Œuvres de Albert Glatigny/À Théophile Gautier

La bibliothèque libre.
Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 87-90).




À Théophile Gautier.



 
Malgré les vieux clichés des rêveurs poitrinaires
Qui crachent leurs poumons au fond des grands journaux
Et content aux bourgeois, leurs lecteurs ordinaires,
Que la Muse n’est plus, et que vents et tonnerres
Ont fait un peu de cendre avec ses nobles os,

Pleins de joie et d’orgueil, nous marchons, et la plaine
Ondule sous le vent de nos belles chansons ;
Le rossignol écoute et retient son haleine,
Ô mon maître ! et toujours le fantôme d’Hélène,
Radieux, nous conduit vers de clairs horizons.

Les fleurs que nous cueillons ne sont pas éphémères ;
Comme les aloès elles durent cent ans,
Et nous trouvons du miel dans les coupes amères,
Car nous savons donner un corps à nos Chimères
Et sculpter nos héros dans les blocs résistants.



Nous passons, méprisant les niaises atteintes
Des envieux braquant sur nous leurs gros yeux ronds.
Nos pas, dans les rochers, ont creusé leurs empreintes,
C’est bien du sang des dieux que nos veines sont teintes
Et le laurier sacré fait un nimbe à nos fronts.

Ses cheveux ruisselant sur son épaule fièree,
La Muse auguste est là, folle d’amour, ouvrant
Ses bras nus arrosés de vie et de lumière,
Avec l’air martial d’une jeune guerrière
Aspirant les accords du clairon enivrant.

Le soleil amoureux éclaire sa poitrine
Blanche sous les ardeurs des rayons embrasés,
Pendant qu’une lueur charmante et purpurine
Caresse tendrement l’aile de sa narine
Et sa lèvre hautaine aux terribles baisers.

Nous seuls avons le droit de toucher sa ceinture
Et les voiles flottants sur son beau corps épars ;
Les autres, écrasés par sa haute stature,
Tremblent, sachant qu’elle est pour eux cruelle et dure,
Et qu’elle peut lutter avec les léopards !

Comme elle est jeune et forte, elle veut, quand on l’aime,
La force et la jeunesse au cœur de ses amants,
Et crache son mépris à la figure blême
De celui qui n’a pas, jusqu’au fond du ciel même,
Volé d’abord le feu sur les autels fumants.



Par les âpres déserts que la flamme calcine,
Par les noires forêts où les fauves ont peur,
Où dort dans les poisons la vipère assassine,
Par les pôles perdus où la glace dessine
Ses aiguilles sans fin sur un fond de vapeur,

Elle veut que l’on aille au-devant des épreuves,
Et baise sur le front le vainqueur obstiné
Qui, cherchant a frayer, au loin, des routes neuves,
S’est livré, confiant, au hasard des grands fleuves
Et revient glorieux d’un monde nouveau-né !

Comme vous, autrefois, vers les rives lointaines,
Ô maître ! nous partons, jaloux d’entendre aussi
La foudre se mêler aux chansons des fontaines,
Et de fouler avec nos semelles hautaines
Les flots de l’Océan sous nos pas adouci.

Nous sommes bien vos fils, ô lutteurs athlétiques,
Qui couriez sans faillir aux combats renaissants,
Amants libres et forts des vierges romantiques,
Qui saviez émouvoir les roches granitiques
Par Faccord mâle et fier de vos nobles accents !

Celui que les lions ont nourri de leurs moelles
Se rappelle pour nous le chant d’Eviradnus ;
Véronique apparaît, blanche dans ses grandes voiles,
Atta-Troll lourdement danse sous les étoiles,
Et la mer apaisée enfante encore Vénus !



Et lorsque nous aurons fait nos moissons complètes,
Poètes de vingt ans, frères qui sommes nés
Dans un temps glorieux pour la Muse, et de fêtes,
Nous nous inclinerons devant les grands poètes
Qui marchent devant nous, et qui sont nos aînés,

Nous souvenant toujours d’avoir bien en mémoire
Que l’admiration est le fait des grands cœurs,
Et que nous sommes vus par le Maître de gloire
Qui, du fond de l’exil, domine notre histoire
Et protège nos fronts de son laurier vainqueur !


__________