Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre deuxiéme

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Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 63-87).
LIVRE DEUXIÉME




FABLE I.
CONTRE CEUX QUI ONT LE GOUST
DIFFICILE.



Quand j’aurois en naissant receu de Calliope
Les dons qu’à ses amans cette Muse a promis,
Je les consacrerois aux Mensonges d’Esope :
Le Mensonge et les Vers de tout temps sont amis.
Mais je ne me crois pas si chery du Parnasse
Que de sçavoir orner toutes ces fictions :
On peut donner du Lustre à leurs inventions :
On le peut, je l’essaye, un plus sçavant le fasse.
Cependant jusqu’icy d’un langage nouveau
J’ay fait parler le Loup et répondre l’Agneau.
J’ay passé plus avant ; les Arbres et les Plantes
Sont devenus chez moy creatures parlantes.
Qui ne prendroit cecy pour un enchantement ?
Vrayment, me diront nos critiques,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d’enfant.
Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques,
Et d’un stile plus haut ? En voicy. Les Troyens,

Apres dix ans de guerre autour de leurs murailles,
Avoient lassé les Grecs, qui par mille moyens,
Par mille assauts, par cent batailles,
N’avoient pû mettre à bout cette fiere cité :
Quand un cheval de bois par Minerve inventé
D’un rare et nouvel artifice,
Dans ses énormes flancs receut le Sage Ulysse,
Le vaillant Diomede, Ajax l’impetueux,
Que ce Colosse monstrueux
Avec leurs escadrons devoit porter dans Troye,
Livrant à leur fureur ses Dieux mesmes en proye.
Stratagême inoüy qui des fabriquateurs
Paya la constance et la peine.
C’est assez, me dira quelqu’un de nos Auteurs :
La periode est longue, il faut reprendre haleine.
Et puis vostre Cheval de bois,
Vos Heros avec leurs Phalanges,
Ce sont des contes plus étranges,
Qu’un Renard qui cajole un Corbeau sur sa voix.
De plus il vous sied mal d’écrire en si haut stile.
Et bien, baissons d’un ton. La jalouse Amarille
Songeoit à son Alcippe, et croyoit de ses soins
N’avoir que ses Moutons et son Chien pour témoins.
Tircis qui l’apperceut, se glisse entre des saules,
Il entend la Bergere adressant ces paroles
Au doux Zephire, et le priant
De les porter à son Amant.
Je vous arreste à cette rime,
Dira mon Censeur à l’instant.
Je ne la tiens pas legitime,
Ny d’une assez grande vertu.
Remettez pour le mieux ces deux vers à la fonte.
Maudit Censeur, te tairas-tu ?
Ne sçaurois-je achever mon conte ?
C’est un dessein tres-dangereux
Que d’entreprendre de te plaire.
Les delicats sont mal-heureux ;
Rien ne sçauroit les satisfaire.



II.
CONSEIL TENU PAR LES RATS.



Un Chat nommé Rodilardus,
Faisoit de Rats telle déconfiture,
Que l’on n’en voyoit presque plus,
Tant il en avoit mis dedans la sepulture.
Le peu qu’il en restoit n’osant quitter son trou,
Ne trouvoit à manger que le quart de son sou ;
Et Rodilard passoit chez la gent miserable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu’au haut et au loin
Le galand alla chercher femme,
Pendant tout le sabat qu’il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la necessité présente.
Dés l’abord leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu’il faloit, et plustot que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu’ainsi quand il iroit en guerre
De sa marche avertis il s’enfuiroient sous terre ;
Qu’il n’y sçavoit que ce moyen.
Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen.
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : Je n’y vas point, je ne suis pas si sot :
L’autre : Je ne sçaurois. Si bien que sans rien faire
On se quitta. J’ay maints Chapitres vus
Qui pour neant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire Chapitres de Chanoines.

Ne faut-il que deliberer ?
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’executer ?
L’on ne rencontre plus personne.



III.
LE LOUP PLAIDANT CONTRE LE RENARD
PARDEVANT LE SINGE.



Un Loup disoit que l’on l’avoit volé.
Un Renard, son voisin, d’assez mauvaise vie,
Pour ce pretendu vol par luy fut appellé.
Devant le Singe il fut plaidé,
Non point par Advocats, mais par chaque partie.
Themis n’avoit point travaillé,
De memoire de Singe à fait plus embroüillé.
Le Magistrat suoit en son lit de Justice.
Apres qu’on eut bien contesté,
Repliqué, crié, tempêté,
Le Juge instruit de leur malice,
Leur dit, Je vous connois de long-temps, mes amis ;
Et tous deux vous payrez l’amende :
Car toy, Loup, tu te plains quoy qu’on ne t’ait rien pris,
Et toy, Renard, as pris ce que l’on te demande.
Le Juge pretendoit qu’à tors et à travers
On ne sçauroit manquer condamnant un pervers.


Quelques personnes de bon sens ont crû que l’impossibilité et la contradiction qui est dans le jugement de ce Singe estoit une chose à censurer ; mais je ne m’en suis servy qu’apres Phedre, et c’est en cela que consiste le bon mot, selon mon avis.





IV.
LES DEUX TAUREAUX
ET UNE GRENOUILLE.



Deux Taureaux combattoient à qui possederoit
Une Genisse avec l’empire.
Une Grenoüille en soûpiroit.
Qu’avez-vous ? se mit à luy dire
Quelqu’un du peuple croassant.
Et ne voyez-vous pas, dit-elle,
Que la fin de cette querelle
Sera l’exil de l’un ; que l’autre le chassant
Le fera renoncer aux campagnes fleuries ?
Il ne regnera plus[1] sur l’herbe des prairies,
Viendra dans nos marests regner sur les roseaux,
Et nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux,
Tantost l’une, et puis l’autre, il faudra qu’on patisse
Du combat qu’a causé madame la Genisse.
Cette crainte estoit de bon sens.
L’un des Taureaux en leur demeure
S’alla cacher à leurs dépens ;
Il en écrasoit vingt par heure.
Helas ! on void que de tout temps
Les petis ont paty des sottises des grands.





III.
LA CHAUVESOURIS
ET LES DEUX BELETTES.



Une Chauvesouris donna teste baissée
Dans un nid de Belette ; et sitost qu’elle y fut,
L’autre envers les Souris de long-temps courroucée,
Pour la devorer accourut.
Quoy ? vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire,
Apres que vostre race a tâché de me nuire ?
N’estes-vous pas Souris ? Parlez sans fiction.
Ouy vous l’estes, ou bien je ne suis pas Belette.
Pardonnez-moy, dit la pauvrette,
Ce n’est pas ma profession.
Moy Souris ! des méchans vous ont dit ces nouvelles.
Grace à l’Auteur de l’Univers
Je suis Oyseau ; voyez mes aisles :
Vive la gent qui fend les airs.
Sa raison plût, et sembla bonne.
Elle fait si bien qu’on luy donne
Liberté de se retirer.
Deux jours apres nostre étourdie
Aveuglément se va fourrer
Chez une autre Belette aux Oyseaux ennemie.
La voila derechef en danger de sa vie.
La Dame du logis avec son long museau
S’en alloit la croquer en qualité d’oyseau,
Quand elle protesta qu’on luy faisoit outrage :
Moy pour telle passer ? vous n’y regardez pas.
Qui fait l’Oyseau ? c’est le plumage.
Je suis Souris ; vivent les Rats.
Jupiter confonde les Chats.

Par cette adroite repartie
Elle sauva deux fois sa vie.

Plusieurs se sont trouvez qui d’écharpe changeans,
Aux dangers, ainsi qu’elle, ont souvent fait la figue.
Le Sage dit, selon les gens,
Vive le Roy, vive la Ligue.




VI.
L’OYSEAU BLESSÉ D’UNE FLECHE.



Mortellement atteint d’une fléche empennée,
Un Oyseau déploroit sa triste destinée,
Et disoit en souffrant un surcroist de douleur,
Faut-il contribuer à son propre mal-heur ?
Cruels humains, vous tirez de nos aîles
De quoy faire voler ces machines mortelles ;
Mais ne vous mocquez point, engeance sans pitié :
Souvent il vous arrive un sort comme le nostre.
Des enfans de Japet toûjours une moitié
Fournira des armes à l’autre.



VII.
LA LICE ET SA COMPAGNE.



Une Lice estant sur son terme,
Et ne sçachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent

De luy préter sa hute, où la Lice s’enferme.
Au bout de quelque-temps sa Compagne revient.
La Lice luy demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchoient, disoit-elle, qu’à peine.
Pour faire court, elle l’obtient.
Ce second terme échû, l’autre luy redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La Lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis preste à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.
Ses enfans estoient déja forts.

Ce qu’on donne aux méchans, toûjours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur preste,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre.
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bien-tost pris quatre.




VIII.
L’AIGLE ET L’ESCARBOT[2].



L’Aigle donnoit la chasse à Maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s’enfuyoit au plus viste.
Le trou de l’Escarbot se rencontre en chemin.
Je laisse à penser si ce giste
Estoit seur ; mais où mieux ? Jean-Lapin s’y blotit.
L’Aigle fondant sur luy nonobstant cet azile,
L’Escarbot intercede et dit :
Princesse des Oyseaux, il vous est fort facile
D’enlever mal-gré moy ce pauvre mal-heureux :
Mais ne me faites pas cét affront, je vous prie :
Et puisque Jean Lapin vous demande la vie,

Donnez-la luy de grace, ou l’ostez à tous deux :
C’est mon voisin, c’est mon compere.
L’Oyseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l’aisle l’Escarbot,
L’étourdit, l’oblige à se taire ;
Enleve Jean Lapin. L’Escarbot indigné
Vole au nid de l’Oyseau, fracasse en son absence
Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce esperance :
Pas un seul ne fut épargné.
L’Aigle estant de retour et voyant ce ménage,
Remplit le Ciel de cris, et pour comble de rage
Ne sçait sur qui venger le tort qu’elle a souffert.
Elle gemit en vain, sa plainte au vent se perd.
Il falut pour cét an vivre en mere affligée.
L’an suivant elle mit son nid en lieu plus haut.
L’Escarbot prend son temps, fait faire aux œufs le saut :
La mort de Jean Lapin derechef est vangée.
Ce second deüil fut tel que l’echo de ces bois
N’en dormit de plus de six mois.
L’Oyseau qui porte Ganimede,
Du Monarque des Dieux enfin implore l’aide ;
Dépose en son giron ses œufs, et croit qu’en paix
Ils seront dans ce lieu, que pour ses interests
Jupiter se verra contraint de les défendre.
Hardy qui les iroit là prendre.
Aussi ne les y prit-on pas.
Leur ennemy changea de note,
Sur la robe du Dieu fit tomber une crote :
Le Dieu la secoüant jetta les œufs à bas,
Quand l’Aigle sceut l’inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D’abandonner sa Cour, d’aller vivre au desert[3] :

Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut.
Devant son Tribunal l’Escarbot comparut,
Fit sa plainte, et conta l’affaire.
On fit entendre à l’Aigle enfin qu’elle avoit tort.
Mais les deux ennemis ne voulant point d’accord,
Le Monarque des Dieux s’avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l’Aigle fait l’amour,
En une autre saison, quand la race Escarbote
Est en quartier d’Hyver, et comme la marmote
Se cache et ne void point le jour.




IX.
LE LION ET LE MOUCHERON.



Va-t’en, chetif insecte, excrement de la terre.
C’est en ces mots que le Lion
Parloit un jour au Moûcheron.
L’autre luy declara la guerre.
Penses-tu, luy dit-il, que ton titre de Roy
Me fasse peur, ny me soucie ?
Un bœuf est plus puissant que toy ;
Je le meine à ma fantaisie.
A peine il achevoit ces mots,
Que luy-mesme il sonna la charge,
Fut le Trompette et le Heros.
Dans l’abord il se met au large ;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du Lion qu’il rend presque fou.
Le quadrupede écume, et son œil étincelle ;
Il rugit, on se cache, on tremble à l’environ :
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un Moûcheron.
Un avorton de Moûche en cent lieux le harcelle,

Tantost picque l’échine, et tantost le museau,
Tantost entre au fond du nazeau.
La rage alors se trouve à son faiste montée.
L’invisible ennemy triomphe et rit de voir
Qu’il n’est griffe, ny dent en la beste irritée,
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le mal-heureux Lion se déchire luy-mesme,
Fait resonner sa queuë à l’entour de ses flancs,
Bat l’air qui n’en peut mais, et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat ; le voila sur les dents.
L’insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire ;
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une araignée.
Il y rencontre aussi sa fin.
Quelle chose par là nous peut estre enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis,
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre qu’aux grands perils tel a pu se soustraire,
Qui perit pour la moindre affaire.




X.
L’ASNE CHARGÉ D’ÉPONGES,
ET L’ASNE CHARGÉ DE SEL.



Ln Asnier, son Sceptre à la main,
Menoit en Empereur Romain
Deux Coursiers à longues oreilles.
L’un d’éponges chargé marchoit comme un Courier ;
Et l’autre se faisant prier
Portoit, comme on dit, les bouteilles.
Sa charge estoit de sel. Nos gaillards pelerins

Par monts, par vaux, et par chemins,
Au gué d’une riviere à la fin arriverent,
Et fort empeschez se trouverent.
L’Asnier qui tous les jours traversoit ce gué là,
Sur l’Asne à l’éponge monta,
Chassant devant luy l’autre beste,
Qui voulant en faire à sa teste
Dans un trou se precipita,
Revint sur l’eau, puis échapa :
Car au bout de quelques nagées
Tout son sel se fondit si bien,
Que le Baudet ne sentit rien
Sur ses épaules soulagées.
Camarade Epongier prit exemple sur luy,
Comme un Mouton qui va dessus la foy d’autruy.
Voilà mon Asne à l’eau, jusqu’au col il se plonge
Luy, le conducteur, et l’Eponge.
Tous trois beurent d’autant ; l’Asnier et le Grison
Firent à l’Eponge raison.
Celle-cy devint si pesante,
Et de tant d’eau s’emplit d’abord.
Que l’Asne succombant ne pût gagner le bord.
L’Asnier l’embrassoit dans l’attente
D’une prompte et certaine mort.
Quelqu’un vint au secours : qui ce fut, il n’importe ;
C’est assez qu’on ait veu par là qu’il ne faut point
Agir chacun de mesme sorte.
J’en voulois venir à ce point.





XI.
LE LION ET LE RAT.


XII.
LA COLOMBE ET LA FOURMY.



Il faut autant qu’on peut obliger tout le monde.
On a souvent besoin d’un plus petit que soy.
De cette verité deux Fables feront foy ;
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d’un Lion,
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie.
Le Roy des animaux en cette occasion
Montra ce qu’il estoit, et luy donna la vie.
Ce bien-fait ne fut pas perdu.
Quelqu’un auroit-il jamais crû
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il avint qu’au sortir des Forests
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissemens ne le pûrent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents,
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ny que rage.





L’autre exemple est tiré d’animaux plus petits.
Le long d’un clair ruisseau beuvoit une Colombe :
Quand sur l’eau se panchant une Fourmis y tombe,

Et dans cét Ocean l’on eust vu la Fourmis
S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La Colombe aussi-tost usa de charité.
Un brin d’herbe dans l’eau par elle estant jetté,
Ce fut un promontoire où la Fourmis arrive.
Elle se sauve ; et là-dessus
Passe un certain Croquant qui marchoit les pieds nus.
Ce croquant par hazard avoit une arbaleste.
Dès qu’il void l’oiseau de Venus
Il le croit en son pot, et déjà luy fait feste.
Tandis qu’à le tuer mon Villageois s’appreste,
La Fourmis le pique au talon.
Le Vilain retourne la teste.
La Colombe l’entend, part, et tire de long.
Le soupé du Croquant avec elle s’envole :
Point de Pigeon pour une obole.




XIII.
L’ASTROLOGUE QUI SE LAISSE
TOMBER DANS UN PUITS.



Un Astrologue un jour se laissa choir
Au fonds d’un puits. On luy dit, Pauvre beste,
Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta teste ?

Cette avanture en soy, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la pluspart des hommes.
Parmy ce que de gens sur la terre nous sommes,
Il en est peu qui fort souvent
Ne se plaisent d’entendre dire,
Qu’au Livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais ce Livre qu’Homere et les siens ont chanté,

Qu’est-ce que le hazard parmy l’antiquité,
Et parmy nous, la Providence ?
Or du hazard il n’est point de science.
S’il en estoit, on auroit tort
De l’appeller hazard, ny fortune, ny sort,
Toutes choses tres-incertaines.
Quant aux volontez souveraines
De celuy qui fait tout, et rien qu’avec dessein,
Qui les sçait que luy seul ? Comment lire en son sein ?
Auroit-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? Pour exercer l’esprit
De ceux qui de la Sphere et du Globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inêvitables ?
Nous rendre dans les biens de plaisir incapables ?
Et causant du dégoust pour ces biens prévenus
Les convertir en maux devant qu’ils soient venus ?
C’est erreur, ou plustost c’est crime de le croire.
Le Firmament se meut ; les Astres font leur cours ;
Le Soleil nous luit tous les jours ;
Tous les jours sa clarté succede à l’ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inferer
Que la necessité de luire et d’éclairer,
D’amener les saisons, de meurir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoy répond au sort toûjours divers
Ce train toûjours égal dont marche l’Univers ?
Charlatans, faiseurs d’horoscope,
Quittez les Cours des Princes de l’Europe :
Emmenez avec vous les souffleurs tout d’un temps.
Vous ne meritez pas plus de foy que ces gens.
Je m’emporte un peu trop ; revenons à l’histoire
De ce Speculateur qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de son art mensonger,
C’est l’image de ceux qui baaillent aux chimeres,
Cependant qu’ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires.



XIV.
LE LIEVRE ET LES GRENOUILLES.



Ln Lievre en son giste songeoit,
(Car que faire en un giste à moins que l’on ne songe ?)
Dans un profond ennuy ce Lievre se plongeoit :
Cét animal est triste, et la crainte le ronge.
Les gens de naturel peureux
Sont, disoit-il, bien mal-heureux.
Ils ne sçauroient manger morceau qui leur profite.
Jamais un plaisir pur : toûjours assauts divers.
Voila comme je vis : cette crainte maudite
M’empesche de dormir sinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.
Et la peur se corrige-t-elle ?
Je crois mesme qu’en bonne foy
Les hommes ont peur comme moy.
Ainsi raisonnoit notre Lievre,
Et cependant faisoit le guet.
Il estoit douteux, inquiet :
Un souffle, une ombre, un rien, tout luy donnoit la fiévre.
Le melancolique animal
En révant à cette matiere
Entend un leger bruit : ce luy fut un signal
Pour s’enfuir devers sa taniere.
Il s’en alla passer sur le bord d’un estang,
Grenoüilles aussi-tost de sauter dans les ondes
Grenoüilles de rentrer en leurs grottes profondes.
Oh, dit-il, j’en fais faire autant
Qu’on m’en fait faire ! ma presence
Effraye aussi les gens, je mets l’alarme au camp !

Et d’où me vient cette vaillance ?
Comment, des animaux qui tremblent devant moy ?
Je suis donc un foudre de guerre ?
Il n’est, je le vois bien, si poltron sur la terre,
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soy.




XV.
LE COQ ET LE RENARD.



Sur la branche d’un arbre estoit en sentinelle
Un vieux Coq adroit et matois.
Frere, dit un Renard adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle.
Paix generale cette fois.
Je viens te l’annoncer ; descends que je t’embrasse :
Ne me retarde point de grace :
Je dois faire aujourd’huy vingt postes sans manquer.
Les tiens et toy pouvez vaquer
Sans nulle crainte à vos affaires :
Nous vous y servirons en freres.
Faites-en les feux dés ce soir,
Et cependant vien recevoir
Le baiser d’amour fraternelle.
Amy, reprit le Coq, je ne pouvois jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle,
Que celle
De cette paix.
Et ce m’est une double joye
De la tenir de toy. Je vois deux Levriers
Qui je m’asseure sont couriers
Que pour ce sujet on envoye.
Ils vont viste, et seront dans un moment à nous.
Je descends ; nous pourrons nous entrebaiser tous.

Adieu, dit le Renard : ma traite est longue à faire.
Nous nous réjoüirons du succés de l’affaire
Une autre fois. Le galand aussi-tost
Tire ses gregues, gagne au haut,
Mal-content de son stratagême ;
Et nostre vieux Coq en soy-mesme
Se mit à rire de sa peur ;
Car c’est double plaisir de tromper le trompeur.




XVI.
LE CORBEAU VOULANT IMITER
L’AIGLE.



L’Oyseau de Jupiter enlevant un Mouton,
Un Corbeau témoin de l’affaire,
Et plus foible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l’heure autant faire.
Il tourne à l’entour du troupeau ;
Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un vray Mouton de sacrifice.
On l’avoit réservé pour la bouche des Dieux.
Gaillard Corbeau disoit, en le couvrant des yeux,
Je ne sçay qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paroist en merveilleux estat.
Tu me serviras de pâture.
Sur l’animal beslant à ces mots il s’abat.
La Moutonniere creature
Pesoit plus qu’un fromage ; outre que sa toison
Estoit d’une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu prés de la mesme façon
Que la barbe de Polipheme.
Elle empestra si bien les serres du Corbeau,

Que le pauvre animal ne pût faire retraitte ;
Le Berger vient, le prend, l’encage bien et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d’amusette.
Il faut se mesurer, la consequence est nette.
Mal prend aux Voleraux de faire les Voleurs.
L’exemple est un dangereux leurre.
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs ;
Où la Guespe a passé le Mouscheron demeure.




XVII.
LE PAN SE PLAIGNANT A JUNON.



Le Pan se plaignoit à Junon.
Deesse, disoit-il, ce n’est pas sans raison,
Que je me plains, que je murmure ;
Le chant dont vous m’avez fait don
Déplaist à toute la nature :
Au lieu qu’un Rossignol, chetive creature,
Forme des sons aussi doux qu’éclatans,
Est luy seul l’honneur du Printemps.
Junon répondit en colere :
Oyseau jaloux et qui devrois te faire ;
Est ce à toy d’envier la voix du Rossignol ?
Toy que l’on voit porter à l’entour de ton col
Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soyes,
Qui te panades, qui déployes
Une si riche queuë, et qui semble à nos yeux
La Boutique d’un Lapidaire ?
Est-il quelque oyseau sous les Cieux
Plus que toy capable de plaire ?
Tout animal n’a pas toutes proprietez.
Nous vous avons donné diverses qualitez,
Les uns ont la grandeur et la force en partage ;

Le Faucon est leger, l’Aigle plein de courage,
Le Corbeau sert pour le présage,
La Corneille avertit des mal-heurs à venir :
Tous sont contens de leur ramage :
Cesse de te plaindre, ou bien pour te punir
Je t’osteray ton plumage.




XVIII.
LA CHATE METAMORPHOSÉE
EN FEMME.



Un homme cherissoit éperdument sa Chate ;
Il la trouvoit mignonne, et belle, et delicate,
Qui miauloit d’un ton fort doux :
Il estoit plus fou que les foux.
Cet Homme donc par prieres, par larmes,
Par sortileges et par charmes,
Fait tant qu’il obtient du destin
Que sa Chate en un beau matin
Devient femme, et le matin mesme
Maistre sot en fait sa moitié.
Le voila fou d’amour extrême,
De fou qu’il estoit d’amitié.
Jamais la Dame la plus belle
Ne charma tant son favory,
Que fait cette épouse nouvelle
Son hypocondre de mary.
Il l’amadouë, elle le flate,
Il n’y trouve plus rien de Chate :
Et poussant l’erreur jusqu’au bout
La croit femme en tout et par tout.
Lors que quelques Souris qui rongeoient de la natte
Troublerent le plaisir des nouveaux mariez.

Aussi-tost la femme est sur pieds :
Elle manqua son avanture.
Souris de revenir, femme d’estre en posture.
Pour cette fois elle accourut à point ;
Car ayant changé de figure,
Les Souris ne la craignoient point.
Ce luy fut toûjours une amorce,
Tant le naturel a de force.
Il se mocque de tout, certain âge accomply.
Le Vase est imbibé[4], l’étoffe a pris son ply.
En vain de son train ordinaire
On le veut des-accoûtumer.
Quelque chose qu’on puisse faire,
On ne sçauroit le reformer.
Coups de fourche ny d’étrivieres
Ne luy font changer de manieres ;
Et, fussiez-vous embastonnez,
Jamais vous n’en serez les maistres.
Qu’on luy ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenestres.




XIX.
LE LION ET L’ASNE CHASSANT[5].



Le Roy des Animaux se mit un jour en teste
De giboyer. Il celebroit sa feste.
Le gibier du Lion ce ne sont pas moineaux ;
Mais beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux.

Pour reüssir dans cette affaire,
Il se servit du ministere
De l’Asne à la voix de Stentor.
L’Asne à Messer Lion fit office de Cor.
Le Lion le posta, le couvrit de ramée,
Luy commanda de braire, assuré qu’à ce son
Les moins intimidez fuiroient de leur maison.
Leur troupe n’estoit pas encore accoûtumée
A la tempeste de sa voix :
L’air en retentissoit d’un bruit épouventable :
La frayeur saisissoit les hostes de ces bois.
Tous fuyoient, tous tomboient au piege inévitable
Où les attendoit le Lion.
N’ay-je pas bien servy dans cette occasion ?
Dit l’Asne, en se donnant tout l’honneur de la chasse ;
Ouy, reprit le Lion, c’est bravement crié.
Si je ne connoissois ta personne et ta race
J’en serois moy-mesme effrayé.

L’Asne s’il eût osé se fût mis en colere,
Encor’ qu’on le raillast avec juste raison :
Car qui pourroit souffrir un Asne fanfaron ?
Ce n’est pas là leur caractere.




XX.
TESTAMENT
EXPLIQUÉ PAR ESOPE.



Si ce qu’on dit d’Esope est vray,
C’estoit l’Oracle de la Grece.
Luy seul avoit plus de sagesse
Que tout l’Areopage. En voicy pour essay
Une Histoire des plus gentilles
Et qui pourra plaire au Lecteur.

Un certain homme avoit trois filles,
Toutes trois de contraire humeur.
Une buveuse, une coquette,
La troisième avare parfaite.
Cét Homme par son testament,
Selon les Loix municipales,
Leur laissa tout son bien par portions égales,
En donnant à leur Mere tant ;
Payable quand chacune d’elles
Ne possederoit plus sa contigente part.
Le Pere mort, les trois femelles
Courent au testament sans attendre plus tard.
On le lit ; on tâche d’entendre
La volonté du Testateur,
Mais en vain : car comment comprendre
Qu’aussi-tost que chacune sœur
Ne possedera plus sa part hereditaire,
Il luy faudra payer sa Mere ?
Ce n’est pas un fort bon moyen
Pour payer, que d’estre sans bien.
Que vouloit donc dire le Pere ?
L’affaire est consultée ; et tous les Advocats
Apres avoir tourné le cas
En cent et cent mille manieres
Y jettent leur bonnet, se confessent vaincus,
Et conseillent aux heritieres
De partager le bien sans songer au surplus.
Quant à la somme de la veuve,
Voicy, leur dirent-ils, ce que le conseil treuve :
Il faut que chaque sœur se charge par traité
Du tiers payable à volonté ;
Si mieux n’aime la Mere en créer une rente
Dés le decés du mort courante.
La chose ainsi reglée, on composa trois lots.
En l’un les maisons de bouteille,
Les buffets dressez sous la treille,
La vaisselle d’argent, les cuvettes, les brocs,
Les magasins de malvoisie,

Les esclaves de bouche, et pour dire en deux mots,
L’attirail de la goinfrerie :
Dans un autre celuy de la coquetterie ;
La maison de la Ville, et les meubles exquis,
Les Eunuques, et les coëffeuses,
Et les brodeuses
Les joyaux, les robes de prix.
Dans le troisiéme lot, les fermes, le ménage,
Les troupeaux et le pasturage,
Valets et bestes de labeur.
Ces lots faits, on jugea que le sort pourroit faire,
Que peut-estre pas une sœur,
N’auroit ce qui luy pourroit plaire.
Ainsi chacune prit son inclination ;
Le tout à l’estimation.
Ce fut dans la ville d’Athenes,
Que cette rencontre arriva.
Petits et grands, tout approuva
Le partage et le choix. Esope seul trouva
Qu’apres bien du temps et des peines,
Les gens avoient pris justement
Le contre-pied du Testament.
Si le défunt vivoit, disoit-il, que l’Attique
Auroit de reproches de luy !
Comment ! ce peuple qui se pique
D’estre le plus subtil des peuples d’aujourd’huy,
A si mal entendu la volonté suprême
D’un testateur ! Ayant ainsi parlé,
Il fait le partage luy-mesme,
Et donne à chaque sœur un lot contre son gré.
Rien qui pust estre convenable,
Partant rien aux sœurs d’agreable.
A la Coquette l’attirail,
Qui suit les personnes beuveuses.
La Biberonne eut le bestail ;
La Ménagere eut les coëffeuses.
Tel fut l’avis du Phrygien ;
Alleguant qu’il n’estoit moyen

Plus seur pour obliger ces filles
A se défaire de leur bien.
Qu’elles se mariroient dans les bonnes familles,
Quand on leur verroit de l’argent :
Pairoient leur Mere tout contant ;
Ne possederoient plus les effets de leur Pere ;
Ce que disoit le Testament.
Le peuple s’estonna comme il se pouvoit faire
Qu’un homme seul eust plus de sens
Qu’une multitude de gens.

  1. Il ne regnera pas, dans l’édition de 1668.
  2. Voyez ci-dessus page 36.
  3. On lit ici dans l’édition de 1668, et même dans l’édition de 1678 que nous suivons d’ordinaire, le vers suivant :
    De quitter toute dépendance
    qui est retranché dans une autre édition portant également la date de 1678.
  4. Quo semel est imbuta recens, servabit odorem
    Testa diu.
    (Horace, Epîtres, liv. I, épît. 2, v. 69).
  5. L’édition de 1668 porte : chassans.