Œuvres de Platon (trad. Cousin)/Tome II/Notes
NOTES
SUR LE THÉÉTÈTE.
J’ai eu sous les yeux la traduction latine de Ficin, la traduction allemande de Schleiermacher, et la traduction française de Grou, l’édition générale de Bekker, et l’excellente édition spéciale de Heindorf, qui ne laisse presque rien à désirer. Je ne puis mieux faire que d’y renvoyer la plupart du temps.
Καὶ ϰαθεύδοντα δήπου. Heindorf, p. 341, pour le parallélisme, voudrait ensuite ϰαὶ ἐγρηγόροτα, comme plus bas, p. 408, après λευϰῶν il ajoute μελάνων.
Ῥήτορας ταῖς πόλεσι τὰ χρηστὰ ἀντὶ τῶν πονηρῶν δίϰαια δοϰεῖν εἶναι ποιεῖν. (Bekker, part. II, vol. 1, p. 229.)
Ici, malgré Bekker et les manuscrits, je retranche δοϰεῖν avec Buttmann et Heindorf, p. 367 ; comme plus loin, p. 210, je retranche ϰαὶ διϰαστήρια avec Heindorf, p. 479, Schleiermacher, et Bekker, p. 301, qui l’a trouvé pourtant dans tous les manuscrits.
Ἣν ἀνθωμοσίαν ϰαλοῦσιν a bien l’air d’une glose, comme le remarque Heindorf, p. 306, et Schleiermacher. Bekker, qui l’a trouvé dans tous les manuscrits, l’a laissé dans le texte, p. 240, et je n’ai pas cru devoir le retrancher dans ma traduction. — Fleury (discours sur Platon) ; Sallier (Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. 13, p. 317), et M. Leclerc (dans ses extraits de Platon), ont traduit le portrait du philosophe. Je regrette de n’avoir pu employer aucune de ces traductions, fort inférieures à celle de Grou.
Au lieu de αἰσθητὸν, j’adopte, contre Bekker, p. 259, αἰθσθανόμενον proposé par Heindorf. Schleiermacher rejette avec raison la conjecture αἰσθητὴν, parce qu’il s’agit ici d’un organe, et non de l’homme tout entier.
J’ai rejeté tous les changemens proposés par Heindorf, p. 426, et Schleiermacher, et que Bekker n’a trouvés dans aucun manuscrit. Si tu aimes mieux indique déjà des ménagements pour une opinion adverse, et si αὐτοὺς ne se rapporte à aucun nominatif positif, c’est qu’il est toujours question d’adversaires dans tout ce qui précède et ce qui suit.
Ἐατέον δὲ ϰαὶ σοι τὸ ῥῆμα περὶ τοῦ ἑτέρου. (Bekker, p. 278.)
Pour bien entendre ce passage controversé, il faut bien saisir la chaîne de tout le raisonnement ; la voici :
Qu’est-ce que juger faux ? c’est se méprendre, prendre un objet pour un autre. Voilà la théorie reçue (celle de Locke), et que Socrate a l’air d’admettre, p. 172 : « Nous disons qu’un faux jugement…, et Théétête, qui abonde dans ce sens, lui dit (p. 173) : « C’est très bien dit, car on juge faux, par exemple, lorsqu’on prend le laid pour le beau, ou le beau pour le laid… »
Socrate le laisse aller quelque temps sur cette théorie qu’il finit par renverser ainsi :
Si juger, c’est se méprendre, le jugement suppose deux termes ; or, il faut que ces deux termes soient présens à la pensée qui prononce sur leur rapport, ou que l’un y soit présent et non l’autre. Parcourons ces deux cas.
Premier cas. La méprise est impossible ; nul ne prend le juste, connu comme juste, c’est-à-dire présent à la pensée, pour l’injuste, connu comme tel, c’est-à-dire encore présent à la pensée. Donc, dans ce premier cas, il me faut quitter la théorie que je t’avais exposée, et toi, il te faut quitter ton approbation, ta réponse, où tu acceptais cette théorie de la méprise. Il te faut la quitter, car l’exemple sur lequel tu t’appuyais tombe en ruine. En effet, je soutiens que nul ne prend le beau, présent à l’esprit, pour le laid, s’il est présent à l’esprit, et réciproquement (176). Sur quoi Théétête répond : Oui, je laisse cette réponse, et je me range à ton opinion actuelle.
Deuxième cas. D’un seul coup, Socrate prouve que si l’esprit n’a sous les yeux qu’un seul terme, s’il ne pense point à un autre, il ne peut confondre ensemble deux objets, puisqu’il n’en conçoit qu’un. De là la conclusion rapide : Il est donc impossible qu’on juge qu’une chose est une autre, c’est-à-dire la méprise n’explique pas le faux jugement, ni dans le cas de la présence de deux objets, ni dans le cas de la présence d’un seul.
Les commentateurs (voyez Heindorf, 448) n’ont pas très bien éclairci ce passage, et notre traduction aussi a besoin d’être rectifiée sur ce point, p. 176. Au lieu de : « Et il te faut laisser cette théorie de la méprise… » lisez : « Et toi aussi, il te faut abandonner ce que tu me disais, sur la méprise ; car je dis positivement que personne ne jugera que le laid est beau, ni rien de semblable. »
« J’abandonne mon premier sentiment, Socrate, et me range au tien. »
NOTES
SUR LE PHILÈBE.
J’ai eu sous les yeux les traductions latines de Ficin et de Ast, la traduction allemande de Schleiermacher, la traduction française de Grou, les éditions générales de Bekker et de Ast, et l’édition spéciale de Stalbaum.
Le but de Philèbe étant de montrer que le souverain bien réside dans l’union du plaisir et de la raison, dans la combinaison des plaisirs purs et vrais avec ce qu’il y a de plus pur et de plus vrai dans les sciences, Platon devait rechercher d’abord ce qu’il y a de pur dans les plaisirs ; ce qu’il ne pouvait faire sans entrer dans une théorie et dans une classification des plaisirs ; il devait ensuite reconnaître ce qu’il y a de plus pur dans la science. Il est clair que cette dernière recherche devait être plus courte que l’autre, l’élément de pureté étant plus difficile à dégager dans le plaisir que dans la science, et d’ailleurs l’appareil de l’analyse, de la division et de la classification n’ayant pas besoin d’être employé symétriquement dans le second cas comme dans le premier. Platon se garde bien de répéter ici les formes lentes et les procédés analytiques de ses recherches sur le plaisir ; il va droit à son but, qui est le dégagement de l’élément scientifique. M. Stalbaum, qui ne voit pas que tout cet appareil d’énumération, de division et de classification n’est pas le but, mais le moyen, moyen ici inutile, ne le trouvant pas, se plaint qu’il y a un vide et une lacune considérable ; et, préoccupé de l’idée fixe qu’il aurait fallu pour les sciences, comme pour les plaisirs, une dissertation parallèle à la première, de même étendue et sur le même modèle, il s’imagine qu’elle existait, mais qu’elle est perdue : Tristi fato accidit ut ea particula, in quo (lisez qua) de scientiæ natura ac distributione uberius fuit expositum, perierit. Quæ res mihi quidem adeo manifesta videtur, ut viris doctis nullam lacunæ suspicionem in mentem venisse vehementer mirer. (Prolegomen. p. 79.)
Socrate, pour savoir si le plaisir ou la sagesse est le souverain bien, veut entrer dans l’examen du plaisir et de la sagesse, et pour cela diviser les plaisirs et les sciences, afin de les bien connaître ; ce qui ne serait pas possible, si, comme le veut Protarque, le défenseur du plaisir, on soutient que tous les plaisirs sont semblables et identiques l’un à l’autre dans l’unité du plaisir. Socrate, défenseur de la science, objecte qu’à le prendre ainsi, lui-même pourrait soutenir que la science étant toujours la science, toutes les sciences sont identiques, ce qui empêcherait toute analyse, et par conséquent toute discussion. Tout cela serait agir sans bonne foi. « Si par hasard, dit Socrate, en examinant les sciences, il s’en rencontrait d’opposées, serais-je digne de disputer avec toi, si, dans la crainte de reconnaître cette opposition, je disais qu’aucune science n’est différente d’une autre, en sorte que cette conversation s’en allât en un vain propos, et que nous nous tirassions d’affaire au moyen d’une absurdité ! Mais non, il ne faut pas que cela nous arrive ; tirons-nous d’affaire, à la bonne heure, mais évitons l’absurdité. Mon avis est que nous mettions de l’égalité entre nous dans cette discussion : qu’il y ait donc plusieurs plaisirs et qu’ils soient dissemblables, plusieurs sciences et qu’elles soient différentes. Ainsi, Protarque, ne dissimulons pas que mon bien et le tien renferment chacun en lui-même des élémens différens ; exposons hardiment au grand jour cette différence ; peut-être qu’après avoir été discutée, elle nous fera connaître s’il faut dire que le plaisir est le bien, ou si c’est la sagesse… »
Εἰ δὲ ϰαὶ ἐναντίαι πῃ γίγνονταί τινες (ἐπιστῆμαι), ἆρ’ ἄξιος ἂν εἴην τοῦ διαλέγεσθαι νῦν, εἰ φοβηθεὶς τοῦτ’ αὐτὸ, μηδεμίαν ἀνόμοιον φαίην ἐπιστήμην ἐπιστήμῃ γίγνεσθαι, ϰἄπειθ’ ἡμῖν οὕτως ὁ λόγος ὥσπερ μῦθος ἀπολόμενος οἴχοιτο, αὐτοὶ δὲ σῳζοίμεθα ἐπί τινος ἀλογίας ; Ἀλλ’ οὐ μὴν δεῖ τοῦτο γενέσθαι, πλὴν τοῦ σωθῆναι. Τόγε μήν μοι ἴσον τοῦ σοῦ τε ϰαὶ ἐμοῦ λόγου ἀρέσϰει · πολλαὶ μὲν ἡδοναὶ ϰαὶ ἀνόμοιοι γιγνέσθων, πολλαὶ δὲ ἐπιστῆμαι ϰαὶ διάφοροι. Τὴν τοίνυν διαφορότητα, ὦ Πρώταρχε, τοῦ ἀγαθοῦ τοῦ τ’ ἐμοῦ ϰαὶ τοῦ σοῦ μὴ ἀποϰρυπτόμενοι, ϰατατιθέντες δὲ εἰς τὸ μέσον τολμῶμεν, ἄν πῃ ἐλεγχόμενοι μηνύσωσι πότερον ἡδονὴν τ’ ἀγαθὸν δεῖ λέγειν ἢ φρόνησιν. Bekker, part. II, vol. 3, p. 157 ; Stalbaum, p. 17 et 18.
Tel est l’ancien texte, et la leçon de tous les manuscrits. Le passage total est très clair, et l’enchaînement des idées tout-à-fait satisfaisant. M. Stalbaum, faute de le comprendre, a pris le parti de le bouleverser. Et d’abord il importe de déterminer avec précision le sens de cette incise : Τόγε μήν μοι ἴσον τοῦ σοῦ τε ϰαὶ ἐμοῦ λόγου ἀρέσϰει. Il nous semble que tous les traducteurs l’ont peu compris. Grou traduit : L’égalité qui se trouve à cet égard entre votre sentiment et le mien me plaît. Ficin : Mihi igitur et in tua et in mea oratione ex œquo id placet. Schleiermacher : Dieses Gleiche deines und meines Satzes genügt mir. Or ce sens est tout-à-fait inadmissible, puisque, loin de s’accorder, Protarque et Socrate sont d’avis absolument contraires ; de sorte que le raisonnement exige, pour l’ordre et la suite des idées, que l’on cherche un autre sens. Il est singulier que M. Stalbaum se taise sur cette difficulté sérieuse. Nous proposons l’explication suivante : Tu nies qu’il y ait des plaisirs, par esprit de système ; moi aussi je pourrais nier qu’il y a des sciences différentes, moi aussi, je pourrais nier qu’il y a des sciences différentes, et cette mauvaise foi ne nous mènerait à rien. Mettons donc un peu d’égalité dans cette discussion, et convenons qu’il y a des plaisirs et des sciences différentes. Partons de cette différence, de cette pluralité d’élémens dans le plaisir et la science, que nous regardons comme le bien (car telle est la signification véritable de διαφορότητα, que ni Grou, ni Ficin n’ont entendue) ; mettons-la dans tout son jour, et faisons l’un et l’autre une analyse des plaisirs et des sciences. Τό γε μὴν ἴσον τοῦ σοῦ τε ϰαὶ ἐμοῦ λόγου ἀρέσϰει se lie donc à tout le raisonnement et à τὴν τοίνυν διαφορότητα. Ce sens une fois bien établi, il est aisé de voir comment tout s’enchaîne facilement : Et moi aussi, à ton exemple, je pourrais faire des difficultés ; je pourrais soutenir que les sciences ne sont pas différentes les unes des autres, et me tirer d’affaire contre toi par l’absurdité ; mais non, il ne le faut pas, et il faut également tomber d’accord que les plaisirs et les sciences contiennent des élémens différens. Il est clair que ce membre de phrase, non, il ne le faut pas, doit appartenir au même interlocuteur que ce qui précède, comme il faut aussi rapporter au même interlocuteur la conséquence définitive, savoir, qu’il faut, cette diversité d’élémens pour les plaisirs et pour les sciences bien établie, la développer au grand jour. En effet tous les manuscrits sont ici unanimes, et le passage entier est partout rapporté à Socrate. Or, M. Stalbaum s’avise de le diviser, d’attribuer à Socrate jusqu’à non, il ne le faut pas… ἀλλ’ οὐ μὴν… et d’attribuer ce morceau à Protarque, jusqu’à τὴν τοίνυν διαφορότητα, conséquence du morceau précédent, et que Socrate, selon M. Stalbaum, exprimerait ici pour son compte, tandis que les divers membres du raisonnement auraient été partagés entre Protarque et lui, id quod non modo colloquii concinnitas, sed etiam sensus horum verborum postulat : τό γε μὴν ἴσον τοῦ δοῦ τε ϰαὶ ἐμοῦ λόγου ἀρέσϰει. Or, remarquez que le sensus horum verborum est fort douteux et n’a pas été le moins du monde établi par M. Stalbaum.
Il est évident que, quoiqu’en effet ce membre de phrase, il attaque non-seulement les hommes, mais encore tous les êtres, soit plus fort que celui-ci, et il n’épargnerait pas même les barbares, s’il aidait un truchement ; quoiqu’en effet dis-je, le premier soit plus fort que l’autre, et même précisément à cause cela, il doit le précéder, afin de ne pas laisser l’esprit du lecteur sur un trait plus violent qu’ingénieux, et assez commun. M. Stalbaum veut bouleverser toute la phrase. Hœc verba, dit-il, quo diutius cogito tanto majorem labem traxisse videntur. Vide modo an hœc a Platone, vel ab alio quovis prudente scriptore proficisci potuerint. Sentis ne intolerabilem verborum languorem, ne quid gravius dicam, quasi vero ista sententiæ vim augeant, nec potius debilitent atque frangant… Ut dicam quod sentio, locus hic ita corrigi debet : Φειδόμενος οὔτε πατρὸς οὔτε μητρὸς, οὔτε ἄλλου τῶν ἀκουόντων οὐδενός, ὀλίγου δὲ καὶ τῶν ἄλλων ζῴων, οὐ μόνον τῶν ἀνθρώπων. Mirum est omnium interpretum in tam manifestis corruptelis silentium.
Ainsi, d’abord et au premier rang, les voyelles, τὰ φωνήεντα ; au dernier rang et à l’autre extrémité, les muettes, τὰ ἄφωνα ; puis les lettres intermédiaires, μέσα, comme Platon le dit plus bas, et qui, sans être voyelles, φωνῆς μὲν οὐ μετέχοντα, ne sont pourtant pas tout-à-fait muettes, comme le serait B, lettre qu’on ne peut absolument prononcer seule, et ont un certain son, φθόγγου δὲ μετέχοντα, comme Σ, qui donne en effet un son. Cette classification se trouve aussi dans le Théétête. « L’S (Σ) est un simple bruit que forme la langue en sifflant. Le B n’est ni une voyelle ni même un bruit. » Le B, dans la phraséologie du Philèbe, est une muette, ἄφωνος, ou même une lettre ἄφθογγος, privée de son, et qui n’a pas même l’avantage du Σ. Le Cratyle ne laisse à cet égard aucune incertitude. Je citerai le texte : Ἆρ’οὖν καὶ ἡμᾶς οὕτω δεῖ πρῶτον μὲν τὰ φωνήεντα διελέσθαι… τάτε ἄφωνα καὶ ἄφθογγα… καὶ τὰ αὖ φωνήεντα μὲν οὔ, οὐ μέντοιγε ἄφθογγα… Cette phrase reproduit entièrement celle de Philèbe.
La raison et les manuscrits s’accordent donc pour faire lire avec Bekker, dans le passage du Philèbe, φωνῆς μὲν οὔ, φθόγγου δὲ μετέχοντα. Mais M. Stalbaum, sans aucune discussion, et sur un soupçon de M. Baumgarten-Grusius, propose et introduit dans le texte, φωνῆς μὲν, οὐ φθόγγου δὲ μετέχοντα…, ce qui est absurde ; car toute voyelle est a fortiori φθόγγου μετέχουσα, comme toute lettre ἄφθογγος est ἄφωνος, tandis qu’elle peut être ἄφωνος sans être ἄφθογγος, ne pas avoir le son déterminé de la voyelle, et pourtant avoir un certain son et produire un simple bruit.
Il faut à ce membre de phrase, « Philèbe a dit que c’est le plaisir, l’agrément, la joie, » un membre correspondant en sens contraire, et ce membre est évidemment l’intelligence, la science, la prudence… Ainsi ces deux membres doivent faire partie de la même phrase, et par conséquent il ne faut pas un point en bas avant φὴς δὲ, qui est la seconde partie de la phrase : Φιλήβου γὰρ εἰπόντος. Ἃ πολλάκις ἡμᾶς αὐτοὺς ἀναμιμνήσκομεν. Socrate a déjà plusieurs fois posé avec cette précision l’état de la difficulté ; par exemple, quelques pages plus haut : « Notre entretien n’a-t-il pas eu dès le commencement pour objet la sagesse et le plaisir, pour savoir laquelle de ces deux choses est préférable à l’autre ? ἃ est donc ici pris dans le sens du quod des Latins, quod nos in memoriam ideo revocamus ; ce qui fait de toute la phrase ἃ ἡμᾶς αὐτοὺς jusqu’à φὴς δὲ une vraie parenthèse. Il faut donc mettre avant ἃ un point en haut, et un autre aussi avant φὴς δὲ qui reprend et développe ἐκεῖνα.
Néglige-t-on cette ponctuation comme tous les éditeurs et Bekker lui-même, met-on une simple virgule avant ἂ, et un point en bas avant φὴς δὲ, on détruit la relation de φὴς δὲ à ἐκεῖνα, et on fait de ἃ ὑμᾶς αὐτοὺς, au lieu d’une parenthèse entre deux membres de la même phrase, une fin du premier membre, qui devient alors la phrase absolue. Et, dans ce cas, entre autres absurdités, on induit les traducteurs à rapporter ἃ à ἐκεῖνα, ce qu’ils ont tous fait, et ce qui donne le sens suivant : Grou (250) : Les meilleurs biens ne sont pas ceux-là, mais d’autres dont nous rappelons après souvent le souvenir et avec raison, afin de les mieux graver dans notre mémoire, en vue de l’examen que nous devons faire des uns et des autres. Ficin : Illa potius quæ sæpe numero in memoriam nobis sponte reducimus. Schleiermacher : Ienes was vir auf ietz schon oft absichtlich widerholl hahen ; enfin partout la même obscurité.
Socrate ayant établi quatre grandes classes d’existences, Protarque lui demande en plaisantant s’il n’en mettra pas encore une cinquième. Socrate lui répond : Et pourquoi pas, si j’en ai besoin pour expliquer de nouveaux faits incontestables ? Ἐὰν δέ τι δέῃ, συγγνώσει ποῦ μοί συ μεταδιώκοντι πεμπτὸν βίον, Bekk., p. 157, c’est-à-dire, une cinquième manière d’être, une cinquième classe d’existences. Schleiermacher n’admettant pas ce sens de βίον, selon nous fort naturel, propose πεμπτόν τι ὄν ; mais M. Stalbaum force encore les choses, rejette ὂν, et propose πεμπτόν τι. M. Bekker n’hésite pas, avec tous les manuscrits, à laisser πεμπτὸν βίον.
Dans l’énumération et la classification des diverses espèces d’existences, Socrate, après avoir décrit l’espèce de l’infini, dit à Protarque : présentement, j’ajoute à cette espèce τὴν τοῦ πέρατος γένναν. — Πρώτ. Ποίαν ; — Σωκράτ. Ἣν καὶ νῦν δή, δέον ἡμᾶς, καθάπερ τὴν τοῦ ἀπείρου ξυνηγάγομεν εἰς ἕν, οὕτω καὶ τὴν τοῦ περατοειδοῦς ξυναγαγεῖν, οὐ ξυνηγάγομεν· ἀλλ’ ἴσως καὶ νῦν ταὐτὸν δράσει· τούτων ἀμφοτέρων ξυναγομένων καταφανὴς κἀκείνη γενήσεται. — Πρώτ. Ποίαν καὶ πῶς λέγεις; — Σωκράτ. Τὴν τοῦ ἴσου καὶ διπλασίου… Bekker, p. 161, 162 ; Stalbaum, p. 64, 65.
Il y a dans ce passage plusieurs difficultés qu’il faut éclaircir. D’abord que signifie τὴν τοῦ πέρατος γένναν ? Si c’est l’espèce, εἶδος, γένος, comme tout le monde paraît l’avoir entendu, il en résulte le sens suivant : « À l’espèce de l’infini ajoute l’espèce du fini. — Quelle espèce ? — L’espèce que nous aurions dit tout-à-l’heure rassembler sous une seule espèce. » En effet, εἴς ἕν veut dire ici incontestablement une idée collective, une classe, une espèce ; il est donc ridicule de rassembler une classe sous une classe, une espèce sous une espèce. Nous pensons qu’il faut entendre, par τοῦ πέρατος γένναν, non pas l’espèce du fini, mais la génération du fini, les individus de cette espèce, les phénomènes de cette classe ; il en résulte le sens le plus satisfaisant. « Mêle à l’espèce de l’infini les phénomènes du fini ; phénomènes dont nous avons dit plus haut quelque chose, sans les avoir méthodiquement rangés sous une seule idée et rapportés à la classe, à l’espèce à laquelle ils appartiennent. » En effet, plus haut Socrate a touché ces phénomènes et en a décrit quelques-uns, savoir, ceux de l’égal, du double, etc. Il ne les a pas approfondis ; il ne le fait pas même ici, ces phénomènes étant assez clairs par eux-mêmes, et il se hâte d’aller à son but, au mélange des deux ordres de phénomènes, de l’infini et du fini. Mêle-les, dit-il, et il en va résulter un nouvel ordre, une nouvelle classe ou espèce ; et Socrate, s’exprimant avec vivacité, dit : Mêle ces deux espèces, il en va résulter celle-ci : τούτων ἀμφοτέρων συμαγομένων, καταφανὴς κἀκείνη γενήσεται. Rien de plus clair ; mais la vivacité de cette forme, κἀκείνη, combinée avec l’interruption brusque de Protarque, Ποίαν καὶ πῶς λέγεις, a jeté du louche sur toute la phrase : en effet Ποίαν λέφεις, au premier coup-d’œil, a bien l’air de se rapporter à κἀκείνη ; et pourtant cela est inadmissible, car la réponse à Ποίαν λέγεις est τὴν τοῦ ἴσου καὶ διπλασίου, qui appartient, comme on l’a vu, à la seconde espèce, celle du fini, tandis qu’ici κἀλείνη, indique une troisième espèce. Il faut donc rapporter ποίαν λέγεις à γένναν, et supposer que Protarque, trouvant que Socrate est allé trop vite dans l’indication des phénomènes du fini, ce qui est assez vrai, ne fait pas attention à κἀκείνη qui est à la fin de la phrase, et l’interrompt en s’écriant : Que veux-tu dire ? je ne t’entends pas : de quels phénomènes veux-tu parler ? Et Socrate alors se développe, et lui rappelle avec précision les phénomènes dont il lui a déjà touché quelque chose, τὴν τοῦ ἴσου καὶ διπλασίου… Cela fait, il procédera à l’exposition de la troisième espèce. Nous doutons que l’on puisse adopter raisonnablement un autre sens que celui-ci ; nous avouons pourtant que κἀκείνη, et ποίαν paraissent au premier coup-d’œil, avoir l’air de se rapporter l’un à l’autre ; mais c’est là une de ces obscurités apparentes qui sont si fréquentes dans Platon, parce que sa diction suit avec une flexibilité admirable tous les mouvemens et, pour ainsi dire, tous les hasards de la conservation, qui amènent sans cesse de pareilles rencontres. C’est un art dans Platon, que souvent on lui a donné en reproche. Ceux qui ne sont pas habitués à la souplesse de son style et à l’enchaînement régulier de ses idées, que les détours perpétuels de la conversation développent sans jamais les troubler, ne le comprenant pas, veulent le rectifier et le gâtent. Ici, par exemple, M. Stalbaum, pour éviter l’apparente relation de ποίαν et de κἀκείνη, propose, pour plus de clarté, de retrancher κἀκείνη, qui fait toute l’obscurité ; or, on ne peut retrancher κἀκείνη, sans la phrase entière, τούτων ἀμφοτέρων ξυναγομένων καταφανὴς κἀκείνη γενήσεται ; il faudra donc retrancher toute cette phrase qui, tenant à la précédente, ἀλλ’ ἴσως καὶ νῦν ταυτὸν δράσει, doit l’envelopper aussi dans sa ruine ; et M. Stalbaum, ne reculant devant aucun scrupule, retranche le tout comme interpolé, quoique pas un seul manuscrit ne contienne même la plus légère variante.
L’anacolouthie de τέτταρα τὰ ἐκεῖνα pour τῶν τεττάρων ὄντων ἐκείνων, n’a rien de si choquant, qu’il faille ici quelque changement. — Τὴν φύσιν τῶν καλλίστων καὶ τιμιωτάτων, n’est pas pour τὰ κάλλιστα καὶ τιμιώτατα, comme le veut M. Stalbaum, ce qui semblerait pouvoir se rapporter aux quatre genres, mais pour τὸ κάλλιστον καὶ τιμιώτατον, le quatrième genre seul, la cause… — Quant à σωμασκία, c’est l’effet pour la cause, l’exercice du corps, et par là sa conservation.
Au lieu de γενούστης, Schleiermacher et Beltker lisent γένους τοῦ τῶν πάντων αἰτίου… mais toute l’antiquité cite le γενούστης de ce passage comme un mot singulier que l’on éclaircit soigneusement. Suidas, Hesychius, le scoliaste, Olympiodore, le commentent par συγγενής.
Φθορὰ καὶ λύπη καὶ λύσις. Bekker, p. 173. Stalbaum, p. 90.
Schleiermacher et Stalbaum retranchent καὶ λύσις ; je ne pense pas toutefois que dans la négligence et la disinvoltura de la phraséologie de Platon, on ne puisse justifier plus ou moins καὶ λύσις. Il en est de même de καὶ χρηστὰς, Bekker, p. 196. Schleiermacher et Stalbaum le retranchent, et prouvent assez bien que rigoureusement pour le conserver il faudrait ajouter καὶ ἀληθεῖς après ψευδεῖς ; mais l’exactitude moderne n’est pas ici de mise. Dans ma traduction, j’ai retranché καὶ λύσις et καὶ χρηστὰς, mais dans une édition, j’aurais fait comme Bekker qui les a conservés.
Ἵνα μή… Avec Schutz, Heindorf, Heusde Stalbaum, p. 98, je retranche μὴ, ou le change en δὴ ou πη. Cependant Bekker et tous les manuscrits le conservent ; Schleiermacher hésite.
La vraie interprétation de ce passage est, selon nous, celle de Schleiermacher, adoptée par Stalbaum : cette locution, τὸ τρίτον ἑτέρῳ, dit Schleiermacher, exprime une chose très simple, le rapport qu’une chose a relativement à une autre, rapport qui lui-même est une troisième chose, vis-à-vis les deux autres. Il faut convenir toutefois que l’expression est bizarre pour un fond si simple. Aussi, Protarque ne l’entend pas, et s’écrie : « Dis plus clairement, Socrate, ce que tu veux dire. » Et Socrate lui répond : « Je ne veux rien dire de bien relevé et de bien difficile ; ce sont les mots seuls qui présentent quelque embarras, ὁ λόγος ἐρεσχελεῖ νῷν ; et il lève tout embarras, en lui désignant clairement des choses relatives dont le rapport délicat et subtil fait le nœud de la question.
Supposez un homme qui ait une raison supérieure, capable de s’élever à l’idée de la justice absolue, et doué d’un talent d’exprimer ses idées égal à sa raison, et qui ait les mêmes avantages en toutes choses, et rien de plus ; à quoi lui servira tout cela s’il doit traiter des affaires humaines, où il ne faut pas seulement la science de l’absolu, mais surtout celle du relatif ? Supposez, par exemple, qu’ayant besoin de se servir de cercles et de règles dans son ouvrage, il ne connaisse, au lieu du cercle réel, que le cercle absolu. — J’ai entendu λόγος comme Schleiermacher et Grou : Rede, faculté d’expliquer par la parole, Stalbaum, p. 207, rapporte νοεῖν à νοῦς, ad intellectum in mundi intelligibilis contemplatiotie versantem, λόγον autem ad rationem intellectui subjectam. Ce ne peut être là le sens de λόγος, car λόγος entendu ainsi et placé au-dessous de νοῦς marquerait l’intelligence dans un degré inférieur, le verstand des Allemands oppose à vernunft, c’est-à-dire, la raison ordinaire, et c’est précisément le contraire que Platon veut dire ; puisqu’il se plaint que celui qui, avec le νοῦς et le λόγος, mais sans la raison commune et la connaissance du relatif, voudrait se mêler des choses ordinaires, y serait tout-à-fait ridicule.
Plus bas, Schleiermacher a bien raison de repousser la conjecture de Heindorf, adoptée par Stalbaum, qui ajoute θείοις après κύκλοις. Bekker s’est sagement conformé à l’ancien texte. — Ταῖς θείαις ἐπιστήμαις· θείαις, divines doit être ici entendu comme parfaites, absolues, le contraire d’humaines, c’est-à-dire imparfaites, relatives ; c’est l’abstrait opposé au concret, le réel à l’idéal. Voyez la note de Phédon, tom. I, p. 360.