Œuvres de Albert Glatigny/À la vallée de Denacre

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 162-164).
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À la Vallée du Denacre.



     Ô Denacre, ô vallée où les senteurs divines
Errent avec amour sous les feuilles ; ravines,
Enclos mystérieux, retraites, escaliers
De verdure ; massifs où chantent par milliers
Les oiseaux vagabonds qui t’emplissent de joie,
Salut, vallée heureuse ! Oh ! laisse, que je noie
Mon âme dans ton calme et ton silence aimés ;
Arrondis sur mon front tes dômes parfumés !
Je veux dire à tes fleurs et dire à tes fontaines,
À tes mousses, à tes frondaisons incertaines,
Je veux dire combien tu m’es chère, oasis
Où se plairait Climène auprès de son Tircis,
Terre qu’un souvenir pour mon âme consacre,
Tempé jeune et charmante, ô vallée, ô Denacre !
     N’as-tu pas abrité cet amour vite éclos
Qui doit vivre ignorant des pleurs et des sanglots,
Cet amour doux et fier qui me prit au passage,
À qui ta brise amie a servi de message,
Et que depuis je porte, et que je garderai
Ainsi qu’il est venu dans mon cœur éclairé,
Par un matin de juin, au chant des sources pures,
Sous tes feuillages verts, pareils à des guipures !
Nous nous sommes assis tout auprès du moulin,

— Un enfant qui passait sourit d’un air malin —
Nous nous sommes assis, tous deux l’âme contente.
Sa lèvre, ce doux fruit dont la saveur me tente,
S entrouvrait fraîche et rose et laissait voir ses dents.
S’il m’eût fallu compter les jasmins abondants,
Les lis émerveillés qui forment son visage
Si calme et si charmant que tout le paysage
Lui-même en paraissait plus calme et plus charmant,
Rien n’eût pu mettre un terme à mon ravissement !
     Je vous baisais, grands yeux de ma jeune maîtresse,
Et je baisais aussi l’or fauve de sa tresse
Qui, sous le réseau fin et souple d’un filet,
Enflammait les blancheurs d’un col semblable au lait.
Car, sachez-le de moi, cette maîtresse est blonde,
Et son front, sous le flot de cheveux qui l’inonde,
Brille comme un glacier au lever du soleil.
     Or, pendant que mon cœur, ivre de son réveil,
Saluait cette enfant qui le faisait renaître,
Mon amour d’autrefois est venu m’apparaître,
Et les anciens baisers, et les serments anciens,
Et mes rêves chéris qui se mêlaient aux siens,
Et les choses d’un jour qu’on disait éternelles,
Ont paru tout à coup, muettes sentinelles,
Contemplant cet amour auquel nul ne songeait.
Et qu’un peu de soleil faisait sortir dun jet
Dans mon noir abandon et dans ma solitude !
Ah ! je ne dirai pas l’affreuse inquiétude
Qui me saisit alors ! Seulement, j’ai pleuré
Près de la jeune femme au regard assuré,

Et devant vous, bois verts, et devant toi, Nature,
J’ai serré dans mes bras la chère créature !
Elle n’a pas compris mon angoisse, et ses mains,
Roses d’avoir cueilli les roses des chemins,
Ont essuyé mes yeux, et son rire sonore,
Auprès du gai moulin, dans l’air frémit encore,
     Ô tranquille vallée, innombrables sentiers
Où se mêle aux sureaux la fleur des églantiers ;
Gazons tout étoilés, rivières transparentes,
Ô vagabonds oiseaux, ô familles errantes,
Je reviendrai souvent me perdre parmi vous ;
Que le destin me soit farouche ou me soit doux,
Que j’aime et que je souffre, ou que la joie emplisse
Mon cœur d’un ineffable et suave délice,
Je reviendrai souvent, loin des regards jaloux,
Sources, coteaux et bois, me perdre parmi vous !