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Œuvres de Lucile de Chateaubriand/Texte entier

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Texte établi par Louis Thomas Élément soumis aux droits d’auteur. Cliquer pour en savoir plus.Société des trentes, Albert Messein (p. Couv.--).


ŒUVRES DE
LUCILE
DE CHATEAUBRIAND
PUBLIÉES PAR
LOUIS THOMAS

PARIS
SOCIÉTÉ DES TRENTE
ALBERT MESSEIN
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

MCMXII

ŒUVRES DE LUCILE
DE CHATEAUBRIAND

PUBLIÉ PAR LE MÊME :

La Maladie et la Mort de Maupassant.

Curiosités sur Baudelaire.

Correspondance générale de Chateaubriand.


ŒUVRES DE LUCILE
DE CHATEAUBRIAND
PUBLIÉES PAR
LOUIS THOMAS
Une de ces âmes en peine qui sont une espèce différente des autres âmes, et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires souffrances de l’espèce humaine.
Ch.

PARIS
SOCIÉTÉ DES TRENTE
ALBERT MESSEIN
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

1912


il a été tiré de cet ouvrage

530 exemplaires numérotés à la presse, dont 10 exemplaires sur

Chine, 20 exemplaires sur Japon et 500 exemplaires sur vergé

d’Arches.
No 118


POÈMES EN PROSE



L’AURORE


Quelle douce clarté vient éclairer l’Orient ? Est-ce la jeune Aurore qui entr’ouvre au monde ses beaux yeux chargés des langueurs du sommeil ? Déesse charmante, hâte-toi ! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre ; qu’une ceinture moelleuse la retienne dans ses nœuds ; que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats ; qu’aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entr’ouvrir les portes du jour. Mais tu te lèves déjà sur la colline ombreuse. Tes cheveux d’or tombent en boucles humides sur ton col de rose. De ta bouche s’exhale un souffle pur et parfumé. Tendre déité, toute la nature sourit à ta présence ; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent.


À LA LUNE



Chaste déesse ! déesse si pure, que jamais même les roses de la pudeur ne se mêlent à tes tendres clartés, j’ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n’ai point, non plus que toi, à rougir de mon propre cœur. Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les misères de ce monde inspirent mes rêveries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la sérénité ; les tempêtes et les orages qui s’élèvent de notre globe glissent sur ton disque paisible. Déesse aimable à ma tristesse, verse ton froid repos dans mon âme.


L’INNOCENCE


Fille du ciel, aimable innocence, si j’osais de quelques-uns de mes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu à l’enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beauté à la vieillesse et de bonheur à l’infortune ; qu’étrangère à nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n’a rien que de céleste. Belle innocence ! Mais quoi ! les dangers t’environnent, l’envie t’adresse tous ses traits : trembleras-tu, modeste innocence ? chercheras-tu à te dérober aux périls qui te menacent ? Non, je te vois debout,

endormie, la tête appuyée sur un autel.

CONTES



CONTE GREC

L’ORIGINE DE LA ROSE


Craignant de perdre Rosélia, dès son berceau ses parents alarmés la consacrèrent à Diane. Bientôt la jeune Rosélia, prêtresse de cette déesse, lui présenta l’encens et les vœux des mortels. Elle ne comptait que seize printemps quand sa mère, par une tendresse sacrilège, l’enleva du temple de Diane pour l’unir au beau Cymédore.

« Quoi ! répétait sans cesse cette mère imprudente en regardant sa fille, quoi ! ma fille ne connaîtra jamais les douceurs d’un hymen fortuné ! Quoi ! les flammes du bûcher funèbre consumeraient tout entière cette beauté si charmante, qui ne laissera pas après elle de jeunes enfants pour rappeler ses traits et pour bénir sa mémoire ! »

Rosélia est conduite des autels de Diane à ceux d’Hyménée. Là sa bouche timide profère de coupables serments, dont son cœur ne connaît pas le danger.

Cependant Cymédore, que l’idée de Diane poursuit d’un noir pressentiment, se hâte de sortir avec Rosélia du temple de l’Hymen. Ils en franchissent les derniers degrés, lorsque Diane leva son mobile flambeau sur la nature. La chaste déesse n’a pas plus tôt aperçu nos époux fugitifs, qu’un trait semblable à ceux dont elle atteignit les enfants de Niobé, part de sa main immortelle et va frapper le cœur de Rosélia.

Un soupir qui vint expirer sur les lèvres de cette vierge-épouse fut, dit-on, le seul reproche qu’elle adressa à la déesse. Rosélia chancelle, ses faibles genoux fléchissent sur le gazon qui la reçoit.

Transporté de douleur et d’amour, Cymédore veut soutenir son épouse ; mais, ô prodige, il n’embrasse qu’un arbuste qui blesse ses mains abusées.

Cependant ce nouvel arbuste, né du repentir de Diane et des pleurs de l’Amour, se couvre de roses, fleur jusqu’alors inconnue. Rosélia sous cette forme nouvelle, conserve ses grâces, sa fraîcheur, et jusqu’au doux parfum de son haleine. L’amour et la pudeur rougissent encore son front, et les épines que Diane fait croître autour de sa tige protègent son sein embaumé. Cette belle fleur sera d’âge en âge également chère à la vierge craintive et à la jeune épouse.

Par une femme.

CONTE ORIENTAL

L’ARBRE SENSIBLE


Un jour Almanzor, assis sur le penchant d’une colline et parcourant des yeux le paysage qui s’offrait à sa vue, disait au Génie tutélaire de cette charmante contrée : « Que la nature est belle ! Comment l’homme peut-il se priver volontairement du plaisir de voir les moissons ondoyer, les prés se couvrir de fleurs, les ruisseaux fuir et l’arbre se balancer dans les airs ! C’est dans ton sein que se réfugient les oiseaux amoureux ; c’est sur ton écorce que les amants gravent leurs chiffres ; c’est sous ton feuillage que le sage vient rêver au bonheur. Tu prêtes ton abri à toute la nature sensible. Que ne puis-je être toi, ou que n’as-tu mon âme !

— Deviens arbre, indiscret jeune homme ; dit à l’instant le Génie ; mais reste Almanzor sous son écorce. Sois arbre jusqu’à ce que le repentir te rende ta première forme.

À peine le Génie a-t-il achevé de parler, qu’Almanzor s’élève en arbre majestueux : il courbe ses superbes rameaux en voûte de verdure impénétrable aux rayons du soleil. Bientôt les oiseaux, les zéphyrs et les pasteurs recherchèrent l’ombrage du nouvel arbre ; mais il ne le prêta jamais qu’à regret à l’indifférence.

Cependant la belle et insensible Zuleïma vint un soir se reposer sous son ombre. Bientôt le sommeil ferma doucement ses paupières. Que de grâces s’offrirent à l’imprudent Almanzor ! Un frémissement insensible s’empare de ses feuilles. Il incline vers la jeune fille ses rameaux amoureux.

Tandis qu’il fait des efforts jaloux pour la dérober à l’univers, Nesser, amant dédaigné de Zuleïma, porte ses pas vers ces lieux ; il voit la fille charmante, et d’une main téméraire il veut écarter le branchage que l’arbre cherche à lui opposer. Nesser est auprès de Zuleïma ; il va lui dérober un baiser. L’arbre pousse un gémissement ; Nesser fuit, Zuleïma s’éveille : Almanzor a repris sa première forme. Il tombe aux pieds de la fière Zuleïma, dont le cœur s’attendrit à la vue de tant de prodiges. Que de belles ont à moins perdu leur indifférence !

Par la même.

LETTRES



Au vicomte de Chateaubriand.


Versailles, 30 septembre 1802.

Je t’écris pour te prier de remercier de ma part Madame de Beaumont de l’invitation qu’elle me fait d’aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu près dans quinze jours, à moins que du côté de Madame de Beaumont il ne se trouve quelque empêchement.


À M. de Chênedollé.


Rue du Bac, no 610, à Paris.
Rennes, le 2 avril 1803.

Mes moments de solitude sont si rares, que je profite du premier pour vous écrire, ayant à cœur de vous dire combien je suis aise que vous soyez plus calme. Que je ne vous demande pardon de l’inquiétude vague et passagère que j’ai sentie au sujet de ma dernière lettre ! Je veux encore vous dire que je ne vous écrirai point le motif que j’ai cru, à la réflexion, qui vous avait engagé à me demander ma parole de ne point me marier. À propos de cette parole, s’il est vrai que vous ayez l’idée que nous pourrons être un jour unis, perdez tout à fait cette idée : croyez que je ne suis point d’un caractère à souffrir jamais que vous sacrifiiez jamais votre destinée à la mienne. Si, lorsqu’il a été, ci-devant, entre nous question de mariage, mes réponses ne vous ont point paru ni fermes, ni décisives, cela provenait seul de ma timidité et de mon embarras, car ma volonté était, dès ce temps-là, fixe et point incertaine. Je ne pense pas vous peiner par un tel aveu, qui ne doit pas beaucoup vous surprendre, et puis, vous connaissez mes sentiments pour vous ; vous ne pouvez aussi douter que je me ferais un honneur de porter votre nom ; mais je suis tout à fait désintéressée sur mon bonheur, et votre amie : en voilà assez pour vous faire concevoir ma conduite avec vous.

Je vous le répète, l’engagement que j’ai pris avec vous de ne point me marier a pour moi du charme, parce que je le regarde presque comme un lien, comme une manière de vous appartenir. Le plaisir que j’ai éprouvé en contractant cet engagement est venu de ce qu’au premier moment votre désir à cet égard me sembla une preuve non équivoque que je ne vous étais pas bien indifférente. Vous voilà maintenant bien clairement au fait de mes secrets ; vous voyez que je vous traite en véritable ami.

S’il ne vous faut, pour rendre vos bonnes grâces aux Muses, que l’assurance de la persévérance de mes sentiments pour vous, vous pouvez vous réconcilier pour toujours avec elles. Si ces divinités, par erreur, s’oublient un instant avec moi, vous le saurez. Je sais que je ne peux consulter sur mes productions un goût plus éclairé et plus sage que le vôtre ; je crains simplement votre politesse. Quant à mes Contes, c’est contre mon sentiment, et sans que je m’en sois mêlée, qu’on les a imprimés dans le Mercure. Je me rappelle confusément que mon frère m’a parlé à cet égard ; mais je n’y fis aucune attention, ni ne répondis. J’étais au moment de quitter Paris ; j’étais incapable de rien entendre, de réfléchir à rien ; une seule pensée m’occupait, j’étais tout entière à cette pensée. Mon frère a interprété pour moi mon silence d’une façon fâcheuse. Je vous sais gré de l’espèce de reproche que vous me faites au sujet de l’impression de mes Contes, puisqu’il me met à lieu de connaître votre soupçon et de le détruire. Soyez bien certain que je n’ai point consenti à la publicité de ces Contes, et que je ne m’en doutais même pas. J’espère que, quand vos affaires de famille seront terminées, vous vous fixerez à Paris : ce séjour vous convient à tous égards, et je voudrais toujours que votre position soit la plus agréable possible. Adieu. Vous voudrez bien, quand il en sera temps, me mander votre départ de Paris, afin que je ne vous y adresse pas mes lettres. Je compte encore rester quinze jours dans cette ville-ci. Après cette époque, adressez-moi vos dépêches à Fougères, à l’hôtel Marigny.

Quoique vos dépêches soient les plus aimables du monde, ne les rendez pas fréquentes ; j’en préfère la continuité. Vous devez être paresseux, et moi-même je suis fort sujette à la paresse. Je vous recommande surtout de me faire part de tous vos soupçons à mon égard ; cette preuve d’intérêt me sera infiniment précieuse.


À M. de Chênedollé.


Ce 1er juillet 1803.


Je vais répondre de suite à votre lettre du 7 messidor, parce que je pars aujourd’hui pour la campagne, où il me sera moins facile de vous écrire. Je suis bien touchée de l’empressement que vous témoignez de me voir ; mais, en vérité, cela n’est guère possible. Si vous connaissiez ma bizarre position, vous ne seriez pas étonné de ce que je vous dis. Si pourtant il est absolument essentiel que vous me parliez, venez donc me trouver, en dépit de tout, à Lascardais, chez Madame de Chateaubourg, près de Saint-Aubin-du-Cormier, à quatre lieues de Fougères, sur la route de Rennes.

Je vous prie de ne point me parler dans vos lettres de ce voyage. Si vous persistez à vouloir l’exécuter, marquez-moi simplement, quelque temps avant, que tel jour vous comptez accomplir le projet dont vous m’avez fait part. Si j’ai le plaisir de vous voir, je vous dirai le pourquoi de ces précautions, qui doivent vous paraître folles et qui pourtant ne sont que simples. Tout ce que vous saurez pour le moment, c’est que j’ai la certitude qu’on voit mes lettres et celles que je reçois. Je vais faire en sorte que celle-ci évite le sort des autres. Je vous avoue que ce n’est pas sans impatience que je vois qu’on cherche à me dérober la connaissance de mes sentiments et de mes pensées les plus intimes, et que je m’indigne que les lettres des personnes qui m’écrivent tombent en d’autres mains que les miennes. Je suis surprise que mon frère ne vous ait pas encore écrit ; il ne peut sûrement pas vous avoir oublié. Attendez-vous au premier moment à recevoir de son griffonnage. Je vous confie bonnement que la chose du monde qui me rendrait la plus heureuse, ce serait de voir mon frère dans le cas de vous être utile. Adieu ; je vous écris en courant, ayant beaucoup de petits arrangements à faire. Gardez de moi quelque souvenir, et ne négligez rien pour le rétablissement de votre santé.

Adressez-moi désormais vos lettres chez Madame de Chateaubourg, à Lascardais, à Saint-Aubin-du-Cormier, par Fougères.

Mandez-moi le plus tôt que vous pourrez que vous avez reçu cette lettre, et n’oubliez pas non plus de me marquer un certain temps d’avance le moment de votre arrivée à Lascardais, par la raison que je ne vais point être fixe

nulle part une partie de l’été.

À M. de Chênedollé.


À Lascardais, ce 23 juillet 1803.

J’ai reçu le 19 de ce mois votre lettre en date du 12, par laquelle vous m’annonciez votre arrivée. Je vous ai attendu, comme bien vous pensez, avec impatience. Ne vous voyant pas paraître, je me suis livrée à mille diverses inquiétudes. J’espère qu’une cause toute simple est la seule raison qui vous a empêché d’accomplir votre projet ; je vous prie de m’écrire pour lever tous mes doutes à cet égard. Je vous préviens que je suis dans un pays si perdu, que vos lettres mettent un temps infini à me parvenir, qu’elles pourront même se perdre en route, ainsi que les miennes. Ainsi, ne soyez pas surpris du silence que je pourrai paraître garder avec vous. Tenez-vous convaincu pour jamais que mes sentiments pour vous sont inaltérables, et que vous êtes et serez toujours présent à ma pensée.

Je vous remercie de la manière dont vous avez écrit votre dernière lettre ; croiriez-vous pourtant qu’on a deviné de quel projet vous vouliez me parler ? Je crois qu’on serait charmé de le détourner, mais je ne vois pas comment, si vous y êtes bien résolu. Adieu ; je n’ajoute rien de plus à cette lettre, pensant que vous êtes à peu près aussi habile que moi sur tout ce que mon amitié pourrait me dicter de plus. Je vais écrire à mon frère et lui faire les reproches qu’il mérite à votre égard ; soyez certain qu’il n’est coupable envers vous que de négligence. Persistez donc dans la bonne résolution de lui conserver tout votre attachement. Adieu encore une fois.


À Madame de Beaumont.


À Lascardais, ce 30 juillet (1803).

J’ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous, que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire de suite tout entière : j’en ai interrompu la lecture pour aller apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir de vos nouvelles, sans réfléchir qu’ici ma joie n’importe guère, et que même presque personne ne savait que j’étais en correspondance avec vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma chambre, prenant mon parti d’être seule joyeuse. Je me suis mise à achever de lire votre lettre, et, quoique je l’aie relue plusieurs fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu’elle contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si désirée nuit à l’attention que je lui dois.

Vous partez donc, madame ? N’allez pas, rendue au Mont-Dore, oublier votre santé ; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur et du plus tendre de mon cœur. Mon frère m’a mandé qu’il espérait vous voir en Italie. Le destin, comme la nature, se plaît à le distinguer de moi d’une manière bien favorable. Au moins, je ne céderai pas à mon frère le bonheur de vous aimer : je le partagerai avec lui toute ma vie. Mon Dieu, madame, que j’ai le cœur serré et abattu ! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont salutaires, comme elles m’inspirent du dédain pour mes maux ! L’idée que je vous occupe, que je vous intéresse, m’élève singulièrement le courage. Écrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une idée qui m’est si nécessaire.

Je n’ai point encore vu M. Chênedollé ; je désire beaucoup son arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert ; ce sera pour moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande encore votre santé, dont le mauvais état m’afflige et m’occupe sans cesse. Comment ne vous aimez-vous pas ? Vous êtes si aimable et si chère à tous : ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous.

LUCILE.

À Madame de Beaumont


Ce 2 septembre (1803).

Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m’alarme et m’attriste ; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de vie.

Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je voudrais vous voir environnée d’objets propres à vous distraire et à vous ranimer. J’espère qu’avec le retour de votre santé, vous vous réconcilierez avec l’Auvergne : il n’est guère de lieu qui ne puisse offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J’habite maintenant Rennes : je me trouve assez bien de mon isolement. Je change, comme vous voyez, madame, souvent de demeure ; j’ai bien la mine d’être déplacée sur la terre : effectivement, ce n’est pas d’aujourd’hui que je me regarde comme une de ses productions superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de mes agitations. À présent, il n’est plus question de tout cela, je jouis d’une paix intérieure qu’il n’est plus au pouvoir de personne de m’enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais, madame, nullement le monde : j’ai fait enfin cette maussade connaissance. Heureusement la réflexion est venue à mon secours. Je me suis demandé qu’avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien, qu’un objet de pitié ! N’est-il pas vrai, madame, que le jugement de l’homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et d’une incrédulité égale à son ignorance ? Toutes ces bonnes ou mauvaises raisons m’ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe bizarre dont je m’étais revêtue : je me suis trouvée pleine de sincérité et de force ; on ne peut plus me troubler. Je travaille de tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre tout entière sous ma dépendance.

Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation agréable, qu’il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la nature, Dieu pour appui, et pour asile un cœur plein de paix et de doux souvenirs. Si vous avez la bonté, madame, de continuer à m’écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur.


Au vicomte de Chateaubriand.


Rennes, 4 octobre 1803.

J’avais commencé l’autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t’y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et étrange vie je mène depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophète me reviennent sans cesse à l’esprit : Le Seigneur vous couronnera de maux et vous jettera comme une balle. Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader fondées : je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, me tomber dans le cœur. Le ciel, qui connaît nos sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me semble que j’en ai au-dedans de moi la certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et tendre intérêt que je prends à elle ; dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne manque pas de m’en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu ! quel long espace de temps il va s’écouler avant que je ne reçoive une réponse à cette lettre ! Que l’éloignement est quelque chose de cruel ! D’où vient que tu me parles de ton retour en France ? Tu cherches à me flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s’élève en moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton souvenir telle qu’il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton cœur ; je suis étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère, te reverrai-je ? cette idée ne s’offre pas à moi d’une manière bien distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu’entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant ! Adieu, félicité sans mélange ! Ô souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures ?

Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l’instant de la séparation ; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton éloignement, il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton ouvrage : je fais tous mes efforts pour croire t’entendre. L’amitié que j’ai pour toi est bien naturelle : dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne m’as coûté une larme, et jamais tu n’as fait un ami sans qu’il soit devenu le mien. Mon aimable frère, le ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton cœur. Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace de temps j’y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis toujours, à l’égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me manque sous les pieds : il est bien vrai que pour quiconque ne me connaît pas, je dois paraître inexplicable ; cependant je ne varie que de forme, car le fond reste constamment le même.


Au vicomte de Chateaubriand.


17 janvier (1804.)

Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins : toute mon occupation était de vous aimer. J’ai fait cette nuit de longues réflexions sur ton caractère et ta manière d’être. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête ! tant ma timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force intérieure ! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre remerciment de toutes les complaisances et de toutes les marques d’amitié que tu n’as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre de moi que tu recevras le matin. J’ai beau te faire part de mes idées, elles n’en restent pas moins tout entières en moi.


Au vicomte de Chateaubriand.


Sans date (1804).

Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l’abri de quelque impertinence de M. Chênedollé ? Je suis bien décidée à ne point l’inviter à continuer ses visites ; je me résigne à ce que celle de mardi soit la dernière. Je ne veux pas gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison ; je n’en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles idées ; je ne veux m’occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai à corps perdu à tous les événements de mon passage dans ce monde. Quelle pitié que l’attention que je me porte ! Dieu ne peut plus m’affliger qu’en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent qu’il m’a fait en ta personne et d’avoir conservé ma vie sans tache : voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise : Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage depuis hier matin. Depuis t’avoir vu, mon cœur s’est relevé vers Dieu, et je l’ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable place.


Au vicomte de Chateaubriand.


Ce jeudi (1804).

Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit : — Mais il est dans l’ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. Pouvait-on frapper plus juste ? Il n’est rien tel, mon ami, que l’idée de la mort pour nous débarrasser de l’avenir. Je me hâte de te débarraser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie.


Au vicomte de Chateaubriand.


Sans date (1804).

Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d’elle, je ne m’étais pas aperçue du besoin d’être en société de pensées avec quelqu’un. Je possédais ce bien sans m’en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m’ayant séparée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu’un ; je sens que mes idées me font mal lorsque je ne puis m’en débarrasser ; cela tient sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l’espèce de défaillance intérieure que j’éprouve. Je me suis délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi : ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. À tantôt, j’espère.


Au vicomte de Chateaubriand


Sans date (1804).

Sois tranquille, mon ami ; ma santé se rétablit à vue d’œil. Je me demande souvent pourquoi j’apporte tant de soin à l'étayer. Je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d’un désert. Adieu, mon pauvre frère.


Au vicomte de Chateaubriand.


Sans date (1804).

Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout simplement, au hasard, de t’écrire quelques pensées de Fénelon pour remplir mon engagement :

— On est bien à l’étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l’immensité de Dieu.

— Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours à grands pas. Encore un peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons : ce que nous aimons vit et ne mourra point.

— Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un fond d’agonie.

Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de t’écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t’en conterai peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon cœur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon ami.

Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains que mon cœur ne s’en soit trop mêlé.


Au vicomte de Chateaubriand.


Sans date (1804).

Pourrais-tu penser que je m’occupe follement depuis hier à te corriger ? Les Blossac m’ont confié dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tiré parti de tes idées, je m’amuse à essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l’audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta sœur, qu’il m’est un peu permis d’abuser de vos richesses.


Au vicomte de Chateaubriand.


Saint-Michel (1804).


Je ne te dirai plus : Ne viens plus me voir, — parce que n’ayant désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence m’est essentielle. Ne me viens tantôt qu’à quatre heures ; je compte être dehors jusqu’à ce moment. Mon ami, j’ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et n’exister pas, qui ont pour moi l’effet d’objets qui ne s’offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s’assurer, quoiqu’on les vît distinctement. Je ne veux plus m’occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m’abandonne. Je n’ai pas comme toi la ressource de changer de rive, mais je sens le courage de n’attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entièrement, irrévocablement, dans l’auteur de toute justice et de toute vérité. Il n’y a qu’un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c’est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas par l’intérêt qu’on pourrait prendre à moi ; je ne suis pas assez folle pour cela.


Au vicomte de Chateaubriand


Saint-Michel (1804).


Mon ami, jamais le son de ta voix ne m’a fait tant de plaisir que lorsque je l’entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d’aise de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre. J’éprouve quelquefois une grande répugnance de cœur à boire mon calice. Comment ce cœur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins ? Je suis bien mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées m’entraînent ; je ne m’occupe presque plus que de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour : — Seigneur, hâtez-vous de m’exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance.


Au vicomte de Chateaubriand.


Sans date (1804).

Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s’est consumée dans les ténèbres d’une longue nuit, et qui voit naître l’aurore où elle va mourir. Veuille, mon frère, donner un seul coup d’œil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux miennes, que dès les premiers jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos jeux nous réunissaient et que j’ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l’innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t’avoue ingénument, mon frère, que c’est pour me faire revivre davantage dans ton cœur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m’en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j’ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces demeures, je n’ai eu d’inquiétude que sur ton sort ; sans cesse j’interrogeai sur toi les pressentiments de mon cœur. Lorsque j’eus recouvré la liberté, au milieu des maux qui vinrent m’accabler, la seule pensée de notre réunion m’a soutenue. Aujourd’hui que je perds sans retour l’espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n’est que parce que je dispute encore avec elle, que j’éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort… Et quel sort ! Où sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ! À qui importe mon existence délaissée de tous, et qui pèse tout entière sur elle-même ? Mon Dieu ! n’est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents, sans y joindre encore l’effroi de l’avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m’endormirai d’un sommeil de mort sur ma destinée. Mais, pendant le peu de jours que j’ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t’est douce. Crois que, parmi les cœurs qui t’aiment, aucun n’approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d’aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d’éloignement et d’ennui ? Tu sais que ce n’est pas moi qui t’ai proposé l’aimable distraction d’aller te voir, que je t’ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changé d’avis, que ne me l’as-tu dit avec franchise ? Je n’ai point de courage contre tes politesses. Autrefois tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd’hui, j’irai tantôt te voir à onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l’avenir. Je t’ai écrit, certaine que je n’aurais pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre.