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Œuvres de Lucile de Chateaubriand/À M. de Chênedollé, 2 avril 1803

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Texte établi par Louis Thomas Élément soumis aux droits d’auteur. Cliquer pour en savoir plus.Société des trentes, Albert Messein (p. 76-79).


À M. de Chênedollé.


Rue du Bac, no 610, à Paris.
Rennes, le 2 avril 1803.

Mes moments de solitude sont si rares, que je profite du premier pour vous écrire, ayant à cœur de vous dire combien je suis aise que vous soyez plus calme. Que je ne vous demande pardon de l’inquiétude vague et passagère que j’ai sentie au sujet de ma dernière lettre ! Je veux encore vous dire que je ne vous écrirai point le motif que j’ai cru, à la réflexion, qui vous avait engagé à me demander ma parole de ne point me marier. À propos de cette parole, s’il est vrai que vous ayez l’idée que nous pourrons être un jour unis, perdez tout à fait cette idée : croyez que je ne suis point d’un caractère à souffrir jamais que vous sacrifiiez jamais votre destinée à la mienne. Si, lorsqu’il a été, ci-devant, entre nous question de mariage, mes réponses ne vous ont point paru ni fermes, ni décisives, cela provenait seul de ma timidité et de mon embarras, car ma volonté était, dès ce temps-là, fixe et point incertaine. Je ne pense pas vous peiner par un tel aveu, qui ne doit pas beaucoup vous surprendre, et puis, vous connaissez mes sentiments pour vous ; vous ne pouvez aussi douter que je me ferais un honneur de porter votre nom ; mais je suis tout à fait désintéressée sur mon bonheur, et votre amie : en voilà assez pour vous faire concevoir ma conduite avec vous.

Je vous le répète, l’engagement que j’ai pris avec vous de ne point me marier a pour moi du charme, parce que je le regarde presque comme un lien, comme une manière de vous appartenir. Le plaisir que j’ai éprouvé en contractant cet engagement est venu de ce qu’au premier moment votre désir à cet égard me sembla une preuve non équivoque que je ne vous étais pas bien indifférente. Vous voilà maintenant bien clairement au fait de mes secrets ; vous voyez que je vous traite en véritable ami.

S’il ne vous faut, pour rendre vos bonnes grâces aux Muses, que l’assurance de la persévérance de mes sentiments pour vous, vous pouvez vous réconcilier pour toujours avec elles. Si ces divinités, par erreur, s’oublient un instant avec moi, vous le saurez. Je sais que je ne peux consulter sur mes productions un goût plus éclairé et plus sage que le vôtre ; je crains simplement votre politesse. Quant à mes Contes, c’est contre mon sentiment, et sans que je m’en sois mêlée, qu’on les a imprimés dans le Mercure. Je me rappelle confusément que mon frère m’a parlé à cet égard ; mais je n’y fis aucune attention, ni ne répondis. J’étais au moment de quitter Paris ; j’étais incapable de rien entendre, de réfléchir à rien ; une seule pensée m’occupait, j’étais tout entière à cette pensée. Mon frère a interprété pour moi mon silence d’une façon fâcheuse. Je vous sais gré de l’espèce de reproche que vous me faites au sujet de l’impression de mes Contes, puisqu’il me met à lieu de connaître votre soupçon et de le détruire. Soyez bien certain que je n’ai point consenti à la publicité de ces Contes, et que je ne m’en doutais même pas. J’espère que, quand vos affaires de famille seront terminées, vous vous fixerez à Paris : ce séjour vous convient à tous égards, et je voudrais toujours que votre position soit la plus agréable possible. Adieu. Vous voudrez bien, quand il en sera temps, me mander votre départ de Paris, afin que je ne vous y adresse pas mes lettres. Je compte encore rester quinze jours dans cette ville-ci. Après cette époque, adressez-moi vos dépêches à Fougères, à l’hôtel Marigny.

Quoique vos dépêches soient les plus aimables du monde, ne les rendez pas fréquentes ; j’en préfère la continuité. Vous devez être paresseux, et moi-même je suis fort sujette à la paresse. Je vous recommande surtout de me faire part de tous vos soupçons à mon égard ; cette preuve d’intérêt me sera infiniment précieuse.