Œuvres de Claude Vignon — Nouvelles/L’Exemple

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 235-270).


L’EXEMPLE



L’EXEMPLE


Elle était vieille fille, vieille fille et toute seule dans sa maison. Ni chiens, ni chats, ni perroquet. Concevez-vous tout ce qu’il y a d’austère dans une pareille situation ?

Autour de la maison, une petite ville de province ; autour de la vieille fille, une pléiade de récits, dont pas un ne contenait une imputation de quelque valeur, dont tous commentaient et expliquaient et l’isolement et le célibat de Mlle Jeanne de Maugreland.

Et d’abord, elle tenait à la noblesse, étant fille du marquis de Maugreland, émigré bien authentique ; et la noblesse ne pouvait l’admettre ; car sa mère était une simple paysanne alsacienne, jadis servante de M. le marquis. Ensuite, elle était savante, ayant lu tout ce qu’il y avait de livres et dans la bibliothèque xviiie siècle du feu marquis, et dans la bibliothèque xviie siècle de M. l’archiprêtre Le Garouiller, curé de la paroisse ; puis ayant fait venir, le plus qu’elle avait pu, des publications contemporaines. Or, je vous le demande, lesquelles des dignes matrones de la ville de *** en eussent fait leur société ? Quant aux hommes, elle était laide et même, ajoutaient-ils, un peu revêche. Jugez.

À proprement parler, elle n’était pourtant pas méchante, car on citait d’elle des traits exquis ; mais, à côté, elle avait des paroles terribles : appelant par leurs vilains noms toutes les petites faiblesses d’esprit et de conscience pour lesquelles le langage du monde a des euphémismes, son code, des indulgences.

Et puis quelle vie bizarre elle menait !… Tantôt bêchant son jardin et taillant ses arbres comme une simple paysanne, avec des sabots aux pieds et un grand chapeau de paille sur la tête ; tantôt ayant quasiment l’air d’un moine dans une grande robe de chambre brune qu’elle portait l’hiver au coin de son feu. Ne sortant jamais, si ce n’est pour aller à l’église ou veiller un malade. Toujours prête à rendre un service et ne voulant point de remerciements. Faisant le bien, et haïssant l’espèce humaine ; généreuse et misanthrope ; humble en sa vie, et hautaine avec les gens ; miséricordieuse pour le commun des mortels et inflexible pour ceux auxquels elle avait fait l’honneur d’une poignée de main et qui manquaient à certain code mental, intime et personnel, dont, sans dire gare, elle leur appliquait les lois.

Étrange fille enfin, qu’on respectait, mais qu’on n’aimait point.

Pourquoi elle ne s’était point mariée en son bel âge, on le comprenait à peu près : pas de fortune, à peine de quoi vivre avec économie, peu de figure et le caractère « original, » comme on dit en province, — qui l’eût recherchée ? Elle n’était pas le fait des jeunes gens bien apparentés et en position de faire leur chemin dans le monde, et elle ne voulait ni d’un paysan ni d’un courtaud de boutique. Pourtant, sur le coup de ses quarante ans, elle avait trouvé un parti sortable. Il s’agissait d’un officier retraité que lui présentait l’abbé Le Garouiller. L’officier avait cinquante ans d’âge et des cicatrices ; pour toute fortune, sa retraite et la croix.

Mlle de Maugreland accueillit l’officier, s’assura qu’il avait des goûts simples et un caractère sociable, calcula qu’en ajoutant la pension de retraite à sa modique rente, et en tirant parti des fruits et des légumes de son jardin, elle pourrait joindre les deux bouts de l’année, et donna son consentement.

Ce fut une nouvelle dans le voisinage, et déjà on se demandait si Mlle de Maugreland, qui était maigre, sèche et ridée, se marierait en blanc, quand soudain elle ferma sa porte à son prétendu, en déclarant que, toutes réflexions faites, elle ne se marierait jamais.

Pourquoi ? On ne l’a jamais su. Le capitaine avait-il déplu ? Quelque mauvais renseignement était-il arrivé sur son compte ? Ce fut un problème insoluble pour les bonnes âmes du quartier.

Certainement, Mlle de Maugreland ne s’était pas éprise du capitaine. Mlle de Maugreland n’avait jamais paru faite pour les sentiments tendres, et, rien qu’à la voir, on eût parié qu’elle était femme à répondre à quiconque lui demanderait : « N’avez-vous jamais aimé ? — Jour de Dieu ! vous m’insultez ! » Mais quel qu’un au monde aurait-il pensé à lui faire une pareille question ?

Cependant, du jour de la rupture de son mariage data une nouvelle période de sa vie. Cette vie devint plus austère et plus solitaire encore. Mlle de Maugreland ne vit plus personne du tout, hormis le vieil abbé Le Garouiller. Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/282 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/283 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/284 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/285 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/286 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/287 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/288 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/289 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/290 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/291 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/292 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/293 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/294 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/295 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/296 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/297 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/298 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/299 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/300 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/301 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/302 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/303 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/304 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/305 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/306 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/307 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/308 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/309 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/310 étage de sa maison et se tenait debout sur le balcon, en face de la grand’route, en face de la porte effondrée qui marquait encore l’entrée de la ville.

L’abbé, dans la rue, appelait au secours.

« Elle est folle ! disait-il en essayant d’ameuter les voisins. Forcez sa porte ; contenez-la !

— Tonnerre ! donnez-nous l’absolution, » répondait-elle.

Mais les voisins effarés écoutaient peu.

Quand les cavaliers furent devant la porte Saint-Vincent, à cinquante pas de sa maison, Jeanne de Maugreland arma le revolver de son fils adoptif et tira un coup, puis deux, trois, quatre, cinq, six…

Les cavaliers ripostèrent et s’élancèrent en avant, le sabre au poing. Les voisins éperdus crièrent, en se défendant ou en s’enfuyant. Il y eut, pendant quelques minutes, sous la porte Saint-Vincent une mêlée affreuse…

Puis, tout à coup, la maison sauta.