Œuvres critiques/Une campagne/Le naturalisme

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Charpentier (tome 2p. 520-522).

LE NATURALISME

Eh bien ! oui, parlons-en ! Mais, avant tout, je tiens à faire remarquer quelle discrétion exagérée j’y ai mise. Voici quatre mois que je suis en représentations au Figaro, et pas un mot encore du fameux naturalisme ! Mes articles se sont succédé, et si je me décide à écrire celui qu’on s’attendait, paraît-il, à me voir lancer dès le premier jour, comme une profession de foi, c’est tout bonnement que la semaine a été très pauvre et que je n’ai pas trouvé d’autre sujet. Mon Dieu ! oui, parlons du naturalisme, puisque nous n’avons rien de mieux à faire.

D’ailleurs, je n’apporterai aucun argument nouveau. Je me suis expliqué cent fois, je ne puis que me répéter. Seulement, je donnais alors mes explications dans des caves opportunistes, d’où le grand public ne m’entendait guère. Aujourd’hui que je m’adresse aux cinq cent mille lecteurs du Figaro, l’occasion me semble bonne pour plaider l’affaire une dernière fois et tâcher d’avoir raison.

Je veux donc étaler mes turpitudes. On va voir jusqu’où je pousse l’extravagance de ma folie. Personne n’ignore que je ne puis dire deux mots sans lâcher une incongruité, que ma littérature et ma critique sont aussi bêtes que sales. Toute la presse est d’accord là-dessus. Pourtant, je rassure les dames et leur affirme qu’elles peuvent rester : il n’y a pas lieu de plaider l’affaire à huis clos.


Sans remonter au déluge, voici quelques faits pris dans notre histoire littéraire.

À la fin du dix-huitième siècle, l’ancienne formule classique craque de toutes parts. Voltaire, le grand démolisseur, y touche pourtant très peu ; au contraire, il la conserve et la défend. Mais, près de lui, Diderot et Rousseau se produisent et lancent les lettres dans des voies nouvelles. Avec Diderot, qui est l’ancêtre de nos positivistes d’aujourd’hui, naissent les méthodes d’observation et d’expérimentation appliquées à la littérature. Avec Rousseau, le catholicisme tourne au déisme, la passion lyrique se déclare et chante l’âme du monde. Sous toute question littéraire, il y a une question philosophique. Le panthéiste Rousseau allait devenir le père des romantiques ; tandis que le positiviste Diderot, malgré ses contradictions, est le véritable aïeul des naturalistes, car il a réclamé le premier la vérité exacte au théâtre et dans le roman.

Certes, je néglige les nuances. Je résume ici, et à grands traits. Mais suivez la filiation des deux écrivains. Tous deux sont révolutionnaires et attaquent la tradition classique, le personnage abstrait, taillé d’après le dogme, pure intelli- gence dégagée du corps et du milieu. Seulement, leurs descendances restent distinctes et finiront par se combattre. Pendant que les romantiques gardent les types, les abstractions généralisées de la formule classique, et se contentent de les costumer autrement, les naturalistes reprennent l’étude de la nature aux sources mêmes, remplacent l’homme métaphysique par l’homme physiologique, et ne le séparent plus du milieu qui le détermine.

Le premier fils de Rousseau est Chateaubriand. Il ne faut pas s’arrêter aux divergences apparentes des opinions religieuses. Chateaubriand est plus encore un déiste qu’un catholique, un poète qu’un croyant. C’est lui qui a réellement inventé le romantisme avec madame de Staël, l’art chrétien opposé à l’art antique. On sait que Boileau refusait aux poètes le droit de mettre en œuvre le christianisme, comme une chose inconvenante, au point de vue de la religion et de la littérature. La grande querelle des anciens et des modernes, qui a occupé le dix-septième siècle et le dix-huitième, se livrait précisément sur ce terrain ; et lorsque, dans la première moitié de notre siècle, les romantiques et les classiques s’égorgèrent, c’était toujours la même bataille, dont les combattants renaissaient sous des noms différents. N’est-il pas singulier que le grand mouvement social du christianisme n’ait trouvé son expression complète, en littérature, que dix-huit cents ans après la mort du Christ ?

Chateaubriand a enfanté Victor Hugo. On fait aujourd’hui du poète l’initiateur du siècle, le père de la littérature moderne, et l’on oublie qu’il a trouvé cette littérature toute formulée par Chateaubriand. Il n’a pas eu à inventer le romantisme, qui existait déjà dans Corinne et dans le Génie du Christianisme. Ce qu’il a réellement apporté, c’est sa rhétorique personnelle et son génie lyrique. Lui aussi est un déiste comme Rousseau. Sainte-Beuve disait souvent : « Hugo serait depuis longtemps rentré dans le giron de l’Église, si son orgueil ne l’en empêchait. »

Puis, il faudrait citer toute la queue romantique. Dans le roman, je me contenterai de nommer George Sand, cette fille attendrie et rêveuse de Rousseau, qui a l’adoration passionnée de la nature, mais qui ne la voit jamais, comme son père, qu’à travers les imaginations les plus chimériques. La filiation s’est ainsi continuée jusqu’à nos jours, puissante, triomphante ; elle a régné pendant toute la première moitié du siècle ; et ce n’est guère que dans ces trente dernières années qu’elle s’est heurtée contre la filiation de Diderot, qui aujourd’hui est en train de triompher à son tour.


En effet, pendant que les romantiques s’imposaient par un éclat de style extraordinaire, les naturalistes, de leur côté, accomplissaient dans l’ombre leur besogne. II était logique que les rhétoriciens eussent d’abord plus de puissance sur la foule que les analystes ; sans compter que le mouvement social avait voulu, au lendemain de la Révolution, la victoire de Chateaubriand et de Victor Hugo.

Stendhal fut le premier fils de Diderot. Je n’indique toujours pas les nuances, ce qui m’entraînerait trop loin. Il faut se souvenir que Stendhal naquit en 1783 et qu’il relie le dix-huitième siècle au nôtre. La chaîne est ininterrompue. Adversaire de l’antique formule littéraire, Stendhal fut un romantique de la première heure ; je veux dire qu’il se rua contre les classiques ; mais il ne tarda pas à se séparer des fils de Rousseau, lorsqu’il les vit se noyer dans la rhétorique et reprendre tous les mensonges, sous de nouveaux masques. Il s’en tint à l’analyse exacte, sèche et vive, et n’eut d’ailleurs aucun succès de son temps.

Ensuite parut Balzac, ce génie tumultueux et qui a eu si souvent l’inconscience de sa vraie besogne. Sous les enflures de son style, qu’il outrait désespérément pour lutter d’éclat avec les poètes lyriques de son époque, il travaille à la même évolution que Stendhal : c’est un observateur, c’est un expérimentateur, qui a pris le titre de docteur ès sciences sociales et humaines. Il a pu professer ouvertement des opinions catholiques et monarchiques, toute son œuvre n’en est pas moins scientifique et démocratique, dans le sens large du mot. S’il n’a pas inventé le roman naturaliste, pas plus que Victor Hugo n’a inventé le lyrisme romantique, il est certainement le père du naturalisme, comme Victor Hugo est le père du romantisme.

Puis, je nommerai Gustave Flaubert, qui s’est rencontré au confluent de Balzac et d’Hugo ; Edmond et Jules de Concourt, les moins classiques de nos écrivains contemporains, ceux qui n’ont pas d’ancêtres, qui se sont fait une originalité avec des notes du dix-huitième siècle, senties et vécues par des artistes du nôtre ; et enfin nous, les cadets, qui sommes encore trop dans la bataille, pour être classés et jugés froidement.

On le voit donc, les deux filiations sont très nettes. Je sais bien que, pour mieux me faire entendre, je systématise un peu les personnalités. Mais, en somme, si j’ai pris comme ancêtres Diderot et Rousseau, c’est, je le répète, afin de démontrer que le naturalisme et le romantisme partent tous deux du même sentiment de rébellion contre la formule classique. Seulement, au lendemain de la victoire, romantiques et naturalistes se sont trouvés face à face, comme nos opportunistes et nos intransigeants d’aujourd’hui.

Philosophiquement, les romantiques s’arrêtent au déisme ; ils gardent un absolu et un idéal ; ce ne sont plus les dogmes rigides du catholicisme, c’est une hérésie vague, l’hérésie lyrique d’Hugo et de Renan, qui mettent Dieu partout et nulle part. Les naturalistes, au contraire, vont jusqu’à la science ; ils nient tout absolu, et l’idéal n’est pour eux que l’inconnu qu’ils ont le devoir d’étudier et de connaître ; en un mot, loin de refuser Dieu, loin de l’amoindrir, ils le réservent comme la dernière solution qui soit au fond des problèmes humains. La bataille est là.


C’est fort ennuyeux, tout ce que je viens d’écrire ; et c’est pourquoi je ne me hâtais pas de l’écrire dans le Figaro. On voit que le naturalisme n’a pas même l’intérêt d’être une polissonnerie. Hélas : il n’agite que des questions de philosophie et de science.

Mais le pis est que je disparais complètement dans tout ceci. On doit comprendre si ma vanité en souffre, cette vanité légendaire qui fait tant rire mes amis I Mon Dieu ! oui, je n’ai rien inventé, pas même le mot naturalisme, qui se trouve dans Montaigne, avec le sens que nous lui donnons aujourd’hui. On l’emploie en Russie depuis trente ans, on le trouve dans vingt critiques en France, et particulièrement chez M. Taine. Je le répète un beau jour, à satiété il est vrai, et voilà tous les plaisantins de la presse qui le trouvent drôle et qui éclatent de rire. Aimables farceurs !

Si je n’ai pas inventé le mot, j’ai encore moins inventé la chose. Il n’y a que les poètes lyriques, comme Victor Hugo, qui s’imaginent avoir trouvé une littérature dans leur poche. Les romanciers analystes de mon espèce savent trop bien que ce sont les sociétés qui font les évolutions littéraires, et qu’un écrivain, quel que soit son génie, est un simple ouvrier apportant sa pierre et continuant, selon ses forces, le vieil édifice national. On est toujours le fils de quelqu’un, disait Musset, un vrai poète qui restera par la profonde humanité de ses œuvres, lorsque des œuvres plus retentissantes verront leurs côtés factices tomber en poussière. De tout l’entassement orgueilleux de Ronsard, il ne reste que quelques strophes attendries.

Donc, je ne suis pas un chef d’école, et je raye gaiement cela de mes papiers. J’ai trente-six mille pères avant Diderot ; et, depuis Diderot, je compte des maîtres illustres. Avez-vous vu un brave homme qu’on veut faire chef d’école malgré lui ? Non. Eh bien ! regardez-moi ! J’ai eu beau crier sur les toits qu’il n’y avait pas plus d’école que d’élèves, les sourds de la presse ont continué leur plaisanterie. Ils la trouvent spirituelle sans doute ; c’est vraiment qu’ils ne sont pas difficiles.

La vérité est pourtant bien simple. Je suis un critique, pas davantage. Comme critique, j’ai étudié notre littérature contemporaine, et je me suis forcément inquiété d’où elle venait et où elle semblait devoir aller. Dans mes études, ce qui m’a intéressé surtout, c’est l’évolution générale des esprits, ce grand courant qui se produit dans une société, sous l’influence des circonstances humaines et historiques. Et j’ai été amené ainsi, en partant du dix-huitième siècle, à constater l’évolution naturaliste, qui s’est déclarée d’abord par l’insurrection romantique, et qui aujourd’hui paraît aboutir à l’emploi, dans les lettres, des méthodes scientifiques d’observation et d’expérimentation.

Lisez attentivement Sainte-Beuve et voyez quel est son cri de misère, lorsqu’il s’aperçoit de l’avortement brusque du romantisme. Il s’était battu au premier rang, il avait cru entrer dans une renaissance des lettres, dans plusieurs siècles de santé et de force littéraires : puis, tout d’un coup, en quelques années, le romantisme croulait, tombait à la caricature et à la démence. Sainte-Beuve, effaré, se rejeta dans les siècles classiques. Il ne comprit pas Balzac, il nia l’avenir. Eh bien ! l’avenir est à Balzac et à ses continuateurs, voilà tout. Je me suis toujours contenté d’affirmer ce fait. Mon credo est que le naturalisme, j’entends le retour à la nature, l’esprit scientifique porté dans toutes nos connaissances, est l’agent même du dix-neuvième siècle. Et j’ajoute que le romantisme, la première période, affolée et lyrique, doit nécessairement conduire au naturalisme, la seconde période, nette et positive. Ce n’est qu’une question d’ordre : un État solide doit sortir de toute insurrection, sous peine d’effondrement final.


Et les gros mots, et les ordures, et le naturalisme des reporters et des chroniqueurs ? Il est plus amusant, il fournit des scènes aux revues de fin d’année et des fantaisies aux articles de tête. C’est le naturalisme de la blague parisienne. Il faut bien que Paris ait un joujou.

Ce qui m’égaye, dans mon coin, c’est lorsqu’un simple amuseur prend tout d’un coup un air très grave, affecte de comprendre et se lance dans l’esthétique la plus folle, à propos du naturalisme. Il distingue : il y a le bon naturalisme et le mauvais naturalisme ; c’est comme si l’on disait que la science est une question de convenances : un corps qui se combine chimiquement avec un autre corps, est prié de ne pas le faire trop vivement devant les dames. Mais, par grâce, comprenez donc une bonne fois ! Le naturalisme n’est qu’une méthode, ou moins encore, une évolution. Les œuvres restent en dehors.

Maintenant, tombez sur mes romans, s’ils vous choquent. Ils sont répugnants, odieux, abominables : c’est tant pis pour moi ! Le naturalisme n’a rien à voir là-dedans. Je n’ai pas l’outrecuidance d’incarner une littérature. Quelle est donc cette rage de tout rapetisser, de vouloir juger dans ma pauvre personne une évolution littéraire qui s’opère depuis cent ans ! Eh : que diable, j’écris ce que je crois devoir écrire ; on me jugera. Mais, si je n’accepte pas la responsabilité des œuvres qu’on publie à côté des miennes, je n’entends pas imposer la responsabilité de mes œuvres aux lettres de mon temps.

Le critique, en moi, constate donc l’évolution naturaliste qui s’est dégagée du romantisme, et qui triomphe aujourd’hui. Cette évolution est indéniable. Quant au romancier, en moi, il ne croit absolument qu’au talent. Les évolutions passent et se succèdent, les œuvres restent. Ayez beaucoup de génie, tâchez de dire la vérité de votre siècle : l’immortalité est là. Et si l’on me poussait davantage, j’avouerais que mon seul rêve d’orgueil, dans notre anarchie littéraire, serait d’être le pacificateur des idées et de la forme, un des soldats de l’ordre, un classique travaillant à la fondation d’un État solide et définitif, basé sur la science.