Œuvres de Robespierre/Sur le projet de supprimer les fonds affectés au culte

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Texte établi par recueillies et annotées par A. VermorelF. Cournol (p. 253-262).


OBSERVATIONS SUR LE PROJET ANNONCÉ AU NOM DU COMITÉ DES FINANCES,
DE SUPPRIMER LES FONDS AFFECTÉS AU CULTE,
ADRESSÉES À LA CONVENTION NATIONALE.

Extrait des Lettres à ses commettants.


Les questions qui tiennent aux idées politiques, morales et religieuses peuvent-elles être discutées, comme de simples questions de finance ou d’économie ? Non ; il est même dangereux de les présenter sous ce point de vue ; car jamais la sagesse du législateur, ni celle du peuple lui-même, ne doit être tentée ou distraite par l’appât de l’intérêt pécuniaire. Le plus sacré, le plus grand de tous les intérêts, c’est celui de nos mœurs et de notre liberté ; mettez d’un côté cent milliards, et de l’autre une seule raison, puisée dans la cause de la révolution et de l’ordre public, ce dernier poids fera pencher la balance.

L’abolition du culte entretenu par l’état peut être considérée, ou dans les principes généraux ou abstraits de la philosophie, ou dans les circonstances particulières de notre situation politique. On peut examiner ce qui est bon et utile aujourd’hui, et ce qui ne le sera que demain ; on peut raisonner enfin, ou en philosophes spéculatifs, ou en philosophes hommes d’État.

Je laisse à la superstition et à la métaphysique tout ce qui leur appartient à chacune dans cette question, et je m’attache à prouver 1o que l’opération qu’on vous propose, est mauvaise en révolution, dangereuse en politique, et qu’elle n’est même pas bonne en finances.

Ce n’est pas une faible preuve des progrès de la raison humaine, que l’embarras que j’éprouve à traiter cette question, et l’espèce de nécessité où je crois me trouver de faire une profession de foi qui, dans d’autres temps ou dans d’autres lieux, n’aurait pas été impunie. Mon Dieu, c’est celui qui créa tous les hommes pour l’égalité et pour le bonheur ; c’est celui qui protège les opprimés et qui extermine les tyrans ; mon culte, c’est celui de la justice et de l’humanité ! Je n’aime pas plus qu’un autre le pouvoir des prêtres ; c’est une chaîne de plus donnée à l’humanité. Mais c’est une chaîne invisible attachée aux esprits, et la raison seule peut la rompre. Le législateur peut aider la raison ; mais il ne peut la suppléer. Il ne doit jamais rester en arrière ; il doit encore moins la devancer trop vite.

Commencez donc par fixer vos regards sur les dispositions générales du peuple que vous devez instituer. Si vous les bornez à l’horizon qui vous environne, peut-être croirez-vous pouvoir tout faire ; mais si vous embrassez la nation tout entière, si vous pénétrez surtout sous le toit du laboureur et de l’artisan, vous reconnaîtrez sans doute qu’il est des bornes à votre puissance morale.

Pour moi, sous le rapport des préjugés religieux, notre situation me paraît très-heureuse, et l’opinion publique très-avancée. L’empire de la superstition est presque détruit ; déjà c’est moins le prêtre qui est un objet de vénération, que l’idée de la religion, et l’objet même du culte. Déjà le flambeau de la philosophie, pénétrant jusqu’aux conditions les plus éloignées d’elle, a chassé tous les redoutables ou ridicules fantômes que l’ambition des prêtres et la politique des rois nous avait ordonné d’adorer au nom du ciel ; et il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l’égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute l’évangile de la raison et de la liberté sera l’évangile du monde.

Législateurs, vous pouvez hâter cette époque par des lois générales, par une constitution libre qui éclaire les esprits, régénère les mœurs, et élève toutes les âmes à la simplicité de la nature ; mais non par un décret de circonstances et par une spéculation financière. Si le peuple est dégagé de la plupart des préjugés superstitieux il n’est point disposé à regarder la religion en elle-même comme une institution indifférente ou soumise aux calculs de la politique. Le dogme de la divinité est gravé dans les esprits, et ce dogme, le peuple le lie au culte qu’il a professé jusques ici ; et à ce culte, il lie au moins en partie le système de ses idées morales. Attaquer directement ce culte, c’est attenter à la moralité du peuple. Qu’une société de philosophes fonde la sienne sur d’autres bases, on le conçoit, mais les hommes qui, étrangers à leurs méditations profondes, ont appris à confondre les motifs de la vertu avec les principes de la religion, ne peuvent voir sans effroi le culte sacrifié par le gouvernement à des intérêts d’une autre nature. Si le peuple en agissait autrement, ce ne serait qu’aux dépens de ses mœurs ; car quiconque renonce, par cupidité, même à une erreur qu’il regarde comme une vérité, est déjà corrompu. Or, rappelez-vous que votre révolution est fondée sur les notions de la justice, et que tout ce qui tend à affaiblir le sentiment moral du peuple, en énerve le ressort. Songez que le premier but des ennemis hypocrites de l’égalité fut toujours de l’étouffer, et que votre premier devoir est de l’éveiller et de l’exalter. Si vous voulez être heureux et libres, il faut que le peuple croie à sa propre vertu ; il faut qu’il croie à celle de ses représentants ; il ne suffit pas qu’il dise : « Mes représentants sont économes ; » il faut qu’il dise : « Mes représentants sont justes et intègres », et il n’aura pas de vous cette idée, s’il vous voit immoler à des intérêts pécuniaires, des objets qu’il regarde comme sacrés. Ne dédaignez pas de vous rappeler avec quelle sagesse les plus grands législateurs de l’antiquité, ceux qui fondèrent l’empire des lois sur l’empire des mœurs, surent manier ces ressorts cachés du cœur humain ; avec quel art sublime, ménageant la faiblesse ou les préjugés de leurs concitoyens, ils consentirent à faire sanctionner par le ciel l’ouvrage de leur génie tutélaire ! D’autres temps, d’autres mœurs ; je le sais, mais chaque siècle a ses erreurs et sa faiblesse ; et quel que soit notre enthousiasme, nous ne sommes point encore arrivés aux bornes de la raison et de la vertu humaines, et nos neveux nous trouveront peut-être encore assez encroûtés d’un reste d’ignorance et de barbarie. Ce n’est pas que je croie que vous deviez employer de semblables moyens, ni que je vous conseille de respecter les préjugés, même les plus respectables par leur principe et par leurs conséquences. Mais attendez le moment où les bases sacrées de la moralité publique pourront être remplacées par les lois, par les mœurs et par les lumières publiques. Jusques-là, consolez-vous en songeant que ce que la superstition avait de plus dangereux a disparu ; que la religion, dont les ministres sont stipendiés encore par la patrie, nous présente au moins une morale analogue à nos principes politiques. Si la déclaration des droits de l’humanité était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal présentait à notre vénération ; et s’il faut qu’aux frais de la société entière les citoyens se rassemblent encore dans des temples communs devant l’imposante idée d’un être suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont réellement égaux et confondus devant elle.

Il résulte de ce que j’ai dit, que le projet du comité des finances n’est rien moins que philosophique ; si l’on parle de la philosophie qui choisit les moyens les plus sûrs d’être utile aux hommes. Mais combien paraîtra-t-il impolitique, si vous prévoyez les conséquences nécessaires qu’il doit entraîner ! Formez-vous une idée juste de votre situation. Vous êtes précisément au moment le plus difficile de la crise révolutionnaire. L’ancien gouvernement n’est plus ; le nouveau n’existe pas encore. La république est proclamée, plutôt qu’établie ; notre pacte social est à faire ; et nos lois ne sont encore que le code provisoire et incohérent que la tyrannie royale et constitutionnelle nous a transmis ; l’esprit de faction s’éveille, et tous les ennemis de l’égalité se rallient ; vous avez à la fois à prévenir les sourdes menées de l’intrigue, et la ligue des tyrans à exterminer. Est-ce là le moment qu’il faut choisir pour jeter au milieu de nous de nouveaux fermens de troubles et de discorde, et pour mettre de nouvelles armes entre les mains de la malveillance ou du fanatisme ? À peine délivrés des maux que nous a causés la vengeance des anciens ecclésiastiques, votre intention est-elle de les renouveler ? Voulez–vous créer une nouvelle génération de prêtres réfractaires ? Et, si nous avons eu tant de peine à déterminer une grande partie du peuple à accepter les nouveaux prêtres à la place des anciens, en conservant le culte lui-même ; s’il a fallu tant d’efforts et d’instructions pour lui persuader que la religion était indépendante des changements apportés dans l’état de ses ministres, que penserait-il s’il voyait périr le culte lui-même ? Les nouveaux ministres seront-ils moins ardents ou moins habiles à le circonvenir ? Seront-ils moins dangereux avec leurs arguments spécieux, que les autres avec leurs grossiers sophismes ? Et si ceux qui étaient couverts de la lèpre des anciens abus, ont trouvé des spectateurs, manquera-t-il des partisans à ceux qui auront été dépouillés de l’existence que la révolution même venait de leur assurer.

Ne dites pas qu’il ne s’agit point ici d’abolir le culte, mais de ne plus le payer. Car ceux qui croient au culte croient aussi que c’est un devoir du gouvernement de l’entretenir, et ils sentent bien que ne plus le payer, ou le laisser périr, c’est à peu près la même chose.

Quant au principe que les ministres ne doivent être payés que par ceux qui veulent les employer, il ne peut s’appliquer exactement qu’à une société, où la majorité des citoyens ne le regarde pas comme une institution publique utile ; hors de là ce n’est plus qu’un sophisme. Mais qu’y a-t-il de plus funeste à la tranquillité publique que de réaliser cette théorie du culte individuel ? Vous semblez craindre l’influence des prêtres ; mais vous la rendrez bien plus puissante et bien plus active, puisque, dès le moment où cessant d’être les prêtres du public, ils deviennent ceux des particuliers, ils ont avec ceux-ci des rapports beaucoup plus fréquents et plus intimes.

Que peut-il résulter de cette étroite alliance entre des prêtres mécontents et des citoyens superstitieux, ou du moins assez attachés aux principes religieux, pour les pratiquer à leurs propres frais ? Vous verrez naître mille associations religieuses, qui ne seront que des conciliabules mystiques ou séditieux, que des ligues particulières contre l’esprit public ou contre l’intérêt général ; vous ressuscitez, sous des formes plus dangereuses, les confréries et toutes les corporations contraires aux principes de l’ordre public, mais pernicieuses surtout dans les circonstances actuelles, où l’esprit religieux se combinera avec l’esprit de parti et avec le zèle contre-révolutionnaire. Vous verrez les citoyens les plus riches saisir cette occasion de réunir légitimement les partisans du royalisme sous l’étendard du culte dont ils feront les frais. Vous allez rouvrir ces églises particulières que la sagesse des magistrats avait fermées ; toutes ces écoles d’incivisme et de fanatisme, où l’aristocratie irritée rassemblait ses prosélytes sous l’égide de la religion. Vous réveillez la pieuse prodigalité des fanatiques envers les prêtres dépouillés et réduits à l’indigence ; vous établissez entre les uns et les autres un commerce de soins spirituels et de services temporels, également funeste aux bonnes mœurs, au bien des familles et à celui de l’État ; enfin, vous réchauffez le fanatisme engourdi ; vous rappelez à la vie la superstition agonisante, pour le seul plaisir de violer toutes les règles de la saine politique. Ne voyez-vous pas encore le signal de la discorde élevée dans chaque ville, dans chaque village surtout ; les uns voudront un culte, les autres voudront s’en passer, et tous deviendront, les uns pour les autres, suivant la diversité des opinions, des objets de mépris ou de haine. Et d’ailleurs, pouvez-vous compter pour rien le manquement à la foi publique, donnée aux ministres actuels, au nom de la liberté même, par les premiers représentants du peuple, et le malheur de réduire à l’indigence un si grand nombre de citoyens ? Ne craignez-vous pas que leur désastre paraisse même un sinistre présage à tous les créanciers de l’état ?

Si ce système est détestable en politique, il n’est guère meilleur en finances. C’est la dernière proposition que j’ai promis de prouver.

Pour qu’une mesure financière soit bonne, il faut 1o qu’elle tende au soulagement des citoyens les plus indigents ; si c’est une mesure d’économie, il faut qu’elle porte sur les dépenses les plus inutiles et qui peuvent être supprimées avec le moins d’inconvénient. Or, quoiqu’on en ait dit, loin que le système du comité soulage le peuple, il fait retomber sur lui tout le poids des dépenses du culte. Faites-y bien attention : quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée religieuse ? Ce sont les riches : cette manière de voir dans cette classe d’hommes suppose chez les uns plus d’instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte ? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce qu’ils sont moins raisonneurs ou moins éclairés, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et contre l’impitoyable opulence, et porte des consolations à la misère et au désespoir lui-même. Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la dépendance des riches ou dans celle des prêtres, ils seront réduits à mendier la religion, comme ils mendient du travail et du pain. Ou bien encore réduits à l’impuissance de salarier les prêtres, ils seront forcés de renoncer à leur ministère ; et c’est la plus funeste de toutes les hypothèses ; car, c’est alors qu’ils sentiront tout le poids de leur misère, qui semblera leur ôter tous les biens, jusqu’à l’espérance ; c’est alors qu’ils accuseront ceux qui les auront réduits à acheter le droit de remplir ce qu’il regarde comme des devoirs sacrés : Vous parlez de la liberté des consciences, et ce système l’anéantit. Car réduire le peuple à l’impuissance de pratiquer la religion, ou la proscrire par une loi expresse, c’est exactement la même chose. Or, nulle puissance n’a le droit de supprimer le culte établi, jusqu’à ce que le peuple en soit lui-même détrompé.

Peu importe que les opinions religieuses qu’il a embrassées soient des préjugés ou non ; c’est dans son système qu’il faut raisonner.

J’ai annoncé que le projet proposé ne portait pas sur la suppression du genre de dépense le plus onéreux et le plus inutile. Pour adopter un système d’économies vraiment utiles, il faudrait embrasser le système entier des dépenses et des dilapidations, et frapper sur les abus les plus criants.

Les économies salutaires seraient celles qui rendraient impossibles les déprédations du gouvernement, en résolvant le problème encore nouveau pour nous d’une comptabilité sérieuse. Ce seraient celles qui ne laisseraient point à un seul l’administration presque arbitraire des domaines immenses de la nation, avec une dictature aussi ridicule que monstrueuse.

Les véritables économies sont celles qui assurent par des moyens infaillibles et simples la subsistance publique.

Les véritables économies sont celles qui enchaînent l’agiotage, qui proscrivent ce commerce scandaleux de l’argent, qui s’exerce sous vos yeux avec une imprudence hideuse, et qui préviennent les faux publics.

Les véritables économies seraient celles qui combleraient les gouffres dévorants qui menacent d’engloutir la fortune publique, en fixant des bornes sages à nos entreprises militaires. Il est temps de ramener votre attention sur cet objet important. Il est nécessaire que vous formiez un plan à cet égard, et que vous preniez une idée précise et du but politique de la guerre, et des moyens que vous devez employer pour l’atteindre. Si vous êtes convaincus qu’après avoir affranchi les peuples voisins chez qui vous avez porté vos armes, vous devez défendre leur liberté comme une partie de la vôtre : et ramenant ensuite votre énergie à vos affaires domestiques pour fixer au milieu de nous la liberté, la paix, l’abondance et les lois, si tous les ministres et tous les généraux conforment leur conduite à ces principes, vous serez également économes et du sang et des larmes et de l’or de la nation. Mais si vous abandonnez la destinée du peuple au hasard ou à l’intrigue, vous ne ferez que creuser l’abîme où la fortune publique s’engloutira avec la liberté. La nouvelle ressource qui vous est offerte sera dévorée en un instant, avec les domaines que la ruine de la royauté a remis dans nos mains. Tous ces immenses trésors n’auront servi qu’à enrichir la cupidité et la tyrannie, sans soulager l’indigence, sans secourir l’humanité. Législateurs, point de mesures mesquines et partielles, mais des vues générales et profondes ; point d’engouement, point de précipitation, mais de la sagesse et de la maturité ; point de passions ni de préjugés, mais des principes et de la raison ; enfin, des lois et des mœurs ! voilà la plus utile de toutes les économies ; voilà le seul moyen de sauver la patrie.