Œuvres de Camille Desmoulins/Tome I/Dufraisse : I. La Montagne et la Gironde

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EXTRAITS
DE L’ÉTUDE DE M. MARC DUFRAISSE
SUR CAMILLE DESMOULINS
I
LA MONTAGNE ET LA GIRONDE
[1]

Il faut rendre à Desmoulins cette justice que, pendant sa carrière de journaliste, il s’était abstenu de toute attaque contre les rédacteurs des feuilles républicaines. « Le schisme nous a perdus,» répétait-il avec douleur. Aussi avait-il évité, avec un scrupule exemplaire, toute polémique qui aurait pu amener un déchirement dans le sein de la presse patriote. Il avait été plein de courtoisie pour Brissot, dont il n’écrivait jamais le nom sans l’accompagner de quelques-uns de ces mots élogieux, comme lui seul savait les trouver. Il avait seulement regretté que Brissot fût trop indulgent pour Lafayette, et trop sévère envers des députés du côté gauche, dont Camille croyait la popularité utile encore, Barnave, par exemple, Adrien Duport et les Lameth. C'est tout

Brissot, dans son journal quotidien, le Patriote français, avait été moins indulgent envers les peccadilles de son jeune confrère.

Les Révolutions de France et de Brabant, feuille hebdomadaire de Desmoulins, ayant annoncé qu'elles allaient cesser de paraître, Brissot « de son navire à trois ponts, » ditCamille, tira sur un frêle esquif, rentrant au port, trois bordées épouvantables. Desmoulins continua sa feuille pour répondre à cette attaque « contraire au droit des gens. » Sa réponse était en deux parties : dans l'une, il se défendait ; l'autre était récriminatoire. La première parut ; mais Camille ayant appris que Brissot regrettait son agression, il renonça à imprimer la seconde moitié de son écrit, celle où il usait de représailles. Il désarma généreusement.

Brissot ne tint pas compte du procédé. Et lorsque Camille eut la légèreté de placarder sa justification des teneurs de tripot, le Patriote français publia un article venimeux, qui se terminait ainsi : « Cet homme (Desmoulins) ne se dit donc patriote que pour calomnier le patriotisme. » Ah ! Brissot a commis une imprudence.

Quelque temps avant la Révolution, cet homme de lettres avait frisé l'indélicatesse. Il avait annoncé la publication d'un ouvrage, et recueilli des souscriptions. Le livre n'avait point paru, et Brissot n'avait pas rendu l'argent. Si bien que du nom de Brissot, la bo hême des libellistes avait fait le verbe brissoter, synonyme de filouter.

Camille, qui savait cette aventure, ne se crut plus obligé d'en garder le secret ; et il fit de cette révélation foudroyante le bouquet de sa défense, qui avait pour titre : Brissot démasqué. Je n'en citerai qu'un seul trait. Camille avait, selon son habitude, pris une épigraphe ; et, cette fois, il l'avait empruntée aux psaumes de David ; c'était une allusion sanglante au néologisme brissoter : « factus sumin proverbium ; je suis devenu proverbe. » Brissot fut étendu par la fronde du roiprophète. Il ne revint jamais de ce pamphlet. Gomme ces chevaliers du poëte, il allait encore, mais il était mort !...

Le Brissot démasqué parut en 1792.

C'est à cette époque qu'il faudrait placer aussi l'apparition du second journal de Camille Desmoulins, la Tribune des patriotes. Je ne puis vous en rien dire. J'ai lu cette feuille dans ma jeunesse ; mais il m'a été impossible de m'en procurer un exemplaire, Tout ce que je me rappelle, c’est que Desmoulins s’était associé, pour la rédaction de la Tribune des patriotes, la plume brillante et chaleureuse de V Orateur du peuple, Stanislas Fréron, et que ces deux jeunes gens sollicitèrent la collaboration de Marat. Je dirai peu de chose de cet incident.

Les violences de langage de Marat étaient aussi sérieuses que les colères de Camille étaient feintes, et elles exprimaient les fureurs convulsives de cet âme ulcérée et soupçonneuse. Celui-ci, témoin de la mauvaise impression que faisaient sur l’esprit public les intempérances de plume de l’Ami du peuple, cherchait à en atténuer l’effet déplorable. Il n’injuriait point Marat ; il feignait de ne le pas prendre au sérieux ; et cette tactique n’était pas malhabile. « Il faut, disait-il, passer quelque chose à Marat ; c’est Y enfant perdu de la presse patriote, le prophète Marat, Cassandre Marat ; c’est le dramaturge, le sapeur des journalistes. On doit penser de lui ce que les Grecs disaient d’Eschyle : c’est l’hy périr agique, le tragicotatos, etc., etc… Quand Marat publiait un de ces numéros furibonds à la suite desquels son médecin lui administrait d’office une saignée large et abondante, Camille analysait la diatribe, et s’écriait en terminant : « Très bien, divin Marat ! Toujours échevelé comme la pythonissel… » Quelquefois, Desmoulins citait l’ article, et puis il se demandait : « Qui a écrit « cela ? » ■ — « Marat. » — <• Marat ! à ce nom, « la terreur se dissipe… on respire, » ajoutait-il. D’autres fois, Camille persiflait son confrère d’un ton aigre-doux. Ainsi, lorsque Y Ami du peuple demandait ses cinq ou six cents têtes, Gamdle lui répondait : « Très bien, Marat ! Mais je crois que tant de monde bon à pendre n’est pas également bon à lanterner. Au moins, devriez— vous faire un appel nominal de ces cinq à six cents coquins, afin de ne pas répandre la consternation dans toutes les familles. — Pour moi, vous savez qu’il y a longtemps que j’ai donné ma démission de procureur général de la Lanterne. Je pense que cette grande charge, comme la dictature, ne doit durer qu’un jour et quelques fois qu’une heure. »

\lAmi du peuple bondissait sous les traits de Camille, comme le bœuf sous la piqûre du taon, et il ne cessait d’invectiver le journaliste picard.

Dans le n° 73 de ses Révolutions, Camille annonça, en termes bienveillants, du reste, que Marat succombant au découragement, avait demandé un passe-port pour aller exercer l’apostolat de la liberté en Angleterre. L’exemplaire qui parvint à Y Ami du peuple, disait. — on ne sait comment, — apostat au Heu à ! apostolat. La faute d’impression était si évidente que personne ne pouvait s’y méprendre, « exercer l'apostat de la liberté » ne signifiant rien. Marat partit de là pour injurier Desmoulins durant huit pages de Y Ami du peuple. Enfin, lorsqu'il fut à bout de son catéchisme de gros mots, il le traita de jeune homme.

Camille répondit : « Ecoute, Marat, je te permets de dire de moi tout le mal que tu voudras. Tu écris dans un souterrain où l'air ambiant n'est pas propre à donner des idées gaies, et peut faire un Timon d'un Vadé... Tu as raison de prendre sur moi le pas de l'ancienneté et dem'appeler dédaigneusement jeune homme, puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moqué de toi... Tu auras beau me dire des injures, comme tu fais depuis six mois, je te déclare que tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la Révolution, je persisterai à te louer, parce que je pense que nous devons défendre la liberté, comme la ville de Saint-Malo, non-seulement avec des hommes, mais avec des chiens. » Marat se le tint pour dit et ne revint plus sur la faute typographique ; mais lorsque Fréron et Camille commirent l'inconséquence de solliciter sa collaboration, il leur répondit avec un vers de six mesures et un orgueil qui n'en avait point :

L'aigle va toujours seul, mais le dindon fait troupe.

Camille et Fréron durent se passer du concours de Marat ; mais la Tribune des patriotes n'aida pas moins à hâter l'avènement de la République,

Les événements se précipitent : l'ennemi est aux portes ; il faut en finir avec une royauté qui conspire contre la France, et va livrer à l'étranger les frontières sacrées de la patrie. Quelle part Camille prit-il au 10 août ? Il ne l'a pas dit. L'histoire des conjurations ne s'écrit pas le lendemain du succès. On les avoue quand les révolutions vous permettent de vieillir, et on n'en confie guère le secret qu'à des mémoires d'outre-tombe. Mais nous savons aujourd'hui que Desmoulins ne fut pas sans influence sur le mouvement, résolu dans une réunion à l'issue de laquelle il fit, selon son habitude, une citation :

Maintenant, de la mort l'amertume est passée.

Et sa femme, Lucile Duplessis, a laissé un récit naïf de ses angoisses, à elle, pendant la nuit du tocsin et lamatinée du combat. J'y ai trouvé ce mot d'une délicatesse que seule rencontre la plume des femmes : « J'ai su depuis qu'il s'était exposé. »

Le lendemain, Camille entrait au ministère de la justice avec « son ami Danton, par la brèche des Tuileries et la grâce du canon. »

Me sera-t-il permis de citer un trait qui marque le désintéressement de cette époque et de ces hommes ? En août 92, Camille avait ses deux frères sous les armes, en présence de l'ennemi ; il sortit du ministère sans avoir su « dans quels régiments ils étaient, dans quelle armée. »

Le 8 septembre, Paris le nommait représentant du peuple à la Convention nationale.

Il a droit à la tribune ; mais la nature, si prodigue envers cet écrivain, lui a refusé le don de ia parole. Son bégaiement était un obstacle insurmontable. 1) ne put jamais improviser. Les discours qu'il prononça aux Jacobins, à la Convention, étaient écrits ! Son style de pamphlétaire avait du trait, son style oratoire était flasque et sans relief. Chose singulière ! lorsqu'il refaisait de mémoire un discours qu'il avait entendu, il rencontrait la forme oratoire ; et lorsqu'il écrivait une harangue pour son compte, il échouait toujours, très académiquement.

C'est vous dire que la vie parlementaire de Camille Desmoulins ne sera pas longue à raconter.

Lorsque la Convention eut décidé que la royauté serait jugée, le père de Camille le conjura de s'abstenir. Le vieillard, instruit par l'âge et désabusé par l'expérience des hommes, redoutait pour la mémoire de son cher enfant les conséquences d'un vote de condamnation. Sa sollicitude paternelle alla jusqu'à préparer le modèle de la récusation qu'il conseillait à son fils, et je ne sais rien de plus touchant que les lettres où il l'adjure de s'immortaliser par l'abstention. Camille crut devoir désobéir à son père et prendre sa part de responsabilité dans cette sentence terrible dont, après soixante ans, — j'en sais quelque chose ! — on ne peut parler sans péril si ce n'est pour la réprouver. Camille écrivit son opinion qu'il ne put lire à la tribune ; la critique oratoire et littéraire de ce discours, qui fut un acte, serait une puérilité.

Je retourne au pamphlétaire ; je l'aime mieux que l'orateur.

Afin que mon catalogue soit au. ; si complet que possible, je dois classer ici, en octobre 92, la réapparition des Révolutions de France et de Brabant, dont Merlin de Tliionville fut l'éditeur et Camille l'écrivain. Cette œuvre avait aussi son épigraphe, empruntée à Sénèque le Tragique : Victima haud ulla amplior potest magisque opima mactari Jovi quam rex. « Il n'y a pas de victime plus opime et plus agréable à Jupiter qu'un roi à sacrifier. » Cette sentence aura porté malheur au journal, car on ne le retrouve plus que très incomplet, à peu près perdu. J'avoue que je n'en connais que des fragments.

Je poursuis donc mon récit.

Dès les premières séances de la Convention, les Girondins y avaient ranimé la lutte déjà engagée entre eux et les Jacobins. Le procès de Louis XVI avait amené une trêve tacite, d'ailleurs mal gardée Le roi mort, la bataille avait recommencé. Mais les divers groupes de la Montagne n'y donnaient pas tous avec le mèise acharnement.

Danton, l'esprit large et conciliant, voyait qu'un déchirement serait fatal à la République, et s'employait sincèrement à le nrévenir.

Robespierre, l'homme de la rancune inexorable, poursuivait la Gironde avec une ténacité inflexible.

Camille, qui aimait Danton, mais qui était gous la main de l'autre, dut hésiter entre la stratégie de rapprochement que suivait le premier, et la politique de Robespierre, le duel à outrance et sans merci. Je penserais même que la nature de son tempérament l'inclinait vers la conciliation ; mais il subissait l'influence de l'homme auquel il ressemblait si peu, et je crois qu'il le craignait plus qu'il ne l'aimait.

Dans ce combat intérieur, Robespierre l'emporta, et Camille mit sa plume lucide à la suite de la parole si souvent énigmatique de son maître.

Robespierre suivait contre la Gironde un système d'imputations indéterminées, d'inductions indéfinies et, nous pouvons le dire aujourd'hui, d'insinuations calomnieuses. C'est avec cet échafaudage que Camille bâtit son Histoire des Brissotins.

Il n'apporta point de preuves à l'appui des incriminations de Robespierre, mais il enferma dans des lignes plus nettes etplusfermes les accusations de cet homme dont la parole se prêtait volontiers à des contours vagues : il donna à des imputations nuageuses des formules incisives, pénétrantes ; et son Histoire des Brissotins n'aida pas médiocrement à la triste journée du 31 mai.

Camille fut-il de bonne foi en l'écrivant ? J'en douterais ; car son pamphlet n'articule guère que des griefs dont l'histoire a démontré la fausseté. Mais je n'oserais non j lus l'accuser de mensonge volontaire. Dans l'ardeur et la confusion des mêlées, on a des vertiges qui aveuglent, et des éblouissements aussi sincères que regrettables. Il faut n'avoir pas vécu dans des jours de crise pour être inexorable envers les égarements de ceux qui luttent. \J Histoire des Brissotins fut l'œuvre des passions de ce temps-là.

Si Camille fut sincère, faut-il le louer de cette œuvre ? Ce serait être plus indulgent, plus complaisant qu'il ne le fut envers luimême, et lui pardonner un libelle qu'il se reproche loyalement.

Mais faut-il le louer, même malgré lui, d'avoir contribué à précipiter les Girondins ?

Quand le passé pose à l'histoire une de ces questions formidables, la réponse est difficile. Si les passions des vivants furent partiales, la postérité froide n'est pas toujours un juge compétent. Il manque alors au problème quelques-unes des données dont le concours serait nécessaire pour le résoudre sûrement. Des circonstances toutes morales, qui n'ont laissé aucune trace ni dans les écrits ni dans la tradition, ont pu être décisives. Où trouver, à cette heure, les éléments immatériels, concluants mais fugitifs, qui ont déterminé les convictions contemporaines ?

J'admire ceux qui tranchent souverainement un si grand déhat ; mais, pour ma part, je doute aujourd'hui.

Ce qu'il y a de malheureusement certain, c'est que la lutte de la Montagne et de la Gironde ne pouvait durer sans compromettre les conquêtes morales de la Révolution que les deux partis défendaient contre un ennemi commun, et sans perdre la République, qui fut aussi leur but commun.

Si les Girondins étaient restés maîtres du gouvernement, qu'eussent-ils fait ? Qui le sait ? Qui aurait la témérité de tirer rétrospectivement leur horoscope ?

Auraient-ils, mieux que leurs ennemis, gouverné et conduit une révolution si tourmentée ? Je n'ai pas la présomption de le prétendre ; mais qui oserait affirmer que leur parti le cédât en intelligence, en dévouement et en courage aux Montagnards qui les vainquirent ? En 92, dans la question de la guerre, dans ce débat solennel qui divisa les Jacobins et la Gironde, celle-ci n'eut-elle pas plus de justesse de coup d'oeil, plus de résolution dans le cœur, plus de foi dans l'héroïsme de la France ?

— Les Girondins n'auraient pas conçu et appliqué le régime de la terreur. — C'est possible ; mais est-il donc prouvé que la terreur était le moyen unique du salut ? L'épouvante qui subjugue les âmes, l'effroi qui les écrase, et la peur qui les dégrade, seraient-ils donc la condition nécessaire et fatale du progrès ? Les peuples seraient-ils condamnés à conquérir la liberté par des violences qui ia souillent, à la défendre quelques jours par des armes qui la font longtemps maudire, à lui donner, pour la faire vivre, un breuvage qui la tue ?

— Mais les Girondins étaient fédéralistes . — C'est avec ce mot que les Jacobins les immolèrent.

Oui, au fond de la lutte, il y avait la question, déjà bien vieille dans le monde, de l'Etat et de l'autorité qu'il revendique, du citoyen et de la liberté qu'il ne veut pas abandonner.

En 89, la France était profondément imbue du sentiment de l'unité, ou, pour mieux dire, du principe d'autorité. C'était sa tradition historique, sa croyance, sa passion. Cela est si vrai que les Jacobins, jusqu'en 92, repoussèrent la République, parce qu'ils la considéraient comme un brisement de l'unité, comme un éparpillement de la souveraineté.

En 93, les Jacobins voulurent substituer à la monarchie une et absolue la république une et indivisible, c'est-à-dire armée du pouvoir qui constituait la monarchie. Ils le voulurent avec l'esprit de la France, et c'est pour cela qu'ils triomphèrent.

La Gironde voulait la République pour affranchir le citoyen de l'oppression de l'autorité, et l'élément municipal de la domination écrasante de l'unité. La Gironde allait contre l'éducation monarchique de la France, contre les traditions catholiques d'un pays d'obédience, qui ne comprenait pas une république protestante, fédérative. Et c'est pour cela quo la Gironde fut vaincue.

La république absolue vainquit la république libérale.

Mais, après les épreuves que ta France a faites, n'est-il pas sage de douter que l'unité et l'indivisibilité de la République soient le gage le plus sûr de sa durée ? N'est-il pas permis de se demander si la liberté républicaine peut vivre longtemps dans une démocratie où le pouvoir est centralisé dans quelques mains ?

Les Girondins furent-ils donc si coupables pour avoir pressenti, prévu que la centralisation serait funeste à la France républicaine ? Furent-ils si criminels pour avoir rêvé de fédérer la République, comme elle le fut dans les Provinces-Unies, comme elle l'est en Amérique ? et méritèrent-ils donc la mort pour avoir voulu cantonner la liberté, comme elle l'est dans les montagnes de la Suisse.

Si l'on veut reprocher aux Girondins de n'avoir pas compris les nécessités de leur époque, il ftiut convenir aussi qu'ils eurent une perception plus nette des conditions de la liberté dans l'avenir.

Est-ce à dire qu'il faut condamner ceux qui ne comprirent pas comme eux les éléments essentiels d'une constitution démocratique ? Non ; l'expérience n'avait point encore parlé.

Il est à croire, d'ailleurs, que, dans le feu de la lutte, les Girondins exagéraient les droits de l'individu, comme, dans l'ardeur de la bataille, les Montagnards exagéraient, à leur tour, les droits de l'Etat, de l'unité qu'ils représentaient et défendaient. Puis, les circonstances étaient suprêmes : l'étranger s'amoncelait sur nos frontières, le royalisme conspirait à l'intérieur, et la Vendée poignardait la France par derrière,

Il y eut là un malentendu. Danton voulut t'éclaircir ; la faute de la Gironde fut de repousser les avances de ce grand homme. C'est mon grief contre elle.

Et quel enseignement tirer de cette sanglante leçon de l'histoire ? Gest que les partis vaincus doivent, durant les interrègnes, résoudre, par l'étude et sur le terrain de la science, les questions qui les divisent, afin de n'avoir pas plus tard à les trancher dans un champ clos.

Mais ce qu'il faut condamner et maudire, c'est la cruauté du châtiment infligé à des vaincus. Dans les îuttes intestines, où nul parti n'est exempt de fautes, l'exil, qui laisse vivre, l'ostracisme antique, est une peine suffisante, et qui défend de recourir aux sévérités irréparables. Le bourreau était de trop. Otezle, et j'absous le 31 mai, comme je voudrais pouvoir en ressusciter les victimes.

Et ce n'est pas indécision, mais équité.

Dans les histoires de la Révolution française, je ne comprends ni les apologies absolues, ni les admirations exclusives, ni les réprobations systématiques. Plus j'étudie cette grande époque, mêlée comme toutes les choses de ce monde de bien et de mal, plus je me confirme dans la conviction que chacun des partis qui se décimèrent portait en lui un fragment de la vérité, de la justice. Je ne conteste pas le courage de ceux qui condamnent résolument l'un ou l'autre de ces partis ; mais on me permettra de dire qu'il n : y a pas faiblesse non plus à rendre à chacun d'eux la justice qu'il mérite. Et le devoir des hom mes qui procèdent plus directement de l'un ou de l'autre des partis que la hache mutila, n'est pas de continuer par la plume un lutte fratricide, mais de reprendre, d'où qu'elles viennent, les traditions du juste et du vrai, et d’emprunter aux uns leur énergie indomptable, aux autres leur intelligence plus nette des conditions vitales de la liberté républicaine ; à tous, leur dévouement.

Pour revenir à Camille et à son Histoire des Brissotins, j’estime qu’il l’écrivit sous une autre inspiration que les entraînements de sa conscience. Il céda aux instigations de Robespierre, qu’il redoutait sans se l’avouer. Il a raconté ailleurs que Robespierre lui fit retrancher une longue note qui était imprimée à la suite de l’Histoire des Brissotins. Ce n’est pas la seule fois que, durant la tragédie révolutionnaire, Robespierre se serait placé dans la loge du souffleur. Ce n’est pas la seule fois non plus que Camille aurait été le porteplume de cet homme. Est-ce pour absoudre l’écrivain que je fais remonter la responsabilité de l’œuvre à celui qui l’inspira ? non ; il est des complaisances coupables que l’histoire doit blâmer. En révolution, l’homme faible est un fléau.

Camille ne tarda pas à regretter ïa part qu’il avait eue à la proscription de la Gironde.

Dans Y Adresse des Jacobins aux départements sur l’insurrection du 31 viai, rédigée par lui, on Ut que sa conscience n’est pas sûre d’elle-même ; il a besoin d’invoquer Sénèque, Dion Cassius, Platon, Salluste, les Romains et les Grecs, pour se faire illusion et tromper son remords. Mais le sentiment intime de sa faute l'emporte sur les maxime^ du salut public.

Robespierre, Saint-Just, ne se repentirent pas, eux, du 31 mai. Camille en eut remords.

Il avait une vertu, bien rare dans les temps de révolution, la tolérance. Ce qui charme dans ses œuvres, ce qui fait aimer, bénir sa personne, c'est qu'il s'élève de toute cette vie, de tous ces écrits, comme un parfum de tolérance, qui vous dissimule un instant les exhalaisons du fanatisme dont l'atmosphère du temps était remplie. Camille n'était pas sectaire. Il s'était, de bonne foi sans doute, mais il s'était fourvoyé dans le club des Jacobins.

Il a suivi, à la remorque, jusqu'au 31 mai. A partir de cette date, il s'arrête et réagit.

Il n'assiste plus aux séances des Jacobins, de la Convention. Sa langue darde des sarcasmes qui font pressentir aux farouches que son cœur faiblit. Sa popularité décline. Il est attaqué et entamé.

... Les mesures terribles se succèdent : le tribunal révolutionnaire est augmenté ; la loi des suspects rendue ; la reine sera jugée ; les Girondins seront jugés.

A chaque courrier qui apportait la nouvelle d'un désastre, l'infortunée Gironde avait fait un pas vers l'échafaud. Il semble que la victoire, revenue au drapeau, aurait dû arrêter la marche funèbre des Vingt-Deux. Danton voulait les sauver ; mais, impuissant à cette œuvre magnanime, il s'était enfui désespéré. Au comité de sûreté générale, Bazire cachait leur dossier, je devrais dire dans son cœur ; cœur amolli, efféminé, si l'on veut, mon Dieu ! mais bon toujours, et noble par moments, un cœur d'où avaient jailli, à la Convention, quelques-uns de ces mots frappés à l'antique, que l'histoire recueille et que le temps n'efface pas. Dévouement inutile ! Les Jacobins se saisirent du dossier ; et, presque tous les jours, une députation du club venait réclamer les victimes comme leurs. Les Girondins furent livrés.

Camille suivit leur procès. Il y manifestait, avec une imprudence courageuse, ses vœux pour leur salut. Il était dans l'auditoire quand le jury rapporta l'arrêt de condamnation : « Ah ! malheureux ! s'écria-t-il, c'est mon Histoire des Brissotins qui les tue ! Ils meurent républicains ! » — Un juré, Vilatte, a raconté que « Camille voulait s'en aller et qu'il ne pouvait sortir » La foule était si pressée qu'il lui fallut rester là, comme pour expier en public, par la douleur et le remords, la faute de son libelle peu loyal. Il pleurait comme un enfant ; mais il est des pages de la vie que toutes les larmes du corps ne lavent point.

  1. La Libre Recherche, février 1857.