Œuvres d’un désœuvré

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Œuvres d’un désœuvré, tome 1, Prose
Firmin-Didot (1p. 90-113).

L’ABBAYE
DE NOTRE-DAME-DU-VAL.

DEUXIÈME LETTRE DU PHILOSOPHE ENNUYÉ
À L’INCONNUE QUI NE S’AMUSE PAS.

Vous vous plaignez, Madame, de ne pas savoir où je demeure, de ne pas avoir la moindre notion sur la retraite que je me suis choisie, et, quand vous lisez quelques lignes de moi, de ne pouvoir vous représenter les lieux où elles furent écrites. Ce malheur ne me paraît point fort déplorable ; mais enfin il suffit que ce soit une contrariété pour que je m’empresse d’y remédier. Cela me donnera d’ailleurs l’occasion de parler de moi, et je ne suis pas fâché de donner l’exemple : on se presse si peu de suivre les bons, qu’on suivra peut-être celui-là. Puis, je réfléchis que, un grand nombre des pièces de ce recueil ayant été composées dans ce manoir, d’autres y ayant été, je ne dirai pas corrigées, mais revues, augmentées ou diminuées, il ne sera pas mal de faire précéder la moisson de l’historique du sol. Les personnes qui voudront rester dans l’ignorance, sont parfaitement libres de ne pas s’instruire.

Au nord‑ouest de la capitale, et à sept lieues et demie de son vacarme, il existe, sur le sommet d’un coteau qui forme l’extrémité occidentale de la vallée de Montmorency, un hameau qui s’appelle Villiers-Adam. Ce village n’est pas très célèbre et n’est guère plus beau ; mais on découvre de ses hauteurs des points de vue merveilleux et une immense étendue d’horizon. La richesse du site, ou quelque autre raison que je ne connais pas, tenta la piété d’un prélat de Cîteaux, nommé Ansel de l’Isle, et l’an de grâce 1136, Louis VI dit le Gros étant roi, il y fonda, le 17 des kalendes de décembre, un couvent de son ordre.

L’abbé Ansel, qui croyait sans doute que la nature est religieuse, et que c’est prier Dieu que d’admirer ses œuvres, s’aperçut cependant bientôt que le luxe du paysage prêtait plus à la distraction qu’au recueillement, et il chercha au fond du val boisé de Notre‑Dame une position plus retirée, un désert moins mondain, où l’on pourrait admirer autant et prier davantage. L’ayant trouvé, il y bâtit, sous l’invocation de Notre‑Dame‑du‑Val, une somptueuse abbaye, qui subsiste encore. Il mourut avant de l’inaugurer, et les servants de saint Benoît n’y descendirent que vers 1160, sous la conduite de leur nouveau prieur, Thibaut de la Cour‑Dieu, qui prit le titre de premier abbé du Val. On en compte quarante‑cinq jusqu’à Jean de la Barrière, instituteur des feuillants et prédicateur renommé, qui fut le quarante‑sixième. C’est sous son règne qu’en 1611 cette abbaye fut réunie, tant pour la mense abbatiale que pour celle des moines, aux feuillants de la rue Saint‑Honoré.

Il n’est pas sûr que ce récit vous intéresse ; mais, rassurez‑vous, je n’abuserai pas de l’érudition. Il y a pour cela une assez bonne raison : c’est que je vous ai dit, sur l’origine de cette résidence, à peu près tout ce que j’en sais. Si je joignais à ces détails que les seigneurs de Montmorency se prétendaient les gardiens-nés de ce monastère, mais que le procureur du roi leur contesta ce privilège, et gagna au parlement en 1314, cela vous serait bien égal : et à moi donc ! J’ajouterai seulement qu’il y a plus d’un souvenir historique attaché à cette sainte forteresse, où mes obscurs travaux tiennent aujourd’hui garnison. Philippe de Valois y a logé à trois reprises différentes, je ne sais pour quel motif, d’abord en 1333, puis en 1334, et finalement en 1338. Une médaille d’argent, trouvée dans mon jardin, atteste ce fait consigné dans les livres. Et Philippe n’est pas le seul roi qui ait gratifié ou honoré le Val de sa présence. Quoique je n’aie pas trouvé de médaille qui le constate, il est universellement connu que Charles V est venu en 1369 prendre les eaux ferrugineuses de la fontaine Rousse, qui coule à quelques pas de mon enclos. Il était accompagné dans ce voyage par le plus illustre de mes ancêtres, Jehan Le Fevre, rapporteur de la chancellerie, le Thomas Morus de son pays et de son temps. C’est auprès de cette source bienfaisante que fut composé par mon aïeul le fameux poème du Respit de la mort, le plus bel ouvrage, sans contredit, du quatorzième siècle, auquel on ne peut rien reprocher, que d’être inintelligible. C’est sans doute un malheur et peut-être un défaut ; mais, en fait d’aïeux et de sublime, on ne doit pas faire le dégoûté. Peuplée de si nobles souvenirs, ma maison n’en vaut pas, je le crains, trente sous de plus ; mais elle est précieuse pour un antiquaire, et je ne donnerais pas mes arceaux moisis pour vos blancs péristyles, pour vos plus fraîches corniches.

L’abbaye de Notre‑Dame‑du‑Val, qui était une des mieux rentées de France, fut saccagée, il y a cinquante ans, par les esprits forts de la révolution, qui, non contents de persécuter les hommes, persécutaient aussi les pierres, probablement pour avoir affaire à quelque chose d’aussi dur que leurs têtes. Je suis assez coulant sur l’article du renvoi des moines ; leurs mœurs étaient devenues si sales, ils abusaient si scandaleusement de leur opulence, qu’on ne peut guère en appeler de la misère qui les punit. Mais qu’avaient fait aux iconoclastes de 1792 ces vénérables piliers du douzième siècle dont ils ont mutilé la vieillesse, et tant de magnifiques vitraux dont ils ont fait de la poussière, par dévotion pour le néant ? À quoi bon ces ravages. On peut détruire des institutions : on ne démolit pas l’histoire. Mais les dévastateurs n’y regardent pas de si près, et les nôtres firent une boucherie de monuments digne des Vandales d’Alaric. Ils retournèrent de fond en comble le pompeux monastère d’Ansel de l’Isle et de Thibaut ; et, quand il fut complètement disloqué, ils le mirent en vente : ce qui était un excellent moyen de ne le faire acheter par personne. Il est vrai que ces messieurs travaillaient pour l’État.

Les biens territoriaux des moines trouvèrent des acquéreurs : les bâtiments qui n’étaient bons à rien devinrent un propre de la nation. Ils passèrent de là dans les mains ministérielles de M. Regnault de Saint‑Jean‑d’Angely, et les libéralités de Napoléon lui permirent bientôt d’en reconquérir les dépendances. M. Regnault, devenu riche et grand seigneur par son talent, dans un temps où le talent servait encore d’échelle, consacra une partie de sa fortune à restaurer ces masures, et l’abbaye du Val sortit de ses haillons révolutionnaires, rose et pimpante comme une petite maîtresse, avec des galons d’or pour cacher les accrocs de la hache, et des falbalas de plâtre à sa robe de nonne. Je ne répondrais pas que M. Regnault eût beaucoup de dispositions pour l’architecture : il eut le tort d’adosser à de vieux murs gaulois de jeunes maçonneries qui avaient la prétention d’être grecques ou romaines, de badigeonner leurs rides, de coudre à leurs ogives un tas de fioritures impériales qui n’étaient d’aucune époque, et de fourrer des Vénus dans des niches de Madone ; mais, en gâtant, il eut le mérite de conserver. S’il entendait mal l’art de bâtir ou de réparer, il entendait en revanche à merveille l’art difficile de dessiner et de planter des jardins. Les siens eussent fait honneur au talent paysagiste du fameux Hirschfeld. Il eut de plus l’esprit d’avoir une femme charmante pour faire valoir ses créations : et, devenue patronne de cette voluptueuse et peu rigide abbaye, je ne doute pas qu’elle n’ait attiré de nombreux pèlerinages à Notre-Dame-du-Val.

Ce malheureux domaine était destiné à connaître toutes les vicissitudes de la fortune. La restauration en exila le nouveau maître, qui n’y revint plus tard que pour mourir : et sa propriété, coupée par lots pour allécher les amateurs, fut une seconde fois mise à l’encan. Le monastère avec ses jardins arrosés de belles fontaines, couverts d’arbres majestueux qu’on aurait pu croire séculaires, échut à un notaire de village ; la maison du Prieur et quelques hectares de parc à un banquier ; le reste à un épicier de Pontoise. Le gouvernement, si favorable alors aux idées religieuses, n’empêcha personne d’être barbare. Le banquier, auquel j’ai succédé, dépensa dans son bout d’abbaye cent mille francs pour l’enlaidir ; et je suis en train d’en dépenser autant pour défaire ce qu’il a fait, pour rendre à cet asile son capuchon et sa tonsure. Plus impitoyable encore que le banquier, mon voisin le tabellion fit raser les bois pour se chauffer ; fit saper, pour en vendre les matériaux, toutes les constructions modernes de M. Regnault (ce qui n’était pourtant pas trop vandale, il faut l’avouer). Il démembra, pour en arracher les charpentes, ce palais greffé sur un couvent, et y établit, pour l’achever, une manufacture de je ne sais quoi. Alors on troua les murs pour y faire passer des tuyaux, on creusa des fourneaux dans la chapelle, on installa des écuries dans des salons, on cassa les cintres pour faciliter l’entrée des charrettes. Et qu’en résulta-t-il ? c’est que la manufacture ne mit pas la clef sous la porte, parce qu’il n’y avait plus de porte, mais s’en alla, laissant derrière elle un monceau de décombres, qu’on appelle dans le pays le vieux cloître : décombres, si vous voulez, mais encore assez entiers pour attirer les savants et les poètes : ce qui fait sans doute qu’on n’y voit jamais personne.

Voilà, Madame, ce que c’est que l’abbaye de Notre-Dame-du-Val, dont on a simplifié ou abrégé le nom, en lui retirant de sa grâce et de son coloris. Je n’en possède qu’une assez minime portion ; mais le reste m’appartient par droit de voisinage et par droit de rêveries. Les ruines appartiennent à qui sait les lire, à qui sait jouir des leçons qu’elles donnent, à qui sait cueillir, dans les fentes dentelées des murailles, toutes ces gerbes de pensées qui s’y balancent au moindre souffle avec le panache des giroflées et les banderoles des liserons. Je suis trop peu ingénu pour vous dire que j’y moissonne de beaux vers, mais j’y respire à pleins poumons la quiétude et la poésie. Il y a même des jours où je parierais qu’on n’en peut pas respirer davantage. Le malheur, c’est que je ne fais rien du tout de ma respiration. Je me dis quelquefois que c’est par indolence : je croirais plutôt que c’est par faiblesse. J’ai tant de choses à dire, que je ne m’y reconnais plus ; et, de peur de garder pour moi la meilleure, je prends le parti de garder tout.

Quoique passionné pour la solitude, je ne boude pas toujours quand on me relance dans mon terrier : et je serais bien heureux, Madame, que vous vinssiez partager quelquefois mes rêves. Il me semble que je vous dis là quelque chose d’un peu équivoque ; mais, ma foi, tant pis ! Je serais donc bien heureux que vous vinssiez partager ce que j’ai à vous offrir : de ravissantes promenades sous les allées touffues des forêts, aux bords frais et ombreux des ruisseaux ; des fleurs à rompre vos corbeilles, si vous en avez pour les fleurs sauvages, qui souvent, je vous le jure, valent bien les fleurs civilisées ; et enfin, tout ce qu’inspire de recueillement à l’âme l’aspect d’une chartreuse délabrée blottie dans les broussailles. Si cela peut vous tenter, vous n’avez qu’à venir : et vous êtes sûre de me surprendre, quoique je vous attende toujours.

Walter Scott avait usé de ses privilèges de poète, pour s’emparer des restes de Melrose. Il les avait annexés à la couronne d’Abbotsford. Ces biens lui appartenaient en vertu d’un contrat passé par-devant Dieu : c’était un fief de son génie ; et, si vous avez lu le Lay du dernier Ménestrel, vous m’accorderez, je pense, que peu d’acquéreurs auraient pu les payer le même prix. Il en était le chantre et l’archiviste ; et, quand d’illustres visiteurs venaient lui rendre foi et hommage, il leur faisait, en poète et en propriétaire, les honneurs de son abbaye. Le Val ne vaut pas Melrose : je ne suis qu’un usurpateur, tandis que Scott était un maître légitime ; mais je vous promets d’être un guide aussi soigneux, de vous montrer mes catacombes sous toutes les faces, sans vous faire grâce d’un grain de poussière. Je vous les montrerai, le matin comme en plein jour ; et le soir, quand la lune viendra jeter ses franges de phosphore sur ces rideaux de pierre noircis les ans, je vous y conduirai, pour vous répéter sous les arcades du dormitorium… N’ayez pas peur de mes discours ! Je ne sais plus rien dire que des vers, et j’en sais de bien beaux sur toutes les reliques du moyen âge, les tabernacles vides, les basiliques abandonnées : de bien beaux… qui ne sont pas de moi.

Je ne vous ferai pas la description de mon prieuré, beaucoup plus grand qu’il ne faut pour un ermite. C’est une énorme chaumière qui a l’air d’un petit castel mal conformé, et si enfoncé dans les bois, qu’il faut savoir où elle est pour la découvrir. Je m’y plais, mais je ne la trouve pas belle. Malgré mon métier, je ne suis point assez ami des fictions pour lui attribuer des attraits qu’elle n’a pas. Ce que j’aime dans cette retraite, c’est son isolement, la verdure qui l’environne, les mille et une fantaisies qui voltigent dans les châtaigneraies et les saulées d’alentour, comme des oiseaux d’un autre âge, qui viennent voir ce qu’on fait dans celui-ci. Ce que j’aime, ce sont les souvenirs que j’y recueille, et que je prends pour des idées. Il me semble que j’ajoute à ma vie les jours que je n’ai pas vus et qui ont passé sur ma demeure ; alors, quoiqu’il me reste à faire en ce monde une foule de choses que je ne ferai pas, je me console du peu de temps qui m’est sans doute réservé, en songeant à tout ce que j’ai vécu sans le savoir.

Il y a dans mon jardin une remise de frênes et de bouleaux, qui était autrefois, m’a-t-on dit, le cimetière de la communauté. C’est là que, le matin, je vais souvent méditer, tenant à la main un livre que je ne lis pas, ou que je ne comprends pas quand je le lis : j’aime mieux écouter le bégayement des feuilles qui s’éveillent. Je me figure que quelque chose des moines a passé dans les rameaux des arbres qui ont poussé sur leurs cercueils ; et je crois, sous les vertes travées de ce cloître végétal, assister aux matines des morts. Je m’imagine aussi que j’ai une multitude de pensées que personne n’a jamais eues : et c’est probablement pour ne pas les rencontrer ailleurs, que je ne lis jamais les livres que j’apporte. J’aime mieux écouter les petits oiseaux qui chantent, comme des esprits venus du ciel pour accompagner les soupirs de la terre.

Mes bouleaux changent d’aspect le soir : quelque chose de solennel y descend avec l’obscurité. Enveloppés de leur écorce blanche, ils ressemblent de loin à des revenants debout à côté de leurs fosses. Ils murmurent tristement, comme des spectres affligés de retrouver sur la terre les ténèbres dont ils sortent, et l’humide repos de leurs froides cavernes. Je m’y promène souvent à cette heure qu’ont célébrée tous les poètes, et mon silence converse avec celui de la nature. Je me plais à voir les étoiles scintiller entre les branches, comme des yeux vigilants ouverts dans le ciel sur les vivants, qui s’entretiennent avec la poussière du passé. Je me demande quelquefois si ce ne sont pas les cénobites, qui écoutent du regard ce que je puis dire aux arbres qui les remplacent ; et quand mes yeux s’abaissent, quand je vois sous la mousse rayonner les vers luisants, je me demande si ce ne sont pas les morts qui écartent leur linceul, pour me regarder passer.

Ces espèces d’idées dont je cherche à vous rendre compte, ne sont certainement pas indispensables au bonheur ; et je connais des gens, enchantés d’eux et de leur sort, qui n’ont jamais éprouvé rien de pareil. Un bouleau, pour eux, est un arbre comme un autre, et mes vers luisants sont de petites bêtes grises qui ont un lampion sous la queue, pas davantage. Je connais bon nombre de ces gens-là, qui viennent me voir de temps en temps, je ne sais trop pourquoi, si ce n’est pour dire, en partant, que je suis un fou. Je les reçois le mieux que je peux, mais ils m’ennuient à périr ; et il m’arrive souvent, après le dîner, de planter là leur conversation, pour aller écouter l’hymne du soir dans les marais, ou la prière des fleurs, qui ferment leurs corolles et penchent la tête pour dormir. Cela m’est arrivé pas plus tard qu’hier. Hier donc, le lendemain du départ d’Émile Deschamps, un de mes amis les plus poétiques et les plus chers, je vis tomber chez moi M. ***, une sorte d’imbécile de votre connaissance, qui s’est persuadé qu’il avait de l’amitié pour moi, comme si cela lui rapportait quelque chose. Ne sachant que faire pour l’amuser, je lui fis servir à dîner ; et le laissant ensuite dans le salon, tête à tête avec un flacon de la Jamaïque, et le plus long, c’est-à-dire le plus ennuyeux de nos journaux, je m’en allai, tête à tête avec moi-même, respirer sur ma terrasse l’arome savoureux de l’air, regarder la lune qui se levait à l’orient derrière les contreforts de l’abbaye. Vous me croirez, si vous voulez ; mais nous avions hier une de ces soirées ravissantes, qu’on ne rencontre à Paris que dans les romans, et que vous ne manquez pas de prendre pour des soirées d’invention. La lune, un peu échancrée vers l’extrémité supérieure de son disque, semblait sortir de l’océan des bois, comme un vaisseau de lumière dont une voile s’était déchirée, en louvoyant dans les branches. De petits nuages blancs se groupaient comme une flottille autour d’elle, et il me semblait que c’était autant d’esquifs venant du pays des âmes, dont les pâles matelots se penchaient pour jeter un regard sur leur séjour d’autrefois, sur cette abbaye, où la religion mêlait son baume à leurs souffrances. Je ne puis pas trop dire où j’étais, mais j’étais plus près des nuages que de la terre : Ossian, dans ce moment, était bien arriéré. Une minute de plus, j’allais entendre les ombres, qui s’envolaient, saluer d’un adieu leur ancienne patrie. Une autre minute encore, j’aurais certainement entendu la réponse du monastère aux politesses des nuages. J’étais si poète, que je pris M. ***, que je croyais mort depuis longtemps, pour Émile Deschamps, dont j’avais oublié le départ, et que je m’adressai à cet homme qui m’aime pour rien, comme à Deschamps, qui ne m’aime pas gratis, lui : je lui rends bien ce qu’il me donne. Je serais fort embarrassé de répéter les paroles qui me jaillirent du cœur à son approche : ce n’était peut-être pas renversant, mais c’était plein d’enthousiasme et de mélancolie, plein d’une piété de tendresse adorable, une sainte émanation du soir, un jet de lumière mouillée de rosée et imbibée de la senteur des campagnes. Tiens ! me dit-il, vous êtes là tout seul, à courtiser la lune et à compter les nuages ? Ah ! mais c’est qu’elle est très drôle aujourd’hui, la lune ! Elle a l’air d’un fromage de Hollande rongé par les rats. Et ces nuages ! sont-ils blancs ! sont-ils plissés ! c’est comme une fraise de veau bouillie.

J’avais cent fois raison de vous dire que le sentiment poétique est très peu nécessaire au bonheur ; car, quoique j’aie cessé de me plaindre de la fortune, il est certain que M. ***, avec ses fromages et ses fraises de veau, avec sa manie de ne voir dans la création qu’un garde-manger ou une boutique de comestibles, est beaucoup plus heureux que moi, qui m’éblouis de ses merveilles à n’en pouvoir parler. Il était plus fier de ses comparaisons de cuisine que notre ami Soumet des plus beaux chants de son épopée. Après cela voudrais-je changer avec lui de nature ? J’en doute : dût-il, non content d’y voir des provisions pour sa table, manger ses nuages à la vinaigrette, je n’imagine pas qu’il y trouve autant de plaisir que moi à les voir s’effiler dans le ciel, et comme des guerriers de brouillards varier à chaque instant les passes de leur pluvieux tournoi. Les plaisirs des sens ont toujours les sens pour limites ; ceux de l’imagination sont illimités comme elle.

Ce qui me charme dans ce modeste et cher réduit, où je suis venu déposer mes armes, autrement dit ma plume et mon écritoire, c’est qu’ailleurs je suis obligé d’aller au-devant des idées, tandis qu’ici ce sont elles qui font les avances, qui viennent me trouver d’elles-mêmes. Pour peu que cela parût vous tenir au cœur, je vous conditionnerais facilement un poème en douze chants sur le val de Notre-Dame ; et, quoique bien long, il serait peut-être trop court. Vous ne sauriez soupçonner ce que, aux approches de l’automne, il se glane ici de poésie dans un jour. On n’en chôme nulle part, je le sais, quand on a des yeux pour la voir, un esprit pour la cueillir ; mais qui pourrait nier l’influence des lieux sur notre âme ? Ils en modifient le langage ; ils en changent la pente et les élans. Enfermez-vous dans le bouge de Marat, s’il existe ! vous en tirerez bien, pour vous débarrasser de son odeur de crimes, quelques vers brûlants d’humanité ; mais y rencontrerez-vous les mêmes inspirations que sous les peupliers d’Essonne, encore tout palpitants, encore tout argentés des suaves rêveries de Bernardin de Saint-Pierre ? J’ai habité, dans ma première jeunesse, la maison d’André Chénier, dont le nom, dont les œuvres n’étaient point connus. Je ne me doutais pas que je serais admis un jour à étudier son génie, et j’y ai fait d’instinct une tragédie, moins bonne à coup sûr, mais d’un coloris grec aussi foncé que ses idylles ; c’était son ombre qui me parlait.

Le sanctuaire, dont je me suis fait le sacristain, s’élève, dans un vallon étroit et retiré, au milieu d’un groupe d’épicéas et de tulipiers, à quelque distance d’un ruisseau, qui coule entre les joncs sous des berceaux de frênes pleureurs. Riche et imposante au dedans, son architecture est lourde et massive au dehors : rien n’y peut captiver le regard, si ce n’est quelques fenêtres brisées d’où pendent, comme des draperies, des festons de lierre et de saxifrages. Ses hauts glacis grisâtres et pelés, soutenus de distance en distance par de larges éperons aussi nus que ce qu’ils soutiennent, le font ressembler à quelque caserne de ligueurs habituée aux propos grossiers de la soldatesque, plutôt qu’à un de ces pieux hospices accoutumés aux soupirs et aux chants plaintifs des suppliants. Mais le soir, qui est comme l’automne du jour, l’automne, qui est comme le soir de l’année, transfigurent le monument. Quand le soleil couchant, qui empourpre les nuages, rougit sa morne façade ; quand on ne l’aperçoit plus qu’à travers la gaze du crépuscule ou les vapeurs d’octobre, il se détache de ces voiles de brumes je ne sais quelle teinte rêveuse, qui rend à ce donjon chrétien son caractère claustral et taciturne. L’ombre qui les efface est le fard des ruines.

Oui, c’est surtout à l’automne, au déclin du jour et de l’année, qu’il faut visiter ce qui tombe. Il s’établit d’admirables accords de tristesse entre ces robustes édifices qui chancèlent et la lumière avare qui les éclaire, entre les feuilles qui s’en vont et les pierres vieillies qui se détachent des frises, entre le silence des oiseaux dans les ramées et le muet repos de ces salles, dont l’écho ne répond plus qu’aux caprices du vent, quand il se débat dans les cordons de viorne et de scolopendre qui descendent de l’ogive des croisées ou des portes. On dirait de quelque esprit invisible, qui vient gémir sur les pompes déchues d’un séjour qu’il avait cru sacré, et que le temps démolit pour nous prouver que tout est profane, ou, si vous l’aimez mieux, fragile. Les ruines ont aussi leur charme au printemps, pendant le jubilé des fleurs et des moissons qui poussent ; car les contrastes sont aussi des harmonies. Errant sous ces galeries désertes, il est doux d’écouter le roucoulement lointain des tourterelles, ou le cri deux fois répété du coucou dans les bois ; d’entendre, quand tout s’éveille, cliqueter goutte à goutte sur les dalles verdies l’eau qui suinte des arceaux, comme si ces pauvres voûtes pleuraient leur déshonneur ; il est doux d’y respirer le parfum des fleurs sauvages, apporté par la brise, qui fredonne à la fenêtre dans les réseaux du lierre. Mais quelle musique plus solennelle s’élève autour de vous dans cette enceinte, quand l’équinoxe de septembre, qui assiège dans leurs camps les arbres des forêts, vient faire aussi la guerre à ces colonnes, qui bivouaquent dans les décombres ; quand l’ouragan, qui est entré dans ces murs en traversant leurs cicatrices, ne sait plus comment en sortir, et, révolté de sa prison, semble autour des dortoirs sonner l’agonie du couvent ! Je ne sais pas si dans ses jours de gloire, lorsque l’orgue, pleurant la mort de Dieu, jetait, comme un orage d’harmonie, ses gémissements sous la nef, l’abbaye entendit jamais un concert plus sublime ébranler ses saintes profondeurs. Que les poètes le disent, eux qui savent tout ; eux qui, spectateurs de l’avenir, entendent dans le présent toutes les voix du passé !

Toutes ces impressions, dont je vous parais faire un si stérile usage, ne s’en amassent pas moins dans mon âme comme autant de richesses inappréciables ; mais je n’en jouis pas toujours sans tristesse. Les ruines que j’habite me font quelquefois songer à celles que je serai bientôt : je songe à la vieillesse, qui viendra saccager mon esprit comme elle a désolé ces murs ; aux toiles d’araignée, qui me pendront dans la pensée comme elles pendent maintenant de ces plafonds vermoulus, et qui m’empêcheront de bien voir la nature. Je songe, que de ces idées fraîches et vermeilles qui se succèdent maintenant dans mon cerveau, comme des étincelles d’un brasier qu’on tisonne, il ne me restera rien qu’une vague réminiscence de les avoir eues et le regret de ne plus les avoir. Je me dis avec Horace, que de tous les arbres que j’ai plantés, aucun ne me suivra qu’un cyprès : ce n’est pas très gai. Encore faut-il que je sache où il sera, cet arbre si fidèle qui doit être mon seul gardien. Je lui choisis alors sa place, par conséquent la mienne ; et, quoique je n’aie guère envie de mourir, cela me réconcilie presque avec la mort, de penser que je dormirai là où j’aurai tant veillé, et que, oublié de tous, j′oublierai aussi tout le monde ; là où j’aurai eu tant de souvenirs, tant d’innocentes joies qui n’ont peut-être fait plaisir à personne, mais qui m’ont consolé de tout le mal qu’on m’a fait.

Voulez-vous faire avec moi le tour de mon vallon ? Je vais vous conduire dans tous les endroits que je préfère. Nous marquerons ensemble le coin de terre où j’aimerais à reposer ; et vous me promettrez quelques larmes, pour y faire pousser des primevères. Cela ne vous engage à rien, et les vivants sont toujours contents que l’on pleure leur mort. Nous allons d’abord gravir ce monticule couvert de broussailles, dont le dos s’arrondit vers le nord, et dont la plate-forme domine le plus beau paysage qu’il soit possible d’admirer : on se croirait dans les Alpes. On découvre de là, au centre d’un immense amphithéâtre de chênes et de peupliers, percé de quelques points de vue sur les plaines, la masse austère et brune du couvent flanqué de sapins énormes, qu’on prendrait de loin pour de grands fantômes d’évêques en contemplation devant leur cathédrale ; à gauche, les hauteurs et la commanderie de Villiers-Adam ; à droite, mon presbytère à chaperon d’ardoise, caché dans les arbres comme un nid. Il me semble qu’une petite sépulture gothique ne ferait pas mal sur ce coteau. Que si vous n’en êtes pas satisfaite, nous prendrons cette allée qui serpente dans la direction du levant, et nous descendrons à la source du Vieux-Moutier. Je vous demanderai seulement la permission de faire halte à mi-chemin sous ce hêtre colossal, probablement contemporain des premiers abbés du couvent. C’est à lui que je pensais lorsque j’ai écrit, il y a quelques années, ce morceau philosophique de la Bûche que vous m’avez fait l’amitié d’admirer, quand je vous l’ai lu, et que je publierai quelque jour, pour qu’on admire votre héroïsme. J’ai souvent eu l’idée de dormir sous son ombre, avec ou sans ma Bûche : me le conseillez-vous ? Si ce n’est pas encore là que doit être mon dernier gîte, ma dernière couchée, allons de suite à la source. C’est un de ces lieux, comme dit Shelley, préparé tout exprès pour la tombe d’un poète : si beau, qu’il rendrait amoureux de la mort. Que dites-vous de cette grotte qui s’enfonce sous une colline toute chargée de mélèzes, de ces gradins de rocailles qui vont baigner leurs marches dans la fontaine, de cette eau qui sort du fond de la caverne comme un grand serpent de cristal, dont le corps fluide ne fait pas de bruit en glissant sur le gravier ? Ne trouvez-vous pas qu’un chalet tumulaire serait bien placé au bord de ce ruisseau, symbole flottant de l’immortalité de l’âme, qui s’élance de sa prison pour s’ébattre à l’air pur du ciel, et réfléchir librement l’azur et les étoiles ? Ne croyez-vous pas que le sommeil y serait gentiment bercé par le bruit du vent dans les roseaux, par le chant des mésanges dans les feuilles toujours vertes de ces pins de Norvége ? Allons, décidément c’est à ce tombeau-là que je m’arrête. Ce qu’il y a de bon, c’est que tous ces lieux où je vous promène ne m’appartiennent pas ; mais je me persuade toujours qu’ils doivent finir par être à moi ; et, pour en prendre possession, je m’y enterre d’avance.

Si je ne forge un poème épique sur l’abbaye du Val, il est bien possible, au train dont je vais, que je fabrique un gros volume. Je crois même qu’il est fait ; et cependant, Madame, je ne suis pas à moitié de ma tâche. Nous autres, solitaires contemplatifs, dont la pensée trouve à vivre six mois sur un brin d’herbe, nous avons régulièrement huit ou dix sensations par minute ; et, quand nous nous mettons à les analyser, nous en avons pour huit ou dix ans à faire l’histoire d’une heure. Il est assez présumable que je serais le même autre part, mais je trouve ici plus d’excitants qu’ailleurs. Les arbres ont partout une voix : ils en ont ici plusieurs. La joubarbe qui pousse sous le porche lézardé d’un vieux cloître, a mille choses à vous dire que ne peut pas raconter une joubarbe vulgaire qui se cramponne aux murs d’un potager. Il n’est donc pas étonnant que je cause plus longtemps avec elle.

Adorateur fervent de la solitude, j’ai toujours eu un penchant secret pour les ruines : j’ai passé une partie de ma vie à visiter celles qui ont un nom dans le monde. On éprouve je ne sais quel douloureux plaisir à s’arrêter devant ces preuves de l’instabilité humaine, à se convaincre qu’il n’y a rien que d’éphémère ; à se consoler de son néant, en voyant ce que le temps fait des plus grandes choses. J’aime à voir, au milieu d’un riant paysage, se démanteler la poterne ou les tours de quelque château féodal, dont la mousse a rongé les écussons ; à voir flotter des touffes d’herbes dans les embrasures de ses créneaux, et la ronce sortir, armée d’épines, du creux des meurtrières. J’ai passé de longs jours à méditer près des colonnes décapitées de la Grèce et de Rome, sous le dôme crevé d’un temple de Minerve ou d’Apollon, à ramasser des fleurs semées par les oiseaux dans les tombes anonymes des hommes ou des dieux ; mais rien, ni les bastions des chevaliers du moyen-âge, ni les ossements grandioses des anciennes cités, rien ne m’a jamais plus inspiré que le pignon d’une chapelle perdue dans un ravin, que le clocher moussu d’une église ensevelie dans les bruyères.

Il vous paraît bizarre que moi, qui ai le malheur de n’être ni croyant ni crédule, moi téméraire, qui ne recule devant aucun doute, je me complaise en la remembrance de ces humbles cénobites qui n’ont douté de rien, qui ont fait de leur vie une affirmation continuelle de tout ce que je ne puis pas croire : c’est qu’avant tout, Madame, j’ai la religion de la loyauté, et que je respecte tout ce qui me paraît sincère ; c’est que, si sceptique que je sois, je n’ai jamais laissé ma raison prendre le dessus sur mon instinct ; c’est que, sachant la fin de nos créations, il me paraît inutile de détruire, pour édifier quelque chose qui aura infailliblement le même sort ; c’est que, assez sensé pour apprécier mon intelligence à sa valeur, je ne me suis jamais soucié de faire prédominer mes vérités, qui sont peut-être des erreurs, sur des erreurs qui sont peut-être des vérités ; c’est qu’avant tout enfin, j’ai, sinon l’esprit, au moins le cœur du poète.

Si je sais le mal qu’on a semé au nom de la religion, je sais aussi le bien qu’on a fait, et je devine celui qu’on eût pu faire ; je n’accuse pas la source du limon qu’on y jette. Puis, j’ai si bien appris ce que c’est que souffrir ; j’ai tellement piétiné par le monde, que je me sens lié de sympathie à ces miens frères d’autrefois qui ont fui le désert morne et bruyant des villes pour le désert animé des solitudes. Je leur tiens compte des extases qu’ils n’ont peut-être pas eues, je leur sais gré des pensées que je leur prête, et je m’agenouille à leurs autels brisés, comme si j’y devais trouver l’inconnu qu’ils y voyaient, comme étant du même culte qu’eux par mes afflictions d’autrefois, par ma sécurité d’aujourd’hui. Il est juste d’ajouter que ces autels brisés sont gothiques, et que l’architecture chrétienne, mirage pétrifié des mille caprices de la nature, s’harmonise mieux avec nos paysages que les lignes droites et les courbes régulières de la Grèce. Les colonnes élégantes du Parthénon sont sans doute plus belles que les colonnes trapues de l’abbaye du Val ; mais celles-là ne réjouissent que mes yeux, celles-ci me font battre le cœur. J’ai de l’admiration pour les unes, de la dévotion pour les autres.

Je ne veux pas vous faire part de toutes mes émotions rustiques ; j’en aurais, je crois, au bois de Boulogne, qui n’est guère champêtre, dans un jardin de curé comme dans les bosquets de Versailles. Abbaye à part, j’en ai aujourd’hui plus que jamais : d’où vient cela ? Je vous l’ai dit : c’est qu’il semble, à mesure qu’on s’en rapproche, que l’on s’éprenne davantage de la terre, et j’éprouve maintenant autant de plaisir à remuer la poussière qui m’attend, que j’en avais jadis à remuer tous ces magasins de phrases que je laisse maintenant dormir, les phrases des autres s’entend ; car pour les miennes, je ne les laisse pas un instant tranquilles. Ce n’est pas, Dieu m’en garde, que je fasse fi des livres ; mais j’ai si peu de temps pour en faire, que je n’en ai pas assez pour en lire. Grâce à eux cependant, je sens mieux le charme de ma retraite, et je me fais quelquefois illusion et sur moi-même et sur mes œuvres. Tantôt, durant les longues soirées d’automne, assis au coin du feu dans quelque fauteuil octogénaire, j’écoute, en lisant Byron, le vent qui miaule à travers mes couloirs, et je me vois bientôt, devenu l’homme que je lis, répétant au foyer de Newstead les poésies de ma jeunesse. Tantôt j’échange les vieux portails de la forêt de Sherwood pour les jeunes clochetons d’Abbotsford : et de Lara que j’étais je suis Monkbarn ou Waverley. Je me rends sans doute service par ces métamorphoses ; mais ce sont d’innocentes usurpations dont on peut m’absoudre sans scrupule. La gloire que je prends n’appauvrit pas ceux que je dérobe, et mon orgueil incognito n’effarouche personne. Je suis peut-être Byron tout bas ; mais tout haut, je suis un bon campagnard, qui chérit les bois et les fleurs, qui sait mieux ébourgeonner sa vigne que ses écrits, et qui dit au soleil : Échauffe, si tu peux, mes vers ; mais mûris d’abord mes raisins.

Ah ! Madame, quel malheur que je harangue ainsi le soleil ! Il est évident qu’un homme qui tient de pareils discours ne fera jamais un portrait ressemblant de l’abbaye du Val, ne pourra jamais vous initier aux émotions mystérieuses qui nichent, comme des oiseaux de nuit, aux crevasses de ses combles. Je ne veux cependant pas renoncer à vous les faire connaître : ce que je rêve, d’autres l’exécutent. Vous pourrez consulter là-dessus un album, que j’ai peut-être commencé pour moi, mais que je finis pour vous. J’ai rassemblé dans un volume ce qu’ont inspiré de plus poétique aux écrivains les plus célèbres ou les plus inconnus, les ruines des monuments religieux. L’Angleterre en a fait presque tous les frais, et nos compatriotes ne sont pas nombreux ; mais j’ai quelques amis capables de compléter la liste, et j’appellerai leur richesse au secours de notre indigence. Vous y verrez, en attendant, des pages de Nodier et de Chateaubriand à côté d’une peinture de Scott et de Byron, quelques lignes de Mme de Staël sous une esquisse de Bœrn ou un paysage d’Anne Radcliffe, quelques vers de Fontanes près d’une vue de Leiston abbey par le quaker Barton. J’ai traduit pour vous l’élégie du Cloître du poète allemand Matthisson, et je vous laisse traduire le poème de Wilson sur l’abbaye de Furness. C’est un bien bel écrin que je vous destine ; mais souffrez que je n′en compte pas les perles. À une lettre déjà si longue, ce n’est vraiment pas la peine d’ajouter la table des matières qui ne s’y trouvent pas.

Quand vous aurez lu et admiré toutes ces merveilles de descriptions, vous vous composerez nécessairement de toutes ces images une sorte de monastère idéal, que vous brûlerez de visiter. Rien ne vous sera plus facile, car ces ruines de fantaisie qui vont se graver dans votre âme, ce sera précisément mon couvent, que je pétris dans mon imagination de toutes les manières imaginables, et dont je pourrais, si j’avais le loisir, vous faire plus de tableaux différents qu’il ne lui reste de pierres. Ce que seraient ces tableaux ! Il y a trois heures que je vous en parle pour ne pas vous le dire. Je vous renvoie donc à mon album, pour le savoir, aux vers de Jerningham, de Bowles, de Wordsworth, ou de Southey. J’aurais dû commencer par là ; mais il y a, vous le savez, des jours où il est impossible de faire ce qu’on doit. Aujourd’hui, par exemple, je devais, pour ma santé et l’hygiène de mon jardin, repiquer des giroflées qui eussent fleuri l’année prochaine, et je me suis amusé à semer des phrases qui ne fleuriront jamais. Que conclure de tout cela, Madame ? Que, si vous êtes aussi indulgente que je suis bavard, vous pouvez vous vanter de n’avoir pas votre égale sur la terre : et c’est ce que j’ai toujours pensé de vous… et de l’abbaye du Val aussi,

Avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.