Œuvres de Pierre Curie/34

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Texte établi par la Société Française de Physique, Gauthier-Villars (p. 414-416).

SUR LA RADIOACTIVITÉ INDUITE
ET LES GAZ ACTIVÉS PAR LE RADIUM.

En commun avec A. DEBIERNE.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. CXXXII, p. 768,
séance du 25 mars 1901.


Dans une précédente Communication, nous avons établi que la radioactivité induite n’est pas produite par le rayonnement direct des sels de radium, mais qu’elle se communique par l’air de proche en proche, depuis le sel de radium jusqu’aux corps qui s’activent[1]. Nous avons cherché à préciser le rôle des gaz dans ce phénomène, et voici les résultats nouveaux que nous avons obtenus.

La matière active, contenue dans une petite ampoule ouverte, est placée avec le corps à activer (une lame de cuivre, par exemple) dans un tube scellé, rempli d’air à la pression atmosphérique. Le corps s’active peu à peu et finit par prendre une activité limite, toujours la même pour la même matière radioactive. En remplaçant, dans cette expérience, l’air par l’hydrogène, on observe la même activation limite. On peut encore répéter cette expérience avec de l’air en faisant varier la pression dans le tube ; nous avons constaté qu’avec une pression assez basse (1 cm de mercure) la limite de l’activation est encore la même. Par conséquent, la quantité et la nature des gaz en présence n’ont pas d’influence sur la radioactivité induite.

Le résultat n’est pas le même lorsque, au lieu de faire un vide partiel dans le tube, on y fait un vide très parfait (pression mesurée à la jauge inférieure à de millimètre de mercure), et lorsqu’on maintient ce vide pendant toute la durée de l’expérience, en faisant marcher la trompe à mercure d’une façon continue. Dans ces conditions le corps ne s’active pas ; bien plus, s’il a déjà été activé, son activité disparaît. Ainsi la radioactivité induite ne se propage plus lorsqu’on supprime toute pression dans l’appareil.

Si, après avoir fait un vide très parfait, on isole l’appareil de la trompe, on constate, au bout d’un temps plus ou moins long, que la lame de cuivre s’est activée aussi fortement que dans l’air. Mais, en même temps que la lame s’active, des gaz occlus se dégagent de la substance active et déterminent dans le tube une faible pression dont la grandeur varie avec l’échantillon étudié. On peut recueillir les gaz occlus dont l’apparition coïncide avec celle de la radioactivité induite. Pour cela on fait d’abord un vide aussi parfait que possible sur la substance radioactive, puis on chauffe celle-ci, et les gaz dégagés sont extraits à l’aide de la trompe à mercure. En même temps, au moyen d’un petit tube de Geissler soudé sur l’appareil, on examine le spectre de ces gaz. Nous n’avons trouvé dans ce spectre aucune raie nouvelle. Généralement le spectre des gaz carbonés domine ; on aperçoit aussi les raies de l’hydrogène, celles de l’azote et celles de la vapeur de mercure provenant de la trompe.

Les gaz recueillis, dont le volume est petit, sont, malgré leur faible masse, violemment radioactifs. Ces gaz, agissant au travers du verre de l’éprouvette qui les contient, impressionnent en un instant une plaque photographique enveloppée de papier noir, et déchargent très rapidement les corps électrisés. Leur activité est telle qu’elle provoque la fluorescence du verre de l’éprouvette, qui est lumineux dans l’obscurité. Ce verre noircit rapidement comme lorsqu’il est exposé au rayonnement des corps les plus fortement radioactifs. L’activité du gaz activé diminue constamment, mais avec une lenteur extrême : du gaz recueilli depuis 10 jours est toujours très fortement actif.

L’air du laboratoire dans lequel nous travaillons depuis plusieurs années est devenu progressivement de plus en plus conducteur ; il n’est plus possible d’avoir un appareil bien isolé et l’on ne peut plus faire que des mesures grossières à l’électromètre. Cet état déplorable ne nous semble pas pouvoir s’expliquer par le rayonnement direct des poussières radioactives disséminées dans le laboratoire ; il est probablement dû en grande partie à la formation continue de gaz radioactifs analogues à ceux dont nous venons de parler[2].

En chauffant du chlorure de radium hydraté dans le vide, nous avons obtenu une certaine quantité d’eau distillée qui a été recueillie dans une ampoule. L’eau s’est montrée radioactive ; cette eau évaporée ne laissait aucun résidu radioactif ; si on la conserve en tube scellé, son activité ne disparaît que très lentement.

Nous ne pensons pas encore avoir élucidé le mécanisme de la propagation de la radioactivité induite. On peut, il est vrai, supposer que des gaz ordinaires contenus dans l’air s’activent au contact de la matière radioactive et se diffusent ensuite en communiquant, par contact, leur activité aux autres corps ; mais bien des faits ne sont pas expliqués avec cette manière de voir. En effet, l’activation limite est sensiblement indépendante de la pression et de la nature du gaz ; de plus, la propagation de l’activité par les tubes capillaires semble beaucoup trop rapide pour pouvoir être produite par une simple diffusion des gaz.





  1. Comptes rendus, février 1901.
  2. C’est ainsi que l’air confiné dans toute boîte close qui séjourne dans le laboratoire finit par devenir très fortement conducteur, et sa conductibilité est très supérieure à celle de l’air de la pièce. Il suffit d’ouvrir la boîte pour faire tomber cette conductibilité.