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Œuvres de Lucile de Chateaubriand/Lucile de Chateaubriand

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Texte établi par Louis Thomas Élément soumis aux droits d’auteur. Cliquer pour en savoir plus.Société des trentes, Albert Messein (p. 1-58).


LUCILE



LUCILE DE CHATEAUBRIAND


Que ne donnerions-nous pour avoir un portrait, une image de cette sœur mélancolique du mélancolique René ! Il faut nous contenter avec les souvenirs de son frère et quelques documents çà et là pour reconstituer une physionomie qui nous touche si profondément.

Lucile Angélique de Chateaubriand, plus tard Mme de Caud, quatrième fille de sa famille, naquit à Saint-Malô le 7 août 1764, dans une rue sombre et étroite, appelée la rue des Juifs[1], d’où l’on dominait une partie des murs de la ville et une mer qui s’étendait à perte de vue, en se brisant sur des écueils. Son frère, qui devait illustrer le nom des Chateaubriand, vint au monde quatre ans plus tard, le 4 septembre 1768.

Étrange famille que celle de ces Chateaubriand : le père, ancien corsaire, avait redoré par le commerce aux colonies son blason, qui datait de plusieurs siècles. « M. de Chateaubriand, dit son fils, était grand et sec ; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n’ai jamais vu un pareil regard : quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle.

« Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l’espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux États de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu’on sentait en le voyant, c’était la crainte. »

Sa femme, Apolline de Bédée, avec de grands traits, était noire, petite et laide : élevée par sa mère, qui avait été à Saint-Cyr dans les dernières années de Mme de Maintenon, elle avait lu Fénelon, Racine, Mme de Sévigné ; elle aimait les histoires, racontait des anecdotes et savait tout Cyrus par cœur. Mais toutes ces façons mondaines étaient réfrénées par le terrible M. de Chateaubriand. « L’élégance de ses manières, l’allure vive de son humeur, a dit l’écrivain de sa mère, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu’il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu’il était immobile et froid, elle n’avait pas un goût qui ne fut opposé à son mari. La contrariété qu’elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu’elle était. Obligée de se taire quant elle eût voulu parler, elle s’en dédommagea par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange. »

Leurs quatre premiers enfants moururent d’un épanchement au cerveau.

M. de Chateaubriand avait acheté la terre de Combourg, près de Dol, où se trouvait un château datant du xie siècle et qui avait jadis appartenu à sa famille. Il y vivait le plus souvent, tandis que le fils aîné était au collège de Saint-Brieuc, et les quatre filles ainsi que le dernier-né avec leur mère à Saint-Malo[2]. « Toutes les affections de celle-ci, lisons-nous dans les Mémoires d’Outre-Tomhe, s’étaient concentrées dans son fils aîné ; non qu’elle ne chérît ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J’avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le chevalier (ainsi m’appelait-on), quelques privilèges sur mes sœurs ; mais, en définitive, j’étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d’ailleurs, pleine d’esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. Elle aimait la politique, le bruit, le monde : car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans le ravin de Cédron ; elle se jeta avec ardeur dans l’affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d’abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l’ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre ; avec de la générosité, elle avait l’apparence de l’avarice ; avec de la douceur d’âme, elle grondait toujours : mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau. »

L’on devine la vie étrange de ces enfants abandonnés aux domestiques et à eux-mêmes. Le futur écrivain était le favori de la femme de charge, Villeneuve, qu’il adorait. Il se mit aussi à adorer sa sœur Lucile. « Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu’on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre : qu’on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés ; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d’étoffe noire ; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n’aurait soupçonné dans la chétive Lucile les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle.

« Elle me fut livrée comme un jouet ; je n’abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bonnes habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal ; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les sœurs : grandes plaintes portées à ma mère… »

Comme on devait faire du jeune chevalier de Chateaubriand un marin, on s’occupa fort peu de son éducation : il vagabondait avec les garnements de la ville, et revenait tout barbouillé, meurtri, les vêtements déchirés. « J’aimais pourtant, dit-il, et j’ai toujours aimé la propreté, même l’élégance. La nuit, j’essayais de racommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m’aidaient à réparer ma toilette, afin de m’épargner des pénitences et des gronderies ; mais leur rapiécetage ne servait qu’à rendre mon accoutrement plus bizarre… »

Au printemps de 1776, le feu ayant pris à l’hôtel où demeuraient Mme de Chateaubriand et ses enfant, M. de Chateaubriand rappela sa femme près de lui.

Un matin du début de mai, Mme de Chateaubriand, ses quatre filles et le petit chevalier sortirent de Saint-Malo au lever du soleil, dans une énorme berline à l’antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l’impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverse couleur, traînaient le lourd appareil. Tandis que Mme de Chateaubriand soupirait, les petites filles parlaient à perdre haleine, et le futur pèlerin du monde commençait son apprentissage de voyageur en s’émerveillant devant le spectacle du printemps en Bretagne.

Les chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grêve de Cancale. « Nous traversâmes ensuite, dit Chateaubriand, les marais et la fiévreuse ville de Dol : passant devant la porte du collège où j’allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l’intérieur du pays.

« Durant quatre mortelles heures, nous n’aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d’indigentes avénières. Des charbonniers conduisant des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée ; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d’une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s’élevait, non loin d’un étang, la flèche de l’église d’une bourgade ; les tours d’un château féodal montaient dans les arbres d’une futaie éclairée par le soleil couchant…

« Descendus de la colline, nous guéâmes un ruisseau ; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d’un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cîmes s’entrelaçaient au-dessus de nos têtes : je me souviens encore du moment où j’entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j’éprouvai.

« En sortant de l’obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur ; de là nous débouchâmes, par une porte bâtie, dans une cour de gazon, appelée la Cour Verte. À droite, étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers ; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s’élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d’un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique.

« Quelques fenêtres grillées apparaissaient ça et là sur la nudité des murs. Un large perron, roide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l’ancien pont-levis ; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis. « La voiture s’arrêta au pied du perron ; mon père vint au-devant de nous, La réunion de la famille adoucit si fort son humeur pour le moment qu’il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montâmes le perron ; nous pénétrâmes dans un vestibule sonore, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure.

« De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment regardant au midi sur l’étang, et jointif des deux petites tours. Le château entier avait la figure d’un char à quatre roues. Nous nous trouvâmes de plein pied dans une salle jadis appelée la Salle des Gardes, Une fenêtre s’ouvrait à chacune de ses extrémités ; deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d’épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l’une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l’étage supérieur ; tel était ce corps de logis.

« Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord du côté de la Cour Verte, se composait d’une espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine ; il s’accroissait du vestibule, du perron et d’une chapelle. Au-dessus de ces pièces était le salon des Archives ou des Armoiries, ou des Oiseaux ou des Chevaliers, ainsi nommé d’un plafond semé d’écussons coloriés et d’oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et tréflées étaient si profondes, qu’elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l’édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés dont les ramifications étaient inconnues : partout silence, obscurité et visage de pierre : voilà le château de Combourg. »

Ce fut dans ce château romanesque et triste que de douze à vingt-deux ans, à part quelques courtes vacances, Lucile de Chateaubriand vécut une existence faite pour développer les puissances de l’imagination et du sentiment.

Peu à peu, ses sœurs s’étaient mariées ; le chevalier passait de longs mois au collège où on l’avait relégué. Lucile restait près de sa mère écrasée et tremblante, avec ce père qui nous semble presque démoniaque, vu de si loin, dans sa bizarrerie farouche. Reçue chanoinesse au chapitre de l’Argentière, Lucile devait entrer dans celui de Remiremont ; en attendant ce changement, elle demeurait ensevelie à la campagne.

Enfin le jeune chevalier, qui ne savait quelle carrière embrasser, vint se fixer à Combourg, lui aussi.

« Une cuisinière, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique : un chien de chasse et deux vieilles juments étaient retranchés dans un coin de l’écurie. Ces douze être vivants disparaissaient dans un manoir où l’on aurait à peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs varlets, les destriers et la meute du roi Dagobert.

« Dans tout le cours de l’année, aucun étranger ne se présentait au château, hormis quelques gentilshommes, le marquis de Montlouet, le comte de Goyon-Beaufort, qui demandaient l’hospitalité en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l’hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au côté, et suivis d’un valet également à cheval, ayant en croupe un porte-manteau de livrée.

« Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l’histoire de leurs procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du Nord, à l’appartement de la reine Christine, chambre d’honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand’-salle, et qu’à travers les fenêtres je regardais la campagne inondée ou couverte de frimas, je n’apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée solitaire de l’étang : c’étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes.

« Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie ; cependant notre vue s’étendait par eux à quelques lieues au delà de l’horizon de nos bois. Aussitôt qu’ils étaient partis, nous étions réduits, les jours ouvrables au tête-à-tête de famille, le dimanche à la société des bourgeois du village et des gentilshommes voisins.

« Le dimanche, quand il faisait beau, Lucile et moi, nous nous rendions à la paroisse à travers le petit Mail, le long d’un chemin champêtre ; lorsqu’il pleuvait, nous suivions l’abominable rue de Combourg. Nous n’étions pas traînés, comme l’abbé de Marolles, dans un chariot léger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie. Mon père ne descendait qu’une fois l’an à la paroisse pour faire ses Pâques ; le reste de l’année, il entendait la messe à la chapelle du château. Placés dans le banc du seigneur, nous recevions l’encens et les prières en face du sépulcre de marbre noir de Renée de Rohan, attenant à l’autel : image des honneurs de l’homme, quelques grains d’encens devant un cercueil ! « Les distractions du dimanche expiraient avec la journée : elles n’étaient pas même régulières. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s’écoulaient sans qu’aucune créature humaine frappât à la porte de notre forteresse. Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château : on éprouvait, en pénétrant sous ses voûtes, la même sensation qu’en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant ; je crus qu’il se terminerait au monastère ; mais on me montra, dans les murs même du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnés que les bois. Enfin au centre du monument, je trouvai, enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l’ancien cimetière des cénobites ; sanctuaire d’où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les montagnes et dans les forêts d’alentour. « Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l’humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l’édifice. Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l’est, et son cabinet dans la petite tour de l’ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée et dans l’embrasure d’une fenêtre on voyait toutes sortes d’armes, depuis le pistolet jusqu’à l’espingole. L’appartement de ma mère régnait au-dessus de la grande salle, entre les deux petits tours : il était parqueté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma sœur habitait un cabinet dépendant de l’appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j’étais niché dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tourelle de l’escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gisaient dans des caveaux voûtés, et la cuisine tenait garnison dans la grosse tour de l’ouest.

« Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été : il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l’entrée de l’escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures : il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu’à midi. Ma mère et ma sœur déjeûnaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n’avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeuner ; j’étais censé étudier jusqu’à midi : la plupart du temps je ne faisais rien.

« À onze heures et demie, on sonnait le dîner que l’on servait à midi. La grand’salle était à la fois salle à manger et salon : on dînait et l'on soupait à l’une de ses extrémités du côté de l’ouest, devant une énorme cheminée. La grand’salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François Ier jusqu’à celui de Louis XIV ; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne : un tableau, représentant Hector tué par Achille sous les murs de Troie, était suspendu au-dessus de la cheminée.

« Le dîner fait, on restait ensemble, jusqu’à deux heures. Alors, si l’été mon père prenait le divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l’étendue du vol du chapon ; si l’automne et l’hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle où elle passait quelques heures en prière. Cette chapelle était un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maîtres, qu’on ne s’attendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J’ai aujourd’hui en ma possession une Sainte Famille de l’Albane, peinte sur cuivre, tirée de cette chapelle : c’est tout ce qui me reste de Combourg.

« Mon père parti et ma mère en prière, Lucile s’enfermait dans sa chambre ; je regagnais ma cellule, ou j’allais courir les champs.

« À huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours on s’asseyait sur le perron. Mon père armé de son fusil tirait des chouettes qui sortaient des créneaux à l’entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons de soleil, les premières étoiles. À dix heures, on rentrait et l’on se couchait.

« Les soirées d’automne et d’hiver étaient d’une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m’asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade qui ne cessait qu’à l’heure de son coucher. Il était vêtu d’une robe de ratine blanche, ou plutôt d’une espèce de manteau que je n’ai vu qu’à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d’un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu’en se promenant il s’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu’on ne le voyait plus ; on l’entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l’obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi nous échangions quelques mots à voix basse quand il était à l’autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait en passant : « De quoi parliez-vous ? » Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.

« Dix heures sonnaient à l’horloge du château : mon père s’arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l’horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d’argent surmonté d’une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l’ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s’avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l’est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l’embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

« Le talisman était brisé ; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statue par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.

« Ce torrent de paroles écoulé, j’appelais la femme de chambre et je reconduisais ma mère et ma sœur à leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu’un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu’on l’avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle ; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir.

« Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma sœur : elles se mettaient au lit mourantes de peur ; je me retirais au haut de ma tourelle ; la cuisinière rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain… »

Cependant, Monsieur le Chevalier était devenu un homme ou presque, c’est-à-dire qu’il en avait toutes les passions, et pas un grain de raison pour les dominer : « J’étais, dit-il, agité d’un désir de bonheur que je ne pouvais ni régler, ni comprendre ; mon esprit et mon cœur s’achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices ; on ne savait encore quel Dieu y serait adoré. Je croissais auprès de ma sœur Lucile ; notre amitié était toute notre vie.

« Lucile était grande et d’une beauté remarquable mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs : elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d’elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant.

« Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c’était de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j’avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années ; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu’elle cherchait une chimère qu’elle s’était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l’ai souvent vue son bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée ; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors ; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J’essayais alors de la consoler, et l’instant d’après, je m’abîmais dans des désespoirs inexplicables.

« Lucile aimait à faire seule vers le soir quelque lecture pieuse : son oratoire de prédilection était l’embranchement des deux routes champêtres marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style s’élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère, toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Église priant à ces stations appelées laures.

« De la concentration de l’âme naissaient chez ma sœur des effets d’esprit extraordinaires : endormie elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l’avenir. Sur un palier de l’escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps du silence ; Lucile, dans ses insomnies, allait s’asseoir sur une marche, en face de cette pendule : elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit enfantaient dans leur conjontion formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris, quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit : « Je viens de voir entrer la mort. » Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue ; dans les bruyères armoricaines, elle n’était qu’une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur. »

C’est certainement en pensant à Lucile et à leur vie à Combourg que le chevalier écrivait plus tard dans René : « Timide et contraint devant mon père je ne trouvais l’aise et le contentement qu’auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité d’humeurs et de goûts m’unissait étroitement à cette sœur, elle était un peu plus âgée que moi. Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles : promenades dont le souvenir emplit encore mon âme de délices. O illusions de l’enfance et de la patrie, ne perdez jamais vos douceurs !…

« Amélie avait reçu de la nature quelque chose de divin ; son âme avait les mêmes grâces innocentes que son corps ; la douceur de ses sentiments était infinie ; il n’y avait rien que de suave et d’un peu rêveur dans son esprit ; on eût dit que son cœur, sa pensée et sa voix soupiraient comme de concert ; elle avait de la femme la timidité et l’amour et de l’ange la pureté et la mélodie. »

« La vie que nous menions à Combourg, ma sœur et moi, dit-il dans ses Mémoires, augmentait l’exaltation de notre âge et de notre caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous. Ce fut dans une de ces promenades que Lucile, m’entendant parler avec ravissement de la solitude me dit : « Tu devrais peindre tout cela. » Ce mot me révéla la Muse…

« Dans les premiers enchantements de l’inspiration, j’invitai Lucile à m’imiter. Nous passions des jours à nous consulter mutuellement, à nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun ; guidés par notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce sur la vie : le Tœdet animam meam vitæ meæ, l’Homo natus de muliere, le Tum parvo puer, ut sævis projectus ah undis navita, etc. Les pensées de Lucile n’étaient que des sentiments ; elles sortaient avec difficulté de son âme ; mais quand elle parvenait à les exprimer, il n’y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites ; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L’élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique. »

Le frère aîné venait parfois, mais pour peu de jours, dans sa famille. Il avait coutume d’amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne, M. de Malfilâtre, cousin de l’auteur du Génie de Virgile. « Je crois, dit Chateaubriand, que Lucile, à son insu, avait ressenti une passion secrète pour cet ami de mon frère, et que cette passion étouffée était au fond de la mélancolie de ma sœur. »

Et il ajoute, avec une franchise terrible : « Elle avait d’ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l’orgueil : elle croyait que tout le monde était conjuré contre elle. » Nous verrons jusqu’à quel point elle devait pousser cette crainte du monde.

Lucile était malheureuse, dit Chateaubriand lorsqu’il veut expliquer comment il en vint au suicide, puisqu’enfin il a essayé de se tuer, et qu’il s’est manqué, et qu’il a bien eu raison, pour l’honneur et le développement de la langue et de la poésie françaises.

Et qui n’eût pas souffert dans ce château de songe, au milieu de cette famille de forcenés ?

Le chevalier de Chateaubriand ayant été nommé sous-lieutenant au régiment de Navarre, partit en 1786 pour Cambrai, où bientôt Lucile dut lui écrire pour lui annoncer la mort de leur père, survenue le 6 septembre, à Combourg.

Le chevalier obtint un congé ; la famille se rassembla ; on régla les partages. « Cela fait, dit-il, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s’envolent du nid paternel. » Lucile et son frère suivirent leur sœur Julie, Mme de Farcy.

Ils restèrent quelque temps en Bretagne, puis vinrent s’établir à Paris, en 1787. Mme de Farcy prit cette résolution la première. Elle détermina Lucile à la suivre ; Lucile, à son tour, vainquit les répugnances de son frère : ils prirent tous trois la route de Paris, douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvée. « Julie, écrit Chateaubriand, avait la province en détestation ; l’instinct du génie et de la beauté poussait Lucile sur un plus grand théâtre. » Le jeune frère et les deux sœurs se logèrent dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis.

Ils menaient la vie de société, si charmante à cette époque. Un jour, malgré la timidité de la comtesse Lucile, on parvint, à l’aide d’un peu de vin de champagne, à lui faire jouer un rôle dans une petite pièce, à l’occasion de la fête de M. de Malesherbes ; elle se montra si touchante que le bon et vieux grand homme en avait la tête tournée.

Puis vers la fin de 1788, la famille retourna en Bretagne pour les états, dont le chevalier était membre. Mme Lucile et Mme de Farcy voulurent bientôt revenir à Paris, mais Mme de Farcy fut malade, ce qui retarda leur départ.

Il est probable que vers cette époque le jeune sous-lieutenant devait mener une vie assez libre ; sans doute faisait-il des dettes ; et le ton de sa conversation n’était pas celui d’une nonne, si nous en jugeons par les lettres qu’il écrivait à son ami le chevalier de Châtenet.

Il lui dit au printemps de 1789, sur un ton de plaisanterie : « J’ai rempli tous mes engagements auprès de ma sœur ; la déclaration est faite. Elle t’attend de pied ferme pour continuer le roman ; je n’aurai pas mis autant d’esprit que toi dans les aveux, mais je lui ai fait ton portrait et cela doit te suffire ; comme le dénouement te regarde, je t’invite à faire au plus tôt connaissance avec elle… »

Et encore ceci, dont certaines personnes ont affecté de se scandaliser, comme si un officier de 20 ans, plaisantant un ami de garnison, était tenu de peser ses mots et de parler comme une jeune fille : « Je te promets de rendre fidèlement à la comtesse Lucile tout ce que tu me diras de lui dire. Sur le tableau que je lui ai fait de toi, elle désire bien te connaître. Ménage-la, si tu la séduis, mon cher Châtenet : songe que c’est une vierge. »

Chateaubriand et ses sœurs ne revinrent à Paris qu’à la fin de juin ou dans les premiers jours de juillet 1789. Ils descendirent dans un hôtel garni de la rue de Richelieu.

Le 22 juillet 1789, ils étaient tous trois, avec quelques Bretons, aux fenêtres de leur hôtel. Ils entendent crier : « Fermez les portes ! fermez les portes ! » Un groupe de déguenillés arrivait par un bout de la rue ; du milieu du groupe s’élevait ce qu’ils prirent d’abord pour deux étendards. Mais lorsque la troupe fut devant eux, ils virent que c’étaient deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique. C’étaient celles de Foulon et de Bertier. « Tout le monde se retira des fenêtres, dit Chateaubriand, j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer : « Brigands, m’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? » Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal ; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. »

Chateaubriand demeura cependant à Paris avec ses sœurs jusqu’au mois de janvier 1791. À ce moment, il partit pour l’Amérique, passant par Combourg, où il fit ses adieux à sa mère.

À son retour d’Amérique, au début de 1792, Chateaubriand fut entrepris par ses sœurs, alors en Bretagne, qui voulaient lui faire épouser Mlle de Lavigne, grande amie de Lucile. Il se laissa faire. « Lucile, dit-il, aimait Mlle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l’indépendance de ma fortune. »

Cette union donna lieu dès les premiers jours à des incidents ; un vieil oncle de Mlle de Lavigne fit un procès en nullité de mariage. Mme de Chateaubriand se retira dans un couvent, où Lucile s’enferma avec elle. Enfin le jugement, qui fut favorable au jeune couple, délivra les deux amies.

Peu après, préoccupés par les progrès de la révolution et craignant peut-être des troubles en province, Chateaubriand, sa femme et ses sœurs, Lucile et Julie, partirent pour Paris, où ils avaient fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac Férou, petit hôtel de Villette, entre les tours de Saint-Sulpice et les arbres du Luxembourg.

Peu après, Chateaubriand émigrait à l’armée de Condé, d’où il dut passer, dans un fâcheux état, en Angleterre.

Le 10 mars 1793, le tribunal révolutionnaire était institué. Lucile, sœur d’émigré, était suspecte. Elle se cacha chez Mme Ginguené, qui, en la recueillant, devenait suspecte à son tour.

Enfin, Lucile put quitter Paris, malgré les barrières. Elle s’enfuit en Bretagne.

C’était pour y trouver encore la Terreur. Lucile fut arrêtée et emprisonnée à Rennes, au couvent du Bon-Pasteur, devenu la prison de La Motte, ainsi que sa sœur, Mme de Farcy, et sa belle-sœur, la femme du futur écrivain. Il fut même question, pendant un moment, de les enfermer au château de Combourg, devenu prison d’état.

Nous ne savons pas exactement où et quand Lucile ni les autres membres de la famille ont été arrêtés. Rappelons-nous seulement ce passage d’une lettre que Lucile écrivait plus tard à son frère : « Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m’en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j’ai tendu volontairement mes mains aux fers, et je suis entré dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. »

Si ce ne sont point là imaginations de malade, Lucile a montré ici un dévouement sans bornes et bien naturel à une âme délicieuse comme la sienne.

Un document du temps nous renseigne sur les causes de l’incarcération des trois femmes[3] :

« Séance du 8 pluviôse an II de la République une et indivisible.

« Le Comité de surveillance et révolutionnaire de la commune de Rennes a arrêté d’envoyer au district les motifs qui ont déterminé les incarcérations et arrestations des personnes suivantes :

« 1o Julie Chateaubriand, femme Farcy, ex-noble, âgée de 27 ans, envoyée à la maison de réclusion de Rennes (vieux stile), par le Comité de surveillance de Fougères, sans autres motifs ;

« 2o Lucile Chateaubriand, ex-noble, âgée de 25 ans, regardée comme suspecte aux termes de la loi du 17 septembre (vieux stile) ;

« 3o Céleste Buisson, femme Chateaubriand, ex-noble, âgée de 18 ans, envoyée de Fougères le 21 octobre 1793, même motif. »

C’est dans leur prison que ces trois jeunes femmes purent lire ce procès-verbal du tribunal révolutionnaire de Paris, en date du 3 floréal an II (22 avril 1794) :

« G.-G. Lamoignon Malesherbes, âgé de 72 ans, natif à Paris, ministre d’État jusqu’en 1788, ci-devant président de la Cour des Aides de Paris, demeurant à Malesherbes ;

« A.-M.-T. Lamoignon Malesherbes, âgé de 38 ans, native de Paris, veuve de Lepelletier Rosambo, à Malesherbes ;

« A.-T. Lepelletier Rosambo, âgée de 23 ans, native de Paris, femme de Chateaubriand, à Malesherbes ;

« J.-B.-A. Chateaubriand, âgé de 34 ans, natif de Saint-Malo, ex-marquis, capitaine au régiment ci-devant Royal-Cavalerie, à Malesherbes.

« Convaincus d’être auteurs ou complices des complots qui ont existé depuis 89 contre la liberté, la sûreté et la souveraineté du Peuple, par suite desquels le tyran, ses agents, complices et tous les ennemis du Peuple, ont tenté par l’abus d’autorité, par la corruption, par la guerre extérieure et intérieure, par les trahisons, les violences, les assassinats, les secours fournis en hommes et en argent aux ennemis du dehors et du dedans, par des correspondances criminelles et des intelligences entretenues avec eux, et par tous les moyens possibles, de dissoudre la représentation nationale, de rétablir le despotisme et tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple :

« Ont été condamnés à la peine de mort. »

De ce temps, la mère de Lucile était encore sous les verroux, à Paris, et René, à Londres, traînait sa misère.

Les trois suspectes recouvrirent leur liberté après le 9 thermidor. Voici une copie de la décision qui leur ouvrit les portes du Bon-Pasteur :

« CONVENTION NATIONALE
« Comité de sûreté générale et de surveillance de la Convention nationale.

« Du vingt-six vendémiaire, l’an trois de la République une et indivisible,

« Vu les renseignements produits sur les citoyennes Julie Chateaubriant, femme Farcy, séparée de son mari ; Lucile Chateaubriant, Céleste Buisson, femme Chateaubriant, toutes trois détenues à Rennes, le Comité arrête que lesdites citoyennes seront mises sur-le-champ en liberté et les scellés levés au vu du présent.

« Signé : Bourdon de l’Oise, Merlin de Thionville, Bentabole, Montmayon, Le Sage, Senault, Revêchon. »

Cet ordre, daté du 26 vendémiaire (17 octobre 1794) ne fut exécuté que le 15 brumaire suivant (5 novembre).

Neuf mois plus tard, le 2 août 1796, Lucile de Chateaubriand épousait M. de Caud. Nous savons peu de choses sur cette union.

On a retrouvé l’acte de mariage, auquel assistaient, entre autres, Mme de Chateaubriand, la mère de Lucile, sa sœur, Mme de Marigny, sa belle-sœur, sa nièce, Marie de Farcy, et Mathurin Cobu, jardinier.

Le chevalier de Caud, qui signait quelques années avant « messire Jacques-Louis-René de Caud, chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, colonel commandant le bataillon de garnison du régiment de Monsieur, commandant pour S. M., des ville et château de Fougères, capitaine des gardes de monseigneur le comte de Montmorin », descendait d’une famille de bourgeoisie de Rennes. Il était né le 19 juin 1727, et devait ses places à son courage lors de la descente des Anglais en 1758.

Il est probable que sans la Révolution il n’eût jamais osé demander la main de la fille des châtelains de Combourg. Mais tout était renversé, bouleversé ; une femme était bien seule.

M. de Caud demeurait à Rennes, dans la rue de Paris. Ce quartier a été si fortement remanié que l’on saurait retrouver remplacement de la maison qui abrita pendant quelques mois la jeune femme. Son mari, dit l’acte de mariage, vivait de son bien : c’était donc, à tous égards, pour elle le repos après la tempête.

On a émis l’idée que ce mariage entre un vieillard et une jeune fille pouvait n’avoir été qu’un subterfuge légal pour permettre à M. de Caud de protéger Lucile. Mais ceci est une hypothèse…

Le 15 janvier 1797, M. de Caud mourait. L’année suivante, c’était la mère de Lucile, puis un an plus tard, sa sœur Julie, Mme de Farcy, celle dont l’âge se rapprochait le plus du sien, et qu’elle avait le mieux connue. Voilà bien des coups pour un être sensible comme l’était Lucile.

Chateaubriand étant rentré en France en 1802, sa femme et ses deux sœurs, Mme de Marigny et Lucile, vinrent le voir à Paris. Joubert et Mme de Beaumont, qui avait alors la plus tendre amitié pour son frère, se prirent tous deux d’un attachement passionné pour Lucile et d’une tendre pitié pour ses rêves et ses douleurs. « Alors commença entre eux une correspondance qui n’a fini qu’à la mort des deux femmes qui s’étaient penchées l’une vers l’autre, comme deux fleurs de même nature prêtes à se faner. »

Lucile vint à Savigny, en 1802, visiter Mme de Beaumont et son frère qui y passaient l’été.

Voici comment Chateaubriand nous décrit le caractère de sa sœur, à ce moment : « Je vous ai raconté, dit-il, que, dans sa jeunesse, ma sœur, chanoinesse du chapitre de l’Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un attachement, qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et le perdit après quinze mois de mariage. La mort de Mme la comtesse de Farcy, sœur qu’elle aimait tendrement, accrut la tristesse de Mme de Caud. Elle s’attacha ensuite à Mme de Chateaubriand, ma femme, et prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile était violente, impérieuse, déraisonnable, et Mme de Chateaubriand, soumise à ses caprices, se cachait d’elle pour lui rendre les services qu’une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse.

« Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à la folie de J.-J. Rousseau ; elle se croyait en butte à des ennemis secrets : elle donnait à Mme de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s’ils n’avaient point été rompus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes sœurs ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie, et Mme de Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu’on peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d’un attachement si cruel.

« Une autre fatalité avait frappé Lucile : M. de Chénedollé, habitant auprès de Vire, l’était allé voir à Fougères ; bientôt il fut question d’un mariage qui manqua. Tout échappait à la fois à ma sœur, et, retombée sur elle-même, elle n’avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s’assit un moment sur une pierre, dans la solitude riante de Savigny : tant de cœurs l’y avaient reçue avec joie ! ils l’auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité d’existence ! Mais le cœur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait exprès pour elle et qui n’avait point été respiré. Elle dévorait avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel l’avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir ? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâtissante et un principe éternel.

« Ma sœur n’était point changée : elle avait pris seulement l’expression fixe de ses maux : sa tête était un peu baissée, comme une tête sur laquelle les heures ont pesé. Elle me rappelait mes parents ; ces premiers souvenirs de famille, évoqués de la tombe, m’entouraient comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à la flamme mourante d’un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais apercevoir dans Lucile toute mon enfance qui me regardait derrière ses yeux un peu égarés.

« La vision de douleur s’évanouit : cette femme, grevée de la vie, semblait être venue chercher l’autre femme abattue qu’elle devait emporter. »

C’est surtout par Sainte-Beuve que nous avons des détails sur la passion de Chênedollé pour Lucile.

Chênedollé était un honnête garçon, d’un talent honorable sans originalité, ami dévoué du frère, et qui n’eut jamais beaucoup de chance dans sa vie. Il rencontra d’abord Lucile à Paris en 1802 ; il l’y retrouva à la fin de l’hiver, en 1803. Il se prit insensiblement d’une adoration secrète pour cette belle jeune femme triste. Mais elle ne répondit qu’à peine à sa flamme, et il n’y eut de sa part à elle que de ces demi-promesses comme en font les femmes incertaines, timides et poursuivies — promesse, sinon de l’épouser, au moins de n’en pas épouser un autre. Elle allait bientôt lui écrire qu’elle n’avait vraiment pas l’intention de l’épouser jamais, mais sa lettre était conçue avec une telle amitié pour lui qu’il fut ému bien davantage.

Lucile était torturée par une crainte maladive de ses proches, et par cette défiance qui allait toujours en augmentant chez elle.

Le 10 juin 1803, Joubert écrivait à Chênedollé, alors à Paris : « Mme de Caud a chargé Mme Joubert de vous faire savoir qu’au lieu de l’adresse que nous vous avons donné de sa part, il fallait faire usage de celle qui suit : Varier, libraire, rue Derrière, à Fougères. Elle vous invite, ainsi que Mme de Beaumont, à déguiser un peu vos écritures. »

Le 12 juillet suivant, Chênedollé étant rentré à Vire, Joubert lui disait encore : « Je viens d’écrire à Mme de Caud ; mettez-nous à ses pieds quand vous la reverrez. »

Cependant Chênedollé et Lucile se revirent en août de 1803, et aux instances de Chênedollé elle répondit seulement : « Je ne dis point non. »

« Sans ce mot charmant, lui écrivait-il peu après, je serais reparti la mort dans le cœur ; mais cela ne suffit pas, chère Lucile, il faut que vous preniez des mesures pour que nous nous voyions promptement ; il faut que vous vous déterminiez bientôt, et que vous soyez entièrement à moi avant cet hiver. Je ne vois de bonheur que dans notre union, et je sens que vous êtes la seule femme dont les sentiments soient en harmonie avec les miens, et sur laquelle je puisse me reposer dans la vie. Écrivez-moi par l’homme que je vous envoie. Vous pouvez tout me dire et m’ouvrir votre cœur de tout point ; c’est un homme parfaitement sûr. Je suis triste et j’ai le cœur flétri. Cette existence isolée me pèse cruellement ; j’ai besoin de quelques mots de vous pour me redonner un peu le goût de la vie. Il me semble qu’il y a plusieurs mois que je vous ai quittée, et je ne puis me faire à l’idée de ne point recevoir de vos lettres. Écrivez-moi donc et dites-moi que vous m’aimez encore un peu. Au nom de Dieu, envoyez-moi une copie de cette chose si aimable et si flatteuse que je lus dans le bois. L’éternelle et chère erreur me fut une expression bien douce, et elle est restée bien avant dans mon cœur. Si vous voulez être parfaitement aimable, joignez-y quelques-unes de vos pensées. Vous savez si je chéris tout ce qui vient de vous ! »

Mais aussitôt après, Lucile, ayant sans doute changé d’avis, cesse d’écrire à son poursuivant. Celui-ci se désole. Il écrit à Mme de Chateaubourg, l’autre sœur de Chateaubriand, qui lui répond avec bonté :

« À Lascardais, 25 septembre 1803.

« Aussitôt votre lettre reçue, Monsieur, je me suis hâtée de faire passer à ma sœur celle que vous m’envoyez pour elle ; elle l’a présentement. Elle n’est plus à Lascardais : elle habite Rennes depuis trois semaines : elle y est pour sa santé. Son adresse est chez Mlle Jouvelle, rue Saint-Georges, n° 11. J’ignore absolument d’où provient le silence de ma sœur à votre égard. Peut-être ce qui vous paraît inexplicable n’a qu’une cause fort simple et naturelle. Je voudrais pouvoir vous donner des éclaircissements que vous semblez vivement désirer, et vous convaincre de la bonne volonté que j’ai de vous obliger. C’est dans ces sentiments que je suis, Monsieur, votre très humble servante,

« Chateaubriand de Chateaubourg »

Le 23 novembre 1803, Chênedollé écrivait à Chateaubriand, après la mort de Mme de Beaumont : « Mme de Caud a cessé tout à coup de m’écrire, il y a deux mois. Cela m’a causé une peine mortelle, et cependant je crois n’avoir aucun tort à me reprocher envers elle. Mais, quoi qu’elle fasse, elle ne pourra m’ôter l’amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie. »

Chênedollé revit un moment Lucile à Rennes. Il y eut entre eux une scène où le malheureux garçon souffrit beaucoup. Elle lui retira sa parole, et lui affirma qu’elle ne serait jamais à lui.

En janvier 1804, Chênedollé écrivait à Guéneau de Mussy : « Pendant plus de trois mois, j’ai passé les jours entiers à bêcher la terre, et ce n’était que par ce moyen que je pouvais rendre un peu de repos à une imagination malade et sortie des voies de la nature. »

Le 20 mars 1804, Joubert écrivait à Chênedollé — cruauté inconsciente des meilleurs amis : « Avez-vous quelquefois des nouvelles de Mme Lucile ? Il y a un temps infini qu’elle ne nous a écrit. Nous avons su qu’elle avait été fort malade, et au point que son frère en a été inquiet. Dites-nous à ce sujet ce que vous savez. »

Chateaubriand habitait rue de Miroménil, lorsque dans l’automne de 1804, Mme de Caud vint à Paris. « La mort de Mme de Beaumont, dit-il dans ses Mémoires, avait achevé d’altérer la raison de ma sœur ; peu s’en fallut qu’elle ne crût pas à cette mort, qu’elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu’elle ne rangeât le ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n’avait rien : je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s’éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; elle en était tout éclairée. Elle traçait quelques lignes qu’elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques : madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin : je remarquai qu’elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l’enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu’elle enviait la sainte, et qu’allant par delà, elle aspirait à l’ange. »

Lucile écrivait à son frère des lettres émouvantes, toutes remplies de la pensée de la mort, et comme obscurcies par une ombre troublante et qui charme. La dernière alarma Chateaubriand par le redoublement de tristesse dont elle était empreinte.

« Je courus, dit-il, aux Dames Saint-Michel ; ma sœur se promenait dans le jardin avec Mme de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j’étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées et elle avait, par intervalles, un léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à toute sa raison, de ne plus m’écrire des choses aussi injustes et qui me déchiraient le cœur, de ne plus penser que je pouvais jamais être fatigué d’elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu’elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu’elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du jardin des Plantes, là où elle pourrait voir des médecins et se promener. Je l’invitai à suivre son goût, ajoutant qu’afin d’aider Virginie, sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire grand plaisir, en souvenir de Mme de Beaumont, et elle m’assura qu’elle allait s’occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet été : je lui dis que j’irais à Vichy rejoindre ma femme, ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me répondit qu’elle voulait passer l’été seule, et qu’elle allait renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai, elle était plus tranquille.

« Mme de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la suivre. Avant de quitter Paris, j’allai revoir Lucile. Elle était affectueuse. Elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux, vers le commencement de ces Mémoires. J’encourageai au travail le grand poète ; elle m’embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l’escalier, s’appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m’arrêtai, et, levant la tête, je criai à l’infortunée qui me regardait toujours : « Adieu, chère sœur ! À bientôt ! soigne-toi bien. Écris-moi à Villeneuve. Je t’écrirai. J’espère que l’hiver prochain, tu consentiras à vivre avec nous. »

« Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l’argent pour qu’il baissât sensiblement les prix de toutes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au courant de tout et de ne pas manquer de me demander de revenir, en cas qu’il eût affaire de moi. Trois mois s’écoulèrent. En arrivant à Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquilisants sur la santé de Mme de Caud ; mais Saint-Germain oubliait de me parler de la nouvelle demeure de ma sœur. J’avais commencé à écrire à celle-ci une longue lettre lorsque Mme de Chateaubriand tomba tout à coup dangereusement malade. J’étais au bord de son lit quand on m’apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain ; je l’ouvris : une ligne foudroyante m’apprenait la mort subite de Lucile.

« J’ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma sœur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n’étais point à Paris au moment de sa mort ; je n’y avais aucun parent ; retenu à Villeneuve par l’état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés ; des ordres transmis de loin arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n’avait pas un ami ; elle n’était connue que du vieux serviteur de Mme de Beaumont, comme s’il eût été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de Mme de Chateaubriand me permissent de la ramener à Paris.

« Ma sœur fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel flot immobile d’un océan de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma sœur, à quoi cela me servîrait-il ? Retrouverais-je le même gardien de l’enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m’indiquerait la tombe effacée ? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l’a voulu, que Lucile soit à jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d’avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l’autre prie pour moi le Rédempteur ; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma sœur, et elle, qui tenait si peu à la terre, n’y devait point laisser de traces. Elle m’a quitté, cette sainte de génie. Je n’ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon cœur : elle n’en sortira que quand j’aurai cessé de vivre. »

On a cherché depuis, et fouillé les archives. L’acte de décès a été découvert.

Mme de Caud est morte dans le quartier du Marais, rue d’Orléans, numéro 6, le 18 brumaire an XIII (9 novembre 1804).

Le 13 novembre, Chateaubriand écrivait, de Villeneuve-sur-Yonne, à Chênedollé : « Mme de Caud n’est plus. Elle est morte à Paris le 9. Nous avons perdu la plus belle âme, le génie le plus élevé qui ait jamais existé. Vous voyez que je suis né pour toutes les douleurs. En combien peu de temps Lucile a été rejoindre Pauline ! (Mme de Beaumont). Venez, mon cher ami, pleurer avec moi cet hiver, au mois de janvier. Vous trouverez un homme inconsolable mais qui est votre ami pour la vie. »

Le 18 novembre, son hôte, Joubert, écrivait à leur commun ami, Molé : « Le pauvre garçon a perdu, depuis huit jours, sa sœur Lucile, également regrettée de sa femme et de lui, également honorée de l’abondance de leurs larmes. Ils ont eu l’affliction du monde la plus sincère et la plus raisonnable. »

« La mort de Lucile, dit Chateaubriand, atteignit aux sources de mon âme : c’était mon enfance au milieu de ma famille, c’étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. »

Nous avons quelques pages de Chênedollé, émouvantes, et qui sont peut-être parmi les plus belles qu’on ait écrites sur cette apparition d’un pur esprit sur la terre :

« La mélancolie est l’école des belles âmes, des grands talents et peut-être des grands caractères On se dégoûte de tout parce qu’on a senti tout trop vivement.

« Il est bien peu de personnes qui sachent respecter une grande douleur, du moins si l’on en juge par l’indifférence ou même la joie qu’on témoigne devant celui qui l’éprouve.

« Il n’est pas bon que l’homme soit trop solitaire et qu’il se livre trop à sa pensée et à sa douleur. Il dévore alors son propre cœur, et il se tue ou devient fou.

« Il est bien peu de personnes qui sentent combien une véritable douleur doit durer longtemps.

« Je lui ai entendu réciter ces vers :

Il faut brûler quand de ses flots mouvants etc.
avec une expression parfaite.

« Auprès de cette femme céleste, je n’ai jamais formé un désir. J’étais pur comme elle. J’étais heureux de la voir, heureux de me sentir près d’elle. C’était l’espèce de bonheur que j’aurais goûté auprès d’un Ange.

« Il fallait peu de chose pour procurer du bonheur à ce cœur si triste et si malade. Je me rappelle sa joie lorsqu’on lui procura à Fougères ce petit jardin où elle pouvait lire et méditer sans être vue. Ce fut pour elle le Suprême bonheur.

« Dans la voiture qui nous conduisait à Lascardais : “Quand les hommes et les amis nous abandonnent, il nous reste Dieu et la nature”, me dit-elle en soupirant.

« Ce qu’il y a de cruel dans les grandes douleurs causées par de grandes pertes, c’est de voir la profonde indifférence des autres.

« Les amis nous disent : “On ne peut pas toujours s’affliger, il faut chercher des distractions.”

— Hélas ! quand on a bien souffert, quand on commence à se soulever sous le poids de ses maux et qu’on essaye de se rattacher encore à quelques illusions, il vient un nouvel accident, une nouvelle mort qui vous perce le cœur encore tout saignant de sa première blessure. Il vaut bien mieux se faire une habitude de la tristesse, repousser les caresses de l’espérance et bien se dire qu’il n’est plus de bonheur. Mais alors qu’est-ce que la vie ? Car l’homme est porté par un désir invincible vers le bonheur.

« Il me semble la voir encore, belle de mélancolie et d’amour, se troubler, pâlir, se couvrir de sueur, et me dire avec l’accent le plus tendre et le plus étouffé : “Monsieur Chênedollé, ne me trompez-vous point ? M’aimez-vous ?” puis se reprenant et disant : “Ne croyez pas au moins que je veuille vous épouser, je ne ferai jamais mon bonheur aux dépens du vôtre.”

La pitié attendrit ce cœur jusqu’à l’amour.

« Le soir, je tremblais d’éteindre ma lumière, et ridée que le moment où je verrais le jour reparaître était l’instant du départ, me faisait frémir.

« Je lui disais : “Je serai heureux d’avoir passé un instant à côté de vous dans la vie : il me semble avoir passé à côté d’une fleur charmante dont j’ai emporté quelques parfums.”

4 frimaire.

« Jamais la nature ne m’a paru plus triste. Un silence universel règne dans la campagne. On n’entend que le bruit monotone des gouttes de pluie qui frappent les rameaux des arbres dépouillés et tombent sur les feuilles desséchées :

Il ne peut faire un pas sans heurter son tombeau.

« Que de gémissements sortent chaque jour de ce cœur si triste !

« L’homme est en quelque sorte heureux de sa douleur et de ses regrets, tant qu’ils n’ont point été profanés par une pensée ou une action coupable. Ainsi l’homme qui a perdu sa femme ou son amie trouve un charme dans sa tristesse tant qu’il n’a point commis d’infidélité. Quand il n’a point été fidèle à sa douleur, il peut éprouver de nouveaux regrets, mais ils sont sans vertu.

« Cette femme me paraissait si pure et si céleste que je ne puis me faire l’idée qu’elle n’est pas morte vierge. Il me semble qu’il n’y avait point d’homme digne de la serrer dans ses bras.

« C’est avec une réflexion bien douloureuse que je m’aperçois que j’ai perdu de ma sensibilité. Sans doute, j’ai été profondément affecté de sa mort, mais cette femme adorable n’est pas regrettée aussi vivement et aussi dignement qu’elle mérite de l’être. L’année dernière, je n’aurais pas survécu à un coup aussi terrible.

« Celui qui n’a pas connu Lucile ne peut pas savoir ce qu’il y a d’admirable et de délicat dans le cœur d’une femme. Elle respirait et pensait dans le ciel. Il n’y a jamais eu de sensibilité égale à la sienne. Elle n’a point trouvé d’âme qui fût en harmonie avec la sienne ; ce cœur si vivant et qui avait tant besoin de se répandre, a d’abord tué sa raison et a fini par dévorer sa vie. Il me vient une pensée effroyable… Je crains qu’elle n’ait attenté à ses jours. Grand Dieu ! faites que cela ne soit pas, et ne permettez pas qu’une si belle âme soit morte votre ennemie. Ayez pitié d’elle, ô mon Dieu, ayez pitié d’elle !

« Lucile est un exemple bien terrible du pouvoir des imaginations fortes. L’alliance perpétuelle de son imagination et de son cœur avait fini par tuer sa raison. Mais qu’elle était touchante dans son égarement ! On ne lui a jamais surpris un mouvement qui ne fût parfaitement noble et parfaitement délicat.

« Que de combats ce cœur si triste et si passionné a eu à rendre contre lui-même, et que les souffrances de l’âme ont dû être grandes pour avoir détruit aussi vite un corps aussi robuste et aussi bien organisé !

« Quelle joie elle eut de me revoir à Rennes ! et comme le sourire vint tout à coup éclaircir les ombres de ce visage si doux et si profondément mélancolique ? Je n’oublierai jamais l’espèce de reconnaissance qu’elle me témoigna pour avoir détruit, par ma présence inattendue, les impressions fâcheuses qu’on avait cherché à lui donner contre moi. On voyait qu’elle me savait bon gré de lui rendre encore la possibilité de m’aimer.

« Je n’essaierai pas de peindre la scène qui se passa entre elle et moi le dimanche au soir. Peut-être cela a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde d’éternels remords d’une violence qui pourtant n’était qu’un excès d’amour. On ne peut rendre le délire du désespoir auquel je me livrai quand elle me retira sa parole, en me disant qu’elle ne serait jamais à moi. Je n’oublierai jamais l’expression de douleur, de regret, d’effroi, qui était sur sa figure lorsqu’elle vint m’éclairer sur l’escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et ses réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne peuvent se rendre. L’idée que je la voyais pour la dernière fois (présage qui s’est vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa une angoisse de désespoir absolument insupportable. Quand je fus dans la rue (il pleuvait beaucoup), je fus saisi encore par je ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant que je ne puis exprimer.

« Devais-je imaginer que, l’ayant tant pleuré vivante je fusse destiné à la pleurer sitôt morte ?

« Quelle pensée ! Ce visage céleste si noble et si beau, ses yeux admirables où il ne se peignait que des mouvements d’amour épuré, de vertu et de génie, ces yeux les plus beaux que j’aie vus, sont aujourd’hui la proie des vers. Il est impossible de penser à cette image sans frémir… Oh ! c’est bien alors qu’il faut s’écrier avec Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! C’est alors qu’on en veut à cette cruelle espérance qui se réveille encore quelquefois au fond de notre cœur, se soulève sous le poids des maux et veut nous persuader que la vie est quelque chose. C’est alors que tout projet de félicité s’évanouit et que toute idée de bonheur tombe en défaillance. Ecrions-nous donc avec Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! et demandons à Dieu la grâce d’une bonne mort.

« Hélas ! elle sera peut-être morte sans consolation. Elle n’aura point eu peut-être devant son lit de mort ce sourire de l’amitié qu’elle avait tant désirée. Douloureuse pensée ! Ce cœur si aimant si délicat, si sensible, aura-t-il été seul vis-à-vis de lui-même dans ces derniers instants, et n’aura-t-il point trouvé une main amie pour lui adoucir lu mort ? Encore si son frère avait été auprès d’elle !

« Peut-être aurais-je rendu un peu de calme à cette imagination effarouchée, peut-être aurais-je réconcilié avec la vie ce cœur si triste et si malade, et qui ne demandait qu’un roseau pour s’appuyer.

« Son imagination était effarouchée des hommes et de la vie.

« Son visage exprimait toujours la plus profonde mélancolie, et ses yeux se tournaient naturellement vers le ciel comme pour lui dire : Pourquoi suis-je si malheureuse ? Quelquefois, elle sortait de cette profonde tristesse et se livrait à des accès de gaieté et à de grands éclats de rire, mais ces éclats de rire faisaient sur moi la même impression que les rires d’un homme attaqué de folie : ils conservaient, par un contraste terrible, toute l’amertume de la tristesse, et, sur ce visage si mélancolique, la gaieté même semblait malheureuse. »

  1. Aujourd’hui rue de Chateaubriand.
  2. Les Chateaubriand occupaient alors le premier étage de la maison de M. White de Boisglé, place Saint-Vincent.
  3. Procès-verbaux des séances du Comité de surveillance de Rennes (Archives de la Cour d’appel de Rennes).