Œuvres de Albert Glatigny/Soirs d’hiver

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 156-157).

Soirs d’Hiver.


À Étienne Carjat.


Lentes, lourdes et solennelles,
Les heures tintent sourdement.
J’entends chanter les ritournelles
D’un très-vieux air triste et charmant.

Les yeux demi-fermés, j’évoque
Mille visions d’autrefois ;
Pleines d’une grâce équivoque,
Elles se lèvent, je les vois :

Fantômes aux robes traînantes,
Spectres de spectres, à cheval
Sur d’impossibles Rossinantes,
Mélancolique carnaval !

Celles dont les doigts étaient roses
Jadis, et maintenant sont verts,
Laissent fuir de leurs lèvres closes
Les rimes de mes anciens vers !


Dans une tranquille paresse,
Je laisse chaque ombre venir,
Et je savoure la caresse
Énervante du souvenir.

Si j’appelle ces formes vaines
Que le passé tient au cachot,
Est-ce à dire que dans mes veines
Le sang soit moins vif et moins chaud ?

Non ! L’enfant qui fit, la première,
Naître mes désirs rougissants,
Éblouit encor la lumière
Du rire de ses vingt-deux ans.

Elle est jeune. Sa chevelure
Puissante à la nuque se tord ;
Son baiser, comme une brûlure,
Est prompt, vivace, ardent et fort.

Mais l’hiver aux blanches féeries
Défend la rue aux gens frileux ;
J’attends la saison des prairies
Vertes sous des deux enfin bleus.

Et, cependant que bout la sève
En retombant sur les chenets,
Je laisse envahir par le rêve
Mon âme inerte, et je renais.