Œuvres de Pierre Curie/02

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DÉVELOPPEMENT, PAR PRESSION, DE L’ÉLECTRICITÉ POLAIRE DANS LES CRISTAUX HÉMIÈDRES À FACES INCLINÉES.

En commun avec JACQUES CURIE.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. XCI, p. 294,
séance du 2 août 1880.


1. Les cristaux possédant un ou plusieurs axes dont les extrémités sont dissemblables, c’est-à-dire les cristaux hémièdres à faces inclinées, jouissent d’une propriété physique spéciale, celle de donner naissance à deux pôles électriques de noms contraires aux extrémités des axes susdits, lorsqu’ils subissent une variation de température : c’est le phénomène connu sous le nom de pyroélectricité.

Nous avons trouvé un nouveau mode de développement de l’électricité polaire dans ces mêmes cristaux, qui consiste à les soumettre à des variations de pression suivant leurs axes d’hémiédrie[1].

Les effets produits sont entièrement analogues à ceux causés par la chaleur : pendant une compression, les extrémités de l’axe sur lequel on agit se chargent d’électricités contraires ; une fois le cristal ramené à l’état neutre, si on le décomprime, le phénomène se reproduit, mais avec une inversion des signes ; l’extrémité qui se chargeait positivement par compression devient négative pendant la décompression, et réciproquement[2].

Pour faire une expérience, on taille deux faces parallèles entre elles et perpendiculaires à un axe d’hémiédrie dans la substance que l’on veut étudier ; on les revêt de deux feuilles d’étain qu’on isole extérieurement par deux plaques en caoutchouc durci ; le tout étant placé entre les mâchoires d’un étau, par exemple, on peut exercer des pressions sur les deux faces taillées, c’est-à-dire suivant l’axe d’hémiédrie lui-même. Pour constater l’électricité, nous nous sommes servis d’un électromètre Thomson. On peut montrer la différence de tension des extrémités en mettant chaque feuille d’étain en communication avec deux des couples de secteurs de l’instrument, l’aiguille étant chargée d’une électricité connue. On peut aussi recueillir séparément chacune des électricités ; il suffit pour cela de mettre une des feuilles d’étain en communication avec la terre, l’autre étant en communication avec l’aiguille et les deux couples de secteurs étant chargés à l’aide d’une pile.

Quoique n’ayant pas encore abordé l’étude des lois qui régissent le phénomène, nous pouvons dire qu’il présente des caractères identiques à ceux de la pyroélectricité tels que les a définis Gaugain dans son beau travail sur la tourmaline.


2. Nous avons fait l’étude comparée des deux modes de développement d’électricité polaire sur une série de substances non conductrices, hémièdres à faces inclinées, qui comprend à peu près toutes celles qui sont connues comme pyroélectriques[3].

L’action de la chaleur a été étudiée à l’aide du procédé indiqué par M. Friedel, procédé qui est d’une si grande commodité[4].

Nos expériences ont porté sur la blende, le chlorate de soude, la boracite, la tourmaline, le quartz, la calamine, la topaze, l’acide tartrique droit, le sucre, le sel de Seignette.

Pour tous ces cristaux, les effets produits par compression sont de même sens que ceux produits par refroidissement ; ceux dus à une décompression sont de même sens que ceux dus à un échauffement.

Il y a là une relation évidente qui permet de rapporter dans les deux cas le phénomène à une cause unique et de les réunir dans l’énoncé suivant :

Quelle que soit la cause déterminante, toutes les fois qu’un cristal hémièdre à faces inclinées, non conducteur, se contracte, il y a formation de pôles électriques dans un certain sens ; toutes les fois que ce cristal se dilate, le dégagement d’électricité a lieu en sens contraire.

Si cette manière de voir est exacte, les effets dus à la compression doivent être de même sens que ceux dus à l’échauffement dans une substance possédant suivant l’axe d’hémiédrie un coefficient de dilatation négatif[5].



  1. Bulletin de la Société minéralogique, 1880.
  2. Les cristaux hémièdres à faces inclinées sont les seuls cristaux pyroélectriques ; ce sont aussi les seuls capables d’acquérir l’électricité polaire par pression. Certains cristaux holoèdres, comme le spath, se chargent bien par pression, mais d’une seule électricité ; c’est là un phénomène de surface, entièrement différent, et dont l’effet était insensible dans les conditions de nos expériences.
  3. On peut prévoir qu’il en existe beaucoup d’autres parmi les substances cristallisées artificielles. Les corps actifs sur la lumière polarisée, par exemple, fournissent des cristaux dont certains diamètres ont leurs extrémités dissemblables.
  4. Bulletin de la Société minéralogique, 1879.

    Ce procédé de Friedel consiste à prendre une lame cristalline taillée perpendiculairement à un axe d’hémiédrie (axe non doublé) sur une face de laquelle on applique une demi-sphère de laiton chauffée. Il en résulte une polarisation électrique de la lame et une déviation de l’électromètre auquel la demi-sphère est reliée. La pyroélectricité ainsi définie et dont il est question dans les Notes de P. et J. Curie n’est pas celle que l’on considère habituellement et qui consiste dans la polarisation électrique d’un cristal par variation uniforme de la température dans sa masse ; ce dernier phénomène se manifeste uniquement dans les cristaux hémimorphes qui ne présentent, comme la tourmaline, qu’un seul axe de symétrie.

    Le phénomène observé par Friedel est en réalité piézoélectrique et résulte des compressions produites dans le cristal par réchauffement non uniforme dû à la demi-sphère métallique. La découverte ultérieure de la piézoélectricité en a fourni l’explication et Friedel en a lui-même reconnu la vraie nature dans une Note publiée en commun avec J. Curie et dont voici les conclusions :

    « Nous pensons pouvoir conclure de ces faits d’une manière générale que dans les substances hexagonales ayant trois axes horizontaux d’hémimorphisme et dans les substances cubiques appartenant au mode d’hémiédrie tétraédrique, lorsqu’il y a échauffement ou refroidissement régulier du cristal, c’est-à-dire lorsque les dilatations sont égales par rapport aux différents axes en question, il y a compensation au point de vue pyroélectrique et l’on n’observe aucun dégagement d’électricité. On en obtiendra au contraire lorsqu’une variation irrégulière de la température ou une compression intéressant certains axes plus que d’autres produira des dilatations inégales. » (C. Friedel et J. Curie, Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. XCVII, 1883, p. 66.)

    [Notes des Éditeurs.]
  5. Ce travail a été fait au laboratoire de Minéralogie de la Faculté des Sciences.