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Œuvres de Claude Vignon — Nouvelles/Un accident

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 9-52).


UN ACCIDENT



UN ACCIDENT




I


La grande porte vitrée qui donnait sur la terrasse du château était ouverte à deux battants et laissait entrer dans le salon les derniers rayons du soleil couchant. On était au mois de juin, et huit heures sonnaient.

En face de la porte, sur la terrasse bordée de balustres, et autour d’une table chargée d’un plateau d’argent et de quelques tasses vides, les hôtes du château étaient réunis et causaient.

Cinq personnes en tout : sept, si l’on veut compter deux enfants qui jouaient à quelque distance du groupe principal.

Vrai ! c’était une de ces réunions de famille comme on les rêve. Deux hommes dans la force de l’âge ; deux femmes, l’une encore belle malgré ses trente-six ans, l’autre plus jeune, et belle aussi d’une beauté frappante et singulière. Un jeune adolescent de seize ans aux traits purs, au menton encore féminin et déjà empreint d’une expression virile. Et les deux enfants ? des têtes d’archanges, des corps de lutins.

Et quel cadre et quel fond pour ce tableau ! Le fond, c’est toute une échappée du parc dessiné à la française, avec ses nappes de gazon, encadrées de plates-bandes diaprées, ses massifs d’arbres centenaires, son bassin de marbre à la gerbe d’eau élancée dont le faîte, aux rayons du soleil couchant, semble un panache de lumière irisée…

Le cadre ? Le grand salon boisé de chêne bruni, tendu de tapisseries-verdures qui figuraient des arbres, des castels, des oiseaux et des fleurs. Beau salon : au fond, une haute cheminée armoriée ; à l’entour, des meubles hollandais à bois incrustés, à sièges en velours d’Utrech rouge ; au centre, une large table de chêne, aux pieds tors, sur laquelle sont épars les livres, les journaux, les ouvrages de femme et les jouets d’enfants. Çà et là, aux parois, des objets d’art, des panoplies d’armes, de grandes plumes de paon qui, agitées par la brise, balançaient dans la pénombre leurs œils aux feux chatoyants ; dans l’embrasure des fenêtres et devant la cheminée, des vases de faïence rare. Enfin, un noble et harmonieux ensemble, semé de ces détails exquis dont la réunion dit la présence d’hommes et de femmes au goût sûr et délicat.

Oui, le bonheur est là dans ce château séculaire, entouré d’une vaste ceinture de fermes, pourvu du luxe aristocratique et du confort bourgeois, habité par ces hôtes qui semblent choisis tant ils ont tous grand air, et chacun visage attachant ou sympathique ; le bonheur tel que la vie terrestre peut le donner, du moins, et l’esprit de l’homme le concevoir.

Et s’il n’est pas là, où donc est-il ?

Le château s’appelle… À quoi bon lui donner un nom qui ne serait pas le véritable ? Il est situé… en Normandie… ou en Bretagne…, mais près de la mer…


II

Le comte Maxence, le baron Gerbault et Fabrice fumaient des cigares. La comtesse parcourait un journal, et, de temps en temps, faisait part à ses hôtes d’une nouvelle, d’un bon mot, ou d’un passage de polémique. La baronne, une Moldave roulée dans un grand burnous blanc, renversée sur son siège et les yeux à l’horizon, portait languissamment, d’une soucoupe à ses lèvres, une fine cigarette russe dont la fumée blanche et ténue, en se jouant dans un rayon de soleil, dessinait des méandres blancs et légers comme des fils de la Vierge.

Parfois la comtesse interrompait sa lecture pour rappeler à la modération les enfants qui jouaient.

« Paul, tu cries trop fort !… Olga, tu vas déchirer ta robe de mousseline aux branches des jasmins de Virginie ! »

Quand son amie prononçait le nom d’Olga, la baronne retournait la tête et semblait, d’un regard, appuyer l’exclamation ou la recommandation ; puis elle rentrait dans son immobilité, écoutant et méditant peut-être les fragments lus par la comtesse, ou bien, comme Mignon, rêvant, les yeux ouverts, de la patrie absente.

Olga, fillette de dix ans, agitait en riant une tête mutine, illuminée de deux grands yeux bistres qui rappelaient l’Orient comme ceux de sa mère. Paul, garçon de douze ans, ressemblait à Fabrice, qui ressemblait au comte son père, — autant que les traits font la ressemblance, — car, pour l’expression du visage, il tenait de sa mère, dont la beauté rayonnait sur son entourage ; dont la tête, couronnée en diadème d’une tresse brune dans laquelle scintillaient quelques fils d’argent, se détachait sur ce soleil couchant, comme celles des saintes de fra Bartholoméo sur un fond d’or.

Mais comment un enfant de douze ans, et même un adolescent de seize, eussent-ils pu ressembler, par l’expression, au comte Maxence, dont le visage, bien que dessiné par des lignes nobles et régulières, avait des plis profonds comme des sillons de douleur ; dont les yeux, creusés dans l’orbite, avaient des regards si divers et si intenses que nul observateur n’en aurait pu définir l’expression ?

Le contraste était bizarre : tandis que sur la douce et sympathique figure de la comtesse il semblait que le ciel eût mis comme le sceau de sa divine paix, ou le bonheur le reflet de sa plénitude, sur celle du comte on eût dit que les passions avaient imprimé leur griffe infernale. Parfois il avait des mouvements de physionomie qui trahissaient une violente agitation d’âme ; parfois, au contraire, il semblait qu’il tirât comme un voile sur son être intérieur et qu’il prît le masque de son rôle social. Alors il adressait à sa femme ou à son fils un mot affectueux ; à son ami le baron une remarque cordiale, ou des réflexions isolées, en apparence incohérentes, qui témoignaient que ces deux hommes vivaient en communauté de sentiments et de pensée.

C’étaient deux amis, en effet, deux amis à l’épreuve. Il semblait que la destinée… ou la Providence eussent pris soin de les lier de liens indissolubles : d’abord, par une camaraderie d’école à Saint-Cyr ; ensuite, par une rencontre sous les armes à l’heure du combat devant Sébastopol. Ce n’eût été rien : mais un jour, à l’assaut, le baron Gerbault était arrivé, comme par miracle, pour faire tomber le bras d’un Russe qui ajustait le comte presque à bout portant. Peu de temps après, la ville prise, le comte Maxence avait arraché aux flammes d’une maison saccagée une jeune fille éperdue, belle à ravir, princesse de son chef, et qui était devenue peu de mois après baronne Gerbault.

Chose rare ! mariés tous deux, car le comte l’était déjà, Gerbault et Maxence restèrent amis. Au retour en France, la jeune baronne fut présentée à la comtesse, plus âgée qu’elle de quelques années, et déjà mère d’un garçonnet de cinq ou six ans. Les deux femmes se plurent, peut-être parce qu’elles étaient différentes.

La Française, cousine du comte son mari, élevée comme le sont chez nous les filles comme il faut, était instruite, active, vigilante, entendue à la vie de famille ; d’ailleurs nature sereine, esprit élevé, cœur noble et pur.

L’étrangère, indolente et distraite, savait surtout se reposer, rêver, recevoir des soins et sourire. Ce n’était point une Orientale ignorante et endormie pourtant, car elle lisait des journées entières des romans et des vers ; car elle avait parfois des mots profonds qui révélaient une âme ardente ; car elle lançait à l’écho, d’une voix vibrante, quelques mesures d’un chant national avec un accent qu’eût envié la Frezzolini ; car, assise au piano, elle improvisait durant des heures entières des mélodies bizarres qui se succédaient et se déroulaient sur les touches d’ivoire comme les vagues de la mer sur les galets brillants.

Peu à peu, et sans parti pris pour ainsi dire, la vie des deux ménages s’était confondue. Le comte Maxence avait le château patrimonial : on s’y réunissait l’été, et on y prolongeait jusqu’en janvier la villégiature. Le baron Gerbault avait un hôtel à Paris : on y venait l’hiver. Bientôt on ne fit plus qu’une seule famille. La comtesse avait pour la baronne une amitié protectrice, presque maternelle.

« Fœdora, » disait-elle volontiers, par allusion au nom de la belle Moldave, et en caressant certains rêves d’avenir ; « Fœdora, c’est comme une enfant de plus dans la maison ; une fille aînée, qui sera un jour la belle-mère de mon fils. »


III


Fabrice se leva, entra dans le salon, prit un pistolet de tir à l’une des panoplies et descendit la grande allée du parc pour aller s’essayer à une cible que l’on voyait de là, comme un disque blanc à travers la verdure.

« Quel charmant garçon, dit le baron, et comme vous êtes heureux, Maxence, d’avoir un fils tel que celui-là : beau, élégant de formes et de manières, et cent fois plus distingué encore par les qualités du cœur et de l’esprit. »

Le comte eut un éclair d’orgueil dans les yeux, mais le visage de la comtesse, surtout, s’illumina d’une joie délicieuse.

« Un fils qui sera le vôtre un jour, » dit-elle à demi-voix, en glissant un regard discret vers la jolie fillette qui jouait avec son second fils quelques pas plus loin.

Soudain l’éclair s’éteignit dans les yeux du comte, les plis de son front s’accentuèrent.

« Ah ! dit-il, n’engageons pas l’avenir…

— Ce n’est que le prévoir, répliqua Gerbault.

— Certes !… mais les enfants pourraient entendre, et… laissons agir le temps et la jeunesse.

— Ils s’aimeront ! » murmura la comtesse avec un adorable sourire de mère, et un signe de tête qui semblait ajouter : « Comment pourrait-il en être autrement ? »

Le comte se leva, et, pour éviter de continuer la conversation sur ce sujet peut-être, entra au salon, y prit une carabine Lefaucheux, redescendit l’allée du parc et rejoignit son fils au tir.

« Oui, reprit le baron Gerbault, ils s’aimeront !… et ce sera un joli couple, ma foi ! »

Foedora détourna la tête, regarda sa fille avec une sorte de tendresse douloureuse, et dit avec un accent qui semblait évoquer le fatum oriental :

« Qui sait ?…

— Sans doute le cœur a d’étranges mystères, ma chère, répliqua Gerbault ; mais il est cependant des espérances que l’on peut concevoir sans folie : quand notre fille aura seize ans, Fabrice la trouvera belle… J’espère qu’il la trouvera aussi bonne, intelligente, sympathique.

— Eh ! qui sait ? répéta Fœdora en regardant la fumée de sa cigarette s’élever capricieuse en hiéroglyphes blancs sur le ciel bleu.

— Qui sait ?… elle vous ressemble ! dit la comtesse.

— Vous trouvez ?… — Heureusement ! »

Cet heureusement fut dit d’un accent profond et froid qui surprit la comtesse.

« Heureusement sans doute, ma chère Fœdora ; oui, elle vous ressemble, et, chose bizarre ! par instants aussi, je trouve qu’elle ressemble à Fabrice ; c’est comme un fugitif reflet entre elle et nos enfants. »

Le sang quitta soudain les joues de la baronne qui devint d’une pâleur de cire.

« Oui, ajouta Gerbault, j’ai saisi quelquefois une sorte de ressemblance dans les jeux de physionomie ; mais cette ressemblance est plus morale que matérielle, si je puis m’exprimer ainsi. L’éducation commune, la réunion dans le même berceau, ont mis leur empreinte sur ces jeunes visages. Et puis notre admirable amie, en élevant notre fille — comme si elle était déjà sienne, — la façonne à son image : elle envoie une émanation de son âme dans ce corps que nous avons formé… »

Le visage d’ordinaire immobile de la belle Moldave prenait, à chaque parole, une expression plus marquée de malaise d’abord, puis d’angoisse. Elle se leva comme le comte s’était levé, dit : « J’ai la migraine, » pour expliquer l’altération de ses traits, et ajouta :

« Pourquoi donc ne pas nous promener, ce soir ?

— Allons voir les tireurs, répondit la comtesse.

— Oh ! oui, maman, et tu permettras que je tire aussi, n’est-ce pas ? » s’écria le jeune garçon qui jouait avec la petite Olga, en saisissant la main droite de sa mère, qui se levait.

Olga courut prendre la gauche, tout naturellement, comme si la comtesse aussi eût été sa mère. Et de fait, quiconque aurait vu ces deux enfants, l’un de douze ans, l’autre de dix, en face l’un de l’autre, et marchant de concert, les eût pris pour frère et sœur.

La baronne rassembla les plis de son burnous, alluma une cigarette nouvelle et prit le bras de son mari.


IV

Fabrice tirait bien. Le comte mieux.

« Ce n’est pas tout, dit-il à son fils, que de savoir se servir des armes de précision perfectionnées. — Va me chercher cette carabine russe qui est dans le trophée de gauche ; celle-là même avec laquelle m’ajustait un Cosaque dans la tranchée de Sébastopol, lorsque Gerbault lui abattit le bras d’un coup de sabre. »

Fabrice remonta vers le château.

« C’est bien, reprit le baron, l’arme la plus pittoresque et la plus mauvaise que l’on puisse voir ! Où l’avait-il prise, ce Cosaque ? Quelque vieille arme historique sans doute, à moins que ce ne soit un échantillon de l’armurerie asiatique.

— D’où qu’elle vienne, fit la comtesse, c’est le plus cher trésor qui soit au logis.

— Est-elle à vous, Gerbault, ou bien me l’avez-vous donnée ? Je ne sais plus, demanda le comte.

— À vous ou à moi, Maxence, qu’importe ? Ce qui est à vous n’est-il pas à moi, et ce qui est à moi n’est-il pas à vous ? »

Il y eut un silence. Le comte ajustait la cible, et ce fut sans doute l’attention qu’il y donnait qui contracta ses traits. Il fit mouche, d’ailleurs.

Fabrice reparut rapportant l’arme, dont, tout en marchant, il étudiait les damasquinages et faisait jouer le chien.

« Elle est rouillée, dit-il.

— Nous la dérouillerons. Donne que je l’essaie, s’écria le baron. J’ai idée qu’elle doit rater misérablement.

— Peut-être, répondit le comte.

— Encore faut-il savoir, Maxence, si je t’ai réellement sauvé la vie en cassant le bras de ce damné Cosaque. »

Gerbault arma la carabine et ajusta la cible. La capsule étincela, mais la balle ne partit pas.

« Vous voyez que depuis douze ans j’usurpe votre reconnaissance, comtesse, s’écria-t-il.

— Eh ! la pauvre carabine poussive, elle était peut-être terrible il y a douze ans, reprit le comte. Donne-la-moi, Gerbault, que j’essaie à mon tour. »

Le comte mit une nouvelle capsule, et la balle alla se loger au cœur de la cible qu’elle perça. Une autre, même succès.

« Cordieu ! mais tu fais mouche à tous coups, Maxence ! »

Les yeux de la belle Moldave brillèrent en se levant vers le comte. Gerbault surprit ce regard. Une ombre — fut-ce même une ombre ? — de jalousie lui passa sur le cœur. Il était amoureux.

Pourtant, il sourit en balbutiant : « Oh ! les femmes ! »

Puis :

« Voyons, que je recommence, » dit-il plus haut.

Il rechargea l’arme et ajusta la cible. Comme la première fois, la capsule seule partit. Rageusement, il recommença, et, pas plus que la première et la seconde fois, la balle ne sortit.

« Cette carabine est ensorcelée !… Passe-moi donc, Maxence, ton Lefaucheux. »

Avec l’arme française, le baron tira huit ou dix coups successivement, dont les traces dessinèrent sur la cible une croix de par Dieu.

« Ah ! s’écria-t-il avec soulagement. Puis se tournant vers sa femme : — Vous voyez, Fœdora, que j’ai encore la main ferme et le coup d’œil sûr !

— Je n’en ai jamais douté. Mais faites-moi donc voir, comte, cette arme ensorcelée ? Eh ! elle est de mon pays !… C’est une arme de luxe et comme j’en ai vu quelquefois aux mains des jeunes nobles Roumains : une arme de chasse.

— Avec laquelle on serait exposé à revenir bredouille un jour d’ouverture !

— Mais, pas du tout, mon cher ! Elle a une rancune contre toi, voilà tout ; tu as tué son maître, et il y a peut-être, en Orient, des carabines qui sont fées ?

— Rancune de fée à part, j’aimerais mieux un fusil français pour tuer des mouettes au vol.

— Eh bien ! veux-tu venir demain sur la falaise Blanche, toi avec une carabine Lefaucheux, et moi avec celle-ci, nous verrons !

— N’allez donc pas sur la falaise Blanche, interrompit la comtesse ; vous savez bien, Gerbault, que les rochers qui la soutiennent sont évidés en dessous, et que tous les jours on signale des éboulements.

— Bah ! on ne s’aventurera pas trop au bord, répliqua Gerbault.

— En chasse on s’oublie, prenez garde. Savez-vous que ce serait une chute de trente pieds de haut sur des récifs ?… Quelle horrible mort !

— Peuh !… soudaine ! » dit le comte, rêveur.


V

On quitta le tir, la petite société se groupa et se prit à errer dans les allées, sans s’éloigner cependant des alentours du château.

Le jour baissait, la lune se levait, et, au reflet du soleil couchant, son disque agrandi semblait d’or.

Entre des charmilles droites passaient, en se donnant le bras, la comtesse et Fabrice, le comte et Fœdora. En avant, le baron marchait seul, portant les armes qu’on avait essayées, les tournant entre ses mains et rêvant.

Les deux enfants jouaient à cache-cache, et de temps en temps un rire argentin détonait au coin des massifs, comme un trille joyeux au milieu d’un andante.

Mais peu à peu les jeux se ralentirent, les cris de surprise et de plaisir devinrent plus rares.

La comtesse et Fabrice furent comme un centre autour duquel les enfants tournaient en se rapprochant toujours. Bientôt ils ne formèrent plus, avec eux, qu’un seul groupe ; puis, comme l’allée était étroite, ils se mêlèrent et se séparèrent tour à tour, riant et causant. Enfin, à cet instant précis du crépuscule où il semble que le silence et le recueillement se font dans la nature entière, Olga et Fabrice se trouvèrent, bras dessus bras dessous, derrière la comtesse qui avait pris la main de son plus jeune fils, et en avant du comte et de Fœdora.

La baronne, en les voyant ainsi, eut un frémissement rapide, et, sans parler, indiqua d’un regard éloquent, au comte, le groupe adolescent.

« Fabrice partira pour Saint-Cyr dès qu’il sera bachelier, répondit le comte, qui avait compris, sans doute, le regard douloureux et effaré de sa compagne. Une fois sous-lieutenant, il suivra son régiment…, et pendant ce temps-là Olga grandira : nous la marierons vite…

— Ah ! Maxence ! quelle situation est la nôtre ! murmura la belle Moldave à voix basse et émue, en pressant le bras du comte… Que d’angoisses, de mensonges, d’épouvantables rêves !…

— Laissons cela !… N’éveillons pas les fantômes !… Ce qui est fait est fait…, et je ne regrette rien ; car je t’aime, Fœdora, plus aujourd’hui qu’hier…, toujours plus…, et j’en deviendrai fou !

— Tais-toi ! s’écria la baronne avec effroi…, le vent du soir porte la voix… et, derrière ces charmilles peut-être…

— Là ?… Non, ne crains rien… ; ils sont en avant. Je me tairai, pourtant ; mais donne-moi tes lèvres : il fait nuit ! »

Ils se penchèrent dans l’ombre, échangèrent un baiser long et silencieux, puis ivres, se serrant les mains, cheminèrent à la suite de la comtesse et des enfants vers le château.

Pourtant tous deux frémissaient de temps en temps et se disaient, par de muettes étreintes, et leurs obsessions douloureuses, et leurs remords, et leurs terreurs en même temps que leur fatale passion.

« Ah ! quelle sera la fin ? murmura Fœdora après un silence.

— Qu’importe ?… Le présent, c’est l’amour…, et voilà onze années qu’il dure : onze années !… Olga en est le vivant témoignage ; c’est tout ce que je sais, tout ce que je veux savoir. À tout le reste je ferme mon cœur et ma pensée. Eh ! que m’importe l’échéance ? Elle sera effroyable, peut-être… Eh bien !… attendons-la… Tu ne m’aimes donc plus, Fœdora, que tu as honte et que tu as peur ?

— Ne plus t’aimer ? Ah ! Dieu ! ce serait là le plus terrible des malheurs !… Ne plus t’aimer ?… et au réveil de cette ivresse qui dure depuis onze ans…, depuis toute ma vie de femme, qu’est-ce donc que je deviendrais ? Où me prendre ?… Non ! non ! nous ne pouvons pas ne plus nous aimer !

— Alors, chut… Silence aux remords, encore une fois ! Paix aux fantômes ! Oublions…

— Oublions !… » répéta Fœdora d’une voix mourante, comme un écho.

Une étreinte acheva leur pensée ; puis ils marchèrent en silence, lentement, pour laisser s’allonger la distance qui les séparait de Fabrice et d’Olga, de la comtesse et de Gerbault.

Gerbault avait atteint le château, sans doute, car on ne le distinguait plus en avant.

L’air était doux et chargé des parfums enivrants des tilleuls en fleurs. Les dernières lueurs du jour, mêlées au clair de lune, formaient une atmosphère étrange, une sorte d’ombre transparente dans laquelle les êtres vivants semblaient se mouvoir comme des ombres.

Tout conviait les amants à s’isoler du reste du monde, à se croire enlevés dans le pays des rêves. Peu à peu, en effet, ils oublièrent le passé coupable et l’avenir menaçant, car les traits contractés du comte se détendirent, je ne sais quel assouplissement fit fléchir les membres de Fœdora tout à l’heure nerveusement raidis et répandit sur son visage une expression de délirante extase. Elle s’inclina sur l’épaule du comte dont les bras lui soutenaient la taille. Telle la vigne s’enlace à l’ormeau. Et tous deux, laissant courir à travers les champs infinis de la pensée leur imagination enivrée, cheminèrent sans parler, écoutant le bruit de leurs pas sur le sable, ou la voix de l’amour qui chantait en leurs cœurs.

« Je me souviens, Fœdora, du jour où je te trouvai seule et affolée de peur dans ta maison déserte… Ô Dieu ! que tu étais jolie, et que tes bras tremblants s’attachaient bien à moi ! dit enfin le comte. C’est de ce jour-là que je t’aime.

— Et pourquoi, alors, m’avoir mariée à… ton ami ?

— Mariée ?… Est-ce donc moi ?… Moi, je n’ai rien dit ; j’ai laissé faire ; qu’eussé-je dit ? N’étais-je pas marié moi-même ? Je n’osais alors t’espérer pour maîtresse ! Que dis-je ? Alors, je ne m’avouais pas seulement le sentiment que je ressentais ! Gerbault t’aima. Il était libre, lui, et pouvait t’aimer, se l’avouer, le dire à la terre entière, le prouver en t’épousant. Je m’imaginais que je serais votre frère à tous deux.

— Oui…, c’est vrai… Alors, jamais un mot de toi n’était venu troubler ma paix… Quand nous arrivâmes en France, tu me conduisis à ta femme, et moi aussi je crus que je serais sa sœur… »

Soudain les amants s’arrêtèrent. Tout en marchant devant eux sans rien voir, ils avaient atteint un bosquet dont la vue les fit tressaillir.

« Ah ! s’écria Fœdora, ce bosquet ! C’est là…

— Oui, reprit le comte, c’est là que nos yeux se sont rencontrés…, un jour…, nous révélant soudain… en une seconde… le secret de nos âmes !… et, ce regard échangé, nous fûmes perdus… Oh ! le regard…, c’en fut un semblable sans doute qui perdit Francesca et Paolo… quand ils quittèrent des yeux le livre fatal. »


VI

« Fœdora, s’écria la comtesse, qui tout à coup se retourna, voyez donc la merveilleuse soirée ! Regardez ce ciel ! Respirez cet air parfumé, et vous qui vous impressionnez si vivement des choses extérieures, malgré votre apparente impassibilité, chantez ! chantez comme vous savez chanter quand vous voulez : avec votre âme. Vous me ferez rêver du paradis. »

Fœdora chanta. Jamais elle ne se faisait prier. Le chant s’exhalait de ses lèvres comme le parfum de la corolle des fleurs. En ce moment, d’ailleurs, elle avait besoin de donner l’essor au trop-plein de son ivresse, et sa voix sortit vibrante comme un son d’harmonica, pénétrante comme l’odeur des tilleuls. Elle chantait en marchant, toujours appuyée sur le bras du comte, qui avait de folles envies d’étreindre cette taille flexible, d’enlever sa maîtresse et l’emporter… où ?… plus loin !… encore plus loin ! au delà de l’horizon.

Bientôt les trois groupes, la comtesse et Paul, Fabrice et Olga, Fœdora et le comte, atteignirent la terrasse. Gerbault y était depuis un moment, incertain de savoir s’il devait redescendre au parc ou bien attendre les promeneurs qui s’avançaient lentement vers le château. En entendant la première note lancée par sa femme, il s’arrêta, s’assit sur la main courante des balustres, dans une encoignure, s’accouda sur un vase d’où s’échappaient des lianes touffues de géranium-lierre, pour écouter.

Il aimait la musique et il aimait sa femme. Chaque phrase de chant, en lui entrant dans l’âme, y éveillait des rêves radieux et de délicieux souvenirs.

Tous demeurèrent un moment sur la terrasse, debout, écoutant l’enchantement ; puis, lorsque la dernière note mourut à l’écho, la comtesse rentra suivie de Fabrice, traversa le salon faiblement éclairé, ouvrit une porte, souleva une lourde portière de velours qui laissa voir, comme un fanal, la lumière plus éclatante d’un salon voisin où, d’ordinaire, on passait en famille les dernières heures de la soirée. Les enfants traversèrent en courant et disparurent à sa suite. Dans la même direction, mais sans hâte, marchaient le comte et Fœdora, encore enivrés.

Elle allait donc finir, cette heure délicieuse !… à quelques pas de là, autour d’un guéridon et sous une lampe coiffée de son abat-jour, la réalité allait les ressaisir, et les mille incidents de la vie commune les réveiller de leur extase…

Oui, sans hâte, ils marchaient ; on eût dit qu’ils faisaient avec regret chacun des pas qui séparaient la terrasse inondée du clair de lune de la porte d’où s’échappaient, en même temps que les rayons rouges de la lumière des lampes, les rires enfantins, les remontrances maternelles, et qu’ils eussent voulu plus grande encore cette vaste pièce intermédiaire qu’une lueur discrète éclairait juste assez pour rendre les pénombres transparentes, détacher les personnes des choses et projeter mollement les ombres des objets sur les tapisseries des panneaux.

Gerbault, à son tour, quitta l’encoignure où il s’était blotti sur la terrasse, et, comme entraîné à leur suite, mais lentement aussi, tant il était encore sous le charme, entra dans le grand salon.

La blanche silhouette de Fœdora se profila sur le velours sombre de la portière ; sa main fine en effleura les plis… Avant qu’elle ne la soulevât, le comte lui pressa la taille d’une dernière étreinte. Leurs regards se rencontrèrent dans le rayon qui passait entre les draperies et traversait l’ombre d’un jet lumineux ; par un mouvement subit et simultané, tous deux ouvrirent les bras et tendirent les lèvres…

Ce fut un baiser où passa toute leur âme…, un baiser qui disait tout, avec une terrible éloquence : la séduction, les remords, la passion plus forte que la honte, l’enivrement dans le crime…


VII

Tout à coup…, grand Dieu !… fut-ce la durée d’un éclair ou celle d’un coup de foudre ? une seconde !… rien… Assez pour l’écroulement d’un monde !

En relevant la tête et tandis que Fœdora passait, le comte Maxence vit en face de lui Gerbault…, Gerbault transfiguré par la surprise, la haine et le désespoir.

D’un mouvement plus prompt que la pensée, il couvrit de son corps comme d’un bouclier sa maîtresse qui n’avait rien vu, la poussa dans le petit salon, ferma la porte et se mit devant.

Gerbault, stupéfait, paralysé, étourdi de douleur, demeura un moment immobile et muet.

« Misérable ! » s’écria-t-il enfin.

Et d’un bond il sauta à la gorge de Maxence.

« Oui, répondit le comte sourdement : misérable ! — Eh bien ! tue !… mais pas de bruit : il y a là des femmes, des enfants !

— Des femmes ?… tes femmes !… des enfants ?… tes enfants ! » balbutia Gerbault, toujours étranglé par la plus épouvantable des colères humaines.

Il y eut un silence : les bouillonnements du sang soulevé étouffaient Gerbault, faisaient passer devant ses yeux des nuages rouges, dans ses oreilles des bruits semblables à ceux de la mer et des vents déchaînés. En même temps un tremblement convulsif agitait ses membres. Il était sans forces ; il ne pouvait ni marcher, ni crier, ni tuer son homme qui, pâle, immobile et glacé, mais ferme, attendait.

Ce fut Maxence qui parla le premier.

« Cette heure devait venir, dit-il enfin. Il y a dix ans que je compte avec elle et avec ta vengeance. Je n’ai rien à dire pour me défendre. As-tu connu la passion ? Si tu l’as connue, tu sais qu’elle n’a d’autre excuse qu’elle-même. Si tu l’ignores, mon infamie seule subsiste : exécute le coupable, mais ne le juge pas. »

Gerbault tenait toujours le comte par la cravate, d’une main crispée et convulsive. Il le lâcha enfin et recula de quelques pas en chancelant et en rugissant.

Maxence, à son tour, saisit Gerbault et l’entraîna vers le centre du salon.

« Voici des armes, dit-il en montrant les carabines qui gisaient sur la table ; et il y a des armes blanches à ces panoplies : les armes blanches ne font pas de bruit. »

Gerbault sauta comme une bête fauve sur la carabine Lefaucheux, sur les cartouches qui étaient auprès, la chargea, l’arma en un instant et fondit sur le comte.

Le tuer à distance : non ! il n’y pensa pas. On eût dit qu’il voulait user de son arme à feu comme d’un poignard, et fouiller, du bout du canon, le cœur de son ennemi.

« On entendra la détonation, on viendra, » dit froidement Maxence.

L’arme tomba des mains du baron, comme si ces paroles eussent été une douche jetée sur son aveugle fureur.

« Non, murmura-t-il, je ne te tuerai point ainsi : défends-toi.

— Jamais.

— Eh ! d’ailleurs, que m’importe ? tout ton sang laverait-il l’affront ? effacerait-il la souillure ? Ta mort, enfin, ferait-elle que ce qui a été ne soit point ? Je pourrais t’anéantir que cela ne satisferait à rien. Il me faut plus…, non seulement ta vie…, mais encore celle de… la femme…, de l’enfant… Puis la mienne après !

— Sortons, » dit le comte en entraînant Gerbault vers le parc.

Tous deux s’éloignèrent rapidement du château et gagnèrent, de l’autre côté des quinconces, une salle de verdure, celle-là même où, une heure auparavant, les amants se rappelaient, enivrés, leur premier regard coupable.

La marche et la fraîcheur de l’air firent tomber l’exaltation de Gerbault, arrêtèrent l’effervescence de son cerveau et l’ébullition de son sang. Soudain, toutes les colères, tous les appétits de vengeance qui se pressaient à la fois dans sa pensée en feu s’éteignirent. Il devint stupide comme s’il eût été terrassé d’un coup de massue sur la tête.

Les douleurs aiguës et subites ont de ces alternatives. À la fureur du premier moment succède l’anéantissement du second. La douleur, la vraie douleur, celle qui se traduit par des cris, des imprécations ou des larmes, vient après.

« Depuis que je prévois cette échéance de mon criminel bonheur, dit le comte, j’ai pensé aux conséquences. Tout ce que j’ai souhaité, c’est d’avoir le temps de vous faire entendre qu’il ne faudrait ni flétrir des cœurs purs, ni empoisonner des existences innocentes, ni donner en spectacle au monde le déshonneur et la ruine de nos deux familles : exécutez-moi donc sans scandale.

— Sans scandale ! sans scandale !… ainsi vous voudriez encore abriter votre infamie sous ma miséricorde…, sauver l’honneur de votre… maîtresse !… et laisser à votre fils le droit d’épouser sa sœur !

— Quand vous m’aurez tué, et faites vite maintenant. Faites vite ! car, le réveil venu, j’ai soif de la mort !… comme de l’expiation ou de l’oubli…, de l’enfer ou du néant. — Quand vous m’aurez tué, vous dis-je, une révolution se fera en vous. Le sang apaise. Et vous vous trouverez le courage et la raison d’un sage. Vous enverrez sans rien dire Fœdora et sa fille à cinq cents lieues de vous ! J’ai assuré leur existence.

— Encore une fois, je ne vous tuerai point. Battons-nous.

— Encore une fois, non !

— Alors ?

— Je serai le juge et l’exécuteur. Allez-vous-en, allez-vous-en à travers la campagne. Apaisez par la fatigue les bouillonnements de la colère humaine… Tout à l’heure…, à l’aube…, justice sera faite. On trouvera ici ou là mon cadavre. J’aurai péri par accident. »

Gerbault demeura un moment muet et absorbé par une délibération solennelle ; frappé d’effroi, inquiet comme le lion blessé à qui la vengeance échappe, épouvanté comme le juge qui vient d’envoyer une sentence au bourreau. Tout à coup :

« Oui !… et ils pleureraient ! s’écria-t-il ; et ils se rouleraient de désespoir… tous… et je les verrais, éperdus de douleur, se jeter sur le cadavre de leur époux et de leur père…, car vous avez une femme et des enfants, vous !… »

À cette pensée la poitrine de Gerbault se déchira, un cri rauque et sauvage s’en échappa ; puis des sanglots, des rugissements, tous les éclats du désespoir et de la rage. Enfin les larmes vinrent. Oui, devant l’homme qui l’avait épouvantablement trahi, Gerbault pleura !

Le comte… — Que pouvait-il dire ? que pouvait-il faire ? — Le comte laissa éclater cette explosion de douleur. Puis :

« Adieu, Gerbault, dit-il. À cette heure suprême, je ne sais rien ajouter ; il n’est point d’expression qui rende mes mortels regrets. Mais que nous parle-t-on du libre arbitre ?… L’homme est le jouet de ses passions. Voilà l’horrible vérité. Ainsi je vous ai fait le plus grand mal qu’un homme puisse faire à un autre, et cependant…, s’il est un Dieu là-haut, il sait que j’étais votre ami !… Quelle puissance railleuse gouverne nos destinées ?… Ô misère ! j’aurais donné ma vie pour sauver la vôtre, et je n’ai pu résister à ma passion… Adieu !… soyez miséricordieux… pour ceux qui vont survivre ! »

Le comte s’éloigna. Gerbault, toujours en proie à la crise aiguë du désespoir, demeura là, écrasé de malheur, criant et pleurant.


VIII

Combien de temps y demeura-t-il ? Et qui pourrait dire l’effondrement qui se faisait dans son âme et les alternatives qui s’y succédaient ?

Tantôt l’effervescence de la colère lui faisait trouver toutes les expiations insuffisantes, toutes les vengeances incomplètes. Tantôt, par l’excès même du désespoir, il se demandait à quoi bon du sang ?

Il se demandait à quoi bon du sang, et ce que la mort de Maxence et même celle de Fœdora, et même celle de l’enfant, changeraient à l’absolu de son malheur.


« Le sang lave les outrages, » lui criait la voix de la nature exaspérée.

« Le sang tache et ne lave rien, » lui répondait la raison révoltée, mais pourtant clairvoyante.

« Ce monstre, ton ami, ton frère, t’a déshonoré. »

« Il n’est au pouvoir d’aucun homme d’en déshonorer un autre. On ne déshonore que soi-même. C’est Maxence qui, en trahissant l’amitié, s’est déshonoré. »

« Oui, mais il t’a volé le cœur de ta femme que tu aimais comme une maîtresse adorée… »


Et soudain toutes les fureurs jalouses du sang et des nerfs le secouèrent et le tordirent. Il rugit pantelant comme une bête fauve.


« Puisque tu l’aimais ainsi, es-tu bien sûr que si elle eût été la femme d’un autre…, la sienne ! tu ne l’aurais pas désirée ? Il y a des femmes qui inspirent un noble et pur amour…, qui impriment le respect… comme la sienne… D’autres, le désir…, un désir fou, brutal, inextinguible…, comme Fœdora.

« Par son infamie, j’ai serré avec transport dans mes bras un enfant dont je n’étais pas le père… J’ai couvert de baisers le fruit d’un amour adultère…

« C’est horrible !… mais l’enfant est-il impur parce qu’il est né d’un commerce qui t’offense ? Est-il coupable ?… Si tu l’as aimé comme le tien, il t’aimait comme son père, lui, avec son petit cœur tendre et innocent.

« Et cette misérable femme qui t’ouvrait ses bras avec transport, et qui était à un autre !… et qui te mentait à toute heure… et qui, sans nul doute, te souhaitait la mort en t’embrassant !

« Ah ! certes !… frappe-la, étouffe-la, l’infâme !… mais pas avant d’avoir égorgé son corrupteur !… »


Et tout à coup une tentation le prit, soudaine et toute puissante : tuer Maxence, traîner son cadavre dans le château, jusqu’à la chambre où dormaient Fœdora et sa fille ; le jeter en travers du lit de l’épouse adultère, puis apporter, à l’entour de ce nid de serpents, de la paille, des fagots, du bois sec, et allumer un bûcher formidable.

L’incendie grandirait pendant le sommeil des gens, étoufferait les monstres avant qu’on eût donné l’alarme…

Et lui ?… lui, de la terrasse, assis sur ces mêmes balustres, accoudé dans cette même encoignure d’où, quelques heures auparavant, ravi, en extase, il écoutait chanter Fœdora, il regarderait les flammes s’élever…, sortir par les fenêtres, — dont les vitres voleraient en éclats, — lécher les murailles, gagner la toiture… Peut-être alors que Fœdora éperdue apparaîtrait au milieu d’un tourbillon de fumée, appelant au secours…, que l’enfant pousserait des cris déchirants en courant, çà et là, au milieu de l’incendie…

Il laisserait s’accomplir l’œuvre de vengeance, puis, le dernier râle entendu, à son tour il se précipiterait en hécatombe.


La lune était couchée ; les hautes murailles du château se profilaient en noir sur le ciel sombre. Gerbault, les yeux fixes, l’imagination enfiévrée, regardait et tremblait.

Quelle fascination éclairait pour lui cette masse d’ombre et la lui montrait flamboyante ? Quel tentateur lui soufflait à l’oreille : « Va…, la nuit s’avance… C’est l’heure…, cherche ton ennemi… »

Oh ! ces flammes !… il les voyait s’irradiant et sifflant tandis que les poutres craquaient, lançant des jets bleus, rouges, verts.

Et il haletait en tournant dans la salle de verdure.

Où était Maxence ?

Oh ! s’il eût été là !

Mais il était parti, mais il fallait le chercher…

Et pourquoi donc, alors, ne l’avoir pas tué quand il offrait sa poitrine et montrait les armes toutes prêtes ?

Pourquoi ?

Quelle puissance avait arrêté Gerbault pour lui crier, à l’heure même de la fureur aveugle, qu’on ne tuait pas un homme désarmé ?

Il sortit de la salle de verdure et erra dans le parc, décrivant à l’entour du château des lignes de circonvallation qui se rapprochaient peu à peu.

Où était Maxence ?

Oh ! s’il eût été là !…

Mais il était là.

Là, dans le château, car sa fenêtre était éclairée, — sa fenêtre seule parmi toutes les autres.

Tout dormait dans le repaire, hormis le loup. Un éclair passa dans les yeux de Gerbault : oh ! comme la tentation devint plus intense !

Mais : « Que fait-il en ce moment, le malheureux ? se demanda-t-il en se souvenant des dernières paroles de Maxence. — Son testament, peut-être… » Et tout à coup, était-ce le froid du matin ? — un frisson lui parcourut les membres. Prêt à s’élancer, il s’arrêta et fit quelques pas en arrière, s’appuya contre un arbre et demeura stupide, les yeux fixés sur cette fenêtre éclairée.

Trois heures sonnèrent, l’aube parut, le coq chanta, le ciel blanchit à l’orient…, la fenêtre de Maxence s’éteignit…

Grand Dieu ?

Je ne sais quelle terreur, quelle angoisse saisirent Gerbault qui pâlit et chancela. Le comte n’avait-il pas dit : « Le jour ne me reverra pas vivant ? »


IX

Il était là encore, ou non loin de là, sur un banc, abruti de douleur et de fatigue, brisé, demi-fou, lorsqu’un domestique, après l’avoir appelé plusieurs fois, lui heurta l’épaule.

« Monsieur ! — M. le comte est parti pour aller sur la falaise. Il m’a dit de rappeler à Monsieur le baron le pari fait hier au tir.

— Hein ?

— Et de le prier de prendre sur la table du grand salon la carabine Lefaucheux et le paquet de cartouches cachetées. »

Le baron sursauta. Ses yeux atones s’ouvrirent grands et hagards.

« Ah !… dit-il, le comte est ?…

— M. le comte est sur la falaise, » répondit le valet en s’inclinant.


Ainsi c’en était fait ! Ces simples paroles d’un domestique impassible venaient d’apprendre à Gerbault que la justice avait eu son cours.

Il se leva raide et, effaré, regarda autour de lui en se demandant s’il ne s’éveillait pas d’un horrible cauchemar ; puis il fut pris du besoin de s’enfuir, comme s’il eût été chargé du crime de Caïn ; enfin il rentra en possession de lui-même et de l’épouvantable vérité.

Il alla au salon, trouva sur la table, bien en vue, la carabine et le paquet cacheté. Il les prit et s’éloigna, sans rien dire, dans la direction de la mer.

Chemin faisant, il décacheta le paquet. Entre les cartouches il y avait une lettre, elle portait pour suscription :

« À Gerbault, avec prière de lire seulement après m’avoir trouvé. »


X

Splendide matinée ! Le soleil, sortant de la ligne d’horizon éblouissant comme le bouquet d’un feu d’artifice aux mille fusées, semblait éveiller la nature par l’allegro d’une fanfare. Tous les oiseaux chantaient, toutes les gouttes de rosée étincelaient, et, à travers les branches ensoleillées, bruissait la brise de mer aux capiteux parfums.

Gerbault marchait morne et fiévreux ; il aurait voulu ne point voir, ne pas entendre, ne pas sentir, il aurait voulu ne jamais arriver… Et pourtant… une invincible fascination l’attirait.

Le chemin creux, comme un long serpent, côtoyait les champs, les prés, les bouquets de bois ; il était bordé d’une double rangée de grands ormes au travers desquels passaient, de distance en distance, des rayons de soleil empourprés. Sur les talus grimpaient le lierre et les liserons, et fleurissaient les marguerites, les boutons d’or et les campanules… Sur la chaussée de sable humide, ça et là, on voyait les traces fraîches du passage des chevaux, des moutons et des bœufs, puis l’empreinte des sabots du bouvier. Tout à coup, Gerbault s’arrêta court devant celle d’un pied cambré et d’une botte fine.

« Il avait passé là. »

Gerbault reprit sa route, plus abattu, plus abasourdi par l’ivresse du malheur.

Bientôt le chemin creux rejoignit le niveau des terres, et les arbres qui le bordaient cessèrent. Un gazon fin et dru, semé de fleurettes naines qui couvraient l’espace environnant comme d’un tapis grisâtre, succéda aux herbes folles du talus et annonça le voisinage de la mer. Le chemin devint sentier et les falaises commencèrent.

Il monta, monta, sans reprendre haleine. En haut, à la crête des échancrures qui dominent la mer et se découpent à cru sur le ciel, là où jamais on ne s’avance, de peur que le sol évidé en dessous ne se dérobe, la lisière frangée de gazon semblait fraîchement effritée : quelques mottes étaient éboulées… Oh ! rien ! une touffe d’herbe, une poignée de thym : voilà tout !

« C’est là…, » se dit Gerbault tremblant.

Il s’avança, se pencha, et vit le comte en bas, mort, la carabine au poing et le crâne ouvert.

« Mon Dieu ! dit-il, je suis vengé… »

Ce fut son premier cri, son seul cri. Puis, anéanti, il s’assit dans un pli de falaise et ouvrit la lettre de Maxence.


« N’est-ce pas, Gerbault, disait celui-ci, qu’en face de la mort les proportions des offenses et les rapports des choses changent ? De quelle soif de vengeance n’étais-tu pas altéré ? Toutes les hécatombes que tu pouvais rêver n’étaient rien ; il te fallait plus que le possible. Eh bien ! voici cette poussière qui, vivante, t’a si mortellement outragé ! Où est l’outrage ? et que te faut-il encore !

« Tu cherches et ne trouves qu’un irréparable malheur. Tu t’interroges, et, loin de souhaiter d’autres victimes expiatoires, je te vois en face de mon cadavre reculer épouvanté. C’est qu’au-devant de la mort et de l’éternité, — ou du néant, — les plus terribles passions s’évanouissent… Que sont-elles ?… et que sommes-nous ?

« Écoute ! car à cette heure je le sens, — je le sais ! — la haine et la colère s’éteignent et laissent parler en toi la surhumaine impartialité. Écoute… : l’ignorance des innocents doit être sacrée.

« Sois assez grand pour ne pas livrer l’honneur de deux familles à la malignité publique. Songe que je suis mort sans dire un adieu à personne…, ni à une épouse admirable…, ni à deux fils adorés, ni… à elle !… Et, cela, c’était bien plus difficile que de m’envoyer une balle dans la tête au bord d’un précipice.

« Eh bien ! retourne au château, et raconte comment, en tirant une mouette, le pied m’a manqué ; comment je me suis brisé le crâne en tombant. Et… quand tu les verras… tous… pleurer…, crier…, se tordre…, détourne-toi sans me trahir !

« Adieu ! »


Gerbault laissa tomber la lettre sur ses genoux, accablé, abruti, ne sachant plus s’il devenait fou et si c’était son imagination déchaînée qui roulait dans ces abîmes du vertige, ou bien si vraiment de telles choses arrivaient, à des hommes, sur la terre ?

Mais le corps de Maxence était là, rompu, défiguré : Du haut de la falaise, Gerbault le voyait. C’était donc vrai ?

Une sorte de fascination cruelle rivait ses yeux atones à ce cadavre. Se repaissait-il de vengeance ? S’excitait-il à la pitié ? Demeurait-il glacé d’épouvante, en face du rictus de son ennemi mort ?

Ou bien, mesurant les proportions de nos passions éphémères avec l’éternité, sondait-il les mystères de « par delà » en redisant le monologue d’Hamlet.

Il relut la lettre et retomba dans une

absorption profonde, semblant interroger le mort, puis s’interroger lui-même

. . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Et le soleil montait à l’horizon, et l’on entendait s’accentuant davantage, d’instant en instant, les mille bruits de la vie…, et, tout à l’heure, un pâtre ou un voyageur passant sur le sommet de la falaise, ou des pêcheurs s’aventurant au travers des récifs pour chercher des coquillages, allaient voir — en bas le cadavre du comte ; — en haut, lui, Gerbault, sinistre, hagard.

Il fallait prendre un parti. L’inexorable nécessité commandait… — Et quoi faire ?… et quoi dire ?… et quoi feindre ?…

Une fois encore il relut les dernières lignes de la lettre de Maxence :


« … Retourne au château, et raconte comment, en tirant une mouette, le pied m’a manqué ; comment je me suis brisé le crâne en tombant… Et… quand tu les verras tous pleurer…, crier…, se tordre…, détourne-toi sans me trahir ! »

« Non !… se dit-il enfin !… ce que tu me demandes, Maxence, est au-dessus des forces humaines. — Et la passion donc ?… et les nerfs ? et le sang ?… les comptes-tu pour rien, toi qu’ils ont conduit au crime de Judas ? — Ou bien, parce que je ne t’ai pas volé ta femme, moi…, me prends-tu pour une statue ?… parce que tu ne m’as plus laissé ici-bas rien à aimer, rien à estimer, rien à croire, me penses-tu hors de l’humanité ? au-dessus… ou au-dessous ?… Retourner… là-bas… leur dire… et les voir ?… les entendre ?… non ! non ! non ! Vivre désespéré, mais silencieux et résigné ? Ah ! c’est trop !… trop me demander, Maxence !… Mais, attends… Les morts, eux, sont de marbre, et gardent les secrets… Le premier passant fera ce que tu osais espérer de moi ! »

Gerbault se leva, regarda aux alentours pour bien s’assurer que nul ne le voyait, s’avança au bord de la falaise, sentit sous son poids la terre fléchissante, arma sa carabine, lâcha la détente en frappant du pied… et roula près du comte.

« C’est un horrible accident, disait-on partout, le lendemain, — un affreux désastre ! Ils ont péri tous deux, l’un voulant sauver l’autre : le comte le premier, le baron ensuite… Ah ! c’étaient deux amis, ceux-là ![1] »

  1. Cette nouvelle a paru en feuilletons, en septembre 1869.