Œuvres critiques/La Vérité en marche/Lettre à M. Émile Loubet, président de la République

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Charpentier (Œuvres critiques, t. 2p. 709-714).

LETTRE À M. LOUBET

PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 22 décembre 1900.

Encore sept mois, entre l’article précédent et celui-ci. L’Exposition universelle avait fermé ses portes le 12 novembre, et il fallait en finir, achever d’étrangler la vérité et la justice. C’est ce qu’on a fait. Mon procès de Versailles ne viendra plus, on m’a privé du droit absolu que j’avais d’en appeler d’une condamnation par défaut. Brutalement, on a supprimé la vérité que j’aurais pu faire, la justice que je me serais fait rendre. De même, voilà les trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qui galopent, avec les trente mille francs dans leurs poches ; et il faudra tout recommencer devant la justice civile. Je constate simplement, je ne me plains pas, car mon œuvre est quand même faite. — Pour mémoire, j’ajoute qu’aujourd’hui encore, en février 1901, je suis suspendu de mon grade d’officier, dans l’ordre de la Légion d’honneur.

Monsieur le Président,

Il y aura bientôt trois ans, le 13 janvier 1898, j’adressai à votre prédécesseur, M. Félix Faure, une Lettre, dont il ne tint pas compte, malheureusement pour son bon renom. Maintenant qu’il est couché dans la mort, sa mémoire reste obscurcie par l’iniquité monstrueuse que je lui dénonçais, et dont il s’est rendu le complice, en employant à couvrir les coupables toute la puissance que lui donnait sa haute magistrature.

Et vous voici à sa place, et voici que l’Affaire abominable, après avoir sali tous les gouvernements complices ou lâches qui se sont succédé, s’achève pour une heure dans un suprême déni de justice, cette amnistie que viennent de voter les Chambres, sous le couteau, et qui portera dans l’Histoire le nom d’amnistie scélérate. Après les autres, votre gouvernement culbute à la faute commune, en acceptant la plus lourde des responsabilités. Et, soyez-en certain, c’est une page de votre vie qu’on est en train de salir, c’est votre magistrature qui court le risque de rejoindre la précédente, souillée elle aussi de la tache ineffaçable.

Permettez-moi donc, monsieur le Président, de vous dire toute mon angoisse. Au lendemain de l’amnistie, je conclurai par cette Lettre, puisqu’une première Lettre de moi a été une des causes de cette amnistie. On ne me reprochera pourtant pas d’être bavard. Le 18 juillet 1898, je partais pour l’Angleterre, d’où je ne suis revenu que le 5 juin 1899 ; et, pendant ces onze mois, je me suis tu. Je n’ai parlé de nouveau qu’après le procès de Rennes, en septembre 1899. Puis, je suis retombé dans le plus complet silence, je ne l’ai rompu qu’une fois, en mai dernier, pour protester contre l’amnistie devant le Sénat. Voici plus de dix-huit mois que j’attends la justice, assigné tous les trois mois et renvoyé tous les trois mois à la session prochaine. Et j’ai trouvé cela lamentable et comique. Aujourd’hui, au lieu de la justice, c’est cette amnistie scélérate et outrageante qui vient. J’estime donc que le bon citoyen que j’ai été, le silencieux qui n’a pas voulu être un embarras ni un sujet de trouble, dans la grande patience qu’il a mise à compter sur la justice si lente, a aujourd’hui le droit, le devoir de parler.

Je le répète, je dois conclure. Une première période de l’Affaire se termine en ce moment, ce que j’appellerai tout le crime. Et il faut bien que je dise où nous en sommes, quelle a été notre œuvre et quelle est notre certitude pour demain, avant de rentrer de nouveau dans le silence.

Je n’ai pas besoin de remonter aux premières abominations de l’Affaire, il me suffit de la reprendre au lendemain de l’effroyable arrêt de Rennes, cette provocation d’iniquité insolente dont le monde entier a frémi. Et c’est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre gouvernement, et par conséquent la vôtre.

Un jour, j’en suis sûr, on racontera, avec les documents à l’appui, ce qui s’est passé à Rennes, je veux dire la façon dont votre gouvernement s’est laissé tromper et a cru devoir nous trahir ensuite. Les ministres étaient convaincus de l’acquittement de Dreyfus. Comment en auraient-ils pu douter, lorsque la Cour de cassation croyait avoir enfermé le conseil de guerre dans les termes d’un arrêt si net, que l’innocence s’imposait sans débats ? Comment se seraient-ils inquiétés le moins du monde, lorsque leurs subordonnés, intermédiaires, témoins, acteurs même dans le drame, leur promettaient la majorité, sinon l’unanimité ? Et ils souriaient de nos craintes, ils laissaient tranquillement le tribunal en proie à la collusion, aux faux témoignages, aux manœuvres flagrantes de pression et d’intimidation, ils poussaient leur aveugle confiance jusqu’à vous compromettre, monsieur le Président, en ne vous avertissant pas, car je veux croire que le moindre doute vous aurait empêché de prendre, dans votre discours de Rambouillet, l’engagement de vous incliner devant l’arrêt, quel qu’il fût. Est-ce donc gouverner que de ne pas prévoir ? Voilà un ministère nommé pour assurer le bon fonctionnement de la justice, pour veiller à l’exécution honnête d’un arrêt de la Cour de cassation. Il n’ignore pas quel danger court cet arrêt dans des mains passionnées, que toutes sortes de fièvres mauvaises ont rendues peu scrupuleuses. Et il ne fait rien, il se complaît dans son optimisme, il laisse le crime s’accomplir en plein jour ! Je consens à ce que ces ministres-là aient alors voulu la justice, mais qu’auraient-ils donc fait, je le demande, s’ils ne l’avaient pas voulue ?

Puis, la condamnation éclate, cette monstruosité inconnue jusqu’alors d’un innocent condamné deux fois. À Rennes, après l’enquête de la Cour de cassation, l’innocence était éclatante, ne pouvait faire de doute pour personne. Et c’est la foudre, l’horreur a passé sur la France et sur tous les peuples. Que va faire le gouvernement, trahi, dupé, provoqué, dont l’incompréhensible abandon aboutissait à un tel désastre ? Je veux bien encore que le coup qui a retenti si douloureusement chez tous les justes, ait alors bouleversé vos ministres, ceux qui s’étaient chargés d’assurer le triomphe du droit. Mais que vont-ils faire, quels vont être leurs actes, au lendemain de cet écroulement de leurs certitudes, lorsqu’ils ont vu qu’au lieu d’avoir été des artisans de vérité et d’équité, ils ont causé par leur maladresse ou leur insouciance une débâcle morale dont la France mettra longtemps à se relever ? Et c’est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre gouvernement, et de vous-même, c’est ici que nous nous sommes séparés de vous, dans une divergence d’opinions et de sentiments qui n’a cessé de croître.

Pour nous, l’hésitation était impossible, il n’y avait qu’un moyen d’opérer la France du mal qui la rongeait, si l’on voulait la guérir, lui rendre la véritable paix ; car il n’est d’apaisement que dans la tranquillité de la conscience, il n’y aura pas de santé pour nous, tant que nous sentirons en nous le poison de l’injustice commise. Il fallait trouver le moyen de saisir de nouveau, immédiatement, la Cour de cassation, et qu’on ne dise pas que cela était impossible, le gouvernement avait en main les faits nécessaires, même en dehors de la question d’abus de pouvoir. Il fallait liquider tous les procès en cours, laisser la justice faire son œuvre, sans qu’un seul des coupables pût lui échapper. Il fallait nettoyer l’ulcère à fond, donner à notre peuple cette haute leçon de vérité et d’équité, rétablir dans son honneur la personne morale de la France devant le monde. Ce jour-là seulement, on aurait pu dire que la France était guérie et apaisée.

Et c’est alors que votre gouvernement a pris l’autre parti, la résolution d’étouffer une fois de plus la vérité, de l’enterrer, en pensant qu’il suffisait de la mettre en terre pour qu’elle ne fût plus. Dans l’effarement où l’avait jeté la seconde condamnation de l’innocent, il n’a imaginé que la double mesure de gracier d’abord ce dernier, puis de faire le silence sous le bâillon d’une loi d’amnistie. Les deux mesures se tiennent, se complètent, sont le replâtrage d’un ministère aux abois qui a manqué à sa mission et qui, pour se tirer d’affaire, ne trouve rien de mieux que de se réfugier dans la raison d’État. Il a voulu, monsieur le Président, vous couvrir, du moment qu’il avait eu le tort de vous laisser vous engager. Il a voulu se sauver lui-même, en croyant peut-être qu’il prenait le seul parti pratique pour sauver la République menacée.

La grande faute a donc été commise ce jour-là, lorsqu’une occasion dernière se présentait d’agir, de remettre la patrie en sa dignité et en sa force. Ensuite, je le veux bien, à mesure que les mois se sont écoulés, le salut est devenu de plus en plus difficile. Le gouvernement s’est laissé acculer dans une situation sans issue, et quand il est venu dire devant les Chambres qu’il ne pouvait plus gouverner, si on lui refusait l’amnistie, il avait sans doute raison ; mais n’était-ce pas lui qui avait rendu l’amnistie nécessaire, en désarmant la justice, lorsqu’elle était possible encore ? Choisi pour tout sauver, il n’a en somme abouti qu’à laisser tout crouler, dans la pire des catastrophes. Et, quand il s’est agi de trouver la réparation suprême, il n’a rien imaginé de mieux que de finir par où avaient commencé les gouvernements de M. Méline et de M. Dupuy, l’étranglement de la vérité, l’assassinat de la justice.

N’est-ce pas la honte de la France que pas un de ses hommes politiques ne se soit senti assez fort, assez intelligent, assez brave, pour être l’homme de la situation, celui qui lui aurait crié la vérité, et qu’elle aurait suivi ? Depuis trois ans, les hommes se sont succédé au pouvoir, et nous les avons tous vus chanceler, puis s’abattre dans la même erreur. Je ne parle pas de M. Méline, l’homme néfaste qui a voulu tout le crime, ni de M. Dupuy, l’homme équivoque acquis d’avance au parti des plus forts. Mais voilà M. Brisson, qui a osé vouloir la revision : n’est-ce pas une grande douleur, la faute irréparable où il est tombé en permettant l’arrestation du colonel Picquart, au lendemain de la découverte du faux Henry ? Et voilà M. Waldeck-Rousseau, dont le courageux discours contre la loi de dessaisissement avait retenti si noblement au fond de toutes les consciences : n’est-ce pas un désastre, l’obligation où il s’est cru d’attacher son nom à cette amnistie, qui dessaisit la justice, avec plus de brutalité encore ? Nous nous demandons si un ennemi ne nous aurait pas mieux servis au ministère, puisque les amis de la vérité et de la justice, dès qu’ils sont au pouvoir, ne trouvent plus d’autres moyens que de sauver eux aussi le pays par le mensonge et par l’iniquité.

Car, monsieur le Président, si la loi d’amnistie a été votée par les Chambres, la mort dans l’âme, il est entendu que c’est pour assurer le salut du pays. Dans l’impasse où il s’est mis, votre gouvernement a dû choisir le terrain de la défense républicaine, dont il a senti la solidité. L’affaire Dreyfus a justement montré les périls que la République courait, sous le double complot du cléricalisme et du militarisme, agissant au nom de toutes les forces réactionnaires du passé. Et, dès lors, le plan politique du ministère est simple : se débarrasser de l’affaire Dreyfus, en l’étouffant, faire entendre à la majorité que, si elle n’obéit pas docilement, elle n’aura pas les réformes promises. Cela serait très bien, si, pour sauver le pays du poison clérical et militariste, il ne fallait pas commencer par le laisser dans cet autre poison du mensonge et de l’iniquité, où nous le voyons agoniser depuis trois ans.

Sans doute le terrain de l’affaire Dreyfus est un terrain politique détestable. Il l’est devenu, du moins, par l’abandon où l’on a laissé le peuple, aux mains des pires bandits, dans la pourriture de la presse immonde. Et j’accorde encore une fois qu’à l’heure actuelle l’action devient difficile, presque impossible. Mais ce n’en est pas moins une conception à bien courte vue, cette idée qu’on sauve un peuple d’un mal dont il est rongé, en décrétant que ce mal n’existe plus. L’amnistie est faite, les procès n’auront pas lieu, on ne peut plus poursuivre les coupables : cela n’empêche pas que Dreyfus innocent a été condamné deux fois, et que cette iniquité affreuse, tant qu’elle ne sera pas réparée, continuera à faire délirer la France dans d’horribles cauchemars. Vous avez beau enterrer la vérité, elle chemine sous terre, elle repoussera un jour de partout, elle éclatera en végétations vengeresses. Et ce qui est pis encore, c’est que vous aidez à la démoralisation des petits, en obscurcissant chez eux le sentiment du juste. Du moment qu’il n’y a pas de punis, il n’y a pas de coupables. Comment voulez-vous que les petits sachent, eux qui sont en proie aux mensonges corrupteurs dont on les a nourris ? Il fallait une leçon au peuple, et vous enténébrez sa conscience, vous achevez de la pervertir.

Tout est là, le gouvernement affirme qu’il fait l’apaisement par sa loi d’amnistie, et nous prétendons, nous autres, qu’il court, au contraire, le risque de préparer des catastrophes nouvelles. Encore un coup, il n’est pas de paix dans l’iniquité. La politique vit au jour le jour, croit à une éternité, quand elle a gagné six mois de silence. Il est possible que le gouvernement goûte quelque repos, et j’accorde même qu’il les emploiera utilement. Mais la vérité se réveillera, clamera, déchaînera des orages. D’où viendront-ils ? je l’ignore ; mais ils viendront. Et de quelle impuissance se seront frappés les hommes qui n’ont pas voulu agir, de quel poids les écrasera cette amnistie scélérate, où ils ont mis à la pelle les honnêtes gens et les coquins ! Quand le pays saura, quand le pays soulevé voudra rendre justice, sa colère ne tombera-t-elle pas d’abord sur ceux qui ne l’ont pas éclairé, lorsqu’ils pouvaient le faire ?

Mon cher et grand ami Labori l’a dit avec sa superbe éloquence : la loi d’amnistie est une loi de faiblesse, d’impuissance. La lâcheté des gouvernements successifs s’y est comme accumulée, cette loi s’est faite de toutes les défaillances des hommes qui, mis en face d’une injustice exécrable, ne se sont senti la force ni de l’empêcher, ni de la réparer. Devant la nécessité de frapper haut, tous ont fléchi, tous ont reculé. Au dernier jour, après tant de crimes, ce n’est pas l’oubli, ce n’est pas le pardon qu’on nous apporte, c’est la peur, la débilité, l’impuissance où se sont trouvés les ministres de faire simplement appliquer les lois existantes. On nous dit qu’on veut nous apaiser par des concessions mutuelles : ce n’est pas vrai, la vérité est qu’on n’a pas eu le courage de porter la hache dans la vieille société pourrie, et pour cacher ce recul, on parle de clémence, on renvoie dos à dos un Esterhazy, le traître, et un Picquart, le héros auquel l’avenir élèvera des statues. C’est une mauvaise action qui sera certainement punie, car elle ne blesse pas seulement la conscience, elle corrompt la moralité nationale.

Est-ce là une bonne éducation pour une République ? Quelles leçons donnez-vous à notre démocratie, lorsque vous lui enseignez qu’il est des heures où la vérité, où la justice ne sont plus, si l’intérêt de l’État exige. C’est la raison d’État remise en honneur, par des hommes libres qui l’ont condamnée dans la Monarchie et dans l’Église. Il faut vraiment que la politique soit une bien grande pervertisseuse d’âmes. Dire que plusieurs de nos amis, plusieurs de ceux qui ont si vaillamment combattu, dès le premier jour, ont cédé au sophisme, en se ralliant à la loi d’amnistie, comme à une mesure politique nécessaire ! Cela me fend le cœur, lorsque je vois un Ranc, si droit, si brave, prendre la défense de Picquart contre Picquart lui-même, en se montrant heureux que l’amnistie, qui l’empêchera de défendre son honneur, le sauve de la haine certaine d’un conseil de guerre. Et Jaurès, le noble, le généreux Jaurès, qui s’est dépensé si magnifiquement, en sacrifiant son siège de député, ce qui est beau, par ces temps de gloutonnerie électorale ! Le voilà, lui aussi, qui accepte de nous voir amnistiés, Picquart et Esterhazy, Reinach et du Paty de Clam, moi et le général Mercier, dans le même sac ! L’absolue justice finit-elle donc où commence l’intérêt d’un parti ? Ah ! quelle douceur d’être un solitaire, de n’appartenir à aucune secte, de ne relever que de sa conscience, et quelle aisance à suivre tout droit son chemin, en n’aimant que la vérité, en la voulant, lors même qu’elle ébranlerait la terre et qu’elle ferait tomber le ciel !

Aux jours d’espoir de l’affaire Dreyfus, monsieur le Président, nous avions fait un beau rêve. Ne tenions-nous pas le cas unique, un crime où s’étaient engagées toutes les forces réactionnaires, toutes celles qui font obstacle au libre progrès de l’humanité ? Jamais expérience plus décisive ne s’était présentée, jamais plus haute leçon de choses ne serait donnée au peuple. En quelques mois, nous éclairerions sa conscience, nous ferions plus, pour l’instruire et le mûrir, que n’avait fait un siècle de luttes politiques. Il suffisait de lui montrer à l’œuvre toutes les puissances néfastes, complices du plus exécrable des crimes, cet écrasement d’un innocent, dont les tortures sans nom arrachaient un cri de révolte à l’humanité entière.

Et, confiants dans la force de la vérité, nous attendions le triomphe. C’était une apothéose de la justice, le peuple éclairé se levant en masse, acclamant Dreyfus à sa rentrée en France, le pays retrouvant sa conscience, dressant un autel à l’équité, célébrant la fête du droit reconquis, glorieux et souverain. Et cela finissait par un baiser universel, tous les citoyens apaisés, unis dans cette communion de la solidarité humaine. Hélas ! monsieur le Président, vous savez ce qu’il est advenu, la victoire douteuse, la confusion pour chaque parcelle de vérité arrachée, l’idée de la justice obscurcie davantage dans la conscience du malheureux peuple. Il paraît que notre conception de la victoire était trop immédiate et trop grossière. Le train humain ne comporte pas ces triomphes éclatants qui relèvent une nation, la sacrent en un jour forte et toute-puissante. De pareilles évolutions ne se réalisent pas d’un coup, elles ne s’accomplissent que dans l’effort et la douleur. Jamais la lutte n’est finie, chaque pas en avant s’achète au prix d’une souffrance, ce sont les fils seuls qui peuvent constater les succès remportés par les pères. Et si, dans mon ardent amour de notre peuple de France, je ne me consolerai jamais de n’avoir pu tirer, pour son éducation civique, l’admirable leçon de choses que comportait l’affaire Dreyfus, je suis depuis longtemps résigné à voir la vérité ne le pénétrer que peu à peu, jusqu’au jour où il sera mûr pour son destin de liberté et de fraternité.

Mous n’avons jamais songé qu’à lui, tout de suite l’affaire Dreyfus s’est élargie, est devenue une affaire sociale, humaine. L’innocent qui souffrait à l’île du Diable n’était que l’accident, tout le peuple souffrait avec lui, sous l’écrasement des puissances mauvaises, dans le mépris impudent de la vérité et de la justice. Et, en le sauvant, nous sauvions tous les opprimés, tous les sacrifiés. Mais surtout, depuis que Dreyfus est libre, rendu à l’amour des siens, quels sont donc les coquins ou les imbéciles qui nous accusaient de vouloir reprendre l’affaire Dreyfus ? Ce sont ceux-là qui, dans leurs louches tripotages politiques, ont forcé le gouvernement à exiger l’amnistie, en continuant à pourrir le pays de mensonges. Que Dreyfus cherche par tous les moyens légaux à faire reviser le jugement de Rennes, certes il le doit, et nous l’y aiderons de tout notre pouvoir, le jour où l’occasion se présentera. J’imagine même que la Cour de cassation sera heureuse d’avoir le dernier mot, pour l’honneur de sa magistrature suprême. Seulement, il n’y aura là qu’une question judiciaire, aucun de nous n’a jamais eu la stupide pensée de reprendre ce qui a été l’affaire Dreyfus ; et l’unique besogne désirable et possible est aujourd’hui de tirer de cette affaire les conséquences politiques et sociales, la moisson de réformes dont elle a montré l’urgence. Ce sera là notre défense, en réponse aux accusations abominables dont on nous accable, et ce sera mieux encore notre victoire définitive.

Une expression me fâche, monsieur le Président, chaque fois que je la rencontre, ce lieu commun qui consiste à dire que l’affaire Dreyfus a fait beaucoup de mal à la France. Je l’ai trouvée dans toutes les bouches, sous toutes les plumes, des amis à moi la disent couramment, et peut-être moi-même l’ai-je employée. Je ne sais pourtant pas d’expression plus fausse. Et je ne parle même pas de l’admirable spectacle que la France a donné au monde, cette lutte gigantesque pour une question de justice, ce conflit de toutes les forces actives au nom de l’idéal. Je ne parle pas non plus des résultats déjà obtenus, les bureaux de la guerre nettoyés, tous les acteurs équivoques du drame balayés, la justice ayant fait un peu de son œuvre, malgré tout. Mais l’immense bien que l’affaire Dreyfus a fait à la France, n’est-ce pas d’avoir été l’accident putride, le bouton qui apparaît à la peau et qui décèle la pourriture intérieure ? Il faut revenir à l’époque où le péril clérical faisait hausser les épaules, où il était élégant de plaisanter M. Homais, voltairien attardé et ridicule. Toutes les forces réactionnaires avaient cheminé sous les pavés de notre grand Paris, minant la République, comptant bien s’emparer de la ville et de la France, le jour où les institutions actuelles crouleraient. Et voilà que l’affaire Dreyfus démasque tout, avant que l’étranglement soit prêt, voilà que les républicains finissent par s’apercevoir qu’on va leur confisquer leur République, s’ils n’y mettent bon ordre. Tout le mouvement de défense républicaine est né de là, et si la France est sauvée du long complot de la réaction, c’est à l’affaire Dreyfus qu’elle le devra.

Je souhaite que le gouvernement mène à bien cette tâche de défense républicaine qu’il vient d’invoquer, pour obtenir des Chambres le vote de sa loi d’amnistie. C’est le seul moyen dont il dispose pour être enfin brave et utile. Mais qu’il ne renie pas l’affaire Dreyfus, qu’il la reconnaisse comme le plus grand bien qui pouvait arriver à la France, et qu’il déclare avec nous que, sans l’affaire Dreyfus, la France serait sans doute aujourd’hui aux mains des réactionnaires.

Quant à la question qui m’est personnelle, monsieur le Président, je ne récrimine pas. Voici quarante ans bientôt que je fait mon œuvre d’écrivain, sans m’inquiéter des condamnations ni des acquittements prononcés sur mes livres, laissant à l’avenir le soin de rendre le jugement définitif. Un procès resté en l’air n’est donc pas fait pour m’émouvoir beaucoup. C’est une affaire de plus que demain jugera. Et, si je regrette l’état de vérité désirable qu’un nouveau procès aurait pu faire jaillir, je me console en pensant que la vérité trouvera sûrement une autre voie pour jaillir quand même.

Je vous avoue pourtant que j’aurais été curieux de savoir ce qu’un nouveau jury aurait pensé de ma première condamnation, obtenue sous la menace des généraux, armés comme d’une massue du terrible faux Henry. Ce n’est pas qu’en un procès purement politique, j’aie grande confiance dans le jury, si facile à égarer, à terroriser. Mais, tout de même, c’était une leçon intéressante, ces débats qui reprenaient, lorsque l’enquête de la Cour de cassation avait fait la preuve de toutes les accusations portées par moi. Voyez-vous cela ? un homme condamné sur la production d’un faux, et qui revient devant ses juges, lorsque le faux est reconnu, avoué ! un homme qui en a accusé d’autres, sur des faits dont une enquête de la Cour suprême a désormais prouvé l’absolue vérité ! J’aurais passé là quelques heures agréables, car un acquittement m’aurait fait plaisir ; et, s’il y avait eu condamnation encore, la bêtise lâche ou la passion aveugle ont une beauté spéciale qui m’a toujours intéressé.

Mais il faut préciser un peu, monsieur le Président. Je ne vous écris que pour terminer toute cette affaire, et il est bon que je reprenne devant vous les accusations que j’ai portées devant M. Félix Faure, pour bien établir définitivement qu’elles étaient justes, modérées, insuffisantes même, et que la loi de votre gouvernement n’amnistie en moi qu’un innocent.

J’ai accusé le lieutenant-colonel du Paty de Clam « d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables ». — N’est-ce pas ? c’est discret et courtois, pour qui a lu le rapport du terrible capitaine Cuignet, qui, lui, va jusqu’à l’accusation de faux.

J’ai accusé le général Mercier « de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle ». — Ici, je fais amende honorable, je retire la faiblesse d’esprit. Mais, si le général Mercier n’a pas l’excuse d’une intelligence affaiblie, sa responsabilité est donc totale dans les actes à son compte que l’enquête de la Cour de cassation a établis, et que le Code qualifie de criminels.

J’ai accusé le général Billot « d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’État-Major compromis ». — Tous les documents connus aujourd’hui établissent que le général Billot a été forcément au courant des manœuvres criminelles de ses subordonnés ; et j’ajoute que c’est sur son ordre que le dossier secret de mon père a été livré à un journal immonde.

J’ai accusé le général de Boisdeffre et le général Gonse « de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable ». — Le général de Boisdeffre s’est jugé lui-même, le lendemain de la découverte du faux Henry, en donnant sa démission, en disparaissant de la scène du monde, chute tragique d’un homme élevé aux plus hauts grades, aux plus hautes fonctions, et qui tombe au néant. Et, quant au général Gonse, il est un de ceux que l’amnistie sauve des plus lourdes responsabilités, nettement établies.

J’ai accusé le général de Pellieux et le commandant Ravary « d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace ». — Qu’on relise l’enquête de la Cour de cassation, et l’on y verra la collusion établie, prouvée, par les documents, par les témoignages les plus accablants. L’instruction de l’affaire Esterhazy ne fut qu’une impudente comédie judiciaire

J’ai accusé les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard « d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement ». — Je disais ceci devant l’extraordinaire affirmation de ces trois experts, qui prétendaient que le bordereau n’était pas de l’écriture d’Esterhazy, erreur que, selon moi, un enfant de dix ans n’aurait pas commise. On sait qu’Esterhazy lui-même reconnaît maintenant avoir écrit le bordereau. Et le président Ballot-Beaupré, dans son rapport, a déclaré solennellement que, pour lui, il n’y avait pas de doute possible.

J’ai accusé les bureaux de la guerre « d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable pour égarer l’opinion publique et pour couvrir leurs fautes ». — Je n’insiste pas, je pense que la preuve est faite par tout ce qu’on a su depuis et par tout ce que les coupables ont dû confesser eux-mêmes.

Enfin, j’ai accusé le premier conseil de guerre « d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète », et j’ai accusé le second conseil de guerre « d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable ». — Pour le premier conseil de guerre, la production de la pièce secrète a été nettement établie par l’enquête de la Cour de cassation, et même au procès de Rennes. Pour le second conseil de guerre, l’enquête est également là, prouvant la collusion, la continuelle intervention du général de Pellieux, l’évidente pression sous laquelle l’acquittement a été obtenu, selon le désir des chefs.

Vous le voyez, monsieur le Président, il n’est pas une de mes accusations que les fautes et les crimes découverts n’aient justifiée, et je répète que ces accusations semblent bien pâles, bien modestes aujourd’hui, devant l’effroyable amas des abominations commises. J’avoue que je n’aurais point osé en soupçonner moi-même un pareil entassement. Alors, je vous le demande, quel est le tribunal honnête, ou simplement raisonnable, qui se couvrirait d’opprobre en me condamnant encore, maintenant que la preuve de tout ce que j’ai avancé est faite au grand jour ? Et ne trouvez-vous pas que la loi de votre gouvernement qui m’amnistie, moi innocent, dans le tas des coupables que j’ai dénoncés, est vraiment une loi scélérate ?

C’est donc fini, monsieur le Président, du moins pour le moment, pour cette première période de l’Affaire que l’amnistie vient forcément de clore.

On nous a bien promis, en dédommagement, la justice de l’Histoire. C’est un peu comme le paradis catholique, qui sert à faire patienter sur cette terre les misérables dupes que la faim étrangle. Souffrez, mes amis, mangez votre pain sec, couchez sur la dure, pendant que les heureux de ce monde dorment dans la plume et vivent de friandises. De même, laissez les scélérats tenir le haut du pavé, tandis que vous, les justes, on vous pousse au ruisseau. Et l’on ajoute que, lorsque nous serons tous morts, c’est nous qui aurons les statues. Pour moi, je veux bien, et j’espère même que la revanche de l’Histoire sera plus sérieuse que les délices du paradis. Un peu de justice sur cette terre m’aurait pourtant fait plaisir.

Ce n’est pas que je nous plaigne, je suis convaincu que nous tenons le bon bout, comme on dit. La mensonge a ceci contre lui qu’il ne peut pas durer toujours, tandis que la vérité, qui est une, a l’éternité pour elle. Ainsi, monsieur le Président, votre gouvernement déclare qu’il va faire la paix avec sa loi d’amnistie, et nous croyons, nous autres, qu’il prépare au contraire de nouvelles catastrophes. Un peu de patience, on verra bien qui a raison. Selon moi, je ne cesse de le répéter, l’Affaire ne peut pas finir, tant que la France ne saura pas et ne réparera pas l’injustice. J’ai dit que le quatrième acte avait été joué à Rennes, et qu’il y aurait forcément un cinquième acte. L’angoisse m’en reste au cœur, on oublie toujours que l’Empereur allemand a la vérité en main, et qu’il peut nous la jeter à la face, quand sonnera l’heure qu’il a peut-être choisie. Ce serait l’effroyable cinquième acte, celui que j’ai toujours redouté et dont un gouvernement français ne devrait pas accepter, pendant une heure, l’éventualité terrible.

Ou nous a promis l’Histoire, je vous y renvoie aussi, monsieur le Président. Elle dira ce que vous aurez fait, vous y aurez votre page. Songez à ce pauvre Félix Faure, à ce tanneur déifié, si populaire à ses débuts, qui m’avait touché moi-même par sa bonhomie démocratique : il n’est plus à jamais que l’homme injuste et faible qui a permis le martyre d’un innocent. Et voyez s’il ne vous plairait pas davantage d’être, sur le marbre, l’homme de la vérité et de la justice. Il est peut-être temps encore.

Moi. je ne suis qu’un poète, qu’un conteur solitaire qui fait dans un coin sa besogne, en s’y mettant tout entier. J’ai reconnu qu’un bon citoyen doit se contenter de donner à son pays le travail dont il s’acquitte le moins maladroitement ; et c’est pourquoi je m’enferme dans mes livres. Je retourne donc simplement à eux, puisque la mission que je m’étais donnée est finie. J’ai rempli tout mon rôle, le plus honnêtement que j’ai pu, et je rentre définitivement dans le silence.

Seulement, je dois ajouter que mes oreilles et mes yeux vont rester grands ouverts. Je suis un peu comme sœur Anne, je m’inquiète jour et nuit de ce qui se passe à l’horizon, j’avoue même que j’ai la tenace espérance de voir bientôt beaucoup de vérité, beaucoup de justice, nous arriver des champs lointains où pousse l’avenir.

Et j’attends toujours.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.