Œuvres de Henri Heine (Bibliopolis)/Poèmes et chants/Le Livre des Chants

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LE LIVRE DES CHANTS


LE LIVRE DES CHANTS




PRÉLUDE[1]

C’est l’antique forêt aux enchantements ! On y respire la senteur des fleurs du tilleul ! Le merveilleux éclat de la lune remplit mon cœur de délices.

J’allais, et, comme j’avançais, il se fit quelque bruit dans l’air : c’est le rossignol qui chante d’amour et de tourments d’amour.

Il chante l’amour et ses peines, et ses larmes et ses sourires ; il jubile si tristement, il se lamente si gaîment que mes rêves oubliés s’éveillent !

J’allais, et, comme j’avançais, je vis se dresser devant moi, dans une clairière, un grand château à la haute toiture.

Les fenêtres étaient closes, et tout, à l’entour, était empreint de deuil et de tristesse ; on eût dit que la mort taciturne habitait dans ces tristes murs.

Devant la porte était un sphinx, un être à la fois effrayant et délicieux : le corps et les pattes d’un lion, la tête et les seins d’une femme.

Une belle femme ! Son regard exprimait de sauvages désirs ; un sourire prometteur arquait ses lèvres muettes.

Le rossignol chantait si délicieusement ! Je ne pus résister, et dès que j’eus baisé cette bouche charmante, je me sentis pris dans le charme.

La figure de marbre devint vivante. La pierre se mit à soupirer. Avec une soif dévorante, elle aspira la flamme de mon baiser.

Elle aspira presque le dernier souffle de ma vie, et enfin, haletante de volupté, elle étreignit et déchira mon pauvre corps avec ses griffes de lion.

Délicieux martyre et douleur enivrante ! Souffrance et plaisir infinis ! Tandis que le baiser m’enchante, les griffes me déchirent cruellement.

Le rossignol chanta : « Ô beau sphinx ! Ô amour ! Pourquoi mêles-tu les tourments de la mort à toutes tes félicités ?

« Ô beau sphinx ! Ô amour ! Révèle-moi cette énigme fatale ! Moi, j’y réfléchis déjà depuis près de mille ans. »

  1. Écrit en février 1839 pour la troisième édition allemande du Livre des Chants. (Note des éditeurs)