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Œuvres de François Fabié - Tome 2/Portraits de Famille

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Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1892-1904 : Vers la maison. Par les vieux cheminsp. 41-49).

PORTRAIT DE FAMILLE


COMME elle était remplie alors et bourdonnante,
Notre chère maison ! — Des aïeuls encor verts,
Un parrain gai conteur, charme de nos hivers,
Notre père si vif à la voix claironnante.
Notre mère si douce, et dont, après seize ans,
Je sens encor sur moi les regards caressants ;
Nous quatre — deux garçons et deux filles — espiègles
Lâchés dans la forêt, dans les prés, dans les seigles,
Joueurs et dénicheurs et pécheurs enragés
Et que longtemps après rien n’avait corrigés…

De plus, un grand valet de labour, la servante,
Le vacher, — sans compter plus d’un oisif malin
Qu’attirait la scierie en branle ou le moulin ;
Oh ! que notre maison était pleine et vivante !


I



Je ne me souviens plus beaucoup de notre aïeul,
Homme étrange, tantôt facétieux, bizarre,
Capable d’égayer un mort dans son linceul ;
Et d’autres fois de rire et de discours avare,
— Un peu sorcier, un peu prophète, et parlant seul.
J’avais six ans quand il mourut, et rien ne reste
En moi de son esprit ni de sa mine agreste.

II


Mère-grand, qui lui survécut quinze ou seize ans,
Mais ne revint jamais s’asseoir à notre table,
M’apprenait des chansons et des contes plaisants,
Le soir, dans sa chambrette, au-dessus de l’étable


D’où montaient des rumeurs et des souffles puissants.
Elle se souvenait du Roi, de Robespierre,
De la Peur, — temps affreux où seigneurs et curés
Étaient traqués ainsi que loups par les fourrés,
Tandis que les châteaux s’écroulaient pierre à pierre,
Ou flambaient, éclairant les bois et la bruyère,
Sous la torche ou le soc des gueux exaspérés…
— Puis c’était Bonaparte et des guerres ! des guerres !…
Tous les hommes partis pour Vienne ou pour Moscou,
Sauf les infirmes et les vieillards — et les mères !
Les mères à qui l’on annonçait tout à coup
Que leur fils était mort dans un jour de victoire,
Et qu’il fallait encor reprendre dans l’armoire
Le grand voile de crêpe et l’ample mante noire…
Ah ! certes, ce n’est pas ta faute, Grand’Maman,
je n’écris poème épique ni roman !


III



Voici l’oncle Joseph, le Gaulois, le poète,
L’étourdissant conteur, le vieux garçon joyeux,
Une âme d’inventeur, un gosier d’alouette,
Et tout le ciel et tout le rire dans ses yeux !
Ah ! comme il nous aimait ! et comme l’allégresse
Au seul son de sa voix entrait à la maison !


Comme on escaladait, pour avoir sa caresse,
Son genou qui toujours rythmait quelque chanson !
Quels récits, quels exploits de pêches et de chasses,
À nous tenir béants des heures ! sans compter
Que son gousset tout large ouvert faisait tinter
Toujours de beaux sous neufs sous nos ongles rapaces,
Et sa montre, machine énorme où bien souvent
Je crus voir la prison d’un animal vivant…
— Ah ! que sont devenus cette verve et ce rire ?
Et ce que tu contais, que ne sais-je l’écrire !

IV


Notre père, aussi gai que lui d’abord, comprit
De bonne heure que c’est un luxe que l’esprit,
Les farces, les bons mots, les chansons éternelles.
Il prit la hache et, dans les forêts maternelles,
— Si grêle et si petit pourtant, mais plus têtu
due le pic rouge et vert dont le grand bec pointu
Marquait les hêtres murs que l’on pouvait abattre, —
II travailla pendant quarante ans pour nous quatre,
Et des éclats de bois dur volant dans les houx
Fit autant de morceaux de pain tendre pour nous…
Et quelle activité nerveuse et trépidante,
Dès avant l’aube, avec des rages contre ceux


Que retient le sommeil dans ses bras paresseux !
Il allait, la voix forte, impérieuse, ardente,
Distribuant à tous leur tâche au bois, aux prés,
Faisant sonner le sol de ses sabots ferrés,
Et par les vieux chemins monologuant sans trêve
Et tout haut, comme pour faire sa part au rêve…
Et je dus à ce grand labeur, moi, songe-creux,
Les livres dont je fus de bonne heure amoureux ;
Je pris à ses forêts, avec un peu de sève,
Les frais gazouillements des sources et des nids
Et le rythme des vents dans les chênes jaunis,
Un peu semblable au bruit des vagues sur la grève…
Sois à jamais béni, mon père ! Je te dois
D’avoir appris à lire et de chérir nos bois.


V



Je t’aperçois aussi dans la maison muette,
Toi qui, plus que les bois encor, me fis poète,
O ma Mère ! et je sens mes regards se mouiller,
Et je voudrais en te nommant m’agenouiller ;
Car je ne t’ai jamais assez aimée, ô sainte !
Je n’ai jamais assez compris, assez payé
De tendresse et de soins ton cœur crucifié.
Et je n’étais pas là lorsque tu t’es éteinte ;


Je n’ai pu recueillir ni ton suprême vœu
Ni ton dernier regard avant d’aller à Dieu.
Que dis-je ? Je n’ai pas même une pauvre image
À mettre sur le mur où mon regard souvent
Te cherche en vain entre mon père et mon enfant.
Mais en moi, tout au fond de moi, toujours surnage
Ta face auguste où l’âme était visible aux yeux,
Comme en la source claire une lueur des cieux.
Et je te vois partout, vivre comme l’abeille,
Reine à la basse-cour le matin et le soir,
Et meunière au moulin, et laveuse au lavoir,
Et fileuse au foyer durant la longue veille,
Et le Dimanche, heureuse, en extase, à genoux
Dans la petite église où tu priais pour nous…
Ô mère à qui revient le meilleur de moi-même.
Veille sur moi toujours et sur tous ceux que j’aime !

VI


Et toi, qui de la race avais tout hérité,
Sauf le rêve, esprit fait de joie et de clarté,
Frère qui maniais la charrue et la hache,
Ainsi que de tout temps avaient fait nos aïeux,
Continuant au même endroit la même tâche,
Et, plus expert, faisant plus vite et faisant mieux ;


T’élevant d’un degré par le sens et le verbe,
Conduisant ton village à des destins nouveaux,
Puis tombant tout à coup sous l’invisible faux
Qui couche les plus forts avant l’heure dans l’herbe,
Et met le moissonneur en croix sur une gerbe…
Elle est pleine de toi, notre vieille maison ;
J’y retrouve partout ton rire et ta chanson
Et ta parole vive et ta main diligente ;
— Et même, dans un coin de la chambre indigente
Où nous avions vécu, les cœurs à l’unisson,
Tant de jours radieux d’une enfance bénie.
Et d’où tu m’appelas en vain dans l’agonie, —
Il me semble revoir ton profil dessiné
Par la lueur du cierge au mur badigeonné,
Ton fin profil, rigide et cependant fragile.
Tel qu’une heure la Mort le fixe en notre argile
Avant que le linceul dérobe sous ses plis
Nos pauvres yeux éteints et nos traits abolis.

VII


Quoi ! ce n’était donc pas assez dans ma demeure
De ces pâles portraits de mes défunts aimés ?
Et fallait-il encor, sur ces murs enfumés,
Placer le tien, petite sœur en hâte, à l’heure

Où ce livre de vers que je comptais t’offrir
Allait avec nos bois s’animer et fleurir,
Pleurer et sangloter et, dans toutes ses pages.
Évoquer pour nous deux tant de chères images !…
O ma douce martyre ! Après quinze ans de croix,
De tourments sans répit, quelquefois sans mesure,
Quand l’air tiédit encor sur nos plateaux si froids,
Que le seigle verdit, que l’horizon s’azure,
Que tout renaît, que tout va d’un élan joyeux
Lancer l'Alléluia pascal jusques aux cieux,
Tu livres au tombeau, — sillon d’où monte l’âme
Vers Dieu qui nous la donne un temps, puis la réclame,
Ton pauvre corps usé par l’humaine douleur
Et qui ne peut plus rien que nourrir quelque fleur…

Et cependant, là-bas, dans son humble vallée,
La maison paternelle un peu plus désolée
Sent encor s’épaissir son silence et son deuil,
La cendre à son foyer et la mousse à son seuil.
Et moi qui t’y berçai jadis, quand dans tes langes
Tu gazouillais — mignonne — et souriais aux anges ;
Moi qui, malgré la vie amère et ses exils,
Et tant d’hivers nous éloignant des clairs avrils
Où notre toit chantait comme un nid de mésanges,
Nourrissais l’espérance invincible qu’un soir
Près de l’âtre désert nous irions nous asseoir,
Et, dans le souvenir de ceux qui nous aimèrent,
Rallumant le foyer que leurs mains allumèrent,
Petits vieux grelottants, attristés, — mais unis, —

Nous vivrions près d’eux consolés et bénis,
J’y retournerai seul désormais, pour une heure,
— Aux jours las et voilés de l’arrière-saison,
Furtif, quand le soleil décline à l’horizon.
Que la feuille jaunit au bois où l’autan pleure,
Pleurer ma maisonnée, hélas ! et ma maison !