Œuvres de La Rochefoucauld/VI.
VI.
Ces mauvais succès obligèrent Monsieur le Prince de se retirer à Agen, dont les cabales et les divisions lui firent bientôt connaître que cette ville ne demeurerait dans son parti qu’autant qu’elle y serait retenue par sa présence ou par une forte garnison. Ce fut pour s’en assurer par ce dernier moyen qu’il résolut d’y faire entrer le régiment d’infanterie de Conti et de le rendre maître d’une porte de la ville. À l’heure même, les bourgeois prirent les armes et firent des barricades. Monsieur le Prince, en étant averti, monta à cheval pour empêcher la sédition par sa présence et pour demeurer maître de la porte de Grave, jusqu’à ce que le régiment de Conti s’en fût emparé ; mais l’arrivée des troupes augmenta le désordre, au lieu de l’apaiser. Elles entrèrent et firent halte dans la première rue, et bien que Monsieur le Prince et M. le prince de Conti et tous les officiers généraux voulussent apaiser le peuple, ils ne purent empêcher que toutes les rues ne fussent barricadées en un instant. Les bourgeois néanmoins conservèrent toujours du respect pour Monsieur le Prince et pour les officiers généraux ; mais la rumeur augmentait dans tous les lieux où ils n’étaient point. Les choses ne pouvaient plus demeurer en cet état ; les troupes, comme je l’ai dit, tenaient la porte de Grave et la moitié de la rue qui y aboutit ; le peuple était sous les armes ; toutes les rues barricadées, et des corps de garde partout ; la nuit approchait, qui aurait augmenté le désordre, et Monsieur le Prince se voyait réduit à sortir honteusement de la ville, ou à la faire piller ou brûler. L’un ou l’autre de ces partis ruinait également ses affaires ; car, s’il quittait Agen, les troupes du Roi y allaient être reçues, et, s’il le brûlait, ce traitement soulevait contre lui toute la province, dont les plus considérables villes tenaient encore son parti. Ces raisons le portèrent à désirer quelque accommodement qui sauvât son autorité en apparence, et qui lui servît de prétexte de pardonner au peuple. Le duc de la Rochefoucauld parla aux principaux bourgeois, et les disposa d’aller à l’Hôtel de Ville pour députer quelqu’un d’entre eux vers Monsieur le Prince, pour lui demander pardon et le supplier de venir à l’assemblée leur prescrire les moyens de lui conserver Agen dans la soumission et la fidélité qu’ils avaient jurée. Monsieur le Prince y alla et leur dit que son intention avait toujours été de leur laisser la liberté toute entière, et que les troupes n’étaient entrées que pour soulager les bourgeois dans la ville ; mais, puisqu’ils ne le désiraient pas, il consentait de les faire sortir, pourvu que la ville fît un régiment d’infanterie à ses dépens, dont il nommerait les officiers. On accepta facilement ces conditions. On défit les barricades, les troupes sortirent, et la ville fut tranquille et soumise en apparence, comme avant la sédition. Quoique Monsieur le Prince ne pût se fier à une obéissance si suspecte, il fit néanmoins quelque séjour àAgen, pour remettre la ville en son état ordinaire.
En ce même temps, il reçut des nouvelles que l’armée de Flandres, commandée par le duc de Nemours, et les troupes de M. le duc d’Orléans, commandées par le duc de Beaufort, s’étaient jointes et marchaient vers la rivière de Loire. Il eut la joie de voir au milieu de la France une armée d’Espagne, qu’il avait si longtemps attendue, et qui pouvait secourir Mourond, ou venir le joindre en Guyenne ; mais cette joie fut mêlée d’inquiétudes : il sut que la division et l’aigreur des ducs de Nemours et de Beaufort étaient venues à une extrémité très dangereuse ; ils ne pouvaient compatir ensemble, et leurs forces séparées n’étaient pas suffisantes pour tenir la campagne devant l’armée du Roi, commandée par M. de Turenne et par le maréchal d’Hocquincourt ; elle était encore fortifiée des troupes que le Cardinal avait amenées d’Allemagne et du voisinage de la cour.
Les ordres que Monsieur le Prince avait donnés au duc de Nemours étaient de passer la rivière de Loire pour secourir Mourond, et de marcher aussitôt vers la Guyenne. Le duc de Beaufort en recevait de tout contraires de M. le duc d’Orléans, qui ne pouvait consentir que l’armée s’éloignât de Paris, et qui appréhendait que le peuple ou le Parlement ne changeassent de sentiment lorsqu’ils verraient l’armée de M. de Nemours passer en Guyenne, et celle du Roi demeurer dans leur voisinage. Le coadjuteur de Paris, qui avait alors plus de part que nul autre à la confiance de M. le duc d’Orléans, et qui voulait se faire cardinal, augmentait encore ses craintes et ses irrésolutions. Il insistait à retenir l’armée au deçà de la rivière de Loire, non-seulement pour la rendre inutile à Monsieur le Prince, de qui il était ennemi, mais aussi pour faire voir à la cour qu’il était le maître absolu de la conduite de Monsieur, et qu’il pouvait avancer ou retarder les progrès de l’armée, selon qu’il conviendrait à ses intérêts particuliers.
D’autre côté, M. de Chavigny écrivit plusieurs fois à Monsieur le Prince, pour le presser de quitter la Guyenne, et de se rendre à l’armée, où sa présence était absolument nécessaire. Il lui représentait que, si elle venait à se détruire, toutes ses ressources étaient perdues, et que, si au contraire il faisait des progrès dans le Royaume à la vue du Roi, il rétablirait, en un moment, non-seulement la Guyenne, mais tout le reste de son parti. Ce n’étaient pas là les seules raisons de M. de Chavigny ; il avait des desseins bien plus relevés : il prétendait gouverner Monsieur en lui faisant connaître qu’il gouvernait Monsieur le Prince, et s’assurait aussi de se rendre maître de la conduite de Monsieur le Prince en lui faisant voir qu’il l’était de celle de Monsieur. Ses projets allaient encore plus loin : dès le commencement de la guerre, il avait pris des mesures pour être négociateur de la paix des Princes, et s’était uni avec le duc de Rohan, croyant qu’il lui pouvait être également utile auprès de Monsieur et auprès de Monsieur le Prince ; il croyait aussi avoir pris toutes les précautions nécessaires vers le Cardinal, par le moyen de M. de Fabert, gouverneur de Sedan ; et comme il ne mettait point de bornes à son ambition et à ses espérances, il ne douta point qu’en faisant la paix particulière, il ne fût choisi pour aller avec le Cardinal conclure la générale. Il crut aussi qu’en se servant de la considération que Monsieur le Prince lui pouvait donner parmi les Espagnols, il aurait tout le mérite des bons succès, et que le Cardinal, au contraire, serait chargé de la honte et du blâme des mauvais événements, et qu’ainsi il rentrerait dans les affaires, ou avec la gloire d’avoir fait la paix, ou avec l’avantage d’avoir fait connaître que le Cardinal l’aurait rompue. Monsieur le Prince se laissa persuader facilement à ce voyage par les raisons que lui avait écrites M. de Chavigny ; mais le principal motif qui l’y porta fut l’impatience de quitter la Guyenne, dans un temps où le petit nombre et la faiblesse de ses troupes l’obligeaient sans cesse à lâcher le pied devant le comte d’Harcourt. En effet, la guerre se soutenait alors dans la Guyenne par la seule vigilance et la réputation de Monsieur le Prince, et le comte d’Harcourt avait déjà rétabli, par sa conduite et par sa fortune, tout le désavantage que la défaite du marquis de Saint-Luc, à Miradoux, avait apporté aux armes du Roi. Le siège de Miradoux était levé ; les gardes de Monsieur le Prince et trois ou quatre cents chevaux avaient été pris dans leurs quartiers au Pergam ; et Monsieur le Prince lui-même, avec le reste de ses troupes, avait été contraint de quitter Staffort, de repasser la Garonne à Boüé, et de se retirer à Agen, comme j’ai dit. Ce fut en ce lieu-là où il communiqua le dessein du voyage de Paris au duc de la Rochefoucauld et au comte de Marchin. L’un et l’autre lui représentèrent également ce qu’il y avait sujet d’en craindre et d’en espérer ; pas un ne lui voulut donner de conseil, mais tous deux lui demandèrent instamment de l’accompagner. Il choisit le duc de la Rochefoucauld, et laissa le comte de Marchin auprès du prince de Conti, se reposant entièrement sur lui du soin de maintenir son parti en Guyenne, et de conserver Bourdeaux, parmi les divisions qu’on avait fomentées dans tous les ordres de la ville, où les affaires étaient en l’état que je vais dire.
Le peuple y était divisé en deux cabales : les riches bourgeois en composaient une, dont les sentiments étaient de maintenir l’autorité de leur magistrat, et de se rendre si puissants et si nécessaires, que Monsieur le Prince les considérât comme ceux qui pouvaient le plus contribuer à sa conservation ; l’autre cabale était formée par les moins riches et les plus séditieux, qui, s’étant assemblés plusieurs fois par hasard en un lieu proche du château de Hâ, nommé l’Ormée, en retinrent depuis le nom. Le Parlement, de son côté, n’était pas moins partagé que le peuple. Ceux de ce corps qui étaient contre la cour s’étaient aussi divisés en deux factions : l’une s’appelait la grande Fronde, et l’autre la petite Fronde ; et, bien que toutes deux s’accordassent à favoriser les intérêts de Monsieur le Prince, chacune cherchait avec ardeur de s’établir près de lui, à l’exclusion de l’autre. Au commencement, l’armée avait été unie avec l’une et l’autre Fronde, et s’en était plusieurs fois séparée, selon les divers intérêts qui ont accoutumé de faire agir les gens de cette sorte, lorsque M. le prince de Conti et Mme de Longueville, s’étant malheureusement divisés, augmentèrent à un tel point le crédit et l’insolence de cette faction pour se l’attacher, qu’ils avancèrent la perte de leur parti, en désespérant le Parlement et la meilleure partie du peuple, et en donnant lieu à plusieurs conjurations et à toutes les autres intelligences de la cour, qui ont enfin soustrait Bourdeaux au parti de Monsieur le Prince.
Je ne parlerai qu’en passant des sujets qui ont causé tant de désordres, et dirai seulement, sans entrer dans le particulier de beaucoup de choses qui ne se peuvent écrire, que M. le prince de Conti, s’étant laissé persuader par ses gens, gagnés par le cardinal Mazarin, de rompre ouvertement avec Mme de Longueville sur des prétextes que la bienséance et l’intérêt du sang lui devaient faire cacher, ils fomentèrent, en haine l’un de l’autre, la fureur de l’armée, et sacrifièrent, en tant de rencontres, les plus grands avantages du parti à leurs passions et à leur aigreur particulière, qu’au lieu d’établir leur autorité, et de se rendre par là nécessaires à Monsieur le Prince, comme chacun d’eux en avait le dessein, ils donnèrent cours aux désordres et aux séditions du peuple, qui furent si près de les envelopper, et qui les réduisirent enfin à la nécessité d’abandonner Monsieur le Prince et de recevoir toutes les conditions que le Cardinal voulut leur imposer.
Le duc de la Rochefoucauld, qui était persuadé, par plusieurs expériences, que leur commune grandeur dépendait de leur union, s’était trouvé plus en état que personne de la maintenir entre eux depuis la guerre de Paris ; mais alors Mme de Longueville crut mieux trouver ses avantages en changeant ce plan, et il arriva néanmoins que les moyens dont elle se servit pour en venir à bout la brouillèrent avec Messieurs ses frères.
M. le prince de Conti était porté à la paix, par l’ennui et par la lassitude qu’il avait d’une guerre où il ne s’était engagé que pour plaire à Madame sa sœur, et dont il se repentit aussitôt qu’il fut mal avec elle. Il allégua depuis, pour se justifier, que Monsieur son frère, après lui avoir donné un écrit par lequel il lui promettait de ne point traiter sans lui faire obtenir le gouvernement de Provence, s’était entièrement relâché sur ses intérêts ; mais la véritable cause de son détachement fut cette animosité contre Madame sa sœur, dont je viens de parler, et qui le jetait dans un emportement de colère et de jalousie contre elle, plus excusable à un amant qu’à un frère. D’autre côté, Monsieur le Prince, encore qu’il parlât moins que lui des sentiments de Mme de Longueville et de sa conduite, n’en était pas, dans son cœur, plus avantageusement persuadé ; il savait ce que l’engagement qu’elle avait eu avec le duc de Nemours avait pensé produire contre les intérêts du parti, et il craignait qu’elle ne fût capable de prendre de nouvelles liaisons qui pourraient peut-être causer encore de plus grands désordres.
Ce qui augmentait l’embarras où se trouvait alors Mme de Longueville, c’est qu’elle ne croyait pas se pouvoir réconcilier avec son mari, par les mauvais offices qu’on lui avait rendus auprès de lui, et par l’impression qu’il avait qu’elle n’eût trop de part à cette guerre. Elle avait aussi tenté inutilement de se raccommoder avec la cour, par Mme la princesse Palatine. Ainsi, se voyant également ruinée de tous les côtés, elle avait été contrainte de chercher, pour dernière ressource, l’appui de l’armée, et de s’efforcer de rendre cette faction si puissante qu’elle pût s’en servir pour se donner une nouvelle considération envers Monsieur le Prince ou envers la cour. Au contraire, M. le prince de Conti, pour satisfaire sa vengeance, ne songeait qu’à ruiner le crédit de Madame sa sœur parmi les plus considérables de cette même faction, pour se les acquérir, en leur permettant toutes sortes d’excès. Monsieur le Prince, prévoyant ce qu’une si grande opposition de sentiments allait produire dans son parti, et jugeant bien que l’aigreur et la division augmenteraient encore par son éloignement, avait laissé le comte de Marchin, comme j’ai dit, pour remédier, autant qu’il pourrait, à de si grands désordres ou en empêcher les suites ; et, après avoir réglé, avec lui et avec M. Lesnet, ce qui regardait l’armée de Guyenne, les cabales de Bourdeaux et celles de sa famille, il laissa M. le prince de Conti à Agen, et, en lui donnant le titre du commandement, il le pria de suivre les avis du comte de Marchin et de M. Lesnet. Il témoigna aussi, en apparence, beaucoup de confiance au président Viole ; mais, en effet, il ne croyait laisser personne à Bourdeaux qui fût véritablement dans ses intérêts, que les deux que je viens de nommer. Les affaires étant en cet état, il se prépara à partir d’Agen, pour aller joindre l’armée de M. de Nemours. Ce voyage était fort long, et plein de tant de difficultés, qu’on ne pouvait vraisemblablement se promettre de les surmonter. Le comte d’Harcourt était près d’Agen ; il y avait dans la ville trop de gens gagnés de la cour pour ne donner pas avis du départ de Monsieur le Prince ; ceux même de son parti avaient soupçonné son voyage, et le bruit en avait couru avant qu’il fût résolu. Le chemin était de près de six-vingts lieues, qu’il fallait faire sur les mêmes chevaux. Le comte d’Harcourt pouvait, non-seulement le faire suivre par des partis, mais encore donner avis à la cour de sa marche par des courriers, et mander aux villes et aux garnisons de s’opposer à son passage. De plus, il ne pouvait confier cette affaire à beaucoup de gens, et un petit nombre ne suffisait pas pour sa sûreté ; il fallait encore persuader à tout le monde qu’il allait à Bourdeaux, et empêcher les officiers de le suivre, sous des prétextes qui ne leur fissent rien imaginer de son dessein. Pour cet effet, il fit demeurer M. le prince de Conti à Agen, et, feignant de vouloir aller à Bourdeaux pour deux ou trois jours seulement, il donna ordre à tous les officiers et à tous les volontaires de l’attendre à Agen, auprès de Monsieur son frère.
Monsieur le Prince partit d’Agen, le jour des Rameaux, à midi, avec le duc de la Rochefoucauld, le prince de Marcillac, le comte de Guitaut, Chavaignac, Gourville, et un valet de chambre. Le marquis de Lévy l’attendait avec des chevaux à Lanquais, maison du duc de Bouillon, où était Bercenet, capitaine des gardes du duc de la Rochefoucauld, qui fut aussi du voyage ; et, comme le marquis de Lévy avait un passe-port du comte d’Harcourt, pour se retirer chez lui en Auvergne, avec son train, Monsieur le Prince et ceux qui l’accompagnaient passèrent, à la suite du marquis de Lévy, pour les mêmes domestiques dont les noms étaient écrits dans son passe-port. Ce qu’il y eut de plus rude dans ce voyage fut l’extraordinaire diligence avec laquelle on marcha jour et nuit, presque toujours sur les mêmes chevaux, et sans demeurer jamais deux heures en même lieu. On logea chez deux ou trois gentilshommes, amis du marquis de Lévy, pour se reposer quelques heures, et pour acheter des chevaux ; mais ces hôtes soupçonnaient si peu Monsieur le Prince d’être ce qu’il était, que, dans la gaieté du dîner, on parla assez librement de ses proches pour lui faire juger qu’on ne le connaissait pas. Enfin, après avoir pris son chemin par la vicomté de Turenne et par Charlus en Auvergne, il arriva, le samedi au soir, au Bec d’Ailler, à deux lieues de la Charité, où il passa la rivière de Loire, sans aucun empêchement, bien qu’il y eût deux compagnies de cavalerie dans la Charité, commandées par Bussi Rabutin. Il dépêcha, de la Charité, Gourville à Paris, pour avertir M. le duc d’Orléans et M. de Chavigny de sa marche. Il passa le jour de Pâques dans Cosne, où l’on faisait garde, et, comme la cour était alors à Gien, il dit partout qu’il allait avec ses compagnons servir son quartier auprès du Roi. Néanmoins, jugeant bien qu’il ne pouvait suivre longtemps le grand chemin de la cour sans être connu, il résolut de le quitter pour prendre celui de Châtillon sur Loing. Il pensa même avoir sujet de se repentir de ne l’avoir pas fait plus tôt, parce qu’ayant rencontré deux courriers qui venaient de la cour, il y en eut un qui reconnut le comte de Guitaut ; et, bien qu’il ne s’arrêtât pas pour lui parler, il parut assez d’émotion sur son visage pour faire juger qu’il soupçonnait que Monsieur le Prince était dans la troupe. Il s’en éclaircit bientôt après ; car, ayant rencontré le valet de chambre de Monsieur le Prince, qui était demeuré mille pas derrière, il l’arrêta, et, faisant semblant de le vouloir tuer, il apprit que son soupçon était bien fondé. Cet accident fit résoudre Monsieur le Prince, non-seulement de quitter le grand chemin à l’heure même, mais encore de laisser Bercenet dans des masures proches d’un pont, sur le chemin que devait tenir ce courrier pour retourner à la cour, afin de le tuer, s’il y allait ; mais la fortune de cet homme lui fit prendre un autre chemin pour aller porter, en diligence, à Gien la nouvelle de ce qu’il avait vu.
Le Cardinal dépêcha, à l’heure même, Sainte-Maure, avec vingt maîtres, pour aller attendre Monsieur le Prince sur le chemin qui conduisait de Châtillon à l’armée de M. de Nemours. Un autre accident pensa encore faire prendre Monsieur le Prince. Étant arrivé au canal de Briare, il rencontra les maréchaux des logis de deux ou trois régiments de cavalerie qui venaient au logement en ce lieu-là, et, comme les corps y arrivaient par différents côtés, il était encore plus difficile de prendre un chemin assuré. Chavaignac, qui connaissait près de là un gentilhomme nommé la Bruslerie, le voulut aller chercher, avec le comte de Guitaut, pour prendre dans sa maison quelque chose à manger, et le porter à Monsieur le Prince, qui cependant n’avait pu demeurer au lieu où on l’avait laissé, à cause de l’arrivée de ces troupes. Il avait déjà envoyé son valet de chambre à Châtillon, pour avertir le concierge de tenir la porte du parc ouverte, et, n’ayant avec lui que le duc de la Rochefoucauld et le prince de Marcillac, ils prirent le chemin de Châtillon. Le prince de Marcillac marchait cent pas devant Monsieur le Prince, et le duc de la Rochefoucauld allait après lui, à même distance, afin qu’étant averti par l’un des deux, il pût avoir quelque avantage pour se sauver. Ils n’eurent pas fait grand chemin en cet état, qu’ils entendirent des coups de pistolet du côté où était allé le valet de chambre vers Châtillon, et, en même temps, ils virent paraître quatre cavaliers, sur leur main gauche, qui marchaient au trot vers eux. Ils ne doutèrent point alors qu’ils ne fussent suivis, et, prenant le parti de les charger, ils tournèrent à eux, dans le dessein de se faire tuer plutôt que d’être pris ; mais ils connurent que c’étaient le comte de Guitaut
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et Chavaignac qui les cherchaient, avec deux autres gentilshommes. Monsieur le Prince, qui jugea bien que la rencontre de ces courriers que je viens de dire ferait indubitablement découvrir son passage, marcha en diligence à Châtillon ; mais, comme il fallait faire ce jour-là trente-cinq lieues sur les mêmes chevaux, la nécessité de repaître le fit retarder quelques heures, et donna à Sainte-Maure le temps dont il avait besoin pour le joindre : il ne le rencontra pas néanmoins, et il a dit même depuis qu’il avait vu passer Monsieur le Prince et qu’il avait évité de l’attaquer.
Ce voyage de Monsieur le Prince fut plein, comme j’ai dit, d’aventures périlleuses, et les moindres l’exposèrent à être pris par les troupes du Roi, ou à être tué. Il arriva néanmoins heureusement à Châtillon, où il apprit des nouvelles de l’armée qu’il voulait joindre et sut qu’elle était à huit lieues de là, vers Lory, près de la forêt d’Orléans. Ayant marché, avec toute la diligence possible, pour la joindre, il rencontra l’avant-garde de son armée, dont quelques cavaliers vinrent au qui-vive avec lui. Mais l’ayant reconnu, ce fut une surprise et une joie pour toute l’armée qui ne se peut exprimer. Jamais elle n’avait eu tant besoin de sa présence, et jamais elle ne l’avait moins attendue. L’aigreur augmentait tous les jours entre les ducs de Nemours et de Beaufort, et l’on voyait périr avec certitude la seule ressource du parti, par la division des chefs, lorsque la présence du Roi et celle de son armée les devait le plus obliger à préférer l’intérêt général à leurs querelles particulières. Il était trop important à Monsieur le Prince de les terminer, pour n’y travailler pas avec tout l’empressement imaginable, et il lui fut d’autant plus facile d’en venir à bout, que son arrivée, leur ôtant le commandement, leur ôtait aussi la principale cause de leur jalousie et de leur haine. Monsieur le Prince fit marcher l’armée à Lory, où elle se reposa un jour. Il s’en passa encore trois ou quatre, durant lesquels on alla à Montargis, qui se rendit sans résistance. On le quitta de bonne heure, parce qu’il était rempli de blé et de vin, dont on se pouvait servir au besoin, et aussi pour donner un exemple de douceur qui pût produire quelque effet avantageux pour le parti dans les autres villes.
L’armée, partant de Montargis, alla à Château-Renard. Gourville y arriva en même temps de Paris, pour rapporter à Monsieur le Prince les sentiments de ses amis sur sa conduite envers Monsieur et envers le Parlement. Ces avis étaient bien différents ; car les uns lui conseillaient de demeurer à l’armée, parce que les résolutions de Monsieur et du Parlement dépendraient toujours des événements de cette guerre, et que, tant qu’il serait à la tête d’une armée considérable, la puissance du parti résiderait en ses mains, au lieu qu’allant à Paris, il ôtait à ses troupes la réputation que sa présence leur avait donnée, et il n’en pouvait laisser le commandement qu’aux mêmes personnes dont la division et la jalousie avaient été sur le point de produire tant de désordres. M. de Chavigny, au contraire, mandait positivement à Monsieur le Prince que sa présence était nécessaire à Paris ; que les cabales de la cour et du nouveau cardinal de Retz, auparavant coadjuteur de Paris, augmentaient tous les jours dans le Parlement, et qu’enfin elles entraîneraient sans doute M. le duc d’Orléans, si Monsieur le Prince lui-même ne venait le retirer de la dépendance où il était, et mettre M. de Rohan et M. de Chavigny en la place du cardinal de Retz. La conclusion des avis des uns et des autres était qu’il fallait nécessairement entreprendre quelque chose de considérable sur l’armée du Roi, et qu’un événement heureux déciderait tout.
En ce même temps, Monsieur le Prince apprit que le corps d’armée commandé par le maréchal d’Hocquincourt était encore dans des quartiers séparés, assez proches de Château-Renard, et que, le lendemain, il se devait joindre aux troupes de M. de Turenne. Cet avis le fit résoudre à marcher, dès le soir même, avec toute son armée, droit aux troupes du maréchal d’Hocquincourt, avant qu’il eût le temps de les rassembler et de se retirer vers M. de Turenne. Le succès répondit à son attente : il entra d’abord dans deux quartiers, qui donnèrent l’alarme aux autres ; mais cela n’empêcha pas qu’on n’en enlevât cinq tout de suite. Les quatre premiers ne firent presque point de résistance. Le maréchal d’Hocquincourt, s’étant mis en bataille, avec huit cents chevaux, sur le bord d’un ruisseau qu’on ne pouvait passer qu’un à un, sur une digue fort étroite et fort rompue, fit mine de vouloir disputer ce passage, au delà duquel était le cinquième quartier qu’on allait attaquer ; mais, lorsque le duc de Nemours et trois ou quatre autres eurent passé le défilé, le maréchal, qui jugea bien que toute l’armée devait être proche, se retira derrière le quartier, et le laissa piller, se contentant de se mettre en bataille, pour essayer de prendre son temps de charger pendant le pillage. Ce quartier ne fit pas plus de résistance que les autres ; mais, comme les maisons étaient couvertes de chaume et qu’on y mit le feu, il fut aisé au maréchal d’Hocquincourt de discerner à la clarté le nombre des troupes qui étaient passées, et voyant qu’il n’y avait pas plus de cent chevaux, il marcha pour les charger avec plus de huit cents. Monsieur le Prince, voyant fondre sur lui cette cavalerie, fit promptement un escadron de ce qu’il avait avec lui, et marcha aux ennemis, avec ce nombre si inégal. Il semblait que la fortune eût fait trouver en ce lieu tout ce qu’il y avait d’officiers généraux dans son armée, pour lui faire voir ce qu’un mauvais événement était capable de lui faire perdre d’un seul coup. Il avait composé le premier rang, où il s’était mis, des ducs de Nemours, de Beaufort et de la Rochefoucauld, du prince de Marcillac, du marquis de Clinchant, qui commandait les troupes d’Espagne, du comte de Tavannes, lieutenant général, du comte de Guitaut, de Gaucourt, et de quelques autres officiers. Les deux escadrons firent leur décharge d’assez près, sans que pas un ne pliât ; mais deux autres du maréchal ayant chargé aussitôt après celui de Monsieur le Prince, le duc de Nemours eut un coup de pistolet au travers du corps, et son cheval fut tué. L’escadron de Monsieur le Prince, ne pouvant soutenir deux charges si près à près, se rompit et se retira cent pas en désordre, vers le quartier qui était en feu ; mais Monsieur le Prince et les officiers généraux qui étaient avec lui, ayant pris la tête de l’escadron, l’arrêtèrent. Les ennemis se contentèrent de l’avoir fait plier sans l’enfoncer, de crainte qu’il ne fût soutenu par l’infanterie dont ils entendaient les tambours : il y eut seulement quelques officiers et cavaliers qui avancèrent, et le prince de Marcillac, qui se trouva douze ou quinze pas derrière l’escadron qui pliait, tourna à un officier et le tua d’un coup d’épée entre les deux escadrons. Monsieur le Prince, comme j’ai dit, arrêta le sien, et lui fit tourner la tête aux ennemis. Cependant un autre escadron de trente maîtres passa le défilé ; il se mit aussitôt à sa tête, avec le duc de la Rochefoucauld, et, attaquant le maréchal d’Hocquincourt par le flanc, il le fit charger en tête par le premier escadron, où il avait laissé le duc de Beaufort. Cela acheva de renverser les ennemis. Une partie se jeta dans Bleneau, et on poussa le reste trois ou quatre lieues vers Auxerre, sans qu’ils essayassent de se rallier. Ils perdirent tout leur bagage, et on prit trois mille chevaux. La déroute eût été plus grande, si l’on n’eût donné avis à Monsieur le Prince que l’armée de M. de Turenne paraissait. Cette nouvelle le fit retourner à son infanterie, qui s’était débandée pour piller, et, après avoir rallié ses troupes, il marcha vers M. de Turenne, qui mit son armée en bataille dans de fort grandes plaines, et plus près que de la portée du mousquet d’un bois de très grande étendue, par le milieu duquel l’armée de Monsieur le Prince devait passer pour aller à lui. Ce passage était assez large pour y pouvoir faire marcher deux escadrons de front ; mais, comme il était fort marécageux, et qu’on y avait fait plusieurs fossés pour le dessécher, on ne pouvait arriver à la plaine qu’en défilant. Monsieur le Prince, la voyant occupée par les ennemis, jeta son infanterie à droit et à gauche dans le bois qui la bordait, pour les en éloigner. Cela fit l’effet qu’il avait désiré ; car M. de Turenne, craignant d’être incommodé par la mousqueterie, quitta son poste pour en aller prendre un qui était un peu plus éloigné, et plus élevé que celui de Monsieur le Prince. Ce mouvement fit croire à Monsieur le Prince qu’il se retirait vers Gien, et qu’on le déferait aisément dans le désordre de sa retraite, avant qu’il pût y arriver. Pour cet effet, il fit avancer sa cavalerie, et se hâta de faire passer le défilé à six escadrons, pour entrer dans la plaine ; mais M. de Turenne, jugeant bien le désavantage que ce lui serait de combattre en pleine campagne Monsieur le Prince, dont les troupes étaient victorieuses et plus fortes que les siennes, prit le parti de retourner, l’épée à la main, sur les six escadrons, pour défaire ce qui serait passé, et pour arrêter le reste des troupes au delà du défilé. Monsieur le Prince, qui jugea de son intention, fit repasser sa cavalerie, et ainsi le défilé les empêcha de pouvoir aller l’un à l’autre, sans un très-grand désavantage. On se contenta de faire avancer l’artillerie des deux côtés et de se canonner longtemps ; mais le succès ne fut pas égal, car, outre que M. de Turenne en avait plus que Monsieur le Prince, et qu’elle était mieux servie, elle avait encore l’avantage de la hauteur sur les troupes de Monsieur le Prince, ce qui faisait qu’étant serrées dans le passage qui séparait le bois, elle ne tirait presque point de coup inutile. Ainsi Monsieur le Prince y perdit plus de six-vingts cavaliers et plusieurs officiers, entre lesquels fut Maré, frère du maréchal de Grancey. On passa en cet état le reste du jour, et, au coucher du soleil, M. de Turenne se retira vers Gien. Le maréchal d’Hocquincourt, qui l’avait joint depuis sa défaite, demeura à l’arrière-garde ; et étant allé avec quelques officiers pour retirer l’escadron le plus près du défilé, il fut reconnu de Monsieur le Prince, qui lui envoya dire qu’il serait bien aise de le voir et qu’il pouvait avancer sur sa parole. Il le fit, et, s’avançant avec quelques officiers, il trouva Monsieur le Prince avec les ducs de Beaufort et de la Rochefoucauld, et deux ou trois autres. La conversation se passa en civilités et en railleries du côté de Monsieur le Prince, et en justification de celui du maréchal d’Hocquincourt sur ce qui lui venait d’arriver, se plaignant de M. de Turenne, bien qu’on puisse dire avec vérité qu’il fit ce jour-là deux actions belles et hardies, qui furent le salut de son armée et celui de la cour ; car, dès qu’il sut que les troupes du maréchal d’Hocquincourt, qui le devaient venir joindre le lendemain, étaient attaquées, il marcha, avec très-peu de gens, dans le lieu où on le trouva en bataille, et y attendit tout le jour le reste de ses troupes, s’exposant par là à être inévitablement défait, si Monsieur le Prince eût été droit à lui, au lieu de suivre deux ou trois lieues, comme il fit, les troupes du maréchal d’Hocquincourt qui fuyaient. Il sauva encore ce même jour les restes de l’armée du Roi avec beaucoup de valeur et de conduite, lorsqu’il retourna sur les six escadrons de Monsieur le Prince qui avaient passé le défilé, et arrêta par cette action une armée qui, sans doute, l’aurait taillé en pièces, si elle avait pu se mettre en bataille dans la plaine où il était.
L’armée du Roi s’étant retirée, Monsieur le Prince fit prendre à la sienne le chemin de Châtillon, et alla cette nuit loger dans des quartiers, sur le canal de Briare, près de la Bruslerie ; il se rendit le lendemain à Châtillon, avec toutes ses troupes, dont il laissa, deux jours après, le commandement à Clinchant et au comte de Tavannes, et il alla à Paris, avec les ducs de Beaufort et de la Rochefoucauld.
Ce retour à Paris était d’une assez grande importance pour être examiné avec plus d’attention qu’il ne le fut ; mais le plaisir d’y être reçu avec l’applaudissement que méritait le succès d’un si périlleux voyage et de cette victoire fit vraisemblablement approuver à Monsieur le Prince le conseil de M. de Chavigny, qui le donnait moins pour l’intérêt du parti que pour le sien propre. Il voulait être appuyé de la présence et de l’autorité de Monsieur le Prince pour occuper la place que le cardinal de Retz tenait auprès de M. le duc d’Orléans, et profiter de la bonne disposition du Parlement, qui avait donné un arrêt par lequel il mettait à prix la tête du cardinal Mazarin. Il espérait encore de se rendre également considérable à ces deux princes, en persuadant à l’un et à l’autre qu’il était le véritable moyen de leur union ; mais, ce qui le flattait le plus, c’était l’espérance secrète de réussir dans les vues que Fabert lui avait données, et dont j’ai déjà parlé. Enfin Monsieur le Prince suivit ravis de Chavigny, et il fut reçu à Paris avec tant de démonstration de joie, qu’il ne crut pas avoir sujet de se repentir de son voyage.
Les affaires demeurèrent quelque temps en ces termes ; mais, comme l’armée manquait de fourrage vers Châtillon et Montargis, et qu’on n’osait ni l’éloigner, ni rapprocher de Paris, on la fit marcher à Étampes, où l’on crut qu’elle pourrait séjourner un temps considérable avec sûreté et abondance de toutes choses. Le duc de Nemours n’était pas encore guéri de sa blessure, lorsqu’on vint donner avis à Monsieur le Prince que quelques troupes du Roi, commandées par le comte de Miossens et le marquis de Saint-Mesgrin, lieutenants généraux, marchaient de Saint-Germain à Saint-Cloud avec du canon, à dessein de chasser cent hommes du régiment de Condé qui s’étaient retranchés sur le pont, et qui en avaient rompu une arche. Cette nouvelle fit aussitôt monter à cheval Monsieur le Prince, avec ce qu’il rencontra auprès de lui ; mais, le bruit s’en étant répandu par la Ville, tout ce qu’il y avait de personnes de qualité le vinrent trouver au bois de Boulogne, et furent suivis de huit ou dix mille bourgeois en armes. Les troupes du Roi se contentèrent de tirer quelques coups de canon, et se retirèrent sans avoir tenté de se rendre maîtres du pont ; mais Monsieur le Prince, pour profiter de la bonne disposition des bourgeois, leur donna des officiers, et les fit marcher à Saint-Denis, où il avait appris qu’il y avait une garnison de deux cents Suisses. Ses troupes y arrivèrent à l’entrée de la nuit, et ceux de dedans en ayant pris l’alarme, ils la donnèrent aussi aux assiégeants ; car Monsieur le Prince, étant au milieu de trois cents chevaux, composés de tout ce qu’il y avait de personnes de qualité dans le parti, s’en vit abandonné dès qu’on eut tiré trois mousquetades, et il demeura, lui septième, le reste s’étant renversé en désordre sur l’infanterie des bourgeois, qui s’ébranla et qui eût sans doute suivi cet exemple, si Monsieur le Prince et ce qui était demeuré auprès de lui ne les eussent arrêtés, et ne les eussent fait entrer dans Saint-Denis par de vieilles brèches qui n’étaient point défendues. Alors tout ce qui l’avait abandonné le vint retrouver, chacun alléguant une raison particulière pour s’excuser, bien que la honte leur dût être commune. Les Suisses voulurent défendre quelques barricades dans la ville ; mais, étant pressés, ils se retirèrent dans l’Abbaye, où ils se rendirent, deux heures après, prisonniers de guerre. On ne fit aucun désordre aux habitants ni aux couvents, et Monsieur le Prince se retira à Paris, laissant Deslandes, capitaine de Condé, avec deux cents hommes, dans Saint-Denis. La ville fut reprise, dès le soir même, par les troupes du Roi ; mais Deslandes se retira dans l’église, où il tint trois jours. Quoique cette action ne fût pas considérable, elle ne laissa pas de disposer le peuple en faveur de Monsieur le Prince : la plupart des bourgeois se vantaient de ravoir suivi à Saint-Denis, et ils lui donnaient d’autant plus volontiers des louanges, qu’ils en attendaient de lui, en le prenant pour témoin de leur courage dans un péril imaginaire, et où personne n’avait été exposé.
Cependant le duc de Rohan et M. de Chavigny voulurent suivre leur premier projet, et profiter d’une conjoncture si favorable pour faire des propositions d’accommodement. Ils crurent trop facilement que la cour accomplirait de bonne foi tout ce dont Fabert ne leur avait peut-être fait des ouvertures que pour les conduire insensiblement à servir aux desseins du Cardinal, et à lui donner moyen d’entraîner M. le duc d’Orléans et Monsieur le Prince dans cet abîme de négociations dont on n’a jamais vu le fond, et qui a toujours été son salut et la perte de ses ennemis. En effet, dès que les premiers jours de l’arrivée de Monsieur le Prince furent passés, les intrigues et les cabales se renouvelèrent de tous côtés ; et, soit qu’il fût ennuyé de soutenir une guerre si pénible, ou qu’il désirât la paix, il quitta, pour un temps, toute autre pensée, pour chercher les moyens de faire un traité aussi avantageux qu’il se l’était proposé. M. de Rohan et M. de Chavigny lui en donnèrent de grandes espérances, pour l’obliger à se reposer sur eux du soin de cette négociation. Ils lui proposèrent de les laisser aller à Saint-Germain, avec Goulas, secrétaire des commandements de M. le duc d’Orléans, et de les charger seuls des intérêts de ces deux princes. On proposa aussi d’y envoyer le duc de la Rochefoucauld, et Monsieur le Prince le souhaitait pour beaucoup de raisons ; mais il s’en excusa, croyant, ou que la paix était déjà conclue entre Monsieur et la cour, par l’entremise secrète de M. de Chavigny, sans la participation de Monsieur le Prince, ou si cela n’était pas, qu’elle ne se conclurait point alors, non-seulement parce que les prétentions de Monsieur le Prince étaient trop grandes, mais encore parce que M. de Rohan et M. de Chavigny voulaient, préférablement à tout, assurer les leurs propres. Ainsi ces Messieurs allèrent avec Goulas à Saint-Germain, avec charge expresse, en apparence, de ne point voir le cardinal Mazarin et de ne rien traiter avec lui. Les demandes de Monsieur consistaient principalement en l’éloignement du Cardinal ; mais celles de Monsieur le Prince étaient plus étendues, parce qu’ayant engagé dans son parti la ville et le parlement de Bourdeaux et un grand nombre de personnes de qualité, il avait fait des traités particuliers avec chacun d’eux, où il s’engageait de n’en point faire avec la cour, sans les y comprendre en la manière que je dirai ci-après. Peu de gens doutaient du succès du voyage de ces Messieurs, parce qu’il n’y avait point d’apparence qu’un homme habile comme M. de Chavigny, et qui connaissait la cour et le cardinal Mazarin par tant d’expériences, se fût engagé à une négociation d’un tel poids, après l’avoir ménagée trois mois, sans être assuré de l’événement. Cette opinion ne dura pas longtemps : on apprit, par le retour de ces députés, que non seulement ils avaient traité avec le cardinal Mazarin, contre les ordres publics qu’ils en avaient, mais même qu’au lieu de demander pour Monsieur le Princece qui était porté dans leur instruction, ils n’avaient insisté principalement que sur l’établissement d’un conseil nécessaire, presque en la même forme de celui que le feu Roi avait ordonné en mourant : moyennant quoi ils devaient porter Monsieur le Prince à consentir que le cardinal Mazarin, suivi de M. de Chavigny, allât traiter la paix générale au lieu de Monsieur le Prince, et qu’il pût revenir en France après sa conclusion. Comme ces propositions étaient fort éloignées des intérêts et des sentiments de Monsieur le Prince, il les reçut avec aigreur contre M. de Chavigny, et se résolut de ne lui donner plus aucune connaissance de ce qu’il traiterait secrètement avec la cour. Pour cet effet, Monsieur le Prince chargea Gourville, qui était au duc de la Rochefoucauld, d’une instruction dressée en présence de Mme la duchesse de Châtillon, et des ducs de Nemours et de la Rochefoucauld, dont voici la copie :
1. Premièrement, qu’on ne veut plus de négociation, passé aujourd’hui, et qu’on veut une réponse positive de oui ou de non sur tous les points, n’étant pas possible de se relâcher sur aucun : on veut agir sincèrement, et, comme cela, on ne veut promettre que ce qu’on veut exécuter, et aussi on veut être assuré des choses promises.
2. On souhaite que M. le cardinal Mazarin sorte présentement du Royaume, et qu’il aille à Bouillon.
3. Qu’on donne pouvoir à Monsieur et à Monsieur le Prince de faire la paix générale, et qu’ils y puissent travailler présentement.
4. Qu’à cet effet, on tombe d’accord des conditions justes et raisonnables de la paix, et que Monsieur le Prince puisse envoyer en Espagne pour les ajuster, et arrêter le lieu de la conférence.
5. Qu’on fasse un conseil composé de personnes qui ne seront pas suspectes, et dont on conviendra.
6. Qu’on ôte le surintendant, et qu’on règle semblablement les finances par un bon conseil.
7. Que tous ceux qui ont servi Monsieur ou Messieurs les Princes soient rétablis dans leurs biens et dans leurs charges et gouvernements, pensions et assignations, et qu’ils soient réassignés sur de bons fonds, et Messieurs les Princes aussi.
8. Que Monsieur soit satisfait sur les choses qu’il peut désirer pour lui, et pour ses amis et serviteurs.
9. Que les troupes et officiers qui ont suivi Messieurs les Princes seront traitées comme elles l’étaient auparavant, et auront le même rang qu’elles avaient.
10. Qu’on accorde à Messieurs de Bourdeaux les choses qu’ils demandaient avant cette guerre, et pour lesquelles ils avaient des députés à la cour.
11. Qu’on accorde quelque décharge des tailles dans la Guyenne, selon qu’on conviendra de bonne foi.
12. Qu’on accorde à M. le prince de Conti la permission de traiter du gouvernement de Provence avec M. d’Angoulême, et de lui donner la Champagne en échange, ou de vendre ce gouvernement-là à qui il voudra, pour en donner l’argent à M. d’Angoulême, et le surplus lui sera baillé par le Roi.
13. Qu’on donne à M. de Nemours le gouvernement d’Auvergne.
14. Qu’on donne à M. le président Viole la permission de traiter d’une charge de président au mortier ou de secrétaire d’État, et parole que ce sera la première, et une somme d’argent dès cette heure, pour lui en faciliter la récompense.
15. Qu’on accorde à M. de la Rochefoucauld le brevet qu’il demande, pareil à celui de MM. de Bouillon et de Guemené pour le rang de leurs maisons, et six-vingt mille écus, pour traiter du gouvernement de Xaintonge et d’Angoumois, si on le veut vendre, ou de tel autre qu’il voudra.
16. Qu’on donnera à M.le prince de Tarente un brevet pour son rang, pareil à celui de M. de Bouillon, duquel on le mettra en possession, et une somme de deniers pour le dédommagement des pertes qu’il a souffertes à la prise et rasement de Taillebourg, suivant le mémoire qu’il en donnera.
17. Qu’on fasse MM. de Marchin et du Doignon maréchaux de France.
18. Qu’on donne des lettres de duc à M. de Montespan.
19. Qu’on rétablisse M. de Rohan dans son gouvernement d’Angers, et qu’on lui donne le Pont-de-Sé et le ressort de Saumur.
20. Qu’on donne à M. de la Force le gouvernement de Bergerac et Sainte-Foy, et la survivance à M. de Castelnau, son fils.
21. Qu’on assure M. le marquis de Sillery de le faire chevalier de l’Ordre à la première promotion, dont il lui sera donné un brevet.
Moyennant tout ce que dessus, on promet de poser les armes, et consentir de bonne foi à tous les avantages de M. le cardinal Mazarin, à tout ce qu’il pourra faire pour sa justification, et à son retour même dans trois mois, ou dans le temps que Monsieur le Prince, après avoir ajusté les points de la paix générale avec les Espagnols, sera arrivé au lieu de la conférence avec les ministres d’Espagne, et qu’il aura mandé que la paix sera près d’être signée, laquelle néanmoins il ne signera qu’après le retour de M. le cardinal Mazarin ; cependant, que l’argent mentionné par le traité sera donné avant son retour.
Le Cardinal écouta les propositions de Gourville, et y parut très facile, soit qu’il eût véritablement l’intention de les accorder, ou qu’il voulût découvrir les sentiments du duc de Bouillon sur ce qu’on lui proposait, particulièrement sur l’article de sa sortie hors du Royaume : il voulait juger par là si le duc de Bouillon essayerait de se prévaloir de son absence, ou s’il demeurerait ferme dans ses intérêts ; mais le duc de Bouillon pénétra son intention, et, craignant que la paix ne se fit sans qu’il eût pour lui la duché d’Albret, qu’on devait retirer de Monsieur le Prince pour faire une partie de la récompense de Sedan, il dit au Cardinal que, puisqu’il trouvait juste de faire des grâces à tous les amis de Monsieur le Prince, qui étaient ses ennemis déclarés, il croyait qu’il était encore plus raisonnable de faire justice à ses amis, qui l’avaient assisté et maintenu contre Monsieur le Prince ; qu’il ne trouvait rien à dire à ce qu’on voulait faire pour les ducs de Nemours et de la Rochefoucauld, Marchin et les autres ; mais qu’il pensait qu’ayant un intérêt aussi considérable que la duché d’Albret, on ne devait rien conclure sans obliger Monsieur le Prince à le satisfaire là-dessus. De quelque esprit que partissent les raisons du duc de Bouillon, elles empêchèrent le Cardinal de passer outre, et il renvoya Gourville vers Monsieur le Prince, pour lever cette difficulté ; mais, comme dans les grandes affaires les retardements sont d’ordinaire très-considérables, ils le furent particulièrement dans celle-ci, qui était mêlée, non-seulement de tant d’intérêts différents, et traversée par tant de cabales, mais encore qui était conduite par Monsieur le Prince d’une part et par le cardinal Mazarin de l’autre. Bien qu’ils aient des qualités directement opposées, ils ne laissaient pas de convenir alors en la manière de traiter cette affaire ; aucun d’eux n’avait de prétentions limitées : lorsqu’on leur accordait ce qu’ils demandaient, ils croyaient toujours en pouvoir obtenir davantage, et les moindres changements dans les affaires changeaient tellement leurs prétentions, que, la balance ne pouvant demeurer assez longtemps égale, ils ne trouvèrent jamais le moment de résoudre un traité et de le conclure.
D’autres obstacles se joignirent encore à ceux-ci. L’intérêt du cardinal de Retz était d’empêcher la paix, parce qu’étant faite sans sa participation, et M. le duc d’Orléans et Monsieur le Prince étant unis avec la cour, il demeurait exposé et sans protection. D’ailleurs M. de Chavigny, en suite du mauvais succès de sa négociation, et piqué contre la cour et contre Monsieur le Prince, aimait mieux que la paix se rompît que de la voir faire par d’autres voies que la sienne. Je ne puis dire si cette conformité d’intérêts qui se rencontra alors entre M. le cardinal de Retz et M. de Chavigny, les fit agir de concert pour empêcher le traité de Monsieur le Prince, ou si l’un des deux fit agir M. le duc d’Orléans ; mais j’ai su depuis, par une personne que je dois croire que, dans le temps que Gourville était à SaintGermain, Monsieur manda au cardinal Mazarin, par le duc d’Anville, qu’il ne conclût rien avec Monsieur le Prince ; que Monsieur voulait avoir, vers la cour, le mérite de la paix, et qu’il était près d’aller trouver le Roi, et de donner par là un exemple qui serait suivi du peuple et du parlement de Paris. Cette proposition était trop avantageuse au Cardinal pour n’être pas écoutée préférablement à toutes les autres. De moindres espérances l’auraient empêché de conclure la paix, quand même il l’aurait sincèrement désirée, et quand il n’aurait pas eu le dessein de se servir des négociations comme d’un piège, pour surprendre ses ennemis. Les choses furent si brouillées et si éloignées en peu de temps, que le duc de la Rochefoucauld ne voulut plus contribuer à des négociations qui ruinaient son parti. Il ordonna à Gourville de tirer une réponse positive du Cardinal, la seconde fois qu’il alla à Saint-Germain, sans y plus retourner.
Cependant, outre que l’esprit de Monsieur le Prince n’était pas, de soi-même, toujours constamment arrêté à vouloir la paix, il était combattu sans cesse par les divers intérêts de ceux qui l’en voulaient détourner : les ennemis du cardinal Mazarin ne se croyaient pas vengés, s’il demeurait en France ; et le cardinal de Retz jugeait bien que l’accommodement de Monsieur le Prince lui ôtait toute sa considération, et l’exposait à ses ennemis, au lieu que la guerre ne pouvait durer sans perdre ou sans éloigner Monsieur le Prince, et qu’ainsi, demeurant seul auprès de M. le duc d’Orléans, il pourrait se rendre considérable à la cour, pour en tirer ses avantages. D’autre part, les Espagnols offraient à Monsieur le Prince tout ce qui était le plus capable de le tenter, et mettaient tout en usage pour faire durer la guerre civile. Ses plus proches parents, ses amis, et ses domestiques mêmes, appuyaient ce sentiment pour leur intérêt particulier. Enfin tout était partagé en cabales pour faire la paix, ou pour continuer la guerre, et tout ce qu’il y a de plus raffiné dans la politique était exposé aux yeux de Monsieur le Prince, pour l’obliger à prendre l’un de ces deux partis, lorsque Mme de Châtillon lui fit naître le désir de la paix par des moyens plus agréables. Elle crut qu’un si grand bien devait être l’ouvrage de sa beauté ; et, mêlant de l’ambition avec le dessein de faire une nouvelle conquête, elle voulut en même temps triompher du cœur de Monsieur le Prince, et tirer de la cour les avantages de la négociation. Ces raisons ne furent pas les seules qui lui donnèrent ces pensées. Un intérêt de vanité et de vengeance y eut autant de part que le reste. L’émulation que la beauté et la galanterie produisent souvent parmi les dames, avait causé une aigreur extrême entre Mme de Longueville et Mme de Châtillon. Elles avaient longtemps caché leurs sentiments ; mais enfin ils parurent avec éclat de part et d’autre ; et Mme de Châtillon ne borna pas seulement sa victoire à obliger M. de Nemours de rompre la liaison qu’il avait avec Mme de Longueville : elle voulut ôter aussi à Mme de Longueville la connaissance des affaires, et disposer seule de la conduite et des intérêts de Monsieur le Prince. Le duc de Nemours, qui avait beaucoup d’engagements avec elle, approuva ce dessein. Il crut que, pouvant régler la conduite de Mme de Châtillon envers Monsieur le Prince, elle lui inspirerait les sentiments qu’il voudrait, et qu’ainsi il disposerait de l’esprit de Monsieur le Prince, par le pouvoir qu’il avait sur celui de Mme de Châtillon. Le duc de la Rochefoucauld, de son côté, avait alors plus de part que nul autre à la confiance de Monsieur le Prince, et se trouvait en même temps dans une liaison étroite avec le duc de Nemours et Mme de Châtillon. Il connaissait l’irrésolution de Monsieur le Prince pour la paix ; et, craignant, ce qui arriva depuis, que la cabale des Espagnols et celle de Mme de Longueville ne se joignissent ensemble pour éloigner Monsieur le Prince de Paris, où il pouvait traiter tous les jours sans leur participation, il crut que l’entremise de Mme de Châtillon pouvait lever tous les obstacles de la paix. Dans cette pensée, il porta Monsieur le Prince à s’engager avec elle, et lui donner la terre de Marlou en propre. Il disposa aussi Mme de Châtillon à ménager Monsieur le Prince et M. de Nemours, en sorte qu’elle les conservât tous deux, et il fit approuver à M. de Nemours cette liaison, qui ne lui devait pas être suspecte, puisqu’on voulait lui en rendre compte, et ne s’en servir que pour lui donner la principale part aux affaires.
Ce plan, étant conduit et réglé par le duc de la Rochefoucauld, lui donna la disposition presque entière de tout ce qui le composait, et ainsi ces quatre personnes y trouvant également leurs avantages, les choses eussent eu sans doute à la fin le succès qu’on désirait, si la fortune ne s’y fût opposée par divers accidents qu’il fut impossible d’éviter.
Cependant Mme de Châtillon voulut paraître à la cour avec l’éclat que son nouveau crédit lui devait donner ; elle y alla avec un pouvoir si général de disposer des intérêts de Monsieur le Prince, qu’on le prit plutôt pour un effet de sa complaisance envers elle, et une envie de flatter sa vanité, que pour une intention véritable de faire un accommodement. Elle revint à Paris avec de grandes espérances ; mais le Cardinal tira des avantages solides de cette négociation : il gagnait du temps, il augmentait le soupçon des cabales opposées, et il amusait Monsieur le Prince à Paris, sous l’espérance d’un traité, pendant qu’on lui ôtait la Guyenne, qu’on prenait ses places, que l’armée du Roi, commandée par M. de Turenne et par le maréchal d’Hocquincourt, tenait la campagne, lorsque la sienne était retirée dans Étampes. Elle ne put même y demeurer longtemps sans recevoir une perte considérable ; car M. de Turenne ayant avis que Mademoiselle, revenant d’Orléans, et passant par Étampes, avait voulu voir l’armée en bataille, il fit marcher ses troupes, et arriva au faubourg d’Étampes, avant que celles de l’armée des Princes fussent rentrées, et en état de défendre le faubourg. Il fut forcé et pillé, et M. de Turenne et le maréchal d’Hocquincourt se retirèrent en leur quartier, après avoir tué mille ou douze cents hommes des meilleures troupes de Monsieur le Prince, et emmené plusieurs prisonniers. Ce succès augmenta les espérances de la cour, et fit naître le dessein d’assiéger dans Étampes toute l’armée des Princes, qui y était enfermée : quelque difficile que parût cette entreprise, elle fut néanmoins résolue, sur l’espérance de trouver des troupes étonnées, des chefs divisés, une place ouverte en plusieurs endroits, fort mal munie, et hors d’état d’être secourue que par M. de Lorraine, avec lequel la cour croyait avoir traité. Il semble aussi que l’on considéra moins l’événement du siège que la réputation qu’un si grand dessein devait donner aux armes du Roi. En effet, quoiqu’on continuât avec empressement de négocier, et que Monsieur le Prince eût alors un extrême désir de la paix, on ne la pouvait raisonnablement attendre, jusques à ce que le succès d’Étampes en eût réglé les conditions. Les partisans de la cour se servaient de cette conjoncture pour gagner le peuple, et pour faire des cabales dans le Parlement ; et bien que M. d’Orléans parût très-uni avec Monsieur le Prince, il avait tous les jours des conférences particulières avec le cardinal de Retz, qui s’attachait principalement à détruire toutes les résolutions que Monsieur le Prince lui faisait prendre.
Le siège d’Étampes continuait toujours, et, quoique les progrès de l’armée du Roi ne fussent pas considérables, les bruits qui se répandaient dans le Royaume lui étaient avantageux, et Paris attendait M. de Lorraine comme le salut du parti. Il arriva enfin, en suite de plusieurs remises, et après avoir donné beaucoup de soupçon de son accommodement avec le Roi ; sa présence dissipa pour un temps cette opinion, et on le reçut avec une extrême joie. Ses troupes campèrent près de Paris, et on en souffrit les désordres sans s’en plaindre. Il y eut d’abord quelque froideur entre Monsieur le Prince et lui pour le rang ; mais, voyant que Monsieur le Prince tenait ferme, il relâcha de ses prétentions d’autant plus facilement, qu’il n’avait fait ces difficultés que pour gagner le temps de faire un traité secret avec la cour pour la levée du siège d’Étampes, sans hasarder un combat. Néanmoins, comme on n’est jamais si facile à être surpris que quand on songe trop à tromper les autres, M. de Lorraine, qui croyait trouver ses avantages et toutes ses sûretés dans les négociations continuelles qu’il ménageait avec la cour, avec beaucoup de mauvaise foi pour elle et pour le parti des Princes, vit tout d’un coup l’armée du Roi marcher à lui, et il fut surpris lorsque M. de Turenne lui manda qu’il le chargerait, s’il ne décampait et ne se retirait en Flandres. Les troupes de M. de Lorraine n’étaient pas inférieures à celles du Roi, et un homme qui n’eût eu soin que de sa réputation eût pu raisonnablement hasarder un combat ; mais, quelles que fussent les raisons de M. de Lorraine, elles lui firent préférer le parti de se retirer avec honte, et de subir ainsi le joug que M. de Turenne lui voulut imposer. Il ne donna aucun avis de ce qui se passait à M. le duc d’Orléans ni à Monsieur le Prince, et les premières nouvelles qu’ils en eurent leur apprirent confusément que leurs troupes étaient sorties d’Étampes, que l’armée du Roi s’en était éloignée, et que M. de Lorraine s’en retournait en Flandres, prétendant avoir pleinement satisfait aux ordres des Espagnols, et à la parole qu’il avait donnée à M. le duc d’Orléans de faire lever le siège d’Étampes. Cette nouvelle surprit tout le monde, et fit résoudre Monsieur le Prince d’aller joindre ses troupes, craignant que celles du Roi ne les chargeassent en chemin. Il sortit de Paris avec douze ou quinze chevaux, s’exposant ainsi à être rencontré par les partis des ennemis. Il joignit son armée à Linas, et l’amena loger vers Villejuive ; elle passa ensuite à Saint-Cloud, où elle fit un long séjour, pendant lequel, non-seulement la moisson fut toute perdue, mais presque toutes les maisons de la campagne furent brûlées ou pillées, ce qui commença d’aigrir les Parisiens, et Monsieur le Prince fut près d’en recevoir les funestes marques en la journée de Saint-Antoine, dont nous allons parler.
Cependant Langlade allait et venait de la part du Cardinal à Monsieur le Prince. On était déjà convenu des principales conditions ; mais plus le Cardinal insistait sur les moindres, et plus on devait croire qu’il ne voulait pas traiter. Ces irrésolutions donnaient de nouvelles forces à toutes les cabales, et de la vraisemblance à tous les divers bruits qu’on voulait semer ; jamais Paris n’a été plus agité, et jamais l’esprit de Monsieur le Prince n’a été plus partagé pour se résoudre à la paix ou à la guerre. Les Espagnols le voulaient éloigner de Paris, pour empêcher la paix, et les amis de Mme de Longueville contribuaient à ce dessein, pour l’éloigner aussi de Mme de Châtillon. D’ailleurs Mademoiselle avait tout ensemble le même dessein qu’avaient les Espagnols et celui qu’avait Mme de Longueville : car, d’un côté, elle voulait la guerre comme les Espagnols, afin de se venger de la Reine et du Cardinal, qui ne voulaient pas qu’elle épousât le Roi, et, de l’autre, elle désirait, comme Mme de Longueville, de rompre la liaison de Monsieur le Prince avec Mme de Châtillon, et avoir plus de part qu’elle à sa confiance et à son estime. Pour y parvenir par ce qui était le plus sensible à Monsieur le Prince, elle leva des troupes en son nom, et lui promit de fournir de l’argent pour en lever d’autres. Ces promesses, jointes à celles des Espagnols et aux artifices des amis de Mme de Longueville, firent perdre à Monsieur le Prince les pensées qu’il avait pour la paix. Ce qui l’en éloigna encore davantage fut, non-seulement le peu de confiance qu’il crut devoir prendre en la cour, mais il se persuada que, puisque M. de Lorraine, dépouillé de ses États et avec des qualités beaucoup au-dessous des siennes, s’était rendu si considérable par son armée et par son argent, il ferait aussi des progrès à proportion plus avantageux, et serait cependant maître de sa conduite. C’est apparemment ce motif qui a entraîné Monsieur le Prince avec les Espagnols, et pour lequel il a bien voulu exposer tout ce que sa naissance et ses services lui avaient acquis dans le Royaume. Il cacha ce sentiment autant qu’il lui fut possible, et fit paraître le même désir de la paix, qu’on traitait toujours inutilement. La cour était alors à Saint-Denis, et le maréchal de la Ferté avait joint l’armée du Roi avec les troupes qu’il avait amenées de Lorraine. Celles de Monsieur le Prince étaient plus faibles que le moindre de ces deux corps qui lui étaient opposés, et elles avaient tenu jusque-là le poste de SaintCloud, afin de se servir du pont pour éviter un combat inégal ; mais l’arrivée du maréchal de la Ferté, donnant moyen aux troupes du Roi de se séparer, et d’attaquer Saint-Cloud par les deux côtés, en faisant un pont de bateaux vers Saint-Denis, fit résoudre Monsieur le Prince à partir de Saint-Cloud dans le dessein de gagner Charenton, et de se poster dans cette langue de terre où se fait la jonction de la rivière de Marne avec la Seine. Il eût pris sans doute un autre parti s’il eût eu la liberté de choisir, et il lui eût été bien plus sûr et plus facile de laisser la rivière de Seine à sa main gauche, et d’aller, par Meudon et par Vaugirard, se poster sous le faubourg Saint-Germain, où on ne l’eût peut-être pas attaqué, de peur d’engager par là les Parisiens à le défendre ; mais M.le duc d’Orléans ne voulut jamais y consentir, par la crainte qu’on lui donna de l’événement d’un combat qu’il pouvait voir des fenêtres de Luxembourg, et parce qu’on lui fit croire aussi que l’artillerie du Roi y ferait de continuelles décharges pour l’en chasser. Ainsi, par l’opinion d’un péril imaginaire, M. le duc d’Orléans exposa la vie et la fortune de Monsieur le Prince à l’un des plus grands dangers qu’il courut jamais.
Il fit donc marcher ses troupes, à l’entrée de la nuit, le 1er juillet 1652, pour arriver à Charenton avant que celles du Roi le pussent joindre. Elles passèrent par le Cours de la Reine mère et par le dehors de Paris, depuis la porte de Saint-Honoré jusques à celle de Saint-Antoine, pour prendre de là le chemin de Charenton. Il voulut éviter de demander passage dans la Ville, craignant de ne le pas obtenir, et qu’un refus, dans une telle conjoncture, ne fît paraître le mauvais état de ses affaires ; il craignait aussi que, s’il l’obtenait, ses troupes ne se dissipassent dans la Ville, et qu’il ne pût les en faire sortir s’il en était besoin.
La cour fut aussitôt avertie de la marche de Monsieur le Prince, et M. de Turenne partit à l’heure même avec ce qu’il avait de troupes, pour le suivre et pour l’arrêter, jusques à ce que le maréchal de la Ferté, qui avait eu ordre de repasser le pont et de marcher avec les siennes, eût le temps de le joindre. On fit cependant aller le Roi à Charonne, afin d’y voir, comme de dessus un théâtre, une action qui, selon les apparences, devait être la perte inévitable de Monsieur le Prince, et la fin de la guerre civile, et qui fut en effet l’une des plus hardies et des plus périlleuses occasions de toute cette guerre, et celle où les grandes et extraordinaires qualités de Monsieur le Prince parurent avec le plus d’éclat. La fortune même sembla se réconcilier avec lui en cette rencontre, pour avoir part à un succès dont l’un et l’autre partis ont donné la gloire à sa valeur et à sa conduite ; car il fut attaqué dans le faubourg Saint-Antoine, où il eut moyen de se servir des retranchements que les bourgeois y avaient faits quelques jours auparavant, pour se garantir d’être pillés par les troupes de M. de Lorraine, et il n’y avait que ce seul lieu, dans toute la marche qu’il voulait faire, qui fût retranché, et où il pût éviter d’être entièrement défait. Quelques escadrons de son arrière-garde furent chargés dans le faubourg Saint-Martin, par des gens que M. de Turenne avait détachés pour l’amuser, et se retirèrent en désordre dans le retranchement du faubourg Saint-Antoine, où il s’était mis en bataille. Il n’eut que le temps qui lui était nécessaire pour cela, et pour garnir d’infanterie et de cavalerie tous les postes par lesquels il pouvait être attaqué. Il fut contraint de mettre le bagage de son armée sur le bord du fossé de SaintAntoine, parce qu’on avait refusé de le laisser entrer dans Paris ; on avait même pillé quelques chariots, et les partisans de la cour avaient ménagé qu’on y verrait, comme d’un lieu neutre, l’événement de cette affaire. Monsieur le Prince retint auprès de lui ce qui s’y trouva de ses domestiques, ou de personnes de qualité qui n’avaient point de commandement, et qui étaient au nombre de trente ou quarante, et en forma un escadron. M. de Turenne disposa ses attaques avec une extrême diligence, et avec toute la confiance que peut avoir un homme qui se croit assuré de la victoire ; mais, lorsque ces gens détachés furent à trente pas du retranchement, Monsieur le Prince sortit avec l’escadron que j’ai dit, et, se mêlant l’épée à la main, défit entièrement le bataillon qui était commandé, prit des officiers prisonniers, emporta les drapeaux, et se retira dans son retranchement. D’un autre côté, le marquis de Saint-Mesgrin attaqua le poste qui était défendu par le comte de Tavannes, lieutenant général, et par Lanques, maréchal de camp. La résistance y fut si grande, que le marquis de Saint-Mesgrin, voyant que toute son infanterie mollissait, emporté de chaleur et de colère, avança avec la compagnie des chevaux légers du Roi, dans une rue étroite, fermée d’une barricade, où il fut tué avec le marquis de Nantouillet, le Fouilloux, et quelques autres. Manchiny, neveu du cardinal Mazarin, y fut blessé, et mourut peu de jours après. On continuait de toutes parts les attaques avec une extrême vigueur, et Monsieur le Prince chargea une seconde fois, avec même succès qu’à la première. Il se trouvait partout, et, dans le milieu du feu et du combat, il donnait les ordres avec cette netteté d’esprit qui est si rare et si nécessaire en ces rencontres. Enfin les troupes du Roi avaient forcé la dernière barricade de la rue qui va de celle du Cours à Charenton, et qui était quarante pas au delà d’une fort grande place qui aboutit à cette même rue. Le marquis de Navailles s’en était rendu maître, et, pour la mieux garder, il avait fait percer les maisons proches, et mis des mousquetaires partout. Monsieur le Prince avait dessein de les déloger avec de l’infanterie, et de faire percer d’autres maisons pour les chasser par un plus grand feu, comme c’était en effet le parti qu’on devait prendre ; mais le duc de Beaufort, qui ne s’était pas rencontré auprès de Monsieur le Prince au commencement de l’attaque, et qui sentait quelque dépit de ce que le duc de Nemours y avait toujours été, pressa Monsieur le Prince de faire attaquer la barricade par de l’infanterie, et, comme cette infanterie était déjà lassée et rebutée, au lieu d’aller aux ennemis, elle se mit en haie le long des maisons sans se vouloir avancer. Dans ce temps, un escadron des troupes de Flandres, posté dans une rue qui aboutissait au coin de cette place, du côté des troupes du Roi, ne pouvant y demeurer longtemps, de peur d’être coupé quand on aurait gagné les maisons voisines, revint dans la place. Le duc de Beaufort, croyant que c’étaient les ennemis, proposa aux ducs de Nemours et de la Rochefoucauld, qui arrivaient en ce lieu-là, de les charger. Ainsi, étant suivis de ce qu’il y avait de gens de qualité et de volontaires, on poussa à eux, et on s’exposa inutilement à tout le feu de la barricade et des maisons de la place ; mais voyant en même temps quelque étonnement parmi ceux qui gardaient la barricade, les ducs de Nemours, de Beaufort, de la Rochefoucauld et le prince de Marcillac y poussèrent, et la firent quitter aux troupes du Roi. Ils mirent ensuite pied à terre, et la gardèrent eux seuls, sans que l’infanterie, qui était commandée, voulût les soutenir. Monsieur le Prince fit ferme dans la rue, avec ce qui s’était rallié auprès de lui de ceux qui les avaient suivis. Cependant les ennemis, qui tenaient toutes les maisons de la rue, voyant la barricade gardée seulement par quatre hommes, l’eussent sans doute reprise, si l’escadron de Monsieur le Prince ne les eût arrêtés ; mais n’y ayant point d’infanterie qui les empêchât de tirer par les fenêtres, ils recommencèrent à faire feu de tous côtés, et voyaient en revers depuis les pieds jusqu’à la tête ceux qui tenaient la barricade. Le duc de Nemours reçut treize coups sur lui ou dans ses armes, et le duc de la Rochefoucauld une mousquetade qui, lui perçant le visage au-dessous des yeux, lui fit à l’instant perdre la vue, ce qui obligea le duc de Beaufort et le prince de Marcillac à se retirer pour emmener les deux blessés. Les ennemis avancèrent pour les prendre ; mais Monsieur le Prince s’avança aussi pour les dégager, et leur donna le temps de monter à cheval. Ainsi ils laissèrent aux ennemis le poste qu’ils venaient de leur faire quitter, et presque tout ce qui les avait suivis dans la place fut tué ou blessé. Monsieur le Prince perdit en cette journée les marquis de Flammarins et de la Rochegifart, les comtes de Castres et de Bossu, des Fourneaux, la Martinière, la Mothe-Guyonnet, Bercenet, capitaine des gardes du duc de la Rochefoucauld, de l’Huillière, qui était aussi à lui, et beaucoup d’autres, dont on ne peut mettre ici les noms. Enfin le nombre des officiers morts ou blessés fut si grand de part et d’autre, qu’il semblait que chaque parti songeât plus à réparer ses pertes qu’à attaquer ses ennemis. Cette espèce de trêve était avantageuse aux troupes du Roi, rebutées de tant d’attaques où elles avaient été repoussées. Durant ce temps, le maréchal de la Ferté avait marché en diligence, et il se préparait à faire un nouvel effort avec son armée fraîche et entière, lorsque les Parisiens, qui jusque-là avaient seulement été spectateurs d’une si grande action, se déclarèrent en faveur de Monsieur le Prince. Ils avaient été si prévenus des artifices de la cour et du cardinal de Retz, et on leur avait tellement persuadé que la paix particulière de Monsieur le Prince était faite sans y comprendre leurs intérêts, qu’ils avaient considéré le commencement de ce combat comme une comédie qui se jouait de concert avec le cardinal Mazarin. M. le duc d’Orléans même les confirma dans cette pensée, en ne donnant aucun ordre dans la Ville pour secourir Monsieur le Prince. Le cardinal de Retz, qui était auprès de lui, augmentait encore l’irrésolution et le trouble de son esprit, en formant des difficultés sur tout ce qu’il proposait ; d’autre part, la porte Saint-Antoine était gardée par une colonelle de bourgeois, dont les officiers, qui étaient gagnés de la cour, empêchaient presque également de sortir de la Ville et d’y entrer. Enfin tout y était mal disposé pour y recevoir Monsieur le Prince et ses troupes, lorsque Mademoiselle, faisant un effort sur l’esprit de Monsieur son père, le tira de la léthargie où le tenait le cardinal de Retz. Elle alla porter ses ordres à la Maison de Ville pour faire prendre les armes aux bourgeois ; en même temps, elle commanda au gouverneur de la Bastille de faire tirer le canon sur les troupes du Roi, et, revenant à la porte de SaintAntoine, elle disposa non-seulement tous les bourgeois à recevoir Monsieur le Prince et son armée, mais même à sortir et à escarmoucher, pendant que ses troupes rentreraient. Ce qui acheva encore d’émouvoir le peuple en faveur de Monsieur le Prince fut de voir remporter tant de gens de qualité morts ou blessés. Le duc de la Rochefoucauld voulut profiter de cette conjoncture pour son parti, et, quoique sa blessure lui fit presque sortir les deux yeux hors de la tête, il alla à cheval, du lieu où il avait été blessé, jusqu’à l’hôtel de Lyencourt, au faubourg Saint-Germain, exhortant le peuple à secourir Monsieur le Prince, et à mieux connaître à l’avenir l’intention de ceux qui l’avaient accusé d’avoir traité avec la cour. Cela fit, pour un temps, l’effet qu’on désirait, et jamais Paris n’a été mieux disposé pour Monsieur le Prince qu’il le fut alors. Cependant le bruit du canon de la Bastille produisit deux sentiments bien différents dans l’esprit du cardinal Mazarin ; car d’abord il crut que Paris se déclarait contre Monsieur le Prince, et qu’il allait triompher de cette ville et de son ennemi ; mais, voyant qu’au contraire on tirait sur les troupes du Roi, il envoya ses ordres aux maréchaux de France pour retirer l’armée et retourner à Saint-Denis. Cette journée peut passer pour l’une des plus glorieuses de la vie de Monsieur le Prince. Jamais sa valeur et sa conduite n’ont eu plus de part à la victoire. L’on peut dire que jamais tant de gens de qualité n’ont fait combattre un plus petit nombre de troupes ; mais jamais troupes aussi n’ont mieux fait leur devoir. On fit porter les drapeaux des régiments des Gardes, de la marine, et de Turenne, à Notre-Dame, et on laissa aller, sur leur parole, tous les officiers prisonniers.
Cependant, les négociations ne laissaient pas de continuer : chaque cabale voulait faire la paix ou empêcher que les autres ne la fissent, et Monsieur le Prince et le Cardinal étaient également résolus de ne la pas faire. M. de Chavigny s’était bien remis en apparence avec Monsieur le Prince, et il serait malaisé de dire dans quels sentiments il avait été jusques alors, parce que sa légèreté naturelle lui en inspirait sans cesse d’entièrement opposés. Il conseillait de pousser les choses à l’extrémité, toutes les fois qu’il espérait de détruire le Cardinal, et de rentrer dans le ministère ; et il voulait qu’on demandât la paix à genoux, toutes les fois qu’il s’imaginait qu’on pillerait ses terres et qu’on raserait ses maisons. Néanmoins, dans cette rencontre, il fut d’avis, comme tous les autres, de profiter de la bonne disposition du peuple et de proposer une assemblée à l’Hôtel de Ville pour résoudre que Monsieur serait reconnu lieutenant général de l’État et couronne de France ; qu’on s’unirait inséparablement pour procurer l’éloignement du Cardinal ; qu’on pourvoirait le duc de Beaufort du gouvernement de Paris, en la place du maréchal de l’Hospital, et qu’on établirait Broussel en la charge de prévôt des marchands, au lieu du Fèvre. Mais cette assemblée, où l’on croyait trouver la sûreté du parti, fut une des principales causes de sa ruine, par une violence qui pensa faire périr tout ce qui se rencontra à l’Hôtel de Ville, et qui fit perdre à Monsieur le Prince tous les avantages que la journée de Saint-Antoine lui avait donnés. Je ne puis dire qui fut l’auteur d’un si pernicieux dessein, car tous l’ont également désavoué ; mais enfin, lorsque l’assemblée se tenait, on suscita des gens armés, qui vinrent crier, aux portes de la Maison de Ville, qu’il fallait que tout s’y passât, non-seulement selon l’intention de Monsieur et de Monsieur le Prince, mais qu’on livrât, dès l’heure même, tout ce qui était attaché au cardinal Mazarin. On crut d’abord que ce bruit n’était qu’un effet ordinaire de l’impatience du menu peuple ; mais, voyant que la foule et le tumulte augmentaient, que les soldats et même les officiers avaient part à la sédition, qu’on mit le feu aux portes, et que l’on tira aux fenêtres, alors tout ce qui était dans l’assemblée se crut perdu. Plusieurs, pour éviter le feu, s’exposèrent à la fureur du peuple. Il y eut beaucoup de gens tués, de toutes conditions et de tous les partis, et on crut très-injustement que Monsieur le Prince avait sacrifié ses amis, afin de n’être pas soupçonné d’avoir fait périr ses ennemis. On n’attribua rien de cette action à M. le duc d’Orléans ; toute la haine en fut rejetée sur Monsieur le Prince, qui ne la méritait pas. Pour moi, je pense que l’un et l’autre s’étaient servis de M. de Beaufort pour faire peur à ceux de l’assemblée qui n’étaient pas dans leurs intérêts, mais qu’en effet pas un d’eux n’eut dessein de faire mal à personne. Ils apaisèrent promptement le désordre ; mais ils n’effacèrent pas l’impression qu’il avait faite dans tous les esprits. On proposa ensuite de créer un conseil, composé de Monsieur, de Monsieur le Prince, du chancelier de France, des princes, ducs et pairs, maréchaux de France et officiers généraux du parti qui se trouvaient à Paris ; deux présidents au mortier devaient aussi y assister de la part du Parlement, et le prévôt des marchands de la part de la Ville, pour juger définitivement de tout ce qui concernait la guerre et la police.
Ce conseil augmenta le désordre au lieu de le diminuer, à cause des prétentions du rang qu’on y devait tenir, et il eut, comme avait eu l’assemblée de l’Hôtel de Ville, des suites funestes ; car les ducs de Nemours et de Beaufort, aigris par leurs différends passés et par l’intérêt de quelques dames, se querellèrent pour la préséance au Conseil ; ils se battirent ensuite à coups de pistolet, et le duc de Nemours fut tué dans ce combat par le duc de Beaufort, son beau-frère. Cette mort donna de la compassion et de la douleur à tous ceux qui connaissaient ce prince. Le public même eut sujet de le regretter ; car, outre ses belles et agréables qualités, il contribuait à la paix de tout son pouvoir ; et lui et le duc de la Rochefoucauld, pour apporter plus de facilité à la conclure, avaient renoncé aux avantages que Monsieur le Prince leur devait faire obtenir par son traité ; mais la mort de l’un et la blessure de l’autre laissèrent aux Espagnols et aux amis de Mme de Longueville toute la liberté qu’ils désiraient pour entraîner Monsieur le Prince. Ils n’appréhendèrent plus que les propositions qu’ils lui faisaient d’aller en Flandres fussent contestées. Ils lui promirent tout ce qu’il désirait ; et il sembla que Mme de Châtillon même lui parut moins aimable, depuis qu’il n’eut plus à combattre un rival digne de lui. Cependant, il ne rejeta pas d’abord les propositions de paix ; mais, voulant prendre aussi ses mesures pour faire la guerre, il offrit au duc de la Rochefoucauld le même emploi qu’avait le duc de Nemours, et, comme il ne le put accepter, à cause de sa blessure, il le donna ensuite au prince de Tarente.
Paris était alors plus divisé que jamais ; la cour gagnait tous les jours quelqu’un dans le Parlement et parmi le peuple ; le massacre de l’Hôtel de Ville avait donné de l’horreur à tout le monde ; l’armée des Princes n’osait tenir la campagne ; son séjour à Paris augmentait l’aigreur contre Monsieur le Prince, et ses affaires étaient réduites en de plus mauvais termes qu’elles n’avaient encore été, lorsque les Espagnols, qui voulaient également empêcher la ruine et l’élévation de Monsieur le Prince, afin de perpétuer la guerre, firent marcher encore une seconde fois M. de Lorraine à Paris, avec un corps considérable, pour arrêter l’armée du Roi ; il la tint même investie à Villeneuve-SaintGeorge, et manda à Paris qu’il la contraindrait de donner bataille, ou de mourir de faim dans son camp. Cette espérance flatta Monsieur le Prince, et il crut tirer de grands avantages de l’événement de cette action, bien qu’il soit vrai que M. de Turenne ne manqua jamais de vivres, et qu’il eut toujours la liberté de se retirer à Melun, sans hasarder un combat ; et il s’y retira enfin sans rencontrer d’obstacles, pendant que M. de Lorraine était venu à Paris, et que Monsieur le Prince était malade d’une fièvre continue.
Le corps que commandait le comte de Palluau joignit ensuite l’armée du Roi, après avoir pris Mourond. Il y avait bloqué, avec assez peu de troupes, le marquis de Persan, dès le commencement de la guerre ; mais, lorsque sa garnison fut affaiblie par les maladies, on l’attaqua de force, et on le prit avec moins de résistance qu’on n’en devait attendre de si braves gens, dans une des meilleures places du monde, si on n’y eût manqué de rien. Cette perte dut être d’autant plus sensible à Monsieur le Prince, qu’elle était arrivée en partie pour n’y avoir pas apporté les remèdes qui étaient en son pouvoir, puisque, dans le temps que l’armée du Roi était vers Compiègne, il lui fut souvent assez facile de secourir Mourond, au lieu que ses troupes, en ruinant les environs de Paris, augmentèrent la haine qu’on lui portait.
Il ne fut pas plus heureux ni mieux servi en Guyenne : la division de M. le prince de Conti et de Mme de Longueville, en faisant accroître les partialités dans Bourdeaux, servit de prétexte à tout ce qui voulut quitter son parti. Plusieurs villes, à l’exemple d’Agen, avaient ouvert les portes aux troupes du Roi, et le peuple de Périgueux avait poignardé Chanlost, son gouverneur, et chassé la garnison. Villeneuve d’Agénois, où le marquis de Téobon s’était jeté, fut la seule qui résolut de se défendre, et elle le fit avec tant de vigueur, que le comte d’Harcourt fut contraint de lever le siège. Il séjourna peu en Guyenne, après cette petite disgrâce ; et, soit qu’il eût de véritables défiances de la cour, ou qu’il crût que se rendant maître de Brisac, de Philisbourg et de l’Alsace, il pourrait y jeter les fondements d’un établissement assuré et indépendant, il partit de son armée comme un homme qui craignait d’y être arrêté prisonnier, et se rendit à Philisbourg, avec toute la diligence possible.
Cependant la maladie de Monsieur le Prince augmentait, et, bien qu’elle fût très violente, elle ne fut funeste qu’à M. de Chavigny ; car, dans un éclaircissement fort aigre qu’il eut avec Monsieur le Prince, il en sortit avec la fièvre, qu’il prit de lui, et mourut peu de jours après. Son malheur ne finit pas avec sa vie, et la mort, qui doit terminer toutes les haines, sembla avoir réveillé celle de ses ennemis. On lui imputa presque toute sorte de crimes ; on l’accusa même d’avoir écouté des propositions que la cour lui avait fait faire par l’abbé Foucquet, sans la participation de Monsieur le Prince, et d’avoir promis de le faire relâcher sur des articles dont il ne se pouvait départir. Il est vrai néanmoins que M. de Chavigny n’avait vu l’abbé Foucquet que sur l’ordre de Monsieur le Prince. On fit courir aussi des copies d’une lettre interceptée de l’abbé Foucquet, par laquelle il mandait à la cour que Goulas porterait Monsieur à se détacher de Monsieur le Prince, s’il n’acceptait les conditions de paix qu’on lui offrait ; et comme Goulas dépendait entièrement de M. de Chavigny, on soupçonna ce dernier d’avoir part à cette négociation et de tromper en même temps Monsieur le Prince vers la cour et vers M. le duc d’Orléans.
Dans le temps que M. de Chavigny mourut à Paris, le duc de Bouillon mourut à Pontoise. Ce fut une perte considérable pour les deux partis. Il était en état de contribuer à la paix, et il pouvait plus que personne établir la confiance entre Monsieur le Prince et le cardinal Mazarin, dans le traité que Langlade, secrétaire du cabinet, ménageait. Cette mort du duc de Bouillon devrait seule guérir les hommes de l’ambition, et les dégoûter de tant de plans qu’ils font pour réussir dans leurs grands desseins. L’ambition du duc de Bouillon était soutenue de toutes les qualités qui devaient la rendre heureuse. Il était vaillant, et savait parfaitement tous les ordres de la guerre. Il avait une éloquence facile, naturelle, insinuante ; son esprit était net, fertile en expédients, et capable de démêler les affaires les plus difficiles ; son sens était droit, son discernement admirable, et il écoutait les conseils qu’on lui donnait avec douceur, avec attention, et avec un certain égard obligeant dont il faisait valoir les raisons des autres, et semblait en tirer ses résolutions. Cependant de si grands avantages lui furent souvent inutiles, par l’opiniâtreté de sa fortune, qui s’opposa presque toujours à sa prudence, et il mourut dans le temps que son mérite et le besoin que la cour avait de lui auraient apparemment surmonté son malheur.
Les Espagnols se vengeaient, par une longue et rude prison, de l’entreprise que le duc de Guise avait faite sur le royaume de Naples, et se montraient depuis longtemps inexorables à toutes les instances qu’on leur faisait pour sa liberté ; ils l’accordèrent facilement néanmoins à Monsieur le Prince, et renoncèrent, en cette occasion, à l’une de leurs principales maximes, pour le lier encore plus étroitement à leur parti par une déférence qui leur est si peu ordinaire. Le duc de Guise se vit donc en liberté lorsqu’il l’espérait le moins, et il sortit de prison engagé par reconnaissance et par sa parole dans les intérêts de Monsieur le Prince. Il le vint trouver à Paris, et, croyant peut-être avoir satisfait à ses obligations par quelques compliments et par quelques visites, il s’en alla bientôt après au-devant de la cour, pour offrir au Roi ce qu’il devait à Monsieur le Prince.
Cependant Monsieur le Prince commença dès lors à prendre toutes ses mesures pour partir avec M. de Lorraine, et il est vrai que l’état de ses affaires avait rendu ce conseil si nécessaire qu’il ne lui restait plus de parti à prendre que celui-là seul. Il voyait que la paix était trop généralement désirée à Paris, pour y pouvoir demeurer en sûreté, avec dessein de l’empêcher, et M. le duc d’Orléans, qui l’avait toujours souhaitée, et qui craignait le mal que la présence de Monsieur le Prince lui pouvait attirer, contribua d’autant plus volontiers à son éloignement qu’il se voyait par là en liberté de faire son traité particulier. Mais, encore que les choses fussent en ces termes, la négociation ne laissait pas de continuer ; car, dans le temps que le cardinal Mazarin, afin de faire cesser le prétexte de la guerre civile et faire connaître que Monsieur le Prince avait d’autres intérêts que son éloignement, sortit pour la seconde fois du Royaume, il envoya Langlade vers le duc de la Rochefoucauld, soit qu’il eût véritablement dessein de traiter pour faciliter son retour, ou qu’il prétendît tirer quelque avantage en faisant paraître qu’il désirait la paix. Les conditions qu’apporta Langlade étaient plus amples que toutes celles que l’on avait proposées jusques alors, et conformes à ce que Monsieur le Prince avait demandé ; mais elles ne laissèrent pas d’être refusées, et sa destinée, qui l’entraînait en Flandres, ne lui a permis de connaître le précipice que lorsqu’il n’a plus été en son pouvoir de s’en retirer. Il partit enfin avec M. de Lorraine, après avoir pris de vaines mesures avec M. le duc d’Orléans, pour empêcher que le Roi ne fût reçu à Paris. Mais le crédit de Son Altesse Royale n’était pas capable alors de balancer celui de la cour : il eut ordre lui-même de sortir de Paris, le jour que le Roi y devait arriver, et il obéit aussitôt, pour n’être pas témoin de la joie publique et du triomphe de ses ennemis.