Œuvres de Vadé/Épitres

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Garnier (p. 113-126).

ÉPITRES

I

SUR L’AMITIÉ

monsieur ***

 
Ami très-cher, toi, dont la sympathie.
Malgré mon sort, ne s’est point démentie,
Je te connais, oui, de toi je suis sûr,
Et le présent me répond du futur ;
Ne va pas croire, en lisant cette épître,
Que de mes vers Apollon soit l’arbitre.
Par ton mérite à t’aimer excité,
Mon Hippocrène est la sincérité.
Loin, loin l’emphase ; Oreste envers Pylade
N’usa jamais de ce langage fade,
Ton frelaté qu’on affecte aujourd’hui,
Qui sans estime est aussi sans appui ;
Sensible aux traits de cette amitié pure,
Ce beau lien, honneur de la nature,
Je vois, ami, par ces feux éclairé,
Que ce doux titre est un titre sacré,
Et que ce nom, sous lequel on s’annonce,
Est usurpé si le cœur ne prononce.
Il est des gens inquiets, soucieux.
Pour leurs amis, parfois officieux,
Dont les bontés si tristement obligent,
Que leurs bienfaits à coup sûr vous affligent ;
Avec douleur ils vous font un plaisir,
Et leur secours a l’air du repentir.

Ce froid secours enfin est un blasphème
Que l’amitié peut frapper d’anathème ;
Elle aime mieux un refus bien placé,
Que d’obtenir un service glacé.
Ces doucereux, dont l’humeur philanthrope
Produit l’effet du flatteur microscope,
M’offrent en vain de grossir mes talents,
Et de trouver tous mes vers excellents.
Je me ris d’eux, leur encens me suffoque,
Autant qu’un sot en me prônant me choque,
Et pour ne point m’expliquer à demi,
Jamais un sot ne sera mon ami.
Dans ce qu’il fait, sachant mal se conduire,
En vous servant, il parvient à vous nuire ;
Vous échouez en suivant ses avis,
Ou le choquez, s’ils ne sont pas suivis.
On est toujours avec lui sur ses gardes ;
Qu’il soit l’ami de ces femmes bavardes
Dont l’œil éteint et le livide aspect
Sait inspirer un maussade respect.
Pour écouter leurs antiques merveilles,
Il n’est besoin que d’avoir des oreilles.
D’un tel organe un sot ne manque pas,
Voilà son lot ; je suis encore bien las
De ces rieurs, de cette plate espèce,
Amis de table échauffés par l’ivresse,
Qui tout de feu pour chaque convié,
Comme le vin font mousser l’amitié ;
À chaque verre elle engage, elle augmente,
Et dure autant que la liqueur fermente :
Mais on se quitte, ou se couche, on s’endort

 
Rendu, blasé par maint bachique effort ;
Cette amitié, quand chacun d’eux s’éveille,
Est mise au rang des excès de la veille,
Et ces élans si chaudement trompeurs,
Sont engloutis dans la nuit des vapeurs.
Heureux celui qui plein d’un noble zèle,
À cœur ouvert sert un ami fidèle,
Et qui sachant parler, penser, agir,
En l’obligeant ne le fait point rougir,
Soit qu’en tout point il prenne sa défense,
Soit qu’il l’arrache à l’affreuse indigence ;
L’amitié parle, il connaît ses accents,
Il la prévient, et par ses soins pressants
À ce qu’il aime il rend bientôt le calme
Sans exiger ni couronne, ni palme :
Le vrai plaisir, celui de bienfaiteur
Est tout le prix dont jouisse son cœur,
Et l’on ne sait dans cet instant propice
Lequel reçoit ou rend un bon office ;
Tels on nous voit : cette rare amitié
Brille chez toi par la belle moitié,
Mon cœur comblé remplit l’autre partie,
J’en fais l’aveu, sans que ta modestie
Puisse en gronder ; un cœur reconnaissant
Marche à l’égal d’un ami bienfaisant :
Aussi jamais la basse complaisance
N’ira me faire éprouver la distance
Qu’un financier croit que le ciel a mis
Entre son être et ses pauvres amis.
Jadis rampant au sein de la misère
Et n’aspirant qu’à l’honneur de leur sphère,

 
Il les aimait ; mais aujourd’hui que l’or
D’un beau vernis a décoré son sort,
Avec dédain son orgueil les aborde,
Le dur mépris pèse ce qu’il accorde.
De protégé devenu protecteur,
Il ne sourit qu’au plus adulateur :
Au milieu d’eux le fat est dans son centre,
Génie étroit, jargon lourd, large ventre :
Voilà ses droits, ses titres, ses vertus.
Allez, grand-croix de l’ordre de Plutus,
Percez, suivez votre riche carrière ;
On vous verra rentrer dans la poussière
Qui sous nos yeux vous servit de berceau,
Avant que j’aille arborer le drapeau
Sous qui se range, en trahissant l’estime.
Un malheureux que l’infortune opprime,
Et qui forcé de feindre jusque-là
En est puni par la honte qu’il a.
Ne pense pas, toi que j’aime entre mille,
Que ce discours soit dicté par la bile.
Non, ce portrait est bien citation,
Eh ! plût aux dieux qu’il devînt fiction,
Et qu’en son cœur chacun à ton exemple,
À l’amitié sût élever un temple !
Alors, content, l’encensoir à la main,
On me verrait chérir le genre humain.

II

À MONSIEUR M***

Au sujet des Lettres Poissardes de l’auteur.

Doux magistrat, en qui savoir habite,
Qui réunis politesse au mérite,
Et dont l’esprit infatigable, actif.
Est tour à tour profond, léger et vif,
Ne sois surpris qu’une muse anonyme
Avec ton nom fasse voler l’estime ;
Toujours de l’un l’autre fut le tribut.
Et gloire enfin des deux est l’attribut ;
De là l’encens que distille ma plume.
Mais pour te voir dans l’immortel volume,
Besoin tu n’as d’un si faible secours :
Ainsi que l’eau, Renommée a son cours.
À te louer ne me flatte d’atteindre.
On peut sentir et ne pas savoir peindre.
Si j’ai pourtant su peindre quelquefois,
Non tes pareils, non des dieux, non des rois,
Mais bien tableaux qu’aurait choisi Ténière ;
Tels que Grivois, gens de la Grenouillère ;
Lettres d’iceux, qui de l’impression
Auront le sort, sous ta permission.
D… en a fait une exacte lecture ;
Dans le creuset d’une sage censure
Il mit l’ouvrage, et loin de l’altérer,
Son jugement ne fit que l’épurer :
Or, en tes mains, censeur encore plus sage.
L’œuvre gissant, demande ton suffrage :

De l’obtenir dois-je, hélas ! me flatter ?
Le plus flatteur, c’est de le mériter ;
Le mériter, prouve qu’on t’a su plaire,
Te plaire enfin, est un noble salaire,
Pas n’en veux d’autre, et s’il m’est accordé.
Tu me diras, venez, tenez, Vadé.

III

À UN CURÉ

Pasteur zélé pour le salut des autres,
Qui d’un ton gai prêchez le saint devoir,
Dans votre épître il est aisé de voir
Même onction qu’en celle des apôtres.
Aussi mon cœur en sentit le pouvoir,
Depuis ce temps, matin comme le soir,
On me surprend doublant mes patenôtres,
Chantant maint psaume, et cela dans l’espoir
D’être à jamais compté parmi les vôtres.
Bien entendez par cette expression
Le rang heureux des enfants de la grâce
Dont l’esprit pur, franchissant cet espace,
S’élève et plane au séjour de Sion.
C’est là qu’un jour pour prix de tant de veilles,
De tant de soins qu’exige un cher troupeau,
Vous jouirez des célestes merveilles
Dont sont exclus la mitre et le chapeau ;
Notez pourtant que de ceci j’excepte
Maints grands prélats par le ciel inspirés,
Qui de la loi suivant chaque précepte,

Sont dans le cœur moins prélats que curés ;
Ce sont ceux-là que le Sauveur accepte,
Eux que l’on voit de sa croix décorés.
Voilà mes Saints, voilà ceux que j’invoque ;
Mais de par Dieu, les autres n’ont sur moi
Aucun crédit, et vous savez pourquoi.
Un Monseigneur, qui quelquefois se moque
De la leçon qu’il dicte à son bercail,
Qui chaque jour au plaisir se provoque
Par les poulets et poulettes qu’il croque,
N’est à mes yeux qu’un Seigneur de sérail.
Voluptueux dans le moindre détail,
Chaque moment lui rappelle l’époque
Où s’enrôlant sous le sacré camail,
Faisant au Ciel un serment équivoque,
Avec Vénus son cœur passait un bail.
Il en jouit ; il meurt, on le colloque
Au rang des Saints pour son pieux travail ;
Et puis on veut qu’après ce bel exemple
Dont tout Chrétien paraît scandalisé,
J’aille implorer son secours dans le Temple
Où la faveur l’aura canonisé ?
Non par ma foi. Tout ce que je puis faire,
C’est de prier le souverain des Cieux,
Ce Dieu clément, de pardonner à ceux
Qui très-souvent sont sûrs de lui déplaire.
En le chargeant de pareils bienheureux
Qui ne le sont tout au plus qu’en peinture.
Combien est-il de semblables patrons
Qu’on va chantant, fêtant outre mesure.
Bien enchâssés, étourdis d’Oraisons,

Dont les bigots baisent la portraiture,
En leur honneur vous emplissent leurs troncs,
Qui pour jamais dans la caverne obscure
De Satanas, gisant sur les charbons,
Auraient besoin d’onguent pour la brûlure,
Au lieu d’encens qu’en vain nous leur offrons.
Mais dira-t-on, la colère divine
Pour les juger y regarde à deux fois ;
Un être issu d’une illustre origine,
N’est pas traité de même qu’un bourgeois ;
À plus d’égard le haut rang doit s’attendre,
Voulez-vous donc que la charmante Iris,
Au tein de Flore, au regard vif et tendre,
Riche, bien faite, enchaînant tout Paris,
Le goût formé sur les meilleurs écrits,
Donnant le ton, dictant de doux oracles.
Au second acte arrivant aux spectacles,
Le front chargé de diamants de prix.
D’un grand panier obombrant une loge,
Laissant le soin au Parterre surpris,
D’interpréter un dédaigneux souris
Qu’un fat remarque et prend pour son éloge,
Voulez-vous, dis-je, enfin qu’un tel objet
Avec Margot soit mis en parallèle,
Et risque un jour de subir ainsi qu’elle
Cet examen que suit un juste arrêt ?
Margot ? Margot n’est qu’une péronelle.
Mangeant gaiement son pain bis et son lait ;
Dans son hameau, loin du ton du beau monde ;
Cette pécore aux pieds durs, au teint noir,
Qui lourdement chaque Dimanche au soir,

Danse sa part d’une rustique ronde,
Ignore tout, excepté son devoir.
Le beau mérite ! ah ! quelle différence
Pour les façons ! le délicat, le goût,
L’esprit, la voix, le clavecin, la danse,
Hors son devoir, la Belle Iris sait tout.
Quand on sait tout, on est peu curieuse
Du soin rampant de paraître pieuse ;
Bon pour Margot et ceux de son état.
Rustres sans bien, sans honneurs, sans éclat,
À qui toujours il faut en faire accroire,
À qui sans cesse on doit donner un frein ;
Pensez-vous donc que du sein de sa gloire,
Dieu s’abaissant pour vous tendre la main,
Vous conduira dans le séjour divin,
Comme des ducs ou gens de noble classe,
Faits pour orner le céleste lambris ?
Non, non, abus ; ce n’est pas là la place
Des malheureux que le joug du mépris
Tient enchaînés. Que veut-on que Dieu fasse
De tels humains, vile et stupide race,
Dont l’esprit lourd n’a jamais rien appris
Qu’un certain livre au salut fort utile.
Le beau régal pour un Dieu tout-puissant
D’être au milieu d’une troupe imbécile,
Qui ne pourrait, que dans le simple style
D’une âme pure et d’un cœur innocent,
Le célébrer ! Mais les femmes aimables,
Aux airs de Cour, aux teints vifs et fleuris,
L’essaim bruyant des petits Agréables,
Nés dans les Jeux, élevés dans les Ris,

Aux Cieux un jour déplaceront les Anges ;
À leurs fredons l’Éternel a commis
Le soin brillant de chanter ses louanges ;
À tant de gloire ils seront seuls admis ;
Telle du rang est la prérogative.
Mais pour Margot, créature chétive,
Et ses pareils. Monsieur de Lucifer
Doit les rôtir : c’est là-bas qu’est leur place.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Or quant à moi, s’il faut être sauvé

Comme les Grands, en marchant sur leur trace.
Je n’en suis plus, grand merci d’un tel lot
Non sum dignus. Dieu me fasse la grâce
D’être à jamais damné comme Margot.

IV

À MONSIEUR S***.

Être l’objet d’une agréable Épitre
Me flatte plus que faveur de la Cour ;
L’un dans le cœur prend sa source et son titre.
L’autre s’obtient par brigue, par détour :
Mais, cher ami, je laisse ce chapitre
Pour te parler sans finesse et sans fard
De ton ouvrage où je suis pour ma part.
À gens de goût j’en ai fait la lecture ;
Les mœurs, l’esprit, la raison, la nature
Semblent d’accord pour te fournir les traits
Dont tu te sers pour frapper tes portraits.
Des faux plaisirs la dangereuse amorce,

Bientôt serait sans pouvoir et sans force,
Si nous savions dans ce siècle pervers
Leur opposer le flambeau de tes vers :
Alors l’erreur, mère et fille du vice,
Se creuserait soi-même un précipice,
Et la vertu dont tu connais le prix,
S’élèverait sur ses affreux débris ;
Mais du penchant tu connais la puissance
Et de nos sens la trop fragile essence,
Lorsque l’essaim des vives passions
Vient exercer ses persécutions,
Vient assaillir la faible adolescence,
Que veux-tu donc ? Par quelle expérience
L’homme à vingt ans pourra-t-il se sauver
De ces écueils qu’on a peine à braver,
Dans l’âge mûr ? Si le vieillard succombe,
Possible il n’est que le jeune ne tombe.
Si par le feu bois vert est allumé,
Plus vite encor le sec est consumé ;
Bien est il vrai qu’à qui doit être sage
Pas n’est besoin du secours du grand âge ;
Le goût, ami, le seul goût pour le bien
Pour y venir, est le plus sûr moyen ;
De la vertu le respectable germe
Est l’aliment du cœur qui le renferme ;
Mais son progrès languit et s’interrompt,
Dès que son suc par degrés se corrompt,
Par les désirs que la faible Nature
Transmet au sein de chaque créature.
On réduit peu la force du penchant :
J’en vais citer un exemple en passant.

 
Lise dans un tems où l’Église
Appelle ses enfans à la confession,
S’y rendit pour avoir remise
D’un cas où la portait son inclination,
Que les vieilles nomment sottise,
Et que les jeunes gens appellent passion.
« — Ça, ma fille, lui dit le Père Siméon,
Pour votre bien ne faut ici rien taire ;
Répondez donc ingénument,
Lorsqu’arriva le dangereux moment
Où le Démon vous portait à mal faire
Par l’organe de votre amant,
L’acte de votre part fut-il involontaire
Ou bien de votre gré ?… — Mon père…
Ce fut… je ne sais pas comment…
J’aimais Tircis.. — Allons, point de mystère…
— Eh ! bien… ce fut… très-volontairement.
— Bon. Après. Le détail… Car il est nécessaire
Pour ressentir l’effet du sacrement
Que vous contiez entièrement l’affaire.
— Tircis, dit-elle, à qui je savais plaire,
Me plut aussi… C’est un garçon charmant…
— Mon enfant, il faut vous défaire
De ce mot doucereux dont nous n’avons que faire ;
Nommez-le Tircis seulement.
— Eh ! bien ; Tircis me pressait vivement
De payer son ardeur sincère,
Et de finir son rigoureux tourment…
— Après… — Un jour sur la fougère
Qu’il s’exprimait encor plus tendrement.
D’amant timide, il devint téméraire,

 
Et s’y prenant encor plus hardiment,
Il changea ma raison sévère
En un tendre frémissement.
Plus je crains, et plus il espère :
Il attaque si fortement,
Je me défends si faiblement,
Que maître de se satisfaire,
Il se satisfait aisément.
Il me plongea dans un ravissement
Dont je rougis… Enfin, mon Père,
Par quatre fois vainqueur au gré de ses désirs,
Il noya ma vertu dans les plus doux plaisirs ;
Son cœur… — Cela suffit. Je sais votre aventure
Dit le Pater avec un peu d’émotion ;
Vous donnez à votre peinture
Tant de vie et tant d’action,
Qu’elle prouve bien peu votre contrition.
La grâce est sans effet où règne la Nature,
Promettez-moi pourtant de fuir l’occasion
De revoir ce Tircis… — Hélas ! je vous le jure…
— Dieu seul doit remplir votre cœur.
Et non pas une créature :
Savez-vous où conduit ce plaisir corrupteur ?
À la perte de votre honneur ;
Au dégoût, au mépris d’un ingrat, d’un parjure.
Il en résulte encor un bien plus grand malheur,
Il vous prive de Dieu, pour qui vous étiez née.
Enfin d’une âme destinée
À jouir dans les Cieux de l’éternel bonheur,
Il fait une âme à périr condamnée.
Ma fille, allez en paix, et durant la journée

Ayez devant les yeux, pour surmonter la chair.
Votre honneur, le Ciel et l’Enfer. »
La rougeur sur le front, et l’âme pénétrée,
Lisette sort du confessionnal
Plus tristement qu’elle n’était entrée,
Et désormais veut vivre retirée
Pour éviter l’occasion du mal.
Quel heureux changement ! la voilà pénitente,
Et si vous voulez, repentante.
Mais le Malin toujours au guet
Lui rappelait dans sa pensée
Tircis l’aimant, Tircis bien fait ;
Si, qu’en son cœur son image tracée,
Malgré psaumes, agnus, oraisons, chapelets,
N’en fut nullement effacée.
À quelques jours de là, Tircis
À ses yeux s’offrit en personne.
Lise veut fuir. — « Vainement tu me fuis,
Dit cet amant, qui la lui gardait bonne ! »
Il la joint, la prend dans ses bras,
La serre, l’embrasse, et lui donne
De ces baisers qui ne finissent pas,
Que la faveur ne les couronne.
Lise se rend, l’Amour l’ordonne,
Le penchant revient à grands pas,
La dévotion l’abandonne.
Adieu l’honneur, l’enfer, le paradis.
Dans ce doux moment la friponne
Aima mieux risquer tout que de perdre Tircis.