Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Des partis

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Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 61-67).

DES PARTIS

Il n’est de parti qui n’ait enragé contre la patrie.

Ce sur quoi nul parti ne s’explique.

Chacun a ses ombres particulières — ses réserves —

Ses caves de cadavres et de songes inavouables —

Ses trésors de choses irréfléchies et d’étourderies.

Ce qu’il a oublié dans ses vues, et ce qu’il veut faire oublier.

… Ils retirent pour subsister ce qu’ils promettaient pour exister.

Ils se valent au pouvoir ; ils se valent hors du pouvoir.

Il ne faut pas hésiter à faire ce qui détache de vous la moitié de vos partisans et qui triple l’amour du reste.

Ce qui plaît à tel dans son parti politique, c’est le vague de l’idéal. Et à tel autre dans le sien, c’est le précis des objets prochains.

Comme on voit communément des anarchistes dans les partis de l’ordre et des organisateurs dans l’anarchie, je suggère un reclassement. Chacun se classerait dans le parti de ses dons.

Il y a des créateurs, des conservateurs et des destructeurs par tempérament. Chaque individu serait mis dans son véritable parti, qui n’est point celui de ses paroles, ni de ses vœux, mais celui de son être et de ses modes d’agir et de réagir.

Toute politique se fonde sur l’indifférence de la plupart des intéressés, sans laquelle il n’y a point de politique possible.

La politique fut d’abord l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.

À une époque suivante, on y adjoignit l’art de contraindre les gens à décider sur ce qu’ils n’entendent pas.

Ce deuxième principe se combine avec le premier.

Parmi leurs combinaisons, celle-ci : Il y a des Secrets d’État dans des pays de suffrage universel. Combinaison nécessaire et, en somme, viable ; mais qui engendre quelquefois de grands orages, et qui oblige les gouvernements à manœuvrer sans répit. Le pouvoir est toujours contraint de naviguer contre son principe. Il gouverne au plus près contre le principe, dans la direction du pouvoir absolu.

Tout état social exige des fictions.

Dans les uns, on convient de l’égalité des citoyens. Les autres stipulent et organisent l’inégalité.

Ce sont là les conventions qu’il faut pour commencer le jeu. L’une ou l’autre posée, le jeu commence, qui consiste nécessairement dans une action de sens inverse de la part des individus.

Dans une société d’égaux, l’individu agit contre l’égalité. Dans une société d’inégaux, le plus grand nombre travaille contre l’inégalité.

Le résultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion de l’ordre d’importance des questions et de l’ordre d’urgence.

Ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien-être. Ce qui est d’avenir par l’immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond et lent par ce qui est excitant.

Tout ce qui est de la politique pratique est nécessairement superficiel.

L’historien fait pour le passé ce que la tireuse de cartes fait pour le futur. Mais la sorcière s’expose à une vérification et non l’historien.

On ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sensé ne peut dire qu’il connaisse. Il faut être infiniment sot ou infiniment ignorant pour oser avoir un avis sur la plupart des problèmes que la politique pose.

Les opinions opposées au sujet de la guerre peuvent se ramener simplement à l’incertitude d’une époque, la nôtre, sur cette question : quels sont les groupements qui doivent se faire la guerre ?

Races, classes, nations, ou autres systèmes à découvrir ?

Car on a découvert la classe, la nation, la race comme on a découvert des nébuleuses.

Comme on a découvert que la Terre faisait partie d’un certain système, et celui-ci de la Voie Lactée, ainsi a-t-on découvert qu’un tel était ceci par sa naissance et cela par ses moyens d’existence ; et il lui appartient de choisir ou de s’embarrasser s’il suivra sa nation, ou sa classe, ou sa secte, — ou sa nature.

La violence, la guerre ont pour ambition de trancher en un petit temps, et par la dissipation brusque des énergies, des difficultés qui demanderaient l’analyse la plus fine et des essais très délicats, car il faut arriver à un état d’équilibre sans contraintes.

Quand l’adversaire exagère nos forces, nos desseins, notre profondeur ; quand, pour exciter contre nous, il nous peint sous des couleurs effrayantes, il travaille pour nous.

L’existence des voisins est la seule défense des nations contre une perpétuelle guerre civile.

Le loup dépend de l’agneau qui dépend de l’herbe.

L’herbe est relativement défendue par le loup. Le carnivore protège les herbes, (qui le nourrissent indirectement).

Entre vieux loups, la bataille est plus âpre, plus savante, mais il y a certains ménagements.

L’essentiel en toute chose est toujours accompli par des êtres très obscurs, non distincts, et sans valeur chacun. S’ils n’étaient pas, s’ils n’étaient pas tels, rien ne se ferait. Si rien ne se faisait, c’est eux qui perdraient le moins. Essentiels et sans importance.

Les grands événements ne sont peut-être tels que pour les petits esprits.

Pour les esprits plus attentifs, ce sont les événements insensibles et continuels qui comptent.

Les événements naissent de père inconnu. La nécessité n’est que leur mère.

Le droit est l’intermède des forces.

Le jugement le plus pessimiste sur l’homme, et les choses, et la vie et sa valeur, s’accorde merveilleusement avec l’action et l’optimisme qu’elle exige. — Ceci est européen.