Œuvres critiques/La Vérité en marche/François Zola

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Charpentier (Œuvres critiques, t. 2p. 718-733).

FRANÇOIS ZOLA

I

Le 23 mai 1898, le matin même du jour où je devais comparaître devant le jury de Versailles, M. Judet publia, dans le Petit Journal, une biographie mensongère et diffamatoire de mon père, l’ingénieur François Zola, dans laquelle il insistait particulièrement sur des faits qui se seraient passés à Alger, en 1832, lorsque mon père y était lieutenant, à la légion étrangère.

Le 25 mai, deux jours après, M. Judet publiait un nouvel article, où il donnait, pour appuyer les prétendus faits révélés par lui, une conversation que le général de Loverdo aurait eue avec un reporter du Petit Journal, conversation que le général devait rétracter en partie, dans un entretien qu’il eut plus tard avec un autre journaliste.

Le 28 mai, je répondis, dans l’Aurore, par un article intitulé : Mon père, utilisant les quelques documents que j’avais sous la main, ne pouvant puiser dans un dossier qu’on me disait enfermé sous des triples serrures au ministère de la guerre, racontant tout ce que je savais de mon père, quel homme de travail, de loyauté, de bonté il avait toujours été, et quelle mémoire il avait laissée, vénérée de tous, après des travaux considérables et des bienfaits sans nombre. Puis, immédiatement, j’assignai M. Judet devant le tribunal correctionnel pour diffamation

Dans les premiers jours de juin, avant le 15, date de la chute du ministère Méline, dont il faisait partie, j’écrivis au général Billot, ministre de la guerre, pour lui demander la communication du dossier de mon père, en me basant sur la divulgation criminelle qui venait d’en être faite. Et, dès que M. Cavaignac lui eut succédé, au commencement de juillet, j’écrivis au nouveau ministre, pour lui faire la même demande. Tous les deux refusèrent, en alléguant cette raison formelle que « les dossiers des officiers sont des dossiers secrets, constitués uniquement en vue des besoins administratifs ».

Le 18 juillet, le matin même du jour où, pour la deuxième fois, je devais comparaître devant le jury de Versailles, M. Judet publia, dans le Petit Journal, les deux lettres prétendues du colonel Combe, comme preuve décisive des malversations commises par mon père, qu’il avait divulguées le 23 mai, environ deux mois auparavant. Il prétendait avoir reçu deux lettres d’un anonyme, accompagnées d’un commentaire.

Le 3 août, M. Judet fut condamné, pour ses articles diffamatoires du 23 et du 25 mai, à cinq mille francs de dommages-intérêts ; et ce fut ce même jour que mon avocat, Me Labori, déposa en mon nom, contre lui, une accusation en usage de faux. Le 18 juillet, le jour où je quittai la France, au sortir de l’audience de Versailles, je n’avais pas lu le Petit Journal. Je ne le lis jamais. Et je n’avais connu les prétendues lettres du colonel Combe qu’en Angleterre, lorsqu’un ami était venu me les faire lire. Notre conviction fut absolue, nous soupçonnions par quelles mains suspectes elles avaient passé, elles ne pouvaient être que des faux.

Le 29 août, M. Cavaignac écrivit au garde des sceaux qu’il m’avait bien refusé la communication du dossier de mon père, parce que j’étais un simple particulier, mais qu’il ne croyait pas pouvoir la refuser à M. Flory, le juge d’instruction chargé d’instruire le cas de M. Judet, accusé par moi d’usage de faux. Et, le 9 septembre, le général Zurlinden autorisa M. Flory à prendre possession de la deuxième lettre Combe qui se trouvait seule au dossier, car on n’y avait pas trouvé la première. Et, le 15 septembre, M. Flory la recevait des mains de M. Raveret, chef du bureau des archives. Et, le 14 octobre, mon avoué, Me Collet, ayant demandé la communication des huit pièces, mentionnées dans la deuxième lettre Combe, M. Flory dut retourner au ministère, où M. Raveret lui déclara qu’il n’existait au dossier, en dehors de cette lettre, que la demande de démission de mon père et une lettre de transmission du général Trézel, chef d’état-major du duc de Rovigo, commandant en chef du corps d’occupation, en Algérie. Et les deux pièces furent remises à M. Flory, ainsi que la deuxième lettre Combe.

Le 11 janvier 1899, M. Flory ayant rendu une ordonnance de non-lieu, en déclarant que les pièces lui paraissaient authentiques, et M. Judet m’ayant en conséquence attaqué pour dénonciation calomnieuse, je fus condamné par défaut à cinq cents francs de dommages-intérêts. J’étais absent de France, je ne devais y rentrer que le 5 juin. Et c’est ce procès qui, en revenant, après mon opposition, m’a permis de reprendre mon enquête et d’adresser une troisième demande au nouveau ministre de la guerre, le général de Galliffet, pour que le dossier de mon père me fût communiqué. Le procès qui, après plusieurs remises, revenait le 27 décembre dernier, a été renvoyé au 24 janvier prochain, pour me permettre de mener à bien mes recherches.

Le 9 décembre 1899, j’avais donc demandé la communication du dossier au général de Galliffet. qui refusa, le 14, dans les mêmes termes que le général Billot et M. Cavaignac : les dossiers des officiers étaient des dossiers secrets, constitués uniquement en vue des besoins administratifs. Mais, dans une seconde lettre, le 16, il voulait bien me transmettre les résultats de l’enquête que je lui avais demandé d’ouvrir, pour arriver à savoir comment et par qui M. Judet avait eu communication du dossier de mon père. Le sous-chef du bureau des Archives, M. Hennet se souvenait très nettement qu’il avait remis ce dossier à un officier, aujourd’hui décédé. Et cet officier n’était autre que le colonel Henry.

Le 16 décembre, le même jour, j’écrivis à M. Waldeck-Rousseau, président du conseil des ministres, afin de porter les faits à sa connaissance, et en le priant de soumettre le cas au conseil. Il était impossible qu’on ne communiquât point au fils de l’homme injurié, diffamé, un dossier qui avait passé par des mains suspectes et qu’on avait promené dans les journaux, pour la plus abominable des publicités. Et, le 20 décembre, M. Waldeck-Rousseau voulut bien me répondre que le conseil des ministres, d’accord avec le ministre de la guerre, avait décidé que le dossier de mon père serait mis à ma disposition. Enfin !

On voit qu’il m’a fallu de l’entêtement et de la patience. Jamais d’ailleurs je n’aurais abouti, sans des circonstances heureuses. C’est pourquoi, avant de rendre un compte exact de mon enquête, je tiens à remercier ici M. Waldeck-Rousseau, le général de Galliffet et les hauts employés du ministère de la guerre, de leur bienveillant accueil et de l’empressement qu’ils ont mis à faciliter mes recherches.

Dans une visite de courtoisie que je fis au général de Galliffet, il fut décidé que le dossier de mon père me serait communiqué le mercredi 3 janvier ; et j’avais obtenu d’amener avec moi Me Labori, mon avocat, et mon confrère et ami Jacques Dhur, qui a fait sur mon père un livre des plus remarquables. Nous avons été reçus tous les trois, au bureau des Archives administratives, par M. Raveret, chef de ce bureau, et par M. Hennet, sous-chef. Et je vais tâcher de résumer très clairement le résultat de notre premier examen.

D’abord, la communication du dossier de mon père au colonel Henry. Le ministre avait bien voulu autoriser MM. Raveret et Hennet à répondre aux quelques questions indispensables que j’étais forcé de leur poser pour comprendre. Ainsi M. Hennet prétendait que la communication avait eu lieu en 1897, ce qui était impossible. Il a dû revenir sur cette date, en se souvenant que cette communication s’était produite quelque temps après ma condamnation du 23 février, ce qui la met dans la première quinzaine de mars 1898. Si sa mémoire hésite, s’il ne peut donner une date précise, c’est que, malheureusement, la communication n’a laissé aucune trace écrite ; et cela vaut la peine d’être raconté.

Le colonel Henry aurait simplement envoyé un employé de son bureau, un subalterne, avec un ordre écrit, pour qu’on lui livrât le dossier de mon père. Et M. Hennet, après avoir cherché et trouvé le dossier, se serait contenté de le remettre au subalterne, sur un simple récépissé. Puis, à quelques jours de là, en rendant le dossier, le subalterne aurait tout bonnement repris le récépissé. De sorte qu’il ne reste de la communication que les souvenirs naturellement très vagues de M. Hennet. Nous ne saurons jamais le jour exact de la livraison du dossier, ni le jour où il a été rendu, ni par conséquent le temps qu’il a pu rester entre les mains du colonel Henry. Et, comme je m’étonnais de cette extraordinaire façon d’agir dans une grande administration, M. Raveret a bien voulu me répondre que toutes les communications ne se font heureusement pas ainsi. Elles sont d’ordinaire notées sur un registre avec les dates, ainsi qu’avec les conditions dans lesquelles elles sont faites. Seulement, il paraît que les « communications confidentielles » ne doivent laisser aucune trace. Et il est vraiment très fâcheux que la communication du dossier de mon père au colonel Henry ait été « confidentielle ».

Mais il y a beaucoup mieux. Grâce aux quelques questions que j’ai eu l’autorisation de poser, et auxquelles MM. Raveret et Hennet ont bien voulu répondre, j’ai pu me faire une idée assez exacte de l’état dans lequel dorment, par centaines de mille, les dossiers de nos officiers, aux archives administratives. Je parle de ceux qui datent de quarante, de cinquante, de soixante ans, et davantage. Le dossier de mon père était là depuis soixante-six ans, c’est un bel âge. On s’imagine donc aisément cette nécropole, cet amas considérable endormi sous la poussière, au fond de casiers vénérables. On ne les fouille naturellement plus pour les « besoins administratifs », comme dit M. Cavaignac. Ils sommeillent dans le respect de l’oubli, ils sont retournés aux limbes des choses effacées, inexistantes. Je crois savoir que les recherches utiles n’y peuvent être faites que grâce à un système de fiches, dont la collection est sous clef, au fond d’une armoire. Mais ils n’en sont pas moins là, à la merci des générations nouvelles, sous l’unique protection de l’insignifiance et de l’indifférence où ils reposent. Et la chose terrible est que les anciens, c’est-à dire les plus nombreux, n’ont pas de bordereau, et que les pièces qu’ils contiennent ne sont pas même cotées. Ils n’ont par conséquent pas d’existence régulière, le premier venu peut y ajouter ou en enlever des pièces, y substituer des pièces à d’autres pièces. Qui le saurait, qui pourrait le prouver ? Cela fait trembler, lorsqu’on songe que là dort l’honneur de l’armée, tout le secret redoutable des fautes cachées et pardonnées, les dossiers de tous les chefs, que personne ne doit connaître, et qu’un employé criminel ou simplement sectaire peut adultérer impunément, en y introduisant des documents nouveaux, ou en retranchant ceux qui le gênent.

C’est dans cet état que se trouvait le dossier de mon père, lorsqu’il a été communiqué au colonel Henry. Il était enfermé dans une chemise du temps, qui ne porte ni le nombre ni la nature des pièces. Ces pièces n’étaient pas cotées, et il n’existait pas de bordereau. Ces faits ont été reconnus par MM. Raveret et Hennet. Je crois qu’ils m’ont même dit que les pièces ne portaient pas, à ce moment, le timbre des Archives ; car, si toutes les pièces de tous les dossiers n’ont pas été timbrées à l’entrée, comment veut-on qu’on puisse les timbrer aujourd’hui, maintenant qu’elles sont entassées par millions ? Et ce n’est donc qu’en revenant des mains du colonel Henry que le dossier de mon père a pris tout à coup une importance, est devenu une chose grave, considérable et vivante. Il était sorti des limbes, de la nécropole où sommeillent dans la poussière les centaines de mille de dossiers vagues, retombés à jamais au néant. Il s’agissait à présent de ne pas l’y replonger, de le classer ailleurs, dans la série des dossiers qui comptent. Comme il rentrait dans la vie pour les « besoins administratifs », M. Hennet a reçu l’ordre de lui faire une toilette ; et il l’a pourvu d’abord d’une belle chemise neuve, avec toutes sortes de lettres et de chiffres, correspondant à des classifications ; puis, il a coté soigneusement les pièces au crayon bleu, et il a dressé de ces pièces un bordereau très exact. Enfin, le dossier de mon père avait une existence régulière. Il était temps.

Tel est, dans sa forme nouvelle, le dossier qui m’a été mis sous les yeux. Si je dois ignorer toujours le nombre et la nature des pièces qu’il contenait, lorsqu’il a été confié à la loyauté du colonel Henry, vers la première quinzaine de mars 1898, j’ai pu constater qu’il se compose aujourd’hui de trente pièces, inscrites sous vingt et une cotes. Le bordereau est, je crois, de l’écriture de M. Hennet, et il est ainsi signé : « Clos le présent bordereau à trente pièces, contenues sous vingt et une cotes, le 8 juin 1898. Le chef du bureau : Raveret. » Je me permets de trouver ce mot « clos » tout à fait fâcheux, car il éveille je ne sais quel dossier ouvert à toutes les pièces que le vent apportait, et qu’on s’est décidé à clore, lorsqu’il a été plein. Mais ce n’est là qu’une impression, et je me contente de poser ici les faits, me réservant de les éclairer et de les discuter plus loin. Que l’on veuille bien retenir seulement la date du 8 juin 1898.

J’en arrive au contenu du dossier actuel, aux trente pièces sous les vingt et une cotes. Mon vif désir serait de donner le bordereau tout entier, dont j’ai pris copie, ainsi que des pièces importantes, aidé de mon confrère et ami Jacques Dhur. Mais je prévois que toutes ces explications vont être bien longues, et je ne voudrais pas fatiguer l’attention. Je me bornerai donc à des indications générales.

D’abord, des deux prétendues lettres du colonel Combe, publiées le 18 juillet 1898 par le Petit Journal, la première n’est pas là, ainsi que le général de Galliffet me l’écrivait, dans sa lettre du 16 décembre 1899. Elle a disparu, elle n’a jamais existé, nous verrons cela tout à l’heure. Ensuite, de la cote 1 que porte l’ancienne chemise, celle qui habillait le dossier dans la nécropole, à la cote 14 que porte la deuxième lettre Combe, il y a vingt-trois pièces, et l’on peut dire que ces pièces ont été en grande partie fournies par mon père, pour appuyer sa demande d’être réintégré dans la Légion étrangère, avec son grade de capitaine, qu’il avait obtenu autrefois, dans l’armée franco-italienne du prince Eugène Napoléon. C’était un droit, on lui demandait donc de produire ses états de service, et il envoyait tout un dossier qui se retrouve là, ses brevets, ses diplômes, les attestations de ses chefs. M. Judet, qui a demandé et obtenu, lui aussi, la communication du dossier, s’empressera certainement, sur la lecture de ces pièces, de rectifier la biographie mensongère et diffamatoire qu’il a publiée de mon père, en le représentant comme un aventurier chassé de partout, de l’armée italienne et de l’armée autrichienne.

Mon père était né en 1795. Il y a là une pièce qui le montre élève du roi Napoléon à l’École militaire de Pavie, du 13 octobre 1810 au 10 avril 1812, caporal le 8 mars 1811, fourrier le 12 mai 1811. II y a une pièce, son brevet d’officier, qui le montre sous-lieutenant au quatrième léger, le 10 avril 1812, et lieutenant dans l’artillerie royale, le 15 juillet 1812. Il avait alors dix-sept ans. Il y a une pièce qui, après la dislocation de l’armée italienne, le montre comme lieutenant dans la première batterie légère austro-italienne. Il y a sa démission, lorsqu’il crut devoir quitter la nouvelle armée. Il y a une lettre de lui où il explique que de 1812 à 1814 il a servi sous le prince Eugène Napoléon, que de 1814 à 1820 il a servi dans un régiment italien qui passa au service de l’Autriche, qu’il n’a donné sa démission qu’à la suite « de la loi barbare du gouvernement autrichien, au moyen de laquelle et par bonté souveraine (expression de la loi) on introduisait, à la fin de 1819, la bastonnade dans les régiments italiens dont je faisais partie ». Il y a encore un brevet d’associé correspondant de l’Académie des sciences, des lettres et des arts de Padoue. Il y a enfin des pièces relatives au projet d’un système nouveau de fortification, que mon père avait déposé au ministère de la guerre, et sur lesquelles je reviendrai plus loin. Tel est le gros du dossier, tout un ensemble admirable qui explique comment mon père, dans une heure difficile, où tout lui manquait, loin des siens, voulut rentrer au service de la France, qu’il avait déjà servie, et obtint, en juillet 1831, d’être réintégré comme lieutenant dans la Légion étrangère.

Ensuite, avec la demande de démission du 3 juillet 1832, et la lettre que le général Trézel écrivit pour la transmettre, arrive la lettre Combe, sous la cote 14. Et ces trois pièces ne sont plus suivies que de six autres, des lettres de bureau à bureau sur les difficultés que souleva la démission, définitivement acceptée par le roi, le 30 octobre 1832, et une note enfin établissant que mon père rentra en France et fut débarqué à Marseille, le 24 janvier 1833.

On voit la coupure que fait la lettre Combe. Et quel extraordinaire dossier ! Il semble qu’une tempête ait soufflé dedans, avant que le bordereau et les cotes de M. Hennet lui aient donné une figure décente. La lettre Combe annonce huit pièces : elles n’y sont pas, elles ont disparu, on ne peut savoir où elles se sont envolées. Des trous sont partout. On trouve bien la pièce qui accuse mon père, on ne trouve pas celles qui devraient m’expliquer son cas, sa défense, ce qu’il a répondu. Si mon père a été emprisonné, il a subi un interrogatoire ; et s’il a fait des aveux, où sont-ils ? Un choix semble avoir été fait, pour qu’il n’y ait plus ainsi, au dossier, que l’accusation. Et l’accusation, cette lettre Combe, car elle seule accuse, combien elle nous est apparue singulière, à Me Labori, à Jacques Dhur et à moi ! Le papier est du temps, un peu trop vieilli peut-être. L’encre aussi paraît ancienne. Mais la pièce ne porte ni en-tête, ni cachet, si ce n’est le cachet des Archives, apposé par M. Hennet en 1898, je crois. Une ligne, d’une main plus pesante, a été sûrement ajoutée à la fin. La dernière lettre de la signature, l’e muet, a été reprise et surchargée, comme pour recouvrir une autre lettre, ce qui fait que Combe est écrit là sans s, malgré l’acharnement qu’on a mis partout à écrire Combes, avec une s. D’ailleurs, ce n’étaient là que quelques remarques matérielles, faites dans un premier examen. Je réserve, pour les discuter tout à l’heure, les caractères moraux.

Et l’on comprend donc que, lorsque je suis sorti de cette première visite aux Archives, j’ai décidé, avec Me Labori, d’écrire de nouveau au ministre de la guerre, pour lui en faire connaître les résultats et pour lui adresser trois nouvelles demandes. D’abord, je le priai de bien vouloir ordonner des recherches, car il me semblait impossible qu’un dossier judiciaire n’existât pas, qui expliquerait le désordre et les trous du dossier administratif. Ensuite, je lui demandai de faire faire également des recherches au comité du génie, pour y découvrir le dossier du projet de fortification, avec plans à l’appui, que mon père avait soumis au ministre de la guerre en 1831. Enfin, je lui demandai de permettre qu’une expertise contradictoire fût faite sur la lettre Combe : il aurait désigné un expert, j’en aurais choisi un autre, et l’expertise aurait eu lieu, sur les pièces de comparaison que le bureau des Archives se serait chargé de fournir.

J’avais écrit cette nouvelle lettre au général de Galliffet le 4 janvier dernier. Et, le 9 janvier, je recevais de son chef de cabinet, le général Davignon, une réponse qui a fait entrer mon enquête dans une nouvelle phase.

Le général Davignon m’écrivait : « Le ministre de la guerre me charge de vous informer que l’examen auquel ont donné lieu les diverses demandes que vous lui avez adressées, après avoir pris une première communication du dossier de M. François Zola, et les recherches qui en ont été la conséquence, ont permis de retrouver dans les bureaux de la direction du contentieux et de la justice militaire, un autre dossier se rapportant à l’affaire concernant M. François Zola. » Et le général Davignon terminait en me disant que le ministre m’attendrait à son cabinet le samedi 13 janvier, pour régler dans quelles conditions le nouveau dossier me serait soumis.

Le 13 janvier, je trouvai, dans le cabinet du général de Galliffet, le directeur du contentieux et de la justice militaire, M. le contrôleur général Cretin, un conseiller d’État, détaché au ministère de la guerre, depuis quelques mois seulement. Je veux tout de suite dire la haute impartialité et la grande obligeance que j’ai trouvées en lui. Il avait rédigé sur mes trois demandes un court rapport, dont le ministre voulut bien me donner lecture. L’expertise contradictoire n’était pas acceptée, pour des raisons que j’aurai à dire plus loin. Des recherches allaient être faites au comité du génie. Enfin, il était entendu que M. le contrôleur général allait me donner connaissance du nouveau dossier découvert.

J’ai remercié vivement le général de Galliffet, et j’ai suivi M. Cretin dans son bureau, où il a mis le dossier à ma disposition. Encore un dossier dans une véritable chemise du temps, mais toujours un dossier sans bordereau ni cotes. C’est désolant, ces vieux dossiers du ministère de la guerre sont vraiment trop à la merci du vent qui souffle. D’ailleurs, je n’ai trouvé là qu’une pièce intéressante, une lettre du duc de Rovigo, que les autres pièces, sept ou huit, des lettres de bureau à bureau, ne font qu’appuyer. Et, avant de me retirer, j’ai pu prendre immédiatement copie de cette lettre, qui a pour moi une importance considérable.

Je donne donc cette lettre en entier. Il faut remarquer que le duc de Rovigo était alors le commandant en chef de notre corps d’occupation, à Alger, que le général Trézel était son chef d’état-major, et que le colonel Combe, commandant la légion étrangère, se trouvait naturellement sous ses ordres.

« Alger, le 17 septembre 1832.
« Monsieur le Maréchal,

« Par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser le 27 août dernier, vous désapprouvez que le sieur Zola, lieutenant à la légion étrangère, ait été mis en liberté en attendant que Votre Excellence ait prononcé sur la démission de cet officier. Je regrette que, dans la lettre que le chef de l’état-major vous a écrite, le 15 juillet, sur cette affaire, il n’en ait pas donné tous les détails ; mais le rapport du colonel de la légion devait y suppléer. Voici les faits :

« Dans les premiers jours de mai, le lieutenant Zola disparut de son régiment, et l’on trouva sur le rivage, près d’Alger, des vêtements qui furent reconnus lui avoir appartenu. La première idée qu’eurent ses chefs fut qu’il s’était noyé volontairement ou par accident ; mais ses liaisons connues avec la femme d’un ex-sous-officier réformé, nommé Fischer, qui venait de s’embarquer pour la France, firent soupçonner qu’il pouvait être avec eux. La vérification des magasins d’habillement et des comptes du sieur Zola constatait un déficit. C’était un nouveau motif pour rechercher cet officier. On visita donc le bâtiment sur lequel étaient Fischer et sa femme, il ne s’y trouva pas ; mais on découvrit une somme de 4,000 francs, dans une de leurs malles. Ils prétendirent d’abord qu’elle leur appartenait, puis avouèrent que 1,500 francs y avaient été déposés par Zola. Ils furent débarqués et conduits en prison. Alors, celui-ci écrivit au général en chef que, s’il voulait lui donner sa parole d’honneur qu’on ne le mettrait pas en jugement, il se présenterait lui-même, ferait régler ses comptes et payerait le déficit qui serait reconnu. Le conseil d’administration de la légion étrangère craignait que ce déficit ne fût considérable et ne retombât sur lui, si l’on ne retrouvait pas M. Zola. La somme trouvée dans la malle de Fischer n’offrait que 1,500 francs qui pussent être saisis, puisque le sous-officier prouvait par actes authentiques qu’il avait reçu d’Allemagne 2,500 francs peu de temps auparavant. M. Zola n’était encore soupçonné que de mauvaise administration. Il n’y avait pas de plainte juridique contre lui. On devait donc saisir cette ouverture, et je n’hésitai point. Cet officier serait même resté libre si je n’eusse craint que, pendant le règlement de ses comptes, il ne disparût de nouveau. Tout le reste de cette affaire est connu de Votre Excellence. Elle n’y verra certainement pas de mesures illégales et contraires aux principes de la justice. Je n’ai point exercé les pouvoirs d’une chambre de conseil des tribunaux ordinaires, puisqu’il n’y avait pas de plainte juridique.

« Quant à ce qui concerne les droits du conseil d’administration de la légion étrangère, ils ont été pleinement satisfaits, et il a donné quittance. Comment pourrait-il maintenant dresser une plainte et à quel titre pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d’informer contre un homme qui a rempli tous les engagements qu’il avait pris ?

« Il m’est donc impossible de revenir sur cette affaire entièrement consommée et je n’ai plus qu’à attendre la décision de Votre Excellence sur la démission demandée par M. Zola.

« Le colonel de la légion étrangère n’avait pas joint à son rapport l’acte par lequel le sieur Zola renonce à son rang et à ses droits dans l’armée française, parce qu’il craignait que cette pièce ne s’égarât. Je lui en ai fait faire une copie certifiée par le chef de l’état-major général, et il vient de m’envoyer l’original que je joins à la présente.

« Je saisis cette occasion pour vous renouveler, monsieur le maréchal, l’assurance de mon profond respect.

« Le général commandant en chef
le corps d’occupation d’Afrique,
« Le duc de Rovigo. »

Cette lettre n’est pas encore toute la vérité sur le cas de mon père, que ma piété filiale espère bien expliquer un jour. Mais elle est le trait de lumière qui me guidera, une note enfin sage et juste, que je puis accepter, en attendant d’en savoir davantage.

Demain, je comparerai la lettre du duc de Rovigo à la prétendue lettre du colonel Combe, je discuterai les diverses parties de mon enquête et je pourrai conclure.

II

Il y a d’abord, lorsqu’on compare la lettre du duc de Rovigo à la prétendue lettre Combe, des contradictions matérielles sur des points de détail. Ainsi, chez le premier, la somme trouvée dans la malle des Fischer est de quatre mille francs, dont quinze cents francs appartenaient à mon père, tandis que, chez le second, il s’agit de quatre mille quatre-vingt-dix francs sur lesquels mon père en a déposé deux mille. Chez le premier encore, les Fischer se rendaient en France, tandis que, chez le second, ils partaient pour Naples.

Mais il y a une contradiction matérielle plus grave. La lettre Combe se termine par ces mots : « Ci-joint la démission du lieutenant Zola, accompagnée d’une déclaration dans laquelle il renonce à ses droits et rang dans l’armée française ». Et je lis avec stupéfaction la fin de la lettre du duc de Rovigo, où il explique que, le colonel Combe n’ayant pas envoyé cette pièce, de peur qu’elle ne s’égarât, il finit par l’envoyer, lui, après en avoir fait faire une copie certifiée. Comment concilier cela ? comment le colonel Combe peut-il dire qu’il envoie la pièce, puisque le duc de Rovigo raconte que ce colonel a eu peur qu’elle ne fût perdue, et l’a gardée ?

Si l’on passe aux contradictions morales, elles apparaissent plus extraordinaires encore. À Paris, dans les bureaux de la guerre, on ignorait les faits, on pouvait s’étonner que mon père ne fût pas poursuivi ; et, d’après la lettre du duc de Rovigo, la situation est nettement celle-ci : Paris pour les poursuites, le haut commandement d’Alger contre les poursuites. Alors, tandis que le duc de Rovigo et son chef d’état-major, le général Trézel, couvrent en quelque sorte la personne de mon père, nous avons la surprise de voir leur subordonné, le colonel Combe, l’attaquer avec une violence inouïe. Il est le seul, là-bas, qui tienne un langage si outrageant. Comparez le ton de sa prétendue lettre avec le ton des lettres de ses chefs, c’est un homme que la colère emporte, à côté d’hommes froids et sages. Et le stupéfiant est que, par son grade de colonel, il présidait le conseil d’administration du régiment, que la lettre du duc de Rovigo nous montre si inquiet, sentant sa responsabilité engagée, craignant d’avoir à payer le déficit, ayant donc le vif désir d’accepter l’offre que faisait mon père de mettre ses comptes en règle, pour en obtenir quittance. Dès lors, comment s’expliquer l’attitude de cet étrange colonel qui va contre l’intérêt du conseil d’administration qu’il préside, et qui fait tout ce qu’il faut pour en aggraver la responsabilité ?

À cela, il est vrai, on peut répondre que le colonel Combe n’avait pris le commandement de la légion étrangère que depuis une quinzaine de jours, car il n’était débarqué à Alger que le 24 juin, comme je le prouverai tout à l’heure, pour une autre démonstration. Il n’avait donc pas de responsabilité personnelle, dans une affaire qui durait depuis cinq grandes semaines, et qui était finie à son arrivée. Mais alors, outre qu’il est singulier de voir un colonel bousculer ainsi, au débotté, un conseil d’administration qu’il allait présider désormais, comment pouvait-il parler avec cet emportement d’une affaire qu’il ne connaissait pas, qui s’était passée avant son débarquement, dont il ne tenait les détails que de seconde main ? Et, quand même, il devait savoir qu’il allait contre le désir de ses chefs, qu’il les contrecarrait. Le duc de Rovigo lui avait fait évidemment demander par le général Trézel un rapport, pour en finir, et le rapport authentique serait ce rapport exaspéré qui tendait à ce que tout recommençât ! Et ils auraient accepté cet acte de révolte, et ils auraient envoyé ce rapport ! N’y a-t-il pas là des étrangetés, des obscurités qui déconcertent, qui permettent toutes les suspicions ?

Ces suspicions, je les dirai nettement, bien qu’il ne puisse s’agir que d’hypothèses. Je suis retourné au bureau des Archives, en compagnie de Jacques Dhur ; et, pendant que je copiais les pièces importantes du dossier, les étudiant dans tous les sens, en les examinant à la loupe, une conviction s’est faite en moi. Elle m’est évidemment personnelle, et elle ne repose que sur le raisonnement. D’abord, il y a eu disparition de pièces, car, même après la communication du dossier judiciaire, je continue à m’étonner de l’absence totale de toute pièce prouvant les accusations du colonel Combe, expliquant la conduite de mon père. Pourquoi la lettre de ce dernier, dont parle le duc de Rovigo, lettre si importante, dans laquelle il prenait l’engagement de mettre sa comptabilité en règle, n’est-elle pas au dossier ? Elle en valait la peine, rien ne m’ôtera de l’idée que mon père s’y justifiait, disait dans quelle erreur il était tombé ; et c’est sans doute pour cela qu’elle a disparu. Elle est allée rejoindre les huit pièces qu’on cherche inutilement, ainsi que les pièces qui ont laissé des trous et qui constituaient sans doute la défense. Ensuite, il a pu y avoir substitution de pièce, je veux dire qu’on a pu remplacer le rapport véritable du colonel Combe par l’étrange rapport qui se trouve aujourd’hui au dossier. Que le colonel Combe ait fait un rapport, cela est hors de doute. Mais que ce rapport soit celui qu’on m’a présenté, je sens en moi toute une révolte de la raison et de la logique qui ne peut accepter cela.

J’avais demandé une expertise contradictoire, et le petit rapport de M. le contrôleur général Cretin, que le ministre de la guerre a bien voulu me lire, expose les raisons qui n’ont pas permis qu’on me l’accordât. En premier lieu, on a pensé que les experts en écriture étaient tellement discrédités en ce moment, qu’une nouvelle expertise ne ferait la conviction de personne : on dirait une fois de plus que les experts sont des ignorants, ou bien qu’on les a achetés. En second lieu, on se trouvait de nouveau devant « la chose jugée », puisqu’il existe une ordonnance de non-lieu du juge d’instruction Flory, disant que la lettre Combe lui a paru authentique ; et un ministre ne pouvait faire procéder à un examen, qui aurait peut-être détruit cette affirmation. Cependant, on m’autorisait à faire examiner la pièce par qui je voudrais, pour ma satisfaction personnelle. Et c’est ce que je me suis décidé, après réflexion, à ne pas faire en ce moment, pour des raisons multiples. Une d’elles est que cet examen serait sans aucune sanction possible et ne ferait que compromettre le brave homme qui s’y livrerait. Et une autre raison, la raison décisive, est que les pièces de comparaison manquent, car les Archives ne me livreraient pas les pièces confidentielles qu’elles ont sans doute du colonel Combe, et je ne pourrais d’ailleurs accepter en toute confiance que des pièces venues d’une autre source, attendu que, s’il y a faux, le doute me resterait toujours que la pièce de comparaison qu’on me soumettrait serait peut-être justement celle qui aurait servi à faire ce faux.

J’attends, j’ai assez conquis de vérité déjà pour espérer qu’une circonstance me permettra de faire toute la lumière un jour.

Cette idée de suppression et de substitution de pièces s’ancre en moi davantage encore, lorsque je discute avec les faits et que je tâche de les établir dans l’ordre où ils ont dû s’enchaîner.

Je ne crois pas que les indiscrétions sur le dossier viennent du bureau des Archives. Il dormait là de l’éternel sommeil, tous l’ignoraient. L’indication est partie du dehors, et c’est sans doute une parole du général de Loverdo qui a donné l’éveil. Il revoyait mon père dans ses souvenirs d’enfance, il se rappelait une histoire survenue en Afrique, en 1832, comme il avait treize ans. Un reporter du Petit Journal, dans l’oreille duquel cette parole est peut-être tombée, a dû l’aller voir ; et l’on sait quelle virulente interview en est résultée, que d’ailleurs une autre interview a démentie en partie. À ce propos, je fais remarquer que j’ai vainement cherché, dans les deux dossiers, l’administratif et le judiciaire, une trace des efforts que le père du général de Loverdo, selon ce dernier, aurait faits pour sauver le mien d’un procès. Le nom de Loverdo n’est pas prononcé, c’est le néant. De même, il apparaît nettement, par les diverses pièces, que si mon père avait à régler ses comptes, l’argent dont il pouvait disposer lui a permis de les régler, sans s’adresser au dehors, ni en France ni en Italie. D’ailleurs, je laisse le général de Loverdo à ses souvenirs hésitants, et je dis simplement qu’il a été sans doute la cause initiale et involontaire, je veux le croire, de l’ignominie qui allait être commise.

Voilà donc le Petit Journal en possession de ce renseignement, une affaire fâcheuse que mon père, lieutenant à la légion étrangère, aurait eue à Alger, en 1832. Il se peut, du reste, que le renseignement ne soit pas allé directement du général de Loverdo au Petit Journal, qu’il ait passé d’abord par certain bureau du ministère de la guerre. Mais le résultat est le même, que ce soit le journal qui ait prévenu le colonel Henry, ou que ce soit le colonel Henry qui ait porté l’affaire au journal. Donc le colonel, averti, a dès lors l’idée qu’un dossier de mon père doit exister aux Archives administratives, et il n’y a qu’un pas à cette autre idée de le demander, pour savoir ce qu’il contient. Seulement, ici, je me permets de ne pas accepter strictement la version qui m’a été donnée. Henry n’était pas encore, je crois, titulaire du bureau de la statistique, il le dirigeait simplement sous les ordres du général Gonse ; et comment accepter que le bureau des Archives ait ainsi remis un dossier secret, sur une demande de sa part au subalterne qu’il envoyait, et dans lequel il me semble deviner l’archiviste Gribelin ? Il est bien fâcheux qu’on ait détruit l’ordre, car j’imagine qu’on y aurait trouvé le nom du général Gonse. Pour moi, il est impossible que les grands chefs ne soient pas intervenus et n’aient pas eu connaissance de l’existence et de la demande du dossier, sinon de l’usage qu’on a fait de la lettre Combe.

Mais il y a mieux, et c’est ici le ministre lui-même, le général Billot en personne, qui entre en scène. L’histoire est assez intéressante. Sur le bordereau, dressé par M. Hennet et clos le 8 juin 1898 par M. Raveret, j’avais remarqué qu’à la cote 14, la mention de la lettre Combe était suivie de cette remarque entre parenthèses : « Huit pièces sont annoncées jointes à cette lettre ; elles ne s’y trouvent pas et sont sans doute restées au bureau de la justice militaire. » Et, à la suite encore, il y a deux petites lignes, écrites d’une autre main, au crayon : « Il n’existe pas de dossier au bureau de la justice militaire. On s’en est assuré. » Lorsque je sus, par la lettre du général Davignon, que ce dossier existait et qu’on l’avait trouvé, je fus très surpris, l’annotation au crayon me revint à la mémoire. Et, comme, ce jour-là, je vis M. Raveret aux Archives, je me permis de lui demander, en lui montrant le bordereau :

— Il y a là, monsieur, une annotation au crayon qui ne me paraît pas être de la main de M. Hennet. Qui donc a écrit cela ?

— C’est moi, monsieur.

— Ah !… Et vous êtes bien sûr, monsieur, qu’il n’existe pas un dossier au bureau de la justice militaire ?

— Oh ! absolument sûr, monsieur. J’en ai reçu l’assurance.

— Mais qui vous a renseigné ?

— Le général Billot lui-même.

Le général Billot ! J’avoue que ce nom, tombé là en coup de foudre, me stupéfia. Comment le général Billot pouvait-il savoir qu’il n’y avait pas de dossier judiciaire ? Il s’en était donc assuré, et les recherches avaient donc été bien mal faites, pour qu’on n’eût pas trouvé ce dossier, qui existait ? Mais alors le général Billot devait s’être occupé de toute l’histoire, il devait être au courant, il n’avait ignoré ni la demande du dossier, ni la communication. Remarquez que la chute du ministère Méline, dont le général faisait partie, est du 15 juin 1898, et que le général est resté chargé de l’expédition des affaires jusqu’au 29 juin, date de l’arrivée de M. Cavaignac au pouvoir. Or, la lettre Combe n’a été publiée par le Petit Journal que le 18 juillet, et le général Billot ne pouvait rien savoir par le dehors de la communication du dossier, c’était donc qu’il y avait une question du dossier au ministère. Tout cela donne lieu aux suppositions les plus inquiétantes.

J’ai voulu savoir s’il avait fallu des prodiges d’intelligence pour retrouver le dossier judiciaire, et j’ai demandé à M. le contrôleur général Cretin si les recherches avaient donné beaucoup de peine.

— Oh ! mon Dieu, non ! m’a-t-il répondu, le temps matériel de faire les fouilles nécessaires.

Je n’ose risquer des hypothèses. Celle qui s’est invinciblement emparée de mon esprit est que, si l’on a eu connaissance de la lettre du duc de Rovigo, et si l’on a préféré la replonger dans l’oubli poudreux des documents qu’on ne trouve plus, c’était donc qu’on préférait ne pas affaiblir, en la produisant, les virulences du colonel Combe. Elle mettait sur la voie de la vérité, elle gênait, elle devait dormir.

Puis, je me suis dit tout d’un coup que M. Hennet, lorsque le colonel Henry lui avait renvoyé le dossier, ne devait pas avoir donné à ce dossier une belle chemise neuve, ni l’avoir pourvu de cotes et d’un bordereau, pour le plaisir de cette besogne singulière, et de sa propre autorité. Il obéissait sûrement à un ordre supérieur, en ne replaçant pas le dossier dans la nécropole commune, en le classant parmi les documents sérieux et utiles. Mais alors, dès ce moment, le ministre s’occupait donc de ce pauvre dossier ? Rapprochons les dates. M. Hennet dit l’avoir communiqué dans la première quinzaine de mars au colonel Henry, qui ne l’aurait pas gardé longtemps. J’ai fait remarquer le vague de ces indications. La seule date certaine est celle du 8 juin 1898, à laquelle M. Raveret a « clos » le bordereau. C’est le 23 et le 25 mai que M. Judet avait commencé sa campagne, et il n’a donné les lettres du colonel Combe que le 18 juillet, près de deux mois plus tard. Or, comme le général Billot n’a quitté le ministère que le 29 juin, il semble bien que le dossier de mon père a été organisé sous ses ordres, de même que le dossier Dreyfus allait être organisé sous les ordres de M. Cavaignac, dès son arrivée au pouvoir.

Je ne cite que des faits, et je ne veux que justifier mes doutes et mes soupçons, en établissant par quelles mains la mémoire de mon père est passée, et dans quel foyer de basses intrigues elle est tombée, comme une proie de scandale et d’ignoble vengeance.

Avant de conclure, je veux parler d’un dossier encore, d’un troisième dossier qui doit exister au ministère de la guerre, que l’on y cherche en ce moment, mais dont je n’ai pu jusqu’ici prendre connaissance. D’ailleurs, j’ai déjà en main assez de documents pour en parler avec quelque utilité.

Il s’agit du projet que mon père avait présenté au ministre de la guerre d’un nouveau système de fortification, avec plans à l’appui. Dans le dossier administratif où se trouve la lettre Combe, dans ce dossier qui devait être si écrasant pour la mémoire de mon père, j’ai découvert des pièces qui me seront très précieuses, car elles me permettront de documenter un livre que je veux écrire, une Vie de François Zola. Ainsi, je donne ici une de ces pièces :

MINISTÈRE
DE LA GUERRE
BUREAU DU GÉNIE
SECTION DU MATÉRIEL
Invitation de faire parvenir la description du nouveau système de fortification dont il est l’inventeur. « Paris, 14 avril 1831.

« J’ai reçu, monsieur, la lettre que vous m’avez écrite le premier du mois courant, et par laquelle vous demandez à me soumettre un nouveau système de fortifications dont vous êtes inventeur.

« Mes nombreuses occupations ne me permettent pas de satisfaire le désir que vous paraissez manifester de m’exposer votre plan de vive voix. Mais, dans le cas où vous voudriez me faire parvenir la description du nouveau système dont vous parlez, en y joignant tous les dessins et tous les détails que vous jugerez utiles, pour en indiquer les avantages avec toute l’étendue convenable, je pourrai le faire examiner, et j’aurai soin de vous faire ensuite connaître le résultat de l’examen qui aura lieu.

« Recevez l’assurance de ma considération.

« Le ministre secrétaire d’État
de la guerre.
« Pour le Ministre :
« Le lieutenant-général directeur.
« Saint-Cyr Nugues. »

Et j’ai trouvé également dans le dossier la note suivante, qui confirme la lettre qu’on vient de lire :

« Monsieur le lieutenant d’artillerie Zola a présenté au ministre de la guerre une notice, avec plans à l’appui, sur une espèce de fortification applicable à Paris. Cet ouvrage a été envoyé au comité du génie pour être examiné, et M. le lieutenant-général Nugues m’a chargé de cet examen.

« Je n’ai pu encore que jeter un coup d’œil superficiel sur cet ouvrage ; mais il m’a paru annoncer dans son auteur un esprit d’observation et de calcul qui pourrait s’appliquer avec succès à toute autre chose ; ses dessins sont corrects et bien présentés ; et je ne doute pas que M. Zola ne pût remplir avec distinction la place de capitaine qu’il sollicite, en ce moment, dans la légion étrangère.

« À Paris, le 4 mai 1831.

« Le maréchal de camp,
« Prévost de Vernois. »

Mon père, nommé lieutenant dans la légion étrangère, partit pour l’Afrique, et son projet de fortification dut dormir dans quelque casier du ministère. Après l’obscure aventure où il se trouva compromis, il revint à Marseille, ouvrit un cabinet d’ingénieur, s’occupa du nouveau port qu’il était question de construire, sollicita et obtint du prince de Joinville une audience pour être autorisé à donner le nom de « Docks Joinville » à tout un système nouveau de magasins qu’il avait imaginé, puis revint enfin à son projet de fortification, lorsque les discussions s’ouvrirent sur la façon de fortifier Paris. Le 20 septembre 1840, il écrivit une longue lettre à M. Thiers, alors président du conseil. Ensuite, il voulut voir le roi Louis-Philippe lui-même, il s’adressa à l’aide de camp de service pour demander une audience au roi ; et sa lettre commence ainsi :

« En 1836, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Sa Majesté par le général comte d’Houdetot. Aujourd’hui, une question plus grave m’impose le devoir de solliciter de Sa Majesté une nouvelle audience… »

Voici la double réponse qu’il reçut :

AIDE DE CAMP
de service
près du roi
« Palais de Saint-Cloud,
9 octobre 1840.

« L’aide de camp de service a l’honneur d’informer M. Zola que sa demande d’audience a été mise sous les yeux de Sa Majesté et qu’il s’empressera de lui transmettre les ordres du Roi aussitôt qu’il les aura reçus.

« Le Roi a ordonné que la pièce qui accompagnait la lettre de M. Zola fût renvoyée à M. le ministre de la guerre, et ce renvoi a été immédiatement effectué. »

MINISTÈRE
DE LA GUERRE
cabinet du ministre

« Le ministre de la guerre désirerait s’entretenir avec M. Zola de l’objet d’une lettre qu’il a écrite au Roi avant-hier, et il lui serait obligé de vouloir bien passer à son cabinet, ce soir vers six heures, en apportant les documents qu’il se proposait de soumettre à Sa Majesté.

« Samedi, 10 octobre 1840.

« Le chef de cabinet,
« Bourjade. »

Ce sont ces diverses pièces qui m’ont fait penser qu’un dossier devait exister au comité du génie. Et l’on comprend aisément que ce dossier-là m’intéresse autant que les deux autres. N’est-ce pas extraordinaire, ces trois dossiers, à des angles si différents, l’un d’où l’on sort la lettre Combe, l’autre où je découvre la lettre Rovigo, le troisième qui doit dire les grands travaux de mon père ?

Ainsi un pont est jeté par-dessus les événements de 1832. Mon père a déposé son projet dès 1831 ; et voilà, quatre années après que l’histoire de sa démission a été portée jusqu’au roi, voilà le roi qui le reçoit en 1836, sur la présentation du général comte d’Houdetot ; et, après quatre années encore, en 1840, voilà qu’il est reçu par le ministre de la guerre, auquel il expose son système nouveau de fortification. Le roi ne se souvenait donc pas ? on avait donc perdu la mémoire, au ministère de la guerre ? Comment veut-on que j’admette une tache ineffaçable, lorsque je vois ainsi mon père rentrer partout le front haut ? La vérité n’est-elle pas aveuglante, et ne comprend-on pas qu’il avait expliqué sa conduite et que rien ne restait de son erreur possible d’un moment ?

Avant le mois de mai 1832, le dossier administratif dit lui-même quel homme remarquable était mon père : il parlait et écrivait trois langues, l’italien, le français, l’allemand ; il pouvait produire les meilleurs états de service, lieutenant dès l’âge de dix-sept ans ; il avait aidé, en Allemagne, à l’exécution des plus remarquables travaux. Après le mois de janvier 1833, d’autres documents le montrent d’une activité extraordinaire, se dévouant à la France, s’occupant du port de Marseille, des fortifications de Paris, du canal qui devait porter son nom, à Aix. Et partout où il passe, il est respecté, il est aimé. Et, lorsqu’il meurt, en 1847, il laisse la mémoire d’une grande intelligence et d’un bienfaiteur.

Comment veut-on que je croie à la parole de ceux qui le couvrent d’outrages et que je ne mette pas en doute l’authenticité des documents qui font de lui le dernier des misérables ?

En concluant, je ne reculerai pas devant la douloureuse nécessité où l’on croit m’acculer, de dire mon sentiment personnel sur l’histoire obscure de 1832. On pense bien qu’elle me hante, j’ai passé des nuits à la discuter, à tâcher de la comprendre. Et elle reste si étrange, elle prête à des hypothèses d’une psychologie si singulière, qu’en l’absence de tout document certain, je n’ose me prononcer.

Une femme est certainement au fond de l’aventure. Seulement, quel a été son rôle exact ? Cet argent qu’elle emportait, mon père le lui avait-il donné ou l’avait-elle pris ? Quand un officier comptable glisse à des malversations, c’est d’ordinaire par petites sommes, aussitôt dépensées, au jeu ou ailleurs. Mais voit-on jamais une somme amassée, emportée ainsi qu’un butin ? Comment mon père, homme d’intelligence et d’avenir, qui avait si ardemment demandé à être réintégré dans son grade, aurait-il pu risquer si sottement sa situation ? Et puis, quelle complication dramatique, un faux suicide, la femme arrêtée, mon père accourant alors pour la sauver. Si je n’avais pas le cœur si meurtri, je dirais qu’il y a là le sujet d’un mélodrame, où toutes les bonnes gens iraient pleurer. C’est bien dur à accepter, une pareille histoire, et en admettant qu’elle soit exacte, ce qu’aucun document ne m’a encore prouvé, que veut-on que j’en dise de raisonnable, sinon que, si mon père a réellement fait ces choses, c’est que mon père a eu son heure de folie comme bien d’autres ? Une femme avait passé, et il était fou, jamais un homme tel que lui n’aurait commis une série d’actes si extravagants, sans avoir sur sa nuque ce vent de démence que la passion souffle parfois. Car enfin pourquoi fuyait-il, puisqu’il est revenu régler ses comptes et payer ? Pourquoi toute cette crise d’agitation et de volontés contraires, puisque cela s’est dénoué dans le calme, dans la lucidité parfaite d’un homme qui remet tout en ordre et à qui l’on donne quittance ?

J’ai admis la femme. Mais il y a encore d’autres hypothèses. Les temps étaient terribles en Algérie, en 1832. Un petit lieutenant chargé de l’habillement, dont les comptes ne sont pas en ordre, voilà une belle affaire, lorsque le meurtre et le pillage étaient partout. L’or ruisselait dans les poches, sans qu’on pût dire toujours d’où il venait. Et qui sait si mon père était le seul compromis, s’il n’y avait pas, derrière lui, d’autres têtes plus hautes qu’on désirait sauver ? Je ne veux pas citer des histoires que je connais, mais j’en suis à me demander sérieusement si, lorsque le roi Louis-Philippe a accepté la démission de mon père en 1832, et lorsque le général comte d’Houdetot le lui a présenté en 1836, il n’avait pas reçu les explications indispensables, qui innocentaient l’officier démissionnaire. Ces hypothèses sont légitimes, car, sans elles, je défie bien qu’on puisse comprendre le rôle public et honoré que mon père a joué ensuite jusqu’à sa mort.

Et, alors, voilà donc ce qu’on a fait, lorsqu’on a porté au Petit Journal les prétendues lettres Combe. D’abord, on s’est cru tout permis, les pièces supprimées, les pièces altérées, les pièces inventées, on s’est dit : « Ça ne se saura pas », du moment qu’on travaillait à pleines mains dans des dossiers secrets, à jamais cachés aux yeux des mortels. Comment prévoir que je les feuilletterais un jour ? Et, certain de l’impunité, on a ouvert ensuite la grande écluse des outrages, pour me noyer sous la boue, parce que, sans haine et sans peur, j’avais simplement voulu la vérité et la justice. Il s’agissait de me tuer, on a déshonoré la mémoire de mon père, afin de m’ouvrir le cœur en quatre et d’en faire couler tout mon sang. Il suffisait de lire les dossiers pour voir s’en dresser la figure d’un vaillant et d’un laborieux, et on ne les a lus que pour en extraire la pièce empoisonnée et menteuse. L’homme dormait depuis plus d’un demi-siècle dans sa tombe vénérée, on l’en a réveillé, on lui a craché à la face. Et même s’il y a eu, dans l’existence de cet homme, une heure de folie, et que cette heure fût ignorée de tous, rachetée par une vie d’éclatant travail, est-ce que ce n’est pas abominable d’avoir jeté cela en pâture aux basses passions politiques, d’avoir abusé du secret dont on avait la garde, en falsifiant, en mentant, en faisant un crime monstrueux d’une faute obscure, inexplicable, qui n’est pas même prouvée ?

Telles qu’elles ont paru dans le Petit Journal, j’ai dénoncé comme fausses les deux lettres Combe, et je suis prêt à les dénoncer encore. Dès leur apparition, je me doutais par quelles mains suspectes elles avaient passé, je sentais en elles le produit de la fraude et de la haine. Aujourd’hui, j’ai l’aveu officiel que le faussaire Henry a travaillé à l’aise dans le dossier, lorsqu’il n’y avait encore ni bordereau ni cotes. Elles sont fausses ou falsifiées.

La première est un faux avéré, avoué. Elle n’existe pas, elle ne peut pas exister, je défie qu’on m’en montre l’original. Et la preuve est facile à faire, car il est établi officiellement que le colonel Combe n’est débarqué à Alger que le 24 juin 1832. Voici la note qui a été copiée au ministère, dans l’historique sommaire de la légion étrangère : « Le 24 juin 1832, M. le colonel Combe débarque à Alger, venant prendre le commandement du régiment en remplacement du colonel Stoffel. Il apporte avec lui le drapeau que, par ordonnance du 9 novembre 1831, le roi donne à la légion. » Donc il n’était là que depuis dix-huit jours, lorsque, le 12 juillet, il écrivit sa seconde lettre. Et, comme la première est une réponse à une réponse qu’un général faisait à une autre lettre écrite par lui, il est matériellement impossible que toute cette correspondance ait tenu dans l’espace de dix-huit jours. Aussi a-t-il fallu retirer la lettre, on n’en parle plus. C’est un faux.

Et, pour la seconde lettre, en admettant même que la pièce qui existe au dossier soit authentique, le texte en a été falsifié, tronqué, car ce n’est pas le texte qui a paru dans le Petit Journal. M. Cavaignac, dans sa lettre au garde des sceaux du 29 août 1898, ose dire : « La comparaison du texte, imprimé dans le Petit Journal, avec celui du rapport écrit de la main du colonel Combe, ne fait ressortir que des différences peu nombreuses qui ne dénaturent pas le texte original. » Nous allons bien voir. Je ne parle pas des mots changés, des mots supprimés. Mais deux passages de l’importance la plus décisive ont été omis, et cela volontairement, dans un but coupable, qu’il est facile de saisir. Voici le premier : » Cet homme (Fischer) était marié, et il avait existé longtemps entre lui, sa femme et Zola, des relations toutes particulières d’intimité, de ménage et de cohabitation, qu’on pouvait diversement interpréter. On n’avait fait cesser que les deux dernières, en envoyant Fischer à la Maison Carrée, la femme alla habiter Alger. » L’intention est ici manifeste, on supprime la femme Fischer, pour ne pas même laisser à mon père l’excuse passionnelle. Une femme dans l’affaire, comme je l’ai dit, c’était l’explication indulgente de bien des choses. Mais la suppression du second passage est encore plus grave. Voici ce passage : « Le sieur Fischer s’est offert à acquitter pour Zola le montant des dettes au payement desquelles les 2,000 francs saisis dans la malle ne suffiraient pas. Cette offre acceptée, tous les créanciers ont pu être payés, et le conseil d’administration couvert du déficit existant en magasin. » Mon père paye, le conseil d’administration lui donne quittance, et c’est justement cela qu’on supprime. Après les accusations féroces, qu’on imprime, on omet volontairement les lignes où il est dit qu’il a réglé ses comptes, qu’il n’a donc pas laissé de malversations derrière lui. On s’était dit le fameux : « Ça ne se saura pas. » Et cela ne serait pas une pièce falsifiée, cela ne serait pas un faux ! C’est un faux.

Je ne connais pas M. Judet, je ne l’ai jamais vu, je ne me suis jamais occupé de lui. Parce que nous ne pensions pas de même sur une question de justice, il a écrit contre mon père et contre moi une page immonde. Je ne sais s’il a conscience de sa faute, qui pèsera lourdement sur sa mémoire. Moi, je l’ignorerai demain comme je l’ignorais hier, et je n’aurai plus qu’un peu d’amère pitié.

Et, pour finir, j’en appelle de la lettre Combe à la lettre Rovigo, du colonel arrivé seulement depuis quelques jours, au général qui, depuis des mois, commandait en chef le corps d’occupation.

Le duc de Rovigo a écrit ceci : « M. Zola n’était encore soupçonné que de mauvaise administration. » Et encore ceci : « Je n’ai point exercé les pouvoirs d’une chambre de conseil des tribunaux ordinaires, parce qu’il n’y avait pas de plainte juridique. » Et enfin ceci : « À quel titre pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d’informer contre un homme qui a rempli tous les engagements qu’il avait pris ? »

Cela me suffit, en attendant que je tâche défaire toute la vérité.

III

Un dossier encore, concernant l’ingénieur François Zola, vient d’être trouvé au ministère de la guerre. C’est le troisième, et il dormait aux archives du génie, où j’avais soupçonné son existence, sur les indications des documents que j’ai déjà entre les mains. Cette fois, il s’agit d’un dossier relatif au nouveau système de fortification, inventé par mon père et soumis par lui aux autorités compétentes. Mais l’examen de ce dossier me ramènera à la prétendue lettre Combe, et je crois bien que j’en tirerai une démonstration intéressante.

J’ai donc reçu de M. le contrôleur général Crétin, le 26 janvier, une lettre où il était dit : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que, sur votre demande, M. le ministre a fait rechercher dans les archives du comité du génie, s’il existait trace d’un projet de fortification de Paris, présenté par M. François Zola, en 1840. Le dossier relatif à cette affaire vient de me parvenir, et M. le ministre m’autorise à vous en donner communication dans mon cabinet. »

Je me suis par conséquent rendu le lendemain dans le bureau de M. le contrôleur général, que je tiens à remercier de son obligeance inépuisable. Et j’ai pris connaissance du dossier.

Mais, avant de dire ce que j’y ai trouvé, il est nécessaire que j’éclaire un peu la question. Je rappelle donc que, dès 1830, mon père avait soumis son nouveau système au roi Louis-Philippe. En 1831, il avait demandé une audience au général Saint-Cyr Nugues, président du comité du génie, pour lui en montrer les plans, et, dans sa réponse du 14 avril, ce général lui avait conseillé de déposer ses plans, pour qu’il pût les faire examiner par un rapporteur. Cette lettre est au dossier administratif, ainsi qu’une note du rapporteur choisi, M. le maréchal de camp Prévost de Vernois, qui dit sa bonne impression après un rapide coup d’œil. J’insiste sur cette première présentation faite par mon père de son projet, en 1831, que les pièces ci-dessus mettent hors de doute, mais dont la trace n’a pas encore été retrouvée au comité du génie. Les recherches continuent.

J’ajoute que l’idée de fortifier Paris était très impopulaire en 1831. Le projet de mon père n’avait aucune chance d’être accueilli, quelle que fût sa valeur, et il est certain qu’il le présentait surtout en inventeur désireux de faire connaître son mérite et de prendre date. D’ailleurs, il fut nommé, en juin, lieutenant dans la légion étrangère, il partit pour l’Afrique, et le projet se trouva naturellement enterré. Mais, en 1840, lorsque la fortification de Paris fut décidée, malgré l’opposition toujours vive, mon père naturellement reprit son projet, le présenta de nouveau au roi, le déposa une seconde fois au ministère de la guerre. Et remarquez qu’il était contre l’enceinte continue, qu’il soutenait le système des forts détachés, ce qui était alors considéré comme une idée baroque de novateur, indigne même d’un examen sérieux.

J’ai déjà dit, dans un autre article, comment le projet, présenté au roi, fut renvoyé au ministre de la guerre, qui convoqua mon père le 10 octobre 1840, pour en causer avec lui. Et j’en arrive enfin au dossier qu’on vient de retrouver et où se trouve le dénouement de l’affaire.

Ce dossier ne se compose que de trois pièces : 1o un rapport du 3 novembre 1840, du lieutenant-général Dode, directeur supérieur des travaux de fortifications de Paris, sur le mémoire de François Zola ; 2o une lettre transmissive (du même jour) dudit rapport au ministre de la guerre ; 3o la minute de la lettre adressée le 26 novembre 1840 à François Zola par le ministre de la guerre.

Le rapport du lieutenant-général Dode n’est pas tendre. Imaginez un classique du temps, auquel un romantique aurait soumis des vers à césure brisée. En dévot fidèle des principes de Vauban, il bouscula fort ce novateur qui lui apportait l’avenir. Son rapport, de neuf grandes pages, est d’ailleurs très consciencieux, très bien fait, et je n’en citerai rien, car il y aurait cruauté à insister, après la terrible expérience de 1870, qui est venue donner si tragiquement raison à mon père. Voici simplement le début de la lettre dont il accompagna son rapport. Il écrivait au ministre : « Vous m’avez adressé, avec votre lettre en date du 29 octobre, un mémoire de M. Zola, ancien officier d’artillerie et actuellement ingénieur civil, qui a été présenté au roi et au président du conseil des ministres, puis renvoyé au ministère. » Et il termine en faisant remarquer qu’il ne s’agit plus de discuter des projets, mais d’exécuter immédiatement « le dispositif formellement arrêté au conseil des ministres et qui n’a été adopté qu’après avoir été longuement débattu par la commission de défense de 1836 ». C’était en effet la raison sans réplique, et la naïveté de mon père, seul et incompris, venant se mettre entre les mains de ce redoutable adversaire me fait sourire.

Nous verrons mon père incorrigible. Il avait écrit deux lettres à M. Thiers, il en avait écrit une autre au roi, et il s’était même avisé de réunir tous ces documents en une brochure, sous ce titre : Lignes stratégiques pour la défense de la capitale du royaume, du territoire français et de l’Algérie, brochure qu’il avait ensuite fait distribuer à tous les membres du Parlement. À côté de données qui ont vieilli, il s’y trouve des parties surprenantes, prophétiques. C’est ainsi que, pour l’emplacement de ses tours détachées, il indiquait presque la ligne qu’on devait adopter pour les nouveaux forts, après 1870. Mais il y a là toute une étude trop longue, d’un singulier intérêt, que je ferai plus tard, dans le livre que je me propose d’écrire.

Et j’en finirai avec le dossier retrouvé aux archives du génie, en donnant en entier la lettre écrite par le ministre à mon père. Je dirai ensuite pourquoi.

« À Monsieur Zola, demeurant à Paris,
rue Saint-Joseph, 10 bis.
« Monsieur,

« Vous aviez adressé à Sa Majesté, qui en a ordonné le renvoi à mon ministère, un mémoire sur le projet de fortifier Paris, dans lequel, critiquant les dispositions qu’on veut suivre, vous proposiez de substituer à ces dispositions, un système de tours qui, sous le rapport de la défense, de l’économie, du temps nécessaire à l’exécution, etc., etc., présenterait, disiez-vous, un avantage incontestable.

« J’ai chargé monsieur le président du comité des fortifications d’examiner attentivement votre mémoire, et j’ai reconnu, d’après le rapport détaillé qu’il m’a soumis à cet égard, que vos idées sur la manière de fortifier Paris n’étaient pas susceptibles d’être accueillies.

« Je me plais néanmoins à rendre justice aux louables intentions qui ont dicté votre démarche, et je ne puis que vous remercier de la communication que vous avez bien voulu faire au gouvernement de vos études sur cet objet.

« Recevez, monsieur, l’assurance de ma parfaite considération.

« Le ministre de la guerre,
« Soult. »

Le maréchal Soult ! Ce nom, au bas de cette lettre, m’a donné un éblouissement. Le ministère Thiers était en effet tombé le 29 octobre 1840, et un ministère Soult lui avait succédé, qui devait durer jusqu’à la fin de l’année 1847. Il y avait donc près d’un mois que le maréchal était au pouvoir, lorsqu’il eut à s’occuper du projet de mon père et qu’il signa la lettre qu’on vient de lire. Or la rencontre prodigieuse est que le maréchal Soult avait déjà été ministre de la guerre en 1832, et que c’était à lui qu’étaient arrivés le rapport Combe et la lettre Rovigo, et que c’était lui qui avait dû régler la question, si obscure aujourd’hui, de la démission de mon père. Le voyez-vous avoir affaire « au vil instrument de toutes les turpitudes humaines, à l’intrigant plein de mensonges, de déceptions et de vilenies », dont parle la prétendue lettre Combe, le voyez-vous se souvenant et écrivant avec cette courtoisie à mon père, que lui envoient le roi et le président du conseil ? Comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas évident que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ?

Mais je veux que la démonstration soit plus éclatante encore. Et pour cela je n’ai qu’à reprendre la vie au grand jour, les travaux considérables de mon père, depuis le 24 janvier 1833, date de son arrivée d’Alger à Marseille, jusqu’au 27 mars 1847, date de sa mort, dans cette ville de Marseille, à laquelle il s’était dévoué et qu’il aima tant.

Depuis une semaine, je feuillette mes vieux papiers de famille, j’y fais à chaque instant des découvertes qui m’étreignent le cœur. Loin de se cacher, mon père, à son retour d’Alger, ouvre un cabinet d’ingénieur. Il habite la rue de l’Arbre de 1833 à 1835, il s’installe ensuite, de 1835 à 1838, au no 22 de la Cannebière, où il occupait trois dessinateurs et deux élèves. Le document le plus ancien que j’aie retrouvé, est une lettre du maire Consolat, dont le souvenir est resté si vif, une sorte de circulaire, datée du ler août 1833, qu’il adressait à mon père, pour le prévenir que les essais proposés par diverses personnes pour améliorer l’éclairage des rues, commenceraient le 8 août, et pour le prier de se présenter à l’Hôtel de Ville, où on lui indiquerait les rues dans lesquelles les essais auraient lieu. Il n’était là que depuis cinq mois, et déjà le besoin de création le tourmentait, il se passionnait pour les travaux d’intérêt public.

Il devait aussi plus tard, en 1838, lorsque le canal n’amenait pas encore les eaux de la Durance, rêver de soulager la ville, en attendant, par un moyen ingénieux. Et j’ai retrouvé la trace de ce projet, dans une brochure imprimée à Paris, chez Poussielgue, rue du Croissant. Le titre suffit à indiquer l’idée : « Lettre adressée à M. le maire et à MM. les membres du conseil municipal de la ville de Marseille, accompagnant le traité et le projet pour la distribution dans la ville de Marseille et sa banlieue des eaux provenant des crues de l’Huveaune. » Je ne fais que citer, c’était une de ces nombreuses idées, qu’il risquait entre deux grands projets.

Car la grosse affaire, le grand projet qui demanda plusieurs années de sa vie, qui remplit tout son séjour à Marseille, fut son projet d’un dock maritime et d’une passe de sortie. Dès 1834, il paraît s’en être occupé. La ville de Marseille s’inquiétait de l’encombrement de son port, un des plus sûrs des côtes de France, mais bien étroit, et qui offrait un inconvénient grave, celui de la sortie impossible par les vents contraires. Aussi le conseil municipal avait-il mis la question au concours, et les projets affluèrent. Mon père en présenta successivement plusieurs, qu’il soumit au conseil, au fur et à mesure que la question s’élargissait. Pendant quatre années, il se dépensa avec une activité extraordinaire, il lutta vaillamment pour défendre ses idées. J’ai entre les mains un dossier énorme sur cette affaire, des brochures, des plans, des journaux de l’époque.

La première brochure est du 1er juillet 1835, et porte ce titre : « Projet pour la construction d’un dock et d’un canal maritime entre le port de Marseille et l’anse de la Fausse-Monnaie, à Endoume, pour faire sortir les bâtiments par les vents contraires. » Une autre brochure, de 1836, est intitulée : « Lettre adressée à MM. les membres du conseil municipal sur l’agrandissement du port sans recourir à un port auxiliaire. » Puis, c’est tout un volume, daté aussi de 1836 : « Mémoire à consulter par MM. les membres du conseil général des ponts et chaussées, servant de réponse au Mémoire de M. Eugène Flachat. » Le projet de mon père avait été déclaré d’utilité publique par le conseil municipal de Marseille, par la commission nommée par le ministre de la marine et enfin par la commission d’enquête qui l’avait adopté après une combinaison de deux projets présentés séparément au concours. Il avait aussi reçu l’approbation de deux cent dix capitaines marins. Le projet n’en était pas moins violemment attaqué par les auteurs des autres projets, et mon père se débattait, faisait face à toutes les objections. Après son canal intérieur de 1835, il en avait imaginé un autre, latéral à la mer, en 1837. Au mois d’août de cette dernière année, le ministre des travaux publics avait fait étudier ces deux canaux de sortie par M. Toussaint, ingénieur attaché au port, qui, ayant estimé la dépense du premier à quinze millions, et celle du second à dix millions, s’était prononcé pour celui-ci. Mon père avait écrit une nouvelle brochure pour réfuter les devis de M. Toussaint, et l’avait adressée au ministre, le 14 septembre 1839, sous ce titre : « Lettre à M. Legrand, sous-secrétaire d’État au ministère des travaux publics. »

On sait que le projet du port de la Joliette finit par l’emporter. La nouvelle génération voulut faire grand. Mais bien des prévisions de mon père se réalisèrent, le port de la Joliette n’est pas sûr, la sûreté de l’ancien port a été compromise par la tranchée ouverte derrière le fort Saint-Jean ; et, voici quelques années, on parlait de reprendre certaines idées de l’ingénieur François Zola. En tout cas, il avait lutté quatre ans, écrit quatorze Mémoires ou Lettres, dressé des plans sans nombre, dont deux grands atlas que je possède encore, mené une polémique de tous les instants dans le Sémaphore, fait quatre ou cinq voyages à Paris, dépensé plus de cent mille francs en frais de toutes sortes. Et cela dans un retentissement de publicité dont Marseille se souvient encore.

Ce fut à l’occasion de ce projet que mon père, pendant un de ses voyages à Paris, fut reçu par le roi Louis-Philippe et par le prince de Joinville. La trace de la première de ces audiences se trouve dans la lettre qu’il écrivit à l’aide de camp de service, en 1840, pour demander une nouvelle audience, à propos des fortifications de Paris, et qui commence ainsi : « En 1836, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Sa Majesté par M. le général comte d’Houdetot, pour lui soumettre un grand atlas contenant tous les détails de mon projet de dock pour le port de Marseille, que Sa Majesté a permis d’appeler Dock Joinville. » Le général d’Houdetot, petit-fils de la célèbre madame d’Houdetot, était un familier du roi, dont il avait été déjà aide de camp en 1826, lorsque le roi n’était encore que le duc d’Orléans.

Mais il existe de l’audience accordée par le prince de Joinville un témoignage plus net et plus intéressant. Le prince avait alors dix-huit ans et venait d’être nommé lieutenant de vaisseau. Voici donc ce qu’on lit dans le Moniteur universel, du vendredi 27 mai 1836, première page, deuxième colonne :

« Dimanche dernier, 22 du courant, M. Zola, ingénieur-architecte-topographe, a eu l’honneur d’être présenté à S. A. R. Mgr le prince de Joinville, et de lui soumettre les plans de son beau travail, récemment adopté par la ville de Marseille, pour la création d’un bassin sous le nom de Dock Joinville, et d’un canal pour la sortie du port par les vents impétueux du nord-ouest. Son Altesse Royale s’est livrée avec un intérêt soutenu à l’examen de ces plans et à l’étude des moyens mécaniques très ingénieux inventés par M. Zola, pour rendre moins dispendieuse et plus rapide l’exécution de son projet. Elle a témoigné qu’elle serait flattée de voir l’industrie accomplir une œuvre d’une si haute importance pour la prospérité de Marseille et même pour la marine de l’État. M. A. Trognon, précepteur du prince, et MM. Hermoux (de Seine-et-Oise) et Cuoq, membres de la Chambre des députés, ont eu aussi l’avantage d’apprécier le mérite du beau travail de M. Zola. »

Maintenant, il faut se rappeler les événements de 1832, en Algérie, qui ne dataient que de quatre ans. Dans le dossier administratif de mon père, d’où l’on a sorti la prétendue lettre Combe, il y a une pièce qui établit que les bureaux de la guerre, en lutte avec le duc de Rovigo sur la démission du lieutenant Zola, ont décidé de porter la question devant le roi lui-même. Le roi est donc saisi du dossier, on lui explique l’affaire, on lui soumet sans doute les pièces. Et voilà le roi qui connaît le rapport Combe, qui connaît la lettre Rovigo, voilà le roi qui reçoit flatteusement mon père quatre ans plus tard, qui l’envoie à son fis, le prince de Joinville, qui accepte que le nom de ce fils soit donné à un travail de l’homme qu’il aurait lui-même chassé honteusement de l’armée ! Voilà le Moniteur qui loue dans les termes qu’on vient de lire l’officier déchu, voilà toute une apothéose au grand soleil, dans cette ville de Marseille, qui est la voisine d’Alger ! Encore une fois, comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de plus en plus évident que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ?

Il y a mieux encore, et nous allons à présent voir mon père dans sa grande affaire du canal qui porte son nom, à Aix, qui l’occupa neuf années, et dont il est mort.

Mais, auparavant, je veux dire un mot d’une machine à transporter les terres, qu’il inventa. Cela montrera la fertilité de son esprit, l’homme d’activité qui ne se décourageait jamais, qui acceptait ses échecs avec une gaie bonhomie, toujours prêt à la besogne, même au service des autres. Lorsque les travaux de l’enceinte continue de Paris commencèrent, il voulut en être, bien qu’on eût repoussé son projet de forts détachés. Et il inventa donc une machine à terrasser, pour laquelle il prit un brevet le 10 juin 1841. J’ai retrouvé le brevet, avec un « Mémoire descriptif d’un atelier mécanique propre au transport des terres provenant des fouilles, avec plan relatif y annexé ». La machine fut construite dans un chantier qui portait alors le numéro 80 de la rue Miromesnil, pendant les premiers mois de 1842, et elle fonctionna ensuite, pour déblayer le fossé des fortifications qu’on creusait alors, du côté de Clignancourt.

J’arrive au canal Zola. Je crois bien que le projet de mon père dut se produire dans les derniers mois de l’année 1838. J’ai un numéro du Mémorial d’Aix, daté du 22 septembre 1838, où se trouve un article qui parle du projet, comme d’une nouveauté. Mais, naturellement, mon père devait s’en occuper depuis des mois ; et j’imagine que la sécheresse dont souffrait si cruellement la ville devait l’avoir frappé, au cours de ses fréquents voyages, lorsque ses affaires l’y appelaient de Marseille, si voisine. Il avait eu l’idée, en parcourant les environs, de barrer certaines gorges, de façon à y retenir les crues des torrents pour y créer d’immenses réservoirs, dont un canal amènerait les eaux à la ville, après avoir arrosé les campagnes desséchées. Et, peu à peu, lorsque son système de fortification eut été rejeté, lorsque Marseille eut préféré le nouveau port de la Joliette à son dock et à sa passe de sortie, il fut pris tout entier par ce projet de canal, il s’y donna avec la passion d’activité qu’il mettait dans toutes choses, il finit par quitter Marseille pour venir s’installer définitivement à Aix. Je l’ai dit, il devait en mourir, exténué de travail, épuisé dans une lutte dont on ne saurait croire l’âpreté, au milieu d’obstacles sans cesse renaissants.

Il y eut trois traités avec la ville d’Aix, le premier du 10 décembre 1838, le second du 19 avril 1843, enfin le traité définitif du 1er juin 1845, qui fut signé après que le conseil municipal eut adopté les modifications réclamées par le Conseil d’État et celles demandées par mon père. L’ordonnance royale, déclarant les travaux du canal d’utilité publique, ne fut signée par le roi que le 31 mai 1844. La lutte de mon père durait déjà depuis six ans, contre l’esprit rétrograde, contre le mauvais vouloir des indifférents, contre les colères intéressées de certains propriétaires. Il avait à se battre quotidiennement au milieu d’attaques, d’outrages, de procès, de difficultés d’argent inextricables. Lorsque je conterai cette histoire, je montrerai quelle force d’âme il faut à ces héros obscurs, qui, sur le terrain étroit d’un coin perdu de province, dépensent souvent une énergie surhumaine. Et s’imagine-t-on ce que c’est que l’inventeur, avec son projet, ayant à conquérir toute une ville d’abord, la municipalité, les autorités locales, le sous-préfet, l’ingénieur des ponts et chaussées, les inspecteurs de toutes sortes, puis la population elle-même, des souscripteurs et des abonnés ? Et s’imagine-t-on ce qu’il faut de ténacité ensuite pour obtenir l’ordonnance royale, les mémoires à écrire, les formalités à remplir, tant d’obstacles à surmonter, que des années sont le plus souvent nécessaires ? Mon père y mit six ans des efforts les plus acharnés. Il fallut près de trois ans encore, pour que les dernières difficultés fussent aplanies, et les travaux enfin commençaient, dans les premiers mois de 1847, lorsque mon père mourut, le 27 mars.

Jamais, d’ailleurs, il n’aurait réussi, sans des amitiés puissantes qui le soutinrent. Au premier rang, il faut mettre le maire d’Aix d’alors, M. Aude, l’ami de M. Thiers, dont j’ai plus de cinquante lettres qui disent son dévouement à l’idée de mon père. M. Thiers lui-même fut, dans les heures difficiles, le suprême recours. Puis, je nommerai M. Labot, avocat à la Cour de cassation, dont la volumineuse correspondance, que je viens de parcourir, me fournira les renseignements les plus précieux, le jour où je pourrai écrire le livre que je rêve. Toute cette longue lutte donna lieu à des polémiques sans fin, dont retentirent les journaux de l’époque. Sans cesse, des lettres, des mémoires furent adressées au roi, en son conseil d’État. J’en ai des ballots. Pour l’ordonnance royale, toutes sortes d’enquêtes furent faites. Jamais projet ne fut plus longuement, plus âprement étudié, examiné, traîné au grand jour. Jamais auteur ne fut plus épluché, plus discuté, plus forcé de répondre à des objections, à des accusations, à des injures parfois. Toujours mon père en est sorti victorieux. Sa mémoire elle-même a vaincu, car, après une destinée inouïe, qui a fait que les eaux du canal sont seulement arrivées à Aix le 15 août 1868, trente ans après les premières études, justice a été rendue au créateur par la ville, qui a donné le nom de François Zola à un de ses boulevards.

Et j’arrive à la conclusion que je veux tirer de tout ceci. Vainement, dans ce dossier considérable, au cours de cette affaire si retentissante, j’ai cherché un ressouvenir des événements de 1832, en Algérie, la moindre allusion à une aventure que les adversaires de mon père auraient été si heureux de lui jeter à la face. Mon espoir, je l’avoue, était de trouver l’accusation, car mon père aurait certainement répondu, et j’aurais enfin son explication, sa défense, qui n’est plus dans les dossiers du ministère de la guerre. Mais rien, c’est le néant. Ainsi voilà un homme qui a été reçu deux fois par le roi, qui a été reçu par le prince de Joinville, qui sans cesse s’est adressé au roi, aux ministres, aux députés, aux hauts fonctionnaires, pour ses multiples projets ! Voilà un homme qui vit au plein jour de la publicité, qui traîne à sa suite une meute de contradicteurs et d’ennemis, qui a besoin de la considération publique pour mener à bien les projets qu’il enfante coup sur coup ! Voilà un homme qui a continuellement affaire au gouvernement, à ce ministère que préside le maréchal Soult, dont le long pouvoir dura de la fin de 1840 à la fin de 1847. Et le roi aurait connu l’indignité de cet homme, et le maréchal Soult serait l’ancien ministre qui voulait exiger du duc de Rovigo que cet homme fût jugé par un conseil de guerre et condamné ? Et M. Thiers, M. Aude, M. Labot, tant d’autres, n’auraient été que les victimes de cet homme ? Et les journaux, qui s’entretenaient constamment de cet homme, de ses travaux, de ses publications, n’auraient rien soupçonné, rien dit ? Et les adversaires de cet homme qui avaient tant d’intérêt à le supprimer, ne seraient pas parvenus à savoir sa prétendue faute ? Et tout serait enfin menteur chez cet homme, ses grands travaux qui sont de notoriété publique, l’admirable vie de labeur qu’il a menée de 1833 à 1847, la mémoire vénérée qu’il a laissée en Provence, la gratitude de toute une ville, inscrite encore sur les murs ?

Tel qu’un refrain, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit. Comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de toute évidence que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ?

En terminant, j’utiliserai un dernier document qui prouve, sans contestation possible, que la manœuvre pour salir la mémoire de mon père n’a pas été l’idée ni l’acte spontané, passionné d’un seul, mais le long complot, le crime abominable, mûrement réfléchi de plusieurs.

J’ai déjà démontré que la communication du dossier de mon père au colonel Henry n’avait pu avoir lieu sans un ordre du général Gonse. Derrière celui-ci, étaient sûrement le général de Boisdeffre et le général Billot, le ministre de la guerre en personne. Dans cette affaire, comme dans beaucoup d’autres, les chefs ont connu les agissements d’Henry, l’ont laissé faire, s’ils ne l’ont pas poussé à le faire. En voici la preuve.

Le 29 avril 1898, la Patrie reproduisait un article envoyé de Paris au Patriote, de Bruxelles, dans lequel se trouvait ce passage :

« On se demande ce qu’attend le général de Boisdeffre pour écraser d’un seul coup ses adversaires qui sont en même temps les ennemis de l’armée et de la France. Il lui suffirait pour cela de sortir dès aujourd’hui une des nombreuses preuves que l’état-major possède de la culpabilité de Dreyfus, ou même de publier quelques-uns des nombreux dossiers qui existent, soit au service des renseignements, soit aux archives de la guerre, sur plusieurs des plus notoires apologistes du traître ou sur leur parenté. »

Je crois que je suis désigné clairement et que la menace de divulguer le dossier de mon père se trouve là publique, éclatante. Or on n’était alors qu’au 20 avril. Ce fut quatre semaines plus tard, le 23 et le 25 mai, que le Petit Journal commença la campagne, et il ne donna les prétendues lettres Combe que le 18 juillet. Ainsi donc, il y avait plus de deux mois et demi que les journaux amis du général de Boisdeffre étaient prévenus et qu’ils le sommaient d’utiliser les petits papiers qu’ils savaient entre ses mains.

Les chefs, et non pas Henry seulement, tenaient prêtes les prétendues lettres Combe, et s’ils ne commettaient pas tout de suite l’ignominie de les publier, ce n’était point qu’ils eussent des scrupules, c’était qu’ils attendaient le moment où la publication serait la plus meurtrière possible. Dans un établissement religieux du quartier de l’Europe, un ancien élève qui, vers ce temps, rendit visite à un Père, son professeur autrefois, reçut de sa bouche cette bonne nouvelle : « Oh ! Zola, il n’est plus à craindre, il est fini, nous avons de quoi le tuer ! »

Les pauvres gens ! Ils ne savaient même pas, en allant réveiller mon père dans sa tombe, quel homme d’intelligence et de travail, d’activité et de bonté ils allaient en faire sortir. Ils ne lui en voulaient point, à lui, ils n’avaient que l’idée de m’assassiner, moi. Ce n’était qu’un mort, on pouvait l’outrager, il ne répondrait pas. Leur noire ignorance ne s’était pas même inquiétée de savoir quel mort ils choisissaient, si ce n’était pas un mort difficile, dont la mémoire évoquée pourrait les confondre. Non ! ils culbutaient en pleine boue, s’en éclaboussaient eux-mêmes, en voulant en couvrir les autres, tandis qu’ils se débattaient, éperdus, dans leur terreur du châtiment. Et voilà que le mort, réveillé, s’est fait leur accusateur.

Dans l’affaire Dreyfus, pour maintenir l’innocent à l’île du Diable et pour sauver du bagne les bourreaux et les faussaires, ils se sont rendus coupables de bien des infamies, mais celle qu’ils ont commise dans le but de me déshonorer en déshonorant la mémoire de mon père, a été assurément la plus bête, la plus sale et la plus lâche.

FIN DE LA VÉRITÉ EN MARCHE