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Œuvres de François Fabié - Tome 3/Temps légendaires

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Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 84-88).
TEMPS LEGENDAIRES



Palestro, Magenta, Solférino, — la Gloire !…
          Oui, c’était encore le temps
Où nous faisions grande figure dans l’histoire ;
          Et ceux qui n’ont pas cinquante ans
Ne connaîtront jamais (hélas ! d’être prophète
          Sur ce point n’est que trop aisé)
De printemps si joyeux et si vraiment en fête,
          — Quoique de sang trop arrosé.
Avril faisait fleurir aux talus les pervenches
          Et nos soldats sur les chemins ;

Et l’on allait cueillir les unes, les dimanches ;
          On serrait aux autres les mains.
Que de chants dans les bourgs, au passage des villes !
          Que de pleurs, mais vite essuyés,
Aux cils des amoureux et dans les yeux fébriles
          Des bons grognards estropiés,
Survivants d’Austerlitz ou de mil huit cent douze,
          Ou seulement de Waterloo,
Qui sentaient remuer encore sous la blouse,
          La limousine ou le sarrau,
Leurs vieux cœurs au seul bruit d’une guerre à l’Autriche,
          Que feraient leurs petits-neveux,
Sous un Napoléon… alors qu’eux sur la friche
          Ils mèneraient paître les bœufs !…





Ce torrent de soldats s’écoula sur les routes
          Qui vont vers le soleil levant.
Un silence se fit, gros d’angoisse et de doutes.
          Puis soudain un cri triomphant :

Nous étions vainqueurs ! — Ah ! la galopade folle
          Qui chaque jour, matin et soir,
Nous ruait, écoliers échappés de l’école,
          Vers un vieux mur, lépreux et noir,
Où sur beau papier blanc s'étalaient toutes fraîches
          Et de fort loin tirant les yeux,
Étranges floraisons de la nuit, les dépêches
          Qui nous disaient victorieux…
Magenta… Mac-Mahon… Notre antique furie
          Reprenant là-bas son essor…
Des mots sanglants avec des chiffres de tuerie,
          Mais que la Gloire sablait d’or…
Enfin, Solférino : le canon et l’orage
          Tonnant, tuant à l’unisson,
Longuement… Et la Mort, contente de l’ouvrage,
          Dormant enfin sur sa moisson…

Mais pour nous tout cela — cris, affres, agonies
          De tant de milliers de mourants,
Et répercussion d’angoisses infinies
          Au cœur de milliers de parents —
N’était qu’un pâle envers d’un triomphe superbe
          Que tout ce sang rendait plus beau.

Comme les fleurs de pourpre embellissent la gerbe,
          Et les balafres, le drapeau.
Et les champs de carnage étaient loin, et si proches,
          Au cœur de l’étroite cité,
Les fêtes, les appels des tambours et des cloches,
          Le Te Deum dix fois chanté…
Et, dans ces nuits de juin, si claires et si calmes.
          Tant de feux de joie éclataient
Sur l’esplanade, au pied du clocher, sous les palmes
          Des ormes qui d’orgueil chantaient !…





Ensuite, le retour des vainqueurs, bruns de hâle,
          Maigres, poudreux, mais si vibrants.
Il en manquait, — mais dans leur marche triomphale
          Ils serraient encore les rangs.
Et quand ils atteignaient, un par un, le village,
          Le hameau, le mas isolé,
Et que de l’aire-sol, les hélant au passage,
          Les gens qui dépiquaient le blé

À la cruche de grès les invitaient à boire,
          Après les rustiques saluts,
Ce qu’ils buvaient, face au soleil, c’était la Gloire,
          Un vieux vin que nous n’aimons plus.
S’il y tombait parfois quelques larmes de mères.
         Ou de promise atteinte au cœur,
Dieu les comptait ; et, pour les rendre moins amères
         Y mêlait celles du vainqueur.