Œuvres de Albert Glatigny/À J. Lazare

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 1-3).




À J. LAZARE.





Ces poëmes de la première jeunesse valent-ils la peine d’être réimprimés ?

Ils avaient, quand ils ont paru, cette beauté si vite flétrie, la beauté du diable. Quand il m’arrivait d’accoupler deux mots sonores et retentissants, ma joie était sans bornes, et je me souciais peu de savoir s’ils étaient en situation. Un musicien qui passerait l’heure de la symphonie à s’enivrer d’accords et de placages harmonieux, donne assez l’idée de la situation où je me trouvais. La note de la contre-basse est suffisamment grave, au tour de la clarinette à présent. Eh ! le premier violon résonne bien. De là toutes ces pièces sans lien commun, accords épars, notes isolées, dont l’ensemble doit composer un étrange charivari.

Et cependant avec quelle foi, avec quel amour ont été écrits ces vers que vous me demandez, mon ami ! Là peut-être est le secret du succès éphémère qui les accueillit à leur apparition.

Vous le voulez, je le veux bien, exhumons ces morts oubliés, mais tels qu’ils étaient, sans fard sur la joue, sans retouches savantes. Je n’écrirais plus Les Vignes folles aujourd’hui, et il y aurait trop à refaire pour les corriger. D’ailleurs, de même que l’on conserve les portraits d’un homme aux différents âges de sa vie, il est bon de conserver les portraits distants de l’âme d’un poète. Toutes ces choses puériles, enfantines, ces grandes douleurs à propos d’une piqûre d’épingle, c’est la vérité après tout. Fortunio dit : j’en mourrai ! avec conviction. Plus tard, gras, riche, positif, il sourit en songeant aux déclamations des premières années qui, maintenant, seraient grotesques dans sa bouche.

Hélas ! je n’ai jamais été Fortunio. Réimprimons donc ces chansons, avec la date de leur jeunesse, destinée à me rappeler que l’âge est venu. D’autres illusions m’éblouissent aujourd’hui. Valent-elles mieux que celles dont ce livre me rappelle le souvenir ? je ne sais. Ce que je sais, c’est que je vous serre la main franchement et de tout mon cœur, et que les vieilles amitiés, plus heureuses que les vieilles amours, n’ont jamais de rides.

Albert Glatigny.

Nice, 30 mai 1869.


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