Œuvres de Albert Glatigny/Le Revenant

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 231-233).
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II

Le Revenant.


Journaux veufs, vos désirs là-haut sont exaucés.
Dieu, qui tient dans sa main les rédacteurs passés,
Rend parfois, pour qu’un autre abonné lui sourie,
Le même Limayrac à la même Patrie.
Le journal dont je veux vous parler possédait
Guéroult pour directeur. Devant lui tout cédait.
Je le connus ami du père Delamarre,
Et ses bureaux touchaient à ceux du Tintamarre.

Il avait tous les gens dont le ciel fait cadeau
À ses élus : Mornand, Sauvestre, Azevedo.
Il eut About. Ce fut une ineffable joie.
Ce jeune rédacteur chercha longtemps sa voie ;
Saverne l’envoyait. Il avait fait un four
Au Théâtre-Français ; il s’égarait autour

De Taine ; mais Guéroult adorait ses chroniques.
Et trouvait tous ses mots à double entente uniques.
Pauvre Adolphe ! souvent, les besicles à l’œil,
Il s’allongeait heureux dans un large fauteuil,
Les pieds enveloppés en des pantoufles neuves,
Son bureau surchargé d’une masse d’épreuves,
Et souriait au gros About, et l’appelait
Montaigne, Siraudin, Pascal, comme il voulait.
Oh ! comme il savourait sa prose bien brossée.
About riait, charmant, et du rez-de-chaussée,
Joyeux, prenait son vol jusqu’au Premier-Paris.

Il poussait en jouant de jolis petits cris
Qui résonnaient dans le quartier de la Huchette ;
On le laissait courir dans la maison Hachette,
Et Guéroult lui disait : « Edmond ! » et reprenait :
« Voyez comme il est fort mon About. Son bonnet
Ne tient plus. On ne peut jamais le faire taire ;
Bon jeune homme ! parfois je me dis : « C’est Voltaire ! »
Et, publiciste heureux que nous admirions tous,
Il se replongeait dans son canard à trois sous.

Un jour, — nous avons tous de ces choses fâcheuses, —
Une feuille grincheuse entre les plus grincheuses
Le journal de Legendre, attaqua cet About,
Et l’exemple donné se vit suivi partout.
Diogène, Gaulois, tout s’en mêla, nouvelles
À la main, faits divers, hélas ! Quelles cervelles
Résisteraient au bruit qui se faisait alors ?

About, qui ne sentait point ses reins assez forts,
Se retira.
Se retira. Le vieux Guéroult, sombre et farouche,
Resta seul. Aucun mot ne tombait de sa bouche :
Un numéro faillit se trouver en retard.
En vain on lui donna Deschamps et Villetard,
Rien ne put arrêter la source lacrymale
De ses yeux ; il disait à l’École normale :
« Rends-le-moi ! » Quelqu’un dit, pour consoler son cœur :
« Mettons, au lieu d’About, un autre chroniqueur. »
Le Temps survint.
Le Temps survint. Soudain un nouveau bon jeune homme
Parut, qui rappelait Biéville. Mais comme
Il s’avançait, Guérouît s’écria vite : « Non !
Je ne veux même pas qu’on me dise son nom ! »
Mais tout à coup, pendant que, droit comme une borne,
Immobile, il songeait, pâle, pensif et morne,
Moins au Sarcey présent qu’à l’About disparu,
Et demeurait plongé dans son chagrin accru,
Ô doux miracle ! ô feuille au bonheur revenue !
Guéroult, en relisant une prose connue,
Entendit le Sarcey qui lui disait tout bas :
« Tu regrettes About, c’est moi, ne le dis pas ! »


Paris, août 1861.