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Œuvres de Robespierre/Sur la guerre

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Texte établi par recueillies et annotées par A. VermorelF. Cournol (p. 217-244).


SUR LA GUERRE

DISCOURS PRONONCÉS AU CLUB DES JACOBINS


Les plus grandes questions qui agitent les hommes ont souvent pour base un malentendu ; il y en a un, si je ne me trompe, même dans celle-ci ; il suffit de le faire cesser, et tous les bons citoyens se rallieront aux principes et à la vérité.

Des deux opinions qui ont été balancées dans cette assemblée, l’une a pour elle toutes les idées qui flattent l’imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l’enthousiasme et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l’opinion ; l’autre n’est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première ; pour être utile, il faut soutenir la seconde avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire : c’est pour celle-ci que je me déclare.

Ferons-nous la guerre, ou ferons-nous la paix ? Attaquerons-nous nos ennemis, ou les attendrons-nous dans nos foyers ? Je crois que cet énoncé ne présente pas la question sous tous ses rapports et dans toute son étendue. Quel parti la nation et ses représentants doivent-ils prendre, dans les circonstances où nous sommes, à l’égard de nos ennemis intérieurs et extérieurs ? Voilà le véritable point de vue sous lequel on doit l’envisager, si on veut l’embrasser tout entière, et la discuter avec toute l’exactitude qu’elle exige. Ce qui importe, par-dessus tout, quel que puisse être le fruit de nos efforts, c’est d’éclairer la nation sur ses véritables intérêts et sur ceux de ses ennemis ; c’est de ne pas ôter à la liberté sa dernière ressource, en donnant le change à l’esprit public dans des circonstances critiques. Je tâcherai de remplir cet objet en répondant principalement à l’opinion de M. Brissot.

Si des traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique des succès d’une guerre terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples de l’Europe, sont des raisons suffisantes pour décider une question aussi sérieuse, je conviendrai que M. Brissot l’a parfaitement résolue ; mais son discours m’a paru présenter un vice qui n’est rien dans un discours académique, et qui est de quelque importance dans la plus grande de toutes les discussions politiques ; c’est qu’il a sans cesse évité le point fondamental de la question, pour élever à côté tout son système sur une base absolument ruineuse.

Certes, j’aime, tout autant que M. Brissot, une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d’en raconter d’avance toutes les merveilles. Si j’étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j’aurais envoyé, dès longtemps, une armée en Brabant, j’aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves : ces expéditions sont fort de mon goût. Je n’aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles, je leur aurais ôté jusqu’à la volonté de se rassembler ; je n’aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous de les protéger et de susciter au-dedans des dangers plus sérieux.

Mais, dans les circonstances où je trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l’on fera sera celle que l’enthousiasme nous promet ; je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances, et pourquoi ?

C’est là, c’est dans notre situation tout extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards ; mais j’ai prouvé ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d’un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté ; je vous en ai montré le but ; je vous ai indiqué les moyens d’exécution ; d’autres vous ont prouvé qu’elle n’était qu’un piège visible : un orateur, membre de l’Assemblée constituante, vous a dit, à cet égard, des vérités de fait très-importantes ; il n’est personne qui n’ait aperçu ce piège, en songeant que c’était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles qu’on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps qu’on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux. Vous êtes convenus vous-mêmes que la guerre plaisait aux émigrés, qu’elle plaisait au ministère, aux intrigants de la cour, à cette faction nombreuse dont les chefs, trop connus, dirigent, depuis longtemps, toutes les démarches du pouvoir exécutif ; toutes les trompettes de l’aristocratie et du gouvernement en donnent à la fois le signal ; enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la cour, depuis le commencement de cette révolution, n’a pas été toujours en opposition avec les principes de l’égalité et le respect pour les droits du peuple, serait regardé comme insensé, s’il était de bonne foi ; quiconque pourrait dire que la cour propose une mesure aussi décisive que la guerre sans la rapporter à son plan, ne donnerait pas une idée plus avantageuse de son jugement : or, pouvez-vous dire qu’il soit indifférent au bien de l’État que l’entreprise de la guerre soit dirigée par l’amour de la liberté ou par l’esprit du despotisme, par la fidélité ou par la perfidie ? Cependant, qu’avez-vous répondu à tous ces faits décisifs ? qu’avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons ? Votre réponse à ce principe fondamental de toute cette discussion fait juger tout votre système.

La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un état affreux : elle empêche les deux pouvoirs d’agir de concert, empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutifs attiédit son attachement, relâche sa soumission.

La défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d’un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix ? Elle empêche les deux pouvoirs d’agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ici ? Quoi ! c’est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher, et ce n’est pas sa volonté propre ? Quoi ! c’est le peuple qui doit croire aveuglement aux démonstrations du pouvoir exécutif, et ce n’est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des démonstrations, mais par des faits ? La défiance attiédit son attachement ! Et à qui donc le peuple doit-il de l’attachement ? Est-ce à un homme ? est-ce à l’ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté ? Elle relâche sa soumission ! à la loi, sans doute. En a-t-il manqué jusqu’ici ? Qui a le plus de reproche à se faire à cet égard, ou de lui, ou de ses oppresseurs ?…

Personne ne doute aujourd’hui qu’il existe une ligue puissante et dangereuse contre l’égalité et contre les principes de notre liberté ; on sait que la coalition qui porte des mains sacrilèges sur les bases de la constitution s’occupe avec activité des moyens d’achever son ouvrage, qu’elle domine à la cour, qu’elle gouverne les ministres : vous êtes convenu qu’elle avait le projet d’étendre encore la puissance ministérielle, et d’aristocratiser la représentation nationale ; vous nous avez priés de croire que les ministres et la cour n’avaient rien de commun avec elle ; vous avez démenti, à cet égard, les assertions positives de plusieurs orateurs et l’opinion générale ; vous vous êtes contenté d’alléguer que des intrigants ne pouvaient porter atteinte à la liberté. Ignorez-vous que ce sont les intrigants qui font le malheur des peuples ? ignorez-vous que des intrigants, secondés par la force et par les trésors du gouvernement, ne sont pas à négliger ? que vous-même vous vous êtes fait une loi jadis de poursuivre avec chaleur une partie de ceux dont il est ici question ? ignorez-vous que, depuis le départ du roi, dont le mystère commence à s’éclaircir, ils ont eu le pouvoir de faire rétrograder la révolution, et de commettre impunément les plus coupables attentats contre la liberté ? D’où vous vient donc tout à coup tant d’indulgence ou de sécurité ?…

Ou je me trompe, ou la faiblesse des motifs par lesquels vous avez voulu nous rassurer sur les intentions de ceux qui nous poussent à la guerre est la preuve la plus frappante qui puisse les démontrer. Loin d’aborder le véritable état de la question, vous l’avez toujours fui. Tout ce que vous avez dit est donc hors de la question. Votre opinion n’est fondée que sur des hypothèses vagues et étrangères.

Que nous importent, par exemple, vos longues et pompeuses dissertations sur la guerre américaine ? Qu’y a-t-il de commun entre la guerre ouverte qu’un peuple fait à ses tyrans, et un système d’intrigue conduit par le gouvernement même contre la liberté naissante ? Si les Américains avaient triomphé de la tyrannie anglaise en combattant sous les drapeaux de l’Angleterre et sous les ordres de ses généraux contre ses propres alliés, l’exemple des Américains serait bon à citer : on pourrait même y joindre celui des Hollandais et des Suisses, s’ils s’étaient reposés sur le duc d’Albe et sur les princes d’Autriche et de Bourgogne du soin de venger leurs outrages et d’assurer leur liberté. Que nous importent encore les victoires rapides que vous remportez à la tribune sur le despotisme et sur l’aristocratie de l’univers ? Comme si la nature des choses se pliait si facilement à l’imagination d’un orateur ! Est-ce le peuple ou le génie de la liberté qui dirigera le plan qu’on nous propose ? c’est la cour, ce sont ses officiers, ce sont ses ministres. Vous oubliez toujours que cette donnée change toutes les combinaisons…

Il résulte de ce que j’ai dit plus haut, qu’il pourrait arriver que l’intention de ceux qui demandent et qui conduiraient la guerre ne fût pas de la rendre fatale aux ennemis de notre révolution et aux amis du pouvoir absolu des rois : n’importe ! vous vous chargez vous-même de la conquête de l’Allemagne, d’abord ; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voisins ; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-mêmes que cette pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhétorique. Nos généraux, conduits par vous, ne sont plus que les missionnaires de la constitution ; notre camp, qu’une école de droit public ; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l’exécution de ce projet, volent au-devant de nous, non pour nous repousser, mais pour nous écouter.

Il est fâcheux que la liberté et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions ; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive. Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes, dans l’éducation des peuples. Le despotisme même déprave l’esprit des hommes jusqu’à s’en faire adorer, et jusqu’à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique, est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis. J’ai dit qu’une telle invasion pourrait réveiller l’idée de l’embrasement du Palatinat et des dernières guerres plus facilement qu’elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce que la masse du peuple, dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent, démentent tout ce qu’on nous raconte de l’ardeur avec laquelle elles soupirent après notre constitution et nos armées. Avant que les effets de notre révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu’elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de l’avoir nous-mêmes conquise, c’est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier ; c’est se former des choses une idée exagérée et absurde de penser que, dès le moment où un peuple se donne une constitution, tous les autres répondent au même instant à ce signal. L’exemple de l’Amérique, que vous avez cité, aurait-il suffit pour briser nos fers ; si le temps et le concours des plus heureuses circonstances n’avaient amené insensiblement cette révolution ? La déclaration des droits n’est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes ; ce n’est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l’écrire sur le papier, ou de la graver sur l’airain, que de rétablir dans le cœur des hommes ses sacrés caractères effacés par l’ignorance, par les passions et par le despotisme. Que dis-je ? n’est-elle pas tous les jours méconnue, foulée aux pieds, ignorée même parmi vous qui l’avez promulguée ? L’égalité des droits est-elle ailleurs que dans les principes de notre charte constitutionnelle ? Le despotisme, l’aristocratie ressuscitée sous des formes nouvelles ne relève-t-elle pas sa tête hideuse ? n’opprime-t-elle pas encore la faiblesse, la vertu, l’innocence, au nom des lois et de la liberté même ? La constitution, que l’on dit fille de la déclaration des droits, ressemble-t-elle si fort à sa mère ? Que dis-je ? cette vierge, jadis rayonnante d’une beauté céleste, est-elle encore semblable à elle-même ? N’est-elle pas sortie meurtrie et souillée des mains impures de cette coalition qui trouble et tyrannise aujourd’hui la France, et à qui il ne manque, pour consommer ses funestes projets, que l’adoption des mesures perfides que je combats en ce moment ? Comment donc pouvez-vous croire qu’elle opérera, dans le moment même que nos ennemis intérieurs auront marqué pour la guerre, les prodiges qu’elle n’a pu encore opérer parmi nous ?

Je suis loin de prétendre que notre révolution n’influera pas dans la suite sur le sort du globe, plus tôt même que les apparences actuelles ne semblent l’annoncer, à Dieu ne plaise que je renonce à une si douce espérance ! Mais je dis que ce ne sera pas encore aujourd’hui ; je dis que cela n’est pas du moins prouvé, et que, dans le doute, il ne faut pas hasarder notre liberté ; je dis que, dans tous les temps, pour exécuter une telle entreprise avec succès, il faudrait le vouloir, et que le gouvernement qui en serait chargé, que ses principaux agents, ne le veulent pas, et qu’ils l’ont hautement déclaré.

Enfin, voulez-vous un contre-poison sûr à toutes les illusions que l’on vous présente ? réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions. Dans des états constitués, comme presque tous les pays de l’Europe, il y a trois puissances : le monarque, les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul. S’il arrive une révolution dans ces pays, elle ne peut être que graduelle ; elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s’accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque. C’est ainsi que, parmi vous, ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la révolution ; ensuite le peuple a paru. Ils s’en sont repentis, ou du moins ils ont voulu arrêter la révolution, lorsqu’ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté ; mais ce sont eux qui l’ont commencée ; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la nation serait encore sous le joug du despotisme. D’après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations de l’Europe en général, car, chez elles, loin de donner le signal de l’insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, tout aussi ennemis du peuple et de l’égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement pour retenir le peuple dans l’ignorance et dans les fers, et pour échapper à la déclaration des droits. Ne nous objectez pas les mouvements qui s’annoncent dans quelques parties des états de Léopold, et particulièrement dans le Brabant ; car ces mouvements sont absolument indépendants de notre révolution et de nos principes actuels. La révolution de Brabant avait commencé avant la nôtre ; elle fût arrêtée par les intrigues de la cour de Vienne secondées par les agents de celle de France ; elle est près de reprendre son cours aujourd’hui, mais par l’influence, par le pouvoir, par les richesses des aristocrates, et surtout du clergé qui l’avait commencée, il y a un siècle, entre les Pays-Bas autrichiens et nous, comme, il y a un siècle, entre le peuple des frontières de vos provinces du Nord et celui de la capitale. Votre organisation civile du clergé et l’ensemble de votre constitution, proposés brusquement aux Brabançons, suffiraient pour raffermir la puissance de Léopold ; ce peuple est condamné, par l’empire de la superstition et de l’habitude, à passer par l’aristocratie pour arriver à la liberté.

Comment peut-on, sur des calculs aussi incertains que ceux-là, compromettre les destinées de la France et de tous les peuples ?

Je ne connais rien d’aussi léger que l’opinion de M. Anacharsis Cloots. Je réfuterai en passant, et par un seul mot, le discours étincelant de M. Anacharsis Cloots ; je me contenterai de lui citer un trait de ce sage de la Grèce, de ce philosophe voyageur dont il a emprunté le nom. C’est, je crois, cet Anacharsis grec qui se moquait d’un astronome qui, en considérant le ciel avec trop d’attention, était tombé dans une fosse qu’il n’avait point aperçue sur la terre. Eh bien ! l’Anacharsis moderne, en voyant dans le soleil des taches pareilles à celles de notre constitution[1], en voyant descendre du ciel l’ange de la liberté pour se mettre à la tête de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l’univers, n’a pas vu sous ses pieds un précipice où l’on veut entraîner le peuple français. Puisque l’orateur du genre humain pense que la destinée de l’univers est liée à celle de la France, qu’il défende avec plus de réflexion les intérêts de ses cliens, ou qu’il craigne que le genre humain ne lui retire sa procuration.

Laissez donc, laissez toutes ces trompeuses déclamations ; ne nous présentez pas l’image touchante du bonheur, pour nous entraîner dans des maux réels ; donnez-nous moins de descriptions agréables et de plus sages conseils…

Mais j’adopte votre hypothèse favorite, et j’en tire un raisonnement auquel je défie tous les partisans de votre système de répondre d’une manière satisfaisante. Je leur propose ce dilemme : ou bien nous pouvons craindre l’intervention des puissances étrangères, et alors tous vos calculs sont en défaut, ou bien les puissances étrangères ne se mêleront en aucune manière de votre expédition ; dans ce dernier cas, la France n’a donc d’autre ennemi à craindre que cette poignée d’aristocrates émigrés auxquels elle faisait à peine attention il y a quelque temps : or, prétendez-vous que cette puissance doive nous alarmer ? et si elle était redoutable, ne serait-ce pas évidemment par l’appui que lui prêteraient nos ennemis intérieurs, pour lesquels vous n’avez nulle défiance ? Tout vous prouve donc que cette guerre ridicule est une intrigue de la cour et des factions qui nous déchirent ; leur déclarer la guerre sur la foi de la cour, violer le territoire étranger, qu’est-ce autre chose que seconder leurs vues ? Traiter comme une puissance rivale des criminels qu’il suffit de flétrir, de juger, de punir par contumace ; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d’étaler aux yeux de l’univers Lafayette tout entier, qu’est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu’ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent ? La cour et les factieux ont sans doute des raisons d’adopter ce plan : quelles peuvent êtres les nôtres ? L’honneur du nom français, dites-vous. Juste ciel ! la nation française déshonorée par cette tourbe de fugitifs aussi ridicules qu’impuissants, qu’elle peut dépouiller de leurs biens, et marquer, aux yeux de l’univers, du sceau du crime et de la trahison ! Ah ! la honte consiste à être trompé par les artifices grossiers des ennemis de notre liberté. La magnanimité, la sagesse, la liberté, le bonheur, la vertu, voilà notre honneur. Celui que vous voulez ressusciter est l’ami, le soutien du despotisme ; c’est l’honneur des héros de l’aristocratie, de tous les tyrans ; c’est l’honneur du crime, c’est un être bizarre que je croirais né de je ne sais quelle union monstrueuse du vice et de la vertu, mais qui s’est rangé du parti du premier pour égorger sa mère ; il est proscrit de la terre de la liberté, laissez cet honneur, ou reléguez-le au delà du Rhin ; qu’il aille chercher un asile dans le cœur ou dans la tête des princes et des chevaliers de Coblentz.

Est-ce donc avec cette légèreté qu’il faut traiter des plus grands intérêts de l’État ?

Avant de vous égarer dans la politique et dans les États des princes de l’Europe, commencez par ramener vos regards sur votre position intérieure ; remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs. Mais vous prétendez que ce soin ne doit pas même vous occuper, comme si les règles ordinaires du bon sens n’étaient pas faites pour les grands politiques. Remettre l’ordre dans les finances, en arrêter la déprédation, armer le peuple et les gardes nationales, faire tout ce que le gouvernement a voulu empêcher jusqu’ici, pour ne redouter ni les attaques de nos ennemis, ni les intrigues ministérielles ; ranimer par des lois bienfaisantes, par un caractère soutenu d’énergie, de dignité, de sagesse, l’esprit public et l’horreur de la tyrannie qui, seule, peut nous rendre invincibles contre tous nos ennemis, tout cela n’est que des idées ridicules ; la guerre, la guerre, dès que la cour la demande ; ce parti dispense de tout autre soin, on est quitte envers le peuple dès qu’on lui donne la guerre ; la guerre contre les justiciables de la cour nationale, ou contre les princes allemands, confiance, idolâtrie pour les ennemis du dedans. Mais que dis-je ? en avons-nous des ennemis du dedans ? Non, vous n’en connaissez pas ; vous ne connaissez que Coblentz. N’avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz ? Il n’est donc pas à Paris ? Il n’y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n’est pas loin de nous ? Quoi ! vous osez dire que ce qui a fait rétrograder la révolution c’est la peur qu’inspirent à la nation les aristocrates fugitifs qu’elle a toujours méprisés ; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres ! Apprenez donc qu’au jugement de tous les Français éclairés, le véritable Coblentz est en France ; que celui de l’évêque de Trèves n’est que l’un des ressorts d’une conspiration profonde tramée contre la liberté, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous. Si vous ignorez tout cela, vous êtes étranger à tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous ? Pourquoi détourner l’attention publique de nos ennemis les plus redoutables pour la fixer sur d’autres objets, pour nous conduire dans le piège où ils nous attendent ?

D’autres personnes sentant vivement la profondeur de nos maux et connaissant leur véritable cause, se trompent évidemment sur le remède. Dans une espèce de désespoir, ils veulent se précipiter vers une guerre étrangère, comme s’ils espéraient que le mouvement seul de la guerre nous rendra la vie, ou que de la confusion générale sortiront enfin l’ordre et la liberté. Ils commettent la plus funeste des erreurs, parce qu’ils ne discernent pas les circonstances, et confondent des idées absolument distinctes. Il est dans les révolutions des mouvements contraires et des mouvements favorables à la liberté, comme il est dans les maladies des crises salutaires et des crises mortelles.

Les mouvements favorables sont ceux qui sont dirigés directement contre les tyrans, comme l’insurrection des Américains, ou comme celle du 14 juillet ; mais la guerre au-dehors, provoquée, dirigée par le gouvernement dans les circonstances où nous sommes, est un mouvement à contre-sens, c’est une crise qui peut conduire à la mort du corps politique. Une telle guerre ne peut que donner le change à l’opinion publique, faire diversion aux justes inquiétudes de la nation, et prévenir la crise favorable que les attentats des ennemis de la liberté auraient pu amener. C’est sous ce rapport que j’ai d’abord développé les inconvénients de la guerre. Pendant la guerre étrangère, le peuple, comme je l’ai déjà dit, distrait par les événements militaires des délibérations politiques qui intéressent les bases essentielles de sa liberté, prête une attention moins sérieuse aux sourdes manœuvres des intrigants qui les minent, du pouvoir exécutif qui les ébranle, à la faiblesse ou à la corruption des représentants qui ne les défendent pas. Cette politique fut connue de tout temps ; et quoi qu’en ait dit M. Brissot, il est applicable et frappant l’exemple des aristocrates de Rome que j’ai cité. Quand le peuple réclamait ses droits contre les usurpations du sénat et des patriciens, le sénat déclarait la guerre ; et le peuple, oubliant ses droits et ses outrages, ne s’occupait que de la guerre, laissait au sénat son empire, et préparait de nouveaux triomphes aux patriciens. La guerre est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d’événements ; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d’un voile plus épais et presque sacré ; elle est bonne pour la cour ; elle est bonne pour le pouvoir exécutif, dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant ; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés qui gouvernent la France. Cette faction peut placer ses héros et ses membres à la tête de l’armée ; la cour peut confier les forces de l’État aux hommes qui peuvent la servir dans l’occasion avec d’autant plus de succès qu’on leur aura travaillé une espèce de réputation de patriotisme ; ils gagneront les cœurs et la confiance des soldats pour les attacher plus fortement à la cause du royalisme et du modérantisme : voilà la seule espèce de séduction que je craigne pour les soldats ; ce n’est pas sur une désertion ouverte et volontaire de la cause publique qu’il faut me rassurer. Tel homme qui aurait horreur de trahir la patrie, peut être conduit par des chefs adroits à porter le fer dans le sein des meilleurs citoyens ; le mot perfide de républicain et de factieux, inventé par la secte des ennemis hypocrites de la constitution, peut amener l’ignorance trompée contre la cause du peuple. Or, la destruction du parti patriotique est le grand objet de tous leurs complots ; dès qu’une fois ils l’ont anéanti, que reste-t-il si ce n’est la servitude ? Ce n’est pas une contre-révolution que je crains, ce sont les progrès des faux principes de l’idolâtrie, et la perte de l’esprit public. Or, croyez-vous que ce soit un médiocre avantage pour la cour et pour le parti dont je parle de cantonner les soldats, de les camper, de les diviser en corps d’armée, de les isoler des citoyens pour substituer insensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire et d’honneur, l’esprit d’obéissance aveugle et absolue, l’ancien esprit militaire enfin, à l’amour de la liberté, aux sentiments populaires qui étaient entretenus par leur communication avec le peuple ! Quoique l’esprit de l’armée soit encore bon en général, devez-vous vous dissimuler que l’intrigue et la suggestion ont obtenu des succès dans plusieurs corps, et qu’il n’est plus entièrement ce qu’il était dans les premiers jours de la révolution ? Ne craignez vous pas le système constamment suivi, depuis si longtemps, de ramener l’armée au pur amour des rois, et de la purger de l’esprit patriotique qu’on a toujours paru regarder comme une peste qui la désolait ? Voyez-vous sans quelque inquiétude le voyage du ministre et la nomination de tel général fameux par les désastres des régiments les plus patriotes ? Comptez-vous pour rien le droit de vie et de mort arbitraire dont la loi va investir nos patriciens militaires dès le moment où la nation sera constituée en guerre ? Comptez-vous pour rien l’autorité de la police qu’elle remet aux chefs militaires dans toutes nos villes frontières ? A-t-on répondu à tous ces faits par la dissertation sur la dictature des Romains, et par le parallèle de César avec nos généraux ? On a dit que la guerre imposerait aux aristocrates du dedans et tarirait la source de leurs manœuvres ; point du tout : ils devinent trop bien les intentions de leurs amis secrets pour en redouter l’issue ; ils n’en seront que plus actifs à poursuivre la guerre sourde qu’ils peuvent nous faire impunément en semant la division, le fanatisme, et en dépravant l’opinion. C’est surtout alors que, revêtu des livrées du patriotisme, le parti modéré, dont les chefs sont les artisans de cette trame, déploiera toute sa sinistre influence ; c’est alors qu’au nom du salut public il imposera silence à quiconque oserait élever quelques soupçons sur la conduite ou sur les intentions des agens du pouvoir exécutif, sur lequel il reposera, et des généraux qui seront devenus, comme lui, l’espoir et l’idole de la nation. Si l’un de ces généraux est destiné à remporter quelque succès apparent qui, je crois, ne sera pas fort meurtrier pour les émigrants, ni fatal à leurs protecteurs, quel ascendant ne donnera-t-il pas à son parti ? quels services ne pourra-t-il pas rendre à la cour ? C’est alors qu’on fera une guerre plus sérieuse aux véritables amis de la liberté, et que le système perfide de l’égoïsme et de l’intrigue triomphera. L’esprit public une fois corrompu, alors jusqu’où le pouvoir exécutif et les factieux qui le serviront ne pourront-ils pas pousser leurs usurpations ? Il n’aura pas besoin de compromettre le succès de ses projets par une précipitation imprudente ; il ne se pressera pas peut-être de proposer le plan de transaction dont on a déjà parlé : soit qu’il s’en tienne à celui-là, soit qu’il en adopte un autre, que ne peut-il pas attendre du temps, de la langueur, de l’ignorance, des divisions intestines, des manœuvres de la nombreuse cohorte de ses affidés dans le corps législatif, de tous les ressorts enfin qu’il prépare depuis si longtemps ?

Nos généraux, dites-vous, ne nous trahiront pas ; et si nous étions trahis, tant mieux ! Je ne vous dirai pas que je trouve singulier ce goût pour la trahison, car je suis en cela parfaitement de votre avis. Oui, nos ennemis sont trop habiles pour nous trahir ouvertement, comme vous l’entendez ; l’espèce de trahison que nous avons à redouter, je viens de vous la développer : celle-là n’avertit point la vigilance publique ; elle prolonge le sommeil du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne ; celle-là ne laisse aucune ressource ; celle-là… Tous ceux qui endorment le peuple en favorisent le succès, et, remarquez bien que pour y parvenir, il n’est pas même nécessaire de faire sérieusement la guerre ; il suffit de nous constituer sur le pied de guerre ; il suffit de nous entretenir de l’idée d’une guerre étrangère : n’en recueillit-on d’autre avantage que les millions qu’on se fait compter d’avance, on n’aurait pas tout à fait perdu sa peine. Ces vingt millions, surtout dans le moment où nous sommes, ont au moins autant de valeur que les adresses patriotiques où l’on prêche au peuple la confiance et la guerre.

Je décourage la nation, dites-vous ; non, je l’éclaire ; éclairer des hommes libres, c’est réveiller leur courage, c’est empêcher que leur courage même ne devienne recueil de leur liberté : et n’eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièces, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes ; que d’arrêter les élans d’un enthousiasme dangereux, j’aurais avancé l’esprit public et servi la patrie.

Vous avez dit encore que j’avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n’est point le courage des Français dont je me délie, c’est la perfidie de leurs ennemis que je crains ; que la tyrannie les attaque ouvertement, ils seront invincibles ; mais le courage est inutile contre l’intrigue.

Vous avez été étonnés, avez-vous dit, d’entendre un défenseur du peuple, calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m’attendais pas à un pareil reproche. D’abord, apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple ; jamais je n’ai prétendu à ce titre fastueux ; je suis du peuple, je n’ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise quiconque a la prétention d’être quelque chose de plus. S’il faut dire plus, j’avouerai que je n’ai jamais compris pourquoi on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n’ont point trahi sa cause ; serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l’abandonnent en présentant la conduite contraire comme un effort d’héroïsme et de vertu ? Non, ce n’est rien de tout cela ; ce n’est que le résultat naturel du caractère de tout homme qui n’est point dégradé. L’amour de la justice, de l’humanité, de la liberté, est une passion comme une autre ; quand elle est dominante, on lui sacrifie tout ; quand on a ouvert son âme à des passions d’une autre espèce, comme à la soif de l’or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire et la justice, et l’humanité, et le peuple, et la patrie. Voilà le secret du cœur humain ; voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.

Que dois-je donc répondre au reproche d’avoir avili et calomnié le peuple ! Non, on n’avilit point ce qu’on aime, on ne se calomnie pas soi-même.

J’ai, avili le peuple ! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre ; que j’ignore l’art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs : mais en revanche c’est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas peuple, en défendant, presque seul, les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux, contre la majorité des législateurs ; c’est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions, qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens ; c’est moi qui défendis non-seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus ; qui soutins contre l’orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l’humanité et de l’ordre social allaient toujours en décroissant, avec les besoins factices et l’égoïsme, depuis le trône jusqu’à la chaumière ; c’est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre, orgueilleux même pour être juste.

Le vrai moyen de témoigner son respect pour le peuple n’est point de l’endormir en lui vantant sa force et sa liberté, c’est de le défendre, c’est de le prémunir contre ses propres défauts ; car le peuple même en a. Le peuple est là, est dans ce sens un mot très-dangereux. Personne ne nous a donné une plus juste idée du peuple que Rousseau, parce que personne ne l’a plus aimé. « Le peuple veut toujours le bien, mais il ne le voit pas toujours. » Pour compléter la théorie des principes des gouvernements, il suffirait d’ajouter : Les mandataires du peuple voient souvent le bien ; mais ils ne le veulent pas toujours. Le peuple veut le bien, parce que le bien public est son intérêt, parce que les bonnes lois sont sa sauvegarde : ses mandataires ne le veulent pas toujours, parce qu’ils se forment un intérêt séparé du sien, et qu’ils veulent tourner l’autorité qu’il leur confie au profit de leur orgueil. Lisez ce que Rousseau a écrit du gouvernement représentatif, et vous jugerez si le peuple peut dormir impunément. Le peuple cependant sent plus vivement et voit mieux tout ce qui tient aux premiers principes de la justice et de l’humanité que la plupart de ceux qui se séparent de lui ; et son bon sens à cet égard est souvent supérieur à l’esprit des habiles gens ; mais il n’a pas la même aptitude à démêler les détours de la politique artificieuse qu’ils emploient pour le tromper et pour l’asservir, et sa bonté naturelle le dispose à être la dupe des charlatans politiques. Ceux-ci le savent bien, et ils en profitent.

Lorsqu’il s’éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui ; le despotisme se prosterne contre terre et contrefait le mort, comme un animal lâche et féroce à l’aspect du lion ; mais bientôt il se relève ; il se rapproche du peuple d’un air caressant ; il substitue la ruse à la force ; on le croit converti ; on a entendu sortir de sa bouche le mot de liberté : le peuple s’abandonne à la joie, à l’enthousiasme ; on accumule entre ses mains des trésors immenses ; on lui livre la fortune publique ; on lui donne une puissance colossale ; il peut offrir des appâts irrésistibles à l’ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime. Bientôt quiconque a des talents avec des vices lui appartient ; il suit constamment un plan d’intrigue et de séduction : il s’attache surtout à corrompre l’opinion publique ; il réveille les anciens préjugés, les anciennes habitudes qui ne sont point encore effacées ; il entretient la dépravation des mœurs qui ne sont point encore régénérées ; il étouffe le germe des vertus nouvelles ; la horde innombrable de ses esclaves ambitieux répand partout de fausses maximes ; on ne prêche plus aux citoyens que le repos et la confiance ; le mot de liberté passe presque pour un cri de sédition ; on persécute, on calomnie ses plus zélés défenseurs ; on cherche à égarer, à séduire, ou à maîtriser les délégués du peuple ; des hommes usurpent la confiance pour vendre ses droits, et jouissent en paix du fruit de leurs forfaits. Ils auront des imitateurs qui, en les combattant, n’aspireront qu’à les remplacer. Les intrigants et les partis se pressent comme les flots de la mer. Le peuple ne reconnaît les traîtres que lorsqu’ils lui ont déjà fait assez de mal pour le braver impunément. À chaque atteinte portée à sa liberté, on l’éblouit par des prétextes spéciaux, on le séduit par des actes de patriotisme illusoire, on trompe son zèle et on égare son opinion par le jeu de tous les ressorts de l’intrigue et du gouvernement ; on le rassure en lui rappelant sa force et sa puissance. Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de l’égalité est entièrement formée, où les dépositaires de l’autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d’influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti.

Voilà la nation placée entre la servitude et la guerre civile. On avait montré au peuple l’insurrection comme un remède ; mais ce remède extrême est-il même possible ? Il est impossible que toutes les parties d’un empire, ainsi divisé, se soulèvent à la fois ; et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte ; la loi la punit, et la loi serait entre les mains des conspirateurs. Si le peuple est souverain, il ne peut exercer sa souveraineté ; il ne peut se réunir tout entier, et la loi déclare qu’aucune section du peuple ne peut pas même délibérer. Que dis-je ? Alors l’opinion, la pensée ne serait pas même libre. Les écrivains seraient vendus au gouvernement ; les défenseurs de la liberté qui oseraient encore élever la voix, ne seraient regardés que comme des séditieux ; car la sédition est tout signe d’existence qui déplaît au plus fort ; ils boiraient la ciguë comme Socrate, ou ils expireraient sous le glaive de la tyrannie comme Sidney, ou ils se déchireraient les entrailles comme Caton. Ce tableau effrayant peut-il s’appliquer exactement à notre situation ? Non, nous ne sommes pas encore arrivés à ce dernier terme de l’opprobre et du malheur, où conduisent la crédulité des peuples et la perfidie des tyrans. On veut nous y mener ; nous avons déjà fait peut-être d’assez grands pas vers ce but ; mais nous en sommes encore à une grande distance ; la liberté triomphera, je l’espère, je n’en doute pas même ; mais à cette condition que nous adopterons tôt ou tard, et le plus tôt possible, les principes et le caractère des hommes libres, que nous fermerons l’oreille à la voix des Syrènes qui nous attirent vers les écueils du despotisme ; que nous ne continuerons pas de courir, comme un troupeau stupide, dans la route par laquelle on cherche à nous conduire à l’esclavage ou à la mort.

J’ai dévoilé une partie des projets de nos ennemis ; car je ne doute pas qu’ils ne recèlent encore des profondeurs que nous ne pouvons sonder ; j’ai indiqué nos véritables dangers et la véritable cause de nos maux : c’est dans la nature de cette cause qu’il faut puiser le remède, c’est elle qui doit déterminer la conduite des représentants du peuple.

Il resterait bien des choses à dire sur cette matière, qui renferme tout ce qui peut intéresser la cause de la liberté ; mais j’ai déjà occupé trop longtemps les moments de la société : si elle me l’ordonne, je remplirai cette tâche dans une autre séance.

La Société des amis de la Constitution ordonna l’impression de ce discours, et invita Robespierre à lui communiquer le reste de ses vues.

Dans un second discours Robespierre s’attacha surtout à développer les motifs empruntés aux circonstances qui lui font repousser la guerre ; il blâma très-vivement la conduite de l’Assemblée, ses complaisances pour les ministres et pour la cour, son peu de souci des véritables intérêts populaires. « Il faut donc que l’Assemblée législative reprenne un caractère d’autant plus imposant qu’elle a jusqu’ici laissé plus d’avantage aux ministres et à leurs valets ; qu’elle comprenne que ces ennemis, comme ceux du peuple, sont les ennemis de l’égalité ; que le seul ami, le seul soutien de la liberté, c’est le peuple ; — qu’elle se hâte de prendre les mesures que sollicite l’intérêt des citoyens les plus malheureux, et que repoussent l’orgueil et la cupidité de ceux que l’on appelait les grands. » Voici la péroraison de ce discours, que les limites restreintes de cette publication nous empêchent de reproduire tout entier :

On sait assez, sans que je le dise, par quels moyens les représentants du peuple peuvent le servir, l’honorer, l’élever à la hauteur de la liberté, et forcer l’orgueil et tous les vices à baisser devant lui un front respectueux. Chacun sent que si l’Assemblée nationale déploie ce caractère, nous n’aurons plus d’ennemis. Ce serait donc en vain que mes adversaires voudraient rejeter ces moyens-là, sous le prétexte qu’ils seraient trop simples, trop généreux : on ne se dispense pas de remplir un devoir sacré en cherchant à donner à la place un supplément illusoire et pernicieux. Lorsqu’un malade capricieux refuse un remède salutaire, et puis un autre, et puis un autre, et qu’il dit : « Je veux guérir avec du poison, » s’il meurt, ce n’est point au remède qu’il faut s’en prendre, c’est au malade. Que, réveillé, encouragé par l’énergie de ses représentants, le peuple reprenne cette attitude qui fit un moment trembler tous ses oppresseurs ; domptons nos ennemis du dedans ; guerre aux conspirateurs et au despotisme, et ensuite marchons à Léopold ; marchons à tous les tyrans de la terre : c’est à cette condition qu’un nouvel orateur, qui, à la dernière séance, a soutenu mes principes, en prétendant qu’il les combattait, a demandé la guerre ; c’est à cette condition, et non au cri de guerre et aux lieux communs sur la guerre, dès longtemps appréciés par cette Assemblée, qu’il a dû les applaudissements dont il a été honoré.

C’est à cette condition que moi-même je demande à grands cris la guerre. Que dis-je ? je vais bien plus loin que mes adversaires eux-mêmes ; car si cette condition n’est pas remplie, je demande encore la guerre ; je la demande, non comme un acte de sagesse, non comme une résolution raisonnable, mais comme la ressource du désespoir ; je la demande à une autre condition, qui, sans doute, est convenue entre nous ; car je ne pense pas que les avocats de la guerre aient voulu nous tromper ; je la demande telle qu’ils nous la dépeignent ; je la demande telle que le génie de la liberté la déclarerait, telle que le peuple français la ferait lui-même, et non telle que de vils intrigants pourraient la désirer, et telle que des ministres et des généraux, même patriotes, pourraient nous la faire.

Français ! hommes du 14 juillet, qui sûtes conquérir la liberté sans guide et sans maître, venez, formons cette armée qui doit affranchir l’univers. Où est-il le général, qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, éternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l’air empoisonné des cours, dont la vertu austère est attestée par la haine et par la disgrâce de la cour ; ce général, dont les mains pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme, sont dignes de porter devant nous l’étendard sacré de la liberté ? Où est-il ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu ? Qu’il se reconnaisse à ces traits ; qu’il vienne ; mettons-le à notre tête… Où est-il ? Où sont-ils ces héros, qui, au 14 juillet, trompant l’espoir des tyrans, déposèrent leurs armes aux pieds de la patrie alarmée ? Soldats de Château-Vieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux… Où êtes-vous ? Hélas ! on arracherait plutôt sa proie à la mort, qu’au désespoir ses victimes ! Citoyens, qui, les premiers, signalâtes votre courage levant les murs de la Bastille, venez, la patrie, la liberté vous appellent aux premiers rangs ! Hélas ! on ne vous trouve nulle part ; la misère, la persécution, la haine de nos despotes nouveaux vous ont dispersés. Venez, du moins, soldats de tous ces corps immortels qui ont déployé le plus ardent amour pour la cause du peuple. Quoi ! le despotisme que vous aviez vaincu vous a punis de votre civisme et de votre victoire ; quoi ! frappés de cent mille ordres arbitraires et impies, cent mille soldats, l’espoir de la liberté, sans vengeance, sans état et sans pain, expient le tort d’avoir trahi le crime pour servir la vertu ! Vous ne combattrez pas non plus avec nous, citoyens, victimes d’une loi sanguinaire, qui parut trop douce encore à tous ces tyrans qui se dispensèrent de l’observer pour vous égorger plus promptement. Ah ! qu’avaient fait ces femmes, ces enfants massacrés ? Les criminels tout-puissants ont-ils peur aussi des femmes et des enfants ? Citoyens du Comtat, de cette cité malheureuse, qui crut qu’on pouvait impunément réclamer le droit d’être Français et libres ; vous qui pérîtes sous les coups des assassins encouragés par nos tyrans ; vous qui languissez dans les fers où ils vous ont plongés, vous ne viendrez point avec nous : vous ne viendrez pas non plus, citoyens infortunés et vertueux, qui, dans tant de provinces, avez succombé sous le coup du fanatisme, de l’aristocratie et de la perfidie ! Ah ! Dieu ! que de victimes, et toujours dans le peuple, toujours parmi les plus généreux patriotes, quand les conspirateurs puissants respirent et triomphent !

Venez au moins, gardes nationales, qui vous êtes spécialement dévouées à la défense de nos frontières. Dans cette guerre, dont une cour perfide nous menace, venez. Quoi ! vous n’êtes point encore armées ? Quoi ! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n’en avez pas ? Que dis-je ? on vous a refusé des habits, on vous condamne à errer sans but de contrées en contrées, objet des mépris du ministère et de la risée des patriciens insolents qui vous passent en revue, pour jouir de votre détresse. N’importe ! venez ; nous confondrons nos fortunes pour vous acheter des armes ; nous combattrons tout nuds, comme les Américains… Venez. Mais attendrons-nous pour renverser les trônes des despotes de l’Europe, attendrons-nous les ordres du bureau de la guerre ? Consulterons-nous, pour cette noble entreprise, le génie de la liberté ou l’esprit de la cour ? Serons-nous guidés par ces mêmes patriciens, ses éternels favoris, dans la guerre déclarée au milieu de nous, entre la noblesse et le peuple ? Non. Marchons nous-mêmes à Léopold ; ne prenons conseil que de nous-mêmes. Mais quoi ! voilà tous les orateurs de la guerre qui m’arrêtent ; voilà M. Brissot qui me dit qu’il faut que M. le comte de Narbonne conduise toute cette affaire ; qu’il faut marcher sous les ordres de M. le marquis de Lafayette ;… que c’est au pouvoir exécutif qu’il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté. Ah ! Français ! ce seul mot a rompu tout le charme ; il anéantit tous mes projets. Adieu la liberté des peuples. Si tous les sceptres des princes d’Allemagne sont brisés, ce ne sera point par de telles mains. L’Espagne sera quelque temps encore l’esclave de la superstition, du royalisme et des préjugés ; le stathouder et sa femme ne sont point encore détrônés ; Léopold continuera d’être le tyran de l’Autriche, du Milanais, de la Toscane, et nous ne verrons point de sitôt Caton et Cicéron remplacer au conclave le pape et les cardinaux. Je le dis avec franchise, si la guerre, telle que je l’ai présentée, est impraticable, si c’est la guerre de la cour, des ministres, des patriciens, des intrigants, qu’il nous faut accepter, loin de croire à la liberté universelle, je ne crois pas même à la vôtre ; et tout ce que nous pouvons faire de plus sage, c’est de la défendre contre la perfidie des ennemis intérieurs, qui vous bercent de ces douces illusions.

Je me résume donc froidement et tristement. J’ai prouvé que la guerre n’était entre les mains du pouvoir exécutif qu’un moyen de renverser la Constitution, que le dénouement d’une trame profonde, ourdie pour perdre la liberté. Favoriser ce projet de guerre, sous quelque prétexte que ce soit, c’est donc mal servir la cause de la liberté. Tout le patriotisme du monde, tous les lieux communs de politique et de morale, ne changent point la nature des choses, ni le résultat nécessaire de la démarche qu’on propose. Prêcher la confiance dans les intentions du pouvoir exécutif, justifier ses agents, appeler la faveur publique sur ses généraux, représenter la défiance comme un état affreux, ou comme un moyen de troubler le concert des deux pouvoirs et l’ordre public, c’était donc ôter à la liberté sa dernière ressource, la vigilance et l’énergie de la nation. J’ai dû combattre ce système ; je l’ai fait ; je n’ai voulu nuire à personne ; j’ai voulu servir ma patrie en réfutant une opinion dangereuse ; je l’aurais combattu de même, si elle eût été proposée par l’être qui m’est le plus cher.

Dans l’horrible situation où nous ont conduits le despotisme, la faiblesse, la légèreté et l’intrigue, je ne prends conseil que de mon cœur et de ma conscience ; je ne veux avoir d’égard que pour la vérité, de condescendance que pour l’infortune, de respect que pour le peuple. Je sais que des patriotes ont blâmé la franchise avec laquelle j’ai présenté le tableau décourageant, à ce qu’ils prétendent, de notre situation. Je ne me dissimule pas la nature de ma faute. La vérité n’a-t-elle pas déjà trop de tort d’être la vérité ? comment lui pardonner, lorsqu’elle vient, sous des formes austères, en nous enlevant d’agréables erreurs, nous reprocher tacitement l’incrédulité fatale avec laquelle on l’a trop longtemps repoussée ? Est-ce pour s’inquiéter et pour s’affliger qu’on embrasse la cause du patriotisme et de la liberté ? pourvu que le sommeil soit doux et non interrompu ; qu’importe qu’on se réveille au bruit des chaînes de sa patrie, ou dans le calme plus affreux de la servitude ? Ne troublons donc pas le quiétisme politique de ces heureux patriotes ; mais qu’ils apprennent que, sans perdre la tête, nous pouvons mesurer toute la profondeur de l’abîme. Arborons la devise du palatin de Posnanie ; elle est sacrée, elle nous convient. Je préfère les orages de la liberté au repos de l’esclavage. Prouvons aux tyrans de la terre que la grandeur des dangers ne fait que redoubler notre énergie, et qu’à quelque degré que montent leur audace et leurs forfaits, le courage des hommes libres s’élève encore plus haut. Qu’il se forme contre la vérité des ligues nouvelles, elles disparaîtront : la vérité aura seulement une plus grande multitude d’insectes à écraser sous sa massue. Si le moment de la liberté n’était pas encore arrivé, nous aurions le courage patient de l’attendre ; si cette génération n’était destinée qu’à s’agiter dans la fange des vices où le despotisme l’a plongée ; si le théâtre de notre Révolution ne devait montrer aux yeux de l’univers que les préjugés aux prises avec les préjugés, les passions avec les passions, l’orgueil avec l’orgueil, l’égoïsme avec l’égoïsme, la perfidie avec la perfidie, la génération naissante, plus pure, plus fidèle aux lois sacrés de la nature, commencera à purifier cette terre souillée par le crime ; elle apportera non la paix du despotisme, ni les honteuses agitations de l’intrigue, mais le feu sacré de la liberté, et le glaive exterminateur des tyrans ; c’est elle qui relèvera le trône du peuple, dressera des autels à la vertu, brisera le piédestal du charlatanisme, et renversera tous les monuments du vice et de la servitude. Doux et tendre espoir de l’humanité, postérité naissante, tu ne nous es point étrangère ; c’est pour toi que nous affrontons tous les coups de la tyrannie ; c’est ton bonheur qui est le prix de nos pénibles combats : découragés souvent par les objets qui nous environnent, nous sentons le besoin de nous élancer dans ton sein ; c’est à toi que nous confions le soin d’achever notre ouvrage, et la destinée de toutes les générations d’hommes qui doivent sortir du néant ! que le mensonge et le vice s’écartent à ton aspect ; que les premières leçons de l’amour maternel te préparent aux vertus des hommes libres ; qu’au lieu des chants empoisonnés de la volupté, retentissent à tes oreilles les cris touchants et terribles des victimes du despotisme ; que les noms des martyrs de la liberté occupent dans ta mémoire la place qu’avaient usurpée dans la nôtre ceux des héros de l’imposture et de l’aristocratie ; que tes premiers spectacles soient le champ de la fédération inondé du sang des plus vertueux citoyens ; que ton imagination ardente et sensible erre au milieu des cadavres des soldats de Château-Vieux, sur ces galères horribles où le despotisme s’obstine à retenir les malheureux que réclament le peuple et la liberté ; que ta première passion soit le mépris des traîtres et la haine des tyrans ; que ta devise soit : Protection, amour, bienveillance pour les malheureux, guerre éternelle aux oppresseurs ! Postérité naissante, hâte-toi de croître et d’amener les jours de l’égalité, de la justice, et du bonheur !

  1. Discours prononcé par M. Cloots à la Société des Amis de la Constitution