nouvelle il apporte : sans vouloir répondre à personne, il s’approche d’Agésilas, saute de dessus son cheval, expose, d’un visage triste, la défaite de la garnison du Léchée. À cette nouvelle, Agésilas quitte brusquement le siège, prend sa pique, et fait appeler par son héraut les polémarques, les commandans des pentécostes et ceux des troupes soldées. Ils arrivent. Il ordonne à ses troupes, qui n’avaient pas encore dîné, d’emporter ce qu’elles pourraient de viande, et de le suivre sans délai. Pour lui, sans prendre de nourriture, il part, suivi des soldats de la tente royale. Ses gardes, bien armés, l’accompagnaient affectueusement. Il leur montrait le chemin de l’honneur, ils suivaient ; il avait passé les thermes, il était déjà descendu dans la plaine du Léchée, lorsque trois cavaliers lui annoncérent qu’on avait rendu les morts. Alors il fit halte, ordonna à ses troupes de reprendre haleine, reprit le chemin du temple, et le lendemain le butin fut vendu.

Il appela ensuite les députés de la Bœotie, et leur demanda le sujet de leur ambassade ; mais ils ne parlèrent plus de paix ; ils se contentèrent de dire que s’il n’y avait point d’obstacle, ils désiraient rejoindre leurs soldats à Corinthe. Je vois bien, leur dit-il en souriant, que vous ne désirez pas voir vos soldats, mais y contempler le triomphe de vos amis : attendez que je vous y conduise ; si je vous accompagne, vous serez mieux instruits. Il leur tint parole. Le lendemain, après le sacrifice il mena son armée vers la ville ; il ne toucha point au trophée, et se contenta, pour les braver, de couper ou de briser les arbres qui restaient sur pied. Il campa ensuite prés du Léchée ; et au lieu de mener les députés à Corinthe, il les renvoya par mer à Creusis. Comme les Lacédémoniens n’étaient pas accoutumés à de semblables défaites, tout le camp était dans la consternation, à l’exception des fils, pères ou frères de ceux qui étaient restés sur le champ de bataille : ils marchaient la tête levée, en vainqueurs, et joyeux de leur perte.

Voici ce qui avait causé la défaite de cette more. Les Amycléens assistent toujours à la fête d’Hyacinthe, à Sparte, soit qu’ils se trouvent en voyage, soit en temps de guerre. Agésilas avait laissé au Léchée tout ce qu’il avait d’Amycléens dans son armée. Le polémarque de la garnison du Léchée, après avoir recommandé aux alliés la garde de la place, était sorti, avec la more d’hoplites et de cavaliers, pour escorter les Amycléens le long des murs de Corinthe. A vingt ou trente stades de Sicyone, ce polémarque retournait au Léchée, avec ses hoplites, après avoir ordonné à l’hipparque de revenir en diligence lorsqu’il aurait conduit les Amycléens où ils voulaient aller.

Les Lacédémoniens n’ignoraient pas que Corinthe renfermait quantité de peltastes et d’hoplites ; mais enflés de leurs précédentes victoires, ils les méprisaient et ne croyaient pas qu’on osât les attaquer. Callias, fils d’Hipponicus, et Iphicrate, dont l’un commandait les hoplites et l’autre les peltastes, ayant aperçu, d’une éminence, les Lacédémoniens en petit nombre, dénués de peltastes et sans cavalerie, crurent qu’avec une infanterie légère ils les chargeraient sans danger. Si l’ennemi continuait sa marche, ils le tueraient à coups de traits, en queue et en flanc ; s’il osait poursuivre, d’agiles peltastes échapperaient aisément à de lourds hoplites.

Dans cette persuasion, ils sortent avec leurs troupes. Callias rangea ses hoplites non loin des murs : Iphicrate, suivi de ses peltastes, courut charger l’ennemi. Les Lacédémoniens, assaillis d’une grêle de traits, voyant les leurs ou blessés ou tués, commandèrent aux valets d’enlever les morts et de les porter au Léchée : eux seuls, à dire vrai, se sauvérent. Le polémarque ordonna aux décaphèbes de poursuivre les peltastes dont nous venons de parler. Hoplites contre peltastes, aucun de leurs traits n’atteignit, parce que le polémarque leur avait enjoint de prévenir, par leur retraite, l’arrivée des hoplites de Callias. Ils exécutaient cette retraite dans le désordre qu’avait entraîné leur ardeur à poursuivre. Les peltastes d’Iphicrate se retournent : ceux-ci les chargent de nouveau en front ; ceux-là courent les surprendre en flanc. Dans cette première excursion ils en tuèrent neuf ou dix, ce qui redoubla leur hardiesse et leur acharnement.

Le polémarque, voyant ses guerriers maltraités, ordonne à ceux qui avaient dépassé de quinze ans l’âge de puberté de charger Iphicrate ; mais forcés de reculer, il leur périt plus de monde qu’auparavant. Ils avaient perdu les plus braves, lorsque leurs cavaliers arrivent, chargent avec eux, et repoussent les peltastes d’lphicrate, mais en adoptant une mauvaise manœuvre, puisqu’au lieu de poursuivre et de tuer, ils se bornaient à protéger les coureurs, s’avançant et reculant avec eux sur une même ligne. En suivant les mouvemens de ces coureurs, leur nombre décroissait : ils se décourageaient ; l’ennemi venait toujours à la charge, plus hardi et plus nombreux. Réduits aux dernières extrémités, ils se ramassent sur une petite colline, à deux stades de la mer, et à seize à dix-sept stades environ du port Léchée.

Les hoplites de Callias, qui n’en étaient pas éloignés, descendirent aussitôt dans des barques, et cotoyèrent le rivage jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés près de ce tertre. Livrés à une affreuse perplexité, harcelés et mourant sans pouvoir se défendre, les Lacédémoniens voient, pour surcroit de maux, marcher contre eux ces hoplites. Ils fuient : les uns tombent dans la mer ; les autres, avec leurs cavaliers, en petit nombre, arrivent sains et saufs au Léchée. Dans tous ces combats, ainsi que dans la fuite, il périt environ deux cent cinquante hommes. Telle fut l’issue de cette affaire.

Agésilas prenant la more vaincue, en laissa une autre au Léchée et reprit le chemin de Lacédémone. Il n’entrait que fort tard dans les villes, il en sortait le plus matin possible. Parti d’Orchomène de grand matin, il passa avant le jour sous les murs de Mantinée, persuadé que les soldats verraient avec peine les Mantinéens joyeux de leur disgrâce.

Iphicrate ne borna pas la ses exploits. Praxitas avait mis des garnisons dans Sidonte et Crommion ; dans l’affaire du Pirée, Agésilas s’était emparé d’Œnoa. Il reprit toutes ces places, à l’exception du Léchée, où les Lacédémoniens et leurs alliés avaient une bonne garnison. Les bannis de Corinthe, depuis cette défaite, n’osant plus de Sicyone faire des courses par terre, infestèrent les côtes, harcelèrent les Corinthiens, qui les harcelaient à leur tour.


CHAPITRE VI.


Peu de temps après, les Achéens, maîtres de Calydon, autrefois de la dépendance étolienne, se virent contraints d’envoyer garnison dans cette ville, les Calydoniens, à qui ils venaient d’accorder le droit de bourgeoisie, étaient assaillis par les Acarnaniens, secondés de quelques troupes de l’Attique et de la Bœotie. Les Achéens, vivement pressés par l’ennemi, députèrent à Lacédémone.

Admis dans l’assemblée, les députés s’exprimèrent ainsi : « Lacédémoniens, votre conduite à notre égard n’est pas juste. Nous prenons les armes avec vous lorsque vous nous l’ordonnez ; nous vous suivons partout où il vous plaît de nous conduire. Vous, au contraire, qui nous voyez pressés par les Acarnaniens et par ceux de l’Attique et de la Bœotie, leurs alliés, vous n’y faites aucune attention. Si vous persistez dans cette indifférence, nous ne serons plus en état de résister à l’ennemi ; et alors, ou nous retirerons nos troupes du Péloponnèse, et nous traverserons l’Achéloüs pour porter la guerre chez les Arcananiens et leurs alliés, ou nous ferons la paix aux conditions les plus favorables qu’il nous sera possible. »

C’était, et mots couverts, menacer les Lacédémoniens de renoncer à leur alliance, s’ils n’envoyaient des secours. Les éphores et l’assemblée décidèrent donc qu’on prendrait les armes avec les Achéens contre les Acarnaniens. Agésilas fut envoyé avec deux mores et nombre d’alliés, auxquels les Achéens réuniront toutes leurs forces. Aux approches d’Agésilas, tous les Acarnaniens des campagnes s’enfuirent dans les villes, emmenant au loin leurs troupeaux pour les garantir de la main des soldats. Agésilas, arrivé à la frontière ennemie, dépêche à Strate, où se tenaient les états des Acarnaniens, pour leur déclarer que s’ils ne quittaient point l’alliance de Thèbes et d’Athènes pour celle des Spartiates et des Achéens, il se répandrait dans toute la province, qui bientôt n’offrirait que des ruines.

Le message ne fut point accueilli : Agésilas tint parole. Il se mit à ravager le territoire, sans en rien épargner ; mais il n’avançait par jour que de dix à douze stades. Les Acarnaniens, rassurés par la lenteur de sa marche, ramenaient leurs troupeaux des montagnes dans les plaines, et cultivaient une grande partie de leurs champs. Mais le quinzième ou le seizième jour de l’invasion, les jugeant dans une parfaite sécurité, il sacrifie le matin, fait cent soixante stades de chemin, et arrive, avant le soleil couché, près d’un étang, sur les bords duquel paissaient presque tous les troupeaux des Acarnaniens. il prit quantité de bœufs et de chevaux, du bétail de toute espèce et beaucoup d’esclaves. Le lendemain, il s’arrêta pour vendre le butin. Il campait sur le penchant de la montagne, lorsque des peltastes acarnaniens, armés de dards et de frondes, se rassemblent sur les hauteurs, le harcèlent impunément et contraignent ses soldats de quitter les apprêts de leur souper et de descendre en plaine.

La nuit venue, après la retraite des Acarnaniens, l’armée lacédémonienne posa des sentinelles et prit du repos. Le lendemain, Agésilas voulut se retirer ; le vallon où était l’étang avait une issue fort étroite, à cause des montagnes environnantes ; les Acarnaniens s’emparent de ces montagnes latérales, lancent d’en haut et dards et javelots, descendent jusque sur les bords des montagnes, d’où ils pressent et incommodent tellement ses troupes qu’elles ne peuvent plus marcher.

Ses hoplites et sa cavalerie poursuivaient les Acarnaniens sans leur faire aucun mal ; car, toutes les fois que ceux-ci reculaient, c’était pour se réfugier dans des lieux hérissés de rocs. Agésilas sentit bien qu’étant assailli avec un tel acharnement, il ne se tirerait pas de ces gorges. Il résolut donc de déloger ceux des ennemis qui étaient sur la gauche, quoiqu’en grand nombre, parce que la montée était plus facile de ce côté-là pour des hoplites et des cavaliers. Mais tandis qu’il sacrifiait, l’ennemi s’avançant incommoda ses gens à coups de traits et en blessa plusieurs. Alors il commanda aux hoplites qui avaient dépassé de quinze ans l’âge de puberté de se détacher pour donner avec la cavalerie ; pour lui, il suivit avec le reste de l’armée.

Aussitôt ceux des Acarnaniens qui étaient descendus pour escarmoucher, plièrent, fuirent et périrent en gravissant la montagne. Sur la cime, restaient en bataille rangée et leurs hoplites et quantité de peltastes, qui lançaient même des piques, dont ils blessèrent des cavaliers et tuèrent des chevaux. Mais à l’approche des hoplites lacédémoniens, ils plièrent et perdirent ce jour-là près de trois cents hommes. Après cet exploit, Agésilas dressa un trophée, puis traversa le pays ennemi, où il mit tout à feu et à sang. Il attaqua quelques places, à la prière des Achéens ; mais il n’en prit pas une seule.

L’automne venu, il sortit d’Acarnanie. Les Achéens, considérant qu’ils n’avaient rien fait, puisqu’ils n’avaient pris aucune ville, ni de force ni par composition, lui demandèrent, pour toute grâce, de rester le temps nécessaire pour empêcher les semailles des Acarnaniens. Agésilas leur répondit que ce qu’ils demandaient était contraire à leurs intérêts, qu’il ferait l’année suivante une nouvelle campagne, et que plus les Acarnaniens auraient semé, plus ils souhaiteraient la paix. Après leur avoir fait cette réponse il se retira par l’Étolie. Ni une grande ni une petite armée ne pouvait la traverser malgré les Étoliens. Ils lui laissèrent un libre passage, dans l’espérance qu’il les aiderait à prendre Naupacte. Arrivé à Rhium, il se vit obligé, pour retourner à Sparte, de traverser le détroit, parce que des galères athéniennes, venues des Œniades, l’empêchaient de faire voile de Calydon dans le Péloponnèse.


CHAPITRE VII.


Quand l’hiver fut passé, Agésilas fit au printemps une levée pour retourner contre les Acarnaniens. Ceux-ci voyant que leurs villes, situées au milieu des terres, ne seraient pas moins assiégées par le ravage des moissons que par un blocus, députèrent à Sparte, firent la paix avec les Achéens et alliance avec les Lacédémoniens. Ainsi finit la guerre d’Acarnanie.

Après cela, les Lacédémoniens jugèrent qu’il serait dangereux de porter la guerre chez les Bœotiens ou les Athéniens, en laissant derrière eux une grande ville, ennemie et limitrophe de Sparte. On ordonne donc une levée de troupes contre Argos. Agésipolis, instruit que le commandement lui en était déféré, fit les sacrifices diabatères, obtint d’heureux présages et alla ensuite consulter Jupiter Olympien, pour savoir s’il pouvait en conscience refuser la trève que lui offraient les Argiens, puisqu’ils prétextaient les mois sacrés, non en temps convenable, mais lorsqu’une invasion les menaçait. Le dieu lui répondit qu’il pouvait, sans impiété, rejeter une trêve proposée de mauvaise foi.

De là il marcha en diligence à Delphes, et demanda au dieu s’il était de l’avis de son père. Sur la réponse favorable qu’il en eut, Agésipolis recueillit ses troupes à Phlionte, où elles s’étaient rassemblées pendant ses voyages vers les deux temples, et entra par Hémée dans l’Argolide. Les Argiens, hors d’état de résister, envoyèrent une seconde fois offrir la trêve par des hérauts couronnés selon la coutume. Agésipolis fit réponse que les dieux ne voyaient pas de bonne foi dans l’offre de cette trêve ; et sans en tenir compte, il continua sa marche, semant le trouble et l’épouvante dans la ville et dans les champs.

Le premier jour de l’invasion, tandis qu’il faisait les libations accoutumées après souper, la terre trembla. Les Lacédémoniens de la tente royale chantèrent tous l’hymne de Neptune ; mais les autres soldats refusaient de passer outre, parce qu’autrefois, à l’occasion d’un tremblement de terre, Agis était sorti de l’Élide. Agésipolis observa que si elle eût tremblé avant qu’il entrât, il se serait cru repoussé par le dieu ; mais que, puisqu’elle avait tremblé depuis, c’était un signe d’approbation.

Le lendemain, il sacrifia donc à Neptune, et continua sa route à petites journées. Tout récemment Agésilas avait fait une campagne contre les Argiens. Agésipolis demandait donc à ses soldats à quelle distance des murailles Agésilas s’était tenu, s’il avait fourragé bien avant dans les terres : semblable au pentathle, il s’efforçait de surpasser en tout son rival.

On tirait un jour sur lui des remparts ; il en traversa de nouveau les fossés. Un autre jour que les Argiens faisaient excursion dans la Laconie, il s’avança si près des portes, que les gardes en refusèrent l’entrée à la cavalerie bœotienne, de peur que les Lacédémoniens n’entrassent pêle-mêle avec eux. Elle fut donc obligée de se nicher sous les créneaux, comme les chauve-souris ; et sans une excursion des archers crétois, qui avaient quitté le camp lacédémonien pour entrer dans Nauplie, hommes et chevaux, tout eût été percé de traits.

Après cela, comme il était campé a Ircte, la foudre tomba dans son camp et tua quelques soldats, tant de l’étonnement que du coup même. Il voulut alors dresser un fort au pas de Cœlosse ; mais les victimes qu’il immolait ayant manqué de fibres, il ramena ses troupes et les licencia, après avoir désolé le territoire des Argiens, qu’il avait pris au dépourvu.


CHAPITRE VIII.


Tandis que ces combats se livraient sur terre, la mer et les villes maritimes étaient aussi le théâtre d’une guerre que je vais raconter. Je décrirai les faits dignes de mémoire ; les faits peu importans seront passés sous silence. Pharnabaze et Conon, vainqueurs des Lacédémoniens dans un combat naval, s’étaient portés avec leur flotte vers les îles et villes maritimes, d’où ils avaient chassé les harmostes lacédémoniens, avec promesse aux habitans qu’ils n’y bâtiraient point de citadelle, qu’ils leur laisseraient au contraire leurs usages et leurs lois. On écoutait ces promesses avec plaisir ; ou en louait les auteurs ; ou envoyait à Pharnabaze les présens de l’hospitalité. Conon lui avait représenté qu’une conduite modérée attirerait toutes les villes dans son parti ; que s’il les menaçait de servitude, une seule avait assez de forces pour l’inquiéter ; qu’il était à craindre que ce projet, une fois découvert, ne soulevât toute la Grèce.

Pharnabaze suivit donc le conseil de Conon. Descendu a Éphèse, il lui confia quarante galères, avec ordre de le joindre à Seste. Pour lui, il se retira par terre dans son gouvernement : car Dercyllidas, son ancien ennemi, se trouvait dans Abyde lors du combat naval : il n’avait point quitté sa place comme les autres harmostes ; il y avait maintenu son pouvoir ; il l’avait conservée amie des Lacédémoniens. Après avoir convoqué les Abydéniens, il leur avait adressé ce discours :

« Abydéniens, amis jusqu’à ce jour de Lacédémone, vous pouvez vous en montrer aujourd’hui les bienfaiteurs. Être fidèles à ses amis lorsque la fortune leur sourit n’est pas une vertu rare : leur rester constamment attachés dans la disgrâce, c’est acquérir des droits à une reconnaissance éternelle. Notre position n’est cependant point désespérée. Pour avoir essuyé une défaite navale, nous ne sommes point un peuple nul en Grèce. Lorsque Athènes commandait sur mer, notre république en fut-elle moins en état de servir ses amis et de nuire à ses ennemis ? Au reste, votre fidélité vous honorera d’autant plus que les autres villes nous ont délaissés avec la fortune. Si l’on craint que nous ne soyons pressés ici par terre et par mer, qu’on fasse attention que les Grecs n’ont pas encore de flotte à la voile, et que si les Barbares viennent disputer l’empire de la mer, la Grèce ne le souffrira pas ; en sorte qu’en se défendant, c’est vous-mêmes qu’elle défendra. »

Les Abydéniens, touchés de ces raisons, s’étaient rendus franchement et avec affection. Ils accueillaient les harmostes qui venaient chez eux ; absens, ils les rappelaient. Dercyllidas, voyant que beaucoup d’hommes utiles à la chose publique s’étaient retirés près de lui, passa à Seste, située en face d’Abyde, dont elle était éloignée de huit stades au plus. Là, il rassembla tous ceux qui tenaient des Lacédémoniens des terres dans la Chersonèse, et tous les harmostes chassés des villes de l’Europe. Il leur dit, en les accueillant, qu’ils ne devaient pas se décourager ; qu’ils considérassent que même dans l’empire du roi de Perse, en Asie, Temnos, ville peu considérable, Aigée et autres places, se gouvernaient indépendantes et libres. « Pourriez-vous, ajoutait-il, occuper une place plus forte et plus difficile à assiéger que Seste, puisqu’il faut des armées de terre et de mer pour la prendre ? » Il les empêchait, par ces discours, de se livrer au découragement.

Pharnabaze, trouvant Abyde et Seste dans cet état, les menaça de leur déclarer la guerre si elles ne chassaient les Lacédémoniens. Sur leur refus, il charge Conon de les tenir en bride par mer : pour lui, il ravage le territoire des Abydéniens. Mais comme il ne parvenait point à les réduire, il s’en retourna et chargea Conon de disposer les villes situées aux environs de l’Hellespont à rassembler, pour le printemps, la flotte la plus nombreuse. Irrité de ce qu’il avait souffert des Lacédémoniens, il n’avait rien tant à cœur que d’envahir leur territoire et d’assouvir sa vengeance. L’hiver s’écoula au milieu de ces projets.

Au commencement du printemps, secondé de Conon, il traverse les îles avec une flotte nombreuse et des troupes soldées, aborde à Mélos, d’où il fit voile vers Lacédémone. Arrivé à Phérès, il ravagea cette contrée et descendit ensuite dans d’autres pays maritimes, qu’il maltraita autant qu’il put. Comme ces côtes étaient dénuées de ports, qu’il redoutait et les courses des ennemis et la disette des vivres, il prit tout à coup une route contraire, et se retira dans un port de Cythérée nommé Phéniconte. Les Cythéréens craignant d’être pris d’assaut, abandonnèrent leurs remparts, pour se retirer en Laconie, à la faveur d’une trève. Après en avoir réparé les brèches, il y mit garnison sous les ordres de I’Athénien Nicophèbe.

Après cette expédition, il fit voile vers l’isthme de Corinthe, exhorta les alliés à pousser vivement la guerre, à prouver leur attachement au roi, leur laissa ce qu’il avait d’argent et se retira en Phrygie. Mais auparavant, sur ce que Conon lui représenta que s’il le laissait disposer de la flotte, il l’entretiendrait avec les contributions des iles ; qu’il retournerait dans sa patrie, pour reconstruire, avec l’aide de ses concitoyens, les longues murailles de la ville et les remparts du Pirée, entreprise qu’il savait devoir être très funeste à Lacédémone ; sur ce qu’il ajoutait que ce serait obliger tout à la fois les Athéniens et se venger des Lacédémoniens, dont il rendrait tous les travaux inutiles ; Pharnabaze, d’après ces considérations, envoya volontiers Conon à Athènes, et de plus lui fournit des fonds pour la reconstruction des murs.

Conon arrive : aidé de ses rameurs, ainsi que de charpentiers et de maçons salariés, et fournissant à toutes les dépenses nécessaires, il relève la plus grande partie des murs. Les Athéniens, Bœotiens et autres, achevèrent volontairement le reste. Les Corinthiens, de leur côté, équipèrent des vaisseaux avec les fonds que Pharnabaze avait laissés, en confièrent le commandement à Agathinus, et s’emparèrent du golfe qui baigne les côtes de l’Achaïe et s’étend jusqu’au Léchée. Les Lacédémoniens mirent aussi une flotte en mer. Leur amiral Podanémus ayant été tué dans une attaque, et son lieutenant Pollis contraint de se retirer à cause de ses blessures, Hérippidas en prit le commandement. D’autre part, Proœnus le Corinthien ayant reçu d’Agathinus les vaisseaux qu’il commandait, abandonna Rhium, dont les Lacédémoniens s’emparèrent ; Téleutias prit la conduite de leur flotte et reconquit le golfe.

Cependant les Lacédémoniens, informés qu’aux dépens du grand roi Conon rebâtissait les murs d’Athènes, et entretenait une flotte qui assurait aux Athéniens la possession des îles et des villes maritimes situées en terre ferme, jugèrent à propos de faire sur cela des représentations à Tiribaze, qui commandait les armées du roi : ils l’engageraient dans leur parti, ou du moins ils feraient que le roi n’entretiendrait plus la flotte de Conon. Le décret rendu, ils dépéchent Antalcide vers Tiribaze, pour l’instruire de ce qui se passe et obtenir la paix.

Les Athéniens se doutent de cette menée, envoient aussi pour ambassadeurs, collègues de Conon, Hermogène, Dion, Callisthène, Callimédon, et demandent aux alliés de s’associer à la députation : la Bœotie, Argos et Corinthe y consentirent. Dès qu’ils furent arrivés chez Tiribaze, Antalcide dit qu’il venait, au nom de sa république, demander la paix au roi, une paix telle qu’il la désirait depuis long-temps ; que les Lacédémoniens ne lui contestaient point les villes grecques de l’Asie ; qu’ils consentaient à l’indépendance des îles et des villes du continent : « Puisque telle est notre intention, ajouta-t-il, qu’est-il besoin que les Grecs se déclarent contre nous, ou que le roi fasse la guerre à ses dépens ? Il ne doit la redouter ni des Athéniens, que nous ne soutiendrons pas, ni de Lacédémone reconnaissant l’indépendance des villes. »

Tiribaze goùta fort ce discours d’Antalcide, qui ne plut point du tout aux autres ambassadeurs. Les Athéniens ne pouvaient se résoudre à l’affranchissement des îles et des villes continentales, dans la crainte de perdre Lemnos, Imbros et Scyros. Les Thébains eussent été contraints de rendre à la liberté les villes de la Bœotie. Avec un semblable traité, les Argiens ne croyaient pas pouvoir conserver à Corinthe le nom d’Argos, ce qu’ils avaient pourtant fort à cœur. La paix ne fut donc pas conclue : ils s’en retournèrent chacun dans leur ville.

Tiribaze croyait dangereux de se déclarer pour les Lacédémoniens sans l’ordre du roi ; mais, sous main, il donna de l’argent à Antalcide : lorsque les Lacédémoniens auraient une flotte, les Athéniens et leurs alliés inclineraient plus à la paix. Il fit emprisonner Conon, sous prétexte qu’il se montrait contraire aux intérèts du roi que les Lacédémoniens discutaient avec franchise. Après cette violation du droit des gens, il retourna à la cour du roi, pour l’instruire des propositions des Lacédémoniens, de l’emprisonnement de Conon qu’il accusait, et pour lui demander ses ordres.

Dès que Tiribaze fut arrivé dans l’Asie-Mineure, le roi envoya Struthas pour régler les affaires maritimes. Struthas, qui se ressouvenait des ravages d’Agésilas sur les terres du grand roi, était fort attaché aux Athéniens et à leurs alliés. Les Lacédémoniens virent bien qu’il était autant leur ennemi que l’ami des Athéniens. Ils chargent donc Thimbron du soin de cette guerre. Il arrive, part d’Éphèse avec des troupes rassemblées de Priène, de Lycophrys et d’Achillée, villes situées dans les plaines du Méandre, et ravage les terres du roi.

Struthas s’aperçut avec le temps que les troupes de Thimbron marchaient fréquemment en désordre et dans une sécurité présomptueuse. Aussitôt il détache des cavaliers dans la plaine, avec ordre de courir à toute bride pour les investir et faire le plus de butin possible. Thimbron, alors dans sa tente, s’entretenait, après dîner, avec Thersandre, bon joueur de flûte, qui de plus, ami des institutions lacédémoniennes, se piquait de force et de bravoure. Struthas, voyant les plus diligens accourir en désordre et en petit nombre, accourt lui-même avec plusieurs escadrons bien rangés. Thimbron et Thersandre tombent les premiers sous leurs coups. Presque tous ceux qui les accompagnaient, mis en déroute et poursuivis, eurent le même sort. Quelques-uns se sauvèrent dans les villes alliées. Le plus grand nombre n’avait pas pris part à l’action, ne s’étant aperçu que fort tard qu’on avait besoin de leur secours. Bien souvent, comme dans cette occasion, Thimbron marchait à l’ennemi sans donner d’ordre à toutes ses troupes.

Dans le même temps, des Rhodiens bannis vinrent à Sparte représenter combien il était impolitique de laisser les Athéniens s’emparer de Rhodes et accroître leur puissance. Les Lacédémoniens comprirent que Rhodes serait aux Athéniens si le peuple y dominait ; que si les riches y commandaient, cette île serait en leur pouvoir. Ils équipèrent donc huit vaisseaux, dont Ecdicus eut le commandement. Diphridas, qui s’embarqua avec lui, fut chargé de passer en Asie, pour tenir en respect les villes qui avaient reconnu Thimbron : il recueillerait les débris de son armée, ferait de nouvelles levées, et marcherait contre Struthas.

Diphridas remplit cette mission : entre autres exploits, il fit prisonnier Tigrane, gendre de Struthas, qui allait avec son épouse à Sardes ; et il en tira une forte rançon dont il soudoya ses troupes. Diphridas, non moins chéri que Thimbron, était plus entreprenant et plus ami de l’ordre. Incapable de se laisser vaincre par la volupté, il suivait sans relâche ses projets.

Ecdicus arrivé à Cnide, apprenant que le peuple de Rhodes commandait en souverain par terre et par mer, et qu’il avait une flotte double de la sienne, ne voulut point passer outre. Les Lacédémoniens, instruits qu’il n’était pas en force pour aider un peuple ami, ordonnèrent à Téleutias de partir avec les douze vaisseaux qu’il avait dans le golfe d’Achaïe et du Léchée : Ecdicus reviendrait ; pour lui, il servirait les amis de Sparte et ferait à ses ennemis le plus de mal qu’il pourrait.

Téleutias aborde a Samos, y recueille encore quelques vaisseaux, fait voile vers Cnide, d’où revint Ecdicus, et va droit à Rhodes avec une flotte de vingt-cinq voiles. Sur sa route il rencontra Philocrate, fils d’Ephialte, qui, parti d’Athènes avec dix trirèmes, allait à Cypre, au secours d’Évagoras : il se rendit maître de ces dix trirémes, et en cela les deux partis agirent contre leurs propres intérêts : car les Athéniens, alliés du roi de Perse, envoyaient du secours à Évagoras son ennemi, et Téleutias anéantissait des vaisseaux qui voguaient contre un roi en guerre avec la république lacédémonienne. Après être retourné à Cnide, il vendit le butin et prit la route de Rhodes, où son parti l’attendait.

Les Athéniens, pensant que ces succès rendaient à Lacédémone son ancienne supériorité sur mer, envoyérent contre elle une flotte de quarante vaisseaux, sous le commandement de Thrasybule le Stiréen. Ce général ne prit point la route de Rhodes. Il lui semblait difficile de châtier les alliés des Lacédémoniens, retranchés dans des murs et soutenus de la présence de Téleutias : il craignait, d’ailleurs, que ses troupes ne tombassent en la puissance d’un ennemi maître des villes, bien plus nombreux, et surtout récemment vainqueur. Il tira donc vers l’Hellespont, où il ne rencontra aucun adversaire, ce qui lui parut d’heureux augure.

Et d’abord il apprit la mésintelligence qui régnait entre Amadocus, roi des Odrysiens, et Seuthès, qui commandait sur la côte : il parvint à les réconcilier ; il les rendit même alliés et associés d’Athènes, persuadé qu’à la faveur de cette réconciliation, les villes grecques de la Thrace s’intéresscraient davantage à la cause des Athéniens. Encouragé par le succès de cette négociation et par l’affection que lui portaient les villes asiatiques, il partit pour Byzance, où il afferma la dîme qu’on prélevait sur les marchandises qui venaient du Pont-Euxin. Il y établit la démocratie à la place de l’oligarchie ; aussi le peuple voyait-il sans défiance la ville remplie d’Athéniens.

Il traita ensuite avec les Chalcédoniens, et quitta l’Hellespont. Toutes les villes de Lesbos, excepté Mitylène, tenaient au parti de Lacédémone. Avant d’en attaquer aucune, il enrôla, dans Mitylène, quatre cents hommes de sa flotte, les bannis de différentes villes qui s’étaient réfugiés à Mitylène : il leur associa les plus braves des Mitylénéens, en promettant à ceux-ci, s’il soumettait les villes, la souveraineté de Lesbos ; aux bannis, un retour assuré dans leurs foyers, s’ils attaquaient chaque ville de concert avec lui ; aux soldats de sa flotte, abondance et richesses.

Après les avoir enrôlés et flattés de ces espérances, il marcha contre Méthymne. Thérimaque, gouverneur de la ville pour les Lacédémoniens, apprend que Trasybule approche, rassemble tous les soldats de la flotte, avec les Méthymniens et les bannis de Mitylène, et va jusqu’aux frontières au-devant de l’ennemi. L’action s’engage : Thérimaque périt ; ses soldats sont mis en déroute et tués en grande partie dans leur fuite. Quelques villes se rendirent par composition ; Thrasybule livra au pillage celles qui résistaient, paya ses soldats et se hâta d’arriver à Rhodes, pour y former une armée redoutable : il tira de l’argent de plusieurs places, et entre autres d’Aspende, où il vint en remontant par l’Eurymédon. Les Aspendiens avaient à peine satisfait à leur contribution, que ses soldats ravagèrent le territoire : indignés de cette injustice, ils firent la nuit une sortie, et le mirent en pièces dans sa tente.

Ainsi finit Thrasybule, général distingué. Les Athéniens lui donnèrent Argyre pour successeur. Les Lacédémoniens ayant appris que les Athéniens avaient affermé, à Byzance, le dixième des marchandises venant du Pont-Euxin ; qu’ils étaient maîtres de Chalcédoine, et que les autres villes de l’Hellespont leur étaient dévouées en considération de Pharnabaze, pensèrent que cet état de choses méritait toute leur attention ; et quoiqu’on n’eût aucun sujet de plainte contre Dercyllidas, Anaxibius, qui s’était insinué dans l’amitié des éphores, obtint le gouvernement d’Abyde. Il promettait qu’avec de l’argent et des galères, il ruinerait les affaires des Athéniens dans l’Hellespont : on lui donna trois galères et des fonds pour la solde de mille hommes. Il part, il arrive à Abyde, lève des troupes dans le continent, en tire de l’Éolie, qu’il soustrait à l’obéissance de Pharnabaze. Le satrape marche vers Abyde avec le reste de ses forces : Anaxibius s’avançait de son côté et ravageait les terres. Il joignit trois galères d’Abyde aux siennes ; et avec cette petite flottte il interceptait ce qu’il trouvait de vaisseaux appartenant aux Athéniens ou à leurs alliés.

Les Athéniens, informés de ces succès d’Anaxibius, et craignant de perdre le fruit des exploits de Thrasybule dans l’Hellespont, envoyèrent Iphicrate avec huit vaisseaux et douze cents peltastes qu’il avait pour la plupart commandés à Corinthe, car les Argiens maîtres de Corinthe lui avaient déclaré, parce qu’il avait tué quelques-uns de leurs partisans, qu’ils n’avaient plus besoin de ses services. Revenu depuis à Athènes, il y était resté dans l’inaction.

Dès qu’il fut arrivé dans la Chersonèse, ses coureurs et ceux d’Anaxibius commencèrent la guerre. Quelque temps après, Iphicrate s’aperçoit qu’Anaxibius était allé vers Antandre, avec ses troupes soldées, avec ses cohortes lacédémoniennes et deux cents hoplites abydéniens ; et il apprend que ceux d’Antandre s’étaient joints à lui : se doutant bien qu’après avoir établi garnison dans la place, Anaxibius se retirerait et ramènerait les Abydéniens chez eux, il traversa de nuit les lieux les plus déserts du territoire d’Abyde, et gagna les montagnes. Là, il plaça une embuscade et commanda aux galères qui l’avaient passée de voguer, au point du jour, vers le haut de la Chersonèse, pour faire croire que, selon sa coutume, il venait de recueillir les contributions.

Il ne fut pas trompé dans sa conjecture. Anaxibius se remit en chemin, sans avoir obtenu, dit-on, des auspices favorables ; et même, parce qu’il traversait des campagnes paisibles, qu’il allait à une ville amie, que d’ailleurs on lui avait dit, sur sa route, qu’Iphicrate faisait voile vers Préconèse, il marchait plein de confiance et sans précaution. Tant que les troupes d’Anaxibius furent en rase campagne, Iphicrate ne sortit point de l’embuscade ; mais quand les Abydéniens, qui marchaient les premiers, furent près de Crémaste, où sont des mines d’or, lorsque les troupes soudoyées furent sur la pente de la montagne, et qu’Anaxibius commençait à descendre avec ses Lacédémoniens, Iphicrate fit sortir les siens de l’embuscade et courut droit vers Anaxibius.

Anaxibius, se voyant sans espoir de salut, parce que ses soldats marchaient à la file et dans un détroit, et que ceux qui étaient passés ne pouvaient remonter pour donner du secours, les voyant d’ailleurs tous éperdus à la vue de l’embuscade : « Soldats, il me serait honteux de fuir ; vous, sauvez-vous promptement. » En même temps, il prit un bouclier des mains de son écuyer, et mourut sur le champ de bataille, les armes à la main, près de son ami, qui lui resta fidèle jusqu’au dernier moment. Avec lui périrent douze harmostes lacédémoniens qui l’étaient venu trouver. Le reste fut égorgé dans la fuite : on les poursuivit jusqu’aux portes de la ville. Il périt cinquante hoplites abydéniens, et environs deux cents des autres soldats. Après cet exploit, Iphicrate se retira dans la Chersonèse.


LIVRE V.


CHAPITRE PREMIER.


Voilà ce qui se passait sur I’Hellespont entre les Athéniens et les Lacédémoniens. Cependant Étéonice, encore une fois harmoste d’Égine, dont les habitans commerçaient auparavant avec Athènes, voyant la guerre ouverte sur mer, permit aux Éginètes, avec le consentement des éphores, de ravager l’Attique. Les Athéniens, assaillis par les Éginètes, envoyèrent dans leur île, des hoplites sous la conduite de Pamphile, enfermèrent la ville d’une circonvallation, et les assiégèrent sur terre et par mer, avec dix vaisseaux. Téleutias, qui était allé dans quelques îles lever des contributions, l’ayant appris, vint au secours des Éginètes et força les galères de se retirer : Pamphile néanmoins garda ses retranchemens.

Sur ces entrefaites, arrive de Lacédémone Hiérax ; il prend le commandement de la flotte : Téleutias s’en retourne, emportant avec lui tous les regrets. Au moment de s’embarquer, les soldats à l’envi lui prenaient la main ; l’un le couronnait de fleurs, l’autre lui ceignait le front de bandelettes ; ceux qui arrivaient trop tard, le voyant déjà loin du rivage, jetaient des couronnes dans la mer, en lui souhaitant toute sorte de prospérité. On ne trouve ici, à la vérité, ni dépense fastueuse, ni péril rare, ni exploit mémorable ; mais on n’en admirera pas moins le talent de Téleutias à gagner ainsi l’affection de ses troupes, talent plus digne d’être préconisé que l’éclat des conquêtes ou le luxe de l’opulence.

Hiérax, avec un nouveau renfort de vaisseaux, retourna à Rhodes, laissant douze trirèmes à Égine, sous la conduite de Gorgopas, son lieutenant. Les assiégeans se trouvant plus incommodés que les assiégés, les Athéniens décrétèrent, après cinq mois de siège, l’équipement de quelques vaisseaux qui ramenèrent les troupes ; mais bientôt importunés comme auparavant par des corsaires et par Gorgopas, ils appareillèrent treize vaisseaux sous le commandement d’Eunome.

Pendant qu’Hiérax était à Rhodes, les Lacédémoniens, croyant complaire à Tiribaze, élurent Antalcide pour amiral. Antalcide, arrivé à Égine, réunit les vaisseaux de Gorgopas aux siens, fit voile vers Éphèse, et renvoya ensuite Gorgopas à Égine avec les douze vaisseaux qui y avaient déjà ancré, et donna le commandement des autres à son lieutenant Nicoloque. Celui-ci navigua vers Abyde, qu’il allait défendre ; mais il se détourna vers Ténédos, puis reprit sa route, après avoir ravagé l’île et exigé une contribution.

Les généraux athéniens arrivèrent au secours de Ténédos avec des forces rassemblées de Samothrace, de Thase et des lieux voisins. Quand ils surent que Nicoloque était au port d’Abyde, ils partirent de la Chersonèse avec trente-deux vaisseaux, et l’assiégèrent, ainsi que sa flotte de vingt-cinq voiles. D’un autre côté, Gorgopas, revenant d’Éphèse et rencontrant Eunome, se sauva, vers le coucher du soleil, à Égine, où il débarqua, et fit souper les soldats. Eunome, pour le braver, s’arrêta quelque temps à l’entrée du port, et s’éloigna bientôt. La nuit survenue, sa galère marchait éclairée d’un fanal, selon sa coutume, de peur que celles qui le suivaient ne vinssent à s’égarer. Aussitôt Gorgopas embarque ses soldats, le suit à la clarté du fanal, mais de loin, crainte d’être aperçu ou deviné. Les céleustes suppléaient à la voix par le jet des cailloux et par une légère agitation de rames. Les galères d’Eunome touchaient le rivage de Zostère, dans l’Attique, quand Gorgopas, au son de la trompette, ordonna l’attaque de la flotte. Des soldats d’Eunome, les uns prenaient terre, les autres abordaient, d’autres étaient encore en mer. Le combat se donna au clair de la lune. Gorgopas prit quatre galères, qu’il remorqua jusqu’à Égine, tandis que le reste des vaisseaux athéniens se sauvait au Pirée.

Chabrias accourut ensuite à Cypre au secours d’Évagoras, avec huit cents peltastes, dix galères et quelques vaisseaux athéniens chargés d’hoplites. La nuit, il aborde près d’Égine, et s’embarque avec ses peltastes dans un vallon, situé au-delà du temple d’HercuIe. A la pointe du jour, selon la convention, arrivèrent les hoplites athéniens, sous la conduite de Déménète. Ils montèrent à un lieu surnommé les Trois-Tours, et situé à seize stades du temple. Gorgopas en est instruit ; il s’avance, suivi des Éginètes, des soldats de leur flotte, et de huit Spartiates qui se trouvaient là. Il avait fait publier que tous les hommes libres de ses équipages eussent aussi à le suivre ; en sorte qu’il lui vint encore un grand nombre d’hommes, mais assez mal armés. Dès que les premières troupes eurent passé l’embuscade, les peltastes de Chabrias se montrèrent et firent une vive décharge. Aussitôt accoururent les hoplites qui venaient de débarquer : ces premières troupes n’étant point soutenues succombèrent. De ce nombre étaient Gorgopas et ses huit Spartiates ; leur perte entraina une déroute générale. Il périt cent cinquante Éginètes et environ deux cents hommes tant de troupes soudoyées que de mètèques et de matelots. Les Athéniens, après cette action, naviguèrent librement, comme en temps de paix. Les matelots d’Étéonice refusaient de manœuvrer parce qu’il ne les payait point.

Téleutias fut envoyé par les Lacédémoniens pour le remplacer : son arrivée causa une joie universelle. il convoqua les troupes, et leur adressa cette harangue :

« Soldats, je n’apporte pas d’argent ; mais avec l’aide des dieux, et secondé de votre ardeur, je tâcherai de vous procurer d’abondantes provisions : tant que je commanderai, je veux que vous ne soyez pas plus mal traités que moi. Si je vous disais que j’aimerais mieux manquer du nécessaire que de vous en voir manquer vous-mémes, je vous étonnerais peut-être ; cependant les dieux me sont témoins que je dis vrai : oui, je supporterais la faim deux jours, plutôt que de vous laisser un seul jour sans nourriture. Ma porte fut toujours ouverte à qui avait besoin de moi ; elle l’est encore à présent.

« Vous ne me verrez jouir des commodités de la vie que lorsque vous serez dans l’abondance : si donc vous me voyez supporter le froid, le chaud, les veilles, supportez-les à mon exemple ; je vous y exhorte, non pour que vous ayez des privations, mais pour que vous en retiriez quelque avantage. Si notre république est heureuse, si elle est parvenue au comble de la gloire et de la prospérité, elle le doit, sachez-le, non à une vie molle, mais à ses travaux et à son intrépidité. Vous vous êtes déjà montrés, je le sais, en hommes courageux ; faites en sorte de vous surpasser aujourd’hui ; après avoir supporté gaîment le travail, nous nous féliciterons ensemble de notre bonheur. Quoi de plus doux que de ne flatter ni Grecs ni Barbares pour en tirer de l’argent, de se suffire à soi-même, de se fournir soi-même du nécessaire et par les moyens les plus nobles ! En guerre, vivre aux dépens de l’ennemi, c’est s’occuper en même temps de ses subsistances et de sa gloire. »

Il dit : tous aussitôt de s’écrier qu’il ordonnât tout ce, qu’il voudrait, qu’ils le suivraient partout. Comme il avait sacrifié : « Allons, mes amis, ajouta-t-il, soupez de ce qui vous est apprété ; faites pour un seul jour provision de vivres, et embarquez-vous ensuite en diligence, pour voguer et arriver ou il plaît à Dieu. » ils arrivent ; il les embarque, et cingle de nuit vers le port d’Athènes, tantôt faisant halte et ordonnant qu’on prît du repos, tantôt poursuivant à force de rames.

Que ceux qui le soupçonneraient de témérité. pour avoir osé avec douze vaisseaux en attaquer un bien plus grand nombre, fassent attention à son raisonnement. Cet habile général pensait qu’après la défaite de Gorgopas, les Athéniens ne veillaient point à la garde de leur flotte : qu’il était plus sûr d’attaquer vingt galères au port d’Athênes que dix ailleurs. Il savait que les matelots couchaient sur leurs vaisseaux lorsqu’ils étaient loin d’Athènes ; mais que se trouvant dans le port même, les triérarques dormiraient chez eux, et que les matelots se procureraient un gîte dans les différens quartiers de la ville. D’après ces considérations, Téleutias se mettait en mer. Arrivé à cinq ou six stades du port, il fit halte pour reposer ses troupes. Dès que le jour parut, il vogua droit au port ; suivi de ses douze vaisseaux : il défendit de couler à fond ou de briser aucun navire. Si l’on voyait une trirème à l’ancre, on la mettait hors de combat. On remorquait les moindres vaisseaux de charge, et l’on enfermait dans les grands le plus de prisonniers possible. Quelques soldats avaient même pénétré dans un lieu du Pirée nommé Digma, et pris des marchands et des matelots, qu’ils avaient transportés dans leurs vaisseaux.

Cependant le tumulte est entendu dans les habitations du Pirée ; on en sort, on accourt pour connaître la cause de ces cris : ceux qui sont hors des habitations y rentrent pour prendre les armes ; d’autres portent la nouvelle jusque dans Athènes. Bientôt tous les Athéniens, hoplites ou peltastes, se rassemblent comme si le Pirée était pris. Téleutias renvoie à Égine les vaisseaux de transport, avec trois ou quatre galères dont il s’était rendu maître ; et rasant la côte, parce qu’il partait du port même, il s’empare de quantité de barques de pêcheurs, et d’autres remplies de passagers des îles voisines. Arrivé à Sunium, il y surprit des navires de transport, chargés les uns de blé, les autres de diverses marchandises. Après cela, il se rendit au port d’Égine, où il vendit le butin, et compta un mois d’avance à ses soldats. Il courut ensuite librement dans les environs, prenant ce qu’il pouvait saisir ; par-là il fournissait à l’entretien de la flotte, à l’aisance du soldat, et le maintenait dans l’obéissance.

Antalcide revenait d’Asie avec Tiribaze ; il avait obtenu pour les Lacédémoniens l’alliance du grand roi, si les Athéniens et leurs alliés n’acceptaient la paix telle que le roi la voulait donner. Dès qu’il eut appris que Nicoloque était assiégé dans Abyde par Iphicrate et Diotime, il s’y rendit par terre ; et de là, cinglant de nuit avec ses galères, il sema le bruit que les Chalcédoniens le mandaient, et s’arrêta au port de Percope. Diménète, Denys, Léontique et Phanias résolurent de le poursuivre sur la route de Préconèse ; mais quand ils furent passés, il rebroussa chemin et revint à Abyde. Il avait appris que Polyxène approchait avec vingt galères de Syracuse et d’Italie, dont il devait renforcer sa flotte.

Thrasybule de Colytte venait de Thrace avec huit vaisseaux qu’il voulait joindre à ceux d’Athènes. Antalcide, averti par ses sentinelles de l’approche de ces huit vaisseaux, fournit douze excellens voiliers et des matelots, avec ordre, s’il en manquait, d’en tirer de ceux qu’on laissait dans Abyde, et dressa une embuscade la plus couverte qu’il lui fut possible. Thrasybule passé, Antalcide se mit à sa poursuite. Les soldats de Thrasybule, étonnés, s’enfuirent. Antalcide, avec ses vaisseaux dont le sillage était rapide, atteignit bientot ceux de Thrasybule, dont la marche était lente. En même temps qu’il défendait à la tête de sa flotte de se jeter sur la queue ennemie, il se portait en avant. Bientôt les premiers bâtimens furent pris : alors les derniers, découragés, tombèrent au pouvoir même des plus lents voiliers ; il ne s’en sauva pas un seul.

Après cette prise et la jonction des vingt vaisseaux de Syracuse, de ceux de l’Ionie, commandés par Tiribaze, et de ceux d’Ariobarzane dont il était l’ancien ami ; après le départ de Pharnabaze, dont le roi de Perse faisait son gendre, Antalcide, avec une flotte de plus de quatre-vingts voiles, maître de toute la mer, empêchait les vaisseaux de naviguer du Pont-Euxin à Athènes, et les contraignait de rentrer dans les ports de leurs alliés.

Les Athéniens, alarmés d’une flotte nombreuse, inquiets de l’alliance du roi de Perse avec Lacédémone, incommodés des courses d’Égine, désiraient fortement la paix. Les Lacédémoniens, de leur côté, ayant une de leurs cohortes au Léchée, une autre à Orchomène, gardant les villes amies pour les protéger, et les villes suspectes pour y prévenir la révolte, faisant d’ailleurs autant de mal qu’ils en souffraient à Corinthe, n’étaient pas moins fatigués de la guerre. Les Argiens, qui voyaient une levée décrétée contre eux et qui savaient que désormais tout subterfuge leur devenait inutile, ne désiraient pas la paix avec moins d’ardeur. Tiribaze fit donc un appel à ceux qui voudraient accepter les conditions de paix envoyées d’Asie par le roi ; tous les députés se rendirent prés de lui. Tiribaze leur montra le sceau royal, et lut les dépèches dont voici la teneur :

« Le roi Artaxerxès trouve juste que les villes d’Asie et les îles de Cypre et de Clazomène restent dans sa dépendance, et que les autres villes grecques, grandes et petites, soient libres, à l’exception de Lemnos, d’Imbros et de Scyros, qui appartiendront, comme autrefois, aux Athéniens. Ceux qui se refuseront à cette paix, je les combattrai, de concert avec ceux qui l’accepteront ; je leur ferai la guerre et par terre et par mer, et avec mes vaisseaux et avec mes trésors. »

Les ambassadeurs firent leur rapport chacun à leur ville ; tous jurèrent la ratification du traité, excepté les Thébains, qui voulaient prêter serment au nom des Bœotiens. Agésilas déclara à ces Thébains qu’ils ne seraient pas admis au serment s’ils ne juraient, comme le portaient les patentes du roi, que les villes, grandes et petites, seraient libres. Les députés répartirent que leurs pouvoirs ne les y autorisaient pas. « Allez donc. leur dit Agésilas, en demander de nouveaux, et déclarez à vos commettans que s’ils n’y consentent, ils seront exclus du traité. » Ils partirent. Agésilas, qui haïssait les Thébains, ne perdit point de temps ; il gagna les éphores et sacrifia. Ayant eu des auspices favorables, il alla à Tégée, d’où il dépêcha des gens de cheval pour en faire avancer les périèces. De plus, il envoya les capitaines des troupes soldées dans les villes voisines, pour y faire de nouvelles levées ; mais avant qu’il sortit de Tégée, les Thébains comparurent et déclarèrent qu’ils consentaient à la liberté des villes. Les Lacédémoniens retournèrent donc dans leur patrie, et les Thébains furent contraints d’accéder au traité et de laisser libres les villes bœotiennes. Restaient les Corinthiens, qui ne congédiaient point la garnison d’Argos. Agésilas menaça Corinthe de ses armes si elle ne renvoyait pas les Argiens, et les Argiens s’ils n’évacuaient pas Corinthe. Il intimida tellement les uns et les autres, que les Argiens se retirèrent et que Corinthe rentra dans tous ses droits. Les massacreurs et leurs adhérens quittèrent d’eux-mêmes la ville, où les bannis rentrèrent du consentement des autres citoyens.

Dès que les articles du traité furent exécutés, et que les villes eurent prété leur serment d’adhésion à la paix proposée par Artaxerxès, on licencia les troupes de terre et de mer. Ce fut la première paix conclue entre les Lacédémoniens, les Athéniens et leurs alliés, après la guerre qui suivit la démolition des murs d’Athènes. Tant que dura cette guerre, les Lacédémoniens eurent l’avantage sur leurs adversaires ; ils s’attirèrent plus d’honneur qu’eux à la paix d’Antalcide. Arbitres de cette paix proposée par le roi de Perse, ils remirent les villes en liberté. ils s’associèrent Corinthe, ils rendirent aux villes bœotiennes l’indépendance qu’elles désiraient depuis si long-temps ; enfin ils réprimèrent l’insolence des Argiens, tyrans de Corinthe, en les menaçant d’une levée s’ils ne se retiraient de cette ville.


CHAPITRE II.


Parvenus au comble de leurs vœux, ils résolurent de châtier ceux des alliés qui, pendant la durée de la guerre, les avaient molestés et avaient montré moins de bienveillance pour Sparte que pour ses ennemis. Ils expédièrent d’abord aux Mantinéens l’ordre de démanteler leurs murs : le refus serait la preuve qu’ils avaient auparavant entretenu intelligence avec l’ennemi. « Nous sommes instruits, leur disaient-ils, que vous avez envoyé des vivres aux Argiens en guerre avec nous ; sous prétexte de trêve, vous nous refusiez des secours, ou si vous marchîez sous nos étendards, vous vous comportiez en lâches : de plus, nous vous savons envieux de nos succès et joyeux de nos revers ; d’ailleurs, dans cette année même finit la trêve de trente ans, conclue avec vous après la bataille de Mantinée. »

Ils refusèrent d’obéir ; on ordonna des levées. Agésilas demanda qu’on le dispensât de commander dans cette guerre, en considération, disait-il, des services importans que les Mantinéens avaient rendus à son père dans celle des Messéniens. Agésipolis prit sa place, malgré l’affection de Pausanias son père pour les principaux citoyens de Mantinée.

Il ne fut pas plutôt sur leurs frontières, qu’il ravagea le territoire. Comme ils ne se rendaient pas, il enferma la ville d’une tranchée, à laquelle la moitié de l’armée travaillait tandis que l’autre se tenait sous les armes. La tranchée achevée, il enferma la ville d’une circonvallation ; mais ayant appris que cette place abondait en blé, à cause de la fertilité de l’année précédente, et songeant aux difficultés d’un long siège pour la république et pour les alliés, il fit une chaussée pour détourner le fleuve qui traversait la ville : son lit était très large. Dès qu’il l’eut obstrué, l’eau regorgea au-dessus des fondemens des maisons et des murs. Les briques d’en bas, trop humectées, cédant au faix de celles du haut, le mur s’entr’ouvrait d’abord et penchait ensuite : les Mantinéens l’étayaient et s’efforçaient d’empêcher la chute de la tour ; mais se voyant surmontés par l’eau, et craignant d’être emportés d’assaut si les murailles s’écroulaient de toutes parts, ils offrirent de démanteler leur ville. Les Lacédémoniens déclarèrent que leur dispersion dans différentes bourgades pouvait seule calmer leur ressentiment. La nécessité en faisait une loi aux Mantinéens ; ils dirent qu’ils y consentaient.

Ceux qui gouvernaient ou qui avaient favorisé le parti d’Argos, s’attendaient au dernier supplice. Ils obtinrent d’Agésipolis, par l’entremise de son père, de se retirer en toute assurance jusqu’au nombre de soixante. Les Lacédémoniens, rangés en haie depuis leurs maisons jusque hors des portes de la ville, les voyaient sortir, et quoique leurs ennemis, ils se contenaient plus facilement que les principaux citoyens de Mantinée : grand exemple de soumission à l’autorité publique.

La ville fut donc démantelée et les habitans divisés, comme autrefois, en quatre bourgades. D’abord on s’affligeait de ce qu’il fallait détruire des maisons construites et en rebâtir d’autres ; mais les propriétaires étant plus près de leurs métairies situées autour des bourgades, la république se trouvant gouvernée aristocratiquement et délivrée des fougueux démagogues, ils se consolèrent enfin. D’ailleurs, comme les Lacédémoniens ne faisaient plus de levée en masse, mais qu’ils prenaient tantôt un bourg et tantôt l’autre, les Mantinéens servaient plus gaiment que sous le gouvernement démocratique. Ainsi se termina le siège de Mantinée, qui doit apprendre à ne point faire traverser de rivière à travers une ville.

Les bannis de Phlionte, voyant que les Lacédémoniens recherchaient ceux qui les avaient desservis pendant la guerre, jugèrent que le moment de leur rétablissement était arrivé : ils allèrent à Sparte et représenterent que tant qu’ils avaient été les maîtres, ils avaient marché sous les étendards des Lacédémoniens, mais que depuis leur bannissement, leur ville seule, de toute la Grèce, leur avait fermé les portes. Les éphores, touchés de ces raisons, envoyèrent dire aux Phliasiens que leurs exilés étaient des amis de Sparte, que leur exil était injuste, qu’ils feraient mieux de les recevoir volontairement que par contrainte.

Les Phliasiens craignaient que les Lacédémoniens ne s’avançassent avec une armée et n’entrassent dans Phlionte, d’intelligence avec quelques habitans. Les exilés y avaient des parens bien imentionnés ; d’ailleurs plusieurs hommes avides de nouveauté, comme dans toutes les républiques, voulaient leur rappel. Agités de ces craintes diverses, les Phliasiens décrétèrent leur rappel avec la restitution des biens dont la propriété serait constatée ; le trésor public en rembourserait le prix aux acquéreurs ; en cas de contestation, la justice prononcerait. C’est ainsi que se termina l’affaire des bannis de Phlionte.

Cependant arrivèrent à Sparte des députés d’Acanthe et d’Apollonie, deux des plus grandes villes situées près d’Olynthe : les éphores, instruits de l’objet de la députation, les introduisireut dans l’assemblée générale, où étaient les alliés. Cligène l’Acanthien leur adressa ce discours :

« Lacédémoniens, et vous, alliés, vous ne vous apercevez pas d’un phénomène qui se montre sur l’horizon de la Grèce. Olynthe, comme tout le monde sait, est la ville la plus puissante de la Thrace. Les Olynthiens se sont d’abord attaché quelques villes, à condition qu’elles se gouverneraient toutes par les mêmes lois, et formeraient une seule république ; ils en ont ensuite engagé dans leur parti de plus considérables ; ils ont même tenté de détacher les villes de Macédoine de l’obéissance de leur roi Amyntas. Après avoir gagné les plus voisines, ils sont allés sur-le-champ à de plus fortes et de plus éloignées ; nous les avons laissés maîtres, entre plusieurs autres villes, de Pella, la plus grande des villes de la Macédoine. Nous voyons Amyntas perdant successivement ses places, et presque entièrement dépouillé de ses états.

« Les Olynthiens nous ont fait notifier, à nous et aux Apolloniates, que si nous refusions d’entrer dans leur ligne, ils viendraient nous attaquer. Nous désirons, Lacédémoniens, vivre selon nos lois et nous gouverner nous-mémes ; mais si l’on ne nous secourt pas, nous serons forcés de nous joindre à des ennemis redoutables. Ils ont au moins huit cents hoplites et beaucoup plus de peltastes. Quant à leur cavalerie, elle sera de mille hommes et plus, si nous joignons nos forces aux leurs.

« Nous avons laissé dans leur ville des députés d’Athènes et de Thèbes ; et l’on disait que les Olynthiens avaient décrété d’envoyer eux-mêmes des ambassadeurs à ces deux républiques pour négocier une alliance. Si les Thébains et les Athéniens fortifient encore cette puissance, prenez garde qu’il ne vous soit plus possible de la réduire.

« A présent que les Olynthiens ont Potidée, située sur l’isthme de Pallène, croyez que les autres villes de cette Chersonèse ne tarderont pas à être en leur pouvoir. Une preuve de la grande frayeur de ces villes, c’est que, malgré toute la haine pour ces nouveaux dominateurs. elles ont craint d’envoyer des députés avec nous pour vous instruire de ce qui se passe.

« Examinez encore si, lorsque vous travaillez à empêcher la réunion des peuples de la Béotie, vous devez voir tranquillement se former une puissance qui s’accroitra même du côté de la mer : et quel obstacle opposerait-on à un peuple qui possède dans son territoire des bois de construction, qui tire des revenus de quantité de ports et de marchés, et à qui un sol fertile assure une nombreuse population ? Ajoutez que les Thraces, nation libre, dont ils sont voisins, les caressent déjà ; s’ils se joignent à eux, ce ne sera pas la un léger accroissement de forces.

« Que ces secours leur arrivent, ils trouveront encore des ressources dans les mines d’or du mont Pangée, et nous ne disons rien ici qui n’ait été dit mille fois dans Olynthe. parlerai-je de leur ambition ? Dieu ne permet-il pas que les espérances des hommes croissent avec leur fortune ? Lacédémoniens, et vous, alliés, nous avons cru devoir vous parler avec franchise ; examinez si nos discours méritent quelque attention.

« Sachez, au reste, que la puissance que nous vous avons représentée comme formidable n’est pas encore invincible. Si les villes que les Olynthiens se sont associées par force voient paraître un ennemi puissant, elles les abandonneront aussitôt ; mais si, conformément à leurs décrets. elles affermissent leur union avec Olynthe par des alliances et des acquisitions réciproques ; si, instruites par l’exemple des Arcadiens, qui, marchant avec nous, conservent leurs possessions et pillent celles d’autrui, elles voient qu’il leur est avantageux de suivre le plus fort, la puissance olynthienne ne sera peut-être pas si facile à détruire. »

Après cette harangue, les Lacédémoniens donnèrent la parole aux alliés, et les invitèrent à ouvrir l’avis qu’ils croiraient le meilleur pour le bien du Péloponnèse et des alliés. Beaucoup d’entre eux, et particulièrement ceux qui voulaient complaire aux Lacédémoniens, étaient d’avis qu’on mît une armée sur pied. Il fut donc arrêté que chaque ville contribuerait à une levée de dix mille hommes ; on ajouta en même temps qu’on serait libre de fournir de l’argent au lieu d’hommes, à raison de trois oboles éginètes par fantassin, et de quatre fois autant par cavalier. Les Lacédémoniens exigeraient des villes qui se refuseraient à l’expédition, un statère d’amende par jour pour chaque homme qu’on aurait du fournir.

Ces mesures conclues, les Acanthiens se levèrent une seconde fois pour observer que ces décrets étaient excellens, mais que leur exécution trainerait nécessairement en longueur ; que pendant la levée des dix mille hommes, les Lacédémoniens feraient bien d’envoyer en diligence le général et toutes les troupes que Sparte et les autres villes pourraient fournir sur-le-champ ; qu’en prenant ce parti, ou tiendrait en respect les villes qui ne s’étaient point déclarées pour Olynthe, et que celles qu’on avait contraintes ne seraient pas redoutables. Cet avis aussi approuvé, l’on envoie Eudamide, et avec lui environ deux mille tant néodamodes que Scirites et périèces. Lors de son départ, il pria les éphores de confier à son frère Phédidas le commandement des troupes qui ne partaient pas encore. Quant à lui, dès qu’il fut arrivé en Thrace, il envoya des garnisons aux villes qui lui en demandaient, et détacha Potidée de l’alliance d’Olynthe ; après quoi il fit la guerre comme il le pouvait avec des forces inférieures.

Sur ces entrefaites, Phébidas, ayant rassemblé les troupes qui devaient joindre Eudamine, se mit à leur tête et partit. Arrivé à Thèbes, il campa près du gymnase situé hors de la ville. La division régnait alors parmi les Thébains : leurs généraux Isménias et Léontiade se haïssaient, et chacun avait sa faction. Le premier, qui n’aimait pas Lacédémone, ne voyait point Phébidas ; l’autre, au contraire, lui rendait des soins :

« Phébidas (lui dit-il un jour, sûr de son amitié), aujourd’hui même vous pouvez rendre le plus grand service à votre patrie. Suivez-moi avec vos hoplites ; je vous introduirai dans la forteresse ; dès que vous en serez maître, croyez Thèbes aux Lacédémoniens et à tous vos amis. Une proclamation vient de défendre aux Thébains de marcher avec vous contre Olynthe ; mais exécutez ce projet de concert avec nous, et bientôt nous vous donnerons quantité d’hoplites et de cavaliers ; vous conduirez une belle armée à votre frère, et tandis qu’il travaille à s’emparer d’Olynthe, vous aurez réduit Thèbes, ville beaucoup plus puissante qu’Olynthe. »

Ce discours enflamma le courage de Phébidas : il aimait mieux se signaler par un grand exploit que de conserver sa vie ; mais il n’avait pas une grande réputation de jugement et de prudence.

Dès qu’il eut son consentement, Léontiade l’engagea à continuer sa marche comme il y était disposé. Quand il sera temps, ajouta-t-il, je reviendrai à vous, et je vous servirai de guide. Le conseil était assemblé sous les portiques de la place publique, parce que les femmes célébraient dans la Cadmée la fête de Cérés ; les rues étaient désertes ; car c’était en été et sur le midi. Léontiade monte à cheval, ramène Phébidas et le conduit droit à la citadelle. Il y établit Phébidas et ses soldats, lui donne les clefs, avec défense de ne laîsser entrer personne qu’avec une permission expresse, et il va trouver les sénateurs.

« Thébains, leur dit-il, ne soyez point effrayés de voir votre citadelle occupée par les Lacédémoniens ; ils vous annoncent qu’ils ne sont ennemis que de ceux qui désirent la guerre. Pour moi, en vertu de la loi qui permet au polémarque de s’assurer de quiconque commet des actions dignes de mort, je fais arrêter Isménias, comme cherchant à nous mettre en guerre. Lochages, et vous, soldats, levez-vous et saisissez vous de la personne d’Isménias, et menez-le au lieu désigné. »

Ceux qui trempaient dans le complot s’approchent, obéissent, saisissent Isménias : les citoyens qui ne savaient rien, mais qui s’étaient montrés contraires à la faction léontiade, s’enfuirent de la ville, dans la crainte d’ètre massacrés ; quelques-uns s’étaient d’abord retirés chez eux ; mais sur la nouvelle de l’emprisonnement d’Isménias, ils se réfugièrent à Athènes, au nombre de quatre cents. Après la nomination d’un polémarque à la place d’Isménias, Léontiade partit pour Lacédémone. Il y trouva les éphores et le peuple très indisposés contre Phébidas, qui n’avait pas suivi les ordres de la république. Agésilas dit qu’il méritait punition s’il avait causé quelque préjudice à Lacédémone ; mais que s’il l’avait servie, de pareils coups de main étaient tolérés par un ancien usage. Voici donc l’état de la question : la prise de la citadelle est-elle utile ou désavantageuse ? Léontiade se montrant alors, parla en ces termes :

« Lacédémoniens, dit-il, vous étes convenus vous-mêmes que les Thébains ne cherchaient qu’à vous nuire avant qu’on se fût emparé de leur citadelle. Vous avez vu qu’ils se sont toujours comportés en amis avec vos ennemis, en ennemis avec vos amis. N’ont-ils pas refusé de marcher contre vos adversaires les plus acharnés, contre le peuple d’Athènes, qui occupait le Pirée ? N’ont-ils pas attaqué les Phocéens, parce qu’ils les voyaient bien intentionnés pour vous ? ils ont même fait alliance avec Olynthe, parce qu’ils savaient que vous lui déclariez la guerre. Vous vous attendiez toujours au moment où l’on dirait qu’ils s’étaient soumis de force la Bœotie. À présent que la citadelle est occupée par vos armes, vous n’avez plus à redouter Thèbes : afin qu’elle vous fournisse ce que vous exigerez d’elle, une simple scytale vous suffira, pourvu toutefois que vous soyez aussi attentifs à nous soutenir, que nous l’avons été à ménager vos intérêts. »

Ce discours entendu, l’assemblée arrêta que l’on garderait la citadelle puisqu’elle était prise, et qu’on ferait le procès à Isménias ; en sorte qu’on envoya trois juges de Lacédémone, avec un de chaque ville alliée, grande ou petite. Les juges siègent : on accuse Isménias d’avoir favorisé les Barbares au préjudice des Grecs, contracté étroite alliance avec le roi de Perse, partagé son or ; enfin, de s’être, avec Androclide. montré le principal auteur des troubles de toute la Grèce.

Isménias se défendit bien, mais sans écarter les soupçons d’ambition et de malveillance : on le condamna à mort ; il subit son jugement. Les partisans de Léontiade, devenus maîtres de Thèbes, faisaient pour les Lacédémoniens plus encore qu’on ne leur commandait.

Assurés de leur conquête, les Lacédémoniens s’occupèrent avec plus d’ardeur de la guerre d’Olynthe. Ils firent partir Téleutias en qualité d’harmoste, l’autorisant à une conscription de dix mille hommes. La scytale envoyée aux villes alliées leur ordonnait de suivre Téleutias, conformément au décret ratifié par les alliés. Il n’était pas ingrat envers ceux qui le servaient : on le suivit donc volontiers. Les Thébains lui envoyèrent, parce qu’il était frère d’Agésilas, des hoplites et des cavaliers. Il marchait à petites journées, autant pour grossir son armée que pour empêcher toute hostilité en pays ami. Il dépêcha aussi vers Amyntas ; il lui conseillait de lever des troupes, et d’engager, à force d’argent, les rois voisins dans sa défense, s’il voulait recouvrer ses états. Il envoya même vers Derdas, prince d’Élimie, pour lui représenter que les Olynthiens, après avoir soumis la Macédoine, monarchie imposante, ne laisseraient en paix aucune puissance inférieure, si l’on ne réprimait leur insolence.

En suivant ce plan, il arrive avec de grandes forces sur les terres de leurs alliés ; il entre dans Potidée, et de là, avec ses troupes rangées en bataille, sur le territoire ennemi. En allant à Olynthe, il n’employait ni le fer ni le feu ; il pensait que ces ravages ralentiraient sa marche et nuiraient à sa retraite : il se proposait, lorsqu’il s’éloignerait d’Olynthe, de couper les arbres, et de s’en former une barrière, si l’on voulait fondre sur son arrière-garde.

A dix stades au plus de la ville, il fit halte : en s’avançant vers les portes par où sortait l’ennemi, il se trouvait à la tête de l’aile gauche ; il y resta. Les alliés occupaient l’aile droite avec la cavalerie de Thèbes, de Lacédémone et de Macédoine. Il retint près de lui Derdas, avec ses cavaliers, au nombre d’environ quatre cents, autant parce qu’il estimait sa cavalerie que par honneur pour Derdas, qu’il voulait vivement intéresser à cette expédition.

Les ennemis s’étaient rangés près des murs : leur cavalerie étroitement serrée charge celle de Sparte et de Bœotie, renverse de dessus son cheval Polycharme, hipparque lacédémonien, le foule à terre, le couvre de blessures, le tue lui et d’autres braves encore, et met en déroute la cavalerie de l’aile droite. A la vue de ces cavaliers en fuite, l’infanterie pliait déjà ; la bataille était perdue si Derdas et ses cavaliers n’eussent poussé droit aux portes d’Olynthe, suivis de Téleutias et de ses troupes bien rangées. La cavalerie olynthienne pénétrant son dessein, et craignant d’être coupée, rebroussa chemin en grande diligence : alors Derdas en tua plusieurs. Mais l’infanterie olynthienne rentra dans la ville sans grande perte, parce qu’elle était près des murs. Téleutias, vainqueur, dressa un trophée, et se retira en coupant des arbres. Comme l’hiver approchait, il licencia les troupes de Macédoine et celles de Derdas. Les Olynthiens continuèrent d’infester les villes fédérées de Sparte, leur prirent du butin et leur tuèrent des hommes.


CHAPITRE III.


A l’entrée du printemps, environ six cents cavaliers olynthiens étaient accourus sur le midi dans les campagnes d’Apollonie, qu’ils fourrageaient ça et là. Le hasard avait amené, le même jour, Derdas et sa cavalerie ; il dînait dans Apollonie. Il voit ce ravage, tient ses chevaux tout prêts, ses cavaliers armés, et ne fait d’abord aucun mouvement ; mais voyant que les Olynthiens accouraient insolemment jusque dans le faubourg, et aux portes même de la ville, il sortit avec ses troupes. A sa vue, ils fuient. Derdas les poursuit dans leur déroute l’espace de quatre-vingt-dix stades : il frappe sans relâche et ne s’arrête que lorsqu’il les a poussés sous les murailles d’Olynthe. Dans cette action l’ennemi perdit environ quatre cents cavaliers. Après cet échec, les Olynthiens, devenus plus casaniers, ne cultivaient qu’une très petite portion de leurs terres.

La saison avançant, Téleutias se met en campagne, dans le dessein de couper les arbres encore sur pied et de ruiner les moissons. Les Olynthiens traversent la rivière qui passe près de la ville, et s’approchent doucement de son camp. Irrité de leur audace, il ordonne à Tiémonide, commandant des peltastes, de courir sur eux. A la vue de ces troupes, les Olynthiens rebroussent chemin, se retirent au pas, et repassent le fleuve, suivis de ces peltastes, qui, croyant poursuivre intrépidement des fuyards, traversent aussi le fleuve. Les cavaliers olynthiens, persuadés de leur supériorité, se retournent, les chargent, tuent Tiémonide, et plus de cent autres avec lui.

Cet échec met Téleutias hors de lui-même ; il s’avance avec ses hoplites, commande aux peltastes et aux cavaliers de donner de toutes leurs forces. Pour s’être inconsidérément approchés des murs, ces derniers se retirèrent fort maltraités. Quant aux hoplites, accablés de traits lancés du haut des tours, ils faisaient retraite en désordre et parant les traits. La cavalerie olynthienne revint alors à la charge, suivie de peltastes et d’hoplites, qui tombèrent sur la phalange rompue. Téleutias périt en combattant : bientôt les Lacédémoniens fuirent, les uns à Spartole, les autres à Acanthe, d’autres à Apollonie, la plupart à Potidée. L’ennemi s’étant partagé pour les suivre, il se fit un horrible carnage : on moissonna la fleur de l’armée.

De telles catastrophes donnent une grande leçon aux hommes : elles leur apprennent que l’on ne doit point châtier même des esclaves dans l’accès de la colère, parce que bien souvent alors on se fait plus de mal à soi que l’on n’en fait à autrui. Mais en guerre, c’est une faute inexcusable de prendre conseil, non de la prudence, mais de son ressentiment. La colère ne voit rien, au lieu que la raison prévoit le danger avant de songer à la vengeance.

Les Lacédémoniens, instruits de cette défaite, résolurent d’envoyer une armée formidable, tant pour réprimer l’insolence des vainqueurs que pour conserver leurs premiers avantages. La résolution prise, ils confèrent le commandement au roi Agésipolis, et lui adjoignent trente Spartiates, comme ils avaient fait pour Agésilas en Asie. Il fut suivi de plusieurs braves volontaires des campagnes, d’étrangers appelés Trophimes, de bâtards Spartiates, hommes beaux et dressés à la discipline de Sparte. Je ne parle ni des volontaires des villes alliées, ni de la cavalerie thessalienne, jalouse d’être connue d’Agésipolis, ni enfin d’Amyntas ni de Derdas, qu’animait une nouvelle ardeur. Agésipolis, tout entier à son expédition, marchait vers Olynthe.

Cependant la ville de Phlionte, ayant mérité les éloges de ce prince pour s’être empressée de lui fournir une grande somme d’argent, s’imagina qu’en son absence Agésilas ne la viendrait point attaquer, et que les deux rois ne sortiraient pas en même temps de Lacédémone : elle maltraita donc les bannis. Ceux-ci demandaient que l’on jugeât leurs contestations devant un tribunal impartial : on les contraignait de plaider dans la ville même. ils demandaient en vain ce qu’était la justice là où les mêmes hommes étaient juges et partie ; personne ne les écoutait.

Les bannis allèrent à Lacédémone se plaindre de leurs concitoyens, accompagnés de quelques Phliontins, qui attesterent que la conduite qu’on tenait à l’égard des bannis était généralement improuvée. Phlionte irrité condamna à l’amende ceux qui sans mission étaient allés à Sparte. Ceux-ci n’osaient plus retourner chez eux : ils firent entendre que ceux qui les condamnaient étaient les mêmes hommes qui les avaient chassés, et avaient fermé leurs portes aux Lacédémoniens ; les mémes qui avaient acheté leurs biens, et qui les retenaient par la violence ; les mêmes qui avaient fait punir leur voyage d’une amende, pour que désormais personne n’osât plus venir dénoncer ce qui se passait dans la ville.

Toutes ces injustices étaient évidentes. Les éphores ordonnérent une levée, qui ne déplut pas à Agésilas : car Archidamus, son père, était lié avec Podanémus et autres bannis. Quant à lui, il était intime ami de Proclès, fils d’Hipponicus.

Après avoir obtenu des auspices favorables, il partit sans délai, et rencontra sur sa route de nombreuses députations, qui lui offriront de l’argent pour qu’il n’allât pas plus avant. Sa réponse fut qu’il ne se mettait pas en campagne pour commettre des injustices, mais pour secourir ceux qui en éprouvaient. Comme ils offraient enfin de souscrire à toutes ses volontés, pourvu qu’il n’entrât pas sur leur territoire, il leur répliqua qu’il ne croyait point aux discours de gens artificieux, qu’il exigeait un gage moins équivoque. « Lequel ? lui demandèrent-ils. — Celui que vous avez déjà donné sans vous en repentir. » Par ce mot, il entendait leur forteresse. Sur leur refus, il entra dans le pays, et tira une ligne de circonvallation autour de la place.

On murmurait dans son camp, de ce que, pour un petit nombre d’hommes, Lacédémone s’exposait à l’inimitié de plus de cinq mille individus ; et pour rendre ce fait notoire, les Phliasiens tenaient leur assemblée hors du lieu accoutumé, sous les yeux des assiégeans. Voici comment Agésilas sut parer à cet inconvénient.

Toutes les fois que des parents ou amis de bannis passaient dans son camp, il ordonnait à ses soldats de leur appréter un repas lacédémonien, de fournir le nécessaire à ceux qui voudraient prendre part aux exercices, même de leur procurer à tous des armes, et de ne point hésiter à se prêter entre eux de l’argent pour de pareilles acquisitions. En se conformant à ses conseils, ils eurent plus de mille hommes robustes, bien disciplinés et bien armés ; en sorte qu’ils finissaient par avouer que de tels soldats leur étaient nécessaires.

Tandis qu’Agésilas s’occupait de ce siège, Agésipolis vint de la Macédoine camper devant Olynthe. Comme personne ne paraissait, il acheva de ruiner tout ce qui restait ; puis, passant sur les terres alliées des Olynthiens, il y fit le même dégât et prit Torone d’assaut. C’était dans les grandes chaleurs de l’été : une fièvre brûlante le saisit. Tout récemment il avait visité le temple de Bacchus dans Aphyte ; il lui prit envie d’en revoir les bocages touffus et les ondes fraîches et limpides. il y fut porté encore vivant ; mais le septiéme jour de sa fièvre, il mourut hors du temple. Il fut embaumé dans du miel et porté à Sparte, où il reçut une sépulture royale.

Agésilas apprend cette nouvelle : loin de s’en réjouir, ainsi qu’on se l’imaginerait, comme délivré d’un rival, il le pleura au contraire ; il regretta sa société, car les deux rois vivent ensemble quand ils sont à Sparte. Agésipolis savait tenir avec son collègue des conversations de jeune homme, lui parlait de chasse, de chevaux et d’amour ; il le traitait d’ailleurs avec le respect qu’on doit à son ancien. Les Lacédémoniens lui donnèrent pour successeur à Olynthe l’harmoste Polybiade.

Déjà s’était écoulé le temps pour lequel on avait dit Phlionte approvisionnée ; mais la sobriété a un tel avantage sur l’intempérance, que lorsque les Phliasiens eurent décrété la demi-ration, décret qui fut observé, ils se virent deux fois plus de provisions qu’on n’eût osé l’espérer : la hardiesse n’a pas moins d’avantage sur la pusillanimité. Un des principaux citoyens, nommé Delphion, secondé de trois cents Phliasiens, eut assez de force et pour réduire les habitans qui voulaient capituler, et pour jeter dans les fers ceux dont il se défiait : il contraignait le peuple à monter la garde ; et pour s’assurer de sa fidélité, il surveillait l’exactitude du service. Souvent même il faisait des sorties avec sa troupe ; et tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, il re poussait les assiégeans des tranchées qui environnaient la ville.

Cependant les trois-cents, après une exacte recherche, ne trouvant plus de vivres pour la ville, députent vers Agésilas, le prient d’accorder une trêve pour aller à Lacédéraone ; ils lui disent qu’ils ont résolu de laisser leur ville à la discrétion du conseil de Lacédémone. Irrité de ce qu’on ne traite point avec lui, Agésilas accorde la trêve ; mais il envoie des courriers à ses amis, et par leur entremise l’affaire des Phliontins lui est renvoyée. Aussitôt il double les gardes, afin que personne ne sorte de la ville : néanmoins Delphion et un de ses esclaves flétri de stigmates, se sauvent de nuit, après avoir pris des armes à plusieurs assiégeans.

Les députés revenus de Sparte, annoncent à Agésilas que le conseil lui laisse plein pouvoir sur l’affaire de Phlionte. Il charge cinquante bannis et cinquante citoyens de la ville de juger premièrement qui aurait la vie sauve, et qui méritait de la perdre ; de faire ensuite des lois d’après lesquelles ils se gouverneraient. En attendant l’exécution de ces dispositions, il laissa une garnison et de quoi l’entretenir pendant six mois. Ces mesures prises, il congédia les troupes alliées et ramena les siennes à Sparte. Telle fut l’issue du siège de Phlionte, après vingt mois de durée.

Cependant Polybiade réduisait les Olynthiens à une famine extrême. Ils ne recevaient point de blé par terre ; il ne leur en arrivait point par mer. Ils envoyèrent à Lacédémone demander la paix : leurs députés, investis d’un pouvoir illimité, la firent aux conditions qu’Olynthe aurait pour amis ou ennemis les amis ou ennemis de Lacédémone, et qu’alliée fidèle, elle marcherait sous les drapeaux de cette république. Après avoir prêté serment de fidélité, ils retournèrent à Olynthe.

L’heureuse Lacédémone voyait les Thébains et les Bœotiens entièrement soumis, les Corinthiens devenus alliés sûrs, Argos abattue et ne pouvant plus prétexter les mois sacrés, Athènes abandonnée : elle avait châtié ceux de ses alliés qui lui étaient peu fidèles : son empire semblait assis sur une base aussi glorieuse qu’inébranlable.


CHAPITRE IV.


On pourrait citer, en parlant des Grecs et des Barbares, quantité de faits de ce temps-là, qui prouveraient que les dieux ont l’œil ouvert sur les impies et sur les méchans ; mais disons ce qui tient de plus près à notre sujet, que les Lacédémoniens, qui avaient juré de laisser les villes autonomes, et néanmoins gardaient la forteresse de Thèbes, invaincus jusqu’alors, furent punis par ceux-là seuls qu’ils opprimaient. Ce fut assez de sept bannis pour exterminer tous les Thébains qui avaient introduit les Lacédémoniens dans la forteresse, ces mêmes Thébains qui avaient voulu l’asservissement de leur patrie pour en usurper la souveraineté. Je vais raconter ce grand événement.

Phyllidas, greffier d’Archias et des autres polémarques, homme fort estimé dans l’exercice de ses fonctions, était allé à Athènes pour ses affaires. L’un des bannis, Mellon, qui le connaissait auparavant, l’aborde et s’informe des déportemens d’Archias et de Philippe : le trouvant plus que lui révolté de la situation politique de Thèbes, il convient avec lui, après un serment réciproque de fidélité, des moyens d’opérer une révolution. Mellon s’adjoint six autres bannis propres à seconder ses vues. Sans autres armes que des poignards, ils entrent la nuit sur le territoire de Thèbes, passent le lendemain dans un lieu solitaire, et vont aux portes de la ville comme des traineurs revenant des travaux des champs. Ils entrent, et passent encore la nuit et le jour suivant chez un nommé Charon.

Les polémarques sortant de charge, célébraient les Aphrodisies. Phyllidas était occupé d’affaires relatives à cette fète : depuis longtemps il leur avait promis de leur amener les plus belles et les premières femmes de la ville ; il les assurait qu’il allait tenir parole. Ces hommes de plaisir attendaient la nuit avec une douce impatience. Après souper, échauffés par les vins qu’il les avait excités à boire, ils le pressent d’amener les courtisanes. Il sort, il amène Mellon et ses gens. Trois étaient travestis en maîtresses, les autres en servantes : il les conduit dans une chambre secrète du palais des polémarques ; il rentre. et annonce à Archias et à ses collègues que les femmes ne veulent point entrer qu’on n’ait éloigné les officiers. Les polémarques les congédient tous et l’instant : Phyllidas leur donne du vin et les envoie dans la maison de l’un des officiers. Il introduit les courtisanes et donne à chacun la sienne. Or, les coujurés étaient convenus qu’à l’instant où ils s’asseieraient, chacun se découvrirait et frapperait.

C’est ainsi que les polémarques moururent, au rapport de quelques-uns : d’autres racontent que Mellon et ses complices entrèrent comme de joyeux convives, et les tuèrent.

Phyllidas, accompagné de trois des conjurés, va ensuite chez Léontiade. Il frappe à la porte et dit qu’il veut lui donner un avis de la part des polémarques. Léontiade, qui venait de souper, se trouvait couché dans une chambre séparée ; près de lui était assise sa femme, qui filait de la laine. Plein de confiance dans Phyllidas, il fait ouvrir. Ils entrent, ils le poignardent ; ils compriment par des menaces les cris de sa femme. Au sortir de là, ils ordonnent qu’on ferme les portes, en menaçant, s’ils les trouvent ouvertes, de tuer tous ceux de la maison. Après ce coup décisif, Phyllidas va à la prison avec deux coujurés, et dit au geôlier qu’il lui amène un prisonnier de la part du polémarques. Le geôlier n’a pas plutôt ouvert qu’on le tue : les prisonniers mis en liberté, sont pourvus d’armes enlevées du portique, et conduits près du tombeau d’Amphion, avec ordre d’y rester sous les armes.

Bientôt, par la voix des hérauts, on ordonne à tous les Thébains, soit hoplites ou cavaliers ; de sortir ; on annonce que les tyrans sont morts. Tant que la nuit dura, la défiance retint les citoyens dans leurs maisons ; mais quand le jour les eut éclairés sur ce qui s’était passé, tous aussitôt, cavaliers, hoplites, accoururent avec leurs armes. Des exilés déjà rentrés dépéchèrent des cavaliers même aux deux stratèges qui gardaient les frontières de l’Attique, et qui d’avance connaissaient l’objet de la députation.

L’harmoste de la citadelle, informé de la proclamation de la nuit, envoya sur-le-champ à Thespie et à Platée demander du secours. La cavalerie thébaine, avertie de l’approche de ceux de Platée, vint à leur rencontre et en tua plus de vingt. Après cet exploit, on revint assiéger la forteresse avec les troupes arrivées en diligence des frontières athéniennes. La garnison se croyant trop peu nombreuse, voyant d’ailleurs et l’ardeur de tous les assiégeans et l’importance des prix proposés à ceux qui monteraient les premiers à l’assaut, fut saisie d’effroi et déclara qu’elle quitterait la place, pourvu qu’on la laissât sortir avec la vie sauve et les armes ; ce qui lui fut accordé volontiers. Sur cette trève garantie par la foi du serment, la garnison délogea. Cependant on saisit à la sortie tous ceux qu’on savait du parti contraire, et on les tua. Grâces aux troupes athéniennes des frontières, quelques-uns échappèrent au massacre et se sauvèrent. Tous les enfans des massacrés, sans exception, furent pris et égorgés.

Sur ces nouvelles, les Lacédémoniens punirent de mort l’harmoste qui avait rendu la place sans attendre de secours, et ordonnèrent une levée. Pour se dispenser de cette expédition, Agésilas représenta qu’il avait quarante ans de service, qu’à cet âge les autres particuliers étaient exempts de service hors de la république, que les rois devaient jouir du même privilège. C’était par un autre motif qu’il restait à Sparte ; il savait que s’il acceptait le commandement, ses concitoyens l’accuseraient d’avoir sacrifié la tranquillité publique à la cause des tyrans : il les laissa donc arbitres du parti qu’ils prendraient.

A l’instigation de ceux qu’on avait exilés après les massacres de Thèbes, les éphores envoyèrent Cléombrote, au fort de l’hiver : c’était sa première campagne. Comme Chabrias était posté sur la route d’Éleuthère avec les peltastes athéniens, Cléombrote monta par la voie Platée ; ses peltastes s’avancèrent et trouvèrent le haut des montagnes défendu par ceux qu’on avait tirés des prisons de Thèbes. Ils étaient au nombre d’environ cent cinquante : la fuite seule en sauva quelques-uns. Quant à lui, il descend vers Platée, encore alliée de Lacédémone, vient à Thespie ; de là s’avance à Cynocéphale, ville thébaine, où il campe seize jours, puis revient à Thespie, où il laissa l’harmoste Sphodrias avec le tiers des troupes alliées. Il lui donna tout l’argent qu’il avait apporté de Sparte, avec ordre de solder en outre des troupes étrangères ; ce que Sphodrias exécuta.

Cléombrote ramena ses troupes à Lacédémone par Creusis, sans que l’on sût s’il y avait paix ou guerre avec les Thébains : il était bien entré sur leurs terres à main armée ; mais il en était sorti en leur causant le moins de dommage possible. Au départ, souffla un vent impétueux que quelques-uns jugèrent un présage de l’avenir. En effet, entre autres désordres, comme Cléombrote avec son armée franchissait la montagne qui va de Creusis à la mer, ce vent précipita du haut en bas quantité d’ânes avec leurs charges, et emporta beaucoup d’armes, qui se perdirent dans la mer. Beaucoup de guerriers ne pouvant marcher, laissèrent ça et là, sur le faîte de la montagne, leurs boucliers renversés et remplis de pierres. Ce jour-là ils soupèrent comme ils purent à Égosthène, ville du territoire de Mégare. Le lendemain ils vinrent reprendre leurs armes ; et licenciés par Cléombrote, ils s’en retournèrent chez eux.

Les Athéniens, considérant que Sparte était puissante, qu’elle avait terminé la guerre avec Corinthe, et que, pour ainsi dire, maîtresse des côtes de l’Attique, elle avait envahi Thèbes, furent saisis d’une telle épouvante qu’ils firent le procès aux deux généraux qui avaient su la conspiration de Mellon contre Léontiade : l’un fut condamné à mort, l’autre à l’exil, pour n’avoir pas attendu son jugement.

Les Thébains, de leur côté, dans l’appréhension que tout le poids de la guerre ne tombât sur eux, s’avisèrent d’un stratagème. Sphodrias était armoste de Thespie : ils lui persuadèrent par argent, comme le bruit en courut, de fondre sur l’Attique, afin d’animer Athènes contre Lacédémone. Sphodrias gagné se flatte qu’il va s’emparer du Pirée qui n’est pas fermé, part de Thespie après avoir soupé de bonne heure, et dit avec confiance à ses troupes qu’il arrivera avant le jour au Pirée ; mais le jour le surprit à Thrie ; et au lieu de tenir son projet caché, il se détourna de son chemin pour enlever des troupeaux et piller des maisons. Quelques-uns de ceux qui l’avaient rencontré accoururent, de nuit, avertir les Athéniens de l’approche d’une grande armée. Bientôt les cavaliers et les hoplites se mettent sous les armes ; la ville est gardée.

Étymoclès, Aristolochus, Ocellus, députés de Sparte, se trouvaient par hasard à Athènes chez Callias, proxène de leur république. Les magistrats en sont informés ; ils les font arrêter comme complices du fait. Saisis d’effroi, ceux-ci représentent pour leur justification, que s’ils eussent connu le projet de surprendre le Pirée, ils n’eussent point porté la démence jusqu’à se livrer eux-mêmes renfermés dans la ville, surtout chez leur proxène, où on les avait aisément trouvés : « Athéniens, vous reconnaîtrez bientôt que la république de Sparte est aussi étrangère que nous à de telles menées ; bientôt, nous vous l’assurons, vous apprendrez que Sphodrias a été puni de mort. » On les juge non complices : ils sont congédiés. Les éphores rappellent Sphodrias, et s’armant d’une feinte sévérité, lui intentent un procès capital. Celui-ci craignit de comparaître, et quoique coupable de contumace, fut absous ; jugement que trouvèrent inique bien des Lacédémoniens. Voici ce qui l’occasiona.

Sphodrias avait un fils nommé Cléonyme, le plus beau et le plus vertueux de la classe des enfans, qu’il venait de quitter : Archidamus, fils d’Agésilas, l’aimait. Les favoris de Cléombrote inclinaient pour l’absolution de Sphodrias, leur ami ; mais ils redoutaient Agésilas, ses partisans et ceux qui restaient neutres ; car on jugeait le délit grave. Sphodrias dit donc à Cléonyme : « Mon fils, tu peux sauver ton père, si tu pries Archidamus de rendre Agésilas favorable à ma cause. » À ces mots, le jeune homme court avec confiance aborder Archidamus et le prie d’être le sauveur de son père.

Archidamus, voyant Cléonyme pleurer, mêlait ses pleurs à ceux de son jeune ami ; et répondant à sa requête : « Sache, Cléonyme, que je n’oserais même regarder mon père en face : si je désire obtenir quelque chose dans la république, je m’adresse à tout autre qu’à mon père ; cependant, puisque tu le veux, compte sur mon zèle et celui de mes amis pour te rendre content. » il venait alors de la salle où les Spartiates prenaient en commun leurs repas ; il se couche. Le lendemain, il se leva de grand matin, dans la crainte que son père ne sortît à son insu.

Il le voit prêt à sortir ; il lui laisse donner audience d’abord aux citoyens, ensuite aux étrangers, puis à ceux de ses officiers qui désiraient lui parler. Enfin comme Agésilas, de retour de l’Eurotas, entrait dans sa maison, Archidamus se présenta encore sans l’aborder : le lendemain il en fit autant. Agésilas se doutait bien du motif de ses allées et venues ; mais il ne lui faisait pas de questions. Archidamus désirait, comme on peut le croire, de voir Cléonyme ; mais il ne l’osait pas sans avoir présenté la requête à son père. Les amis de Sphodrias, ne voyant plus venir Archidamus comme auparavant, appréhendaient fort qu’il n’eût été rebuté.

Archidamus enfin se hasarde d’aborder Agésilas : « Mon père, lui dit-il, Cléonyme veut que je vous prie de sauver son père ; s’il est possible, sauvez-le, je vous en conjure. — Je te pardonne, répondit Agésilas ; mais moi, comment serais-je excusable de ne pas condamner un homme qui a sacrifié l’intérêt général à sa cupidité ? » Archidamus se retira sans répliquer, vaincu par une si juste réponse ; mais de nouveau, ou de son propre mouvement ou par instigation, il aborde son père : « Je sais, lui dit il, que vous absoudriez Sphodrias s’il était innocent ; mais s’il est coupable, pour l’amour de moi qu’il obtienne son pardon. — Soit, si cela se peut sans blesser l’honneur. » Sur cette réponse, il s’en alla le découragement dans l’âme.

Cependant un des amis de Sphodrias, conversant avec Étymoclès, lui tint ce langage : « Vous tous, amis d’Agésilas, vous condamnerez Sphodrias à mort ? — Nous ferons comme Agésilas, qui dit a tous ceux à qui il parle de cette affaire, qu’on ne peut justifier Sphodrias, mais qu’il est bien dur de perdre un homme qui, enfant, adolescent, et dans l’âge de puberté, s’est toujours comporté avec distinction ; que la république a besoin de tels braves. »

Ce mot rapporté à Cléonyme, lui rendit l’espérance. il va trouver Archidamus : « Maintenant, lui dit-il, nous savons que vous vous occupez de nous ; apprenez, Archidamus, que nous aussi nous n’épargnerons ni soins ni efforts pour que vous n’ayez jamais à rougir de notre amitié. » Il lui tint parole : car il vécut en homme d’honneur ; et à Leuctres, ou il combattit sous les yeux du roi avec le polémarque Dinon, il chargea le premier et mourut au milieu des ennemis. il est vrai que sa mort affligea vivement Archidamus ; mais, suivant sa promesse, loin de le déshonorer, il fut son ornement et sa gloire. Voilà comment Sphodrias fut absous.

Cependant les partisans des Bœotiens représentaient au peuple d’Athènes qu’au lieu de punir Sphodrias, on avait approuvé son odieuse tentative. Les Athéniens fermèrent donc le Pirée, équipèrent une flotte et secoururent les Bœotiens avec ardeur. Les Lacédémoniens, de leur côté, ordonnèrent une levée contre les Thébains ; et persuadés de la supériorité d’Agésilas sur Cléombrote, ils le prièrent d’accepter le commandement. Après avoir protesté de son obéissance aux volontés de son pays, il se disposa à partir ; mais il comprit qu’il était difficile d’entrer dans la Bœotie, si l’on ne s’emparait du Cithéron. Sur la nouvelle que les Clétoriens, en guerre avec ceux d’Orchomène, avaient des troupes soldées, il traite avec eux, et obtient que ces troupes lui soient accordées au besoin ; puis il sacrifie sous de favorables auspices. Avant de se rendre à Tégée, il envoie au commandant des troupes soldées par les Clétoriens la solde d’un mois, en le priant de s’emparer du Cithéron. il demande aux Orchoméniens suspension d’armes pendant la durée de l’expédition : si pendant son absence quelque ville faisait une tentative contre Sparte, ce serait contre elle qu’il marcherait avant tout, suivant la convention des alliés.

Après avoir franchi le Cithéron, il vint à Thespie, d’où il sortit pour entrer sur le territoire des Thébains : il en trouva la plaine et les plus beaux lieux du pays retranchés et palissadés. Il campait tantôt ici, tantôt là ; et partant après le diner, il ravageait la partie orientale des palissades et des fossés qui lui faisaient face. Partout où il se montrait, les ennemis s’y portaient, pour le repousser sans sortir des retranchemens. Un jour qu’il se retirait dans son camp, la cavalerie thébaine, n’étant pas aperçue, sortit à l’improviste de ses palissades par des sentiers détournés. Les peltastes ennemis s’en allaient souper et pliaient bagage : parmi leurs cavaliers les uns montaient à cheval, les autres en descendaient à l’instant. Ils les chargent, tuent quantité de peltasles, quelques cavaliers, entre autres les Spartiates Cléon et Épilytide, le périèce Eudicus et quelques bannis d’Athènes, qui n’étaient pas encore remontés à cheval. Agésilas se retourne, avance avec ses hoplites : ses cavaliers, soutenus des plus jeunes hoplites, accourent contre les cavaliers thébains. Ceux-ci, semblables à des hommes abattus par la chaleur du midi, se laissaient approcher tant que les javelines se lançaient à coups perdus, puis se retiraient : à cette manœuvre, ils perdirent douze de leurs hommes.

Agésilas, considérant que l’ennemi, ainsi que lui, se montrait ordinairement après dîner, sacrifie dès le point du jour, marche en diligence, et, par des lieux solitaires, pénètre jusqu’aux retranchemens, d’où il met tout à feu et à sang jusqu’aux portes de Thèbes. Après cet exploit, il se retira à Thespie, et l’ayant fortifiée, y laissa l’harmoste Phébidas ; puis, repassant le mont Cithéron, il revint à Mégare, où il licencia les alliés, et ramena son armée à Sparte.

Phébidas ensuite, tantôt envoyait des coureurs piller les Thébains et leur faire des prisonniers, tantôt ravageait lui-même leur territoire. Par représailles, les Thébains avancent avec toutes leurs forces vers Thespie. Ils entrent sur le territoire : Phébidas les presse avec ses peltastes et les empêche de se disperser ; au point que, très affligés d’avoir pénétré si avant, ils se retirent plus tôt qu’ils ne l’avaient projeté : les muletiers dans leur fuite déchargeaient même le butin, tant l’armée était saisie d’épouvante.

Enhardi par ce premier succès, il les serre de plus près, ayant avec lui ses peltastes, et commandant aux hoplites de suivre en bataille rangée. Il se flattait de la victoire, parce qu’il combattait lui-même vaillamment, qu’il exhortait ses troupes à une poursuite vigoureuse, et que d’ailleurs il avait ordonné aux hoplites thespiens de fortifier l’infanterie légère. Mais les cavaliers thébains ayant rencontré dans leur retraite des lieux aquatiques, et ne sachant où ils étaient guéables, furent contraints de se rallier et de faire face à l’ennemi. Les peltastes de Phébidas les plus avancés, se voyant en petit nombre, revinrent tout épouvantés sur leurs pas : ce qui décida la cavalerie thébaine à charger. Phébidas périt en combattant avec deux ou trois de ses braves. Les troupes soldées, après cet événement, se débandèrent ; elles arrivèrent près des hoplites thespiens. Ceux-ci prirent aussi la fuite, eux qui auparavant prétendaient bien ne point céder aux Thébains, et que l’on poursuivait avec peu de vigueur, parce qu’il était déjà tard. Les Thespiens perdaient peu de monde ; mais ils ne s’arrêtèrent pas qu’ils ne fussent rentrés dans leurs murs.

Les affaires des Thébains reprirent dès lors une nouvelle face ; ils marchèrent contre Thespie et contre les villes voisines. Comme on avait introduit dans toutes le régime aristocratique, les partisans de la démocratie émigraient et allaient à Thèbes ; en sorte que, dans ces villes aussi, les amis de Sparte avaient fort à souffrir. Cependant les Lacédémoniens envoyèrent par mer un polémarque avec une division à Thespie, pour garder la place. Le printemps venu, les éphores font une nouvelle levée contre les Thébains, et comme auparavant, prient Agésilas de prendre le commandement. Ce général, qui approuvait l’expédition, avant même que d’offrir les diabatères, intime au polémarque de Thespie l’ordre de s’emparer des hauteurs qui dominent le chemin du Cithéron, et de les garder jusqu’à son arrivée.

Agésilas les ayant franchies, se rendit à Platée, feignit d’aller encore à Thespie, et manda qu’on y rassemblât des approvisionnemens, et que les députés l’y attendissent ; de manière que les Thébains campèrent avec toutes leurs forces sur l’avenue de Thespie. Mais le lendemain Agésilas, ayant sacrifié, partit avant le jour, prit la route d’Érythre, et faisant le chemin de deux journées en une seule, il passa le retranchement de Scole avant que les Thébains eussent franchi le poste qu’il avait occupé lors de sa première expédition. De là, il alla ravager la partie orientale de Thèbes jusqu’aux frontières de Tanagre, où dominait la faction d’Hypatodore, partisan de Lacédémone ; puis il revint sur ses pas, laissant Tanagre à sa gauche.

Les Thébains survinrent et se rangèrent en bataille à la poitrine de la Vieille, ayant à dos des fossés et des palissades : le passage étant étroit et de difficile accès, ils croyaient avantageux d’y courir les hasards d’un combat. Agésilas les devine, et au lieu de marcher droit à eux, tourne brusquement et marche vers la ville. Craignant pour leur place, qui se trouvait dégarnie, ils abandonnèrent leur position retranchée et accoururent vers Thèbes par la voie Potnie, qui était la plus sûre. Idée heureuse dans Agésilas, d’avoir forcé l’ennemi à une retraite précipitée en le tournant sur ses derrières ! Quelques polémarques, suivis de leurs mores, ne laissèrent pas de harceler les Thébains dans leur marche. Ceux-ci, du haut des tertres, lançaient des traits, dont l’un blessa mortellement le polémarque Alypète ; mais ils se virent bientôt débusqués de ces tertres : les Scirites et quelques cavaliers y montent et chargent les traîneurs qui rentraient dans la ville. Arrivés près de leurs murs, les Thébains font face ; en sorte que les Scirites, à leur tour, quittent les hauteurs, mais sans perdre aucun homme : les Thébains néanmoins, qui les avaient délogés, dressèrent un trophée.

La nuit approchant, Agésilas s’en alla camper à ce lieu même, et le lendemain, reprit le chemin de Thespie. Les peltastes soldés des Thébains le suivaient hardiment, appelant à grands cris Chabrias, qui restait en arrière. Les cavaliers olynthiens, des lors alliés de Sparte, se retournèrent et repoussèrent ces peltastes vers une montagne, aussi vivement qu’ils en avaient été poursuivis. Ils en tuaient un grand nombre, vu que sur un coteau d’une pente douce il n’est pas difficile à des cavaliers d’atteindre des fantassins.

Agésilas, arrivé à Thespie, y trouva les citoyens divisés. Ceux qui tenaient pour Lacédémone voulaient égorger leurs adversaires, parmi lesquels se trouvait Mellon. Loin de favoriser la discorde, il les réconcilia, les contraignit de se jurer amitié, puis reprit le chemin du Cithéron à Mégare, d’où il licencia les alliés, et ramena ses troupes à Sparte.

Cependant les Thébains, qui depuis deux ans n’avaient rien recueilli de leurs terres, pressés par la disette, envoyèrent deux galères à Pagase pour acheter du blé jusqu’à la somme de dix talens ; mais le Lacédémonien Alcétas, qui gardait Orée, avait appareille bien secrètement trois galères tandis que l’achat se négociait. Il s’empara, à leur retour, des trirèmes et du blé, fit prisonniers les hommes qui montaient ces trirèmes, au nombre de trois cents pour le moins, et les enferma dans la forteresse qu’il habitait ; mais étant descendu pour voir un jeune et bel Oréen, son inséparable ami, les prisonniers, qui remarquèrent sa négligence, se saisirent de la place et soulevèrent la ville ; en sorte que les Thébains firent venir aisément leur blé.

Au printemps suivant, une maladie retenait Agésilas au lit. Revenu de Thèbes à Mégare avec son armée, il montait, un jour, du temple de Vénus au Prytanée : un vaisseau quelconque se rompit et le sang s’infiltra dans la jambe saine. Cette jambe venant à s’enfler avec des douleurs insupportables, un médecin de Syracuse lui ouvrit, près de la cheville du pied, une veine, d’où le sang se perdait jour et nuit ; et quoi que l’on fit, on ne put arrêter l’hémorragie, qui ne cessa qu’à la suite d’un évanouissement. Dans cet état, ou le transporta à Lacédémone, ou il fut malade le reste de l’été et tout l’hiver.

Au printemps, nouvelle levée contre les Thébains : le commandement en est confié à Cléombrote. Arrivé au mont Cithéron, il envoie ses peltastes s’emparer des hauteurs ; mais quelques Thébains et Athéniens, qui les avaient prévenus, les laissèrent monter, et les voyant près d’eux, sortirent d’embuscade, les poursuivirent et en tuèrent près de quarante. Désespérant, d’après cet échec, de franchir les hauteurs, il ramena ses troupes et les licencia.

Mais les alliés s’étant assemblés à Lacédémone, représentèrent qu’on les ruinait en traînant la guerre en longueur ; qu’ils pouvaient équiper une flotte plus puissante que celle des Athéniens, prendre leur ville par famine, et avec cette flotte armée, transporter des troupes qui harcèleraient les Thébains, ou du côté de la Phocide, s’ils le voulaient, ou du côté de la Creuse. La proposition discutée, on équipe soixante galères sous le commandement de Pollis. Ce que les auteurs de la proposition avaient prévu arriva : Athènes fut bloquée ; car les vaisseaux qui portaient les vivres, parvenus à Géreste, ne pouvaient plus doubler le cap à cause de la flotte de Sparte, qui se tenait à Égine, à Andros et à Céos. Les Athéniens, voyant leur détresse, mirent eux-mêmes à la voile sous la conduite de Chabrias, qui livra bataille à Pollis et le défit. Ainsi revint l’abondance dans Athènes.

Comme les Lacédémoniens se disposaient à passer en Bœotie, les Thébains prièrent ceux d’Athènes de courir les côtes du Péloponnèse, persuadés qu’en prenant ce parti il serait impossible aux Lacédémoniens de défendre en même temps leur territoire, celui de leurs alliés du Péloponnèse, et de faire passer en Bœotie des forces redoutables.

Les Athéniens, irrités de l’entreprise de Sphodrias, envoyèrent promptement soixante voiles sur les côtes du Péloponnèse ; le commandement en fut déféré à Timothée. Le territoire de Thèbes n’ayant essuyé aucune irruption, ni pendant l’expédition de Cléombrote, ni durant le trajet de Timothée, les Thébains assaillirent vivement plusieurs places voisines qu’ils reprirent. Timothée, de son côté, n’eut qu’à se montrer, et aussitôt il prit Corcyre, sans asservir ni bannir personne, sans rien changer à sa constitution : ce qui lui mérita l’affection des villes maritimes de ce pays-là.

Cependant les Lacédémoniens équipèrent une nouvelle flotte sous le commandement de Nicoloque, homme audacieux, qui n’eut pas plutôt vu l’ennemi que, sans attendre les six vaisseaux d’Ambracie, il livra bataille à Timothée avec cinquante-cinq vaisseaux : celui-ci en avait soixante. La victoire se déclara pour Timothée, qui dressa un trophée à Élyze, où il mit sa flotte à sec pour la radouber. Nicoloque, renforcé des six galères, y fit voile, et voyant que l’ennemi ne sortait pas du port, dressa aussi un trophée dans les lies voisines. Enfin Timothée, ayant augmenté sa flotte de celle de Corcyre, eut plus de soixante-dix voiles : il reprit l’empire de la mer ; mais comme cet armement exigeait de fortes dépenses, il pria les Athéniens de venir à son secours.


LIVRE VI.


CHAPITRE PREMIER.


Tandis que ces choses se passaient entre Athènes et Lacédémone, les Thébains, après avoir assujetti la Bœotie, marchaient contre la Phocide. Les Phocéens députèrent donc à Sparte, pour déclarer que, faute de secours, ils se verraient forcés de composer avec les Thébains : on leur envoya, par mer, le roi Cléombrote, avec quatre mores et le contingent des alliés.

A peu près dans le même temps, vint aussi de Thessalie à Sparte Polydamas de Pharsale. Estimé dans toute la Thessalie, il jouissait encore, dans sa république, d’une telle réputation d’honneur et de vertu, que les Pharsaliens, déchirés par des factions, lui avaient confié et la garde de leur forteresse et la perception des revenus publics, pour qu’il les employât, selon les lois, aux frais des sacrifices et aux autres besoins de l’état : aussi, de ces deniers Polydamas entretenait la garnison du château et pourvoyait aux autres dépenses, dont il rendait compte tous les ans. Les fonds publics venaient-ils à manquer, il prenait sur les siens, dont il se remboursait quand les recettes devenaient surabondantes. Au reste, il était, selon la coutume des Thessaliens, magnifique et hospitalier. Voici la harangue qu’il prononça dans le conseil de Lacédémone :

« Lacédémoniens, j’appartiens à une famille, de temps immémorial, amie de votre république, et qui vous a rendu d’importans services ; je puis donc recourir à vous dans des circonstances difficiles, et vous avertir des orages qui, de la Thessalie, menaceraient Lacédémone. Jason est assez puissant et célèbre pour que son nom ait frappé vos oreilles. Après avoir conclu une trêve avec moi, il est venu me trouver.

« Polydamas, m’a-t-il dit, je puis conquérir Pharsale ; juges-en par toi même. Les grandes villes de la Thessalie sont mes alliées ; je me les suis soumises lorsque tu me faisais la guerre de concert avec elles. J’ai, comme tu sais, environ six mille hommes de troupes soldées, supérieurs, je crois, aux forces de toute autre république : j’en pourrais tirer d’ailleurs un pareil nombre ; mais que m’offrirait cette faible ressource ? des enfans, ou des vieillards que le poids des ans affaiblit. Dans la plupart des cités, peu d’hommes se fortifient le corps par la gymnastique ; au lieu que dans mes troupes, je n’ai point de guerrier qui ne soit capable des mêmes travaux que moi : et Jason lui-même, car, Lacédémoniens, il faut vous dire la vérité, est aussi robuste qu’infatigable ; tous les jours il exerce ses troupes, sans cesse à leur tête, soit dans les exercices soit dans les combats.

« Les soldats qu’il juge mous et faibles sont réformés : il gratifie de double, triple et même quadruple paye, et d’autres présens encore, ceux qu’il voit infatigables et bravant les périls : malades, il les soigne ; morts, il honore leurs cendres : aussi tous les guerriersa sa solde savent-ils qu’avec de la bravoure ils seront comblés de gloire et de biens. Il m’observa, ce que je savais, qu’il avait sous sa domination les Maraces, les Dolopes et Alcétas, chef de I’Épire. Avec ces avantages, ajouta-t-il, me serait-il difficile de vous assujettir ?

« Mais qu’attendez-vous, me dira quelqu’un qui me connaîtrait mal ? pourquoi ne marchez-vous pas sur-le-champ contre les Pharsaliens ? C’est que j’aime mieux les gagner par la douceur, que les réduire par la force. Que la crainte les asservisse, ils me nuiront de tout leur pouvoir ; et moi je n’aurai en vue que leur affaiblissement : au lieu que si je gagne leur bienveillance, nous nous rendrons à l’envi tous les bons offices possibles.

« Je sais, Polydamas, que ta patrie t’investit de sa confiance ; obtiens-moi son affection, et je te constitue le plus puissant des Grecs après moi : apprends sur quoi je fonde ma promesse, et ne te fie point a mes paroles, à moins que ta raison ne t’en démontre la vérité.

Une fois maître de Pharsale et des villes qui en dépendent, n’est-il pas évident que je me verrai bientôt chef de toute la Thessalie, et que j’aurai alors à mes ordres six mille cavaliers, et plus de dix mille hoplites ? Que ces troupes, aussi robustes que braves, soient bien dirigées, les Thessaliens alors ne se laisseront dominer par aucun peuple.

« La Thessalie est un vaste pays ; lorsqu’elle agit sous un chef unique, tous les peuples circonvoisins lui obéissent ; et comme ils sont presque tous gens de traits, il est probable que nous l’emporterons aussi en peltastes.

« J’ai pour alliés les Bœotiens et tous les peuples en guerre avec Lacédémone : ils seront prêts à me suivre, pourvu que je les affranchisse du joug de cette république. Athènes, je ne l’ignore pas. ferait tout pour contracter alliance avec moi ; mais moi je serais peu jaloux de son amitié, parce qu’à mon avis, nous acquerrons l’empire sur mer plus facilement encore que sur terre.

« Examine si, sur ce point, je raisonne encore juste. Disposant de la Macédonie, d’où Athènes tire ses bois de construction, il dépend de nous d’équiper beaucoup plus de vaisseaux que cette république. Aurait-elle plus d’hommes pour les monter que nous, qui avons tant et de si habiles esclaves ? Quant à la nourriture des matelots, à qui est-elle plus facile, de nous, à qui un territoire fertile permet de faire des exportations, ou des Athéniens, qui manquent de grains, s’ils n’en achètent ! Nos finances seront plus considérables, parce que nous tirons nos revenus, non de petites îles, mais d’un vaste continent qui nous environne, et dont les peuples paient tribut à la Thessalie, lorsqu’un seul chef la gouverne.Tu ne peux ignorer que ce ne sont pas les revenus des îles, mais ceux du continent, qui rendent si opulent le grand roi : eh bien, la conquête de ses états me coûtera moins encore que celle de la Grèce. Là, tous, à l’exception d’un seul, sont plus façonnés à la servitude qu’aux idées libérales. Qui ne sait qu’avec une poignée d’hommes Cyrus et Agésilas firent trembler ce monarque sur son trône ?

« Je répondis à Jason que ce qu’il disait méritait notre attention, mais surtout que la proposition d’abandonner les Lacédémoniens, amis fidèles, dont nous n’avions pas à nous plaindre, était embarrassante. Il loua ma réponse et me dit que mon caractère lui rendait mon amitié encore plus désirable. Il me permit donc de venir vous parler franchement et vous communiquer son dessein de marcher contre Pharsale, si elle ne se rendait de bonne grâce. Demande du secours aux Lacédémoniens, me disait-il : si tu les détermines à t’envoyer des troupes en état de me résister, le sort des armes décidera entre nous ; mais si tu n’obtiens pas des secours suffisans, tu serais inexcusable d’exposer une patrie qui t’honore et te comble de biens. Vous connaissez à présent le sujet de mon voyage ; je vous dis, Lacédémoniens, ce que j’ai vu moi-même, ce que j’ai entendu dire à Jason ; et voici mon sentiment. Si vous envoyez des troupes que les Thessaliens et moi nous jugions en état de tenir tête à notre adversaire, il se verra abandonné de toutes les villes qui redoutent sa grandeur et sa puissance : mais si vous pensez que des néodamodes sous un chef ordinaire suffiraient, je vous conseille de vous tenir en repos. En effet, vous aurez à combattre et des troupes redoutables, et un général qui ne manque ni d’adresse pour tromper son ennemi, ni d’activité pour le prévenir, ni de courage pour le forcer ; un général qui sait user de la nuit comme du jour ; qui, lorsque le temps presse, fait céder au travail le besoin de manger ; qui, enfin, ne prend de repos que lorsqu’il est arrivé à son but et qu’il a terminé ses travaux.

Il inspire à ses soldats les mêmes sentimens : se signalent-ils par une belle action qui leur a bien coûté, il comble leurs vœux ; et ils apprennent à son école que le plaisir est enfant du travail. Quant à lui, il est le plus sobre et le plus tempérant des hommes ; jamais la volupté ne l’arrêta dans sa marche. Délibérez donc, et dites-moi avec cette loyauté qui vous convient, ce que vous pouvez et voulez m’accorder. »

Ainsi parla Polydamas. Les Lacédémoniens différèrent leur réponse. Après avoir calculé, le lendemain et le surlendemain, ce qu’ils avaient de bataillons au dehors, ce qu’ils opposaient de troupes aux trirèmes athéniennes qui infestaient les côtes de Lacédémone, celles enfin qui faisaient la guerre à leurs voisins, ils répondirent que pour le présent ils ne pouvaient lui fournir des secours suffisans, qu’il se retirât chez lui et pourvût le mieux possible à ses intéréts et à ceux de son pays.

Polydamas, après avoir loué leur franchise, s’en revint, pria Jason de ne pas le contraindre à la reddition d’une citadelle qu’il désirait conserver à ceux qui la lui avaient confiée, et lui livra ses enfans en otage, avec promesse d’amener ses concitoyens à une sincère alliance et de le faire proclamer chef de la Thessalie. On se donna parole : la paix fut accordée aux Pharsaliens ; et sans réclamation, Jason fut proclamé chef de la Thessalie. Il commande aussitôt à chaque ville de fournir son contingent de cavaliers et d’hoplites ; et bientôt il se vit plus de huit mille chevaux, tant de Thessaliens que d’alliés ; les hoplites ne montaient pas à moins de vingt mille. Quant aux peltastes, il pouvait en opposer à tous ses ennemis. Ce serait une longue entreprise de faire le dénombrement des villes thessaliennes. Il ordonna aussi à tous ses voisins de payer le tribut qui se levait sur eux du temps de Scopas. Voilà ce qui se passait dans la Thessalie. Revenons au récit que j’avais interrompu pour parler de Jason.


CHAPITRE II.


Les Lacédémoniens et leurs alliés s’étant assemblés dans la Phocide, les Thébains se retirèrent dans leur pays, dont ils gardèrent les avenues. Les Athéniens, voyant que tout ce qu’ils faisaient ne servait qu’à l’agrandissement de Thèbes, qui ne contribuait pas à la dépense de l’armement, tandis qu’ils se ruinaient par d’énormes contributions, par les excursions d’Égine, par l’entretien des garnisons, voulurent mettre fin à cette guerre. Ils envoyèrent donc à Sparte des ambassadeurs qui conclurent la paix.

Deux de ces ambassadeurs, d’après un décret du conseil, mirent aussitôt à la voile, pour signifier à Timothée qu’il ramenât sa flotte, puisque la paix était conclue ; mais en passant, il rétablit les bannis de Zacynthe dans leur île. Ceux de Zacynthe irrités, envoyèrent à Lacédémone pour se plaindre de Timothée. Les Lacédémoniens, se croyant lésés, équipèrent une flotte composée d’environ soixante galères. que fournirent Lacédémone, Corinthe, Leucade, Ambracie, l’Élide, Zacynthe, l’Achaïe, Épidaure, Trézène, Hermione et l’Halie. Mnasippe, chargé du commandement, reçut ordre d’attaquer Corcyre ; c’était le principal objet de sa mission sur ces parages. Ils dépéchèrent pareillement en Sicile, pour représenter à Denys qu’il lui importait aussi que Corcyre ne fût pas sous la domination athénienne.

La flotte étant rassemblée, Mnasippe mit à la voile : il avait, sans les troupes qu’il amenait de Sparte, quinze cents hommes soudoyés. Dès qu’il ont pris terre, il se rendit maître de l’île, et ravagea un pays très bien cultivé, bien planté, orné de magnifiques bàtimens et de riches celliers répandus dans les campagnes. Les soldats, le croira-t-on, en vinrent à un tel raffinement de luxe, qu’ils ne voulaient plus boire que des vins parfumés. On fit un grand butin de bétail et d’esclaves.

Mnasippe campa ses troupes de terre sur une colline située aux frontières de l’île, à cinq stades de la ville : par-là il fermait les avenues à ceux qui eussent voulu entrer sur les terres des Corcyréens. Quant à ses vaisseaux, il les posta aux deux côtés de la ville, d’où il pouvait découvrir et éloigner tout ce qui aborderait dans l’île. De plus, quand le mauvais temps ne l’en empêchait pas, il tenait des galères dans le port et assiégeait ainsi la ville. Ceux de Corcyre, qui ne recueillaient rien de leurs terres, parce qu’elles étaient occupées par l’ennemi, et qui, par mer, ne recevaient aucun soulagement, parce qu’une flotte puissante y faisait la loi, se trouvaient dans une grande disette. Ils envoient demander du secours aux Athéniens ; ils leur représentent que la perte de Corcyre les privera d’un grand bien et donnera de nouvelles forces à l’ennemi, puisque aucune autre ville après Athènes ne fournissait ni autant de vaisseaux, ni autant d’argent ; que de plus Corcyre est avantageusement située par rapport au golfe de Corinthe et aux villes adjacentes à ce golfe ; qu’elle peut impunément ravager la Laconie ; qu’enfin cette île domine et le passage de l’Italie et le trajet de Sicile dans le Péloponnèse.

Les Athéniens jugèrent ces observations dignes de la plus haute considération. Ils envoyèrent donc six cents peltastes sous le commandement de Stésiclès, en priant Alcétas de les passer avec lui dans les îles. Ils y abordèrent de nuit et entrèrent dans la place. On décréta ensuite un armement de soixante vaisseaux sous la conduite de Timothée. Comme ce général ne les trouvait pas au port d’Athènes, il vogua vers les îles, pour porter sa flotte au complet, persuadé que ce n’était pas une chose indifférente que d’assaillir imprudemment une flotte bien montée. Les Athéniens estimant, au contraire, qu’il perdait un temps précieux pour la navigation, le destituèrent sans ménagement. Iphicrate, son successeur, était à peine nommé, qu’il compléta sa flotte en diligence, pressa le départ des triérarques, prit les vaisseaux qui côtoyaient l’Attique, entre autres le Paralus et le Salaminien, avec promesse, en cas de succès, d’en renvoyer une bonne partie ; de manière qu’il eut une flotte de soixante-dix voiles.

Cependant la famine désolait tellement les Corcyréens, que Mnasippe fit publier par ses hérauts, à cause du grand nombre de transfuges, qu’il les vendrait comme esclaves : comme ils n’en désertaient pas moins, il les maltraita et les renvoya. Les citadins, de leur côté, fermaient les portes de la ville aux esclaves : il en mourut un grand nombre dans les champs. Mnasippe, jugeant par-là qu’il serait bientôt maître de la place, traita les troupes soudoyées d’une manière toute nouvelle, supprima la paye des uns, différa de deux mois celle des autres, quoiqu’il ne manquât pas de fonds, à ce que l’on disait ; car l’expédition étant maritime, la plupart des villes en fournissaient au lieu de combattans.

Les soldats mécontens montaient leur garde avec négligence, se répandaient çà et là : du haut des tours les citadins s’en aperçurent, et dans une sortie tuèrent quelques hommes et firent des prisonniers. Mnasippe courut aux armes avec tout ce qu’il avait d’hoplites, enjoignant aux lochages et aux taxiarques de suivre avec les troupes soldées. Deux lochages lui répondirent qu’on ne pouvait être obéi quand on ne payait pas : il frappa l’un d’un coup de bâton, l’autre d’un javelot. Alors ils sortent tous du camp avec un découragement et un dépit bien nuisibles au succès du combat. Mnasippe marche en bataille rangée, met les Corcyréens en fuite, les poursuit jusqu’aux portes de la ville. Ceux-ci se voyant près des murs, se retournent, se portent sur des monticules formés par des tombeaux, et lancent des traits. Plusieurs sortirent par d’autres portes et prirent Mnasippe à dos et en flanc. Sa phalange sur huit de hauteur était trop faible ; il essaya donc de la renforcer en conversant par les ailes et en arrière : les Corcyréens le voyant exécuter une manœuvre qui ressemblait à une retraite, poursuivirent ses soldats comme fuyards. Ceux-ci ne pouvant achever en ordre le mouvement, prirent la fuite, eux et leurs voisins, parce que Mnasippe, ayant l’ennemi sur les bras, ne les pouvait secourir, et que d’ailleurs le nombre de ses gens diminuait à toute heure. Enfin les Corcyréens, rassemblant leurs forces, tombèrent tous ensemble sur Mnasippe et les siens, réduits à un petit nombre. Les hoplites, voyant ce qui se passait, sortirent de la ville, fondirent sur lui : dès qu’ils l’eurent tué, ils poursuivirent les troupes consternées. Ils eussent pris le camp et les retranchemens, si à la vue d’un amas de valets, d’esclaves, de marchands, qu’ils prirent pour des auxiliaires, ils ne fussent revenus sur leurs pas. Les Corcyréens dressèrent un trophée et rendirent les morts.

Depuis cette action, les citadins reprirent courage, tandis que les Lacédémoniens étaient dans l’abattement ; car, outre qu’on annonçait l’arrivée d’Iphicrate, les assiégés appareillaient réellement leurs vaisseaux. Le lieutenant de Mnasippe, Hyperménès, ayant donc rassemblé toute sa flotte et fait le tour de la tranchée, chargea d’esclaves et de bagage tous les vaisseaux de transport, et les renvoya, tandis qu’il restait pour garder la tranchée, avec les épibates et les soldats échappés du combat : mais bientôt saisis d’épouvante, ces derniers aussi remontent sur les trirèmes et mettent à la voile, laissant dans le camp quantité de blé, de vin, d’esclaves et de soldats malades, tant ils appréhendaient d’être surpris dans l’île par les Athéniens. Ils se sauvèrent à Leucade.

Cependant Iphicrate s’embarque et vogue en ordre de bataille, se préparant à un combat naval. Il avait ôté les grandes voiles : quant aux petites, il en faisait peu usage, même avec un vent favorable. Il voguait à force de rames, autant pour fortifier les corps de ses matelots que pour rendre ses galères agiles. Souvent, lorsqu’il s’agissait de prendre les repas, les trirèmes partaient de terre et tournaient le cap en conservant leurs rangs ; puis, dirigeant leur proue en sens contraire, couraient à l’envi prendre terre ; car c’était une grande victoire de dîner les premiers, de se procurer les premiers et de l’eau et d’autres choses aussi nécessaires ; de même que c’était un grand sujet de peine pour les derniers venus, d’être mal partagés et contraints de remonter au premier signal. Les premiers faisaient tout à loisir, et les derniers précipitamment. Lorsque Iphicrate prenait ses repas sur une côte ennemie, il posait, comme cela devait être, des corps de garde en divers endroits, et faisait dresser les mâts des galères, afin que l’on observat. De ces mâts, les sentinelles découvraient souvent plus loin que celles de terre, quelque élevées qu’elles fussent. Soupait-il ou prenait-il du repos, il n’allumait point de feu dans le camp, mais en avant du camp, pour voir sans être vu. Dans un beau temps, il faisait voile aussitôt qu’il avait soupé. Avait-on un vent favorable, tout l’équipage reposait, ou chacun à son tour s’il fallait ramer. Le jour, ils marchaient tantôt en front, tantôt à la file. Par là, en même temps qu’ils voguaient, ils entraient bien exercés, bien appareillés, dans une mer qu’ils croyaient sous la domination ennemie. Souvent il dînait et soupait sur le rivage ennemi ; mais comme il n’y demeurait qu’autant qu’il était nécessaire, il était parti avant qu’on pût l’atteindre, et bientôt il arrivait.

Il reçut la nouvelle de la mort de Mnasippe à Sphagée, sur les côtes de Laconie. Dès qu’il fut dans l’Élide, il passa l’embouchure de l’Alphée, et campa, la nuit, au cap du Poisson. Le lendemain il cingla vers Céphallénie, observant dans son trajet un ordre tel, que rien ne pût lui manquer s’il fallait en venir aux mains. Il ne savait la mort de Mnasippe d’aucun témoin oculaire ; et dans la crainte que cette nouvelle ne fût un stratagème, il se tenait sur ses gardes. Arrivé à Céphallénie, et bien informé, il donna du repos à ses troupes.

Je sais qu’on ne néglige rien de tout cela à la veille d’une bataille ; mais je le loue de ce que, obligé de se rendre en diligence où il s’attendait à combattre l’ennemi, il trouva le moyen d’instruire l’équipage pendant le trajet, sans retarder la marche par ses exercices.

Maître des villes de Céphallénie, il fit voile vers Corcyre. Sur la nouvelle de l’approche de dix trirèmes que Denys envoyait aux Lacédémoniens, il entre lui-même dans l’île et choisit un endroit d’où l’on découvre l’arrivée de la flotte, et d’où les signaux puissent être vus des citadins. Il y posa des sentinelles et convint avec elles du mode d’avertir de l’arrivée de ces trirèmes au port. Il enjoignit à vingt triérarques de le suivre à la voix du héraut, leur déclarant que ceux qui ne suivraient pas mériteraient châtiment.

Bientôt le signal de l’approche de l’ennemi est donné, et la voix du héraut entendue : il fallait voir l’empressement général ; il n’y eut aucun, soit des soldats soit des officiers commandés, qui ne se rendît au port en courant. Arrivé où étaient les galères ennemies, le général athénien prit les hommes qui en étaient descendus. Mélanippe de Rhodes avait vu le danger et criait qu’on se retirât en diligence : il recueillit ses gens dans sa galère, prit le large et se sauva, quoique rencontré par Iphicrate. Mais les galères de Syracuse furent prises avec ceux qui les montaient, et remorquées au port de Corcyre après avoir été mises hors de combat. Chacun d’eux fut tenu de payer une somme déterminée. On excepta Cnippe, leur commandant : on le garda pour en tirer une grosse somme, ou pour le vendre ; mais de désespoir, ce général se donna la mort. Les autres prisonniers furent congédiés sur la parole des Corcyréens, qui répondirent de leur rançon.

Tant que la flotte d’Iphicrate occupa ces côtes, les matelots vécurent surtout en cultivant les champs des Corcyréens : pour les peltastes et les hoplites de ces vaisseaux, le général athénien les fit passer en Acarnanie, où il protégea les villes amies qui réclamaient son secours, et fit la guerre à ceux de Thurium, dont la place était forte, et les habitans courageux. Dès qu’il se vit à la tête d’une flotte qui, renforcée des galères de Corcyre, montait à quatre-vingt-dix, il fit d’abord voile vers Céphallénie, d’où il tira de l’argent, partie de bon gré, partie de force. il se prépara ensuite à ravager le territoire de Lacédémone, à grossir son parti des villes ennemies qui préviendraient le danger, à combattre celles qui résisteraient. Expédition glorieuse où je loue Iphicrate d’avoir demandé qu’on lui associàt l’orateur Callistrate, qui était peu son ami, et Chabrias, général expérimenté ! S’il les croyait prudens et qu’il voulût s’aider de leurs conseils, il agissait sagement : il avait une haute idée de ses forces, si, les croyant ses antagonistes, il se persuadait qu’ils ne lui reprocheraient ni lâcheté ni négligence. Telle fut sa conduite.


CHAPITRE III.


Cependant les Athéniens voyaient d’une part ceux de Platée, amis de leur république, qui chassés de la Bœotie imploraient leur secours, et d’autre part les Thespiens demandant avec instance qu’on ne les vît pas d’un œil indifférent exilés de leur patrie. Mécontens des Thébains, ils ne jugeaient ni honnête ni utile de leur faire la guerre ; mais quand ils s’aperçurent que ceux-ci persécutaient les Phocéens, leurs anciens amis ; que des villes d’un courage et d’une fidélité reconnus dans la guerre contre le roi de Perse, n’offraient plus que des ruines, ne voulant pas se rendre complices de pareilles violences, ils résolurent de négocier la paix. Ils envoyérent d’abord des députés aux Thébains, pour les inviter à les suivre à Lacédémone, afin de proposer la paix ; ils firent ensuite partir leurs députés. On avait élu Callias, fils d’Hipponicus ; Autoclès, fils de Strombichide ; Démostrate, fils d’Aristophon ; Aristoclès, Céphisodote, Mélanope, Lycanthe.

Ils arrivent à Sparte, où se trouva aussi Callistrate : cet orateur avait promis à Iphicrate, s’il le laissait aller, ou la paix, ou des fonds pour l’entretien de la flotte. il venait d’Athènes en qualité de négociateur. Dès qu’ils eurent été, en présence des alliés, présentés au conseil, le porte-torche Callias porta la parole. Cet homme, qui n’aimait pas moins à se louer lui-même qu’à être loué, commença en ces termes :

« Lacédémoniens, je ne suis pas, dans ma famille, le premier ami de Sparte ; mon aïeul avait hérité de son père cette amitié, qu’il a transmise à ses enfans : jugez vous-mêmes de la considération dont je jouis dans mon pays. Est-on en guerre, ou m’élit général ; désire-t-on la paix, on m’envoie pour la conclure ; deux fois député pour cet objet à Lacédémone, j’ai réussi dans mes deux ambassades à la satisfaction des deux partis : je viens pour la troisième fois parmi vous ; et je crois avec beaucoup plus de raison que je ne serai pas moins heureux.

« Loin que nous différions d’opinions, je vous vois, au contraire, aussi mécontens que nous de la ruine de Thespie et de Platée. Ayant les mêmes sentimens, ne devons-nous pas être amis plutôt qu’ennemis ? Des sages doivent craindre la guerre, même lorsque de grands intérêts les divisent ; mais si nous sommes d’accord, ne serait-il pas étrange que nous ne fissions point la paix ? Je dis plus, nous n’aurions pas dû prendre les armes les uns contre les autres. C’est Triptolème, un de nos ancêtres, qui a, dit-on, initié aux mystères de Cérès et de Proserpine, Hercule, votre premier auteur, Castor et Pollux, deux de vos héros. C’est au Péloponnèse que Triptolème a offert les premiers dons de Céres. Était-il donc juste que vous vinssiez ravager les moissons du peuple à qui vous devez vos premières semences ? Et nous, pouvions-nous ne pas souhaiter la plus grande abondance de grains chez un peuple qui les tenait de notre libéralité ? S’il est écrit dans le livre des destins qu’il y ait des guerres parmi les hommes, il faut du moins les commencer tard et les finir le plus tôt possible. »

A Callias succéda Autoclès, orateur véhément : « Lacédémoniens, mon discours, je le sais, ne vous sera pas agréable ; mais je crois que lorsqu’on veut former une paix solide, il importe aux deux partis de s’instruire des causes de rupture. Vous répétez sans cesse que les républiques doivent être autonomes ; et c’est vous qui les premiers apportez le plus d’obstacles à leur liberté : vous imposez à vos alliés, pour première condition, qu’ils vous suivront partout où il vous plaira de les conduire. Est-ce donc là de l’autonomie ? Sans consulter vos alliés, vous faites une déclaration de guerre, et vous décrétez une conscription ; en sorte que bien souvent des peuples que l’on dit autonomes se voient contraints de marcher contre leurs meilleurs amis.

« De plus, et c’est porter le dernier coup à l’autonomie, vous constituez dans les villes, ici dix, là trente hommes pour les régir ; et peu vous importe qu’ils les gouvernent avec justice, pourvu qu’ils les contiennent par la crainte : on dirait que vous préférez l’administration tyrannique au régime républicain.

« Lorsque le roi de Perse proclamait la liberté des républiques, vous déclariez hautement que les Thébains agiraient contre le vœu du monarque s’ils ne permettaient pas à chaque ville de se gouverner elle-même d’après les lois qui lui plairaient ; et cependant vous avez enlevé la Cadmée, et vous n’avez pas permis aux Thébains eux-mêmes de vivre autonomes. Lorsqu’on désire d’être ami, peut-on réclamer les principes de l’équité et agir soi-même d’après les vues d’une ambition effrénée ? »

Ce discours, suivi d’un silence général, plut extrêmement à ceux qui n’aimaient pas les Lacédémoniens. Callistrate prit ensuite la parole :

« Lacédémoniens, je ne puis nier que vous et nous n’ayons fait de grandes fautes ; je ne pense cependant pas que des erreurs offrent un obstacle insurmontable à la réconciliation. Je ne connais point d’homme à qui l’on ne puisse reprocher d’avoir failli ; et il me semble que ceux qui ont payé ce tribut à l’humanité n’en deviennent que plus sages, surtout s’ils sont punis comme nous le sommes. Et à vous aussi, quelques actions inconsidérées, telles que la prise de la Cadmée, ne vous ont-elles pas occasioné plus d’un revers ? Vous qui, auparavant, paraissiez jaloux que les villes fussent libres, vous les vîtes toutes passer dans le parti des Thébains opprimés. Instruits par des malheurs inséparables de l’ambition, vous serez donc à l’avenir et plus réservés et meilleurs amis.

« A en croire quelques ennemis de la paix, ce qui nous amène à Lacédémone, ce n’est pas le désir de votre amitié, mais la crainte d’Antalcide revenant chargé de l’or du roi de Perse. Considérez combien cette imputation est frivole. Le roi de Perse veut l’indépendance des villes grecques : pensant et agissant comme ce monarque, qu’aurions-nous à craindre de lui ? n’aimera-t-il pas mieux consolider sa puissance sans qu’il lui en coûte, que prodiguer son or à l’agrandissement de certains peuples ?

« Mais enfin, pourquoi sommes-nous ici ? vous jugerez que ce n’est nullement pour sortir d’embarras, si vous considérez nos forces actuelles, tant sur terre que sur mer. Quel est donc le sujet de notre ambassade ? la conduite peu satisfaisante de quelques alliés envers nous, la déférence trop marquée de quelques autres à vos volontés. Nous vous devons notre salut : en reconaissance de ce bienfait, il est juste que nous vous fassions part de quelques réflexions solides et utiles. Toutes les villes de la Grèce se partagent entre Athènes et Sparte ; dans chaque ville, les uns sont partisans des Lacédémoniens, les autres des Athéniens : si nous devenons amis, quel adversaire pourrions-nous raisonnablement redouter ? Forts de votre amitié, qui oserait nous molester par terre ? assurés de la nôtre, qui vous inquièterait par mer ?

« Nous le savons tous, les guerres naissent parmi les hommes, mais elles ont un terme : nous désirerons enfin la paix si nous la rejetons aujourd’hui. Pourquoi donc attendre, pour la conclusion de cette paix, l’épuisement et des maux insupportables ?

« Je n’approuve ni ces athlètes qui, souvent vainqueurs et couverts de gloire, ne quittent la lice et ne renoncent à leur profession que lors qu’ils sont vaincus, ni ces joueurs qui doublent leur mise lorsque le sort les trahit ; je vois que la plupart de ces hommes tombent dans une misère affreuse.

« Instruits par leur exemple, ne courons pas les risques de tout gagner ou de tout perdre : tandis que nous avons des forces et que nous sommes heureux, rapprochons-nous, et devenons amis. Ainsi, grâces à une bienveillance réciproque, nous deviendrons plus puissans dans la Grèce que nous ne le fûmes jamais. »

Chacun ayant goûté ces raisons, la paix fut conclue, aux conditions que les Lacédémoniens retireraient des villes leurs harmostes, qu’ils licencieraient leurs armées de terre et de mer, et qu’ils laisseraient aux villes leur indépendance ; que dans le cas de contravention à cet accord, on secourrait, si l’on voulait, les villes opprimées, mais que ceux qui ne voudraient pas marcher, n’y seraient pas contraints par le serment.

Sous ces conditions Lacédémone jura la paix, tant pour elle que pour ses alliés ; les Athéniens et leurs alliés prétèrent le serment, chacun dans leur ville. Pour les députés thébains, après s’être inscrits au rang des villes assermentées, ils reparurent le lendemain dans le conseil et de mandérent qu’au mot Thébains on substituat celui de Bœotiens ; mais Agésilas répondit qu’il ne changerait rien à un serment consigné dans les registres publics ; que s’ils ne voulaient point être du traité, il effacerait leur nom.

La paix acceptée sans autre réclamation que celle des Thébains, les Athéniens se persuadaient que les Thébains seraient condamnés à payer au dieu de Delphe la dîme de leurs biens : les Thébains partirent entièrement découragés.


CHAPITRE IV.


Les Athéniens retirèrent ensuite leurs garnisons des villes, et rappelèrent Iphicrate, après l’avoir contraint à rendre tout ce qu’il avait pris depuis le traité fait avec Lacédémone. Les Lacédémoniens, de leur côté, rappelèrent leurs harmostes et leurs garnisons, à l’exception de Cléombrote, qui, chargé de l’armée de la Phocide, attendait les ordres du conseil. Prothoüs était d’avis qu’on licenciât les troupes conformément au traité ; que l’on invitât les villes à porter au temple d’Apollon ce qu’elles jugeraient à propos ; que dans le cas où quelqu’un mettrait obstacle à la liberté, ou assemblât contre lui tous les partisans de l’indépendance ; que c’était, selon lui, le seul moyen de se rendre les dieux propices, et de ne point indisposer les alliés ; mais un mauvais génie entraînait, à ce qu’il paraît, Lacédémone à sa perte. L’assemblée, jugeant que Prothoüs rêvait, envoie à Cléombrote ordre de ne pas licencier les troupes, mais de marcher contre les Thébains, s’ils ne laissaient pas aux villes leur autonomie.

Cléombrote apprit que, loin délaisser les villes en liberté, ils ne licenciaient pas même leur armée, dans l’intention de l’attaquer. Il entra donc sur leurs terres, non par la frontière de la Phocide et les défilés dont s’était rendu maître Épaminondas, mais par Thisbé, pays de montagnes, où il n’était pas attendu, et se rendit à Creusis, qu’il prit ainsi que douze trirèmes thébaines ; puis, quittant la mer, il monta à Leuctres, sur les terres de Thespie. Les Thébains, campés vis-à-vis de lui sur une hauteur assez voisine, n’avaient d’autres troupes que celles de la Bœotie. Là ses amis vinrent le trouver, et lui dirent :

« Cléombrote, si tu laisses aller les Thébains sans combat, attends-toi au dernier supplice : on n’oubliera pas que lorsque tu te rendis à Cynocéphale, tu épargnas le territoire des Thébains, et que depuis, dans une autre expédition, tu craignis de les attaquer ; tandis qu’Agésilas ne manqua jamais de fondre sur eux par le mont Cithéron. Si donc ton salut t’est cher, si tu désires revenir dans ta patrie, marche contre les Thébains. » Tel était à peu près le langage des amis de Cléombrote. Il fera voir, disaient ses ennemis, s’il est vraiment porté pour les Thébains, comme on l’affirme.

Cléombrote fut déterminé par ces raisons à présenter la bataille. Les généraux thébains, de leur côté, considéraient que s’ils n’engageaient pas l’action, les villes voisines abandonneraient leur parti, et qu’ils seraient eux-mêmes assiégés ; que le peuple thébain, manquant de subsistances, pourrait bien se révolter ; que d’ailleurs beaucoup d’entre eux ayant été déjà bannis, trouveraient plus avantageux de mourir en combattant que d’essuyer un second exil. Ils se sentaient encore encouragés par un oracle qui menaçait les Lacédémoniens d’une défaite au lieu même où était situé le tombeau de ces vierges qui s’étaient tuées, disait-on, pour ne pas survivre a l’outrage de quelques Lacédémoniens. Les Thébains ornèrent ce tombeau avant la bataille : on leur annonçait de la ville que tous les temples s’étaient ouverts d’eux-mêmes, que les prêtresses au nom des dieux leur présageaient la victoire. On disait même que les armes d’Hercule ne se trouvaient plus dans son temple, comme si Hercule en eût franchi l’enceinte pour combattre ; mais, selon quelques-uns, tout cela n’était qu’un stratagème des chefs.

Quoi qu’il en soit, tout se déclarait contre Sparte, tandis que même la fortune travaillait à la gloire de leurs ennemis ; car ce fut après dîner que Cléombrote se décida pour la bataille ; et l’on dit que la chaleur du vin et du jour aida beaucoup à prendre cette dernière résolution. Le lendemain, comme on s’armait de part et d’autre et que tout se disposait au combat, sortirent du camp bœotien des approvisionneurs, des valets, des gens qui ne voulaient pas combattre. Ils furent investis par les troupes soldées d’Hiéron, par les peltastes phocéens et par les cavaliers de Phlionte et d’Héraclée, qui les chargèrent et les poursuivirent jusqu’au camp des Bœotiens, et rendirent ainsi l’armée bœotienne beaucoup plus nombreuse qu’auparavant.

La bataille devant se donner dans une plaine, les Lacédémoniens rangèrent leurs cavaliers en avant du front de la phalange. Les Thébains firent de méme : leur cavalerie s’était formée dans les guerres d’Orchoméne et de Thespie, tandis que celle des Spartiates de ce temps-là était misérable ; car c’étaient les riches qui nourrissaient les chevaux ; et lorsqu’on décrétait la levée, le guerrier désigné se présentait ; il recevait d’eux son cheval et ses armes, et marchait au combat. Les chevaux étaient montés par les hommes les moins vigoureux et les plus lâches. Telle était la cavalerie des deux peuples.

Quant à l’infanterie, les Lacédémoniens en composaient les énomoties de trois files, ce qui ne donnait pas plus de douze hommes de hauteur ; au lieu que celles des Thébains n’étaient pas moins de cinquante rangs : ils considéraient que s’ils enfonçaient le bataillon du roi, le reste serait à leur discrétion.

Dans cette disposition, Cléombrote s’ébranle ; avant même que ses troupes se doutassent qu’il les conduisait, la cavalerie s’était mêlée de part et d’autre : bientôt celle des Lacédémoniens avait eu le dessous, et dans la fuite, s’était embarrassée parmi ses hoplites ; les Thébains, en la chargeant. augmentèrent ce désordre.

Il parait cependant que Cléombrote eut les premiers avantages ; ce qui le prouve, c’est qu’autrement les siens n’auraient pu l’enlever et le porter vivant hors du champ de bataille.

Le polémarque Dinon, Sphodrias, officier de marque de la tente royale, et son fils Cléonyme, ayant été tués, les cavaliers, les lieutenans du polémarque et autres plièrent, entraînés par la foule des fuyards ; l’aile gauche, à la vue de la droite enfoncée, lâchait pied ; la mort moissonnait tous les rangs. Quoique vaincus, les Lacédémoniens franchissent le fossé pratiqué sur le front de leur camp, et posent leurs armes à terre au lieu même d’où ils étaient partis pour aller au combat. Le camp était assis sur un terrain qui allait en pente. Quelques Lacédémoniens, ne croyant pas devoir supporter cet échec, disaient qu’il fallait empêcher l’ennemi de dresser un trophée, et tenter d’enlever les morts, non à la faveur d’une trève, mais les armes à la main.

Cependant les polémarques, voyant sur le champ de bataille près de mille Lacédémoniens et quatre cents Spartiates environ, de sept cents qu’ils étaient ; voyant d’ailleurs tous les alliés découragés, quelques-uns même peu affligés de l’événement, rassemblèrent les chefs pour délibérer sur le parti qu’il convenait de prendre. Il fut unanimement décidé qu’on enlèverait les morts à la faveur d’une trève ; un héraut fut envoyé pour la demander. Les Thébains dressèrent un trophée et rendirent les morts.

La nouvelle de la défaite arrive à Lacédémone le dernier jour des Gymnopédies, lorsque le chœur des hommes était déjà sur la scène. Les éphores, quoique affligés, comme cela devait étre, ne le congédièrent pas ; ils laissèrent, au contraire, achever la célébration des jeux. Ils donnèrent la liste des morts à ceux qu’elle intéressait, et recommandèrent aux femmes de ne point pousser de cris, mais de supporter leur douleur en silence. Le lendemain, on vit les parens des morts se montrer en public, parés et joyeux, tandis que les proches de ceux qu’on annonçait vivans, et c’était le petit nombre, marchaient tristes et la tête baissée.

Les éphores ordonnèrent ensuite le départ des deux mores restantes ; et cette levée atteignit jusqu’à ceux qui avaient quarante ans de service. Ils tirèrent aussi des guerriers de même âge des mores éloignées ; car auparavant on avait envoyé en Phocide tout ce qui dépassait de trente-cinq ans l’âge de puberté. On n’excepta pas les citoyens en charge. Comme Agésilas n’était pas encore guéri, son fils Archidamus eut le commandement : les Tégéates se rangèrent volontiers sous ses drapeaux, parce que les partisans de la faction stasippe vivaient encore, et que, dévoués à Sparte, ils jouissaient d’un grand crédit dans leur république. Les Mantinéens, gouvernés aristocratiquement, quittèrent à l’envi leurs bourgades. Les Corinthiens, les Sicyoniens, les Phliasiens, les Achéens en firent autant ; d’autres villes encore envoyérent des troupes. Lacédémone et Corinthe équipèrent des trirèmes pour les transporter, et prièrent même les Sicyoniens d’y contribuer. Archidamus ensuite sacrifia pour le départ.

Les Thébains, de leur côté, aussitôt après la bataille, avaient dépêché vers les Athéniens un courrier couronné ; ils l’avaient chargé, en faisant valoir l’importance de la victoire, de demander des secours et de représenter que c’était le moment de venger les outrages qu’ils avaient reçus de Lacédémone. Le sénat se trouvait alors rassemblé dans la citadelle. Dès que les sénateurs eurent reçu la nouvelle, tout le monde s’aperçut qu’elle les affligeait vivement ; car on ne fit point au héraut un accueil hospitalier ; on ne répondit à sa demande que par le silence.

Le héraut fut ainsi congédié : les Thébains, prévoyant l’issue de cette terrible crise, envoyérent en diligence solliciter des secours de Jason, leur allié. Aussitôt il équipa des galères, comme pour les secourir par mer ; et, prenant avec lui sa cavalerie et son infanterie soudoyées, il traversa les terres des Phocéens, ses implacables ennemis et entra dans la Bœotie par terre. Avant que l’on eût assemblé des forces imposantes, il était déjà loin, montrant par-là que souvent on fait plus par la vitesse que par la force. Lorsqu’il fut arrivé en Bœotie, les Thébains lui dirent que c’était le moment d’attaquer les Lacédémoniens de dessus les hauteurs, tandis qu’ils donneraient de front ; Jason les en détourna en leur représentant qu’après d’éclatans exploits, ils ne devaient pas s’exposer à l’alternative d’acquérir de nouveaux lauriers ou de se priver du fruit de leur conquête.

« Ne voyez-vous pas, ajoutait-il, que c’est à votre détresse que vous devez votre victoire ? Croyez donc que si les Lacédémoniens se voient contraints de renoncer à la vie, ils combattront en désespérés. D’ailleurs, nous le voyons, la divinité se plaît à élever les petits et à humilier les grands. »

En parlant ainsi aux Thébains, Jason les dissuadait de courir de nouveaux hasards. Il représentait aux Lacédémoniens quelle différence il y avait entre une armée vaincue et une armée victorieuse. « Voulez-vous, leur disait-il, oublier vos revers, respirez, prenez dans le repos des forces nouvelles et marchez ensuite contre un ennemi maintenant invincible. Sachez que parmi vos alliés il en est qui parlent de contracter alliance avec l’ennemi : à quelque prix que ce soit, négociez donc une trêve. Si j’ouvre cet avis, c’est que je veux votre salut, c’est que je me ressouviens de l’amitié qui unissait mon père à votre république, et que je m’intéresse à vous. »

Ainsi s’exprima Jason : peut-être travaillait-il, en balançant les deux partis, à se rendre nécessaire à tous deux. Après l’avoir entendu, les Lacédémoniens voulurent négocier une trêve. Sur la nouvelle de cette trève, les polémarques ordonnèrent qu’après souper tous fussent prêts à marcher durant la nuit, pour franchir au point du jour le mont Cithéron. Le soir même après le repas, sans goûter de repos, ils suivirent le chemin de Creusis, se fiant plus à un voyage nocturne qu’à la trève. Après une marche pénible dans les ténèbres, au milieu des dangers, à travers des chemins difficiles, ils arrivent à Égosthène, ville de Mégare : ce fut là qu’ils rencontrèrent l’armée d’Archidamus, qui venait à leur secours. Ce général, après avoir attendu que tous les alliés fussent arrivés, reprit le chemin de Corinthe, où il les licencia, et ramena ses troupes à Lacédémone.

Cependant Jason, se retirant par la Phocide, s’empara des faubourgs d’Hyampolis, ravagea le territoire, tua beaucoup de monde, mais traversa sans désordre le reste de la Phocide. Arrivé à Héraclée, il la démantela, non dans la crainte qu’on vînt l’attaquer par ces passages ouverts, mais parce qu’il craignait qu’en prenant Héraclée, située sur un détroit, on ne lui fermât le passage de la Grèce.

De retour en Thessalie, il jouissait d’une haute considération, parce qu’il venait d’être proclamé légalement chef de la Thessalie, et qu’il entretenait à sa solde quantité de fantassins et de cavaliers, qui devaient à de continuels exercices une supériorité marquée. Ce qui ajoutait à sa grandeur, c’est qu’il comptait beaucoup d’alliés, et qu’on recherchait de jour en jour son alliance. Mais ce qui le plaçait au-dessus de ses contemporains, c’est que tous le respectaient.

A l’approche des jeux pythiques, il ordonne qu’on nourrisse des bœufs, des brebis, des chèvres, des truies, et qu’on s’apprête à des sacrifices. On assure que tout modéré qu’il se montra dans ses ordres, il eut au moins mille bœufs et plus de deux mille pièces d’autre bétail. Il avait proposé même une couronne d’or pour prix de celui qui engraisserait, en l’honneur d’Apollon, le bœuf le plus beau. Il enjoignit aussi aux Thessaliens de se disposer à une expédition à l’époque des jeux pythiques ; car il prétendait à la surintendance de la fête et des jeux. Quelles étaient ses vues sur l’argent consacré au dieu, c’est ce que l’on ignore à présent encore. Les Delphiens, dit-on, demandèrent à l’oracle ce qu’il faudrait faire si Jason prenait l’argent du dieu ; le dieu répondit que ce serait son affaire. Ce grand personnage, qui roulait dans son esprit de si vastes projets, venait un jour de faire la revue de la cavalerie de Phère ; déjà il était assis et répondait aux demandes des particuliers qui l’approchaient, lorsque sept jeunes gens, feignant un différend entre eux, l’abordent et le tuent sur la place. Les gardes accoururent à sa défense et en tuérent deux, l’un d’un coup de javeline, dans le moment où il frappait encore Jason ; on tomba sur l’autre lorsqu’il montait à cheval ; il mourut blessé de plusieurs coups ; les autres, s’élançant sur des chevaux qui les attendaient, se sauvèrent et furent accueillis avec honneur dans les villes grecques où ils passaient ; ce qui montra combien les Grecs craignaient qu’il ne devînt tyran.

Jason eut pour successeurs Polydore et Polyphron, ses frères. Comme ils allaient ensemble à Larisse, Polyphron tua son frère Polydore pendant son sommeil ; du moins le bruit en courut, puisque sa mort fut subite et qu’on n’en connut aucune cause plausible. Polyphron usa pendant une année d’une autorité qui approchait de la tyrannie, car il avait tué Polydamas, avec lui huit des principaux citoyens de Pharsale et banni plusieurs habitans de Larisse. Il gouvernait avec ce despotisme, lorsqu’à son tour Alexandre l’assassina sous prétexte de venger Polydore et de renverser la tyrannie.

Alexandre, investi de l’autorité suprême, devint odieux aux Thessaliens et aux Thébains, ennemi des Athéniens, redoutable sur terre et sur mer par ses brigandages : aussi fut il à son tour massacré par les frères de sa femme, qui dirigeait les coups. Elle leur avait déclaré qu’Alexandre en voulait à leur vie ; un jour entier elle les tint cachés dans le palais ; Alexandre revient ivre, et s’endort ; à la lueur d’une lampe, elle lui ôte son épée : ses frères hésitaient à s’approcher d’Alexandre ; elle les menace de l’éveiller s’ils ne consomment le crime. Dès qu’ils furent entrés, elle ferma la porte dont elle tenait le verrou jusqu’à ce que son mari expirât. Au rapport de quelques-uns, la haine de cette femme provenait de ce qu’ayant un jour fait mettre aux fers un beau jeune homme qu’elle aimait, il l’avait tiré de prison et égorgé, indigné qu’elle demandât sa grâce ; selon d’autres, n’ayant point d’enfans de cette épouse, il avait envoyé à Thèbes demander en secondes noces la veuve de Jason : c’était là, disait-on, le motif de son crime. Au reste, Tisiphon, l’aîné de ses frères, régnait encore lorsque je composais ce livre.


CHAPITRE V.


Je viens de donner l’histoire de la Thessalie sous Jason, et depuis lui jusqu’au règne de Tisiphon. Maintenant revenons au point d’où je suis parti.

Lorsque Archidamus eut ramené les troupes qui avaient combattu à Leuctres, les Athéniens, considérant que les Péloponnésiens prétendaient encore à la prééminence, et que Lacédémone n’était pas dans l’état où elle avait réduit Athènes, mandèrent les députés des villes qui voudraient participer à la paix dont le roi de Perse leur avait envoyé les articles. On s’assemble ; on arrête, avec ceux qui acceptaient l’association, que l’on prêtera ce serment : « Je jure soumission au traité que nous envoie le grand roi, et aux décrets des Athéniens et des alliés, et je combattrai de tout mon pouvoir quiconque attaquerait les villes assermentées. » Tous approuvèrent le serment : les Éléens seuls prétendirent qu’il ne fallait accorder l’autonomie ni à Margane, ni à Scillonte, ni aux villes de la Triphilie, toutes de leur dépendance. Les Athéniens et autres, après avoir décrété, conformément aux patentes du roi, l’autonomie des grandes et des petites villes indistinctement, envoyèrent des commissaires avec ordre de faire prêter serment aux principaux magistrats de chaque ville : tous le prétèrent à l’exception des Éléens.

En vertu de ce traité, qui accordait aux Mantinéens une parfaite autonomie, ces derniers se rassemblèrent tous et décrétérent que l’on rétablirait et fortifierait Mantinée. Les Lacédémoniens, jugeant cette entreprise funeste, si elle se consommait sans leur assentiment, députèrent Agésilas, leur ami de père en fils. Il leur promet, s’ils diffèrent leurs fortifications, d’obtenir qu’elles se fassent avec le consentement de Lacédémone, et sans grande dépense. Sur la réponse qu’on ne pouvait différer, d’après un arrêté pris en commun, Agésilas se retira irrité ; mais il crut impossible de faire la guerre à un peuple à qui la paix assurait son indépendance. Cependant quelques villes d’Arcadie envoyèrent travailler aux fortifications, et les Éléens contribuèrent de trois talens à la reconstruction des murs.

Tandis que les Mantinéens s’en occupaient sans relâche, la faction Callibius et Proxène travaillait dans Tégée à la formation d’une diète générale, où l’avis qui dominerait ferait loi pour toute l’Arcadie ; au lieu que la faction stasippe voulait qu’on restat dans ses murs en conservant les lois du pays. Mais la première, qui avait eu le dessous au théâtre, croyant devenir supérieure en nombre si le peuple s’assemblait, prit les armes. À cette vue, les partisans de Stasippe s’armèrent de leur côté et se trouvèrent égaux en nombre. On en vint aux mains : Proxène fut tué avec quelques autres ; le reste, mis en déroute, ne fut pas poursuivi, car Stasippe n’était pas d’humeur à répandre le sang de ses concitoyens.

Callibus, retiré sous la protection d’une forteresse voisine de Mantinée, s’aperçut que ses adversaires ne faisaient aucune tentative. Il se tint donc en repos avec ses forces rassemblées, en attendant les secours que depuis long-temps il avait envoyé demander à Mantinée, et fit des propositions de paix à la faction stasippe : mais à l’approche des Mantinéens, ses soldats escaladant les murs, les pressèrent d’accourir en diligence, et leur crièrent de se hâter ; d’autres leur ouvrirent les portes. Les partisans de Stasippe, voyant ce qui se passait, se sauvèrent par les portes qui conduisaient à Pallance, et arrivérent au temple d’Artémis avant que d’être atteints par l’ennemi : ils s’y enfermèrent, et se tinrent dans l’inaction. Mais l’ennemi qui les poursuivait, monte sur les toits, qu’il découvre, et lance des tuiles. Réduits aux dernières extrémités, ils prient les assaillans de suspendre leurs coups, et promettent de sortir. Dès que l’on fut maître de leurs personnes, on les enchaîna, on les chargea sur un chariot, on les conduisit à Tégée, où, de concert avec les Mantinéens, on prononça contre eux la peine de mort.

Après l’exécution, huit cents Tégéates de la faction stasippe se réfugièrent à Sparte. Fidèles à leur serment, les Lacédémoniens décrètent qu’on vengera au plus tôt les Tégéates morts ou bannis, et qu’on marchera contre les Mantinéens qui, au mépris des traités, ont fondu armés sur les Tégéates. Les éphores ordonnent une levée : Agésilas est chargé du commandement.

Les Arcadiens se réunirent à Asée ; mais comme les Orchoméniens se refusaient à cette confédération à cause de leur haine contre Mantinée, et que d’ailleurs ils avaient reçu, dans leur ville, les troupes étrangères qui s’étaient réfugiées à Corinthe sous le commandement de Polytrope, les Mantinéens gardérent leurs foyers ; Les Héréens et les Lépréates se joignirent à Lacédémone contre Mantinée.

Agésilas, ayant sacrifié sous d’heureux auspices, marcha droit vers l’Arcadie. Arrivé à Eugée, ville frontière, il ne trouva dans les maisons que les vieillards, les femmes, les enfans, parce que tout ce qui se trouvait en état de porter les armes était en Arcadie : loin d’exercer aucune vexation. il leur permit de rester dans leurs habitations, ordonna aux soldats de payer ce dont ils auraient besoin, fit chercher et restituer ce qu’on avait pris en entrant dans la ville, et réparer les brèches les plus considérables en attendant les troupes soldées de Polytrope.

Cependant les Mantinéens marchaient contre ceux d’Orchomène : ils s’étaient trop approchés des murs ; ils perdirent quelques-uns des leurs ; mais lorsqu’ils furent arrivés à Élymie, les hoplites d’Orchomène ayant cessé de les poursuivre, Polytrope les chargea avec furie : ils virent qu’il fallait le repousser ou périr sous une grêle de traits ; ils se retournèrent et en vinrent aux mains. Polytrope périt dans la mêlée ; beaucoup de fuyards eussent eu le même sort, sans la cavalerie phliasienne, qui, prenant à dos les Mantinéens, fit cesser leur poursuite. Après ce coup de main, les Mantinéens se retirèrent chez eux.

Agésilas, à cette nouvelle, se doutant bien que les troupes soldées d’Orchomène ne le joindraient plus, continua sa route, soupa le premier jour sur le territoire de Tégée, entra le lendemain sur celui de Mantinée, campa au pied des montagnes situées à l’occident de la ville, et se mit à ravager le plat pays et les métairies.

Sur ces entrefaites, les Arcadiens qui s’étaient réunis dans Asée, entrèrent la nuit à Tégée ; et le lendemain, Agésilas vint se camper à vingt stades de Mantinée. Ces Arcadiens, sortis de Tégée avec quantité d’hoplites, approchèrent des montagnes qui séparent les deux villes, dans l’intention de se joindre aux Mantinéens, sans attendre ceux d’Argos, qui ne suivaient pas en masse. Quelques uns conseillaient à Agésilas de les attaquer avant leur jonction ; mais il craignait que tandis qu’il marcherait contre eux, les Mantinéens ne vinssent le prendre en queue en en flanc : il trouva plus à propos de les laisser se réunir, pour le combattre, s’ils le voulaient, à force ouverte et d’égal à égal.

Les Arcadiens s’étant réunis à leurs alliés, les peltastes d’Orchomène et les cavaliers phliasiens, qui avaient passé de nuit le long des murs de Mantinée, vinrent à paraître au point du jour, lorsque Agésilas sacrifiait devant le camp. Aussitôt les soldats de reprendre leurs rangs, et Agésilas de se mettre à leur tête ; mais quand on eut reconnu en eux des amis, et qu’on eut obtenu des auspices favorables, Agésilas se mit en marche après dîner, et le soir, à l’insu de l’ennemi, vint camper à dos et près de Mantinée, dans un fond environné de montagnes.

Le lendemain, comme il sacrifiait encore au point du jour devant le camp, il s’aperçut que des troupes ennemies, sorties de Mantinée, se rassemblaient sur les montagnes, et dans une position qui menaçait son arrière-garde ; il se détermina promptement à faire sa retraite. S’il eût, pour l’exécuter, marché dans l’ordre naturel, l’ennemi pouvait fondre sur ses derrières ; il resta donc dans sa position, et présentant le front à l’ennemi, il ordonna à ceux de la queue de se replier derrière la phalange. Par cette manœuvre, en même temps qu’il retirait ses troupes d’un fond périlleux, il fortifiait sa phalange. Dès qu’elle fut doublée, il marcha dans cet ordre vers la plaine avec ses hoplites, et les rangea sur neuf ou dix de hauteur. Les Mantinéens dès lors ne parurent plus : en effet, ceux d’Élide, qui les accompagnaient dans cette expédition, leur conseillaient de ne point livrer bataille avant l’arrivée des Thébains ; ils comptaient sur la jonction prochaine de ces derniers, parce que, disaient-ils, ils leur avaient prêté dix talens pour la campagne.

À cette nouvelle, les Arcadiens s’arrêtèrent à Mantinée, et Agésilas, qui désirait fort ramener ses troupes parce qu’on était au cœur de l’hiver, demeura trois jours assez près de la ville pour ne pas sembler faire retraite par crainte. Le quatrième jour, ayant dîné de grand matin, il en partit, comme pour camper au lieu qu’il avait choisi d’abord lorsqu’il quitta Eugée ; mais comme aucun Arcadien ne se montrait, il s’avança en diligence vers Eugée, quoiqu’il fût déjà fort tard. Il voulait, pour ôter tout soupçon de fuite, déloger ses hoplites avant qu’on vît les feux de l’ennemi ; car c’était en quelque sorte avoir tiré ses concitoyens de leur première stupeur, que d’être entré dans le pays ennemi et l’avoir ravagé sans que personne osât se mesurer avec lui. De retour dans la Laconie, il licencia ses troupes, et renvoya les périèces dans leurs villes.

Après le départ d’Agésilas et le licenciement de ses troupes, les Arcadiens, se trouvant rassemblés, marchèrent contre les Héréens, qui avaient refusé leur association, et s’étaient jetés dans l’Arcadie avec les Lacédémoniens. Ils entrèrent donc sur leurs terres, dont ils brûlèrent les maisons et coupérent les arbres ; mais sur la nouvelle que les Thébains venaient d’arriver au secours de Mantinée, ils quittèrent le territoire d’Hérée pour se joindre à eux.

La jonction faite, les Thébains, qui croyaient avoir assez fait, soit en venant à leur secours, soit en éloignant l’ennemi par leur présence, se disposaient à partir ; mais les Arcadiens, les Argiens et les Éléens leur persuadèrent de marcher droit en Laconie, par la considération de leur nombre et de la valeur thébaine, qu’ils ne manquaient pas d’exalter : en effet, tous les Bœotiens, glorieux de la victoire de Leuctres, s’exerçaient aux armes. Sous leurs étendards marchaient les Phocéens, qu’ils avaient réduits, toutes les villes de l’Eubée, les deux Locrides, les Acarnaniens, les Héracléens et les Maliens. Suivaient pareillement les cavaliers et les peltastes de la Thessalie. Joyeux de tous ces avantages, les Arcadiens et leurs alliés, assurant que Sparte n’était qu’une vaste solitude, suppliaient les Thébains de ne pas s’en retourner qu’ils n’eussent fait une course sur les terres de Lacédémone.

Ceux-ci écoutaient ces propositions séduisantes ; mais ils considéraient que la Laconie était de difficile accès : ils en croyaient les passages faciles bien gardés ; car Ischolaus était à Io dans la Sciritide, avec quatre cents braves tant des nouveaux citoyens que des bannis de Tégée. Il y avait une autre garnison à Leuctres, au-dessus de la Maléatide. Les Thébains considéraient encore que les forces de Lacédémone se rassembleraient promptement, et qu’elle ne combattrait nulle part mieux que dans ses propres foyers : d’après toutes ces considérations, ils n’inclinaient pas fort à marcher contre Lacédémone. Mais des gens arrivés de Caryes disaient qu’elle était dénuée de troupes ; ils s’offraient pour guides et consentaient à être égorgés s’ils en imposaient. Des périèces les appelaient aussi, leur promettant de se révolter s’ils se montraient seulement sur leurs terres, et leur affirmaient que dans le moment même les périèces, mandés par les Spartiates, refusaient de marcher. Les Thébains, instruits de toutes parts de ces diverses circonstances, se laissèrent enfin persuader. Ils entrèrent par Caryes, et les Arcadiens par Io dans la Sciritide.

On prétend que si Ischolaus se fût avancé jusqu’aux détroits, ils ne les eussent jamais passés ; mais tandis qu’il attendait dans le bourg d’Io un renfort des Iatéens, les Arcadiens gravirent en foule les hauteurs. Tant qu’ils ne l’attaquèrent que de front, il eut l’avantage ; mais les uns l’ayant pris en queue et en flanc, les autres frappant et lançant des traits du haut des maisons, il fut tué ; et tous auraient eu le même sort, si par hasard il ne s’en était sauvé quelques-uns. Après cette victoire, les Arcadiens prirent le chemin de Caryes pour rejoindre les Thébains. Ceux-ci, informés des exploits des Arcadiens, descendirent avec bien plus de hardiesse : ils pillèrent et brûlèrent d’abord Sellasie ; et lorsqu’ils furent dans la plaine, ils campèrent dans un bois consacré à Apollon. Ils en partirent le lendemain, mais sans traverser l’Eurotas à la partie guéable qui conduit à Sparte, parce qu’on découvrait, dans le temple de Minerve Aléa, des hoplites qui attendaient de pied ferme. Ils laissèrent l’Eurotas à leur droite, et ils saccagèrent et incendièrent les maisons les plus riches.

Les femmes de Sparte qui n’avaient jamais vu l’ennemi, ne pouvaient supporter la fumée des embrasemens ; mais les hommes, qui paraissaient et qui étaient réellement en fort petit nombre dans une ville tout ouverte, occupaient les uns un poste, les autres un autre. Les magistrats jugèrent expédient de déclarer à ceux des hilotes qui voudraient prendre les armes et se placer parmi les combattans, que la liberté serait la récompense de leur bravoure : en un instant plus de six mille s’enrôlèrent. Ces hilotes rangés en bataille donnèrent des craintes ; et de fait ils semblaient très nombreux ; mais quand les Spartiates possédèrent sur leur territoire les troupes soldées d’Orchomène, renforcées par ceux de Corinthe, Épidaure, Pellène et autres villes, alors la vue des nouveaux enrôlés les épouvanta moins.

L’armée ennemie, arrivée à la hauteur d’Amyclès, passa l’Eurotas. Partout où les Thébains campaient, ils jetaient devant les rangs le plus d’arbres qu’ils pouvaient couper et se retranchaient ainsi ; au lieu que les Arcadiens quittaient leurs armes et allaient piller les maisons. Trois ou quatre jours après, toute la cavalerie de Thèbes, d’Élis, de la Phocide, de la Thessalie, de la Locride, pénétra jusqu’à l’hippodrome et au temple de Neptune Géolochus. Celle des Lacédémoniens qu’on voyait peu nombreuse, leur faisait face ; mais ils avaient placé dans la maison des Tyndarides une embuscade de trois cents jeunes hoplites. Au même instant où ces hoplites sortirent d’embuscade, leur cavalerie s’ébranla : celle de l’ennemi, au lieu de soutenir le choc, plia, et fut suivie par beaucoup de fantassins, qui prirent aussi la fuite. Les Lacédémoniens ayant cessé de poursuivre et voyant les bataillons thébains se rallier, retournèrent dans leur camp. D’après un léger succès, ils commençaient à espérer que l’ennemi renoncerait à son projet d’invasion ; mais au lieu de retourner dans ses foyers, il prit le chemin d’Hélos et de Gythium. Il brûla les places ouvertes, et pendant trois jours, assiégea Gythium, arsenal des Lacédémoniens. Quelques périèces avaient pris parti avec lui.

Les Athéniens, instruits de ces mouvemens, étaient en peine du parti qu’ils prendraient à l’égard de Lacédémone ; ils convoquèrent l’assemblée d’après un sénatus-consulte. Des députés de Lacédémone et autres alliés qui lui restaient encore fidèles, s’y trouvaient par hasard. Les Lacédémoniens Aracus, Ocyllus, Pharax, Étymoclès, Olonthus, tenant tous à peu près le même langage, disaient que les deux républiques s’étaient toujours prété mutuel appui dans les grandes circonstances ; que Sparte avait affranchi Athènes du joug des tyrans et qu’Athènes avait protégé Sparte assiégée par les Messéniens. Ils représentaient qu’ils avaient prospéré lorsqu’ils agissaient de concert : ils rappelaient que d’un commun effort ils avaient chassé les Perses ; qu’a l’instigation de Lacédémone les Grecs avaient élu les Athéniens chefs des armées navales et gardiens du trésor public ; de même qu’avec le consentement d’Athènes et sans réclamation, les Lacédémoniens avaient été choisis chefs des armées de terre. « Athéniens, ajouta l’un d’eux, si vous et nous sommes d’accord, c’est à présent que se réalisera l’espoir conçu depuis si long-temps de contraindre les Thébains à payer au dieu de Delphes la dixième partie de leurs biens. »

Loin que ce discours fût accueilli, un bruit sourd se fit entendre. « Voilà, se disait-on, leur langage dans l’adversité ; mais dans la prospérité ils nous accablaient. » Ce qui paraissait le plus fort, c’était de les entendre se vanter que les Thébains voulant après leur victoire démanteler Athènes, ils s’y étaient opposés. Au reste, le plus grand nombre s’accordait, fidèle au serment, à voter un secours : ce n’était pas une injustice que vengeaient les Arcadiens et autres ; ils punissaient Lacédémone d’avoir secouru les Tégéates injustement opprimés par les Mantinéens. À ces mots, grand bruit dans l’assemblée. Les uns disaient que ceux-ci avaient justement vengé ceux du parti Proxène, tombés sous les coups de la faction stasippe ; les autres, que la guerre contre les Tégéates était injuste.

Au milieu de ce partage d’opinions, Clitèle de Corinthe se leva et parla ainsi : « Athéniens, il s’agit de décider quels sont les agresseurs. Quel reproche peut-on nous adresser, à nous qui depuis la conclusion de la paix n’avons ni pris les armes contre qui que ce soit, ni enlevé les trésors ou ravagé les terres d’autrui ? Cependant les Thébains ont fait irruption dans notre pays ; ils ont coupé nos arbres, brûlé nos maisons, pillé nos biens, emmené nos troupeaux : si vous ne nous secourez pas contre de si odieux oppresseurs, n’agirez-vons pas contre vos sermens que vous avez en soin vous-mêmes de nous faire prêter à tous ? »

Un murmure favorable accueillit ce discours. Clitèle, s’écriait-on, a parlé sagement. Après lui se leva Proclès de Phlionte :

« Athéniens, vous ne doutez pas, je pense, que Lacédémone une fois abattue, les Thébains ne fondent sur vous, parce qu’ils vous jugent seuls en état de leur disputer l’empire de la Grèce : je crois donc qu’en prenant les armes pour les Lacédémoniens, c’est pour vous que vous combattrez. Les Thébains, devenant les chefs de la Grèce, les Thébains, vos voisins, et malintentionnés à votre égard, se montraient-ils moins redoutables que des adversaires éloignés ? Il vous est donc plus avantageux d’armer pour vous-mêmes, lorsque vous avez encore des alliés qui vous soutiennent, que d’être forcés, après avoir perdu ces alliés, de combattre seuls contre Thèbes.

« Craignez-vous que les Lacédémoniens, échappés au péril du moment, ne vous nuisent un jour ? Considérez que l’on doit redouter la puissance, non de ceux à qui on fait du bien, mais de ceux à qui on a fait du mal. Considérez encore que les particuliers, ainsi que les états, doivent, lorsqu’ils sont forts, se ménager des ressources qui les aident, au sein de la grandeur, à conserver leurs premiers avantages.

Ce sont les dieux qui vous offrent une occasion d’acquérir des amis éternellement fidèles, si vous les secourez. Votre bienfait aura pour témoins non-seulement les immortels, qui savent tout et qui voient l’avenir comme le présent, mais encore les alliés et les ennemis, les Grecs et les Barbares. Quel peuple, en effet, voit d’un œil indifférent la situation politique de la Gréce ? Si donc les Lacédémoniens vous payaient d’ingratitude, qui désormais pourrait les affectionner ? Ne doit-on pas s’attendre à trouver des cœurs généreux plutôt que des lâches chez un peuple qui se montra toujours aussi avide de gloire qu’incapable d’une action honteuse ?

« Une autre considération encore. Si une nouvelle invasion de Barbares menaçait la Grèce, sur qui pourriez-vous mieux compter que sur les Lacédémoniens ? à qui recourriez-vous plus volontiers qu’à ces dignes rivaux, qui aimèrent mieux combattre et mourir aux Thermopyles que de vivre en introduisant un roi barbare dans la Grèce ? Puisqu’ils ont signalé leur courage avec vous, puisqu’on doit espérer qu’ils se signaleront encore, n’est-il pas juste que nous les secourions de concert et avec une égale ardeur ?

« Vous le devez au généreux attachement des alliés dont s’honore Lacédémone : s’ils lui demeurérent fidèles dans l’infortune, ne rougiraient-ils pas de manquer pour vous de reconnaissance ? Si les peuples qui veulent partager les périls avec les Spartiates vous paraissent faibles, réfléchissez qu’en réunissant vos forces aux nôtres, nous ne serons plus des lors de petites républiques.

« Athéniens, j’ai ouï dire que les peuples opprimés ou menacés de l’oppression trouvaient chez vous assistance et refuge. Ce que m’apprenait la renommée, mes yeux en sont témoins : je vois les Lacédémoniens, cette nation illustre, et leurs fidèles amis implorer votre secours ; les Thébains, les Corinthiens eux-mêmes, qui ne purent autrefois persuader aux Lacédémoniens de vous perdre, je les vois vous prier aujourd’hui de ne pas laisser périr vos sauveurs.

« Jadis vos ancêtres ne permirent pas qu’on laissat sans sépulture les Argiens tués sous les murs de Thèbes : on cite ce fait avec éloge. Ne sera-t-il pas plus glorieux pour vous de ne laisser ni outrager ni détruire les Lacédémoniens encore subsistans ? Avoir défendu les Héraclides contre la violence d’Eurysthée, voilà encore un beau trait ; mais n’en serait-ce pas un plus beau de sauver, non les premiers auteurs de Sparte, mais Sparte tout entière ? Jadis les Lacédémoniens vous sauvèrent par un simple suffrage : ne serait-ce pas la plus belle des actions de les secourir les armes à la main et en bravant les dangers ?

« Si nous applaudissons de vous exhorter par nos discours à secourir des braves, ne regardera-t-on pas comme un acte de générosité, que tour à tour amis et ennemis des Lacédémoniens, vous vous ressouveniez moins de leurs injustices que de leurs bienfaits, et que vous leur témoigniez votre reconnaissance non-seulement en votre nom, mais au nom de toute la Grèce, dont ils ont généreusement défendu la cause. »

Les Athéniens délibérèrent, et, sans prêter l’oreille aux réclamations des opposans, il fut décrété qu’on secourrait les Lacédémoniens avec toutes les forces de la république. Iphicrate est élu général. Après les sacrifices accoutumés, il ordonne à ses troupes de souper dans l’Académie, d’où plusieurs partent sans l’attendre. Il se met enfin à la tête de ses guerriers, qui le suivent, croyant qu’on les conduit à de brillans exploits. Arrivé à Corinthe, il y perdit quelques jours, perte de temps qui fut d’abord reprochée. Lorsqu’enfin il en sortit, ses troupes le suivirent avec ardeur ; avec la même ardeur elles couraient à l’assaut s’il leur commandait d’attaquer une place. Cependant, parmi les ennemis qui dévastaient la Laconie, ceux de l’Arcadie, d’Argos et d’Élis s’étaient retirés en grand nombre, emportant tout leur butin à la faveur du voisinage. Les Thébains et autres voulaient quitter le territoire, autant parce qu’ils voyaient leurs troupes diminuer chaque jour, que parce que les provisions venaient à manquer : on les avait ou consommées, ou pillées, ou peu ménagées, ou brûlées ; de plus, l’hiver invitait à partir. Dès qu’ils se furent éloignés de Lacédémone, Iphicrate aussi ramena les Athéniens, de l’Arcadie à Corinthe.

Je ne blâmerai pas toutes les actions d’Iphicrate ; mais je trouve ou téméraire ou inutile ce qu’il fit dans cette expédition ; car s’étant campé à Onée pour empêcher la retraite des Bœotiens, il laissa libre le passage de Cenchrée, qui était plus facile ; et pour savoir si les Thébains avaient franchi Onée, il envoya toute la cavalerie de Corinthe et d’Athènes à la découverte, quoique peu voient aussi bien que beaucoup d’hommes, et qu’il soit plus facile à un petit nombre qu’à un grand, de trouver un chemin commode et de se retirer en bon ordre. D’ailleurs, envoyer un grand nombre lorsqu’il est trop faible contre l’ennemi, n’est-ce pas une insigne folie ? Et en effet, lorsque ces cavaliers d’Iphicrate, qui à cause de leur multitude occupaient un grand espace, étaient forcés de reculer, ils ne rencontraient que des lieux difficiles ; en sorte qu’il ne périt pas moins de vingt cavaliers. Les Thébains exécutèrent donc leur retraite sans danger.


LIVRE VII.


CHAPITRE PREMIER.


L’année suivante, les Lacédémoniens et leurs alliés envoyérent à Athènes des ambassadeurs avec plein pouvoir, pour délibérer sur les moyens d’établir alliance entre Lacédémone et Athènes. Beaucoup d’étrangers et d’Athéniens disaient qu’il fallait une parfaite égalité de droits. Proclès le Phliasien prononça ce discours :

« Athéniens, puisque vous étes décidés à contracter alliance avec Lacédémone, il me semble qu’on doit prendre des mesures pour que cette alliance obtienne la plus grande durée possible : or le moyen efficace, c’est de la contracter de la manière la plus utile pour les deux peuples ; les autres articles sont à peu près convenus : on n’est plus embarrassé que pour le commandement. Le sénat, par un décret préparatoire, a prononcé qu’on vous donnerait à vous celui de la flotte, aux Lacédémoniens celui des troupes de terre. Je crois que les dieux et la fortune, plutot que les hommes, vous ont départi chacun votre lot.

« Et d’abord, vous, Athéniens, vous avez la position la plus favorable pour l’empire de la mer ; la plupart des républiques qui ne peuvent se passer de cet élément, avoisinent la vôtre et vous sont inférieures en puissance. Ensuite munie d’excellens ports, sans lesquels il est impossible de se procurer des forces navales, Athènes a beaucoup de trirémes dont elle augmente le nombre de jour en jour, fidèle sur ce point à un ancien usage.

« Outre que vous réunissez dans votre cité tous les arts nécessaires à la navigation, vous surpassez de beaucoup les autres peuples pour la manœuvre des vaisseaux. Grâces à votre commerce sur un élément dont vous tirez presque toute votre subsistance, vous acquérez de l’expérience dans les combats maritimes, en même temps que vos affaires personnelles vous occupent. Ajoutons à cela qu’il n’est jamais sorti tant de trirémes à la fois que de vos ports, ce qui ne contribue pas peu à l’empire des mers ; car on aime à se rassembler sous les étendards du plus puissant. Enfin, les dieux vous ont donné de prospérer dans la partie qu’ils vous assignent. Vous avez livré de grandes et nombreuses batailles ; le succès a presque toujours couronné vos efforts ; il est donc naturel que les alliés partagent volontiers ce genre de péril.

« Voici de nouvelles preuves que l’empire maritime vous appartient nécessairement. Les Lacédémoniens vous ont fait la guerre pendant plusieurs années : maîtres de votre territoire, ils ne pouvaient encore vous réduire ; mais dès que Dieu leur eut accordé des victoires sur mer, vous leur fûtes entièrement assujettis ; votre salut dépend donc entièrement de votre marine. Dans cet état de choses, vous conviendrait-il d’abandonner le commandement de la flotte aux Lacédémoniens, qui se reconnaissent moins versés que vous dans les combats maritimes, et qui d’ailleurs ne courent pas les mêmes risques ? En perdant une bataille, ils ne perdent que des hommes, au lieu que les Athéniens combattent pour leurs femmes, pour leurs enfans, pour toute la patrie.

« Aux avantages d’Athènes sur l’un des deux élémens, opposons ceux de Lacédémone sur l’autre. Habitant au milieu des terres, quand même elle n’aurait pas la navigation libre, elle serait toujours dans un état de prospérité, pourvu qu’elle fût maîtresse de la terre ; aussi, dès leur enfance, les Lacédémoniens s’exercent-ils à combattre sur leur élément. C’est un avantage inappréciable d’obéir à ses chefs : ils y excellent sur terre comme vous sur mer. Ils peuvent mettre promptement sur pied de grandes armées, comme vous de grandes flottes ; il est donc naturel que les alliés les suivent avec une pleine confiance. Les dieux les ont rendus triomphans sur terre ainsi que vous sur mer. Ils ont livré de nombreuses batailles ; rarement battus, combien de victoires n’ont-ils pas remportées ?

« On peut se convaincre par les faits, que l’empire de la terre leur appartient aussi nécessairement qu’à vous la domination des mers : vous vous êtes mesurés avec eux pendant plusieurs années ; plus d’une fois maîtres de leurs flottes, vous n’avez pas acquis par-là un moyen de ruiner leur puissance, tandis que la seule bataille de Leuctres a exposé leurs enfans, leurs femmes et toute la patrie. Quelle calamité ne serait-ce donc pas pour eux d’abandonner à d’autres un empire qu’ils exercent avec tant de supériorité.

« Je viens de parler dans le sens du décret préparatoire du sénat, décret avantageux, selon moi, à l’un et à l’autre parti. Puissiez-vous, pour votre bonheur, embrasser l’avis le plus utile à tous ! »

Ainsi parla Proclès ; son discours fut extrêmement goûté des Athéniens et des Lacédémoniens qui étaient présens ; mais l’Athénien Céphisodote s’avança :

« Athéniens, leur dit-il, vous ne sentez pas qu’on vous trompe ; écoutez moi, je vais en peu de mots vous dévoiler la surprise. Vous commanderez sur mer ; si les Lacédémoniens vous secourent, ils enverront des triérarqnes, et peut-être des soldats ; quant aux matelots, ce seront des hilotes ou des troupes soudoyées. Voilà donc les hommes que vous commanderez. Lorsque les Lacédémoniens vous annonceront une expédition sur terre, vous leur enverrez de chez vous de la cavalerie et des hoplites ; ainsi ils commanderont eux des citoyens, vous des esclaves et des hommes de néant.

« Réponds-moi, Timocrate, député de Lacédémone ; ne disais-tu pas que les Lacédémoniens venaient pour contracter alliance avec nous à des conditions égales ? — Oui. — Eh bien, quoi de plus conforme à l’égalité, que de commander tour à tour sur terre et sur mer, et de partager les avantages de l’un et de l’autre commandement ? »

Ces réflexions firent changer d’avis aux Athéniens ; ils décrétérent que, cinq jours de suite, alternativement, Athènes et Sparte commanderaient.

Les deux peuples et leurs alliés s’étant rassemblés à Corinthe, on résolut de garder le passage d’Onée. A l’arrivée des Thébains, on se rangea en divers endroits de la montagne : les Lacédémoniens et les Pelléniens gardaient les endroits faibles. Les Thébains et leurs alliés, qui avaient campé à trente stades de là dans la plaine, marchèrent contre eux des la nuit, après avoir mesuré le temps nécessaire pour arriver au point du jour ; leur calcul se trouva juste ; ils tombèrent sur les Lacédémoniens et les Pelléniens, comme les gardes de nuit finissaient, et que d’autres se levaient afin de les remplacer. Armes et en bon ordre, ils trouvent et frappent des hommes désarmés et en désordre. Ce qui put échapper, se sauva sur la montagne la plus voisine. Le polémarque lacédémonien pouvait, en prenant autant d’hoplites alliés, autant de peltastes qu’il eût voulu, garder cette montagne ; ou lui eût apporté sans risque des vivres de Cenchrée ; mais au lieu de le faire, lorsque ceux de Thèbes étaient incertains s’ils descendraient de la hauteur qui conduisait à Sicyone, ou s’ils feraient une marche rétrograde, il conclut une trêve qu’on jugea plus avantageuse pour eux que pour lui, et se retira avec ses troupes.

Les Thébains descendirent en sûreté ; après leur jonction avec les Arcadiens, les Argiens et les Éléens, ils assiégèrent Sicyone et Pellène, et approcherent d’Épidaure, dont ils ravagèrent tout le territoire, puis ils partirent en bravant l’ennemi, et lorsqu’ils se virent près de Corinthe, ils coururent aux portes, du côté qui conduit à Phlionte, pour entrer s’ils les trouvaient ouvertes ; mais quelques coureurs qui sortaient de la place, rencontrèrent la troupe choisie de Thébes, à quatre plèthres des murs, et montant sur les sépulcres et autres éminences, ils accablèrent un grand nombre de Thébains sous une grêle de traits, et poursuivirent le reste trois ou quatre stades. Après cet exploit, les Corinthiens dressèrent un trophée, et rendirent par accord les morts qu’ils avaient retirés sous leurs murs ; ce qui ranima les alliés de Lacédémone. Dans ces entrefaites, arriva de Sicile un renfort de plus de vingt trirémes, qui portaient des Celtes, des Espagnols, avec environ cinquante cavaliers.

Le lendemain, les Thébains et leurs alliés se rangèrent en bataille, remplirent la plaine jusqu’à la mer et aux tertres voisins de la ville, et ravagérent tout ce qui pouvait être utile à l’ennemi. La cavalerie d’Athènes et celle de Corinthe n’approchaient pas, à la vue d’une armée forte et nombreuse ; mais bientôt les cinquante cavaliers de Denys, se répandant çà et là dans la plaine, coururent à toute bride et firent leur décharge ; si l’on fondait sur eux, ils lâchaient pied, puis se retournaient en faisant une décharge nouvelle. Dans ces courses, ils descendaient de cheval et se reposaient. Venait-on les attaquer, ils remontaient avec agilité, et s’éloignaient ; quelques imprudens les poursuivaient-ils trop loin de l’armée, ils les pressaient vivement dans la retraite, ils les accablaient de javelots, ils les couvraient de blessures ; ils contraignaient toutes les troupes tantôt d’avancer, tantôt de reculer.

Peu de jours après, les Thébains et autres s’en retournèrent chacun dans leurs foyers. Les cavaliers de Denys se jetèrent dans la Sicyonie, vainquirent les Sicyoniens en pleine campagne, et leur tuérent environ soixante-dix hommes ; ils prirent aussi Dères de vive force. Après ces divers exploits, ce renfort, le premier qu’en voyait Denys, fit voile vers Syracuse.

Les Thébains vivaient en bonne intelligence avec les peuples qui avaient abandonné Lacédémone ; ils jouissaient du commandement qu’on leur avait déféré, lorsque parut sur la scène le Mantinéen Lycomède. Ce personnage d’une haute extraction, riche et d’ailleurs ambitieux, voulut inspirer de la fierté aux Arcadiens ; il leur représenta qu’ils étaient, dans le Péloponnése leur patrie, seuls autochtones ; que leur nation, la plus nombreuse de toute la Grèce, possédait les hommes les plus robustes ; et pour prouver qu’ils étaient aussi les plus vaillans, il leur rappelait que lorsque les Grecs avaient besoin de troupes auxiliaires, ils ne voulaient en prendre que chez les Arcadiens ; que sans eux, les Lacédémoniens n’eussent jamais osé fondre sur Athènes, ni les Thébains pénétrer dans la Laconie.

« Si donc vous êtes sages, leur dit-il, vous vous épargnerez l’humiliation de marcher sous des chefs étrangers. En suivant les Lacédémoniens, vous avez augmenté la puissance de cette orgueilleuse cité ; si aujourd’hui vous suivez trop facilement les Thébains sans exiger qu’ils partagent avec vous le commandement, vous ne tarderez peut-être pas à trouver en eux une autre Lacédémone. »

Ce discours avait exalté l’orgueil des Arcadiens. Lycomède, devenu dés lors leur idole, n’avait plus son égal dans la république. Ils acceptèrent tous les chefs qu’il leur donna. Les événemens favorisèrent encore leur fierté. En effet, ceux d’Argos étant entrés dans la contrée d’Épidaure, s’y étaient trouvés enfermés par les Athéniens, les Corinthiens et les troupes soldées de Chabrias. Les Arcadiens avaient secouru et délivré ces Argiens assiégés, quoiqu’ils eussent pour ennemis et les lieux et les hommes. Une autre fois ils attaquèrent Asine en Laconie, défirent la garnison lacédémonienne, tuèrent Géranor, récemment nommé polémarque, et ravagèrent les faubourgs d’Asine ; quelque part qu’ils voulussent conduire leurs troupes, rien ne les arrêtait, ni la nuit ni le mauvais temps, ni la longueur des chemins, ni les obstacles des monts escarpés ; ce qui leur donnait une haute idée d’eux-mêmes, et excitait l’envie des alliés, qui ne les affectionnaient plus. D’autre côté, les Éléens demandaient la restitution des villes que Lacédémone leur avait prises ; mais loin de tenir compte de leurs allégations, les Arcadiens soutenaient les Triphyliens, parce que ceux-ci se disaient d’Arcadie. Les Éléens en voulaient donc aussi aux Arcadiens.

Tandis que les alliés annonçaient de grandes prétentions chacun de leur côté, survient l’Abydénien Philiscus, envoyé avec quantité d’argent par Ariobarzane ; il les convoque d’abord à Delphes avec les Lacédémoniens. Dès qu’ils y furent rassemblés, sans consulter le dieu sur les conditions de paix, ils délibérèrent entre eux. Comme les Thébains ne voulaient pas laisser Messène sous la domination lacédémonienne, Philiscus fit une forte levée pour secourir les Lacédémoniens.

Cependant on annonce à Lacédémone un deuxième renfort de Denys ; si l’on en croyait les Athéniens, il fallait l’envoyer en Thessalie contre les Thébains ; mais les Lacédémoniens obtinrent, dans l’assemblée des alliés, qu’il entrerait en Laconie. Arrivé à Sparte, Archidamus le réunit aux troupes de sa patrie, et se mit en campagne. il prit Caryes de vive force ; et tout ce qui fut pris vivant fut égorgé. De là il mena son armée droit à Parrhasie, ville d’Arcadie, dont il ravagea le territoire ; mais les Arcadiens et les Argiens survenant, il rétrograda et campa sur les collines voisines de Midée.

Il en était là, lorsque Cissidas, général des troupes de Denys, vint lui dire que le temps de son service était expiré. Aussitôt il reprit la route de Sparte ; comme il s’en retournait, les Messéniens l’ayant coupé dans un détroit, il envoya prier Archidamus de le dégager. Ce général y accourut ; mais parvenu au tournant qui mène à Eutrésie, les Arcadiens et les Argiens entrèrent aussi dans la Laconie, pour lui fermer le chemin de son pays. Lorsqu’il fut descendu dans la plaine où se croisent les chemins d’Eutrésie et de Midée, il rangea ses troupes en bataille.

Il parcourait les rangs, il les animait par ces paroles : « Citoyens, marchons en braves et la tête levée ; laissons à nos enfans notre patrie telle que nos pères nous l’ont transmise ; n’ayons plus à rougir à la vue de nos femmes, de nos enfans, de nos vieillards et des étrangers, qui auparavant contemplaient en nous les plus illustres des Grecs. »

Il dit ; et quoique le ciel fût serein, des éclairs et le tonnerre lui annoncèrent la protection des dieux ; le temple et la statue d’Hercule, dont on le fait descendre, se trouvèrent à sa droite ; ce qui inspira tant d’ardeur et d’audace aux soldats, qu’il était difficile aux chefs de contenir leur impatience. Archidamus les conduit : le petit nombre des ennemis qui les reçurent à la portée du trait, furent tués ; les autres, mis en déroute, tombèrent sous les coups ou des cavaliers ou des Celtes.

Le combat terminé, il dresse un trophée, et envoie le héraut Démotélès annoncer à Sparte cette victoire bien glorieuse sans doute, puisqu’il était mort tant d’ennemis sans qu’il eût perdu un seul homme. On dit qu’à cette nouvelle les vieillards et les éphores, à commencer par Agésilas, versèrent tous des larmes ; tant il est vrai que les larmes sont communes à la joie comme à la tristesse. Les Thébains et les Éléens ne se réjouirent pas moins qu’eux de cette défaite, tant l’orgueil des Arcadiens leur était insupportable.

Cependant les Thébains, sans cesse occupés des moyens de s’assurer la prééminence dans la Grèce, pensèrent que s’ils députaient vers le roi de Perse, ils obtiendraient par son entremise la supériorité. Ils assemblèrent donc leurs alliés, sous prétexte que le Lacédemonien Euthyclès était en Perse. Pélopidas y fut envoyé pour les Thébains, le pancratiaste Antiochus pour les Arcadiens, pour les Eléens Archidamus ; Argius accompagnait ce dernier. Les Athéniens en reçoivent la nouvelle ; ils envoient en leur nom Léon et Timagoras.

Pélopidas obtint un plus favorable accueil du roi de Perse ; il pouvait dire que seuls de tous les Grecs, les Théhains l’avaient secouru à Platée ; que depuis ils n’avaient jamais porté les armes contre lui ; que les Lacédémoniens ne leur avaient fait la guerre que pour avoir refusé de suivre Agésilas en Perse et ne lui avoir pas permis de sacrifier à Diane en Aulide, où Agamemnon avait sacrifié avant de passer en Asie et de prendre Troie. Ce qui contribuait fort à la considération de Pélopidas, c’était, et la victoire récente de ses compatriotes à Leuctres, et la nouvelle publique des ravages qu’ils venaient d’exercer dans la Laconie. Il disait encore que ceux d’Arcadie et d’Argos n’avaient été battus par Lacédémone, que parce que les Thébains étaient absens : tous ces faits étaient appuyés du témoignage de l’Athénien Timagoras, qui fut le mieux reçu après lui. Le roi ayant pressé Pélopidas de marquer quelle faveur il désirait, le général thébain demanda que Messène fût affranchie du joug lacédémonien ; que les Athéniens retirassent leurs galères, ou qu’on leur déclarat la guerre, et que les villes qui refuseraient d’entrer dans la ligue fussent attaquées les premières.

Ces résolutions prises et lues aux députés, Léon dit en présence du roi qui l’entendit : « En vérité, Athéniens, il est temps, ce me semble, que vous cherchiez un autre allié que le grand roi. Le greffier interpréta au roi le mot de l’ambassadeur, et lut ensuite cette dernière phrase du décret : « Si les Athéniens connaissent quelque chose de plus juste, qu’ils le fassent proposer par de nouveaux ambassadeurs. » Lorsqu’ils furent de retour chacun dans leur ville, Timagoras fut puni de mort. Léon l’accusait d’avoir refusé de loger avec lui et d’avoir en tout partagé l’opinion de Pélopidas. Parmi les autres ambassadeurs, l’Éléen Archidamus se louait fort du roi, parce qu’il avait donné la préférence à l’Élide sur l’Arcadie ; mais Antiochus, que cette préférence piquait, et qui d’ailleurs n’avait point reçu de présens, ne manqua pas de dire aux dix mille que le roi avait quantité de pâtissiers, de cuisiniers, d’échansons, d’huissiers. mais qu’en bien cherchant, il n’avait pas vu d’hommes en état de tenir tête aux Grecs. Il ajouta que sa magnificence n’était qu’une vaine montre ; que le platane d’or tant vanté ne donnerait pas de l’ombre à une cigale.

Les Thébaîns ayant convoqué les députés des villes pour entendre la lettre du roi, et le Persan qui la portait en ayant fait lecture après avoir montré le sceau royal, les Thébains demandèrent que ceux qui voulaient ètre leurs amis prétassent à eux et au roi serment de fidélité. Mais les députés des villes répondirent qu’on les avait envoyés pour entendre des propositions et non pour prêter un serment ; que s’ils exigeaient un serment, ils le signifiassent aux différentes villes. L’Arcadien Lycomède ajouta qu’on ne devait pas s’assembler à Thèbes, mais où était le siège de la guerre. Comme les Thébains se récriaient et disaient qu’il corrompait les alliés, il ne voulut pas siéger au conseil ; il se retira avec les députés d’Arcadie. Tous ceux qui étaient rassemblés dans Thèbes ayant refusé le serment, les Thébains députèrent vers les villes, qu’ils pressèrent de se conformer aux ordres du roi ; ils pensaient que chacun en particulier craindrait d’encourir leur haine et celle du monarque persan. Mais les Corinthiens, à qui ils s’adressèrent les premiers, résistèrent et dirent qu’ils n’avaient pas besoin de l’alliance du grand roi ; les autres villes imitèrent cet exemple et répondirent dans le même sens. Ainsi s’évanouit le prétendu empire de Pélopidas et de Thébes.

D’un autre côté, Èpaminondas voulant assujettir les Achéens pour en imposer davantage aux Arcadiens et aux autres alliés, résolut une expédition contre l’Achaïe. Il persuade donc à Pisias, commandant des troupes d’Argos, de s’emparer d’Onée. Celui-ci ayant appris qu’Onée était gardé négligemment par Nauclès, commandant des troupes soldées de Lacédémone, et par l’Athénien Timomachus, se met à la tête de deux mille hoplites munis de vivres pour sept jours, et s’empare, la nuit, des hauteurs au-dessus de Cenchrée. Sur ces entrefaites, les Thébains arrivent, franchissent l’Onée, entrent dans l’Achaïe avec tous leurs alliés.

Êpaminondas, qui les commandait, vaincu par les instances des grands qui se rendirent à sa discrétion, obtint qu’il n’y eût ni exil des principaux citoyens, ni changement de gouvernement, se contenta de les faire jurer qu’ils seraient alliés fidèles des Thébains, et qu’ils les suivraient partout, puis s’en revint à Thèbes. Mais les Arcadiens et ceux de leur parti l’accusant de soutenir, à son départ d’Achaïe, les intéréts de Sparte, les Thébains prirent le parti d’envoyer dans les villes achéennes, des harmostes qui, chassant, à l’aide du peuple, les principaux citoyens, établirent la démocratie. Cependant les bannis, se ralliant en grand nombre, s’emparèrent de toutes les villes l’une après l’autre ; et rentrés dans leur patrie, loin d’y rester neutres, prirent ouvertement le parti de Lacédémone, en sorte que les Arcadiens se trouvèrent pressés par les Achéens d’un côté, et de l’autre par les Lacédémoniens.

Sicyone jusqu’alors s’était gouvernée selon les lois des Achéens ; mais Euphron, qui, grâces aux Lacédémoniens, tenait le premier rang dans la ville, voulant conserver le méme crédit chez leurs adversaires, fit entendre à ceux d’Argos et d’Arcadie, qu’en abandonnant entièrement Sicyone aux mains des plus riches, cette ville ne manquerait pas, à la première occasion, de prendre le parti de Lacédémone : « Mais, dit-il, si on y établit le gouvernement démocratique, sachez qu’elle vous restera fidèle. Secondez-moi donc ; je convoquerai le peuple, vous recevrez de moi une preuve de zèle, et je maintiendrai cette cité dans votre alliance. Ce qui me détermine à cette démarche, c’est que depuis long-temps je suis autant que vous fatigué de l’orgueil de Lacédémone, heureux de secouer enfin le joug de la servitude. »

Ces propositions séduisantes amènent les Argiens et les Arcadiens à Sicyone, où, en leur présence, Euphron convoque le peuple pour y établir un gouvernement fondé sur l’égalité. Dès qu’ils furent assemblés, il leur demanda de choisir des gouverneurs à leur gré. Euphron lui-même, Hippodamus, Cléandre, Acrisius et Lysandre, furent nommés. Il destitua ensuite Lysimène, commandant des troupes soldées, pour mettre à leur tête son fils Adéas. Bientôt ses largesses lui attachèrent une partie de ces troupes soldées ; il en gagna d’autres encore avec les deniers publics et sacrés qu’il n’épargnait pas.

Il confisquait le bien de ceux qu’il bannissait pour leur attachement à Lacédémone. De ses collègues, il tuait ceux-ci, exilait ceux-la ; en sorte que devenu maître absolu, il affectait ouvertement la tyrannie. Pour obtenir l’aveu des alliés, l’or était semé ; il se faisait un plaisir de les accompagner dans leurs expéditions avec ses troupes soldées.


CHAPITRE II.


Les affaires en étaient là : les Argiens circonvallaient Tricrane, forteresse située dans la Phliasie, au-dessus du temple de Junon ; les Sicyoniens fortifiaient Thyamie, sur les frontières de la Phliasie. Les Phliontins réduits par-là aux dernières extrémités, n’en persévérèrent pas moins dans leur alliance avec Lacédémone.

Que tous les historiens célèbrent les exploits des républiques du premier ordre ; pour moi je juge plus intéressant encore de produire au grand jour les actions mémorables d’une petite cité.

Les Phliasiens avaient fait alliance avec Lacédémone, dans les temps où cette illustre république était parvenue à son plus haut point de grandeur. Malgré ses revers à la bataille de Leuctres, au moment où beaucoup de périèces l’abandonnaient, où tous les hilotes et presque tous les alliés se révoltaient, où tous les Grecs, pour ainsi dire, se soulevaient contre elle, ils lui restèrent fidèles ; ils la secoururent, quoique assaillis par les peuples les plus puissans du Péloponnèse, les Argiens et les Arcadiens. Ils avaient uni leurs armes à ceux de Corinthe, d’Épidaure, de Trézène, d’Hermione, de l’Halie, de la Sicyonie et de Pellène. Arrivés près de la rivière de Lerne, le sort voulut qu’ils fissent les derniers le trajet qui conduit à Prasies, mais loin de rebrousser chemin, lors même que le chef des troupes soldées les eut abandonnés, emmenant avec lui les guerriers qui venaient de faire le trajet avant eux, ils louèrent un guide de Prasies ; et quoique les ennemis fussent près d’Amycles, ils pénétrèrent à Sparte comme ils purent : aussi, entre autres honneurs, Lacédémone leur envoya-t-elle un bœuf en signe d’hospitalité.

Lorsque les ennemis eurent évacué la Laconie, les Argiens irrités de la fidélité des Phliontins pour Lacédémone, se jetèrent en masse sur les terres de Phlionte : ils les ravagèrent, mais sans réduire les habitans ; et comme ils se retiraient après avoir commis tous les désordres possibles, les cavaliers de Phlionte les poursuivirent, et quoique seulement au nombre de soixante, ils mirent en déroute la cavalerie argienne et quelques cohortes qui protégeaient son arrière-garde. Ils tuèrent peu de monde ; mais ils dressèrent un trophée à la vue des Argiens, comme s’ils les avaient entièrement défaits.

Les Lacédémoniens et leurs alliés défendant de nouveau le passage d’Onée, les Thébains s’étaient avancés pour le franchir. Comme ceux de l’Élide et de l’Arcadie traversaient Némée, pour se joindre aux Thébains, les bannis de Phlionte leur dirent que s’ils voulaient seulement se montrer, ils prendraient Phlionte.

La proposition fut acceptée ; et la même nuit, les bannis, suivis de six cents hommes ou environ, viennent se placer sous les murs de la citadelle avec des échelles. Du haut de Tricrane, des sentinelles ayant averti, par un signal, d’une prétendue arrivée d’ennemis, Phlionte se préparait à les recevoir, lorsque des traîtres font signe à ceux qui étaient embusqués de monter : ils montent, prennent les armes qu’ils trouvent sur le rempart, poursuivent les dix sentinelles de jour (chaque cinquaine en avait fourni une), tuent l’une d’elles qui dormait, et une autre encore qui fuyait vers le temple de Junon. Bientôt toute la garnison fuit et s’élance du haut des murs qui donnaient du côté de la ville : il fut clair alors que les assaillans étaient maîtres de la forteresse.

Aux cris qui parvinrent jusque dans la ville, les habitans accoururent. Les ennemis sortirent de la forteresse et combattirent sous les portes qui conduisaient à la ville, puis se voyant assiégés, se retirèrent dans la citadelle : les hoplites y entrèrent pêle-mêle avec eux ; en sorte que l’esplanade se trouva aussitôt déserte. L’ennemi monta sur les remparts et sur les tours, d’où il faisait pleuvoir une grêle de traits sur les habitans : ceux-ci se défendaient d’en bas et combattaient au pied des rampes.

Bientôt des citoyens de Phlionte s’emparent de tours à droite, à gauche, et s’avancent tous ensemble et en désespérés contre l’ennemi qui venait de monter, le chargent, le pressent, le renferment dans un petit espace.

Pendant ce temps-là, ceux de l’Arcadie et de l’Argolide environnèrent la ville et profitèrent d’une partie plus élevée de l’enceinte pour faire une brèche au mur de la citadelle.

Les habitans combattaient à la fois et contre ceux qui occupaient déjà les murs de la citadelle, et contre les assaillans qui escaladaient l’enceinte même de la ville, et qui étaient encore sur les échelles. D’autres se trouvant aux prises avec ceux qui venaient de monter sur les tours, les embrasèrent avec le feu qu’ils trouvèrent dans les tentes : ils avaient apporté des gerbes moissonnées dans la citadelle même. Aussitôt les uns se précipitent des tours, dans la crainte des flammes ; les autres, atteints par les Phliontins, tombent au pied des murailles.

Dès qu’une fois ils eurent commencé à plier, toute la forteresse se trouva en un instant vide d’ennemis. La cavalerie alors accourut au galop : à son aspect les ennemis se retirèrent, abandonnant les échelles, les morts et les blessés, et perdirent, soit en combattant dans la citadelle, soit au dehors, au moins quatre-vingts hommes. Aussitôt s’offrit un touchant spectacle ; il fallait voir les hommes s’embrasser, se féliciter de leur délivrance, les femmes leur apporter des rafraîchissemens et pleurer de joie. La douleur et la joie se peignaient sur tous les visages.

L’année suivante, tous les Argiens et les Arcadiens entrèrent encore dans Phlionte : leur acharnement contre les Phliontins provenait de la haine qu’ils leur portaient, et de l’espérance de prendre par famine une ville qu’ils tenaient bloquée. Mais dans cette nouvelle action, la cavalerie phliasienne et la troupe d’élite, soutenues de cavaliers athéniens, ayant avec beaucoup d’avantage fondu sur eux au passage de l’Asope, les tinrent serrés le reste du jour sous les montagnes : on eût dit qu’elles veillaient pour préserver de ravage les moissons amies.

Une autre fois, l’harmoste thébain qui commandait à Sicyone, vint les attaquer avec les soldats de la garnison thébaine : il était secondé de ceux de Sicyone et de Pellène, qui dès lors suivaient les Thébains. Euphron s’était rendu à cette expédition, avec ses deux mille hommes environ de troupes soudoyées. Une partie descendit par Tricrane vers le temple de Junon, comme pour ravager la plaine : on laissa ceux de Pellène et de Sicyone sur les hauteurs, et dans la direction de Corinthe, de peur que les Phliasiens gravissant et tournant par ce côté, ne parvinssent à dominer au-dessus du temple. Les habitans de Phlionte voyant l’ennemi s’élancer dans la plaine, courent et les repoussent avec leur cavalerie et leur troupe d’élite. La plus grande partie du jour se passa en escarmouches, Euphron poursuivant les Phliasiens jusqu’aux lieux praticables pour la cavalerie, et ceux-ci à leur tour poursuivant Euphron jusqu’au temple.

Pour se retirer entièrement, les ennemis tournèrent Tricrane, parce qu’un ravin profond, qui se trouvait devant cette place, les empêchait de rejoindre Pellène par un plus court chemin. Les Phliasiens les ayant suivis sur les hauteurs, se détournèrent tout à coup, et longèrent les murs afin d’aller à la rencontre des Pelléniens et de quelques autres de leurs alliés. Les Thébains s’apercevant du mouvement des Phliasiens, se hatent de les prévenir, pour secourir les Pelléniens ; mais les cavaliers de Phlionte, qui avaient pris le devant, fondirent sur les Pelléniens, reculèrent au premier choc, donnèrent une seconde fois et les rompirent à l’aide de l’infanterie qui venait de les renforcer. Des Sicyoniens et quantité de braves Pelléniens périrent dans la déroute.

Après ces exploits, les Phliasiens dressèrent un brillant trophée, et chantèrent l’hymne de la victoire. Les Thébains et Euphron se tenaient tranquilles spectateurs du triomphe : on les eût dits accourus pour le contempler. Ensuite on se retira de part et d’autre.

Voici encore une belle action de la part des Phliasiens. Ils firent prisonnier le Pellénien Proxéne, et le congédièrent sans rançon, quoique réduits à une disette extrême. Comment n’appellerait-on pas vaillans et magnanimes des hommes qui se distinguent par de pareils traits ?

On connaît d’ailleurs leur constante fidélité envers leurs amis. Comme ils ne recueillaient rien de leurs terres, ils vivaient en partie de leurs courses sur l’ennemi, en partie de vivres qu’ils achetaient à Corinthe : c’était à travers les dangers qu’ils y allaient, ne se procurant pas facilement des fonds, trouvant à peine et des hommes qui se chargeassent du transport des provisions, et des cautions pour les bêtes de somme. Dans leur extrême disette, ils obtiennent de Charès qu’il escortera le convoi. (Lorsqu’ils furent de retour à Phlionte, ils le prièrent d’envoyer à Pellène les bouches inutiles, ce qui s’exécuta.)

Après qu’ils eurent fait les acquisitions et chargé les bêtes de somme, ils s’en retournèrent de nuit : ils n’ignoraient pas qu’on leur dresserait une embuscade, mais ils trouvaient plus dur de manquer du nécessaire que de se battre. Les Phliasiens marchaient accompagnés de Charès : l’ennemi s’offre à leur rencontre ; ils s’animent réciproquement ; à grands cris ils appellent Charès ; ils chargent avec tant de fureur qu’ils remportent la victoire, chassent l’ennemi du passage, et rentrent sains et saufs dans Phlionte avec leurs provisions. Comme ils avaient veillé toute la nuit, ils dormirent bien avant dans le jour. Dès que Charès fut levé, les cavaliers et les principaux guerriers l’abordèrent.

« Charès, lui dirent-ils, vous pouvez aujourd’hui faire une belle action. Les Sicyoniens construisent un fort sur nos frontières, avec plus d’ouvriers que de soldats : nous marcherons les premiers avec la cavalerie et l’élite de l’infanterie. S’il vous plaît de nous suivre avec vos troupes soldées, peut-être ne trouverez-vous rien à faire : ainsi qu’à Pellène, vous n’aurez qu’à paraître, et l’ennemi fuira. Si vous entrevoyez des difficultés, consultez les dieux, offrez un sacrifice : nous croyons qu’ils vous porteront à l’entreprise encore plus que nous-mêmes. Au reste, soyez-en persuadé, Charès, si vous réussissez, vous aurez tenu en respect vos adversaires, et sauvé une ville amie : illustré parmi vos compatriotes, votre nom deviendra célèbre chez les ennemis et chez les alliés. »

Charès se laisse persuader, et sacrifie. Les cavaliers phliasiens endossent la cuirasse et brident leurs chevaux ; les hoplites se fournissent de ce qui est nécessaire à une infanterie. Comme ils se rendaient tout équipés au lieu où sacrifiait Charès, ils rencontrèrent ce général et son devin, qui leur annoncèrent que les présages étaient favorables. « Attendez, leur dirent-ils, nous partons avec vous. »

On sonne la marche ; les troupes soldées s’élancent transportées d’une divine ardeur. Charès était devancé par les cavaliers et les fantassins de Phlionte, qui d’abord marchèrent vite, et doublèrent ensuite le pas. Les cavaliers allaient à toute bride ; les fantassins couraient de toutes leurs forces, autant qu’ils le pouvaient sans rompre les rangs ; Charès les suivait en diligence. Le soleil alors approchait de son couchant. On surprend l’ennemi sur les murs ; les uns se lavaient, les autres apprétaient le souper, ceux-ci pétrissaient le pain, ceux-là préparaient leur couche. A la vue de cette irruption soudaine, ils fuient épouvantés, laissant tout cet apprêt à nos braves, qui firent double chère et de ce qu’ils trouvèrent et de ce qu’ils avaient apporté. Après avoir fait des libations en action de grâces, et chanté un pæan, ils posèrent des gardes et s’endormirent. Cependant un courrier était venu de nuit informer les Corinthiens de l’affaire de Thyamie : aussitôt ils avaient recueilli à son de trompe et avec un empressement amical tous les chariots et les bêtes de somme pour transporter les blés à Phlionte ; et tant qu’avait duré l’investissement, il s’était fait chaque jour de semblables convois.


CHAPITRE III.


Voilà ce que j’avais à dire des Phliasiens, de leur loyauté envers un peuple ami, et de leur persévérante fidélité au sein même de la disette.

Environ dans le même temps, Énée de Stymphale, chef de l’Arcadie, ne pouvant souffrir ce qui se faisait à Sicyone, monta avec ses troupes à la citadelle, et rassemblant les principaux de la ville, rappela ceux qu’on avait bannis sans décret.

Euphron, épouvanté, descend au port de Sicyone, fait venir Pasimèle de Corinthe, et par son entremise livre le port aux Lacédémoniens. Il revenait à leur alliance dans laquelle, disait-il avec une ridicule jactance, il persévérait constamment ; lorsqu’on délibérait dans Sicyone si on quitterait leur parti, il avait, avec un petit nombre, rejeté cette lâche proposition ; c’était pour punir des traîtres qu’il avait établi la démocratie. « Maintenant, dit-il, c’est par moi que sont bannis tous ceux qui vous ont abandonnés ; s’il eût été en mon pouvoir, la ville se serait rendue avec moi à votre discrétion ; aujourd’hui je vous livre le port dont je me suis emparé. » il fut entendu de beaucoup de personnes ; mais qui persuada-t-il ? je l’ignore. Puisque j’ai entamé l’histoire d’Euphron, je vais la raconter en entier.

Comme la division régnait à Sicyone entre le peuple et les grands, Euphron lève dans Athènes des troupes soldées, revient, et, secondé du parti démocratique, s’empare de la ville ; cependant la citadelle était au pouvoir d’un harmoste thébain. Voyant bien qu’il ne serait pas maître absolu tant que les Thébains auraient la citadelle, Euphron ramasse de l’argent et se transporte à Thèbes, dans l’espoir que ses largesses persuaderaient aux Thébains d’exiler les grands, et de le rétablir dans sa première autorité. Mais les premiers bannis, instruits de son voyage et de son projet, vont aussi à Thèbes pour le traverser. Ils voient qu’il a gagné la faveur des magistrats ; la crainte qu’il ne les fasse entrer dans ses vues les rend supérieurs à tout danger ; ils l’égorgent dans la citadelle, sous les yeux des magistrats et du sénat assemblé. Les magistrats firent comparaître devant le sénat les meurtriers, et parlèrent en ces termes :

« Citoyens, nous vous dénonçons ces meurtriers comme dignes de mort. Les sages ne commettent ni injustice ni impiété ; les méchans qui s’en rendent coupables, tâchent du moins de rester ignorés ; ceux-ci surpassant en audace, en scélératesse les plus pervers des mortels, ont cherché les regards de vos magistrats, la présence de juges arbitres souverains de la vie et de la mort, pour assassiner un des principaux Sicyoniens. S’ils ne subissent pas le dernier supplice, qui viendra parmi nous avec confiance ? qui osera désormais communiquer avec nous, s’il est permis au premier venu de tuer un homme avant qu’il ait exposé le sujet qui l’amène ? Nous vous dénonçons donc ces meurtriers comme des impies, des ennemis des lois, dont l’audace a bravé la république : vous avez entendu ; infligez-leur la peine qu’ils vous paraissent mériter. »

Ainsi parlèrent les magistrats. Tous les meurtriers nièrent le fait, à l’exception d’un seul, qui entreprit de se justifier :

« Thébains, leur dit-il, il est impossible qu’un homme vous brave lorsqu’il vous sait maîtres absolus de ses jours. Dans quelle confiance ai-je tué ici Euphron ? c’est parce que ce meurtre me semblait juste, et que je pensais qu’il aurait votre approbation. Archias et Hypate étaient aussi coupables qu’Euphron : vous les avez fait mourir sur-le-champ, et sans forme de procès, persuadés que des impies et des traîtres reconnus, que des usurpateurs de la puissance souveraine, sont déjà condamnés à mort par la voix publique. Euphron ne réunissait-il pas tous ces titres odieux ? n’a-t-il pas dépouillé les temples des offrandes d’or et d’argent qui les décoraient ? est-il un traître plus insigne que l’homme qui, dévoué aux Lacédémoniens, les abandonne pour vous ; qui ensuite, après vous avoir donné sa foi, vous trahit vous-mêmes et livre le port à vos adversaires ? Est-il une tyrannie plus marquée que d’avoir accordé à des esclaves la liberté, et même le droit de citoyen ; que d’avoir exilé, dépouillé, tué, non des pervers, mais ceux dont la vue l’offensait ? et n’étaient-ce pas toujours les meilleurs citoyens ?

« Rentré dans sa ville avec le secours des Athéniens, vos ennemis mortels, il attaque à main armée votre harmoste ; ne pouvant le chasser de la citadelle, il recueille de l’or et se transporte ici. S’il eût pris ouvertement les armes contre vous, vous me sauriez gré de l’avoir immolé ; je l’ai puni d’avoir apporté de l’or pour vous corrompre, pour vous engager à lui rendre toute autorité ; pourriez-vous donc me condamner justement à mort ? Ceux que l’on contraint par la force des armes éprouvent une violence ; mais du moins ne les voit-on pas chargés d’un crime. Quant à ceux que l’on corrompt par argent, on leur nuit en même temps qu’on les couvre d’opprobre.

« Si Euphron eût été mon ennemi et votre ami, je l’avoue, j’aurais eu tort de le tuer ; mais un homme qui vous a trahis était-il plus mon ennemi que le votre ? Il est venu ici, dira quelqu’un, sur la foi publique. Comment, si on l’eût tué hors de votre ville on mériterait des louanges, et parce qu’à ses anciens crimes il venait en ajouter de nouveaux ou prétendra qu’il n’a pas été tué justement ! Mais est-il chez les Grecs des traités qui favorisent les traîtres, les tyrans, les déserteurs ? Avez-vous donc oublié le décret qui porte qu’on pourra saisir les bannis dans toutes les villes alliées ? Or, celui qui, étant banni, est revenu sans un décret de la confédération, peut-on le dire injustement tué ? Oui, Thébains, si vous me faites mourir, vous vengerez la mort de votre plus grand ennemi ; si vous me renvoyez absous, vous vengerez vos propres injures et celles de tous vos alliés. »

Les Thébains, d’après ce discours, prononcèrent qu’Euphron avait subi un juste châtiment ; mais ses concitoyens le jugeant homme de bien, remportèrent son corps et lui donnérent sépulture dans la place publique : ils le révèrent comme le protecteur de leur ville. C’est ainsi que, pour l’ordinaire, nous estimons gens de bien ceux qui ont droit à notre reconnaissance. Voilà l’histoire d’Euphron ; je reviens à mon sujet.


CHAPITRE IV.


Les Phliasiens circonvallaient encore Thyamie en présence de Charès, lorsque les bannis de Sicyone s’emparèrent d’Orope. Les Athéniens ayant conduit toutes leurs troupes au secours d’Orope, et rappelé Charès, les Sicyoniens reprirent leur port avec l’aide des Arcadiens. Quant aux Athéniens, se voyant abandonnés de tous leurs alliés, ils se retirèrent et confièrent Orope à la foi des Thébains, jusqu’à ce qu’on eût prononcé sur le différend.

Lycomède, observant qu’Athénes se plaignait des charges qu’elle supportait pour la cause des alliés, sans être payée d’un juste retour, détermina les dix mille députés à faire alliance avec cette république. D’abord quelques Athéniens témoignaient de la répugnance, étant amis de Lacédémone, à s’allier avec ses adversaires ; mais après avoir bien réfléchi, ils trouvèrent qu’il n’importait pas moins aux Lacédémoniens qu’à eux-mêmes, que les Arcadiens sussent se passer des Thébains, et finirent par accepter cette alliance. Lycomède, qui l’avait négociée, se retirant d’Athénes, mourut par un étrange accident. En effet, après avoir choisi entre beaucoup de vaisseaux, après être convenu avec le pilote de le transporter où il voudrait, il s’était décidé pour le lieu où s’étaient retirés les bannis : sa mort n’empêcha pas l’entière exécution du traité.

Démotion déclara dans l’assemblée du peuple d’Athènes, que l’on faisait sagement de lier amitié avec les Arcadiens ; mais il ajouta qu’il fallait s’efforcer de retenir Corinthe dans la dépendance athénienne. À cette nouvelle, les Corinthiens envoyérent des troupes en diligence dans celles de leurs villes où les Athéniens avaient garnison, et leur signifièrent de se retirer ; leur protection devenait inutile. Ils obéirent. Lorsque ces troupes furent de retour dans la ville, les Corinthiens publièrent que les Athéniens qui auraient à se plaindre se présentassent ; on leur rendrait justice.

Les choses en étaient la, lorsque Charès aborda à Cenchrée avec la flotte. Informé de ce qui s’était passé, sur la nouvelle de quelque entreprise, il venait, disait-il, offrir ses services. On le remercia ; mais loin de recevoir ses galères dans le port, il fut invité à s’éloigner. Quant aux hoplites, on les congédia, après les avoir satisfaits. Ce fut ainsi que les Athéniens partirent de Corinthe. Ils étaient obligés, à cause de leur alliance, d’envoyer des secours de cavalerie aux Arcadiens s’il leur survenait une guerre ; mais ils ne se permettaient en Laconie aucun acte d’hostilité.

Les Corinthiens, de leur côté, considérant que vaincus précédemment par terre, en butte à de nouveaux ennemis, ils couraient les plus grands dangers, résolurent une levée d’infanterie et de cavalerie soudoyées, autant pour la garde de la ville que pour incommoder l’ennemi. En même temps ils envoyèrent à Thèbes, pour savoir s’ils seraient admis à demander la paix. Après avoir obtenu une réponse favorable, ils sollicitèrent la permission d’en conférer avec les alliés ; ils feraient la paix avec ceux qui la voudraient, et laisseraient combattre ceux qui préféreraient la guerre. Les Thébains ayant encore accordé cette demande, les Corinthiens vinrent à Lacédémone, et prononcèrent ce discours :

« Lacédémoniens, nous venons ici en qualité d’amis ; nous vous prions, s’il est quelque moyen d’éviter notre ruine totale en continuant la guerre, de nous l’indiquer ; si vous nous croyez sans ressource, et que la paix vous soit utile comme à nous, nous vous invitons à la négocier de concert ; car c’est avec vous surtout que nous désirons nous mettre à l’abri de l’orage. Si vous pensez qu’il est de votre intérêt de continuer la guerre, permettez que nous fassions la paix. Échappés au péril, et subsistant toujours, nous pourrons peut-être par la suite vous rendre encore de nouveaux services ; en périssant aujourd’hui, il est évident que nous ne pourrons plus vous servir. »

D’après ce discours, les Lacédémoniens conseillérent aux Corinthiens de faire la paix ; ils laissaient leurs alliés libres de se reposer s’ils ne voulaient pas faire la guerre avec eux : ils disaient qu’ils étaient résolus de la continuer et de s’abandonner à la Providence ; que jamais ils ne se laisseraient enlever Messène, qu’ils tenaient de leurs ancêtres.

Sur cette réponse, les Corinthiens allèrent à Thèbes pour la conclusion de la paix : les Thébains voulaient qu’ils jurassent aussi ligue offensive et défensive. Ceux-ci répondirent qu’une telle ligue n’était pas une paix, mais un passage d’une guerre à une autre ; que s’il leur plaisait, ils préféreraient la paix sous de justes conditions. Les Thébains, pénétrés d’admiration pour un peuple qui, même dans le danger, refusait de se liguer contre des bienfaiteurs, leur accordèrent la paix à eux, aux Phliasiens ét à tous ceux qui les avaient accompagnés à Thèbes, à condition qu’ils observeraient la plus exacte neutralité.

Le traité conclu et ratifié par le serment, les Phliasiens quittèrent aussitôt Thyamie ; mais les Argieus, qui avaient juré la paix aux mêmes conditions, ne pouvant obtenir que les bannis de Phlionte gardassent Tricrane comme leur propre cité, les prirent sous leur protection et mirent garnison dans cette place ; ils se prétendaient propriétaires d’un pays qu’ils ravageaient peu auparavant comme ennemi. Les Phliasiens firent des réclamations : les Argiens n’y eurent aucun égard.

Presque dans le même temps mourut Denys l’ancien : son fils, qui lui succéda, envoya douze trirémes aux Lacédémoniens, sous le commandement de Timocrate. Celui-ci arrive, les aide à reprendre Sellasie, et s’en retourne en Sicile.

Peu de temps après, les Éléens s’emparèrent de Lasione, ville autrefois de leur dépendance, qui appartenait alors à l’Arcadie. Les Arcadiens, ne s’oubliant pas, ordonnent une levée et partent aussitôt. Les Éléens leur opposent quatre cents cavaliers et trois cents fantassins. Ils avaient campé de jour dans une vaste plaine : les Arcadiens gagnérent de nuit le sommet de la montagne qui dominait les Éléens, et descendirent contre eux dès le point du jour. Ceux-ci, à la vue d’un ennemi qui avait l’avantage du nombre et du lieu, et dont ils se trouvaient éloignés, voulurent faire retraite ; mais, retenus par la honte, ils en viennent aux mains et fuient au premier choc. Ils perdirent beaucoup d’hommes et d’armes, en exécutant cette retraite par des lieux difficiles.

Après ces exploits, les Arcadiens marchèrent contre les villes des Acroréens ; et les ayant prises, à la réserve de Thrauste, ils arrivèrent à Olympie. Ils fortifièrent d’une tranchée le temple de Saturne, y mirent garnison, puis s’emparèrent du mont Olympe, et prirent Margane par intelligence. Ces nouveaux revers découragèrent entièrement les Éléens : ceux d’Arcadie pénétrèrent dans leur ville, jusqu’à la place publique ; mais la cavalerie éléenne bien soutenue les repoussa, en tua une partie, et dressa un trophée.

Depuis quelque temps il y avait division dans Élis. Les partisans de Charopus, de Thrasonidas et d’Argius, voulaient la démocratie : l’oligarchie était demandée par la faction Stalcas, Hippias et Stratole ; mais les Arcadiens, qui avaient une grande armée, semblaient incliner pour le parti qui demandait la démocratie ; la faction Charopus enhardie traite donc avec les Arcadiens, et par leur entremise s’empare de la citadelle. A l’instant les cavaliers éléens y montent accompagnés des trois cents, en chassent l’ennemi et bannissent Argus, Charopus, et avec eux quatre cents citoyens environ de la même faction. Peu après, ces bannis aidés de quelques Arcadiens, s’emparèrent de Pylos, où émigrèrent en foule d’autres habitans, partisans de la démocratie, parce qu’ils se voyaient, grâces à la valeur des bannis, en possession d’une belle place et secondés d’un puissant allié.

Les Arcadiens entrèrent de nouveau dans l’Élide ; les bannis leur avaient persuadé que la ville se rendrait, mais elle était défendue par les Achéens, alors amis des Éléens ; en sorte que ceux d’Arcadie se retirèrent sans avoir fait autre chose que ravager le territoire. Ils en étaient à peine sortis qu’ils apprennent que les Pelléniens sont dans l’Élide ; ils font une grande traite toute la nuit, et prennent Olure, ville des Pelléniens, redevenus pour lors alliés de Sparte. A la nouvelle de la prise d’Olure, les Pelléniens, après un long circuit et beaucoup d’efforts, arrivent enfin dans leur ville, combattent les Arcadiens qui étaient dans Olure, et leurs concitoyens qu’on avait armés : quoiqu’en petit nombre, ils ne se donnèrent point de repos qu’ils n’eussent repris la place.

Ceux d’Arcadie entrèrent encore une autre fois dans l’Élide. Comme ils étaient campés entre Cylléne et la ville, les Éléens les attaquèrent : les Arcadiens soutinrent le choc, et vainquirent. Le général éléen Andromaque, qui avait conseillé de livrer bataille, se donna la mort ; les troupes éléennes se retirèrent dans la ville. Dans cette action périt aussi le Spartiate Soclidas ; car Sparte avait alors fait alliance avec l’Élide.

Les Éléens, ainsi renfermés dans leurs murs, députèrent vers les Lacédémoniens pour les prier d’entrer en Arcadie, persuadés qu’on chasserait les Arcadiens en les attaquant de deux côtés. Archidamus se met donc en campagne, prend Cromne, et de ses douze cohortes en laisse trois en garnison, puis revient dans sa patrie.

Les Arcadiens, qui n’avaient pas encore licencié leurs troupes, accoururent à Cromne, l’enfermèrent d’un double retranchement où ils se campèrent, et l’assiégèrent ainsi. Lacédémone, indignée de ce siège, envoie une armée ; c’était encore Archidamus qui la commandait. Il part, ravage tout ce qu’il peut de l’Arcadie et de la Sciritide, et se sert de tous les moyens pour la levée du siège ; mais les Arcadiens n’étaient pas effrayés ; ils se riaient de ces vains efforts.

Archidamus, ayant remarqué une colline à travers laquelle les assiégeans avaient tiré leur circonvallation extérieure, crut qu’en s’en emparant ils ne pourraient plus rester dans leurs lignes ; mais comme il tournait avec ses troupes pour y arriver, ses peltastes, qui formaient l’avant-garde, ayant vu les Éparites hors du retranchement, les attaquent, soutenus des cavaliers qui tentaient de forcer la colline avec eux. Ces Éparites, loin de plier, restaient fermes dans leurs rangs. On revient à la charge ; mais loin de céder le terrain même alors, ils vont au devant d’eux à grands cris. Archidamus accourt en tournant par le grand chemin qui allait à Cromne : ses soldats marchaient sur deux de hauteur.

Les deux armées s’approchent ; Archidamus, défilant à cause du peu d’espace du chemin, tandis que les Arcadiens se serraient unissant leurs boucliers, ne fut pas en état de résister à la multitude. Bientôt il est percé d’outre en outre à la cuisse ; bientôt périssent sous ses yeux Polyénidas, Chilon son beau-frère, et tous les braves qui, au nombre de trente environ, combattaient autour de sa personne. Il quitta le chemin étroit pour gagner la plaine, où il se rangea en bataille. Les Arcadiens restèrent dans la même position, inférieurs en nombre, mais supérieurs par le courage, puisqu’ils poursuivaient une troupe qui lâchait pied et dont on avait tué quelques hommes. Les Lacédémoniens au contraire étaient consternés ; ils voyaient Archidamus blessé ; ils entendaient nommer les morts : c’étaient les plus courageux et presque les plus distingués de Sparte.

On s’approche enfin : « Pourquoi combattre ? s’écrie un des anciens ; pourquoi ne ferions-nous pas une trève ? » Ce mot est accueilli, et la trève conclue. Les Lacédémoniens se retirent après avoir enlevé les morts : les Arcadiens retournent au lieu d’où ils avaient commencé la charge, et dressent un trophée.

Tandis que les Arcadiens étaient devant Cromne, les Éléens marchèrent contre Pylos, dont s’étaient emparés les bannis de l’Élide. Ils rencontrent les Pyliens repoussés de Thalames ; aussitôt ils ordonnent à leur cavalerie de charger : quelques ennemis tombent sous leurs coups ; le reste poussé sur une colline, en fut délogé par l’infanterie éléenne, qui en tua une partie, et fit environ deux cents prisonniers. On vendit les soldats mercenaires ; les bannis furent égorgés, et Pylos prise avec ses habitans destitués de tout secours. Margane subit le même sort.

Quelque temps après, les Lacédémoniens font de nuit une nouvelle course, vers Cromne, se rendent maîtres de la partie du retranchement que défendaient les Argiens et les Lacédémoniens assiégés. Tous ceux qui épiaient le moment sortirent ; le reste, prévenu par les Arcadiens qui accoururent, fut renfermé de nouveau dans la ville, pris et distribué entre les Thébains, les Argiens, les Messéniens et les Arcadiens. Le nombre des Spartiates et des périèces montait a plus de cent.

Les Arcadiens n’étant plus retenus à Cromne, retournèrent en Élide, renforcèrent la garnison d’Olympie, et, comme l’année olympique approchait, se préparèrent à célébrer les jeux olympiques avec ceux de Pise, qui prétendaient avoir eu les premiers l’intendance de ces jeux sacrés. Déjà sont arrivés et le mois où se célèbrent les jeux et les jours du plus auguste rassemblement. Les Éléens s’arment ouvertement, appellent à eux les Achéens, et s’acheminent vers Olympie. Les Arcadiens, loin de s’attendre à cette irruption, avaient réglé avec ceux de Pise les apprêts de la fête ; déjà, par leurs ordres, s’étaient exécutés les courses et des chars et des chevaux et les jeux du pentathle, à l’exception de la lutte qui avait lieu non dans le stade, mais entre le stade et l’autel ; car déjà les Éléens en armes paraissaient près le bois sacré ; les Arcadiens ne s’étaient pas avancés plus loin que la riviere du Cladée, qui coule le long de l’Altis, puis se décharge dans l’Alphée. Ce fut là qu’ils se rangèrent avec deux mille hoplites argiens, et environ quatre cents cavaliers d’Athènes.

Les Éléens se portèrent de l’autre côté de la rivière du Cladée, d’où aussitôt, après avoir sacrifié, ils s’avancèrent pour combattre. Quoique auparavant méprisés de ceux d’Argos et d’Arcadie comme mauvais guerriers, quoique dédaignés des Achéens et des Athéniens, leur valeur, ce jour-là, étonna les alliés. Les Arcadiens, qui soutinrent le premier choc, furent bientôt mis en déroute : les Argiens accouraient ; les Éléens les défirent aussi et les poursuivirent jusqu’à l’espace qui est entre le sénat, le temple de Vesta et le théâtre voisin de ce temple ; ils les pressèrent prés de l’autel avec une ardeur toujours égale : cependant assaillis de traits lancés des portiques, du sénat et du grand temple, et combattant sur un plan inférieur, ils perdirent quelques hommes avec Stratoclès, qui commandait les trois-cents.

Après cette action, ils se retirèrent dans leur camp. Les Arcadiens et leurs alliés redoutant l’attaque du lendemain, ne cessèrent pendant la nuit d’abattre les loges de bois qu’on avait dressées avec beaucoup de peine, et de s’entourer de palissades. Le jour suivant, les Éléens ayant vu leur défense, et le haut des temples garni de soldats, retournèrent dans leur ville, après avoir déployé tout le courage qu’un dieu peut en un jour inspirer à des mortels, et que le plus long exercice ne saurait remplacer.

Cependant les Mantinéens, n’approuvant pas que les principaux d’Arcadie employassent les deniers sacrés à leur besoin et à l’entretien des Éparites, décrétèrent les premiers qu’on ne toucherait plus à l’argent sacré, puis levèrent le contingent destiné à la solde des Éparites et l’envoyèrent aux magistrats chargés de la distribution. Ceux-ci prétendent qu’on attente à la constitution arcadique et citent les magistrats mantinéens devant les dix mille députés. Ces magistrats refusent de comparaître ; on envoie des Éparites chargés de les y contraindre. Mantinée ferme aussitôt ses portes.

Mais bientôt même des députés du conseil des dix mille déclarèrent qu’on ne devait pas toucher à l’argent sacré, ni attirer le courroux des dieux jusque sur la postérité la plus reculée. Dès qu’on eut arrêté dans le conseil qu’on s’abstiendrait des deniers sacrés, les Éparites, qui ne pouvaient vivre faute de solde, se débandèrent ; d’autres, qui se voyaient quelque ressource, s’encouragèrent à succéder aux Éparites ; ils se les asserviraient, bien loin d’en dépendre. Les principaux d’Arcadie, qui avaient manié cet argent sacré, prévoyant bien que s’ils étaient forcés de rendre des comptes, ils exposaient leurs têtes, envoyèrent dire aux Thébains que s’ils ne prenaient les armes, l’Arcadie pourrait bien revenir au parti de Lacédémone.

Comme ils se disposaient à marcher, le conseil arcadique, à la persuasion des mieux intentionnés pour le Péloponnèse, leur envoya des députés qui les invitèrent à ne pas venir sans qu’on les appelât. En adoptant cette mesure, on considérait que l’on n’avait pas besoin de guerre ; on pensait qu’il ne fallait plus contester la surintendance du temple de Jupiter Olympyen ; qu’en la restituant, ils feraient un acte de justice et de piété et se rendraient agréables au dieu. Les Éléens aussi goûtèrent ces dispositions ; il fut donc arrêté de part et d’autre qu’on ferait la paix.

Elle fut conclue et jurée par les Tégéates et autres, ainsi que par le général athénien, qui se trouvait à Tégée avec trois cents hoplites bœotiens. Les Arcadiens, qui séjournaient dans cette ville, se livraient à la bonne chère et à la joie, faisaient des libations et chantaient des pæans en l’honneur de la paix, lorsque l’harmoste thébain et ceux des magistrats d’Arcadie, qui craignaient la reddition des comptes, secondés des Bœotiens et des Éparites du même parti, fermèrent les portes de Tégée et envoyerent au milieu des banquets saisir les principaux d’entre eux. Comme de toutes les villes il était accouru des Arcadiens, tous voulant la paix, on en prit nécessairement un si grand nombre que la commune et la prison furent remplies.

On avait beaucoup de prisonniers ; mais plusieurs s’étaient échappés par-dessus les murs, quelques-uns même par les portes : car ils ne comptaient d’ennemis que parmi les coupables qui redoutaient la rigueur des lois. Cependant l’harmoste thébain et les auteurs de cette tragédie étaient fort en peine de ce qu’ils avaient fait peu de prisonniers parmi les Mantinéens, à qui surtout ils en voulaient et qui, vu la proximité de leur ville, s’étaient presque tous retirés chez eux.

Au point du jour, les Mantinéens, instruits de ce qui se passait, députent vers les villes d’Arcadie, les exhortent à se mettre sous les armes et à garder leurs murs ; ce qui fut exécuté. Ils envoient en même temps à Tégée redemander les détenus ; ils trouvaient injuste qu’on attentât à la vie et à la liberté d’aucun Arcadien : si l’on avait à se plaindre de quelques-uns d’eux, ajoutaient les députés, Mantinée s’engageait à présenter au conseil arcadique tous ceux contre qui on porterait plainte.

Le général thébain, ne sachant qu’opposer à ces représentations, les met tous en liberté, convoque pour le lendemain une assemblée où se trouveraient tous les Arcadiens qui voudraient s’y rendre et leur dit pour sa justificatinn, qu’il a été trompé : on lui avait rapporté que les Lacédémoniens étaient en armes sur la frontière et que quelques Arcadiens devaient livrer la place. Convaincus de la fausseté de cette allégation, ils le laissent ; ils envoient à Thèbes demander sa tête en réparation.

On prétend qu’Épaminondas, alors général thébain, répondit qu’il avait moins failli à les arréter qu’à les mettre en liberté. « Quoi, dit-il, lorsque nous prenons les armes pour votre défense, vous faites la paix sans notre participation ! y aurait-il donc de l’injustice à vous accuser de perfidie ? Apprenez que nous entrerons en Arcadie et que, secondés de ceux qui tiennent à notre parti, nous y porterons la guerre. »


CHAPITRE V.


La nouvelle parvint aux villes et au conseil arcadique. Les Mantinéens et ceux d’Arcadie, bien intentionnés pour le Péloponnèse, comprirent, comme ceux de l’Élide et d’Achaïe, que les Thébains prétendaient épuiser le Péloponnèse pour l’asservir sans peine : « Pourquoi veulent-ils que nous fassions la guerre ? est-ce pour que nous nous entr’égorgions et que leur médiation devienne nécessaire ? Pourquoi ces préparatifs de guerre, lorsque nous déclarons que leur protection nous est inutile ? N’est-il pas clair que c’est contre nous qu’ils se disposent à une campagne ? » Ces peuples envoient aussitôt demander des secours à Athènes : des députés, pris parmi les Éparites, vont à Lacédémone pour l’exhorter à empêcher d’un commun effort toute tentative contre la liberté du Péloponnèse. Quant au commandement, il fut arrêté que chacun l’exercerait dans son pays.

Au milieu de ces événemens, Épaminondas sortit avec tous les Bœotiens, les Eubéens et beaucoup de Thessaliens qu’envoyaient Alexandre et les ennemis de ce tyran de Phère. Les Phocéens ne le suivirent pas, alléguant que leur alliance n’était que défensive, qu’aucun article ne les appelait sous les étendards des Thébains agresseurs. Mais il se persuadait que dans le Péloponnèse il aurait à sa discrétion les Argiens, les Messéniens et ceux des Acarnaniens qui tenaient à son parti, tels que les Tégéates, les Mégalopolitains, les Asthéates, les Palantins, et que les petites villes enclavées parmi eux seraient contraintes de marcher.

Épaminondas se met promptement en campagne : arrivé à Némée, il s’y arrête, dans l’espérance de prendre les Athéniens au passage ; il jugeait leur défaite importante, tant pour rassurer son parti que pour décourager l’ennemi : il pensait que l’abaissement d’Athènes serait l’exaltation de Thèbes.

Pendant ce temps, se rendirent à Mantinée tous les Péloponnésiens qui tenaient pour cette ville : d’un autre côté, Épaminondas, instruit que les Athéniens, au lieu de marcher par terre, s’apprêtent à mettre à la voile et à traverser la Laconie pour venir au secours des Arcadiens, sort de Némée, et va camper devant Tégée. Je ne dirai pas que cette expédition lui ait réussi ; mais dans ce qui demandait intrépidité et prévoyance, ce général me semble n’avoir rien laissé à désirer.

Je le loue avant tout d’avoir campé dans l’enceinte de Tégée, où, plus en sûreté que s’il eût été hors des murs, il cachait mieux ses projets à l’ennemi, et se procurait facilement ce qui lui était nécessaire ; tandis que ses adversaires, campés dans la plaine, laissaient apercevoir ou leurs sages manœuvres, ou leurs fautes : quoiqu’il se crût supérieur en forces, lorsqu’il leur croyait l’avantage du lieu, il ne les attaquait pas. Cependant le temps s’écoulait, et aucune ville ne se déclarait en sa faveur ; il crut alors un grand exploit nécessaire, ou c’en était fait de sa gloire passée.

Apprenant donc que les ennemis s’étaient fortifiés dans Mantinée, qu’ils appelaient Agésilas, que ce prince, parti de Lacédémone avec toutes ses forces, était à Pelléne, il ordonne à ses troupes de prendre leur repas, donne l’ordre du départ, et va droit à Sparte. Si, grâces à une divinité protectrice, un Crétois ne fût venu avertir Agésilas de l’approche de l’armée thébaine, Sparte, absolument sans défense, était prise comme un nid d’oiseaux. Mais Agésilas, informé à temps, avait prévenu l’arrivée de l’ennemi ; et les Spartiates, distribués en différens postes, gardaient la ville : ils se trouvaient cependant en fort petit nombre ; car toute leur cavalerie était allée en Arcadie avec les troupes soudoyées, et trois des douze compagnies.

Épaminondas, arrivé près de Sparte, évita d’attaquer par un terrain uni, où les Spartiates, du haut de leurs maisons, l’eussent accablé de traits. il évita aussi les accès trop serrés, où peu de combattans font plus que le grand nombre ; mais après s’être emparé d’un poste avantageux, au lieu de gravir, il s’avança vers la ville par une pente favorable. Ce qui arriva ensuite peut s’appeler un coup du ciel, ou bien on doit dire qu’aucune force ne résiste à des désespérés. Archidamus, à la tête de moins de cent hommes. venait de traverser l’Eurotas : vainqueur d’un grand obstacle, déjà il marchait à l’ennemi. Il paraît avec sa troupe ; le combat s’engage : au premier choc, ces guerriers, qui, pleins de feu, venaient de triompher des Lacédémoniens, ces mêmes hommes, qui avaient absolument l’avantage et du nombre et du lieu, reculent et prennent la fuite ; les premiers rangs de l’armée d’Épaminondas sont taillés en pièces. Les Lacédémoniens, emportés un peu trop loin par l’ardeur de la victoire, perdirent aussi des leurs : il semblait que la divinité avait marqué les bornes de leur triomphe.

Archidamus dressa un trophée où il avait vaincu, et rendit les morts par composition. Épaminondas, prévoyant l’arrivée des Arcadiens, ne voulut pas les avoir sur les bras avec toutes les forces réunies de Lacédémone, qui d’ailleurs étaient triomphantes, lorsque les siennes étaient abattues. Il se retira donc en grande diligence à Tégée : tandis que ses hoplites y reprenaient haleine, il envoya ses cavaliers contre Mantinée ; il leur demandait de la constance, et leur représentait que les Mantinéens tenaient leur bétail hors de la ville, et qu’ils étaient tous occupés à transporter chez eux leurs récoltes.

Ces cavaliers se mettent en marche. Mais la cavalerie athénienne, étant partie d’Éleusis et ayant soupé dans l’isthme, passa à Cléone, et se rendit à Mantinée, dans l’enceinte de laquelle elle campa. Certains de l’approche de l’ennemi, les Mantinéens supplièrent la cavalerie athénienne de les secourir si elle le pouvait : ils dirent que tout leur bétail et leurs ouvriers, que beaucoup d’enfans et de vieillards de condition libre, étaient dans les champs. Les Athéniens, instruits de ce qui se passait, se décident à les secourir, quoiqu’ils n’eussent dîné, ni eux ni leurs chevaux.

Qui dans cette conjoncture n’admirerait pas leur valeur ? Ils voyaient un ennemi bien plus nombreux ; leur cavalerie avait éprouvé un échec à Corinthe ; ils allaient se mesurer contre des Thébains et des Thessaliens, cavaliers très renommés : fermant les yeux à ces considérations, se croyant déshonorés si leur présence devenait inutile à des alliés, et d’ailleurs jaloux de conserver la gloire de leurs ancétres, ils ne virent pas plutot l’ennemi qu’ils le chargèrent avec furie. Par-là ils conservèrent aux Mantinéens tout ce qu’ils avaient hors de la ville : s’ils perdirent des braves, ils en tuèrent, car il n’y avait d’arme si courte dont on ne s’atteignît réciproquement. Les Athéniens enlevèrent ensuite leurs morts, et par composition en rendirent aux Thébains.

Épaminondas considérait que sous peu de jours il partirait nécessairement, car le temps destiné à l’expédition approchait ; que s’il abandonnait ceux qu’il était venu secourir, ce serait les exposer à perdre sa réputation, puisqu’à Sparte une poignée d’hommes avait battu ses nombreux hoplites, et qu’à Mantinée sa cavalerie avait eu le dessous ; puisque enfin son expédition dans le Péloponnèse avait amené la ligue de Lacédémone avec l’Arcadie, l’Achaïe, l’Élide et l’Attique. Il jugea donc impossible de s’éloigner sans un nouveau combat, persuadé que la victoire réparerait tous ses désavantages ; que s’il mourait, il lui serait glorieux de quitter la vie en s’efforçant d’acquérir à son pays l’empire du Péloponnèse.

Qu’il ait eu ces nobles sentimens, je ne m’en étonne pas ; ils appartiennent à toutes les âmes généreuses : mais qu’il ait dressé son armée à ne se rebuter d’aucune fatigue ni le jour ni la nuit, à ne redouter aucun péril, et obéir même dans la détresse, voila ce qui me semble plus étonnant encore. Au dernier ordre qu’il leur donna de se préparer au combat, les cavaliers, empressés de lui plaire, polissaient leurs casques, et même, comme s’ils eussent été Thébains, des hoplites d’Arcadie traçaient des massues sur leurs boucliers ; tous aiguisaient leurs piques et leurs épées, et nettoyaient leurs boucliers. Après ces préparatifs il les emmène ; mais que fit-il ? c’est ce qu’il est intéressant de considérer.

D’abord il rangea son armée en bataille : c’était annoncer qu’il se préparait à combattre. Quand il eut adopté l’ordre convenable, il ne la mena pas droit aux ennemis ; mais se dirigeant vers les montagnes qui étaient vis-à-vis de lui, à l’occident de Tégée, il leur fit croire qu’il ne combattrait pas ce jour-là. Arrivé à la montagne, il déploya sa ligne et fit mettre bas les armes au pied des tertres ; on eut dit qu’il voulait seulement asseoir son camp. Par ce stratagème, il amortit l’ardeur de l’ennemi qui se disposait au combat, et rompit son ordre de bataille. Mais tout à coup plaçant en avant sur le front de sa phalange les lochos (bataillons) qui marchaient sur son flanc, il dispose en une masse solide propre à l’attaque le corps qu’il commandait en personne, puis il ordonne aux troupes de reprendre leurs armes et marche a leur tête.

Ses ennemis, surpris par sa marche, se mirent de toutes parts en mouvement ; les uns formaient leurs rangs, les autres accouraient les reprendre, ceux-ci bridaient leurs chevaux, ceux-la endossaient la cuirasse ; on eût dit qu’ils marchaient moins à une action qu’à une défaite. Pour lui, il conduisait son armée comme une galère qui se présente par la proue, assuré qu’il lui suffisait d’enfoncer par son choc l’ennemi sur un point, pour obtenir sur le reste de la ligne une victoire complète. Il se préparait en effet à combattre avec ses meilleurs soldats et tenait éloignés les moins aguerris, sachant bien que si ces derniers avaient le dessous, il découragerait les siens, en même temps qu’il fortifierait le parti contraire.

Sans entreméler ses cavaliers de gens de pied, l’ennemi les avait formés sur un ordre profond, comme si c’eût été des hoplites. Épaminondas, au contraire, avait fortifié sa cavalerie en l’entremêlant d’infanterie légère. Il se flattait que s’il enfonçait les escadrons, toute l’armée serait vaincue. En effet, on trouve difficilement des guerriers qui veuillent rester fermes quand ils voient leurs compagnons en fuite. Mais pour contenir les Athéniens qui étaient à l’aile gauche et les empécher d’aller au secours de ceux qui étaient près d’eux, il leur opposa, sur les collines, des cavaliers et des fantassins, et par cette manœuvre il leur faisait craindre, s’ils remuaient, d’être pris en queue.

Tel fut son plan d’attaque, et le succès répondit à ses espérances. En effet, plus fort sur le point qu’il avait attaqué en personne, il y avait enfoncé la ligne, quand un coup mortel l’atteignit. Ses troupes, dès lors, furent incapables de profiter de la victoire. Au lieu de presser de l’épée la phalange qu’elle avait enfoncée et qui fuyait, son infanterie resta immobile sur le terrain où s’était engagée l’attaque. À l’aile droite, la cavalerie ennemie avait pareillement fui ; mais celle des Thébains, loin de poursuivre et de faire main basse sur les cavaliers et les fantassins, saisie d’une frayeur soudaine, se retira comme vaincue du milieu des fuyards. Les hamippes et les peltastes, qui venaient de vaincre avec la cavalerie, passaient en vainqueurs à l’aile gauche ; mais ils furent presque tous taillés en pièces par les Athéniens.

L’issue du combat trompa l’attente générale. Il n’y avait personne qui ne crût, en voyant presque tous les Grecs rassemblés, que si on livrait bataille, les vaincus ne prissent la loi du plus fort ; mais la divinité permit que les deux partis dressassent un trophée en qualité de vainqueurs, et sans opposition ni de part ni d’autre. Les deux partis, comme s’ils avaient vaincu, rendirent les morts par composition ; tous deux les reçurent par composition. Tous deux se prétendirent victorieux sans avoir gagné ni pays ni ville, sans avoir plus agrandi leur domination qu’avant le combat. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on vit plus de trouble et de confusion dans la Grèce depuis le combat qu’auparavant. Bornons ici notre histoire ; laissons à d’autres le soin d’en transmettre la suite.




ANABASE
OU
RETRAITE DES DIX-MILLE.
Séparateur



LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.


Darius eut de Parysatis deux fils. L’ainé se nommait Artaxerxès, et le plus jeune Cyrus. Ce prince était tombé malade, et se doutant que sa fin approchait, voulut avoir près de lui ses deux fils. L’aîné se trouvait à la cour ; il rappela le plus jeune du gouvernement dont il l’avait fait satrape, dignité à laquelle il avait joint le commandement de toutes les troupes qui s’assemblent dans la plaine du Cassole. Cyrus partit donc, escorté de trois cents hoplites grecs que commandait Xénias de Parrhésie et accompagné de Thissapherne, qu’il croyait son ami.

Darius étant mort et Artaxerxès étant monté sur le trône, Tissapherne accuse Cyrus d’avoir tramé contre lui une conspiration. Le roi crut le délateur, et fit arrêter Cyrus pour le punir de mort ; mais Parysatis sa mère le sauva par ses prières, et obtint qu’il fut renvoyé dans son gouvernement. Il avait tout à la fois couru risque de la vie et reçu un affront : il ne fut pas plutôt parti qu’il chercha les moyens de ne plus dépendre de son frère, et même de régner en sa place, s’il le pouvait. Parysatis favorisait ce prince, qu’elle chérissait plus que le roi : d’un autre côté, quiconque venait le trouver de la part d’Artaxerxès ne le quittait pas sans se sentir plus d’attachement pour lui que pour son frère. il prenait d’ailleurs un tel soin des Barbares qui étaient à son service, qu’il en avait fait de bons soldats, attachés à sa personne.

Il levait aussi des troupes grecques le plus secrètement possible, afin de prendre le roi au dépourvu. Lorsqu’on recrutait des troupes pour les mettre en garnison dans les différentes villes de son gouvernement, il ordonnait aux commandans d’enrôler surtout les meilleurs soldats du Péloponnèse, sous prétexte que Tissapherne en voulait à ces places ; car les villes ioniennes étaient anciennement du gouvernement de ce satrape : le roi les lui avait données ; mais toutes, excepté Milet, venaient de se révolter, et de se remettre entre les mains de Cyrus. Tissapherne ayant pressenti que les habitans de Milet avaient le même projet, en fit mourir plusieurs, et en bannit d’autres. Cyrus les accueillit, assembla une armée ; assiégea Milet par terre et par mer, et tâcha d’y faire rentrer les bannis. C’était un nouveau prétexte pour lever des troupes. Il envoya aussi prier le roi de lui donner, à lui qui était son frère, le gouvernement de ces places, plutôt qu’à Tissapherne. Parysatis appuyait cette demande de tout son crédit ; en sorte qu’Artaxerxès, loin de soupçonner le piège qu’on lui tendait, crut que Cyrus ne faisait ces armemens dispendieux que contre Tissapherne. Il n’était pas fâché qu’ils se fissent la guerre ; car Cyrus lui envoyait les tribus des villes qui avaient appartenu à ce satrape.

Il se levait pour Cyrus une autre armée dans la Chersonèse, vis-à-vis d’Abyde ; et voici de quelle manière. Cléarque de Lacédémone, banni de sa patrie, vint trouver ce prince, qui conçut de l’estime pour lui, et lui donna dix mille dariques. Cléarque leva des troupes avec cette somme, sortit de la Chersonèse, porta la guerre chez les Thraces qui habitent au-dessus de l’Hellespont, et rendit de si grands services aux Grecs, que les villes de l’Hellespont fournirent volontairement des subsides pour approvisionner son armée. C’était donc un second corps de troupes secrètement entretenu pour son service.

Le Thessalien Aristippe, qui était son hôte, persécuté dans sa patrie par la faction contraire, le vint trouver et lui demanda environ deux mille soldats avec trois mois de paye, dans l’espérance qu’il triompherait par-là de ses adversaires. Cyrus lui donna environ quatre mille hommes, et leur paye de six mois, lui recommandant de ne point s’accommoder avec la faction opposée qu’il n’en fut convenu avec lui. Nouvelle armée en Thessalie, secrètement entretenue pour son service. Il ordonna à Proxène de Bœotie, qui était son ami, de lever le plus de troupes possible et de venir le joindre, sous prétexte qu’il voulait marcher contre les Pisidiens qui infestaient son gouvernement. Il donna le même ordre à Sophénète de Stymphale et à Socrate d’Achaïe, tous deux aussi ses amis, comme pour faire, avec les bannis de Milet, la guerre à Thissapherne ; ce qu’ils exécutèrent.


CHAPITRE II.

Lorsqu’il juge qu’il est temps de s’avancer vers la haute Asie, il prétexte qu’il veut chasser entièrement les Pisidiens de leur territoire ; il feint de rassembler contre eux toutes les troupes grecques et barbares qui sont dans le pays. Il ordonne à Cléarque de venir avec toutes ses forces ; à Aristippe, de se réconcilier avec ses concitoyens et de renvoyer ses troupes ; à Xénias l’Arcadien, qui dans les garnisons commandait les troupes étrangères, de le joindre avec tous les soldats qui ne seraient pas nécessaires pour la garde des citadelles. Cyrus rappela en même temps de devant Milet l’armée qui l’assiégeait, et voulut que les bannis l’accompagnassent à cette expédition, leur promettant que si elle réussissait il ne désarmerait point qu’il ne les eût rétablis dans leur patrie. Ils avaient confiance en lui ; ils obéirent avec plaisir. Ils prirent les armes, et le joignirent à Sardes. Xénias y arriva avec près de quatre mille hoplites tirés des garnisons ; Proxène, suivi d’environ quinze cents hoplites et cinq cents hommes de troupes légères ; Sophénète de Sthymphale lui amena mille hoplites ; Socrate d’Achaïe, environ cinq cents et Pasion de Mégare, sept cents à peu près : ces deux derniers venaient du siège de Milet. Telles furent les troupes qui joignirent Cyrus à Sardes. Tissapherne ayant observé ces mouvemens et jugeant ces préparatifs trop considérables pour une expédition contre les Pisidiens, alla trouver le roi en toute diligence, avec environ cinq cents chevaux. Ce prince se mit en état de défense, dès que le satrape l’eut instruit de l’armement de son frère.

Cyrus partit de Sardes à la tête des troupes dont je viens de parler. Il traversa la Lydie, fit en trois jours vingt-deux parasanges et arriva aux bords du Méandre, dont la largeur est de deux plèthres : un pont de sept bateaux le traversait. Ayant passé ce fleuve et fait une marche de huit parasanges dans la Phrygie, il se trouva à Colosse, ville grande, riche et peuplée, où il demeura sept jours. Ménon le Thessalien l’y joignit avec mille hoplites et cinq cents peltastes, tant Dolopes qu‘Æniens et Olynthiens. De là il fit vingt parasanges en trois marches et parvint à Célène, ville de Phrygie, peuplée, grande et florissante. Cyrus y avait un palais et un grand parc rempli de bêtes fauves, qu’il chassait à cheval, quand il voulait s’exercer lui et ses chevaux. Le Méandre prend sa source dans le palais, coule au milieu du parc et traverse ensuite la ville de Célène. Dans la même ville est un autre château fortifié, appartenant au grand roi ; il est situé au-dessous de la citadelle et à la source du Marsyas. Cette rivière traverse aussi la ville et se jette dans le Méandre ; elle a vingt-cinq pieds de largeur. Ce fut là, dit-on, qu’Apollon ayant vaincu le satyre Marsyas, qui osait entrer en concurrence de talent avec lui, l’écorcha et suspendit sa peau dans l’antre d’où sortent les sources. Tel est l’événement qui a fait donner à la rivière le nom de Marsyas. On prétend que Xerxès bâtit ce château et la citadelle de Célène à son retour de Grèce où il avait été battu.

Cyrus y séjourna trente jours. Cléarque, banni de Lacédémone, s’y rendit avec mille hoplites, huit cents pellastes thraces et deux cents archers crétois ; Sodias de Syracuse et Sophénète d’Arcadie arrivèrent en même temps ; ils avaient chacun mille hoplites. Cyrus fit dans son parc la revue et le dénombrement des Grecs ; ils montaient en tout à onze mille hoplites et environ deux mille peltastes.

Cyrus fit ensuite en deux marches dix parasanges et arriva à Peltes, ville bien peuplée ; il y séjourna trois jours, pendant lesquels Xénias d’Arcadie célèbra les lupercales par des sacrifices et des jeux dont les prix étaient des étrilles d’or. Cyrus même fut du nombre des spectateurs. De là en deux marches il fit douze parasanges et vint au Forum des Céramiens, ville peuplée, située à l’extrémité de la Mysie. Puis il fit trente parasanges en trois marches et arriva à Caystropédium, ville peuplée, où il demeura cinq jours. Il était dû plus de trois mois de paye aux soldats, qui venaient la demander à sa porte. Ce prince, pour gagner du temps, donnait des espérances ; mais il en paraissait peiné, car il n’était pas dans son caractère de refuser la solde quand il avait de l’argent. Épyaxa, femme de Syennésis, roi de Cilicie, vint trouver Cyrus en cette ville et lui fit présent, dit-on, de sommes considérables. ll fit aussitôt payer à son armée la solde de quatre mois. Cette reine avait une garde de Siciliens et d’Aspendiens ; le bruit courait que Cyrus avait obtenu ses faveurs.

Il fit ensuite en deux marches dix parasanges et arriva à Thymbrie, ville peuplée, où l’on voit une fontaine portant le nom de Midas, roi de Phrygie : on assure que ce fut en mêlant du vin aux eaux de cette source, que Midas y surprit le satyre qu’il poursuivait. De là il fit dix parasanges et vint en deux jours à Tyriæum, ville considérable, où il demeura trois jours. La reine de Cilicie pria Cyrus, à ce que l’on dit, de lui montrer son armée en bataille : par condescendance pour cette princesse, il fit, dans la plaine, la revue des Grecs et des Barbares. Il ordonna aux Grecs de se mettre en bataille selon leurs usages et à leurs généraux de ranger chacun leurs troupes. Elles étaient sur quatre de hauteur, Ménon à l’aile droite avec les siennes, Cléarque à la gauche avec celles qu’il commandait, le reste des généraux au centre. Cyrus considéra d’abord les Barbares, qui défilèrent devant lui par escadrons et par bataillons. Il alla ensuite le long des bataillons grecs, monté sur son char et accompagné de la reine de Cilicie dans une voiture fermée. Les Grecs avaient des casques d’airain, des tuniques de pourpre, des grevières et des boucliers luisans.

Après avoir passé le long de toute leur ligne. il arrêta son char devant le centre de la phalange et ordonna à ses généraux, par son interprète Pigrès, qu’ils fissent présenter les armes et marcher toute la ligne en avant. Ils donnèrent l’ordre à leurs soldats. Dès que la trompette eut donné le signal, on marcha en avant, en présentant les armes. Le pas s’accéléra peu à peu, les cris s’élevèrent, les soldats sans commandement coururent droit aux tentes. Quantité de Barbares en furent effrayés ; la reine de Cilicie s’enfuit dans sa voiture, et les marchands du camp, abandonnant leurs denrées, prirent aussi la fuite ; les Grecs revenaient à leurs tentes en riant. La reine de Cilicie admira la tenue et la discipline de leurs troupes, et Cyrus fut charmé de l’effroi qu’elles inspiraient aux Barbares.

Il fit ensuite vingt parasanges en trois marches et arriva à Iconium, dernière ville de Phrygie. Après y avoir demeuré trois jours, il en partit et en cinq jours parcourut trente parasanges à travers la Lycaonie. Comme cette province était ennemie, il permit aux Grecs de la piller. Il renvoya ensuite Épyaxa en Cilicie par le chemin le plus court, sous l’escorte de Ménon le Thessalien et des troupes qu’il commandait. Cyrus avec le reste de l’armée, traversa la Cappadoce, fit vingt-cinq parasanges en quatre marches, et arriva à Dana, ville peuplée, grande et riche. Il y demeura trois jours, pendant lesquels il fit mourir deux Perses qu’il accusait de trahison, Mégapherne, l’un de ses courtisans, et un autre qui était un des principaux commandans. On essaya ensuite de pénétrer en Cilicie. Le chemin qui y mène, quoique praticable aux voitures, est escarpé et inaccessible à des troupes à qui l’on oppose la moindre résistance. On disait que Syennésis se tenait sur les hauteurs pour le défendre. Cyrus resta donc un jour dans la plaine ; mais le lendemain on vint lui dire que Syennésis avait abandonné les hauteurs dès qu’il avait appris que Ménon, ayant passé les montagnes, était en Cilicie, et que Tamos, qui commandait les vaisseaux de Lacédémone et de Cyrus, faisait le tour de l’Ionie pour arriver en Cilicie.

Cyrus arriva sans obstacle sur les montagnes, d’où il aperçut le camp des Ciliciens. De là il descendit dans une vaste et belle plaine, entrecoupée de ruisseaux, couverte de vignes et d’arbres de toute espèce, féconde en sésame, en panis, millet, froment et orge, et fortifiée de tous côtés d’une chaîne de montagnes escarpées, dont les deux extrémités aboutissent à la mer.

Descendant à travers cette plaine, Cyrus fit vingt-cinq parasanges en quatre jours et vint à Tarse en Cilicie. Cette ville, grande et riche, où Syennésis, roi de Cilicie, avait un palais, est coupée en deux par le Cydné, fleuve large de deux plèthres. Les habitans s’enfuirent avec le roi dans un lieu fortifié sur les montagnes, excepté ceux qui tenaient hôtellerie ; mais ceux de Soles et d’Issus, villes maritimes, ne se sauvèrent pas. Épyaxa, femme de Syennésis, se rendit à Tarse cinq jours avant Cyrus. Ménon, en traversant les montagnes qui aboutissent à la plaine, avait perdu deux de ses compagnies ; les uns ont prétendu que s’étant mises à piller, les Ciliciens les avaient taillées en pièces ; d’autres, que restées en arrière et n’ayant pu ni rejoindre le gros de la troupe, ni reconnaître les chemins, elles avaient péri en errant çà et là ; elles étaient de cent hoplites. Les autres Grecs, furieux de la perte de leurs camarades, pillèrent, à leur arrivée à Tarse, la ville et le palais.

Dès que Cyrus fut entré dans la ville, il manda Syennésis. Celui-ci répondit qu’il ne s’était jamais remis entre les mains de plus puissant que lui, et ne voulut se rendre près de Cyrus que lorsque sa femme le lui eut persuadé, et qu’il eut reçu des sûretés. Les deux princes s’étant abouchés, Syennésis fournit à Cyrus de grandes sommes d’argent pour l’entretien de ses troupes ; et Cyrus lui fit les présens qu’offrent les rois de Perse à ceux qu’ils veulent honorer, un cheval dont le mors était d’or massif, un collier, des bracelets de même matière, un cimeterre à poignée d’or, un habillement à la Perse ; de plus il lui promit que son pays ne serait plus pillé, et qu’il pourrait reprendre, partout où il les trouverait, les esclaves qu’on lui avait enlevés.


CHAPITRE III.

Cyrus et son armée séjournèrent vingt jours à Tarse ; les soldats refusaient d’aller plus avant, ils soupçonnaient déjà qu’on les menait contre le roi, et déclaraient qu’ils ne s’étaient point enrôlés dans cette vue. Cléarque le premier voulut faire avancer les siens malgré eux ; mais dès qu’il se mit en marche, il fut assailli de pierres lui et ses équipages, et fut presque lapidé. Quand il vit qu’il ne pouvait réussir par la force, il convoqua ses soldats. D’abord il se tint longtemps debout, versant des larmes ; ils le regardaient étonnés et en silence. Enfin il leur adressa ce discours.

« Soldats, ne soyez pas surpris que les circonstances présentes m’affligent. Je suis lié à Cyrus par les lois de l’hospitalité ; lorsque je fus banni, entre autres témoignages d’amitié, il me donna dix mille dariques : je ne les ai ni réservées pour mon usage particulier, ni employées à mes plaisirs ; je les ai dépensées pour votre entretien. D’abord j’ai fait la guerre aux Thraces, et avec vous j’ai vengé la Grèce, en chassant de la Chersonèse ces Barbares qui voulaient dépouiller les Grecs du territoire qu’ils possèdent. Cyrus m’ayant ensuite mandé, je partis avec vous, pour lui être utile s’il avait besoin de moi, et reconnaître ainsi ses services.

Mais puisque vous ne voulez pas me suivre, il faut, ou que vous trahissant, je reste ami de Cyrus, ou que trompant sa confiance, je lie mon sort au vôtre. J’ignore si je prends le parti le plus juste ; n’importe, je vous donnerai la préférence, et quelques malheurs qui en résultent, je les supporterai. Non, jamais il ne me sera reproché d’avoir conduit des Grecs chez des étrangers, d’avoir trahi mes compatriotes et de leur avoir préféré des Barbares. Oui, puisque vous refusez de m’obéir et de me suivre, c’est moi qui vous suivrai ; je partagerai votre destin. Je vous regarde comme ma patrie, comme mes amis, comme mes compagnons : avec vous, je serai respecté partout où j’irai ; séparé de vous, je ne pourrais ni aider un ami, ni repousser un ennemi. Soyez donc assurés que partout où vous irez, je vous suis. »

Ainsi parla Cléarque. Ses soldats et le reste de l’armée applaudirent à sa résolution de ne point marcher contre le roi. Plus de deux mille de ceux de Xénias et de Pasion, prenant armes et bagages, vinrent camper avec lui.

Cyrus, embarrassé, affligé de cet incident, envoya chercher Cléarque : celui-ci ne voulut point aller le trouver ; mais il lui fit dire secrètement de prendre courage, que l’affaire aurait un dénoûment heureux. Il le pria de l’envoyer chercher encore publiquement, et refusa de nouveau d’obéir. ll convoqua ensuite ses soldats, ceux qui venaient de se joindre à lui et quiconque voulait l’entendre, et leur parla en ces termes :

« Soldats, Cyrus en est à notre égard où nous en sommes vis-à-vis de lui : nous ne sommes plus ses troupes, puisque nous refusons de le suivre ; lui n’est plus tenu de nous stipendier. Je sais qu’il se croit injustement traité par nous : aussi, lorsqu’il me mande, je refuse de l’aller trouver, honteux surtout de l’idée d’avoir entièrement trompé sa confiance. Je crains d’ailleurs qu’il ne me fasse arrêter, et ne me punisse des torts qu’il m’impute. Ce n’est donc pas le moment de nous endormir et de négliger le soin de notre salut : délibérons sur ce qu’il convient de faire en de telles circonstances. Je pense qu’il faut aviser aux moyens d’être ici en sûreté, si nous y restons ; ou, si nous nous déterminons à la retraite, aux moyens de la faire sans danger, et de nous procurer des vivres ; car sans vivres, le général, le soldat, ne sont d’aucune utilité. Cyrus est pour ses amis un ami chaud, pour l’ennemi qu’il combat, un guerrier redoutable. D’ailleurs, il a de l’infanterie, de la cavalerie, une flotte ; nous voyons, nous connaissons ses forces, puisque nous ne sommes pas fort éloignés de lui. Il est donc temps d’ouvrir l’avis que chacun croira le meilleur. » Après avoir ainsi parlé, il se tut.

Alors plusieurs se levèrent, les uns de leur propre mouvement, pour dire ce qu’ils pensaient, les autres, suscités par Cléarque, pour démontrer combien il serait difficile soit de rester, soit de s’en aller sans l’agrément de Cyrus. Un d’entre eux, feignant d’être fort pressé de se rendre en Grèce, dit que si Cléarque refusait de les ramener, il fallait au plus tôt élire d’autres chefs, acheter des vivres dans le camp des Barbares où se tenait le marché, et plier bagage ; qu’ensuite on irait demander des vaisseaux à Cyrus, ou, en cas de refus, un guide qui menât les Grecs par des pays amis : s’il ne nous donne pas même un guide, mettons-nous aussitôt en ordre de bataille, envoyons un détachement qui s’empare des hauteurs, et tâchons de n’être prévenus ni par Cyrus, ni par les Ciliciens, dont nous avons pillé les effets, et sur qui nous avons fait quantité de prisonniers. Tel fut le discours du Grec. Cléarque dit ce peu de mots :

« Qu’aucun de vous ne propose de me charger du commandement ; je vois beaucoup de raisons qui doivent m’en détourner : mais sachez que j’obéirai, avec toute l’exactitude possible, au chef que vous choisirez. Personne ne vous donnera plus que moi l’exemple de la subordination. » Après lui un autre se leva, et fit remarquer la simplicité de celui qui conseillait de demander des vaisseaux à Cyrus, comme s’ils ne lui devenaient pas nécessaires pour son retour, ou un guide, lorsqu’on ruinait ses projets. Si l’on peut se fier à un guide qu’il aura donné, pourquoi ne le pas prier lui-même de s’emparer pour nous des hauteurs ? Quant à moi, j’hésiterais de monter sur un des vaisseaux qu’il fournirait ; peut-être les sacrifierait-il pour nous submerger. Je tremblerais de suivre un guide donné par lui, de peur qu’il ne nous engageât dans un défilé d’où il serait impossible de sortir. Je voudrais, si je pars contre le gré de Cyrus, faire ma retraite à son insu, projet inexécutable.

« Selon moi, on n’a mis en avant que des idées folles. Mon avis est qu’on députe à Cyrus des gens capables, accompagnés de Cléarque, et qu’on l’interroge sur ce qu’il veut faire de nous. S’il s’agit d’une expédition semblable à celle où il a déjà employé les troupes grecques, il faut le suivre et ne pas se montrer plus lâches qu’elles ; mais si son entreprise est plus considérable, plus pénible, plus périlleuse que la précédente, il faudra, ou qu’il nous détermine à le suivre, ou que nous lui persuadions de nous renvoyer amicalement. S’il nous persuade, nous le suivrons en amis et avec zèle ; si nous le quittons, nous nous retirerons sans crainte. Que nos députés nous rapportent sa réponse : nous délibèrerons ensuite. »

Cet avis l’emporta. On choisit des députés qu’on envoya avec Cléarque, pour demander à Cyrus les éclaircissemens convenus. Il répondit qu’on l’avait informé qu’Abrocomas, son ennemi, était à la distance de douze marches en avant sur les bords de l’Euphrate : qu’il voulait les mener contre lui, et le punir s’il le joignait ; que s’il fuyait, on délibèrerait sur le parti qu’on aurait à prendre. Les députés portèrent cette réponse aux soldats. Ceux-ci soupçonnèrent que Cyrus les menait contre le roi : ils résolurent néanmoins de le suivre ; et comme ils demandaient une paye plus forte, Cyrus leur promit d’augmenter leur solde de moitié en sus, et de leur donner à chacun trois demi-dariques au lieu d’une darique par mois. Au reste, personne n’entendait encore dire, du moins publiquement, qu’il marchât contre le roi.


CHAPITRE IV.

Au sortir de Tarse, il fit dix parasanges en deux jours, et arriva au fleuve Sarus, large de trois plèthres. Le lendemain, en une marche de cinq parasanges, on arriva sur les bords du fleuve Pyrame, large d’un stade. De là on fit quinze parasanges en deux marches, pour arriver à Issus. Cette ville, la dernière de la Cili cie, est peuplée, grande, florissante et située sur le bord de la mer. On y séjourna trois jours, pendant lesquels arrivèrent du Péloponnèse trente-cinq vaisseaux commandés par Pythagore de Lacédémone. Tamos d’Egypte les conduisait depuis Éphèse, ayant avec lui vingt-cinq autres vaisseaux de Cyrus, avec lesquels il avait assiégé Milet, ville amie de Tissapherne, et servit le prince contre ce satrape. Sur ces bâtimens étaient Chirisophe de Lacédémone, qu’avait mandé Cyrus, et sept cents hoplites, avec lesquels il servit dans son armée. Les vaisseaux se tinrent à l’ancre près de la tente de Cyrus. Ce fut là que quatre cents hoplites grecs quittèrent le service d’Abrocomas, pour se joindre à Cyrus et marcher avec lui contre le roi.

D’Issus il vint, en une marche de cinq parasanges, au passage de la Cilicie et de la Syrie. Deux murs se présentaient : l’un en deçà et au-devant de la Cilicie, était gardé par Syennésis et par ses troupes ; on disait qu’une garnison d’Artaxerxès occupait celui qui était au-delà, et du côté de la Syrie ; entre les deux, coule le fleuve Carsus, large d’un plèthre. L’espace qui est entre les deux murs est de trois stades ; on ne pouvait forcer ce passage étroit, les murs descendaient jusqu’à la mer ; au-dessus étaient des rochers à pic, et l’on avait pratiqué des portes dans les murs. Pour s’ouvrir ce passage, Cyrus avait fait venir sa flotte, afin de débarquer des hoplites entre ces deux murs et au-delà, et de forcer le pas de Syrie s’il était défendu par les ennemis. Il s’attendait qu’Abrocomas, qui avait beaucoup de troupes à ses ordres, lui disputerait ce passage ; mais Abrocomas n’en fit rien ; dès qu’il sut que Cyrus était en Cilicie, il se retira de la Phénicie et marcha vers le roi, avec une armée qu’on disait être de trois cent mille hommes.

De là, Cyrus fit, en un jour de marche, cinq parasanges dans la Syrie, et l’on arriva à Myriandre, ville maritime, habitée par les Phéniciens ; c’est une ville de commerce où mouillent beaucoup de vaisseaux marchands. On s’y arrêta sept jours, pendant lesquels Xénias d’Arcadie et Pasion de Mégare s’embarquèrent avec ce qu’ils avaient de plus précieux, et se retirèrent. Ils étaient, suivant l’opinion la plus commune, piqués de ce que Cyrus laissait à Cléarque ceux de leurs soldats qui s’étaient joints à lui pour retourner en Grèce et ne pas marcher contre Artaxerxès. Ils avaient à peine disparu, et déjà le bruit se répandait que Cyrus enverrait contre eux ses trirèmes ; quelques-uns souhaitaient qu’on les arrétât comme traîtres ; d’autres plaignaient le sort qui les attendait s’ils étaient pris.

Cyrus ayant convoqué les généraux leur dit : « Xénias et Pasion m’ont abandonné ; mais qu’ils sachent qu’ils ne se sont pas sauvés à mon insu, car je sais où ils vont, et qu’ils ne m’ont point échappé, puisque avec mes trirèmes il m’est facile de ramener leurs bâtimens ; mais j’atteste les dieux que je ne les poursuivrai pas ; personne ne dira que je me sers d’un homme tant qu’il est avec moi, et que s’il désire de me quitter, je le maltraite et le dépouille de sa fortune. Qu’ils s’en aillent donc, convaincus qu’ils en usent plus mal envers moi que moi envers eux. J’ai en mon pouvoir leurs femmes, leurs enfans, qu’on garde a Tralles ; ils ne seront pas même privés de ces gages, ils les recevront comme prix de la valeur avec laquelle ils m’ont précédemment servi. » Ainsi parla Cyrus. Ceux des Grecs qui n’étaient pas zélés pour l’expédition, ayant appris la belle action de ce prince, le suivirent avec plus de plaisir et d’affection.

Cyrus fit ensuite vingt parasanges en quatre marches, et vint sur les bords du Chalus, fleuve large d’un plèthre, et rempli de grands poissons privés : les Syriens les regardent comme des dieux, et ne permettent pas qu’on leur fasse du mal, non plus qu’aux colombes. Les villages où l’on campa appartenaient à Parysatis, et lui avaient été donnés pour son entretien. De là, après trente parasanges en cinq marches, on arriva aux sources du fleuve Daradax, large d’un plèthre. La était le palais de Bélésis, gouverneur de la Syrie, avec un très beau et très vaste parc, fécond en fruits de toutes les saisons. Cyrus rasa le parc et brûla le palais. Quinze parasanges parcourues en trois marches, firent enfin arriver l’armée à Thapsaque, ville grande et riche, sur l’Euphrate, large en ce lieu de quatre stades.

On y demeura cinq jours. Cyrus ayant mandé les généraux grecs, leur annonça qu’on marcherait à Babylone, contre le roi ; il leur recommanda d’en instruire les troupes et de les engager à le suivre. Les généraux convoquèrent l’assemblée et publièrent la nouvelle. Les soldats s’emportèrent contre leurs chefs, qui, prétendaient-ils, savaient depuis long-temps le projet et le tenaient caché. Ils ajoutèrent qu’ils n’avanceraient pas qu’on ne leur donnât la même paye qu’aux Grecs qui avaient accompagné Cyrus dans le voyage précédent, où il s’agissait non de se battre, mais d’escorter ce prince mandé par son père. Les généraux firent leur rapport à Cyrus, qui promit de donner à chaque homme cinq mines d’argent, à leur arrivée à Babylone, et de leur payer la solde entière jusqu’à leur retour en Ionie. Ces promesses gagnèrent la plupart des Grecs ; mais avant qu’on pût savoir la résolution des autres troupes et si elles suivraient ou non Cyrus, Ménon convoqua séparément les siennes, et leur parla ainsi :

« Soldats, si vous m’en croyez, vous obtiendrez, sans danger ni fatigue, d’être plus favorisés de Cyrus que tout le reste de l’armée. Que vous conseillé-je de faire ? Cyrus prie les Grecs de le suivre contre le roi : eh bien, passons l’Euphrate avant qu’on sache ce que nos compatriotes répondront à Cyrus. S’ils se déterminent à le suivre, comme vous aurez passé les premiers. on vous regardera comme auteurs de cette résolution ; Cyrus vous saura gré de votre zèle, il vous en témoignera sa reconnaissance, et personne ne le fait mieux que lui. Si l’avis contraire prévaut, nous retournerons sur nos pas ; mais comme vous aurez seuls obéi, il mettra toute sa confiance en vous, il vous confiera le commandement des garnisons et des lochos ; et je sais que, quelque grâce que vous demandiez, vous trouverez en lui un ami. »

La troupe suivit son avis, et passa l’Euphrate avant que les autres Grecs eussent répondu. Cyrus, enchanté leur fit dire par Glus : « Grecs, j’ai déjà à me louer de vous ; croyez que je ne suis plus Cyrus, ou vous aurez bientôt à vous louer de moi. » À ces mots, les soldats conçurent de grandes espérances et firent des vœux pour le succès de l’entreprise. On dit que Cyrus envoya à Ménon de magnifiques présens. Bientôt il traversa le fleuve à gué, et fut suivi des troupes, qui n’eurent de l’eau que jusque sous les bras. Les habitans de Thapsaque prétendaient que l’Euphrate n’avait jamais été guéable qu’alors, et qu’on ne pouvait le traverser sans bateaux ; Abrocomas qui l’avait gagné de vitesse, les avait brûlés pour empêcher le passage du prince. On regarda cet événement comme un miracle ; il parut évident que le fleuve s’était abaissé devant Cyrus, comme devant son roi futur.

On fit ensuite, en neuf marches, cinquante parasanges à travers la Syrie, et l’on arriva sur les bords de l’Araxe. il y avait en cet endroit beaucoup de villages qui regorgeaient de blé et de vin. On y demeura trois jours et l’on s’y pourvut de vivres.


CHAPITRE V.

Il passa de là en Arabie, ayant l’Euphrate à sa droite, et fit en cinq jours trente-cinq parasanges dans un pays désert, uni comme la mer et couvert d’absinthe ; s’il y croit d’autres plantes ou cannes, elles sont toutes odoriférantes et aromatiques ; mais il n’y a point d’arbres. On y trouve quantité d’ânes sauvages, beaucoup d’autruches, quelques outardes et du chevreuil. Les cavaliers donnaient quelquefois la chasse à ce gibier. Les ânes, lorsqu’on les poursuivait, gagnaient de l’avance et s’arrêtaient ; car ils vont plus vite que le cheval. Dès que le chasseur approchait, ils répétaient la même manœuvre, en sorte qu’on ne pouvait les prendre, à moins que les cavaliers, se portant en différens lieux, ne les chassassent avec des relais. La chair de ceux qu’on prit ressemblait à celle du cerf, mais était plus délicate. On ne put prendre d’autruches ; les cavaliers qui en poursuivirent y renoncèrent ; car elles se sauvaient avec vitesse, sans voler, courant sur leurs pieds et s’aidant de leurs ailes étendues comme des voiles. Quant aux outardes, en les faisant lever promptement on les prend sans peine ; elles ont, comme les perdrix, le col court et se lassent bientôt ; leur chair était délicieuse.

Après avoir traversé cette plaine, on arriva à Corsote, ville grande et déserte, environnée du Mascas, fleuve large d’un plèthre. On y séjourna trois jours. Après s’y être pourvue de vivres, l’armée fit, en treize jours de marche, quatre-vingt-dix parasanges dans le désert, ayant toujours l’Euphrate à sa droite, et arriva à Pyle.

Dans cette route il périt, faute de fourrage, beaucoup de bêtes de somme ; il n’y avait ni herbe ni arbre, tout le pays était nu. Les habitans tiraient, de la terre près du fleuve, de grosses pierres dont ils faisaient des meules de moulin ; ils les transportaient à Babylone, les vendaient, en achetaient du blé et vivaient de ce commerce. L’armée manqua de vivres et ne put en acheter qu’au marché lydien, dans le camp des Barbares de l’armée de Cyrus. La capithe de farine coûtait quatre sigles, le sigle vaut sept oboles attiques et demi, et la capithe contient deux chénix attiques. Les soldats ne se soutenaient donc qu’en mangeant de la viande.

On faisait de ces longues marches lorsqu’on voulait camper à portée de l’eau et du fourrage. On arriva un jour à un défilé dont la boue rendait le passage difficile aux voitures. Cyrus s’y arrète avec les plus distingués et les plus riches de sa suite, et charge Glus et Pigrès de prendre avec eux un détachement de Barbares et de tirer les chariots du mauvais pas. Ils lui paraissaient agir avec lenteur ; aussitôt il ordonne, comme en colère, aux seigneurs perses qui l’entourent, de se joindre aux travailleurs pour dégager les voitures.

Ce fut alors qu’on vit un bel exemple de subordination. Chacun a l’instant jette son candys de pourpre à la place ou il se trouve, se met à courir comme s’il se fût agi d’un prix, et descend un coteau rapide : avec ces riches tuniques, avec leurs caleçons brodés, leurs bracelets précieux, ils sautent sans balancer au milieu de la boue, enlèvent les chariots et les dégagent plus vite qu’on ne l’aurait imaginé.

En général, on voyait que Cyrus se hâtait et ne s’arrêtait qu’afin de prendre des vivres ou pour quelque autre raison indispensable. Il pensait que plus il se presserait, moins il trouverait le roi préparé à combattre ; que plus il irait lentement, plus l’armée de ce prince grossirait ; car tout homme qui réfléchit, voit que l’empire des Perses est puissant par l’étendue et la population de ses provinces, mais que la dispersion de ses forces et la longueur des distances le rendent faible contre un adversaire qui l’attaque avec célérité.

Sur l’autre rive de l’Euphrate et vis-à-vis du camp que l’armée occupait dans le désert, était une ville grande et riche, nommée Charimande. Les soldats y allaient acheter des vivres sur des radeaux faits avec les peaux qui leur servaient de couvertures ; ils les joignaient et les cousaient si serrées, que l’eau ne pouvait mouiller le foin ; c’était sur ces radeaux qu’ils passaient le fleuve et revenaient avec du vin de dattes et du panis, qui abondait dans ce pays.

En ce lieu, survint une dispute entre deux soldats dont l’un était à Ménon et l’autre à Cléarque : Cléarque, jugeant que le soldat de Ménon avait tort, le frappa ; le soldat, de retour à son camp, raconta l’aventure à ses camarades, qui s’en offensèrent, et devinrent furieux contre Cléarque. Le même jour, ce général, après avoir été au passage du fleuve et examiné le marché, revenait à cheval à sa tente avec peu de suite, et traversait le camp de Ménon. Cyrus n’était point encore arrivé, mais il était en route. Un soldat de Ménon, qui fendait du bois, voyant Cléarque passer, lui jeta sa hache et le manqua : un autre, puis un autre encore, lança une pierre, et sur leurs cris, beaucoup de soldats se joignirent à eux. Cléarque se sauve à son quartier, crie aux armes, ordonne aux hoplites de rester en bataille, les boucliers devant leurs genoux : pour lui, avec les Thraces et les cavaliers, qui étaient plus de quarante, Thraces aussi pour la plupart, il marche droit à la troupe de Ménon, qui, étonnée, ainsi que son chef, court aux armes : quelques-uns restaient en place, ne sachant quel parti prendre. Proxène, qui, par hasard, avait marché plus lentement, s’avança sur-le-champ entre les deux troupes, et ayant mis bas les armes, pria Cléarque de se calmer.

Cléarque, qui avait failli être lapidé, s’indigna de ce que Proxène parlait de sang-froid de cet événement, et le pressa de se retirer.

Cependant Cyrus arrive ; il apprend la nouvelle, il s’arme ; il accourt au milieu d’eux avec ceux de ses confidens qui se trouvaient près de lui, et parle en ces termes : « Cléarque, Proxéne, Grecs ici présens, vous ignorez ce que vous faites ; si vous vous combattez les uns les autres, sachez que dès ce jour ma perte est décidée, et que la vôtre suivra de près : car dès que nos affaires tourneront mal, tous les Barbares que vous voyez à ma suite seront des ennemis plus dangereux que ceux qui sont dans l’armée du roi. » A ce discours, Cléarque revint à lui ; les deux partis s’apaisèrent, on remit les armes à leur place.


CHAPITRE VI.

L’armée s’avançant ensuite, on trouva des pas de chevaux, du crottin ; et l’on conjectura qu’il avait passé là environ deux mille chevaux. Cc détachement prenait les devants, brûlant les fourrages et tout ce qui pouvait être de quelque utilité. Orontas, Perse du sang royal, qui passait pour l’un des plus habiles militaires de sa nation, et qui avait déjà porté les armes contre Cyrus, forma le projet de le trahir. Comme il était alors réconcilié avec ce prince, il lui dit que s’il voulait lui donner mille chevaux, il se faisait fort, ou de surprendre et passer au fil de l’épée le détachement qui brûlait d’avance le pays, ou de ramener beaucoup de prisonniers, d’empêcher les incendies et de faire que l’ennemi ne pût rapporter au roi ce qu’il aurait vu de l’armée de Cyrus. Ce prince, ayant jugé cette proposition avantageuse, dit à Orontas de prendre des piquets de tous les corps.

Orontas, croyant son détachement prêt à marcher, écrit une lettre au roi, lui mande qu’il amènera le plus de cavalerie possible, et le prie d’ordonner à la sienne qu’on le reçoive comme ami. La lettre rappelait son ancien attachement et sa fidélité : il en chargea un homme à qui il croyait pouvoir se fier. Celui-ci ne l’eut pas plutôt reçue qu’il l’alla montrer à Cyrus : ce prince l’ayant lue, fait arrêter Orontas, mande dans sa tente sept des principaux de sa cour, et ordonne aux généraux grecs de faire prendre les armes à leurs hoplites et de les placer autour de sa tente : les Grecs obéirent, et lui amenèrent environ trois mille hoplites. Il appela aussi au conseil de guerre le général Cléarque, qui lui paraissait, ainsi que le reste de l’armée, celui de tous les Grecs qui jouissait de la plus grande considération. Cléarque, au sortir du conseil, raconta à ses amis comment s’était passé le jugement d’Orontas (car on n’en faisait pas un mystère). Cyrus, dit-il, ouvrit l’assemblée en parlant ainsi :

« Je vous ai convoqués, mes amis, pour délibérer avec vous, et pour traiter, de la manière la plus juste devant les dieux et les hommes, Orontas que voici. Il m’a été d’abord donné par mon père, pour être soumis à mes ordres. Ensuite, mon frère lui ayant, à ce qu’il prétendait, ordonné, il prit les armes contre moi ; et quoique alors il fût maître de la citadelle de Sardes, je lui fis la guerre de manière à lui faire désirer la fin des hostilités. Je reçus sa main et lui donnai la mienne. Orontas, continua Cyrus, as-tu éprouvé quelque injustice de ma part ? – Non. – N’ayant point à te plaindre de moi, comme tu en conviens toi-même, ne t’es tu pas révolté depuis ; et lié avec les Mysiens, ne ravageais-tu pas mon gouvernement, autant que tu le pouvais ? – Il est vrai. — Lorsque tu eus reconnu ton impuissance, ne vins-tu pas à l’autel de Diane m’assurer de ton repentir ? après m’avoir touché par tes discours, ne me donnas-tu pas ta foi, et ne reçus-tu pas la mienne ? Orontas en convint. Quelle injure t’ai-je donc faite, continua Cyrus, pour que tu m’aies tendu une troisième fois des embûches, comme tu en es convaincu ? Aucune, répondit Orontas. — Tu avoues donc que tu es injuste envers moi ? – Il le faut bien. – Mais pourrais-tu, devenant l’ennemi de mon frère, me rester désormais fidèle ? – J’aurais beau l’être, tu ne le croirais jamais. »

Cyrus, s’adressant alors à ceux qui étaient présens : « Vous savez, leur dit-il, ce qu’il a fait, vous entendez ce qu’il dit : parle le premier, Cléarque, et donne ton avis. – Mon avis, dit Cléarque, est de nous défaire au plus tôt de lui, afin que nous n’ayons plus à nous tenir en garde contre cet homme, et que, délivrés de ce soin, nous nous occupions à faire du bien à ceux qui veulent être de nos amis. » Cléarque ajoutait que les autres s’étaient rangés à son opinion. Ensuite, par l’ordre de Cyrus, tous les assistans, et les parens même d’Orontas, se levèrent et le prirent par la ceinture, ce qui désignait qu’il était condamné à mort. Il fut ensuite emmené par ceux qui en avaient l’ordre. En le voyant passer, ceux qui avaient coutume de se prosterner devant lui le firent encore, quoiqu’ils sussent qu’il allait au supplice.

On le conduisit dans la tente d’Artapate, le plus fidèle des gardes de Cyrus ; et personne depuis ne le revit, ni ne fut en état d’affirmer de quel genre de mort il avait péri : chacun fit ses conjectures. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne parut en aucun endroit de vestiges et de sépulture.


CHAPITRE VII.

De la on fit en trois marches douze parasanges en Babylonie. À la troisième marche, vers le milieu de la nuit. Cyrus fit dans la plaine la revue des Grecs et des Barbares. Il présumait que le lendemain, au lever du soleil, le roi viendrait avec son armée lui présenter bataille. Il chargea Cléarque de commander l’aile droite des Grecs ; Ménon eut la gauche : pour lui, il rangea en bataille ses troupes nationales. Le lendemain, dès la pointe du jour, des transfuges apportèrent à Cyrus des nouvelles de l’armée du roi. Ce prince, ayant convoqué les généraux et les lochages grecs, délibéra avec eux sur la manière de livrer bataille, et les encouragea par ces paroles pleines de persuasion :

« Grecs, si je vous prends à mon service, ce n’est pas que je manque de Barbares ; mais je vous ai crus supérieurs à la plupart d’entre eux, et voilà pourquoi je vous ai associés à mon entreprise. Montrez-vous donc dignes de la liberté, de ce bien que je vous trouve si heureux de posséder : car soyez assurés que je la préférerais à toutes mes richesses, et à beaucoup d’autres encore.

« Je dois vous apprendre à quel combat vous marchez. L’armée du roi est nombreuse, et vient en poussant de grands cris : si vous soutenez ce vain appareil, vous verrez, j’en rougis d’avance, quelle sorte d’hommes produit ce pays. Pour vous, comportez-vous en gens de cœur, et je renverrai en Grèce, avec un sort digne d’envie, ceux d’entre vous qui voudront y retourner : mais j’espère faire en sorte qu’un grand nombre préfèrent la fortune que je leur destine, à celle qu’ils ont dans leur pays. »

Gaulitès, banni de Samos, et très attaché à Cyrus, lui parla ainsi : « On prétend, Cyrus, que tu fais beaucoup de promesses aujourd’hui, parce que tu es dans un danger imminent, mais que tu les oublieras après la victoire ; d’autres disent que quand même tu t’en souviendrais et voudrais les remplir, tu ne pourrais jamais donner tout ce que tu promets. »

« L’empire de mes pères, répondit Cyrus, s’étend, vers le midi, jusqu’aux climats qu’une chaleur excessive rend inhabitables ; vers le nord, jusqu’à des pays que le grand froid rend également déserts : le milieu a pour satrapes les amis de mon frère ; vous êtes les miens ; si je remporte la victoire, il faudra que je vous confie ces gouvernemens : j’appréhende donc moins, en cas de succès, de n’avoir pas assez à donner, que de manquer d’amis à qui je puisse donner. De plus, que chacun de vous compte sur une couronne d’or. »

Ceux qui entendirent ce discours en conçurent une nouvelle ardeur : ils racontèrent la chose aux autres Grecs. Aussitôt les généraux, et même quelques simples soldats, le vinrent trouver pour savoir ce qu’ils obtiendraient s’ils remportaient la victoire. Il les renvoya tous, après les avoir remplis d’espérance. Tous ceux qui s’entretenaient avec lui, l’exhortaient à ne pas combattre en personne et à se tenir à l’arrière-garde. Ce fut dans ce moment que Cléarque lui fit à peu près cette question : « Penses-tu, Cyrus, que ton frère combatte ? – Oui, par Jupiter ; s’il est fils de Darius et de Parysatis, et mon frère, ce ne sera pas sans coup férir que je m’emparerai de son trône. »

Pendant que les soldats s’armaient, on en fit le dénombrement ; il se trouva de Grecs dix mille quatre cents hoplites, et deux mille quatre cents peltastes ; parmi les Barbares de l’armée de Cyrus, cent mille hommes, avec environ vingt chars armés de faux. L’armée ennemie montait, disait-on, à douze cent mille hommes, et les chars armés de faux à deux cents, sans compter six mille chevaux commandés par Artagerse, et qui étaient placés devant le roi. Il y avait quatre principaux commandans, généraux ou conducteurs de cette armée du roi, ayant chacun trois cent mille hommes à ses ordres, Abrocomas, Tissapherne, Gobryas, Arbace ; mais il ne se trouva à la bataille que neuf cent mille hommes, avec cent cinquante chariots armés de faux, Abrocomas étant arrivé de la Phénicie cinq jours après l’action. Cyrus, avant la bataille, apprit ces détails des transfuges de l’armée du grand roi, détails qui furent confirmés depuis par les prisonniers.

Cyrus marcha ensuite en ordre de bataille avec toutes ses troupes tant grecques que barbares ; il s’attendait, en effet, que le roi l’attaquerait ce jour-là. Il ne fit que trois parasanges, parce qu’il rencontra, au milieu de cette marche, un fossé creusé de main d’homme ; ce fossé, qui avait cinq orgyes de large sur trois de profondeur, était long de douze parasanges, et s’étendait en haut, dans la plaine, jusqu’au mur de la Médie. Il y a, dans cette plaine, quatre canaux qui dérivent du Tigre ; ils sont très profonds, larges d’un plèthre, et portent des bateaux chargés de blé. Ils se jettent dans I’Euphrate, et ont de l’un à l’autre la distance d’une parasange ; on les passe sur des ponts.

Près de l’Euphrate, entre le fleuve et le fossé, était un passage étroit, d’environ vingt pieds. Le grand roi avait fait creuser ce fossé pour se retrancher, lorsqu’il avait appris que Cyrus marchait à lui. Cyrus et son armée passèrent le défilé et se trouvèrent au-delà du fossé. Le roi ne se présenta point ce jour-là pour combattre ; mais on remarqua beaucoup de traces de chevaux et d’hommes qui se retiraient. Cyrus alors ayant fait venir le devin Silanus d’Ambracie, lui donna trois mille dariques, parce que, onze jours auparavant, il lui avait annoncé, pendant qu’il sacrifiait, que le roi ne combattrait pas de dix jours. « S’il n’y a pas d’action dans ces dix jours, avait repris Cyrus, il n’y en aura point du tout ; si tu dis la vérité, je te promets dix talens. » Le terme expiré, il lui donna cette somme.

Comme le roi ne s’était point opposé au passage du fossé, Cyrus crut, ainsi que beaucoup d’autres, qu’il ne pensait plus à combattre ; et le lendemain il marcha avec moins de précaution. Le surlendemain il s’avançait sur son char, avec peu de soldats devant lui, la plus grande partie des troupes marchant en désordre, beaucoup de soldats faisant porter leurs armes sur des chariots ou sur des bêtes de somme.


CHAPITRE VIII.

C’était à peu près l’heure où le peuple afflue dans les places publiques, et l’on n’était pas loin du camp qu’on voulait prendre, lorsque soudain l’on voit accourir, bride abattue, sur un cheval tout en sueur, Patagyas, Perse de la suite de Cyrus, et l’un de ses confidens ; il crie en langue barbare et en grec, à tous ceux qu’il rencontre, que le roi s’avance avec une armée innombrable, prêt à les charger. Aussitôt, grand tumulte ; les Grecs et les Barbares s’attendent à être chargés avant d’avoir pu se former. Cyrus saute à bas de son char, revêt sa cuirasse, monte à cheval, et après avoir pris des javelots, ordonne que tous les soldats s’arment, et que chacun prenne son rang.

Les Grecs se formèrent à la hâte, Cléarque à l’aile droite appuyée à l’Euphrate ; Proxène le joignait, suivi des autres généraux ; Ménon et son corps étaient à l’aile gauche. À la droite, près de Cléarque, on plaça, avec les peltastes grecs, environ mille cavaliers paphlagoniens ; Ariée, lieutenant général de Cyrus, occupait la gauche avec le reste des Barbares. Cyrus se

  1. Le moindre mal qui puisse arriver de ces versions faites d’après des versions, c’est que le second traducteur rend par des périphrases les périphrases du premier ; que lui-même est obligé de périphraser bien des mots de la traduction qu’il traduit, et qu’il affaiblit encore certaines expressions qui, dans la première version, étaient déjà plus faibles que celles de l’auteur.
  2. On rapporte la fondation de Marseille par les Phocéens à la première année de la quarante-cinquième olympiade, 600 ans avant l’ère vulgaire. Ces Phocéens n’étaient pas des habitans de la Phocide : c’étaient des Ioniens d’Asie. Assiégés par Harpage, l’un des généraux de Cyrus, ils aimèrent mieux aller chercher au loin une patrie, que de subir le joug du vainqueur. (Herod., L. I, c. CLXIV.)
  3. Il reste dans Thucydide, après tous les travaux des savans, des difficultés peut-être insolubles, et des passages qui, par leur extrême concision, peuvent recevoir des interprétations différentes, sans qu’il soit aisé de prononcer quelle est la véritable.
  4. Thucydide, l.I, par. 22.
  5. Dans la préface de sa traduction de Thucydide. Mably a profité de cette observation dans sa Manière d’écrire l’histoire.
  6. En employant les uns pour les autres les genres et les nombres des noms, les temps et les modes des verbes, etc. Ce seraient pour les Français de vrais solécismes ; mais les Grecs et surtout les Attiques, se permettaient ces licences de syntaxe. C’était même chez eu des beautés dont se parèrent les sophistes leurs imitateurs. On trouve chez ces sophistes, tels qu’Alciphron, Ælien, etc., un usage peut-être plus fréquent de l’atticisme, que chez les Attiques eux-mêmes.
  7. Le renversement de l’ordre des mots n’est point admis dans notre langue, qui se permet à peine quelques légères inversions. Elle ne peut emprunter des expressions à la poésie, puisque notre poésie n’a pas un seul mot, une seule forme qui lui appartienne exclusivement. La langue française exige la plus grande clarté et s’effraierait de cette imposante obscurité, qui semble écarter les profanes, et qui inspire une sorte de respect religieux. Elle n’admet que l’usage le plus sobre des ellipses et des mots sous-entendus. Enfin notre syntaxe est scrupuleuse, timide, ou plutôt superstitieuse, et n’ose hasarder le moindre écart. Voilà bien des caractères du style de Thucydide qui se sont effacés dans la traduction : le plus hardi des écrivains ne s’y montre qu’humble, faible, énervé, je dirais même qu’il n’y vit plus.
  8. Depuis la mise sous presse de ce volume, M. Firmin Didot, helléniste distingué, a publié une nouvelle traduction de Thucydide, en quatre volumes in-8o.
  9. . Quoique la division des chapitres ou des paragraphes de Thucydide soit assez mal faite, comme c’est celle des meilleures éditions, nous avons dû la suivre, pour la commodité des lecteurs qui voudront recourir au texte.
  10. Chez les anciens Grecs, la dénomination de Barbares désignait des étrangers, des hommes qui ne parlaient pas la langue grecque ; chez les modernes, les Barbares sont des peuples encore non policés ; dans le langage commun, le mot barbare signifie cruel, féroce.
  11. Il faut entendre ici le mot ville dans le même sens qu’il offre dans le texte, et que lui donnaient souvent les anciens Grecs : il signifie une association d’hommes. Des villes dont les citoyens étaient dispersés dans des bourgades différentes, n’étaient pas ce que nous entendons aujourd’hui par ce mot ; c’étaient de petits états, des peuplades, des républiques ; et c’est souvent par l’un de ces derniers mots qu’il faut traduire le mot grec polis (ville)
  12. Hélène, fille de Tyndare, quoiqu’elle eût déjà été enlevée par Thésée, fut recherchée par la plupart des rois de la Grèce. Son père craignait, en donnant la préférence à l’un des concurrens, d’exciter contre lui-même et contre son gendre le ressentiment de tous les autres. Ulysse le tira d’embarras : il s’était mis sur les rangs par point d’honneur ; mais il aimait Pénélope, fille d’Icare, et il promit à Tyndare de le délivrer de ses inquiétudes, s’il lui procurait la main de cette princesse. Le vieillard, par son conseil, fit prêter à tous les princes rivaux le serment de prendre les armes en faveur de celui d’entre eux qui serait préféré, s’il arrivait que quelqu’un troublât les douceurs de son mariage. (Apollodori Bibliolh., I. iii, c. x.) Ulysse, par l’entremise de Tyndare, épousa Pénélope. Hélène fut accordée à Ménélas, et quand Paris l’eut enlevée, tous les rois furent obligés, par leur serment, à venger son époux.
  13. Le Péloponnèse renfermait la Laconie, la Messénie, l’Argolide, l’Arcadie et l’Élide. La Laconie et la Messénie appartenaient aux Lacédémoniens.
  14. Le mot tyran signifiait en grec un usurpateur de la puissance souveraine, même lorsqu’il l’exerçait avec douceur. Cependant les poètes et les orateurs emploient souvent le mot tyrannos comme synonyme de basileus (roi). Une des tragédies de Sophocle est intitulée Œdipos tyrannos, et il faut traduire Œdipe roi, et non Œdipe tyran.
  15. La dignité royale était héréditaire. Voilà la différence que les Grecs mettaient entre la royauté et la tyrannie. Dans nos langues modernes, ce dernier mot emporte avec lui l’idée de cruauté, et il s’applique même à un souverain héréditaire qui opprime ses sujets.
  16. Une querelle, pour quelques bateaux de pêcheurs, fut la cause de cette guerre. (Justin, I. xliii, c. v.)
  17. Pentécontore, vaisseau de cinquante rames, ou plutôt de cinquante rameurs ; car il n’était monté que de cinquante hommes, comme Thucydide vient de le dire paragraphe x, en parlant des vaisseaux de Philoctète, et les mêmes hommes ne pouvaient ramer continuellement.
  18. Thucydide appelle le roi de Perse, le roi par excellence. Les autres auteurs grecs l’appellent ordinairement le grand roi.
  19. Naxos fut la première île alliée que les Athéniens soumirent à l’état de sujette. (Thucydide, L.i, c. xcviii.) Les habitans de Thasos furent obligés de raser leurs fortifications, et de livrer leurs vaisseaux (c. ci). L’île d’Égine éprouva plus tard le même traitement (c. cviii)
  20. C’est un trait que Thucydide lance contre Hérodote. C’est aussi Hérodote qu’il a en vue, en parlant des deux prétendus suffrages des rois de Lacédémone, et de la cohorte des Pitanates (liv. vi, c. lvii ; liv. ix, c. iii).
  21. Je crois que c’est encore un trait lancé contre Hérodote. La lecture de son histoire, faite aux jeux olympiques, avait paru faire partie de ces jeux.
  22. Cette trêve de trente ans fut conclue, suivant Dodwel, quatre cent quarante-cinq ans avant notre ère. Sur l’affaire de l’Eubée, voyez ci-dessous, c. cxiv.
  23. Quand une colonie était devenue assez puissante pour en fonder une autre à son tour, elle devait demander à sa métropole un citoyen qui était chargé de la conduire, et qui en devenait le fondateur. Corcyre était une colonie de Corinthe ; elle fut obligée, pour fonder la colonie d’Épidamne, de s’adresser aux Corinthiens, et ceux-ci lui envoyèrent Phalius, qui fut le fondateur de la colonie nouvelle.
  24. Les supplians s’asseyaient dans les parvis des temples, ou autour des autels, et souvent ils tenaient en mains des rameaux. Quand c’était un particulier qu’on venait implorer, on s’asseyait auprès de son foyer.
  25. C’était de la métropole que les colonies recevaient le feu sacré et leur pontife.
  26. On donnait le nom d’hoplites aux troupes qui avaient l’armure complète, à la différence des archers, frondeurs, gens de trait, et de toutes les troupes légères qui n’étaient pas complètement armées. J’ai été obligé d’adopter dans cette traduction le mot hoplites, pour éviter le retour trop fréquent d’une périphrase.
  27. Les vaisseaux ronds servaient au commerce, les vaisseaux longs à la guerre. Thucydide a déjà dit que les Corinthiens avaient perfectionné la marine, et construit les premiers des vaisseaux sur un modèle inconnu de l’antiquité.
  28. On chantait avant le combat un pœan en l'honneur du dieu Mars, et un autre après le combat en l'honneur d'Apollon.
  29. On ramait du côté de la poupe, pour reculer insensiblement sans cesser de faire face à l’ennemi.
  30. Après les batailles, le parti vaincu traitait avec le parti victorieux pour avoir la permission d’enlever ses morts. Demander cette permission, c’était avouer sa défaite, puisqu’on reconnaissait qu’on ne pouvait les enlever de force. On les recevait, par convention, par traité, sous la foi publique. Les vainqueurs enlevaient les leurs, sans avoir besoin d’aucune convention. Cet usage est souvent indiqué dans Thucydide. Ici, les Corinthiens et les Corcyréens enlevèrent leurs morts sans avoir besoin de traiter, ce qui donnait aux uns et aux autres le droit de s’attribuer la victoire.
  31. Il y a dans le texte les epidemiurges. Les demiurges formaient dans les républiques doriennes cette magistrature supérieure que composaient les archontes dans d’autres républiques.
  32. On croit généralement que les Lacédémoniens aimaient la guerre, et ne cherchaient que les occasions de combattre ; mais Thucydide, qui devait les bien connaître, et dont la véracité n’est pas suspecte, nous en donne une idée bien différente. Il les représente partout comme le peuple de la Grèce le plus lent à s’engager dans des expéditions de guerre, comme celui qui en craignait le plus les suites, et qui avait le moins de confiance en ses forces. (Voyez ci-dessous, ch. LXXXIV et CXVIII, et liv. V, chap. CVII et CIX.) Mais le portrait comparé qui va suivre des Lacédémoniens et des Athéniens, suffit pour montrer combien les Athéniens, ce peuple ami des talens et des arts, étaient audacieux et entreprenans, et combien les Lacédémoniens, qui ne savaient faire que la guerre, étaient timides et indécis.
  33. C’est, comme l’observe le scoliaste, un trait lancé contre les Lacédémoniens, qui ne faisaient pas la guerre les jours de fêtes, et n’étaient pas, à cet égard, moins superstitieux que les Juifs. Ils avaient aussi une loi qui ne leur permettait pas de se mettre en campagne avant la pleine lune. Ce fut l’excuse qu’ils donnèrent aux députés que les Athéniens envoyèrent implorer leur secours dans la première invasion des Perses. Ils attendirent obstinément la pleine lune, et n’arrivèrent que le lendemain de la bataille de Marathon, assez tôt pour féliciter les vainqueurs sur le champ de bataille. (Hérodote liv. VI, chap CVI et CXX.)
  34. On pourrait être tenté de suivre la leçon de quelques manuscrits, qui ne comptent que trois cents vaisseaux. Ce serait le moyen d’accorder Thucydide avec Démosthène, qui dit, dans sa harangue sur la couronne, que la flotte était de trois cents vaisseaux, et qu’Athènes en fournit deux cents. Hérodote, contemporain de l’événement, fait monter la flotte à trois cent soixante-dix-huit vaisseaux, sans les pentécontores (liv. VIII, chap. XLVIII) ; et il dit (chap. XLIV) que les Athéniens fournirent seuls cent quatre-vingts vaisseaux.
  35. Jamais hommes ne furent plus hautains que les Spartiates, ni plus jaloux de leurs droits. Ils ne donnèrent le droit de cité qu’à Tisamène et à son frère Hégias, et cela par la nécessité des circonstances, et parce que le danger de la guerre des Perses était imminent. (Hérodote, lib. IX, cap. XXXII.) Les rois donnèrent bien à des étrangers la permission d’habiter le pays, mais non le droit de cité. Ils rendirent de grands honneurs à quelques hommes extraordinaires, mais sans leur accorder la qualité de citoyens. (Meursius, Miscell. Lacon. lib. IV, cap. X.)
  36. À Athènes, les suffrages se donnaient avec des cailloux que chacun des votans, suivant qu’il adoptait ou rejetait la question, jetait dans une urne d’airain ou dans une urne de bois. De là, le mot psephos, qui, en grec, signifie caillou, signifiait aussi suffrage et décret. Il y avait des occasions où l’on donnait son suffrage en levant la main. C’était la manière dont on le donnait dans les élections, et le mot qui signifiait étendre la main, signifiait aussi élire : χειροτονία.
  37. La trêve de trente ans fut conclue la quatrième année de la quatre-vingt-treizième olympiade, quatre cent quarante-cinq ans avant notre ère (Dodwell). Le décret de l’assemblée de Lacédémone, contre les Athéniens, est de la première année de la quatre-vingt-septième olympiade quatre cent trente-deux ans avant l’ère vulgaire.
  38. Thémistocle avait été archonte la quatrième année de la soixante-onzième olympiade, quatre cent quatre-vingt-treize ans avant l’ère vulgaire.
  39. La citadelle était la ville haute : elle est souvent nommée Acropolis (ville haute), et quelquefois simplement polis (ville). Cela n’était pas particulier à Athènes.
  40. Il y a dans le texte qui recevaient le phoros ; ce fut ainsi qu’on nomma la contribution en argent. Le savant Barthélémy, dans sa Dissertation sur une ancienne inscription grecque, relative aux finances d’Athènes, a fait passer dans notre langue le mot grec hellénotames. Il appelle aussi quelquefois ces magistrats trésoriers de l’extraordinaire, parce que, dit-il, les sommes qu’ils étaient chargés de percevoir n’avaient rien de commun avec les taxes ordinaires que payaient les habitans de l’Attique. Le corps des hellénotames était composé de dix officiers, un de chaque tribu.
  41. Le talent valait 5,400 livres de notre monnaie. Les 400 talens faisaient 2,484,000 livres.
  42. Vers l’an 464 avant l’ère vulgaire.
  43. Jupiter Ithométas. J’ai mieux aimé conserver cette terminaison sonore, que de la franciser et d’écrire Jupiter Ithomien.
  44. Vers l’an 462 avant l’ère vulgaire.
  45. Géranie, montagne et promontoire de la Mégaride, entre Mégare et Corinthe.
  46. Se lever en masse, s’armer en est masse, est une manière nouvelle de s’exprimer, que de nouvelles circonstances ont rendue nécessaire. Tant que cette expression a manqué à notre langue, on n’a pu traduire en français que par une périphrase le mot grec pandémei.
  47. Vers l’an 456 avant l’ère vulgaire.
  48. Cette ville de Chalcis faisait partie de l’Acarnanie.
  49. 450 ans avant l’ère vulgaire.
  50. 445 ans avant l’ère vulgaire.
  51. Ce Thucydide n’était pas de la famille de notre historien. Il était beau-frère de Cimon, et se rendit célèbre par son opposition à Périclès. C’est lui qui, en parlant de l’éloquence adroite et persuasive de ce grand homme, disait : « Quand je l’ai renversé, il nie qu’il soit à terre, et il le persuade. »
  52. Quand il est question d’Athènes, la déesse par excellence est toujours Minerve.
  53. Jupiter mellitus, Jupiter doux et clément.
  54. P. Castellanus, de Festis Grœcorum, croit qu’à cette fête on offrait des victimes et surtout des porcs. Thucydide parle des offrandes qu’y faisaient un grand nombre de citoyens, et il est possible que des particuliers en petit nombre immolassent des victimes. Cette fête rappelait les temps antiques où l’on ne faisait pas couler le sang sur les autels et où l’on y brûlait seulement des végétaux. Voyez la note de Grævius sur le vers 336 des Opera et dies d’Hésiode. Il y prouve, par un passage de Porphyre, l’antique usage de n’honorer les dieux que par des fumigations. Il aurait pu joindre à ce témoignage une autorité encore plus respectable, parce qu’elle est plus ancienne, parce que c’est celle d’un homme qui devait avoir fait une étude particulière des rites employés dans les mystères, où l’on sait que les anciens usages étaient religieusement observés. L’autorité dont je parle est celle du faux Orphée. Quel que soit l’auteur qui s’est caché sous ce nom imposant, l’ancienneté de ses poésies a été démontrée par le savant Runkbenius dans ses Epistolæ criticæ. À la tête de chacun des hymnes de ce poète, on lit quelle était la fumigation la plus agréable à la divinité qu’il implorait. Le verbe qui, dans la langue grecque, signifie sacrifier, θύειν, a signifié dans son origine faire des fumigations.
  55. Les Euménides, Erinnys ou Furies.
  56. Cléomène, roi de Sparte, fut appelé à Athènes par Isagoras, chef d’une faction, et en chassa sept cents familles. (Hérodote, liv. V, chap LXX et suivans.)
  57. Pallas. On la nommait Poliouchos, parce qu’elle était la divinité tutélaire de la république, et Chalciœcos, parce que son temple était d’airain, ou du moins revêtu de lames de ce métal. On prétend que cet ouvrage avait été commencé par Tyndare, et qu’il fut continué par son fils. Après leur mort, il resta long-temps abandonné. Les Lacédémoniens le reprirent, firent construire le temple en airain, et jeter en fonte, du même métal, la statue de la déesse. L’architecte, nommé Gitiadas, était en même temps poète lyrique, et fit un hymne en l’honneur de Pallas. (Pausanias, liv. III)
  58. Il faut rapprocher de ce récit le chapitre XCVIII.
  59. La scytate était un bâton dont voici l’usage. On faisait deux scytales de la même proportion : l’une restait dans les mains des éphores, et ils donnaient l’autre au général qu’ils expédiaient. Quand ils avaient des lettres secrètes à lui écrire, ils roulaient une lanière blanche sur ce bâton, écrivaient sur cette lanière, et la déroulaient pour la donner au courrier. Elle n’offrait que des caractères sans suite et même tronqués ; mais le général lisait aisément ce qu’elle contenait en la roulant sur sa scytale. C’est un moyen bien grossier eu comparaison du double chiffre dont les modernes fout usage pour la correspondance secrète.
  60. Les coades, caeades ou caictes, étaient des fentes de rochers causées par des tremblemens de terre.
  61. Il était de l’intérêt du Grecs de combattre dans un détroit où la flotte innombrable des Perses ne pût se développer et perdît l’avantage que lui donnait la supériorité du nombre. Cependant ils voulaient quitter le détroit de Salamine : mais Thémistocle, pour les y retenir malgré eux, fit donner avis à Xerxès de leur dessein, et le pressa de les attaquer avant qu’ils ne lui échappassent. Les Perses se hâtèrent de les enfermer, et les forcèrent ainsi eux-mêmes à être vainqueurs. (Hérodote, liv. viii, chap. lxxv.) Après la défaite des ennemis, Thémistocle voulait qu’on les poursuivit opiniâtrement, et qu’on allât briser les ponts qui leur ouvraient une retraite. Son avis ne passa pas ; et il songea dès lors à tirer parti pour l’avenir de la contradiction qu’il venait d’éprouver. Il craignait déjà l’inconstance des Athéniens, et pour se ménager, en cas de besoin, un asile auprès de Xerxès, il lui manda que c’était lui-même qui avait empêché les Grecs de le poursuivre et de briser les ponts. (Même livre, chap. cx.) Cette note était nécessaire, parce que les lecteurs qui auraient oublié le passage d’Hérodote, et qui se rappelleraient seulement la manière différente dont Plutarque et Cornélius Népos rapportent ce fait, ne pourraient entendre Thucydide.
  62. Il avait fort mal profité de sa première éducation, et avait eu dans sa jeunesse une si mauvaise conduite, que son père l’avait déshérité. Le désir d’effacer cet affront en fit un grand homme.
  63. 270 000 livres de notre monnaie.
  64. Les reines de Perse avaient différentes provinces pour les différentes parties de leur parure : une pour leurs voiles, une autre pour leurs ceintures, etc. (Brisson, De Regno Persarum, lib. i, cap. cviii.)
  65. Il s’agissait de la campagne qui séparait Mégare de l’Attique, et que les Athéniens avaient consacrée aux déesses révérées à Éleusis (Cérès et Proserpine). Un champ qui n’est pas marqué par des limites signifie un champ sacré et qu’il n’était pas permis de cultiver ; tous les terrains qu’on cultivait étaient divisés par des bornes.

    Les poètes comiques suivent ordinairement les opinions reçues. Il paraît donc qu’on pensait à Athènes, comme le croyaient aussi les Mégariens au rapport de Plutarque (in Pericle), qu’une des principales causes de la guerre du Péloponnèse était celle que rapporte Aristophane : « Des jeunes gens ivres vinrent, dit-il, à Mégare et enlevèrent la courtisane Simæthe. En revanche les Mégariens piqués enlevèrent deux filles qui appartenaient à Aspasie. C’est ainsi que, pour trois malheureuses, la guerre éclata dans toute la Grèce. Dans sa colère, Périclès l’Olympien lança les éclairs, fit gronder la foudre et troubla la Grèce entière. Il porta une loi écrite d’un style de chanson, par laquelle les Mégariens étaient éloignés du marché, de la mer et du continent. Les Mégariens, mourant de faim, implorèrent les Lacédémoniens pour faire lever le décret sur les trois femmes perdues : les Athéniens se refusèrent à des prières plusieurs fois répétées ; et de là le bruit des armes. » (Aristoph. Acharn., v. 523 et suivans.)

  66. Je crois que l’orateur a ici en vue les murailles que les Athéniens, en pleine paix, construisirent malgré l’opposition des Lacédémoniens, et qui leur donnèrent beaucoup d’inquiétudes jusqu’à ce qu’elles fussent achevées.
  67. J’appelle habitans, à l’exempte des Genevois, ce qu’on appelait a Athènes métœciens, μέτοικοι, des hommes qui venaient de différentes parties de la Grèce s’établir dans l’Attique pour y exercer quelque industrie. Ni eux, ni même leurs descendans nés dans l’Attique, ne jouissaient des droits de citoyens. Ils ne pouvaient les obtenir que par de grands services. C’était une classe intermédiaire entre les citoyens et les esclaves, et elle était exposée à bien des oppressions, bien des vexations, bien des avanies.
  68. Première année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent trente-deux ans avant l’ère vulgaire, 7 mai. Nous suivons toujours Dodwell pour la chronologie de Thucydide.
  69. Le stade olympique était de quatre-vingt-quatorze toises et demie. Les quatre-vingt-dix stades faisaient un peu plus de trois de nos lieues de deux milles cinq cents toises. Les anciens avaient un autre stade plus court ; il n’était que de soixante-seize toises et demie. Dix de ces stades faisaient un mille. Ils avaient aussi le petit stade, que d’Anville évalue à cinquante-sept toises.
  70. Les deux tiers des troupes entraient en campagne ; un tiers restait pour la garde des villes. (Scoliaste.)
  71. Trois millions deux cent quarante mille livres.
  72. Trente-deux millions quatre cent mille livres.
  73. Harpocration rapporte, d’après Héliodore, que les Propylées avaient coûté deux mille douze talens, ou dix millions soixante et quatre mille huit cents livres.
  74. Deux millions sept cent mille livres.
  75. Deux cent seize mille livres.
  76. Il faut compter vingt-sept stades, cinquante-une toises et demie pour une de nos lieues de deux mille cinq cent toises.
  77. Quand il s’agit d’Athènes, la déesse par excellence es Minerve, qui se nommait en grec Athéné.
  78. Le mois anthestérion répondait au mois pluviôse du calendrier républicain des français, c’est-à-dire aux mois de janvier et février.
  79. Pélasgicon était l’endroit où s’étaient anciennement établis les Pélasges pendant la guerre qu’ils avaient faite contre Athènes. Ils furent chassés et les Athéniens défendirent d’habiter désormais ce lieu.
  80. L’Attique était partagée en dix phylés ou tribus, qui étaient elles-mêmes subdivisées eu un plus ou moins grand nombre de dèmes.
  81. Seconde année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent trente-un ans avant l’ère vulgaire ; 26 juillet.
  82. Rhiti : c’était une source d’eau saumâtre : on la croyait produite par les eaux de l’Euripe qui filtraient par-dessous la terre. (Pausan. Attic.)
  83. Comme l’armée ennemie était nombreuse, Périclès, qui cherchait toujours à épargner le sang, ne voulut pas tenter le sort d’une bataille. Mais voyant que Plistoanax était fort jeune, et que les éphores lui avaient donné pour conseil un Lacédémonien nommé Cléandridas, il essaya de gagner ce dernier et parvint en effet à le corrompre par argent. Plisioanax, sur l’avis de Cléandridas, retira son armée : mais de retour à Sparte, les Lacédémoniens le condamnèrent à une amende si forte qu’il ne put la payer, et il fut obligé de quitter sa patrie : Cléandridas prit la fuite et fut condamné à mort. (Plut. Peric, tom. I, p. 362, édit. Lond.)
  84. Larisse était alors partagée entre deux factions, dont l’une favorable à la démocratie et l’autre à l’oligarchie. (Scol.) On peut être étonné que la dernière ne se fût pas déclarée pour les Lacédémoniens qui partout se montraient les protecteurs de l’aristocratie et de l’oligarchie.
  85. Cinq millions quatre cent mille livres.
  86. 3 aout.
  87. Les peltastes, que les Romains nommaient cetrati, étaient des troupes légères qui tiraient leur nom de leurs petits boucliers appelés peltæ. Ces boucliers étaient échancrés à la partie supérieure en forme de croissant, et avaient, dit Julius Pollux, la figure d’une feuille de lierre
  88. En septembre. Les Grecs ne comptaient alors que deux saisons ; la dernière partie du printemps et la première de l’automne appartenaient à l’été. Thucydide, au commencement de son quatrième livre, fait remarquer que l’on est en été, et il commence le paragraphe suivant par ces mots : Vers la même époque du printemps. Il dit au paragraphe cxvii du même livre : Dès le commencement du printemps de l’été suivant, et au dernier paragraphe : A la fin de l’hiver, lorsque déjà le printemps commençait. Toutes bizarres que puissent paraître dans notre langue ces manières de s’exprimer, j’ai cru devoir les adopter, parce qu’elles tiennent au costume du temps de Thucydide, et que le costume doit toujours être respecté. Les traducteurs se sont trop souvent permis de le changer, et par cette licence, ils donnent aux lecteurs des connaissances fausses ou imparfaites de l’antiquité.
  89. Après le 2 octobre.
  90. Ce faubourg était le Céramique.
  91. Périclès, au rapport de Plutarque, n’avait laissé par écrit que des plébiscites. Il était cependant l’orateur le plus éloquent de son temps ; mais on a lieu de présumer qu’alors les orateurs n’écrivaient point encore leurs discours. On avait retenu de l’oraison funèbre prononcée par Périclès une pensée qu’Aristote nous a conservée, et que n’a pas recueillie Thucydide ; c’est qu’enlever la jeunesse d’une république, c’est dépouiller l’année du printemps.
  92. La loi qui ordonnait de faire aux frais du public les funérailles des guerriers morts en combattant, remontait a une haute antiquité. On ajouta depuis à cette loi celle de faire l’éloge de ces guerriers, et cette nouvelle disposition a été attribuée à Solon.
  93. Il attaque en passant les Lacédémoniens, dont les lois n’étaient qu’une imitation de celles de Crète.
  94. Les Lacédémoniens étaient sans liberté dans la vie privée, ou plutôt leur vie était toute publique. Toujours ils étaient gênés, toujours éclairés dans toutes leurs actions. Ils ne voyaient dans leurs concitoyens que d’autres censeurs ; jamais ils ne cessaient d’être les esclaves de leurs sévères coutumes, et ce dur esclavage commençait à l’enfance.
  95. Thucydide oppose les coutumes hospitalières d’Athènes aux lois féroces des Lacédémoniens, qui repoussent de chez eux les étrangers. Un peu plus bas, il compare l’éducation douce des Athéniens aux durs exercices de la jeunesse lacedémonienne, et prouve que les Athéniens n’en sont pas moins courageux pour ne pas se refuser, à tous les âges, tous les agrémens de la vie.
  96. Ce sont toujours les mœurs des Lacédémoniens que Thucydide oppose à celles de sa patrie. Ainsi, contre l’opinion commune sur la pauvreté de Sparte, il reproche ici aux Lacédémoniens d’être riches, mais seulement pour tirer de l’orgueil de leur richesse, et non pour en faire usage.
  97. Le travail était honteux à Lacédémone : il était abandonné aux serf, hilotes et messéniens. Les femmes même auraient rougi de s’appliquer aux travaux de leur sexe.
  98. Les députés de Corinthe avaient reproché aux Lacédémoniens d’être au-dessous de leur renommée. (Liv. i,
  99. Seconde année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent trente-un an avant l’ère vulgaire. Après le 28 mars.
  100. La peste se nomme en grec loimos et la famine limos Il parait que, dès le temps de Thucydide, la prononciation de la diphthongue oi, et de la voyelle i, différait peu. Elle est absolument la même pour les Grecs modernes, et ils prononcent également limos, le mot qui signifie la peste et celui qui signifie la famine.
  101. C’était Apollon qui envoyait la peste et les morts subites. Il était donc venu au secours des Lacédémoniens en envoyant la peste à leurs ennemi.
  102. Seconde année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent trente ans avant l’ère vulgaire. Avant le 25 juin.
  103. Périclès entend par ce qui sera beau pour l’avenir, cette gloire qui ne sera jamais oubliée ; et par ce qui n’a rien de honteux pour le présent, la vaine haine qui poursuit les hommes ou les peuples qui se distinguent par de grandes choses : haine qui se dissipe bientôt, et que remplace l’admiration.
  104. fin de mai.
  105. Avant le 21 septembre.
  106. Il s’agit ici de la mort de sa mère Êriphile, tuée par Alcméon, son frère.
  107. Seconde année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent trente ans avant l’ère vulgaire. Avant le 16 mars.
  108. Dix millions huit cent mille livres.
  109. Après le 16 mars.
  110. C’est le devoir d’un traducteur de conserver le costume des anciens, et par conséquent de rendre leurs formules avec une exactitude scrupuleuse. Nous avons eu déjà occasion d’observer que manquer à cette loi, c’est ne donner qu’une idée imparfaite de l’antiquité. Cette formule, voilà ce qui nous plait, n’avait pas pour les Grecs toute l’insolence qu’elle aurait pour nous.
  111. Ces machines, que l’auteur ne nomme pas, étaient des béliers. Les madriers suspendus, que les assiégés lâchaient pour briser la tête des béliers, se nommaient des loups (Just. Lipsii Poliorceticôn, lib. v, dial. viii.
  112. Troisième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent trente ans avant l’ère vulgaire. 6 juillet.
  113. Troisième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent vingt-neuf ans avant l’ère vulgaire. 19 septembre.
  114. A la fin de juillet.
  115. Septembre.
  116. Un peu plus de trois lieues.
  117. Un quart de lieue.
  118. Après le 8 octobre.
  119. Les Grecs se servaient pour signaux de torches que des hommes tenaient allumées sur les remparts. Si l’on voulait signifier l’arrivée d’un ennemi, on agitait les torches ; mais, pour marquer l’arrivée d’un secours, on les tenait tranquilles.
  120. Vingt-un millions six cent mille livres.
  121. Ces huit souverains avaient été Perdiccas, Arée ou Argée, Philippe, Æropus, Alcétas, Amyntas, Alexandre, Perdiccas.
  122. Novembre.
  123. Troisième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent vingt-neuf ans avant l’ère vulgaire. Après le mois de janvier et avant le mois d’avril.
  124. Quatrième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-huit ans avant l’ère vulgaire. Après le 28 juillet.
  125. Après le 2 et avant le 16 juillet.
  126. 16 juillet.
  127. Après le 21 juillet.
  128. Août. Solon avait distribué le peuple d’Athènes eu quatre classes. Les citoyens qui recueillaient cinq cents mesures de blé ou d’huile formaient la première ; on les nommait pentacosiomédimnes. La seconde, celle des chevaliers, était composée de citoyens qui recueillaient trois cents mesures et qui avaient le moyen de nourrir un cheval. La troisième était celle des Zeugites, qui ne recueillaient que deux cents mesures. Enfin dans la quatrième, qui était la plus nombreuse, furent compris tous ceux qui vivaient du travail de leurs mains, les ouvriers, les mercenaires. Ils furent écartés des magistratures ; mais le législateur leur donna voix dans les assemblées et les tribunaux. Ainsi les pauvres conservaient la faculté de discuter leurs droits et leurs intérêts, et de rendre inutiles les projets que les premières classes pourraient former contre eux.
  129. Les deux drachmes valaient trente-six de nos sous.
  130. Après le 29 septembre.
  131. Un million quatre-vingt mille livres.
  132. Quatrième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-huit ans avant l’ère vulgaire.
  133. Après le 25 janvier ou le 23 février.
  134. Chez les anciens, les archers avaient toujours un pied nu, pour être moins exposés à glisser dans les terrains fangeux.
  135. A peu près un quart de lieue.
  136. Après le 23 février.
  137. Cinquième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-huit ans avant l’ère vulgaire. Après le 25 mai.
  138. La Salaminienne et le Paralus, deux célèbres trirèmes, dont la première était surtout destinée à amener à Athènes les hommes prévenus de crime qui étaient appelés en justice, et la seconde, à transporter à leur destination les députés qu’on expédiait pour remplir quelques actes religieux. Cependant on amenait aussi quelquefois les accusés sur le Paralus. Ce fut la Salaminienne qui vint chercher en Sicile Alcibiade prévenu de sacrilège. (Thucydide, liv. vi, chap. liii.)
  139. C’est-a-dire que les Athéniens allaient comme à un spectacle entendre les orateurs qui traitaient des grands intéréts de l’état, et qu’ils écoutaient les récits des grandes actions comme des contes amusants.
  140. Cette expression le petit nombre signifie les hommes les plus distingués par la naissance, le pouvoir, la dignité, la richesse. Cette classe était partout favorable aux Lacédémoniens et aux peuples du Péloponnèse qui vivaient sous un gouvernement aristocratique. C’est la même expression que j’ai traduite par le mot chefs dans la phrase suivante.
  141. Ce que Thucydide observe ici comme une chose extraordinaire de son temps, se pratique dans tous les cas sur nos moindres vaisseaux. Le temps du travail et celui du repos sont partagés entre l’équipage. Pendant qu’une moitié manœuvre et fait ce qu’on appelle le quart, l’autre se repose.
  142. Cent quatre-vingts livres, à quatre-vingt-dix livres la mine.
  143. Cinquième année de la Guerre du Péloponnèse, deuxième année de la vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-sept ans avant l’ère vulgaire.
  144. Portus a cru que l’hiéromènie était la nouménie, ou le premier jour du mois. C’est aussi dans cet esprit que Henri Étienne a corrigé la traduction de Valla, in sacris vel feriis prima diei mentis. Peut-être toute nouménie a-t-elle été appelée hiéroménie, mais il n’est pas certain que toute hiéroménie ait été la nouménie. Harpocration, sur Démosthene, contre Timocrate, entend par les hiéroménies les jours de fête ; c’est aussi l’explication que Suidas donne de ce mot. Il ne peut être question ici de la nouménie, puisque Thucydide (liv. ii, S iv, raconte que Platée fut surprise à la fin du mois. (Docker.)
  145. Les anciens brûlaient en l’honneur des morts des parfums, de riches étoffes, des choses précieuses, des vêtemens. Cet usage des Grecs fut mis en pratique par les Romains : dans toutes les colonies où passèrent les cendres de Germanicus, qui était mort dans l’Orient, on lui rendit ces honneurs funèbres. Atque ubi colonias transgrederentur, atrata plebes, trabeati equites, pro opibus loci, vestem, odores, aliaque funerum solemnia cremabant. (Tacit. Ann., liv. iii, chap. ii.)
  146. Cette somme est bien forte pour ce temps là. Elle ferait 4, 320, 000 livres de notre monnaie. Valla a traduit octoginta, quatre-vingts, ce qui fait 432, 000 livres. Il est vraisemblable qu’il ne faisait cette correction que par conjecture, car les manuscrits collationnés ne varient pas sur le nombre de huit cents.
  147. On appelait proxènes des citoyens qui étaient chargés par l’état de recevoir les étrangers de certain pays, de les présenter à l’assemblée du peuple, de les conduire au théâtre, etc. Les éthéloproxènes étaient ceux qui, comme le Pithias dont il s’agit ici, se chargeaient volontairement de cet emploi. Les idioproxènes recevaient des étrangers pour leur compte et leur accordaient l’hospitalité.
  148. Le stater était une monnaie d’or du poids de quatre drachmes. Celui de l’Attique n’en pesait que deux. La drachme pesait soixante-dix neuf grains, ce qui fait un gros et sept grains.
  149. A la manière dont s’exprime Thucydide, on pourrait croire que les anciens, par les différentes combinaisons des feux qui leur servaient de signaux, avaient l’art d’exprimer l’espèce de danger dont on était menacé et de faire connaître le nombre des ennemis. Alors ces feux auraient été des sortes de télégraphes.
  150. Avant le 17 octobre.
  151. A la fin d’octobre.
  152. Thucydide appelle cette ville Messène, parce qu’il écrit en dialecte attique ; mais les habitans, qui étaient Doriens, l’appelaient eux-mêmes Messana.
  153. Sixième année de la guerre du Péloponnèse, deuxième année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent vingt-sept ans avant l’ère vulgaire. Après le 13 avril, et avant le 21 juin.
  154. Sixième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Après le 21 juin.
  155. Avant d’être relevée et fondée de nouveau par les Lacédémoniens, elle se nommait Trachine.
  156. A peu près une lieue et demie.
  157. A peu près trois quarts de lieue.
  158. Un peu plus de trois lieues.
  159. Après le 7 octobre.
  160. Hymn. ad Apoll., vers. 146 et seqq.
  161. Ibid., v. 165 et seqq.
  162. Septième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Avant et après le 1er avril.
  163. Sixième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Après le 1er avril.
  164. Environ quinze lieues.
  165. Les Athéniens élisaient dix taxiarques de chaque tribu. La fonction de ces officiers était de ranger les soldats. Hudson
  166. On pouvait être au mois de mai.
  167. Ce passage offre une distinction remarquable entre les Spartiates et les Lacédémoniens. Les Spartiates étaient les citoyens de Sparte, et il s’en fallait beaucoup que tous les habitans de Sparte fussent Spartiates. Leur nombre ne fut jamais très considérable, et comme on n’accordait à personne le droit de cité, il diminua toujours.
  168. Un peu plus d’une demi-lieue.
  169. Septième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Avant le 20 juin.
  170. Mer de Tyrsènie ou de Tyrrhénie, Tyrrhenum, ou Tuscum mare, mer de Toscane.
  171. Septième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-cinq ans avant l’ère vulgaire. Fin de juillet, ou commencement d’août.
  172. Il y avait à Lacédémone trois officiers qu’on nommait hippagrètes : ils étaient choisis par les archontes, et leur mission était de rassembler la cavalerie.
  173. Triérarque, commandant de trirème.
  174. Après le commencement d’août.
  175. Dans le courant du mois d’août.
  176. Moins d’une demi-lieue.
  177. Un peu plus de deux lieues.
  178. Environ deux tiers de lieue.
  179. A peu près quatre lieues et demie.
  180. Après le 21 septembre.
  181. C’est-à-dire en langue perse ; car les Perses furent autrefois appelés Assyriens, comme nous l’apprend le scoliaste d’Eschyle, sur le vers 84 de la Tragédie des Perses. On put leur donner ce nom quand ils eurent conquis l’empire d’Assyrie, comme ils portèrent celui de Mèdes, parce qu’ils avaient la domination de la Médie.
  182. Au mois d’octobre ou au commencement de novembre.
  183. Après le commencement de janvier et avant le 21 mars.
  184. Huitième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-cinq ans avant l’ère vulgaire. 21 mars.
  185. Villes actées, c’est-à-dire villes côtières, villes situées sur la côte.
  186. Avant le 26 juillet.
  187. Cythérodice, c’est-à-dire juge ou magistrat de Cythère.
  188. Un peu moins d’un tiers de lieue.
  189. 21.000 livres.
  190. 16 juillet.
  191. Hermocrate, en parlant ici a la première personne du singulier, s’identifie avec la république de Syracuse dont il est l’organe. Ainsi quand il dit : Je ne me crois pas maître, etc., je vous engage à suivre mon exemple, c’est comme s’il disait : « Les Syracusains, qui vous parlent par ma voix, ne se croient pas maîtres, etc., ils vous engagent à suivre leur exemple. »
  192. Huitième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-quatre ans avant l’ère vulgaire. Après le 17 juillet.
  193. Un peu moins d’un tiers de lieue.
  194. Les coureurs. c’était le premier degré de la milice, depuis dix huit ans jusqu’à vingt. On ne prêtait le serment qu’après l’avoir franchi. Le service de ces jeunes gens était de rouler de garnison en garnison.
  195. Au mois d’août.
  196. Il entend par le plut beau de tous les titres, celui de peuple libre.
  197. Après le 13 octobre.
  198. Dans le cours du mois de novembre.
  199. Toujours en novembre.
  200. A peu près trois lieues et demie.
  201. Avant la fin de décembre.
  202. Avant le 9 avril.
  203. Les Dioscures sont Castor et Pollux, fils de Jupiter.
  204. Neuvième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-quatre ans avant l’ère vulgaire. Après le 24 mars.
  205. Neuvième année de la guerre du Péloponnèse, deuxième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-trois ans avant l’ère vulgaire. Avant le 3 octobre.
  206. Après le 3 octobre.
  207. Avant le 29 mars.
  208. La ronde visitait les postes avec une sonnette, pour reconnaître si les sentinelles n’étaient pas eudormies Quand elle sonnait, il fallait que la sentinelle répondît.
  209. Dixième année de la guerre du Péloponnèse, deuxième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-trois ans avant l’ère vulgaire. Entre le 29 mars et le 12 avril.
  210. La véritable cause de la haine des Athéniens contre les habitans de Délos, c’est que ceux-ci avaient contracté une alliance secrète avec les Lacédémoniens. Athènes chercha dans la religion un prétexte à sa vengeance politique. (Diod Sic, lib. xii.
  211. Après le 12 avril.
  212. Moins d’une lieue et demie.
  213. Dixième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-deux ans avant l’ère vulgaire.
  214. Diodore de Sicile suppose que Cléon combattit et mourut eu homme de cœur. On peut croire qu’il a suivi quelque écrivain de la faction de ce démagogue (lib. xii, p. 122, ed. Rhodom.). Thucydide nous présente cette affaire comme une déroute dans laquelle les vainqueurs ne perdirent que sept hommes, et Diodore nous montre des gens de marque mourant autour des deux généraux, jaloux d’imiter leur valeur.
  215. Avant le 21 septembre.
  216. Aussitôt après le 21 septembre.
  217. Voy., sur la disgrâce et l’exil de Plistoanax, liv. II, c. xxi.
  218. On appelait théores les citoyens députés pour quelques solennités religieuses, et pour consulter les oracles.
  219. C’est-à-dire voir leurs terres stériles, souffrir les horreurs de la famine, et acheter les vivres fort cher. (Scoliaste.)
  220. Nous ayons cru devoir traduire ce traité dans toute sa simplicité ; c’est ce que n’ont pas osé faire même les interprètes latins. Il est bon de montrer aux modernes que les Grecs eux-mêmes, qui étaient si sensibles aux charmes du style, ne se piquaient pas de beau style quand il ne fallait que de la clarté.
  221. Onzième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-deux ans avant l’ère vulgaire. 10 avril.
  222. Il faut sous-entendre que le traité devait être inscrit sur ces colonnes.
  223. Depuis le 18 mars.
  224. Cela ne signifie pas que cette trêve ou suspension d’armes ne dût avoir qu’une durée de dix jours, mais qu’elle devait durer dix jours, après que l’un ou l’autre parti aurait déclaré qu’il y voulait renoncer. D’autres passages de notre auteur prouvent que ces trêves de dix jours étaient quelquefois de longue durée, et que certaines villes aimaient mieux s’en contenter que d’en solliciter de plus longues.
  225. Après le 16 avril.
  226. Fin de mai.
  227. Il y avait chez les Lacédémoniens plusieurs classes d’affranchis. Les néodamodes en étaient une. Il parait, suivant la force du mot, que c’était ceux qui avaient reçu depuis peu la liberté.
  228. Onzième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-un ans avant l’ère vulgaire.
  229. Après le 12 octobre.
  230. Douzième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, quatre cent vingt-un ans avant l’ère vulgaire. Depuis le 5 avril.
  231. Anthane. C’est ainsi que j’écris le nom de cette ville d’après Pline. Thucydide écrit Anthène, Anthènè, parce qu’il suit l’orthographe et la prononciation du dialecte attique : mais comme cette place était située aux confins de la Laconie, dans un pays où l’on parlait le dialecte dorique, les habitant et les voisins devaient la nommer Anthane.
  232. Les grandes panathénées se célébraient tout les cinq ans, et les petites chaque année.
  233. Douzième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent vingt ans avant l’ère vulgaire. Après le 5 juillet.
  234. Cent quatre-vingt mille livres, à quatre-vingt-dix livres la mine.
  235. Thucydide les appelle rabdouxous ;, ce qui signfie littéralement des hommes armés de verges. Mais Pausanias nous apprend que Lichas fut battu à coups de fouets par les bellanodices ou préfets des jeux.
  236. Fin de juillet.
  237. Après le 30 septembre.
  238. Treizième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent vingt ans avant l’ère vulgaire. Depuis le 26 mars.
  239. Treizième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent dix-neuf ans avant l’ère vulgaire. En juillet.
  240. En avril.
  241. Dans le mois carnien. Il y avait dans ce mois, dit le scoliasle, beaucoup de jours sacrés, ou plutôt tous l’étaient. Le mot Carneus, Karneios, était un surnom d’Apollon. Dodwel rapporte cette époque au 14 juillet.
  242. Fin d’août ou commencement de septembre.
  243. Un peu avant le 17 octobre.
  244. Après le 18 octobre.
  245. Quatorzième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent dix-neuf ans avant l’ère vulgaire. Entre le 12 juin et le 11 juillet.
  246. Hamippes. Suivant Hésychius, c’était des troupes qui combattaient à pied et à cheval, comme nos dragons, voce dimaxai. Suivant d’autres, c’était des cavaliers qui conduisaient deux chevaux et qui sautaient de l’un sur l’autre. Il se pourrait faire que Suidas eût raison, et que les hamippes dont parle Thucydide fussent des hommes de pied, légers à la course, qu’on mêlait avec de la cavalerie.
  247. Quatorzième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent dix-huit ans avant l’ère vulgaire. Après le 11 juillet.
  248. Quatre-vingt mille livres de notre monnaie, à dix-huit sous la drachme.
  249. Les polémarques étaient les officiers généraux : ils avaient le principal commandement après le roi qui était général en chef. J’ai appelé commandant de cohortes ce que les Lacédémoniens appelaient lochagues, loxagoï chefs de loque, loxos. Le loque était composé de quatre pentécostys, et comme la pentécostys était de cent vingt-huit hommes, le loque en contenait cinq cent douze. La pentécostys était formée de quatre énomoties, et chaque énomotie avait trente-deux hommes. (Scol.)
  250. Thucydide observe qu’à celle journée les Scirites occupaient la gauche, parce qu’ordinairement ils étaient au centre avec le roi. Ils portaient des secours aux corps qui étaient trop pressés par l’ennemi.
  251. Après le 7 août.
  252. Après le 5 septembre.
  253. Pour entendre cet article du traité, il faut relire le paragraphe liii.
  254. Autour d’Épidaure.
  255. Quinzième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent dix-sept ans avant l’ère vulgaire. Après le 2 avril.
  256. Quinzième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent dix-sept ans avant l’ère vulgaire. Après le 16 septembre.
  257. En septembre.
  258. Seizième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-dixième olympiade, quatre cent dix-sept ans avant l’ère vulgaire. Depuis le 12 mars.
  259. Entre le mois de janvier et le 22 mars.
  260. Seizième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent seize ans avant l’ère vulgaire. Après le 15 octobre.
  261. Ibid.
  262. A peu près trois quarts de nos lieues.
  263. On appelait autochtones les peuples qu’on regardait comme originaires du pays qu’ils habitaient.
  264. Trotile. Comme on ne trouve que cette seule fois le nom de Trotile, des savans soupçonnent que ce mot a été corrompu par les copistes, et qu’il s’agit ici de Trogile. C’était le sentiment d’Emilius Portus et celui de Pinedo sur Estienne de Bysance.
  265. C’est la ville que nous appelons Messine.
  266. Après le 10 octobre.
  267. Dix-septième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent seize ans avant notre ère. Aussitôt après le 10 avril.
  268. Le prytane, ou premier prytane, qu’on appelait aussi épistate, était le président du sénat, et, comme on le voit ici, de l’assemblée du peuple. Æschyle appelle Jupiter le prytane des dieux. (Prométh., v. clxix.)
  269. 18 mai.
  270. Après le 8 juin.
  271. Dix-huit sous.
  272. Les thranites étaient les rameurs du premier rang ; les zugites ceux du second, les thalamiens ou thalamites ceux du dernier.
  273. Il y a dans le texte les signes des vaisseaux. C’étaient des figures sculptées à la proue qui les distinguaient les uns des autres.
  274. Le texte porte seulement qu’elle n’en était pas digne. Il est vraisemblable que c’était la condition de ses pères qui l’en rendait indigne. On avait coutume de choisir, pour les fonctions de canéphore, une jeune fille des meilleures maisons de la ville.
  275. Dix-septième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent quinze ans avant l’ère vulgaire.
  276. Six millions deux cent quarante mille livres.
  277. (Voyez liv. vi, § ii.)
  278. En novembre.
  279. Alcibiade agit en mauvais citoyen et parle de même. Ce n’est pas ainsi qu’Athénagoras, citoyen d’une république démocratique, a parlé du gouvernement de son pays. (Voyez ci-dessus, § xlix.)
  280. Gylippe était fils de ce Cléandridas qui avait été condamné à mort, et obligé de prendre la fuite, pour s’être laissé corrompre par l’argent de Périclès. (Voyez liv. ii, chap. xi et la note). Gylippe, après avoir bien servi sa patrie dans l’affaire de Sicile, encourut la même peine. Il fut chargé par Lysandre de porter à Sparte les dépouilles provenues des Athéniens. L’argent, qui se montait à quinze cents talens (huit millions cent mille livres), était renfermé dans des sacs ; mais dans chacun des sacs était le bordereau de la somme qu’il contenait. C’est ce que Gylippe ne savait pas ; il ouvrit les sacs, et en prit trois cents talens (un million six cent mille livres). Le vol fut reconnu, Gylippe prit la fuite et fut condamné à mort. (Diod. Sicil., Mb xiii, p. 225 ; ed. Rhodom. Plut., in Lysandro.)
  281. Dix-huitième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent quinze ans avant l’ère vulgaire. Après le 30 mars et dans le courant d’avril.
  282. Un million six cent vingt mille livres.
  283. Avril et mai.
  284. Cent trente-cinq mille livres.
  285. Mai.
  286. Près d’une lieue.
  287. Nous avons déjà dit que la Tyrsénie était l’Étrurie, aujourd’hui la Toscane, ei qu’une pentécontore était un vaisseau monté de cinquante hommes.
  288. Avant le 26 juin.
  289. Dix-huitième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent quatorze ans ayant l’ère vulgaire. Après le 26 juin.
  290. Fin de juillet ou commencement d’août.
  291. Fin de décembre.
  292. Cent huit mille livres.
  293. Quatre cent treize ans avant l’ère vulgaire. Entre le premier janvier et le 18 mars.
  294. Dix-neuvième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent treize ans avant l’ère vulgaire. Depuis le 18 mars.
  295. Un peu moins de cinq lieues.
  296. Les néodamodes, comme nous l’avons dit, étaient des affranchis, mais ce n’était pas des hilotes qui eussent reçu l’affranchissement. C’est ce que prouve le passage de Thucydide, liv. v, où il dit : que les Lacédémoniens ayant donné la liberté aux hilotes qui s’étaient bien conduits, les envoyèrent à Lépréum avec les néodamodes. On voit que les néodamodes sont distingués ici des hilotes affranchis.
  297. Les anciens comptaient le port de leurs vaisseaux par ballots, comme nous le comptons par tonneaux.
  298. Épidaure-Liméra. On pourrait traduire Épidaure l’affamée, car, suivant le scoliaste, le mot liméra vient de limos qui signifie famine.
  299. Dix-huit sols.
  300. A peu près une demi-lieue.
  301. Dix-neuvième année de la guerre du Péloponnèse quatrième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cents treize ans avant l’ère vulgaire. Après le 10 juillet.
  302. Juillet.
  303. Dauphin, pesante masse de fer ou de plomb. On l’attachait à l’antenne du mat, et on la laissait tomber sur le bâtiment qu’on voulait briser.
  304. Vers la fin de juillet.
  305. Fin de juillet.
  306. Fin d’août.
  307. Dix millions huit cent mille livres.
  308. 27 août.
  309. Trois fois neuf jours. Ce serait mal traduire que de dire vingt-sept jours. Il faut exprimer la surperstition que Nicias et les devins attachaient au nombre neuf multiplié par trois.
  310. 28 aout.
  311. 29 aout.
  312. S’il vous arrive autre chose, etc., nous dirions, s’il vous arrive d’être vaincus, mais les Grecs craignaient les mots de mauvais augure, et Nicias, homme superstitieux, les craignait encore plus que bien d’autres. Ce serait donc faire un contre-sens que de changer ici la formule qu’il emploie.
  313. Celui d’esclave.
  314. 29 août.
  315. C’était une politesse chez les anciens Grecs d’appeler les citoyens par leurs noms propres, et celui de leur père ; c’était une politesse encore plus flatteuse de joindre à ces noms celui de leur tribu. C’est qu’on témoignait par-là que l’on connaissait bien celui à qui l’on adressait la parole, et les hommes aiment à croire qu’ils sont remarqués et connus.
  316. 31 aout.
  317. 1er septembre.
  318. 2 septembre.
  319. 3 septembre.
  320. 4 septembre.
  321. 5 septembre.
  322. Moins d’un quart de lieue.
  323. 6 septembre.
  324. Plus de cinq lieues.
  325. 7 septembre.
  326. 8 Septembre.
  327. Après le 13 octobre.
  328. Cotyle, kotulè, signifie le creux de la main, et ce nom a été donné à une mesure. (Pollux, onomast. Athénée, liv. xi, chap. toi.) Il semblerait de là que cette mesure devait être à peu près égale à ce qui peut tenir dans le creux de la main. Thucydide nous fait entendre qu’elle était petite, et que les alimens et la boisson qu’on donnait aux prisonniers suffisaient à peine à les soutenir. Nous pouvons nous en tenir à cette idée, sans chercher ce qu’était précisément cette mesure.
      Aristophane était contemporain de la funeste expédition de Sicile. Dans sa comédie de Plutus, un valet dit à sa maîtresse qui aimait le vin, comme la plupart des Athéniennes : « En moins de temps que vous n’en mettriez à boire dix cotyles de vin, Plutus a recouvré la vue ; » pour dire qu’il l’a recouvrée eu un instant. kai prin se kotulas ekpiein oinou dexa / O Ploutos ô despoin, anestèkei blepôn
  329. Plusieurs Athéniens, vendus comme esclaves, se rendirent agréables à leurs maîtres, qui leur donnèrent la liberté. D’autres, encore plus heureux, savaient des scènes du pathétique Euripide : ils les récitaient avec la sensibilité qu’inspirent les vers de ce poète, et que leur inspiraient encore bien mieux leurs malheurs. Les riches Syracusains, qui avaient du goût pour la poésie, ou qui voulaient capter la réputation d’en avoir, achetèrent ces prisonniers, les reçurent honorablement dans leurs maisons et leur permirent enfin de retourner dans leur patrie. Ces captifs, dont le génie d’Euripide avait payé la rançon, se rendirent à la maison de leur bienfaiteur, et les larmes de leur reconnaissance furent le prix le plus flatteur qu’aucun favori des muses ait jamais pu remporter. (Plutarch. in Niciâ.)
  330. Dix-neuvième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent treize ans avant l’ère vulgaire.
  331. Après le 13 octobre.
  332. Un peu après le 13 octobre.
  333. Après le 13 octobre.
  334. Après le mois de janvier, et avant le 7 avril.
  335. Le nom d’Alcibiade était lacédémonien. Ce fut celui du père d’Endius. L’un des aïeux du célèbre Alcibiade le prit par amitié pour le Lacédémonien qui le portait, et qui était son hôte. On n’est point d’accord, entre les savans, sur le premier des Athéniens qui prit ce nom : les uns pensent que ce fut l’aïeul de notre Alcibiade, et les autres, son bisaïeul.
  336. Le texte porte periokon. C’était le nom qu’on donnait aux sujets dans le dialecte des Crétois (Athénén, p. 263). Les Lacédémoniens avaient emprunté bien des expressions à ce dialecte, comme ils avaient emprunté aux Crétois un grand nombre de leurs institutions.
  337. Vingtième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent treize ans avant l’ère vulgaire. Depuis le 8 avril.
  338. Cent huit mille livres.
  339. Non pas au Pirée d’Athènes, mais à celui de la campagne de Corinthe.
  340. Il s’agit ici encore du Pirée des Corinthiens.
  341. On croit qu’il manque ici quelque chose au texte. Thucydide, au prochain paragraphe, parle de quatre vaisseaux de Chio, qui étaient restés à Méthymne, et raconte que les Athéniens enlevèrent à Méthymne la flotte de Chio. C’est ce qui a fait penser à Valla qu’il disait ici que les vaisseaux de Chio arrivèrent à Mitylène et en gagnèrent d’abord cette ville à la défection ; qu’il en resta quatre pour la garder, et qu’ensuite le reste de la flotte alla faire soulever Mitylène. Il a exprimé cette conjecture dans sa traduction.
  342. Vingtième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent douze ans avant l’ère vulgaire. Après le 3 septembre
  343. Le darique était un statère. On disait stateres darici, philippei, alexandrei. Mais cela même indique qu’il y avait entre les statères des différences de valeur, comme il s’en trouve, chez les modernes, entre les écus. L’écu de France, l’écu romain, etc., ne font pas la même somme. Ainsi, quoique le statère grec fût du poids de quatre drachmes, ce qui fait trois livres douze sous de notre monnaie, je ne puis fixer la valeur du stater daricus.
  344. Apres le 2 octobre.
  345. La drachme valait dix-huit de nos sous.
  346. Neuf sous, à trois sous l’obole.
  347. Seize mille deux cents livres.
  348. L’auteur a déjà dit plusieurs fois que Chalcidée avait été envoyé de Lacédémone à Chio, avec cinq navires.
  349. Fin de décembre.
  350. Vingtième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-douzième olympiade, quatre cent douze ans avant l’ère vulgaire. Après le 1er janvier.
  351. Cent soixante-deux milles livres.
  352. 6 janvier.
  353. Ceux que nous appelons en français les honnêtes gens, s’appelaient à Athènes les beaux et bons, kaloi k’agathoi
  354. Deux familles sacerdotales. Les eunmolpides descendaient du Thrace Eumolpus, instituteur des mystères, et les céryces de Céryx, que l’on disait fils de Mercure.
  355. Dans le mois de janvier déjà avancé.
  356. Au commencement de mars.
  357. Peu avant la fin de mars.
  358. Au commencement d’avril.
  359. Vingt-unième année de la guerre de Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-douzième Olympiade, quatre cent douze ans avant l’ère vulgaire. Avant le 27 mars.
  360. En avril déjà avancé.
  361. Après le 28 février.
  362. En mars.
  363. Avant le 26 avril.
  364. Le sénat ou conseil des cinq-cents, qu’on appelait aussi le sénat d’en haut, était nommé le sénat de la fève, parce que les membres de ce conseil étaient élus avec des fèves. Les noms des candidats étaient déposés dans une urne, et des fèves noires et blanches dans une autre. A mesure qu’on tirait un nom, on tirait aussi une fève, et celui dont le nom sortait en même temps qu’une fève blanche était sénateur.
  365. Plus d’un tiers de lieue. Sophocle a rendu cet endroit célèbre en y plaçant la scène de l’une de ses tragédies, Œdipe à Colonne.
  366. Depuis le 27 février.
  367. Cet éloge d’Antiphon, l’un des plus étendus qu’ait écrits Thucydide, est un témoignage de son attachement pour cet orateur. Les uns prétendent qu’Antiphon avait eu notre historien pour disciple, et les autres, pour maître. Il passe pour avoir été le premier qui ait écrit des harangues. Avant lui, les hommes les plus célèbres entre les anciens par leur éloquence, Thémistocle, Aristide, Périclès, n’écrivaient pas leurs discours. Il fut aussi le premier qui publia des préceptes de l’art oratoire. Il composait des plaidoyers pour les citoyens qui étaient en procès ; mais il parait qu’il les leur laissait prononcer sans les déclamer lui-même. Il fut accusé, comme le dit Thucydide, après le renversement des quatre-cents ; mais nous ignorons s’il fut condamné. Il semble difficile de se décider sur le genre et l’époque de sa mort, entre les opinions de différens auteurs que Plutarque nous a conservées. Quelques-uns le faisaient condamner pour avoir été a la tête de la députation que les quatre-cents envoyèrent à Lacédémone, lorsqu’ils fortifiaient Éétionée ; d’autres le faisaient périr par ordre des trente tyrans ; d’autres prétendaient que, dans un âge avancé, il s’était retiré auprès de Denys de Syracuse, qu’il l’avait aidé dans la composition de ses tragédies, et qu’il était mort par ordre de ce tyran. Suivant eux, Denys lui demanda un, jour quel était le meilleur airain. « C’est, répondit Antiphon, celui dont on a fait les statues d’Harmodius et d’Aristogiton. » Le tyran le fit périr, offensé de cette réponse. Si cependant, comme nous l’apprenons de Plutarque, Lysias a dit dans son discours pour la fille d’Antiphon, qu’elle avait perdu son père par ordre des trente tyrans, on ne peut récuser le témoignage de cet orateur contemporain, et, pour ainsi dire, témoin oculaire. C’était aussi le sentiment de Théopompe. (Plutarque, Vie des dix orateurs.) il nous reste seize harangues d’Antiphon.
  368. Il y avait quatre-vingt-dix-huit ans qu’Hippias avait été chassé, la troisième année de la soixante-septième olympiade, cinq cent dix ans avant l’ére vulgaire.
  369. A la fin de mars.
  370. Après le 27 février.
  371. Les Athéniens, tout attachés qu’ils passent l’être à la démocratie, étaient paresseux à se rendre aux assemblées. Ainsi, quoique la république ne comptât pas moins de vingt mille citoyens, Thucydide nous apprend qu’on ne les avait jamais vus se rassembler au nombre de cinq mille. Cette indolence des Athéniens favorisait les intrigans qu’on appelait démagogues ou meneurs du peuple.
  372. Le ban de l’ostracisme n’imprimait aucune tache. Cette sorte d’exil était infligée pour éloigner du territoire de la république les hommes qui, par l’éclat de leurs vertus ou de leurs talens, pouvaient nuire à l’égalité démocratique, et prendre sur leurs concitoyens une supériorité dangereuse. Quand le méprisable Hyperbolus eut été frappé de l’ostracisme, l’ostracisme lui-même fut avili, et tomba des lors en désuétude.
  373. Commencement de mars.
  374. Au commencement d’avril.
  375. Le temple de Castor et Pollux, qu’on appelait Anacês, anakès.
  376. Un peu plus de deux lieues.
  377. Pnyce, endroit voisin de la citadelle. Après tous les embellissement d’Athènes, le Pnyce conserva son antique simplicité.
  378. Avant le 24 juin.
  379. Il y avait mille nomothètes. Ils étaient tirés au sort entre ceux qui avaient rempli les fonctions d’héliastes ou juges. Quoique le mot nomothète semble devoir signifier législateur, il faut l’entendre dans le sens d’examinateur des lois ; car il ne pouvait se faire de lois que par l’approbation du sénat et la confirmation du peuple. Les nomothètes examinaient les lois anciennes, et s’ils en trouvaient d’inutiles ou de nuisibles, ils travaillaient à la faire abroger par un plébiscite. (Archœol. Græca Potteri, liv. i, chap. xiii.)
  380. Vingt-unième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-douzième Olympiade, quatre cent onze ans avant l’ère vulgaire.
  381. Les Athéniens avaient des archers de Scythie, qui savaient fort mal la langue grecque. Leur ignorance était utile aux desseins d’Aristarque. Il n’aurait pu compter sur des troupes qui auraient connu les affaires d’Athènes et qui auraient pénétré ses intentions.
  382. Commencement de juillet.
  383. Il faut traduire, comme je l’ai fait. si l’on suppose avec plusieurs savans, appuyés par Docker, qu’il y avait une monnaie de Chio appelée tessaracosté, peut-être parce qu’elle faisait la quarantième partie d’une autre monnaie qui nous est inconnue. Mais si l’on ne veut pas se rendre aux raisons de Ducker, qui me paraissent avoir beaucoup de force, et qu’on aime mieux suivre Spanheim et Abresch, il faudra traduire quarante-trois drachmes du pays.
  384. Peut-être le 8 juillet.
  385. Peut-être le 9 juillet.
  386. Au milieu de juillet.
  387. Cynossème, le monument ou sépulcre du chien.
  388. Vers le 18 juillet.