Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Tome 2/Texte entier

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appendice aux œuvres complètes
de
GUSTAVE FLAUBERT

ŒUVRES DE JEUNESSE
INÉDITES

II
1839-1842
œuvres diverses. — novembre.
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, boulevard de la madeleine, 17

MDCCCCX

LES ARTS
ET LE COMMERCE[1].

La futilité des arts et l’utilité du commerce sont devenus mots banals dans le monde. Bien des gens n’estiment, en effet, une étoffe qu’à la longueur, une chose qu’à son poids et une couleur qu’à son éclat, et font plus de cas en eux-mêmes d’une balle de coton que de toutes les tragédies possibles ; ils diraient bien comme Malebranche en voyant Athalie : « Qu’est-ce que cela prouve ? »

Ceux-là ne voient, en effet, dans l’art qu’un passe-temps après dîner, une récréation qui égaie, un jeu qui délasse, et considèrent les spectacles comme la meilleure invention de la police pour pincer les masses en lieu sûr ; ces gens-là, sans doute, regardent la marchandise, la denrée, le bois, le cuivre comme les premières choses d’ici-bas, et quant à la pensée pure, libre, indépendante, quant au génie créateur et grandiose, quant à la poésie, à la morale, aux beaux-arts, chimères ! fantaisies ! futilité ! diront-ils. Honneur, selon eux, à la machine qui crie, au rouleau qui tourne, à la vapeur qui remue ! honneur à l’indigo, au savon, au sucre, au navire qui transporte tout cela, à celui qui l’exploite et calcule, s’enrichit, à celui qui achète et qui vend ! Mais Homère, mais Virgile, mais Shakespeare, qu’est-ce que cela prouve ? Corneille, Racine, qu’est-ce que cela prouve ? Se nourrit-on avec des vers, s’habille-t-on avec des peintures, mange-t-on des statues ? Raphaël et Michel-Ange, qu’est-ce que cela prouve ? Citez-moi des noms qui ont servi au genre humain, ceux de Pitt et de Jacquart, mais vos poètes, vos artistes, rêveurs vaniteux qui meurent de faim et demandent des statues !

Ah ! insensés ! est-ce que l’âme aussi n’a pas ses besoins et ses appétits ? et si vous ne sentez pas en vous-mêmes cet instinct, qui demande à se nourrir non pas de vos denrées, à se réchauffer non pas de vos forêts, à se vêtir non pas de vos étoffes soyeuses, mais à faire quelque chose de grand et à satisfaire cette âme qui a une soif immense de l’infini et à qui il faut des rêveries, des vers, des mélodies, des extases, qui a besoin de se réchauffer au feu du génie, et de s’entourer de mysticisme, de poésie, eh bien, si vous ne sentez pas cela en vous, de quel droit venez-vous me parler d’intelligence et de pensée ? il n’y a rien de commun entre vous et moi.

Pour un esprit qui bâtit et détruit, qui marchande et qui trompe, je vous l’accorde, mais pour une âme, je vous la refuse ; vous n’en avez point.

C’est vous qui ne voyez dans les lettres que la comédie qui vous fait rire malgré vous, comme les farces de la foire, dans un tableau que des couleurs broyées et étalées sur des toiles, et dans l’architecture quelque chose qui peut vous bâtir des douanes et des entrepôts.

Je vous abandonne de grand cœur le luxe, le commerce, l’industrie, les ports et les manufactures, les étoffes et les métaux, mais laissez-moi pleurer au théâtre, laissez-moi écouter Mozart, regarder Raphaël, contempler tout un jour les vagues de l’Océan ! laissez-moi mes rêveries, ma futilité, mes idées creuses ; votre bon sens m’assomme, votre positif me fait horreur.

Ce qu’on regarde maintenant comme d’une utilité fort secondaire passait autrefois pour de la plus urgente nécessité ; les arts semblaient si nobles à l’antiquité qu’ils en firent remonter l’origine aux Dieux, la poésie chez les Grecs était une hymne, les tragédies se jouaient dans les fêtes religieuses, et ce public de trente mille spectateurs écoutait à la fois ce qu’il y a de plus grand dans l’homme, la poésie, glorifiait ce qu’il y a de plus grand dans la nature, la divinité.

C’étaient alors les beaux temps de l’art, ceux où les prêtres de la pensée étaient rangés au même niveau que les prêtres de Dieu ; la poésie était une religion et le génie avait ses autels.

Quand la Grèce fut vaincue, n’imposa-t-elle pas son joug à Rome, sa maîtresse, par ses orateurs et ses artistes ? Caton prévoyait bien cette victoire des vaincus sur les vainqueurs, mais il ne put la prévenir, et lui-même, sur ses vieux jours, se mit à apprendre la langue de ses esclaves.

Athènes entra donc dans Rome, comme l’Étrurie déjà y était venue, avec ses mimes et ses bouffons. Cette ville, maîtresse du monde, était condamnée à redevenir successivement le germe de toutes les civilisations qu’elle avait combattues et qu’elle devait absorber. En effet, le conquérant peut détruire des ports, brûler des flottes, démolir les manufactures, détourner les fleuves, boucher les canaux et enchaîner les populations, mais l’esprit ? Où trouverez-vous des chaînes pour arrêter ce Protée qui parle avec les sons, qui se dresse avec la pierre, s’exprime et pense avec des mots ? Quelle sera la digue pour arrêter ce torrent ? Où sera la prison pour enfermer ce soleil ?

L’Italie n’a-t-elle pas été cent fois vaincue, et par tous les peuples : les Hérules, les Huns, les Goths, Les Franks, les Allemands, les Normands, les Espagnols, les Sarrazins ? Le monde entier est venu marcher sur elle et la fouler aux pieds ; mais comme chacun de ces peuples y est resté peu de temps ! comme ils mouraient vite sous ce soleil du Midi, sur cette terre libre et féconde que tant de grandes choses ont illustrée et qui montre avec plus d’orgueil les ruines de ses cités mortes que nos nations modernes ne montrent leurs cités vivantes ! Car sa poussière est grande, car ses cendres ont de la gloire ; tout ce qui a une âme de poète, de peintre, ne désire-t-il pas aller vers cette terre sainte de l’art, où les pierres ont de l’immortalité, où les débris ont de l’avenir encore ?

On cite toujours Carthage et Venise comme s’étant rendues puissantes par leur commerce ; ce furent, il est vrai, de grandes cités, et leurs richesses nous apparaissent maintenant à travers l’histoire comme quelque chose de colossal et de superbe. Mais ne sent-on pas dans de pareils gouvernements, en même temps qu’une vigueur et une force peu communes, quelque chose de monstrueux et de féroce ? Y a-t-il dans les temps modernes un trône plus triste, une gloire plus lugubre et plus sanglante que cette ville de Venise avec son peuple d’espions et de bourreaux, et le nom de Carthage n’est-il pas pour nous plein d’horreur et de cynisme ?

La Hollande aussi s’est élevée par son commerce, et ce petit peuple de marins et de commerçants, qui a d’abord eu à lutter contre l’Océan puis contre l’Europe entière, et qui s’est fait puissant en domptant les dangers du premier et en acquérant les richesses de la seconde, n’a-t-il pas maintenant une physionomie mesquine et rapetissée entre la noble France et la mystique Allemagne, ces deux pays qui ont le plus d’avenir ? Cette France, légère, folle, gaie, qui avait déjà conquis l’Europe par ses lettres avant que Napoléon la vainquît de son épée, et que reste-t-il de l’épée de notre empereur ? Chaque État en a pris un éclat, chaque roi a divisé la pourpre et l’a mise sur son trône. L’empereur et l’empire sont morts, mais nos poètes vivent, Corneille vit, Racine vit, Voltaire domine toujours, et sa langue, cette langue si pure et si limpide, telle qu’il l’a faite, on la parle dans toutes les cours. Ne sont-ce pas nos pièces traduites qu’on joue à Londres, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg ? Et cette Italie, patrie du Dante et de Virgile, si pauvre et si triste, ne nous paraît-elle pas plus grande et plus majestueuse que l’Angleterre, même avec ses flottes, ses Indes, ses millions d’hommes et son orgueil ? Et puis, que reste-t-il maintenant de Carthage ? Et de Venise ? où sont donc ses navires, ses trésors, sa puissance, ses richesses enviées du monde ?

Ne me demandez pas ce qui reste d’Athènes et de Rome, leur souvenir occupe le monde.

Certes, les relations de commerce furent un grand bien pour les nations modernes, et c’est un merveilleux fait de la Providence de faire servir l’intérêt des hommes à leur union ; l’industrie donne aux nations une source inépuisable de richesses que les sociétés anciennes, dans leur noble orgueil, ignorèrent ; chez nous les relations de commerce nouent les relations politiques, mais avant tout cela, il y a les rapports d’idées. N’a-t-il pas fallu deux siècles de combats entre l’Europe et l’Asie, entre le christianisme et l’islamisme, avant que l’Orient et l’Occident échangeassent leurs produits ? Il a fallu tout le xvie et le xviie siècle, la guerre de Trente ans et mille batailles, pour que le Nord et le Sud, les protestants et les catholiques s’alliassent ensemble. Et puis Shakespeare et Byron passent chez nous, tandis qu’on arrête les épingles et les étoffes d’Angleterre ; il n’y a point de contrôle pour le génie, parce qu’il est libre et immortel.

Les poètes sont comme ces statues qu’on retrouve dans les ruines ; on les oublie parfois longtemps, mais on les retrouve intactes au milieu d’une poussière qui n’a plus de nom ; tout a péri, eux seuls durent.

Et cependant n’entendez-vous pas dire : Ceci, c’est un poète, esprit creux ! cela, ce sont des vers, niaiseries ! Eh bien, ce poète et ces vers sont plus immortels que votre palais dont les pierres se disjoignent, que votre empire qui se démembre, que vos trésors qui se dispersent, et ce blasphème vient de ce que l’intérêt a tari le cœur, puis l’esprit. D’abord on a menti, maintenant bien des hommes croient qu’ils ont raison, et que l’industrie est plus utile que la poésie, que le corps vaut mieux que l’âme. Mais c’est l’âme qui fait agir le corps ; sans les arts, où serions-nous ? Allez ! Corneille et Racine ont plus fait pour la France que Colbert et Louis XIV.

N’y a-t-il pas quelque chose d’ignoble et d’absurde à prétendre sans cesse qu’un ballot vaut mieux qu’un chef-d’œuvre, qu’un morceau de drap a plus de valeur qu’un poème ?

Que vous disent donc vos ballots et vos draps ? ils s’épuisent et s’usent ; Homère est-il vieux ?

Vos magasins regorgent de marchandises, mais faites-moi à la commande Tartufe, Othello, Cinna ?

La France, en un an, peut donner des milliards ; en un siècle, elle ne fait pas dix vers de Corneille.

Qu’on me mette donc face à face le duc de Northumberland, qui a 17 millions de rentes, ou l’homme qui possède le monopole de toutes les exploitations avec le baladin William Shakespeare. Que fera le premier ? Il me montrera ses palais de marbre, ses coupes d’or, ses tapis d’émeraude, ses terres, ses moissons, ses fabriques, ses valets qu’il paie, ses chiens, ses voitures ; que me fait cela ? Et le second me lit des vers, c’est-à-dire qu’il parle à mon âme, qu’il remue la corde de la lyre, en tire des mélodies, des extases ; c’est-à-dire qu’il me touche, qu’il me fait pleurer, qu’il me rend grand et fier, que je trépigne malgré moi, que l’enthousiasme m’enveloppe et que je suis heureux de l’avoir entendue, cette œuvre, que je l’envie, que je l’adore dans mon cœur, que je lui dresse des temples !

Je mangeais, il est vrai, les moissons du premier ; ses navires m’apportaient le sucre, ses bestiaux me donnaient la laine, ses fabriques le drap ; mais le poète ! Béni soit ton nom, fils du ciel ! car tu m’as fait goûter des joies que ne donnent ni le commerce, ni la puissance, ni les richesses, des joies que les rois ne peuvent donner ; tu as éveillé en moi toutes les voluptés de l’âme, tu m’as donné toutes les délices du cœur, tu m’as fait pleurer ; l’autre était mon tailleur et mon bottier ; toi, tu es mon ange et mon amour, merci, car tu es poète !

Ainsi donc rappelons-nous que l’esprit, dans l’histoire comme dans la vie, a toujours dirigé le corps.

Ce qu’il faut à l’enfant, n’est-ce pas les images, les tableaux, les rires, les contes de sa nourrice ? Ce n’est que plus tard, lorsque la chair parle en lui, que le corps souffre, qu’il devient gourmand, jaloux, sensuel, qu’il ruse et qu’il trompe ; son esprit jusqu’alors regardait et contemplait, mais maintenant il le fait servir, il tend des pièges et médite des larcins.

Il en est de même des peuples : ils sont d’abord poètes et prêtres, guerriers et législateurs, commerçants et industriels ; c’est à l’avenir qu’il appartient maintenant de féconder ces germes pour les civilisations futures.

Le commerce est donc le dispensateur des richesses, comme l’industrie est la lutte de l’homme contre la nature, la machine devenue intelligente et créatrice ; il y a là dedans la sève du bien-être matériel pour tout un peuple, c’est quelque chose. Nourrissez, habillez un homme, que son estomac soit chargé de vin, son corps couvert de diamants, il mourra triste, dégradé, avili, car il faut une pâture à l’âme, invisible comme Dieu, mais forte sur nous comme il l’est sur sa création. L’art est donc la manifestation la plus haute de l’âme, c’est là son œuvre.

Qu’on ne l’insulte pas, ce serait un blasphème !


Indigesta moles.
Ovide

Cette œuvre, inédite jusqu’à ce jour, n’a pas obtenu le prix Montyon.

Le curieux, le malheureux, qui ouvrira ceci, pourra s’en étonner, car sa bêtise semblerait le lui décerner de droit.

SMARH

VIEUX MYSTÈRE
La mère en permettra la lecture à sa fille.
L’Auteur
SMARH[2].

L’archange Michel avait vaincu Satan lors de la venue du Christ.

Le Christ était venu sur la terre, comme une oasis dans le désert, comme une lueur dans l’ombre, et l’oasis s’était tarie, et la lueur n’était plus, et tout n’était que ténèbres.

L’humanité, qui, un moment, avait levé la tête vers le ciel, l’avait reportée sur la terre ; elle avait recommencé sa vieille vie, et les empires allaient toujours, avec leurs ruines qui tombent, troublant le silence du temps, dans le calme du néant et de l’éternité.

Les races s’étaient prises d’une lèpre à l’âme, tout s’était fait vil.

On riait, mais ce rire avait de l’angoisse, les hommes étaient faibles et méchants, le monde était fou, il bavait, il écumait, il courait comme un enfant dans les champs, il suait de fatigue, il allait se mourir.

Mais avant de rentrer dans le vide, il voulait vivre bien sa dernière minute ; il fallait finir l’orgie et tomber ensuite ivre, ignoble, désespéré, l’estomac plein, le cœur vide.

Satan n’avait plus qu’à donner un dernier coup, et cette roue du mal qui broyait les hommes depuis la création allait s’arrêter enfin, usée comme sa pâture.

Et voilà qu’une fois on entendit dans les airs comme un cri de triomphe, la bouche rouge de l’enfer semblait s’ouvrir et chanter ses victoires.

Le ciel en tressaillit. La terre demandai-elle un nouveau Messie ? tournait-elle, dans ses agonies, ses dernières espérances vers le Christ ? Non, la voix répéta plusieurs fois : « Michel à moi ! réponds ici ! » Cette voix était triomphante, pleine de colère et de joie.

la voix.

Ton pied me terrassa jadis, et je sentis ton talon me broyer la poitrine, car alors le Christ avait affermi cette terre où tu me foulais, elle était jeune et pure ; maintenant elle est vieille, usée, ton pied y entrerait dans les cendres.

Mon orgueil me dévora le cœur, mais le sang de ce cœur ulcéré je l’ai versé sur la terre, et cette rosée de malédiction a porté ses fruits.

Maintenant, pas une vertu que je n’aie sapée par le doute, pas une croyance que je n’aie terrassée par le rire, pas une idée usée qui ne soit un axiome, pas un fruit qui ne soit amer. La belle œuvre !

Oh ! cette terre, terre d’amour et de bonheur, faite pour la félicité de l’homme, comme je l’ai maniée et pétrie, comme je l’ai battue, fatiguée, comme j’ai remué dans sa bouche le mors des douleurs !

Tout le sang que j’ai fait répandre (si la terre ne l’avait pas bu) ferait un Océan plus large que toutes les mers du Créateur. Toutes les malédictions sorties du cœur feraient un beau concert à la louange de Dieu.

Et puis je leur ai donné des chimères qu’ils n’avaient pas ; j’ai jeté en l’air des mots, ils ont pris cela pour des idées, ils ont couru, ils se sont évertués à les comprendre, ils ont creusé leurs petits cerveaux, ils ont voulu voir le fond de l’abîme sans fin, ils se sont approchés du bord et je les ai poussés dedans.

Merci, vous tous qui m’avez secondé ! Honneur à l’amitié qui s’appelle grandeur et qui m’a livré les poètes, les femmes, les rois ! Honneur à la colère ivre qui casse et qui tue ! Honneur à la jalousie, à la ruse, à la luxure qui s’appelle amour, à la chair qui s’appelle âme ! Honneur à cette belle chose qui tient un homme par ses organes et le fait pâmer d’aise, grandeur humaine !

Vive l’enfer ! À moi le monde jusqu’à sa dernière heure ! je l’ai élevé, j’ai été sa nourrice et sa mère, je l’ai bercé dans ses jeunes ans ; j’ai été sa compagne et son épouse. Comme il m’a aimé ! Comme il m’a pris !

Et moi, de quel ardent amour je lui ai imposé mes baisers de feu !

Je veillerai jusqu’à sa dernière heure sur ses jours chéris, je lui fermerai les yeux, je me pencherai sur sa bouche pour recueillir son dernier râle et pour voir si sa dernière pensée te bénira, Créateur.

Et maintenant, Archange, je t’ai vaincu à mon tour, chaque jour je t’insulte, chaque jour je prends l’empire du Christ, chaque jour des âmes entières se donnent à moi.

Et je sais un homme saint entre les saints, qui vit comme une relique ; cet homme-là, tu verras comme je vais le plonger dans le mal en peu d’heures, et puis tu me diras si la vertu est encore sur la terre, et si mon enfer n’a pas fondu depuis longtemps ce vieux glaçon qui la refroidissait.

Tu verras que de telles œuvres me rendraient bien digne de créer un monde et si elles ne me font pas l’égal de celui qui les enfante !


Le soir, en Orient, dans l’Asie Mineure,
un vallon avec une cabane d’ermite ; non loin, une petite chapelle.
un ermite.

Allez, mes chers enfants, rentrez chez vous avec la paix du Seigneur ; l’homme de Dieu vient de vous bénir et de vous purifier, puisse sa bénédiction être éternelle et sa purification ne jamais s’effacer ! Allez, ne m’oubliez pas dans vos prières, je penserai à vous dans les miennes. (Après avoir congédié ses fidèles.) Je les aime tous, ces hommes, et mon cœur s’épanouit quand je leur parle de Dieu ; ces femmes me semblent des sœurs et des anges, et ces petits enfants, comme je les embrasse avec plaisir !

Oh ! merci, mon Dieu, de m’avoir fait une âme douce comme la vôtre et capable d’aimer ! Heureux ceux qui aiment ! Quand j’ai jeûné longtemps, quand j’ai orné de fleurs cueillies sur les vallées ton autel, quand j’ai longtemps prié à genoux, longtemps regardé le ciel en pensant au paradis, que j’ai consolé ceux qui viennent à moi, il me semble que mon cœur est large, que cet amour est une force et qu’il créerait quelque chose.

Je suis content dans cette retraite, j’aime à voir la rivière serpenter au bas de la vallée, à voir l’oiseau étendre ses ailes et le soleil se coucher lentement avec ses teintes roses. Cette nuit sera belle, les étoiles sont de diamant, la lune resplendit sur l’azur ; j’admire cela avec amour, et quand je pense aux biens de l’autre vie, mon âme se fond en extases et en rêveries.

Merci, merci mon Dieu ! je suis heureux, vous m’avez donné l’amour, que faut-il de plus ? Quand vous m’appellerez à vous, je mourrai en vous bénissant et je passerai de ce monde dans un autre meilleur encore. Bonheur, joie, amour, extases, tout est en vous ! (Il s’agenouille et prie.)

satan, en costume de docteur.

Pardon, maître, de vous interrompre dans vos pieuses pensées.

smarh.

L’homme de Dieu se doit à tous.

satan.

Maître, je suis un docteur grec, qui ai traversé les déserts pour venir recueillir les paroles de votre bouche et converser avec vous sur nos hautes destinées. Un homme comme vous en sait long ; nous sommes savants, nous autres, n’est-ce pas ?

smarh.

Quelle est cette science ?

satan.

Plus grande que vous ne croyez. Cependant, frère, à force d’avoir réfléchi et creusé en nous-mêmes, nous sommes arrivés à résoudre d’étranges problèmes ; pour moi, rien n’est obscur. (À part.) tout est noir.

Une femme mariée entre pour parler à Smarh.

yuk.

Que voulez-vous, douce mie ?

la femme.

Consulter notre père en religion.

yuk.

Il est maintenant occupé à réfléchir, à causer, à disserter, à savantiser avec ce saint homme que vous voyez là, en habit de docteur, et on ne peut l’approcher.

la femme.

Un docteur ! Est-ce un nonce du pape ? ou quelque théologien de Grèce ?

yuk.

C’est l’un et l’autre ; il est fort lié avec la papauté et les moines, auxquels il a conseillé d’excellents tours pour se divertir. Pour la théologie, il la connaît. Vous connaissez votre ménage, et, comme vous, il y jette de l’eau trouble et y fait pousser des cornes.

la femme.

Que voulez-vous dire là ?

yuk.

Que vous êtes bien gentille, ravissante, avec une gorgette à faire pâmer toute une classe d’écoliers.

la femme.

Fi ! les propos déshonnêtes ! laissez-moi, je veux parler à l’ermite.

yuk.

Ne craignez rien, vous dis-je, je suis un vieux sans vigueur dans les reins. Autrefois j’étais bon et j’aurais peuplé tout un désert, maintenant je me suis consacré au service de la religion et je suis en tout lieu mon saint maître, qui me laisse faire le gros de la besogne, comme d’allumer les cierges, d’apprêter le dîner, de confesser, de préparer les hosties, de nettoyer, de gratter, d’écurer ; je suis, en un mot, son serviteur indigne, vous voyez qu’il ne faut pas avoir peur de moi, je suis bien diable et gai en mes discours, mais sage comme une pierre en mes actions. Et vous, qui êtes-vous, la mère ? Vous m’avez l’air d’une bonne femme. Vous êtes mariée, j’en suis sûr, je vois ça à certaines choses, mariée à un brave homme. Oh ! un bon, excellent homme, mais un peu benêt, entre nous soit dit ; je le connais, et la nuit de vos noces vous fûtes même obligée de lui apprendre certaines choses que les femmes ordinairement savent trop bien, mais qu’elles font semblant d’ignorer ; j’en ai connu qui se pâmaient ainsi de pudeur, et qui, tout en disant : « Que faites-vous là ? », connaissaient le métier depuis l’âge de neuf ans. Mais vous, tout en étant mariée, vous êtes demeurée sage comme la Vierge ; vous avez des enfants… charmants, qui ressemblent à leur mère.

la femme.

Vous êtes donc du pays pour savoir cela ? Oui, je les aime bien, ces pauvres enfants !

yuk.

Et vous êtes heureuse ainsi ?

la femme.

Bien heureuse, mon seigneur, que me faut-il de plus ?

smarh répond au docteur..

À vous dire vrai, je n’ai jamais cherché le bonheur dans la science, je n’ai point travaillé, lu, compulsé.

satan.

Ni moi non plus, il y a là dedans plus de vanité que d’autre chose ; mais ce n’est point la science des livres dont je parle, maître, c’est celle du cœur et de la nature.

smarh.

Sans doute ! Alors j’ai mûrement réfléchi, et bien des ans de ma vie.

satan.

J’avais donc raison de dire que vous étiez savant. Ce mot-là doit-il s’appliquer à un homme qui possède beaucoup de livres, comme à une bibliothèque, plutôt qu’à un autre qui est saint, qui possède Dieu, car la vraie science, c’est Dieu.

smarh.

Oui, Dieu est l’unique objet de mon étude.

satan.

Vous êtes donc plus que savant, vous êtes un saint. Heureuse vie ! Être ainsi au milieu de cette belle nature, prier Dieu tout le jour, être entouré du respect de la contrée, car à toute heure on vient vous consulter sur toute matière, sur la religion et sur la vie, sur la mort et l’éternité ; hommes, femmes, enfants, tout le monde accourt à vous ; vous êtes comme le bon ange du pays, pas une larme que vous n’essuyiez, pas une peine, pas un chagrin qui ne soit soulagé ; vous raccommodez les familles, vous mettez la paix dans les ménages, saint homme !

smarh, humilié.

Oh ! vous me flattez, frère !

satan.

Non, non, je me complais dans ce ravissant tableau. Vous dites aux femmes libertines : « Allez, rentrez dans vos ménages, aimez Dieu et vos enfants » ; aux enfants, de pratiquer la religion ; aux valets : « Aimez, servez vos maîtres » ; aux voleurs : « Soyez honnêtes gens » ; quand un pauvre vient vous demander l’aumône, vous dites pour lui des prières.

smarh, étonné.

Qu’ai-je donc ?

satan.

Et jamais, car vous êtes trop saint pour cela, en confessant dans votre cellule des jeunes femmes, quand vous êtes là seuls, enfermés tous les deux, et qu’on ne pourrait pas vous voir, jamais il ne vous est venu à l’idée de soulever un peu le voile qui cache des contours indécis et de retrousser doucement avec la main ce jupon qui cache un bas de jambe sur lequel la pensée monte toujours ?… et quand vous dites à ces femmes d’aimer leurs maris, ne pensez-vous point qu’elles en aiment d’autres et que leurs maris vont forniquer avec les filles du démon ? Quand vous dites à ces hommes d’aimer leurs enfants, il ne vous vient pas à la pensée que ces enfants ne sont pas à eux, et que, lorsqu’ils voudront se coucher dans leur lit, la place sera prise et le trou bouché ?

smarh.

Non, jamais ! Mais qui même vous a appris de telles choses ? Il me semble que ce n’est point ainsi que je pensais ; vous m’ouvrez un monde nouveau.

satan.

Vous ne pensez pas encore (car à quoi pensez-vous ?) que le voleur à qui vous conseillez l’honnêteté, perdrait son état en devenant honnête homme ; que les femmes perdues se sécheraient sur pied avec la vertu ; qu’un valet qui ne haïrait point son maître ne serait plus un valet, et que le maître qui ne battrait plus un valet ne serait plus son maître.

Il est des choses plus surprenantes encore, car chaque jour vous dites sans scrupule : « Faites le bien, évitez le mal, aimez Dieu, nous avons une âme immortelle » sans savoir ce que c’est que le bien et le mal, sans jamais avoir vu Dieu, sans savoir s’il existe, et vous en rapportant à la foi d’un vieux prêtre radoteur qui, comme vous, n’en savait rien ; pour l’âme, vous en êtes sûr, convaincu, persuadé, vous donneriez votre sang pour elle, et qui vous l’a démontrée ? Est-ce que vous sentez votre âme, comme votre estomac qui crie : j’ai faim, comme vos yeux qui, fatigués, demandent à être fermés, comme votre ventre qui vous chante : accouve-toi ou bien je vais faire quelque saleté ? Dis, ton âme a-t-elle faim, dort-elle, marche-t-elle, la sens-tu en toi ?

smarh.

Questions embarrassantes ! je n’y avais jamais songé.

satan.

Embarrassé pour si peu de chose ! Cela est clair comme le jour, car tu dépeins à tout le monde la nature de cette âme, ses besoins, ses douleurs, ses destinées, ses châtiments ; et tu te sens embarrassé pour si peu de choses ! Comment ? Mon ami, je te croyais plus d’intelligence pour un homme du Seigneur. Heureux homme ! Tu es donc sans conscience, puisque tu enseignes et démontres des choses que tu ne sais pas.

yuk à la femme.

Heureuse avec un pareil homme ?

la femme.

Mon dieu, oui, il le faut bien.

yuk.

Oui, il faut bien se résigner, n’est-ce pas ? mais pour cela le cœur est lourd, tout en faisant le ménage on est triste, et de grosses larmes vous remplissent les yeux : « Si le sort avait voulu pourtant, je serais autre, mon mari serait beau, grand, joli cavalier, aux sourcils noirs et aux dents blanches, à la bouche fraîche ; pourquoi donc n’ai-je pas eu ce bonheur ? », et l’on rêve longtemps, on s’ennuie, le mari revient, il sent le vin, l’ivrogne ! Quel homme !

Vous vous demandez si cela sera toujours ainsi, on se sent seule, isolée dans le monde, sans amour ; il fait bon en avoir pour vivre ! Jadis vous avez vu un beau jeune homme qui vous baisait la main, et souvent les soldats passent sous vos fenêtres ; aux bains vous avez aperçu (et vous avez rougi aussitôt) des hommes nus, la drôle de chose ! et vous rêvez de tout cela, ma petite. Le soir, en vous couchant, vous vous trouvez bien malheureuse et vous vous endormez en pensant aux hommes des bains publics, à votre jeune amant, aux soldats, que sais-je ? Vous avez un bataillon de cuisses charnues dans la tête : « Si j’en avais seulement deux sur les miennes », dites-vous, et vous faites les plus beaux rêves du monde.

la femme.

Oh ! le méchant homme !

yuk.

Longtemps vous vous êtes bornée aux rêveries, aux rêves, aux démangeaisons, mais l’aiguillon de la chair vous tient depuis longtemps, et chaque jour vous dites : « Quand cela arrivera-t-il ? est-ce bientôt ? »

la femme.

Hélas ! il faut bien vous le dire ; mais je résiste, je combats, et je venais consulter même…

yuk.

Que vous êtes simple ! Avez-vous besoin d’un ermite pour vous enseigner ce que vous avez à faire ? Si la vertu existe, chaque créature doit pouvoir d’elle-même la discerner et la mettre en pratique.

la femme, à part.

Je n’y avais point songé. (Haut.) Oui, vous avez raison, je résisterai bien seule, d’ailleurs, je chasserai bien seule ces idées qui m’obsèdent.

yuk.

Vous obsèdent, dites-vous ? Au contraire, elles vous sont agréables. Qu’il est doux de penser à cela tout le jour, de se figurer ainsi quelque chose de beau qui vous accompagne et vous entoure de ses deux bras !

la femme.

Chaque jour je me reproche ces pensées comme un crime, j’embrasse mes enfants pour me ramener à quelque chose de plus saint, mais hélas ! je vois toujours passer devant moi cette image tendre, confuse, voilée.

yuk.

Et lorsque le soir vient, n’est-ce pas ? et que les rayons du soleil meurent sur les dalles, que les fleurs d’oranger laissent passer leurs parfums, que les roses se referment, que tout s’endort, que la lune se lève dans ses nuages blancs, alors cette forme revient, elle entre, et cette bouche dit : « Aime-moi ! aime-moi ! viens ! si tu savais toutes les délices d’une nuit d’amour ! si tu savais comme l’âme s’y élargit, comme au grand jour heureux, nos deux corps nus sur un tapis, nous embrassant, si tu savais comme je prendrai tes hanches, comme j’embrasserai tes seins, comme je reposerai ma tête sur ton cœur et comme nous serons heureux, comme nous nous étendrons dans nos voluptés ! » N’est-ce pas ? c’est à cela qu’on pense, c’est cela qu’on souhaite, c’est pour cela qu’on brûle de désir ?

la femme.

Assez ! vous me rappelez tout ce que je sens en traits de feu, ces pensées-là me font rougir, j’en ai honte.

yuk.

Pourquoi ? Ne sont-elles pas belles et douces et riantes comme les roses ? C’est une soif qu’on a, n’est-ce pas ? on a quelque chose au fond du cœur de vif et d’impétueux comme une force qui vous pousse ?

la femme.

Je ne sais comment résister à cette force.

yuk.

Souvent, n’est-ce pas ? vous aimez à vous regarder nue, vous vous trouvez jolie ? « Quelle jolie cuisse ! quel beau corps ! quelle gorge ronde ! et quel dommage ! » dites-vous.

la femme.

Oh ! oui, souvent j’ai vu des yeux d’hommes s’arrêter longtemps sur les miens ; il y en a qui semblaient lancer des jets de flamme, d’autres laissaient découler une douceur amoureuse qui m’entrait jusqu’au cœur.

satan, à Smarh.

C’est la science, mon maître, qui nous enseignera tout cela.

smarh.

Quelle science ?

satan.

La science que je sais.

smarh.

Laquelle ?

satan.

La science du monde.

smarh.

Et vous me montreriez tout cela ? Qu’êtes-vous ? un ange ou un démon ?

satan.

L’un et l’autre !

smarh.

Et comment acquiert-on cette science ?

satan.

Tu le sauras !

Il disparaît.
yuk.

Eh bien, le premier de ces hommes que vous verrez, que ce soit un jeune homme de 16 ans environ, blond et rose, et qui rougira sous vos regards, prenez-le, cet enfant, amenez-le dans votre chambre, et là, dans la nuit, vous verrez comme il vous aimera et comme vous jouirez et vous vous repaîtrez de cet amour ; oui ce sera cette voix de vos songes et ce corps d’ange qui passait dans vos nuits.

la femme, égarée.

Qu’il vienne donc ! qu’il vienne ! j’aurai pour lui des baisers de feu et des voluptés sans nombre. J’étais bien folle, en effet, de vieillir sans amour. À moi, maintenant, les délices des nuits les plus ardentes ; que je m’abreuve de toutes mes passions, que je me rassasie de tous mes désirs ! De longues nuits et de longs jours passés dans les baisers ! ah ! toute ma vie passée à un soupir, tout ce que je rêvais à moi ! oh ! comme je vais être heureuse ! Je tremble cependant, et je sens que c’est là mon bonheur.

yuk.

Quel plaisir, n’est-ce pas ? de se créer ainsi, par la pensée, toutes ces jouissances désirées, et de se dire : « Si je l’avais là, si je le tenais dans mes bras, si je voyais ses yeux sur les miens et sa bouche sur mes lèvres ! »

la femme.

Assez ! assez ! j’ai quelque chose qui me brûle le cœur depuis que vous me parlez, j’ai du feu sous la poitrine, j’étouffe, je désire ardemment tout cela, je m’en vais, oh ! oui, je m’en vais. (Elle s’arrête et dit avec profondeur :) Oh ! les belles choses !

Elle sort.
yuk, riant.

Voilà une commère qui, avant demain matin, se sera donnée à tous les gamins de la ville et à tous les valets de ferme.


La nuit ; la lune et les étoiles brillent ; silence des champs.
smarh, seul. Il sort de sa cellule et marche.

Quelle est donc cette science qu’on m’a promise ? où la trouve-t-on ? de qui la recevrai-je ? par quels chemins vient-elle et où mène-t-elle ? et au terme de la route, où est-on ? Tout cela, hélas ! est un chaos pour moi et je n’y vois rien que des ténèbres.

Où vais-je ? je ne sais, mais j’ai un désir d’apprendre, d’aller, de voir. Tout ce que je sais me semble petit et mesquin ; des besoins inaccoutumés s’élèvent dans mon cœur. Si j’allais apprendre l’infini, si j’allais vous connaître, ô monde sur lequel je marche ! si j’allais vous voir, ô Dieu que j’adore !

Qu’est-ce donc ? ma pensée se perd dans cet abîme.

Est-ce que je n’étais pas heureux à vivre ainsi saintement, à prier Dieu, à secourir les hommes ? Pourquoi me faut-il quelque chose de plus ? L’homme est donc fait pour apprendre, puisqu’il en a le désir ?

Je n’ai que faire de ce que tous les hommes savent, je méprise leurs livres, témoignage de leurs erreurs. C’est une science divine qu’il me faut, quelque chose qui m’élève au-dessus des hommes et me rapproche de Dieu.

Oh ! mon cœur se gonfle, mon âme s’ouvre, ma tête se perd ; je sens que je vais changer ; je vais peut-être mourir, c’est peut-être là le commencement d’éternité bienheureuse promise aux saints.

Un siècle s’est écoulé depuis que je pense, et déjà, depuis que cet inconnu m’a parlé, je me sens plus grand ; mon âme s’élargit peu à peu, comme l’horizon quand on marche, je sens que la création entière peut y entrer.

Autrefois je dormais de longues nuits pleines de sommeil et de repos, je me livrais aux songes vagues et dorés ; souvent je m’endormais en rêvant aux extases célestes, les saints venaient m’encourager à continuer ma vie et me montraient de loin l’avenir bienheureux et le chemin par lequel on y monte ; mais à peine ai-je fermé l’œil que des ardeurs m’ont tourmenté, je me suis levé et je suis venu.

Autrefois l’air des nuits me faisait du bien, je me plaisais à cette molle langueur des sens qu’il procure, je me plongeais dans l’harmonie dont elle se compose, j’écoutais avec ravissement le bruit des feuilles des arbres que le vent agitait, l’eau qui coulait dans les vallées, j’aimais la mousse des bois que les rayons de la lune argentaient ; ma tête se levait avec amour vers ce ciel si bleu, avec ses étoiles aux mille clartés, et je me disais que l’éternité devait être aussi quelque chose de suave, de doux, de silencieux et d’immense, et tout cela sans vallée, sans arbre, sans feuilles, quelque chose de plus beau même que cet infini où je perdais mon regard ; aussi loin que la pensée de l’homme pouvait aller j’y perdais la mienne, et je sentais bien que cette harmonie du ciel et de la terre était faite pour l’âme.

Mais, pourtant, cette nuit est aussi belle que toutes les autres, ces fleurs sont aussi fraîches, l’azur du ciel est aussi bleu, les étoiles sont bien d’argent ; c’est bien cette lune dont mon regard rencontrait les rayons se jouant sur les fleurs. Pourquoi mon âme ne s’ouvre-t-elle plus au parfum de toutes ces choses ? je suis pris de pitié pour tout cela, j’ai pour elles une envie jalouse.

Me voilà monté à ce je ne sais quel point pour me lancer dans l’infini. Oh ! qui viendra me retirer de cette angoisse et me dire ce que je ferai dans une heure, où je serai, ce que j’aurai appris !

Où est donc l’être inconnu qui m’a bouleversé l’âme ?

Satan paraît.

SATAN, SMARH.
satan.

Me voilà ! j’avais promis de revenir, et je reviens.

smarh.

Pourquoi faire ?

satan.

Pour vous, mon maître !

smarh.

Pour moi ! Et que voulez-vous faire de moi ?

satan.

Ne vouliez-vous pas connaître la science ?

smarh.

Quelle science ?

satan.

Mais il n’y en a qu’une, c’est la science, la vraie science.

smarh.

Comment l’appelle-t-on donc ?

satan.

C’est la science.

smarh.

Je ne la connais pas ; où la trouve-t-on ?

satan.

Dans l’infini.

smarh.

L’infini, c’est donc elle ?

satan.

Et celui qui le connaît sait tout.

smarh.

Mais il n’y a que Dieu.

satan.

Dieu ? qu’est-ce ?

smarh.

Dieu, c’est Dieu.

satan.

Non, Dieu, c’est cet infini, c’est cette science.

smarh.

Dieu, c’est donc tout ?

satan.

Arrête, tu déraisonnes, ton esprit encore borné ne peut monter plus haut ; tu es comme les autres hommes, le monde est plus haut que ton intelligence ; c’est ton front trop élevé pour ton bras d’enfant ; tu te tuerais en voulant l’atteindre, il te faut quelqu’un qui te monte à la hauteur de toutes ces choses, ce sera moi.

smarh.

Et que m’enseigneras-tu donc ?

satan.

Tout !

smarh.

Viens donc !


Dans les airs. Satan et Smarh planent dans l’infini.
smarh.

Depuis longtemps nous montons, ma tête tourne, il me semble que je vais tomber.

satan.

Tu as donc peur ?

smarh.

Aucun homme n’arriva jamais si haut ; mon corps n’en peut plus, le vertige me prend, soutiens-moi.

satan.

Rapproche-toi plus près de moi, viens, cramponne-toi à mes pieds, si tu as peur.

smarh.

Étrange spectacle ! Voilà le globe qui est là, devant moi, et je l’embrasse d’un coup d’œil ; la terre me semble entourée d’une auréole bleue et les étoiles fixées sur un fond noir.

satan.

Avais-tu donc rêvé quelquefois quelque chose d’aussi vaste ?

smarh.

Oh ! non, je ne croyais pas l’infini si grand !

satan.

Et tu prétendais cependant l’embrasser dans ta pensée, car chaque jour tu disais : Dieu ! éternité ! et tu te perdais dans la grandeur de l’un, dans l’immensité de l’autre.

smarh.

Cela est vrai. Une telle vue surpasse les bornes de l’âme, il faudrait être un Dieu pour se le figurer. Comme cela est grand ! comme les océans noirs paraissent petits ! (Ils montent toujours.)

Eh quoi ? nous montons toujours ? mais où allons-nous ?

satan.

Pourquoi cette question d’enfant ? As-tu besoin de savoir où tu vas pour aller ? est-ce que tu agis pour une cause quelconque ? Pourquoi le monde marche-t-il, lui ? pourquoi vois-tu ce petit globe tourner toujours sur lui-même, si vite, avec ses habitants étourdis ?

smarh.

Comme la création est vaste ! Je vois les planètes monter, et les étoiles courir, emportées, avec leurs feux. Quelle est donc la main qui les pousse ? La voûte s’élargit à mesure que je monte avec elle, les mondes roulent autour de moi, je suis donc le centre de cette création qui s’agite !

Oh ! comme mon cœur est large ! je me sens supérieur à ce misérable monde perdu à des distances incommensurables sous mes pieds ; les planètes jouent autour de moi, les comètes passent en lançant leur chevelure de feux, et dans des siècles elles reviendront en courant toujours comme des cavales dans le champ de l’espace. Comme je me berce dans cette immensité ! Oui, cela est bien fait pour moi, l’infini m’entoure de toutes parts, je le dévore à mon aise.

Ils montent toujours.
satan.

Es-tu content de mes promesses ?

smarh.

Elles surpassent les bornes de tout ; ma poitrine étouffe, l’air siffle autour de moi et m’étourdit, je suis perdu, je roule.

satan.

Tu te plains donc ?

smarh.

Je ne sais si c’est de la douleur ou de la joie.

satan.

Regarde donc comme tout est beau ! Mais pourquoi cela est-il fait ?

smarh.

N’est-ce pas pour moi ?

satan.

Pour toi seul, n’est-ce pas ?

smarh.

L’éternité, l’infini, c’est donc tout cela ?

satan.

Monte encore.

smarh.

Ô Dieu ! et où m’arrêterai-je ?

satan.

Jamais ! monte toujours !

smarh.

Grâce !

satan.

Grâce ? et pourquoi ? N’es-tu pas le roi de cette création ? Cette éternité qui t’entoure a été créée pour ton âme.

smarh.

Mais cette création roule sur moi et m’écrase, cette éternité m’étourdit et me tue.

satan.

Qui t’a donc troublé ainsi ?

smarh.

Ma tête est faible.

satan.

Vraiment ? Grandeur de l’homme ! Si je voulais pourtant, je la lâcherais, et tu tomberais, et ton corps serait dissous avant de s’être brisé au coin de quelque monde, pauvre carcasse humaine !

smarh.

Quand donc, maître, nous arrêterons-nous ? Je vais mourir, cette immensité me fatigue.

satan.

Tu es donc déjà las de l’éternité, toi ? Si tu étais comme moi, tu verrais !

smarh.

Oh ! l’éternité ! C’est donc cela, c’est donc le bonheur promis ?

satan.

Grand bonheur, n’est-ce pas ? de durer toujours ! Et c’est là ce que tu souhaites ! tu veux l’éternité, toi, et tu es déjà las de tout cela ! tu veux l’éternité, et la vie te fatigue ? Est-ce que cent fois déjà tu n’as pas souhaité d’être néant, de rester tranquille dans le vide, d’être même quelque chose de moins que la poussière d’un tombeau, car le souffle d’un enfant peut la remuer. Orgueil de la nature, trop fatiguée de vivre quelques minutes, et qui voudrait durer toujours !

C’est pour nous, vois-tu, que l’éternité est faite, pour nous autres, pour ces planètes qui brillent, pour ces étoiles d’or, pour cette lune d’argent, pour tout cela qui remue, qui gémit, qui roule, pour moi qui mange et qui dévore toujours.

Oh ! si tu étais assez grand pour tout voir, tu verrais que tout n’est qu’une larme ! Si tu pouvais tout entendre, tu n’entendrais qu’un seul cri de douleur : c’est la voix de la création qui bénit son Dieu.

smarh.

Qui donc a fait cela ? Est-ce lui qui mourait aux Oliviers ? est-ce lui qui parlait aux armées d’Israël dans le désert, quand, le soir, les vents amenaient les bruits vagues de l’horizon avec les paroles du Seigneur ? Quel est celui dont tout cela est sorti ? Et tous ces mondes sont-ils partis dans les vents, comme le sable de la mer quand on ouvre les mains ? Est-ce cette voix qui gronde dans la tempête, qui chante dans les feuilles ? Sont-ce des rayons de soleil qui dorent les nuages ? Et où est-il ? dans quel coin de l’espace ?

satan.

Et si tu le voyais, que dirais-tu ? Qu’as-tu besoin de le connaître ? quelle est cette démence qui te ronge ?

Il faut donc que tu connaisses tout ! Et si tu arrivais à ne voir dans l’infini qu’un vaste néant ? Va, laisse celui qui a fait tous les grains de poussière brillants, il a maintenant pitié de son œuvre, il s’inquiète peu si le vermisseau mange et s’il meurt ; il est là-haut, bien haut sur nous tous, il s’étend sur l’immensité, il la couvre de sa robe comme un linceul de mort, et il regarde les mondes rouler dans le vide ; il est seul dans cette immobile éternité ; il était grand, il a créé, et sa création est le malheur.

smarh.

Eh quoi ! est-ce qu’il ne s’inquiète pas de sa création ? est-ce qu’il ne travaille pas cette éternité ?

satan.

Oui, pour la troubler, comme un pied de géant qui se remue dans le sable.

smarh.

Je croyais que sa volonté faisait marcher tout cela, et que les mondes allaient à sa parole, et que les astres s’abaissaient devant son regard.

satan.

Non ! cela est, vois-tu, cela existe par des lois qui furent posées irrévocablement le jour maudit où tout fut créé, et le destin pèse et manie l’éternité, comme il manie et ploie l’existence des hommes ; lui-même ne saurait se soustraire à la fatalité de son œuvre.

smarh.

Cependant, il fut un temps où tout cela n’était pas ! Qu’était-ce donc alors ?

satan.

Le vide !

smarh.

Le vide était donc plus vide encore ! cet infini, dans lequel nous roulons, était plus large encore ! Cela était plus grand et plus beau, n’est-ce pas ?

satan.

Bien plus beau, car nous dormions, nous tous, dans la mort d’où nous devions naître.

smarh.

Et ses bornes étaient encore plus loin ?

satan.

Je t’ai déjà dit qu’il n’y avait point de bornes à cela.

smarh.

Mais le chaos qui existait, qui l’avait fait ? il avait fallu un Dieu pour le faire.

satan.

Il s’était fait de lui-même.

smarh.

Quand donc ? Oh ! l’abîme ! oh ! l’abîme ! J’aurais bien voulu vivre alors ! comme j’aurais alors nagé là dedans, comme mon âme se serait déployée dans cette immense nuit éternelle !

satan.

Hélas ! depuis, la machine est faite, elle roule, elle broie, elle tourne toujours.

smarh.

Ne se lassera-t-elle jamais ?

satan.

Je l’espère, car l’éternité…

smarh.

Oh ! oui, ce mot-là est effrayant, n’est-ce pas ? et il ferait trembler, quand même il ne serait que du vide.

satan.

Oh ! oui, tous ces mondes se lasseront de tourner et de briller, et ils tomberont en poussière, usés comme des ossements ; oui, ce soleil, un soir, s’éteindra dans la nuit du néant ; oh ! oui, alors les larmes seront taries, tout sera vieux, tout croulera, et lui peut-être…

smarh.

Lui, l’Être suprême, mourir comme son œuvre ?

satan.

Pourquoi non ?

smarh.

Eh quoi ! l’éternité aurait une borne ?

satan.

Oh ! quelle suprême joie de se dire que lui aussi périra et qu’un jour cette essence du mal, le souffle de vie et de mort, sera passé comme les autres ! de penser que cette voix qui fait trembler se taira ! que cette lumière qui éblouit ne sera plus ! Oh ! tu roulerais donc aussi comme nous, toi, comme de la poussière, et une parcelle de ma cendre rencontrerait la tienne à cette place où fument les débris de ton œuvre ! tu serais notre égal dans le néant, toi qui nous en fais sortir ! Esprit puissant, né pour créer et pour tuer, pour faire naître, pour anéantir, tu serais anéanti aussi ! Quoi ! ce nom qui agitait les océans, le monde, les astres, l’infini, néant aussi ! Ô béatitude de la mort, quand viendras-tu donc ? Ô délices de la poussière et du sépulcre, que je vous envie !

smarh.

Lui aussi est soumis à quelque chose ? Je croyais qu’il était maître.

satan.

Non, il n’est pas maître, car je le maudis tout à mon aise ; non, il n’est pas maître, car il ne pourrait se détruire.

smarh.

Et nous sommes donc libres.

satan.

Tu penses que la liberté est pour nous ? Qu’est-ce que cette liberté ?

smarh.

Oui, nous sommes libres, n’est-ce pas ? car sur la terre je me sentais enchaîné à mille chaînes, retenu par mille entraves, tout m’arrêtait ; et tandis que mon esprit volait jusqu’à ces régions, mon corps ne pouvait s’élever à un pouce de cette terre que je foulais. Mais maintenant je me sens plus grand, plus libre ; je me sens respirer plus à l’aise, mon esprit s’ouvre à tous les mystères, nous voilà sur les limites de la création, je vais les franchir peut-être. Quelle grandeur autour de nous ! tout cela brille et nous éclaire. Est-ce que nous ne pouvons errer à loisir dans cet infini ? est-ce que nous ne marchons pas à plaisir sur cette éternité qui contient tout le passé et l’avenir, les germes et les débris ?

Vois donc comme ces nuages se déploient mollement sous nos pieds, comme leurs replis sont moelleux et larges ! vois comme ce firmament est bleu et profond, comme ces étoiles roulent et brillent, comme la lune est blanche et comme le soleil a des gerbes d’or sous nos pieds ! Et il me semble que cela est fait pour moi, car pourquoi donc seraient-ils alors ? la création doit avoir un autre but que sa vie même.

satan.

Tu es libre ? tu es grand ? Vraiment non, la liberté n’est ni pour ces astres qui roulent dans le sentier tracé dans l’espace et qu’ils gravissent chaque jour, ni pour toi qui es né et qui mourras, ni pour moi qui suis né un jour et qui ne mourrai jamais, peut-être. Quelle grandeur d’errer ainsi dans ce vide, d’être de la poussière au vent, du néant dans du néant, un homme dans l’infini !

smarh.

Mais notre course s’avance, combien de choses nous avons déjà passées ! Si je redescends sur le monde, il me sera trop étroit, je serai gêné dans son atmosphère d’insectes, moi qui vis dans l’infini. Mais où allons-nous ? qui nous emporte toujours vers là-haut sans que rien n’apparaisse ?

satan.

Eh bien, tu irais toujours ainsi des siècles, des éternités, et toujours ce vide s’élargirait devant toi. Oui, le néant est plus grand que l’esprit de l’homme, que la création tout entière ; il l’entoure de toutes parts, il le dévore, il s’avance devant lui ; le néant a l’infini, l’homme n’a que la vie d’un jour.

smarh.

Hélas ! tout n’est donc qu’abîme sans fin !

satan.

Et des Dieux y perdraient leur existence à le sonder.

smarh.

Jamais, c’est donc le seul mot qui soit vrai ?

satan.

Oui, le seul qui existe, jeté comme un défi éternel à la face de tout ce qui a vie ; oui, tu vois ces gouffres ouverts sous tes pieds, cette immensité pendue sous nous, celle qui nous entoure, celle qui s’élargit sur nos têtes, eh bien, entre dans ton cœur et tu y verras des abîmes plus profonds encore, des gouffres plus terribles.

smarh.

Comment ? dans mon propre cœur à moi ? je n’y avais jamais songé. Je sais qu’il est des hommes que leur pensée a effrayés et qui ont eu peur d’eux-mêmes, comme j’ai peur de ces incommensurables précipices.

satan.

Oui, sonde ta pensée, chaque pensée te montrera des horizons qu’elle ne pourra atteindre, des hauteurs où elle ne pourra monter, et, plus que tout cela, des gouffres dont tu auras peur et que tu voudrais combler. Tu fuiras, mais en vain ; à chaque instant tu te sentiras le pied glisser et tu rouleras dans ton âme, brisé !

smarh.

Hélas ! L’âme de l’homme et la nature de Dieu sont donc également obscures ?

satan.

Incomplètes et mauvaises l’une et l’autre.

smarh.

Je les croyais toutes deux grandes et vraies.

satan.

Tu pensais donc que tu étais bien sur la terre ?

smarh.

Oui !

satan.

En effet, tu étais un saint.

smarh.

Qui plaçait tout en Dieu.

satan.

Ah ! cela est vrai, je me rappelle ! Tu étais donc heureux, toi, tu jouissais d’une béatitude pure et éternelle, tandis que, tout autour de toi, tout ce qui vivait se tordait dans une angoisse infinie, éternelle. Quoi ! tu n’avais jamais senti tout ce qu’il y avait de faux dans la vie, d’étroit, de mesquin, de manqué dans l’existence ; la nature te paraissait belle avec ses rides et ses blessures, ses mensonges ; le monde te semblait plein d’harmonie, de vérité, de grâce, lui, avec ses cris, son sang qui coule, sa bave de fou, ses entrailles pourries ; tout cela était grand, ce monceau de cendres ! ce mensonge était vrai ! cette dérision te semblait bonne !

smarh.

Mais depuis que vous êtes avec moi, tout est changé, maître, je ne sais combien de choses sont sorties de moi, combien de choses y sont entrées ; il me semble, depuis, que l’infini s’est élargi, mais est devenu plus obscur.

satan.

C’est cela, vois-tu ; à mesure qu’on avance, l’horizon s’agrandit ; on marche, on avance, mais le désert court devant vous, le gouffre s’élargit. La vérité est une ombre, l’homme tend les bras pour la saisir, elle le fuit, il court toujours.

smarh.

Je croyais l’avoir en entier, je croyais qu’il n’y avait que Dieu.

satan.

Tu n’avais donc jamais entendu parler du Diable ?

smarh.

Oui, par les pécheurs qui venaient vers moi, mais il s’était toujours écarté de mon cœur, tant j’étais pur.

satan.

Pur ? mais il n’y a rien que le souffle du démon ne puisse flétrir. Tu ne savais pas qu’il remue tout dans ses mains armées de griffes, et que tout ce qu’il remuait il le déchirait, les âmes et les corps, l’infini et la terre ? Partout est la puissance du mal, elle s’étend sur tout cela, et l’homme s’y jette, avide de pâture et d’erreurs.

smarh.

Le péché seul est pouvoir du démon, c’est lui qui l’enfante ; mais le bien ?

satan.

Où est-il ? Dis-moi donc quelque chose qui soit bien ? Pourquoi cela est bien ? Qui donc a établi les lois du bien et du mal ? Montre-moi dans la création quelque chose fait pour ton bonheur, quelque chose de vrai, de saint, d’heureux ? Dis-moi, n’as-tu jamais senti ta volonté s’arrêter à de certaines limites et ne pouvoir les franchir, tes larmes couler, la tristesse inonder ton âme, le mystère apparaître et t’envelopper ? n’as-tu jamais contemplé le regard creux d’une tête de mort et tout ce qu’il y avait d’inculte et de néant dans ces os vides ? Pourquoi donc les fleurs que tu portes à tes narines se flétrissent-elles le soir ? pourquoi, quand tu prends un serpent, il te pique ? pourquoi, quand tu aimes un homme, te trahit-il ? pourquoi, quand tu veux marcher, la terre s’abaisse-t-elle sous ton pied ? pourquoi, quand tu veux marcher sur les flots, s’abaissent-ils sous toi pour t’engloutir ? pourquoi faut-il te vêtir, te nourrir toi-même, avoir besoin de quelque chose, dormir, marcher, manger ? pourquoi sens-tu le poignard entrer dans tes chairs ? pourquoi tout ce qui est autour de toi s’est-il conjuré pour te faire souffrir ? pourquoi vis-tu enfin pour mourir ?

smarh.

Oui, le repos est dans la tombe.

satan.

Non ! je trouble la paix des tombes, moi ! Non ! la mort donne la vie, et la création serait de la corruption, le fumier fertilise et le bourbier féconde.

smarh.

N’est-ce pas la perpétuité de l’existence, l’immortalité des choses ?

satan.

Oui, l’immortalité des vers de la tombe et des pourritures. Il faut que tout vive, que tout renaisse et souffre encore.

smarh.

Pourquoi, comme tu le dis, cela est-il manqué ? pourquoi le souffle du mal féconde-t-il la terre ? pourquoi n’est-ce pas comme je le pensais ? Pourquoi es-tu venu me troubler dans ma béatitude, me réveiller de ce songe ? Placé sur cet infini, je sens mon âme défaillir de tristesse et d’amertume.

satan.

C’est le mystère du mensonge et de la vie ; le vrai n’est que le vautour que tu as en toi et qui te ronge.

smarh.

Dieu est donc méchant ? moi qui le bénissais !

satan.

Tu ne peux savoir si son œuvre est bonne ou mauvaise, car tu n’as pas vécu, tu es à peine un enfant sorti de ses langes et de sa crédulité. Oui, celui qui a fait tout cela est peut-être le démon de quelque enfer perdu, plus grand que celui qui hurle maintenant, et la création elle-même n’est peut-être qu’un vaste enfer dont il est le dieu, et où tout est puni de vivre.

smarh.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! J’aimais à croire, à rêver à ton paradis, aux joies promises ; j’aimais à te prier, j’aimais à t’aimer ; cette foi me remplissait l’âme, et maintenant j’ai l’âme vide, plus vide et plus déserte que les gouffres perdus dans l’immensité qui m’enveloppe. J’aimais à voir les roses où ta rosée déposait des larmes qui tombaient avec les parfums qu’elles contiennent, j’aimais à les cueillir, à me plonger dans le nuage d’encens… à répandre des fleurs sur ton autel.

satan.

Va, les fleurs les plus belles sont celles qui croissent sur les tombes ; elles rendent hommage à la majesté du néant, elles parfument les charognes sous les couvercles de leurs pierres.

smarh.

Je pensais que tout était grand, insensé que j’étais ! sot que j’étais dans mon cœur ! ce bonheur était celui de la brute. Le bonheur est donc pour l’ignorance ; maintenant que je sais, je vois qu’il n’y a rien, et cependant j’ai peur. C’est donc le mal qui a créé toutes ces beautés, c’est l’enfer qui a fait toutes ces choses ? Oh ! non, non, j’aime encore, j’ai en moi l’amour qui gonfle ma poitrine. Cependant celui qui me conduit jusqu’ici est fort et vrai, sans cela l’aurait-il pu ?

satan.

Oui, celui qui te mène ici, celui qui se joue avec toi et qui fait trembler le monde, est fort car il brave tout, et vrai car il souffre.

Ils montent encore.
smarh.

Oh ! grâce ! grâce ! assez ! assez ! je tremble, j’ai peur, il me semble que cette voûte va s’écrouler sur moi, que l’infini va me manger, que je vais m’anéantir aussitôt !

satan.

Et tout à l’heure tu te sentais grand ! à la stupeur première avait succédé l’enivrement de la science, tu te regardais déjà comme un dieu pour être monté si haut dans l’infini, et tu as peur de ce qui faisait ta gloire !

smarh.

Plus on avance dans l’infini, plus on avance dans la terreur.

satan.

Quelle terreur peut assaillir la créature de Dieu ? Tu étais si grand, si haut, si heureux ! et maintenant tu es si bas, si tremblant, si petit ! C’est donc cela, un homme ? de la grandeur et de la petitesse, de l’insolence et de la bêtise ! Orgueil et néant, c’est là ton existence.

smarh.

Non ! non ! Je ne sais rien, et c’est cela qui me fait mal ; je ne sais rien, l’angoisse me ronge, et tu sais, toi ! Mais pourquoi donc ces mondes ?… Pourquoi tout ?… Pourquoi suis-je là ?… Oh ! il y a deux infinis qui me perdent : l’un dans mon âme, il me ronge ; l’autre autour de moi, il va m’écraser.

satan.

Ah ! ton ignorance te pèse et les ténèbres te font horreur ? tu l’as voulu !

smarh.

Qu’ai-je voulu ?

satan.

La science. Eh bien, la science, c’est le doute, c’est le néant, c’est le mensonge, c’est la vanité.

smarh.

Mieux vaudrait le néant !

satan.

Il existe, le néant, car la science n’est pas. Veux-tu monter encore ? Veux-tu avancer toujours ? Oh ! l’horrible mystère de tout cela, si tu le connaissais ! ta peau deviendrait froide, et tes cheveux se dresseraient, et tu mourrais, épouvanté de tes pensées.

smarh.

Oh ! non, non, j’ai peur ! cet infini me mange, me dévore ; je brûle, je tremble de m’y perdre, de rouler comme ces planches emportées par les vents et de brûler comme elles par des feux qui éclairent ; assez ! grâce !

satan.

Cependant je t’aurais poussé bien loin dans le sombre infini.

smarh.

Mais toujours dans le néant. Non, non, fais-moi redescendre sur ma terre, rends-moi ma cellule, ma croix de bois, rends-moi ma vallée pleine de fleurs, rends-moi la paix, l’ignorance. (Ils descendent.) Merci ! Ou plutôt fais-moi connaître le monde, mène-moi dans la vie ; tu m’as montré Dieu, montre-moi les hommes.

satan.

Oui, viens, suis-moi, je te montrerai le monde et tu reculeras peut-être aussi épouvanté ; viens, viens, je vais te montrer l’enfer de la vie ; tu vois les tortures, les larmes, les cris, viens, je vais déployer le linceul, en secouer la poussière, je vais étendre la nappe de l’orgie pour le festin ; viens à moi, créature de Dieu, viens dans les bras du démon, qui te berce et t’endort.


La mer, des prairies, de hautes falaises ; temps calme ;
le soleil se couche sous les flots.
smarh.

Me voilà enfin sur la terre ! l’homme naturellement s’y sent bien, il y est né.

satan.

Pourquoi la maudit-il toujours ?

smarh.

Moi, je suis fait pour y vivre ; comme cette nature est belle !

satan.

Et comme tu la comprends bien, n’est-ce pas ? comme ses mystères te sont dévoilés ?

smarh.

Tu as beau m’entourer de tes subterfuges et de tes sophismes, je ne suis plus ici dans les régions du ciel, où tous ces mondes errants m’effrayaient ; non, j’étais fait pour celui-ci, c’est sur lui qu’il faut vivre.

satan.

Et mourir aussi, n’est-ce pas ? il y a longtemps que tu y respires, que tu y souffres, créature humaine ; explique-moi donc le mystère d’un de ces grains de sable que tu foules à tes pieds ou celui d’une goutte d’eau de l’Océan ?

smarh.

Mais regarde toi-même comme la mer est douce et comme les rayons du soleil lui donnent des teintes roses sous ces ondes vertes ! Sens-tu le parfum de la vague qui mouille le sable, comme les flots sont longs et forts, comme ils roulent, comme ils s’étendent ? vois donc cette bande d’écume qui festonne le rivage avec des coquilles et des herbes ; regarde comme cela est loin et large, quelle beauté ! Nieras-tu que mon âme ne s’ouvre pas à un pareil spectacle, quand j’entends cette mer qui roule et meurt à mes pieds, quand je vois cette immensité que j’embrasse de l’œil ?

satan.

Aussi loin que ton œil peut voir, oui ; tu vois l’infini, jusqu’à l’endroit où ton esprit s’arrête, et tu crois l’avoir saisi quand tu as glissé dessus.

smarh.

Mais non, tout cela est trop beau pour n’être pas fait pour l’homme, pour son bonheur, pour sa joie. Vois donc aussi ces hautes falaises blanches sur lesquelles plane la mouette aux cris sauvages, aux ailes noires ; vois plus loin ce pâturage touffu avec ses herbes tassées et ses fleurs ouvertes.

satan.

Et regarde aussi comme tu es petit au pied des rochers, comme tu es petit même auprès des brins d’herbe que foulent les bœufs et qui se redressent après. Oui, tu es plus faible que ces cailloux que la mer roule en criant, comme si elle avait des chaînes dans le ventre.

smarh.

Mais le caillou est immobile et mon pied le pousse.

satan.

Et toi donc ? N’y a-t-il pas un pied aussi qui t’écrase sous son talon invisible ? Écrase donc un grain de sable, homme fort !

smarh.

Mais je marche sur l’océan, je me dirige sans sentier et sans chemin.

satan.

Traces-en un qui dure une seconde, avec la quille de mille flottes.

smarh.

J’évite sa colère.

satan.

Fais-en une semblable.

smarh.

J’échappe à ses coups.

satan.

Quand ils ne sont plus.

smarh.

Tout cela, te dis-je, m’a été donné par Dieu. N’ai-je pas une intelligence qui m’a fait le roi de la création, qui m’a placé au premier rang, qui dompte la nature, la maîtrise et la bâillonne ? N’est-ce pas moi qui remue la terre, bâtis des villes, dirige le cours des fleuves ? Dis, nieras-tu la puissance de l’homme ?

satan.

Non ! Honneur à l’homme qui bâtit, bouleverse, remue, qui s’agite, qui construit, qui meurt ! honneur aussi à la mort qui fait les poussières et les ruines, qui dévore le passé, qui abat les palais construits ! honneur à la nature qui fait naître l’homme, qui le conduit avec des guides de bronze, qui le maîtrise par tous les sens, qui le tourmente sous toutes les formes, qui le fait mourir, le dissout et le reprend dans son sein ! Puissance et éternité pour l’homme qui vit et qui souffre, pour ses œuvres indestructibles, pour ses ouvrages sans fin, pour sa poussière immortelle !

smarh.

Le peu de durée de nos œuvres n’en prouve pas moins la puissance.

satan.

C’est-à-dire que ta force prouve ta faiblesse ; tu es éternel et tu meurs, tu es fort et tout te dompte, tes œuvres sont durables et elles périssent ; le palais que tu as habité dure moins que la tombe qui renferme ta poussière, et l’un et l’autre deviennent poussière aussi ; puis rien, comme toi.

smarh.

Les œuvres de l’homme ont changé la face du globe.

satan.

Oui, la terre avait des forêts et tu les as coupées, les prairies avaient de l’herbe et tes troupeaux l’ont mangée, elle renfermait un principe de création et tu l’as épuisée par la culture. Tu crois que tes moyens artificiels et le misérable fumier que tu répands feront une création quelconque, une fécondité, non, non, te dis-je ; jeté sur le monde, tu as voulu, dans ton orgueil immense, dompter cette nature qui t’environne, tu as voulu être grand auprès de cette grandeur, tu as cru être immortel auprès de la vie, et tu n’as que la faiblesse et le néant.

smarh.

Oh ! tu mens ! je me sens fort.

satan.

Vraiment ! comment donc ?

smarh.

Sur tout ; sur les animaux d’abord.

satan.

Par ta ruse, c’est-à-dire que tu as pris la pierre et tu l’as élevée unie, mais la pierre tombe et roule, et les champs sont maintenant où il y avait des tours, et les pyramides sont moins hautes que les herbes, sous la terre ; tu as resserré les fleuves, mais les fleuves se sont répandus dans tes campagnes ; tu as voulu arrêter la mer dans des quais, et tu t’es cru grand parce que chaque jour elle venait battre à la même place, mais peu à peu elle a mangé lentement la terre, chaque jour elle la dévore.

smarh.

Est-ce que tout, au contraire, dans la création n’est pas ordonné sur une échelle de forces et d’intelligences successives ?

satan.

Oui, et de misères. Continue.

smarh.

Est-ce que je ne suis pas supérieur au cheval, et le cheval à la fourmi, et la fourmi au caillou ?

satan.

Oui, puisque tu es sur le cheval et que tu l’accables, et que le cheval écrase la fourmi, et que la fourmi creuse la terre.

smarh.

Est-ce que je n’ai pas une âme, une âme qui entend, qui sent, qui voit ?

satan.

Qui souffre aussi ! Oui, tu es plus grand par tes malheurs que tout ce qui t’entoure, grandeur digne d’envie ! le géant souffre plus que les insectes ! Tu te crois le maître de l’Océan, de la terre, tu fonds les métaux, tu cisèles la pierre, tu fends l’onde, eh bien, quand la fournaise bout et que l’airain ruisselle à flots rouges, quand la pierre crie sous ton marteau, quand la terre gémit sous tes coups, quand les vagues murmurent en battant la proue de tes navires, oui, tout cela souffre moins que toi seul, ici, sans travail, sans rien qui te déchire la peau, ni t’arrache les entrailles, ni te lime la chair, mais seulement les yeux levés vers le ciel, l’abîme, et demandant pourquoi cela ? pourquoi ceci ?

smarh.

C’est vrai, comment donc ?

satan.

C’est que le ciel te montre ses feux, mais ses feux te brûlent ; que la mer s’étend devant toi, ouvre sa surface, mais elle t’engloutit ; c’est que ton intelligence te sert, mais te trahit et te fait souffrir ; c’est que l’infini est ouvert devant toi, mais sans bornes et sans fin, et qu’il te perd.

Les oiseaux de nuit, des vautours, des mouettes sortent des rochers et viennent planer alentour. De temps en temps ils s’abattent sur le rivage en troupes et vont tirer des varechs ou des débris dans la mer. Les vagues bondissent, et leur bruit retentit dans les cavernes.
smarh.

Cette nature est sombre.

satan.

Tout à l’heure tu la trouvais si riante.

smarh.

Il en est ainsi quand le soleil n’éclaire plus et que les ténèbres enveloppent la terre.

satan.

Comme des langes qui la couvrent.

L’écume saute sur les rochers à fleur d’eau et, quand le flot s’est retiré, un silence se fait et l’on n’entend plus que le clapotement, toujours diminuant, des derniers battements de la vague entre les grosses pierres, puis, au loin, un bruit sourd. Les oiseaux de proie redoublent leurs cris déchirants.
smarh.

Ô puissance de Dieu, que vous êtes grande !

satan.

Et terrible, n’est-ce pas ? Ne sens-tu rien dans ton cœur qui fléchisse et qui te crie que tu es faible, humble et petit devant tout cela ?

smarh.

Oui, la nature fait peur ; ici tout n’est donc que crainte, appréhension ?

satan.

Quand l’homme marche, son pied glisse, il tombe ; quand sa pensée travaille, il glisse aussi, il tombe encore, il roule toujours, tu sais.

Les étoiles disparaissent au ciel, de gros nuages passent sur la lune, la lueur blanche de celle-ci perce à travers ; bientôt les ténèbres couvrent le ciel, et l’obscurité n’est interrompue que par les lignes blanches que font les vagues sur les brisants. On entend des cris sauvages, les vagues sont furieuses.
smarh.

Comme la mer mugit ! sa colère est terrible.

satan.

Ce sont les œuvres de Dieu, elles frappent, elles déracinent, elles dévorent. Vois comme les rochers sont frappés ; entends-tu l’Océan qui les ébranle et qui voudrait les déraciner pour les rouler dans son sein avec les grains de sable ?

smarh.

Comme les vagues sont hautes ! (Il se rapproche de lui.) Celle-ci monte, elle va me prendre dans son vaste filet d’écume pour me rouler avec elle… ah ! elle tombe, elle meurt… Au secours ! au secours !

Il veut fuir. Satan l’arrête.
satan.

Que crains-tu donc, homme fort ? tâche de donner un coup de pied à l’Océan, ta colère ne fera pas seulement jaillir un peu d’eau.

Smarh veut courir, il trébuche, il tombe sur les pierres ; Satan le traîne pour le relever. Les vautours battent des ailes contre les rochers et ne peuvent monter plus haut. De grosses vagues noires se gonflent en silence et s’abaissent, la mer semble lassée.
smarh.

Grâce ! grâce !

satan le traîne sur les genoux

Debout ! debout ! homme fort, la tête haute devant la tempête ! Est-ce de cela que tu as peur ? Une vague, qu’est-ce donc ? N’as-tu pas une âme immortelle ? Que te fait la vie ?

smarh.

Pitié ! pitié !

satan.

Allons donc, image de Dieu, sois aussi grand que la pierre qui résiste.

smarh.

Tout me manque. Si cette mer allait avancer encore ! si ces rochers allaient marcher vers le rivage !… La mer va m’entraîner ! Quels horribles cris !

Les herbes marines, déracinées, flottent sur la mousse des flots ; les vagues sont fortes et cadencées ; un bruit rauque se fait entendre quand le flot se retire. On dirait que la mer veut arracher le rivage, elle se cramponne aux galets, mais elle glisse dessus.
smarh.

Comme la création est méchante ! Est-ce qu’il y a eu toujours autant de fureur dans l’existence, autant de cruauté dans ce qui est fort ? Pitié, mon maître ! Dis-moi donc si cela dure toujours, si cette colère est éternelle.

satan.

Voyons ! toujours ! Smarh, ne t’ai-je pas dit que le mal était l’infini ?

smarh.

Non, l’homme n’est point cela. Son corps tombe sous les coups, son cœur se ploie sous la douleur.

satan.

Car son corps n’est point d’acier, mais son cœur est de bronze au dehors et de boue au dedans. Oh ! pauvre homme ! tu es bien pétri de terre, l’eau et le soleil te soulagent et te nuisent.

smarh.

Pourquoi donc tant de maux ? pourquoi la vie est-elle ainsi pleine de douleurs ?

satan.

Pourquoi la vie elle-même ? pourquoi la tempête ? si ce n’est pour faire et pour briser l’une et l’autre.

smarh.

Et cela est depuis des siècles, et la terre n’est pas usée !

satan.

Non, mais chaque pied qui a marché sur elle a creusé son pas ineffaçable ; celui du mal l’a percée jusque dans ses entrailles.

smarh.

L’Océan est ce qu’il y a de plus grand.

satan.

Oui, c’est ce qu’il y a de plus vide. Quelle colère, n’est-ce pas ? il est jaloux de cette terre, depuis ce jour où il fut refoulé sur son lit de sable où il se tord, et comprimé dans ses abîmes qui engloutissent les flottes et les armées, car, avant, il allait, il battait sans rivages, et le choc de ses flots n’avait point de termes, les vagues ne couraient point vers la terre, elles ne mouraient jamais, et la même pouvait rouler, rouler, pendant des siècles sur la surface unie de l’onde ; un immense calme régnait sur cette immensité.

smarh.

Ne parles-tu pas de ces époques inconnues aux mortels, où la création s’agitait dans ses germes, où la mer roulait des vallées, et où la terre avait des océans sur elle ?

satan.

Oui, alors que les vagues remuaient dans leurs plis la fange sur laquelle on a bâti des empires.

smarh.

Il y avait donc du repos alors… Est-ce que le chaos était bon ?

satan.

C’était l’autre éternité, une éternité qui dort et sans rien qu’elle broie.

smarh.

Et pas un cri sur tant de surface ? pas une torture dans toutes ces entrailles ?

satan.

Non, la terre et la mer étaient de plomb et semblaient mêlées l’une à l’autre, comme de la salive sur de la poussière.

smarh.

Et quand la création apparut, la terre fut retirée, et l’Océan refoulé dans ses fureurs ; depuis, il s’y roule toujours.

satan.

Un jour cependant il en sortit.

smarh.

Au déluge, on me l’a dit, quand tous les hommes furent maudits et que la corruption eut gagné tous les cœurs.

satan.

Alors les fleuves versaient leurs eaux dans les campagnes ; leur lit, ce fut les plaines ; la mer tira d’elle-même des océans entiers, elle monta d’abord plus haut que de coutume, elle gagna les cités et entra dans les palais, elle battit le pied des trônes et en enleva le velours. Le trône croyait qu’elle s’arrêterait là, et elle monta plus haut, elle gagna les déserts et vint aux pyramides ; les pyramides croyaient qu’elle mourrait à leurs pieds, et ses plus petites vagues surpassèrent leur sommet ; elle gagna les montagnes, et elle s’élevait toujours comme un voyageur qui monte, elle entraînait avec elle les villes et les tours, et les hommes pleurant. Alors on entendit des bruits étranges et des cris à bouleverser des mondes. Tu les eusses vus se cramponner à l’existence qui leur échappait ; ils gravissaient les montagnes, mais la mer montait derrière eux, les entraînait et les roulait avec la poussière des choses éteintes. Alors quand les pyramides, les forêts, les montagnes furent arrachées comme l’herbe, et qu’une grande plaine verte, avec des débris de tombeaux et de trônes, s’étendit de tous côtés, les vagues vinrent à battre, la tempête se fit, et l’immense joie de la mort s’étendit sur cette solitude.

smarh.

Et cela, hélas ! ne dura pas toujours ; la création n’est donc faite que pour renaître de sa propre mort et souffrir de sa propre vie. Horreur que ce déluge ! pourquoi tant de malheurs ?

satan.

Mais le déluge dure encore.

smarh.

Comment cela ?

satan.

L’océan des iniquités a baigné tous les cœurs, et l’immensité du mal ne s’étendit-elle pas sur la terre ? D’abord il emporta quelques hommes, puis il vint dans les villes, il monta sur les trônes, il emporta les palais, à lui les cités ! Il gagna les campagnes, les forêts, et chaque jour il s’étend comme un nouveau déluge, comme une mer qui monte.

smarh.

Cet océan dont tu parles est donc aussi fort que celui-ci ?

satan.

Plus vaste encore, et ses tempêtes font plus de ravages.

smarh.

Et où donc chercher un refuge si tout n’est que néant, corruption, abîme sans fond ?

satan.

Ah ! où donc ? où donc ? que sais-je ?

smarh.

Le bonheur n’est donc qu’un mensonge ?

satan.

Non, il existe.

smarh.

N’est-ce pas dans la joie, dans le bruit, dans l’ambition, dans les passions qui remuent le cœur et le font vivre ?

satan.

Oui, dans tout cela, joies ou peines, voluptés ou supplices, le cœur se gonfle et s’agite.

smarh.

Mais je voudrais voir le monde, car je ne sais rien de la vie.

satan.

Il est facile de tout t’apprendre, je vais t’y conduire.

Il appelle : « Yuk ! Yuk ! » Yuk paraît.
yuk.

Quoi, mon maître ?

satan.

On te demande ce que c’est que la vie.

yuk.

Qui cela ? qui fait une pareille question ? (Satan lui désigne Smarh.) Vraiment ! (riant.) La vie ? ah ! par Dieu ou par le Diable, c’est fort drôle, fort amusant, fort réjouissant, fort vrai ; la farce est bonne, mais la comédie est longue. La vie, c’est un linceul taché de vin, c’est une orgie où chacun se soûle, chante et a des nausées ; c’est un verre brisé, c’est un tonneau de vin âcre, et celui qui le remue trop avant y trouve souvent bien de la lie et de la boue.

Tu veux connaître cela ? pardieu ! c’est facile ; mais tu auras le mal de mer avant cinq minutes et une envie de dormir, car tout cela te fatiguera vite, car l’existence te paraîtra une mauvaise ratatouille d’auberge, qu’on jette à chacun et que chacun repousse, repu aux premières cuillerées ; car les femmes te paraîtront de maigres mauviettes, les hommes de singuliers moineaux, le trône une gelée bien tremblante, le pouvoir une crème peu faite, et les voluptés de tristes entremets.

Un digne cuisinier, c’est vous, mon maître, qui nous servez toujours ce qu’il y a de plus beau sous le ciel ; vous, qui donnez les jolies pécheresses, laissant aux anges du ciel les dévotes jaunies. À nous, dont la nappe est faite avec les linceuls des rois, qui nous asseyons au large festin de la mort sur les trônes et les pyramides, qui buvons le meilleur sang des batailles, qui rongeons les plus hautes têtes de rois et qui, bien repus des empires, des dynasties, des peuples, des passions, des larges crimes, revenons chaque jour regarder le monde se mouvoir, les marionnettes gesticuler aux fils que nous tenons dans la main, qui voyons passer, en riant, les siècles amoncelés, et l’histoire avec ses haillons fougueux et sa figure triste, et le temps, vieux faucheur glouton, aux talons de fer et à la dent éternelle, tout cela, pour nous, tourne, remue, marche, s’agite et meurt ; nous voyons la farce commencer, les chandelles brûler et s’éteindre, et tout rentrer dans le repos et dans le vide, dans lequel nous courons comme des perdus, riant, nous mordant, hurlant, pleurant.

Ah ! mon novice a la tête forte, tant mieux ! nous avons beaucoup de choses à lui montrer. D’abord un peu d’histoire, puis un peu d’anatomie, et nous finirons par la gastronomie et la géographie. Que faut-il faire ? Monter sur la montagne pour voir la plaine et la cité ? Eh bien, oui, nous allons gravir sur quelque hauteur d’où nous aurons un beau coup d’œil. Je puis, pardieu ! vous accompagner, car le Dieu du grotesque est un bon interprète pour expliquer le monde.


Sur la montagne, les forêts, le Sauvage et sa famille. À l’horizon, une immense plaine, couverte de pyramides, arrosée par des fleuves. Au fond, une ville avec ses toits de marbre et d’or, un éclatant soleil. — La femme et l’homme sont entièrement nus, leurs enfants se jouent sur des nattes, le cheval est à côté ; le Sauvage est triste, il regarde sa femme avec amour.
le sauvage.

Oh ! que j’aime la mousse des bois, le bruissement des feuilles, le battement d’ailes des oiseaux, le galop de ma cavale, les rayons du soleil, et ton regard, ô Haïta ! et tes cheveux noirs qui tombent jusqu’à ta croupe, et ton dos blanc, et ton cou qui se penche et se replie quand mes lèvres y impriment de longs baisers, je t’aime plein mon cœur. Quand ma bonne bête court et saute, je laisse aller ses crins qui bruissent, j’écoute le vent qui siffle et parle, j’écoute le bruit des branches que son pied casse, et je regarde la poussière voler sur ses flancs et l’écume sauter alentour ; son jarret se tend et se replie, je prends mon arc et je le tends ; je le tends si fort que le bois se plie, prêt à rompre, que la corde en tremble, et, lorsque la flèche part et fend l’air, mon cheval hennit, son cou s’allonge, il s’étend sur l’herbe, et ses jambes frappent la terre et se jettent en avant.

La corde vibre en chantant et dit à la flèche : Pars, ma longue fille, et déjà elle a frappé le léopard ou le lion, qui se débat sur le sable et répand son sang sur la poussière. J’aime à l’embrasser corps à corps, à l’étouffer, à sentir ses os craquer dans mes mains, et j’enlève sa belle peau, son corps fume et cette vapeur de sang me rend fier.

Il en est parmi mes frères qui mettent des écorces à la bouche de leurs juments pour les diriger, mais moi, je la laisse aller, elle bondit sur l’herbe, saute les fleuves, gravit les rochers, passe les torrents, l’eau mouille ses pieds, et les cailloux roulent sous ses pas.

haïta.

Je me rappelle, moi, que, le jour où je t’ai vu, j’aimai tes grands yeux où le feu brillait, tes bras velus aux muscles durs, ta large poitrine où un duvet noir cache des veines bleues, et tes fortes cuisses qui se tendent comme du fer, et ta tête et ta belle chevelure, ton sourire, tes dents blanches. Tu es venu vers moi ; dès que j’ai senti tes lèvres sur mon épaule, un frisson s’est glissé dans ma chair, et j’ai senti mon cœur s’inonder d’un parfum inconnu. Et ce n’était point le plaisir de rester endormie sur des fleurs, auprès d’un ruisseau qui murmure, ni celui de voir dans les bois, la nuit, quelque étoile au ciel, avec la lune entourée des nuages blancs, et toute la robe bleue du ciel avec ses diamants parsemés, ni de danser en rond sur une pelouse, vêtue avec des chaînes de roses autour du corps, non ! C’était… je ne puis le dire.

Et puis sentir dans mon ventre s’agiter quelque chose, et j’avais un espoir infini d’être heureuse, je rêvais, je ne sais à quoi.

Et puis deux enfants sont venus, j’aimais à les porter à ma mamelle, et quand je les regardais dormir, couchés dans notre hamac de roseau, je pleurais, et pourtant j’étais heureuse.

le sauvage.

Mon cœur est triste pourtant, je le sens lourd en moi-même, comme une nacelle pesamment chargée qui traverse un lac, les vagues montent et le pont chancelle. Depuis longtemps déjà (car la douleur vieillit et blanchit les cheveux) un ennui m’a pris, je ne sais quelle flèche empoisonnée m’a percé l’âme et je me meurs.

Hier encore j’errais comme de coutume, mais je ne pressais point de mes genoux les flancs de ma cavale, je ne tendais pas la corde de mon arc ; je m’assis au milieu des bois et j’entendais vaguement la pluie tomber sur le feuillage.

À quoi pensais-je alors ? je regardais les herbes avec leurs perles de rosée. En vain le tigre passait près de moi et venait boire au ruisseau, en vain l’aigle s’abattait sur le tronc des vieux chênes, je baissais la tête, et des larmes coulaient sur mes joues. Quand ce fut le milieu du jour et que les rayons de l’astre d’or percèrent en les branches, je vis cette lumière sans un seul sourire. Oh ! non, j’étais triste.

Et pourtant Haïta est belle, je n’aime point d’autre femme, mes enfants sont beaux, mon cheval court bien, mon arc lance la flèche, ma hutte est bonne et, quand j’y reviens, il y a toujours pour moi des fruits nouvellement cueillis et du lait tiré à la mamelle de ma vache blanche. Hélas ! j’ai pensé à des choses inconnues, je crois que des fées sont venues danser devant moi et m’ont montré des palais d’or dont j’étais le maître ; elles étaient là avec des pieds d’argent qui foulaient le gazon, leur figure m’a souri, mais ce sourire était triste et leurs yeux pleuraient. Que m’ont-elles dit ? j’ai oublié toutes ces choses, qui m’ont ravi jusqu’au fond de l’âme ; et puis, quand la nuit est venue, et qu’on entendit les vautours sortir avec leurs cris féroces des antres de rocher, et que les chacals et les loups traînaient leurs pas sous les feuilles, et que les oiseaux avaient cessé de chanter sur les branches, tout fut noir ; les feuilles blanches du peuplier tremblaient au clair de lune. Alors j’eus peur, je me suis mis à trembler comme si j’allais mourir ou si la nuit allait m’ensevelir dans un monde de ténèbres, et pourtant mon carquois était garni, pourtant mon bras est fort, et ma cavale était là, marchant sur les feuilles sèches, elle qui fait des bonds comme une flèche sur un lac.

Et cette nuit, quand je ne dormais pas et que ma femme tenait encore ma main sur son cœur, et que les enfants dormaient comme elle, des désirs immodérés sont venus m’assaillir ; j’ai souhaité des bonheurs inconnus, des ivresses qui ne sont pas, j’aurais voulu dormir et rêver en paradis ! Il m’a semblé que mon cœur était étroit, et pourtant Haïta m’aime, elle a de l’amour pour moi plein toute son âme !

Un jour, je ne sais si c’est un songe ou si c’est vrai, les feuilles des arbres se sont enveloppées tout à coup, et j’ai vu une immense plaine rouge. Au fond, il y avait des tas d’or, des hommes marchaient dessus, ils étaient couverts de vêtements ; mon corps est nu, je me sens faible, la neige est tombée sur moi, j’ai froid, je pourrais, en mettant sur moi quelque chose, avoir toujours chaud. Quand je me regarde, je rougis ; pourquoi cela ?

D’autres femmes m’aimeraient peut-être davantage que Haïta… comment peut-on mieux aimer qu’elle ? Elle m’embrasse toujours avec le même amour !… Mais pourquoi n’y aurait-il d’autres amours dans l’amour même ?

Et puis les bois, les lacs, les montagnes, les torrents, toutes ces voix qui me parlaient et me formaient une si vaste harmonie, me semblent maintenant déserts, vides. J’étouffe sous les nuages, mon cœur est étroit, il se gonfle, plein de larmes et prêt à crever d’angoisse. Pourquoi donc n’y aurait-il pas des huttes plus belles que la mienne, des bois plus larges encore, avec des ombrages plus frais ? Je veux d’autres boissons, d’autres viandes, d’autres amours.

Et puis j’ai envie de quitter ce qui m’entoure et de marcher en avant, de suivre la course du soleil, d’aller toujours et de gagner les grandes cités d’où tant de bruit s’échappe, d’où nous voyons d’ici sortir des armées, des chars, des peuples ; il y a chez elles quelque chose de magique et de surnaturel ; au seuil, il me semble que j’aurais peur d’y entrer, et pourtant quelque chose m’y pousse. Une main invisible me fait aller en avant, comme le sable du désert emporté par les vents ; en voyant les feuilles jaunies de l’automne rouler dans l’air, j’ai souhaité d’être feuille comme elles, pour courir dans l’espace. J’ai lutté avec une d’elles, j’ai pressé les bonds de mon cheval, mais elles se sont perdues dans les nuages, et les autres sont tombées dans le torrent. Longtemps encore j’ai regardé le gouffre où elles s’étaient englouties et la mousse tourbillonner alentour, longtemps encore j’ai regardé les nuages avec lesquels elles montaient, et puis je ne les ai plus revues.

Est-ce que je serai comme la poussière du désert et comme les feuilles d’automne ? Si j’allais m’engloutir dans un gouffre où je tournerais toujours ! Si j’allais aller dans un ciel où je monterais toujours !

Pourquoi donc ai-je en moi des voix qui m’appellent ? Quand je prête l’oreille, il me semble que j’entends au loin quelqu’un qui me dit : Viens, viens !

Est-ce qu’il va y avoir une bataille, et que la plaine va être couverte de mille guerriers avec leurs chevaux à la crinière flottante, avec l’arc tendu, et la mort au bout de chaque flèche ? Oh ! comme il y aura des cris et des flots de sang !

Non ! c’est peut-être un long voyage, comme celui des oiseaux qui passent par bandes et traversent les océans ; et moi il faut partir seul !… Mais où irai-je ? je n’ai pas des ailes comme eux.

Je dirai donc adieu à ma femme, à mes enfants, à ma hutte, à mon hamac, à mon chien, au foyer plein de bois pétillant, au lac où je me mirais souvent, aux bois où je respirais plein d’orgueil ; adieu à ces étoiles, car je vais voir d’autres cieux… Et ma cavale ? faudra-t-il la laisser ? Mais, si elle mourait en chemin, les vautours viendraient donc manger ses yeux ?… Et puis, quand mes enfants seront plus grands, ils monteront dessus comme moi et ils iront à la chasse pour leur vieille mère… Mais la pauvre bête sera morte, la hutte sera détruite par l’ouragan, l’herbe sera flétrie, tout ce qui m’entoure ne sera plus et sera parti dans la mort !

Allons donc ! la nuit vient, la brise du soir me pousse, il faut partir, je pars. Adieu mes enfants, adieu Haïta, adieu ma cavale, adieu le vieux banc de gazon où ma mère m’étendait au soleil, adieu, je ne reviendrai plus.

satan.

Vite ! Vite donc ! N’entends-tu point dans l’air des voix qui te disent de partir ? Pars donc !

Tu crains de quitter Haïta ? je te donnerai d’autres femmes ; tu crains de quitter ton cheval ? je te donnerai des chars ; au lieu de la hutte tu auras des palais, au lieu des bois tu auras des villes… des villes, du bruit, de l’or, des bataillons entiers, une fournaise ardente, une frénésie, une ivresse folle !

Oh ! Tu ne sais pas des joies, des voluptés, des raffinements de plaisir ! Ton âme sera élargie et sera doublée, des mondes y entreront et tourneront en toi.

Entends-tu la danse des femmes nues qui sourient, qui t’appellent ? Oh ! si tu savais comme elles sont belles, comme leurs corps ont de l’amour ! elles te prendront, te berceront sur leur poitrine haletante.

Entends-tu le bruit des armées, et les chars d’airain qui roulent sur le marbre des villes ? entends-tu la longue clameur des peuples civilisés ? le sang ruisselle, viens donc à la guerre !

Et ils t’élèveront sur un trône, c’est-à-dire que tu étais libre et tu seras roi ; tu verras sous toi, à tes pieds, des armées et des nations, et quand tu frapperas du pied tu broieras des hommes. Tu auras de larges festins, où l’ivresse s’étendra sur ton âme ; ce sera des nouveaux mets, des nouveaux vins, des frénésies inconnues.

Allons donc ! entends-tu les coupes d’or qui bondissent, et les dents qui claquent sur le cristal ? Entends-tu la volupté, la puissance, l’ambition, toutes les délices du corps et de l’âme qui te parlent, qui t’attendent, qui te pressent, qui t’entourent ?

La nuit vient, les étoiles montent au ciel, le vent s’élève, les feuilles roulent sur l’herbe, marche !

Et tu iras en avant, toujours, jusqu’à ce que tu tombes à la porte d’un palais d’or.

le sauvage.

Adieu donc, adieu ! Je pars pour le désert, le vent me pousse avec le sable.

Je vois déjà l’oasis, j’entends les chants du festin.

Adieu Haïta, adieu mes enfants, adieu ma cavale, adieu les bois, adieu les torrents !

Une voix m’a dit : Marche ! et il y avait en elle quelque chose qui m’attirait et me charmait, adieu ! adieu !

le génie du sauvage.

Arrête ! Arrête !

Non ! non ! reste à te balancer dans le hamac de jonc, à courir sur ta jument, à dépouiller le léopard de sa robe ensanglantée. Eh quoi ! l’eau du lac est pure, les chênes sont hauts, et ta femme n’est-elle pas blanche ? Ne te rappelles-tu plus ces nuits de délices sur le gazon plein de fleurs, quand les arbres avaient des feuilles, que la lune éclairait le ruisseau, et que les vents de la nuit, pleins de parfums et de mystères, séchaient les sueurs de vos membres fatigués ? Eh quoi ! vois donc le même soleil qui se couche dans l’horizon, il est plus rouge que de coutume, il y a du sang derrière, il y a du malheur dans l’avenir… Comme la mousse est fraîche et verte, comme le torrent mugit, plein d’écume ! Te faut-il donc d’autres fleurs que celles des bois, d’autre musique que la cascade qui tombe, d’autre amour que les baisers d’Haïta, d’autre bonheur que ta vie ?

Non ! tu as en toi du plomb fondu qui te brûle, ton cœur est un incendie, prends garde ! avant qu’il ne soit cendres ton corps tombera de pourriture et d’orgueil.

D’autres comme toi sont partis, hélas ! vers la cité des hommes. Un soir ils ont dit un éternel adieu à leur femme, à leur foyer ; ils ont quitté la vallée et la montagne, le rivage que la vague chaque jour venait baiser de sa lèvre écumeuse ; leurs femmes pleuraient, le foyer ne brûlait plus, le chien aboyait sur le seuil et regardait la lune, la cavale hennissait sur l’herbe.

Et on ne les a plus revus ! car un démon les a pris et les a perdus dans l’espoir qu’ils avaient, comme ces feux qui font tomber dans les fleuves.

Ils sont allés longtemps. Mais qui pourra dire toute la terre qu’ils ont foulée ! Successivement ils ont passé à travers tout, et tout a passé derrière eux ; la route s’allongeait toujours, le désert s’étendait comme l’infini, le bonheur fuyait devant eux comme une ombre. En vain ils regardaient souvent derrière, mais ils ne voyaient que la poussière remuée par les ouragans, et ils arrivèrent ainsi dans une satiété pleine d’amertume, dans une agonie lente, dans une mort désespérée.

Non ! non ! ne quitte ni les bois où bondit le tigre sous ta flèche acérée, ni le murmure du lac où les cerfs viennent boire la nuit et troublent avec leurs pieds les rayons d’argent de la lune, ni le torrent qui bondit sur les rocs, ni tes enfants qui dorment, ni ta femme qui te regarde les yeux pleins de larmes, le cœur gonflé d’angoisses. Mieux vaut la hutte de roseaux que leur palais de porphyre, ta liberté que leur pouvoir, ton innocence que leurs voluptés, car ils mentent, car leur bonheur est un rire, leur ivresse une grimace d’idiot, leur grandeur est orgueil et leur bonheur est mensonge.

Le Sauvage n’écouta point la voix de l’Ange, il partit ; et Satan se mit à rire en voyant l’humanité suivre sa marche fatale et la civilisation s’étendre sur les prairies.

— Mais ce n’est pas tout, dit Yuk, entrons maintenant dans la ville, et ne nous amusons pas aux bagatelles de la porte.


Il était nuit, aucun bruit ne sortait de la cité endormie, on n’entendait qu’un vague bourdonnement comme des chants qui finissent ; ils entrèrent. Les rues étaient désertes, les navires se remuaient et battaient du flanc les quais de pierre, la brise se jouait dans les cordages, les eaux coulaient sous les ponts, la lune brillait sur les dômes des palais, les étoiles scintillaient. Les carrefours, les rues, longues promenades, places ouvertes, tout était vide, et de blanches lueurs éclairaient tout cela et faisaient remuer des ombres. Pas un nuage.

Yuk était avec eux.

Il faisait chaud, l’air était emprisonné entre les maisons, et souvent des vents chauds semblaient s’élancer des dômes de plomb et courir dans l’air comme une cendre invisible. Des hommes étendus, ivres, dormaient par terre, d’autres étaient morts ou semblaient dormir aussi. Il y avait quelque chose de sombre et d’amer jusque dans le sommeil de la ville.

Yuk marchait devant eux, il guidait Smarh dans ce dédale impur, et, chemin faisant, il tirait de sa poche une certaine poudre, il la lançait en l’air ; on la voyait s’allonger en spirale, puis tomber par les cheminées, et bientôt on voyait les murailles se disjoindre et de volumineuses cornes s’étendre, comme l’envergure d’une aile, pendant qu’une femme tournait le dos à un homme et donnait son devant à un autre.

Quand Yuk ouvrait la bouche, c’étaient des calomnies, des mensonges, des poésies, des chimères, des religions, des parodies qui sortaient, partaient, s’allongeaient, s’amalgamaient, s’enchevêtraient, se frisaient, ruisselaient, finissant toujours par entrer dans quelque oreille, par se planter sur quelque terrain pour germer dans quelque cerveau, par bâtir quelque chose, par en détruire une autre, enfouir ou déterrer, élever ou abattre.

Chacun des mouvements de sa figure était une grimace, grimace devant l’église, grimace devant le palais, grimace devant le cabaret, devant le bougre, devant le pauvre, devant le roi. S’il allongeait le pied, il faisait rouler une couronne, une croyance, une âme candide, une vertu, une conviction.

Et il riait, après cela, d’un rire de damné, mais un rire long, homérique, inextinguible, un rire indestructible comme le temps, un rire cruel comme la mort, un rire large comme l’infini, long comme l’éternité, car c’était l’éternité elle-même. Et dans ce rire-là flottaient, par une nuit obscure sur un océan sans bornes, soulevés par une tempête éternelle, empires, peuples, mondes, âmes et corps, squelettes et cadavres vivants, ossements et chair, mensonge et vérité, grandeur et crapule, boue et or ; tout était là, oscillant dans la vague mobile et éternelle de l’infini.

Il sembla alors à Smarh que le monde était dépouillé de son écorce et restait saignant et palpitant, sans vêtements et sans peau. Son œil plongea plus loin dans les ténèbres, il crut un moment y voir des astres, les ténèbres étaient encore là.

— Entrons ici, dit Yuk.

Et la porte d’un palais s’ouvrit devant eux. Ils montèrent par un escalier de marbre, qui avait des taches de sang à chaque marche, le pied broyait des coupes d’or et des têtes humaines, et à chaque pas on sentait qu’on marchait sur de la chair, que quelque chose s’enfonçait sous vous et que des soupirs montaient.

Ils se trouvèrent dans une salle où il y avait un trône. Au pied de ce trône, un homme pâle, maigre, dans un manteau de pourpre. Il avait des nuits sans sommeil, celui-là, sa vie était une angoisse, passée à tenir un misérable morceau de bois doré qu’il avait dans les mains, et il marchait soucieux auprès de son trône, et, quand il le voyait prêt à pencher, il le soulevait et mettait dessous pour le soutenir de la corruption et de l’or, des têtes humaines qu’il allait chercher dans la foule.

Et tous les vices se traînaient à genoux à ses pieds, toutes les vertus s’inclinaient à son passage, toutes les convictions se fondaient comme du plomb devant son sourire, et tous les péchés capitaux le harcelaient et le tiraient par son linceul de pourpre, dont ils arrachaient quelques lambeaux.

Et l’ambition lui disait : « Tiens, voilà des empires, voilà des hommes, des lauriers, de la gloire, de la poudre, des combats, des cités ; la poudre des combats tourbillonne déjà ; en route, à la guerre ! » Et il sautait sur un cheval nu et le frappait à deux mains, il courait sur les hommes, brûlait les villes, le pied de son coursier cassait des crânes et des couronnes, le sang de la guerre fumait devant lui, il avait des vêtements pleins de sang et des mains rouges, et il appelait cela de la gloire.

Et la Luxure lui disait : « Tiens, voilà des femmes et des voluptés, tout est à toi, à toi, le roi. En est-il une qui résistera au maître ? et si elle résistait tu pourrais l’étouffer dans tes bras et tu aurais son cadavre tout chaud et tout palpitant. N’as-tu pas des femmes qui s’épuisent en inventions pour te plaire ? N’as-tu pas des poètes qui cherchent pour toi les raffinements les plus inouïs ? Tiens, voilà des parfums qui fument, des femmes nues et étendues sur des roses, il est nuit, elles t’appellent de leurs voix douces comme des sons de la flûte. » Et il se ruait, comme une bête fauve, sur les gorges et sur les ventres des courtisanes et des dames de haut parage ; il rugissait de plaisir, il se traînait comme un porc dans sa fange ; avec toutes ses richesses il n’était qu’ignoble, avec toute sa gloire il était vil.

Les nuits, les jours, les crépuscules et les aurores, tandis que les esclaves nues dansaient en chantant, que la fanfare retentissait sous les voûtes dorées, il était entouré d’une troupe de beautés ; toujours il avait quelque belle tête sur ses lèvres, de beaux bras blancs sur son cou ; et en foule venaient les pères, les époux, les frères, les fils, vendre leur fille, leurs femmes, leurs sœurs, leur mère. Des brunes, des blondes, Andalouses à la peau cuivrée et aux cheveux noirs, femmes d’Asie aux mamelles pendantes, bondissantes et nues, filles de Grèce aux formes pures et aux yeux bleus, et celles du nord, blondes comme les soleils d’automne, blanches comme le lait des montagnes, toutes pour lui étaient là, prêtes, parées ou nues ; pour lui toutes les fleurs, tous les parfums, toutes les voluptés, toutes les amours.

Il y nageait, il s’y plongeait, il en prenait tant que son cœur pouvait en contenir, il les jetait et en prenait d’autres. Il aimait la femme aux mots d’amour, et la bouche aux dents fraîches, et les épaules blanches, couvertes d’une onde de cheveux noirs, et, quand il sentait des genoux presser ses flancs et des bras le serrer sur des seins nus, il se pâmait, il se mourait. Il était fou, idiot, stupide ; il sentait avec un enivrement machinalement une sueur de femme couler sur son corps, il tombait en fermant les yeux et rêvant d’autres voluptés, d’autres fanges dans son sommeil.

Et l’Avarice lui disait : « De l’or ! de l’or ! » et il était pris d’une cupidité insatiable. De l’or ! il y avait dans ce mot-là une frénésie satanique, et il amassait, il en amassait jusqu’au ciel, il en tirait de tout, des hommes et des choses ; il pressait tout dans ses mains et ses mains suaient l’or, il avait des machines qui lui en faisaient, et il en avait de quoi combler des océans, il s’y roulait dessus et disait qu’il était riche. D’autres fois, il était jaloux, par caprice, d’un haillon et il le volait ; s’il voyait une parcelle de quelque chose, il avait une soif de l’avoir, il avait du poison dans les veines.

L’Orgueil lui disait : « Vois donc ! regarde tes flottes, tes océans, tes empires, tes peuples esclaves ; tout à toi, à toi ! » Et il se trouvait grand, fort, beau, il se faisait dresser des autels, il était plein d’orgueil, et son orgueil l’étouffait de plus en plus, comme s’il avait eu une tempête dans l’âme, qui se fût gonflée toujours.

Il courait donc de ses trésors à ses maîtresses, de ses esclaves à ses maîtresses, esclave lui-même, captif de ses vices, esclave et gêné d’un pli de rose sous lui. Mais quelqu’un vint qu’on n’attendait pas, il frappa à la porte à grands coups de pieds et il l’enfonça. Tout tomba, les lumières s’éteignirent, le trône fut emporté par le vent, le palais fut fauché, le roi et ses empires, ses voluptés, ses crimes, tout cela dans son linceul, tout cela poussière et néant.

Oh ! Yuk se mit à rire, à rire toujours et longtemps ; Satan dit que cela l’ennuyait et qu’il en avait vu assez.

— De l’érotique, du burlesque, du pastoral, du sentimental, de l’élégiaque ! Voyons, Yuk, une littérature au lait pour un poitrinaire !

yuk.

Que voulez-vous que nous montrions au novice ? des fiancés, des mariés ou des morts ? un mensonge ou un serment ?

satan.

Oui.

yuk.

Ensemble, n’est-ce pas ? car serment et mensonge sont synonymes, ainsi que mariés et cocus, ainsi que fiancés et morts.


PETITE COMEDIE BOURGEOISE
SCÈNE PREMIÈRE.

Un salon confortable, une maman qui tricote avec des mitaines, une lampe avec un abat-jour, un jeune homme et une jeune fille s’entreregardent.

le jeune homme.

Eh bien ?

la jeune fille.

Eh bien ?

le jeune homme.

Mademoiselle !

la jeune fille.

Monsieur !

le jeune homme.

Chère amie, je vous aime (ici un baiser), je vous aime de tout mon cœur ; si vous saviez…

La jeune fille lève un regard, le jeune homme pousse un soupir, la maman les regarde avec complaisance.

La conversation continue, on parle des projets de mariage, d’une tenue de maison ; la jeune fille fait grande parade d’économie, le jeune homme grand étalage de magnificence.

On s’enhardit. Chaque matin le jeune homme arrive avec un gros bouquet, et en sortant de chez sa fiancée il va chez son médecin, qui finit de le purger d’une incommodité gênante un jour de noces et dangereuse pour l’épousée.

C’était un bon garçon, il avait fait son droit et avait fort bien usé de ses trois ans d’étudiant ; il avait débauché un régiment de modistes et les avait toutes laissées en disant : « Tant pis ! des femmes comme ça ! » Il ne savait plus que faire, il lui avait pris envie de se ranger, de payer ses dettes, de s’établir et de se marier.

Sa femme était gentille, une grande fille blonde de dix-huit ans, élevée sous l’aile d’une bonne mère, chaste, blanche, timide.

Il l’aimait, il le croyait, il avait fini par se le persuader, il en était convaincu. S’il avait eu plus d’imagination, il se serait posé comme un amoureux de drame ; cela lui semblait drôle tout de même.

Mais le jour des noces arriva, la mariée était jolie comme un ange, le jeune homme était beau comme un gendarme ; l’une rêvait à mille instincts confus, pauvre colombe enfermée dans la cage et qui n’avait entrevu, entre les barreaux de l’honnêteté et le voile obscur des convenances, qu’un coin de ce grand ciel qu’on appelle amour ; l’autre pensait en termes plus précis et en images plus distinctes à la nuit qui allait venir : « Une vierge, se disait-il, une femme comme cela ! » et il n’en revenait pas d’étonnement.

SCÈNE II

Une église, des conviés, des mendiants ; les prêtres rayonnent, les pièces d’argent tombent goutte à goutte dans l’offerte, beaucoup de cierges. Les mariés sont à genoux, la jeune fille frémit, palpitante d’une joie pure ; le jeune homme est frisé et a des gants blancs, il a été une heure à se laver les mains avec différents savons d’or, il embaume.

À l’hôtel de ville on prononce le « oui » d’une voix claire, tout est fini.

Yuk alors se met à rire, à rire de ce fameux rire que vous savez ; il a raison, car il a devant lui au moins un demi-siècle de ménage.

Nous sommes trop moraux pour nous appesantir sur la nuit de noces et dire tout ce qui s’y fit, ce serait cependant curieux, mais la décence, cette maquerelle impuissante, nous en empêche. Passons à la

SCÈNE III

Lune de miel (voyez la Physiologie du mariage, du sire de Balzac, pour les phases successives de la vie matrimoniale).

La femme s’aperçoit que son mari est beaucoup plus bête qu’elle ne le croyait ; il lui avait paru si spirituel, quand il n’était encore qu’un fiancé (suivant l’expression poétique), un parti (suivant l’expression sociale), un bon ami (comme disent les cuisinières), et une p… dans l’horizon (suivant nous) !

De plus elle aimait la poésie, les rêves, les pensées capricieuses, brumeuses et vagabondes ; et son mari commence par lui dire que Lamartine est incompréhensible, que les rêveurs sont des fous, qu’il n’y a de vrai que l’argent et la géométrie. Elle avait dans le cœur toute une couronne de fleurs parfumées, fleurs de poésie, fleurs d’amour, elle avait, plein son âme, une joie sereine, pure et religieuse ; et feuille à feuille, jour à jour, il marche sur ses illusions, sur ses pensées d’enfant, avec le gros rire brute de l’homme qui triomphe, de la raison écrasant la poésie. Il fallait dire adieu à toutes ces diaphanes rêveries, où son esprit se berçait si mollement dans un ciel sans limites, dans un océan de délices et d’extases sans bord, sans rivage ! quitter ses auteurs favoris qu’elle lisait les jours d’été, assise à l’ombre des ormes, ses chers poètes aux vaporeuses poésies, traités d’imbéciles par un homme de beaucoup d’esprit, disait-on !

Elle eut du dépit d’abord, puis elle finit par se persuader qu’elle avait tort, elle commença à aimer le monde, à vouloir aller au bal. Son mari y consentit, il était fier de faire briller sa femme et de montrer ses diamants ; il pouvait se dire, en regardant les hommes lui presser la taille demi-nue, en faisant le plus gracieux sourire qu’il leur était possible : « Cette femme est à moi ; vous avez le sourire, moi j’ai le baiser ; vous avez la main gantée, le pied chaussé, le sein voilé, et moi j’ai la main nue, le pied nu, le sein découvert. À moi ces voluptés que vous rêvez sur elle, à moi cette beauté qui brille, ces yeux qui regardent, ces diamants qui reluisent ; à moi tous les trésors que vous convoitez ! Ainsi l’orgueil s’était placé dans cet amour et le remplissait tout entier.

SCÈNE IV

Elle eut un enfant, le plus joli du monde ; elle l’aimait, le caressait, le baisait à toute heure du jour ; c’était des joies sans fin, car c’était toute sa joie et son amour que cet enfant-là.

Son mari trouvait que ses couches l’avaient rendue laide, les cris de son fils l’ennuyaient, il ne l’aima que plus tard, lorsque la réputation du fils eut rejailli sur le père.

Cependant il retourna chez les filles et recommença sa vie de garçon. Sa femme restait le soir auprès du berceau, à prier Dieu et à pleurer. De temps en temps l’enfant ouvrait les bras et bégayait, ses petites mains potelées flattaient les joues de sa mère, rougies par de grosses larmes.

SCÈNE V

Ce fut donc, d’une part, une vie de dévouement, de sacrifices, de combats ; et, de l’autre, une vie d’orgueil, d’argent, de vice, une vie froide et dorée comme un vieil habit de valet tout galonné ; et ils restèrent ainsi étrangers l’un à l’autre, habitant sous le même toit, unis par la loi, désunis par le cœur.

Il y eut d’un côté des larmes, des nuits pleines d’ennui, d’angoisses, des veilles, des inquiétudes, de l’amour ; et de l’autre, des soucis, des sueurs, de l’envie, de la haine, des remords, des insomnies, des mensonges, une vie misérable et riche.

Tous deux allèrent où tout va, dans la mort. La femme mourut d’abord, seule avec un prêtre et son fils ; on vint dire à Monsieur que Madame était morte ; il s’habilla de noir et fit commander le cercueil.

La scène VI est toute remplie par un rire de Yuk, qui termina ici la comédie bourgeoise, en ajoutant qu’on eut beaucoup de peine à enterrer le mari, à cause de deux cornes effroyables qui s’élevaient en spirales. Comment diable les avait-il gagnées, avec une petite femme si vertueuse ?

Ils continuèrent ainsi à marcher de droite et de gauche, furetant dans chaque ruisseau pour y trouver une vertu, dans chaque tas de boue pour y découvrir de l’or ; ils regardaient dans toutes les maisons, il en sortait des cris de deuil, des chants de joie, là c’était une bière, ici un tonneau défoncé.

Le jour vint et la ville commença à s’éveiller ; les hommes allaient par les rues, les uns revenaient d’une orgie, d’autres pleuraient, affamés ; il y en avait qui tombaient d’épuisement et d’autres, pleins de vin, qu’écrasaient les roues des chars.

On entendit le cheval qui piaffait sur les pavés, et les pas d’hommes pressés qui couraient sur les dalles ; déjà l’or roulait sur les tables, le fouet claquait sur les épaules de l’esclave, la prostitution ouvrait sa porte vénale, le vice se réveillait, le crime aiguisait son poignard et montait ses machines, la journée allait recommencer.

Il y avait un homme en haillons ; le souffle du matin refroidissait sa peau, et quand le soleil vint à paraître il grelotta de plaisir, remua les épaules et sourit bêtement, on eût dit qu’il eût voulu faire entrer en lui la chaleur du soleil. Son teint était jaune, ses cheveux et sa barbe noire étaient couverts de poussière et de brins de paille, son grand œil bleu était vide et avait faim, sa bouche, entr’ouverte, avait un froid rire de bête fauve affamée.


YUK, SATAN, SMARH, en ouvriers.
yuk.

Qu’as-tu, mon camarade ?

le pauvre.

Ce que j’ai ? mais qu’êtes-vous, vous-même ? Personne jusqu’ici ne m’avait adressé une pareille question, ils passaient tous en me regardant. Mais n’êtes-vous pas du pays ? Oui, je le vois à vos vêtements. Oh ! si vous venez du beau pays d’Allemagne, dites-moi si le Rhin coule toujours, si la cathédrale de Cologne, avec ses saints de pierre, est toujours debout ; dites-moi si les arbres ont toujours des feuilles, car, pour moi, je crois que la nature est changée depuis que je suis dans cette ville hideuse.

yuk.

Voyons, contez-nous cela, à des compagnons de votre état, de votre pays.

le pauvre.

Mon état ? je n’en ai pas. Mon pays ? je n’en ai plus. Est-ce qu’il y en a pour le malheureux ? Celui qui a un pays, c’est celui qui est heureux, mais le malheureux n’a pour patrie que son cœur plein d’angoisse. Que voulez-vous que je vous dise ? je ne sais rien, si ce n’est que je hais les riches et que j’ai faim. Je suis parti de mon pays parce qu’on m’en a chassé avec des huées et des pierres, car mes guenilles étaient sanglantes, il y avait une infamie dans notre famille. Ah ! l’infamie, c’est de vivre comme je vis. J’ai donc été sans savoir où, à l’aventure, marchant dans les routes et les campagnes, vivant en volant une pomme, un fruit, un morceau de pain ; on me repoussait toujours, on disait que j’étais laid.

yuk, riant.

Ah ! ah ! ah !

le pauvre.

Je n’avais appris aucun métier, je ne savais que manger et je n’avais rien à manger ; parfois, j’étais pris d’une fureur immense, et il me semblait que j’aurais broyé le monde d’un coup de pied. Il me fallait, le soir, aller disputer aux chiens les immondices du coin de la borne et les haillons jetés dans la boue ; il y en avait pourtant qui sont heureux, qui font de larges repas, et quand je me demande pourquoi cela, il y a là un abîme que je ne peux combler.

yuk, riant.

Ah ! ah ! ah !

le pauvre.

Ne ris pas, par dieu ! mais écoute donc. Personne ne m’a aimé, ni homme, ni femme, ni chien, car, un jour, il y en a un qui est venu vers moi, mais, comme je ne pouvais le nourrir, il m’a mordu, et s’en est allé. Cependant, une fois, je ne sais dans quel village, j’étais parvenu à ramasser un sac d’argent en travaillant à la charpente de l’église, j’allais me marier, Marthe m’aimait ; elle vint deux fois seule, le soir, sur le rivage, me dire qu’elle m’aimerait toujours, elle avait des fleurs dans ses cheveux, elle chantait ; puis, je ne sais comment, elle n’a plus voulu de moi, un plus riche l’a prise.

yuk.

C’est ça, compère, les jeunes filles aiment les beaux cavaliers riches et les pourpoints de velours.

le pauvre.

Ne me parlez pas des riches, encore une fois, — je les hais ! Moi qui meurs de faim à la porte de leurs palais, j’ai dans le cœur des trésors de haine pour eux, et quand il fait froid, que j’ai faim, que je suis malheureux et misérable, je me nourris de cette haine, et cela me fait du bien.

satan, se logeant dans l’oreille du pauvre.

Celui-là (désignant Yuk) a une bourse sur lui ; — tue-le, tu l’auras ; on ne te verra pas, et, d’ailleurs, quand on te verrait… Tue-le, c’est un homme méchant. Pourquoi, quand tu lui contais tes maux, s’est-il mis à rire ? C’est un riche au cœur dur.

Yuk se découvre et laisse voir un magnifique costume ; une bourse garnie de diamants pend à sa ceinture.
le pauvre, en lui-même.

Ô mon Dieu ! Voilà des pensées que je n’avais jamais eues. En effet, si j’allais être riche à mon tour, heureux, avoir des laquais, des chevaux, des tables somptueuses, me faire servir comme un prince ?… Mais tuer un homme !

satan, en lui-même.

Bah ! un homme ! on ne le saura pas. Dépêche-toi, personne ne passe dans la rue maintenant.

Il lui glisse un poignard dans la main ; le pauvre, fasciné, se rue sur Yuk qui tombe par terre percé de coups.
satan.

Voilà la police !… Un homme d’assassiné ! prenez-moi ce gueux-là !

Le corps de l’ouvrier reste par terre, percé de coups, mais Yuk se relève.
yuk.

Vous croyiez vraiment que j’étais mort ? oh ! par Dieu, il n’y aurait plus de monde, ni de création, du jour où je cesserais de vivre. Moi, mourir ! ce serait drôle. Est-ce que je ne suis pas aussi éternel que l’éternité ? Moi, mourir ! mais je renais de la mort même, je renais avec la vie, car je vis même dans les tombeaux, dans la poussière ; cela est impossible.

Celui qui dira que je ne suis plus mentira comme l’évangile. Mourir ? mais il n’y aurait plus ni gouvernement, ni religion, ni vertu, ni morale, ni lois. Qui donc alors tiendrait la couronne, l’épée, revêtirait la robe ? qui donc serait médecin, poète, avocat, prêtre ? est-ce qu’il y aurait quelque chose à faire ? La vie deviendrait ennuyeuse et bête comme une vieille femme. Mourir ? mais où en seraient les ménages qui sont garants de la foi conjugale ?

Ah ! je me fâche à cette horrible idée d’anarchie sociale, la morale publique ; la morale publique, les mœurs, les institutions philanthropiques, les vertus, les systèmes, les théories, songez-y, si je mourais, tout cela mourrait aussi. Comment serait-on alors ? comment concevez-vous l’idée d’un monde sans moi, sans que j’en occupe les trois quarts, sans que je le fasse vivre en entier ?

Les gens du guet prennent le pauvre.
satan.

Tant mieux ! ce drôle-là m’assommait. Mais, au reste, il serait fâcheux de le faire mourir sitôt, réservons-le. Il faudra qu’il brûle sa prison, viole six religieuses et massacre une trentaine de personnes avant de rendre l’âme.

Le pauvre s’échappe des mains des soldats.

Yuk se frotte les mains, s’étend au soleil, crache au nez d’un magistrat, et pisse sur l’église.

C’était une haute église, avec son porche noirci, ses aiguilles et ses pyramides de pierre. Elle était vénérable tant elle était vieille ; ils y entrèrent.

La nef était haute, vide, solitaire ; les minces et sveltes colonnes projetaient leurs ombres sur les dalles usées. Le jour se mourait, et cependant le soleil, passant à travers les vitraux rouges, jetait une lueur qui semblait s’étendre comme celle des lampes suspendues. Il y avait quelque chose de grand et de triste dans cette église ; elle était haute, si haute que les hommes paraissaient petits en bas, il n’y avait plus ni encens aux pieds de la Vierge ni fleurs sur l’autel, l’orgue avait tu sa grande voix ; — seulement, tout au fond, un drap noir, un cercueil, la messe des morts.

Celui qui était étendu dans la bière n’avait jamais tué, ni pillé, ni violé ; il n’avait point été aux galères, ni repris de justice ; c’était un honnête homme. Quand il sortit de l’église et qu’il passa, traîné dans les rues, chacun se découvrit, — on salua la charogne.

Mais le prêtre s’était dépêché, il a vite renvoyé le mort en terre. Pauvre prêtre ! il avait déjà, dans la journée, béni six unions, fait trois baptêmes, enterré quatre chrétiens, et, quant aux communions, elles sont innombrables. Il se dépêcha, sa concubine l’attendait, elle était dans le bain chaud depuis longtemps, elle s’ennuyait. Il partit, il jeta vite la robe blanche, et rêva l’adultère.

L’église vide… oh ! vide comme vous savez ; il n’y avait plus ni chants du peuple, ni voix du prêtre, ni prière de l’orgue.

Qu’elle devait être belle, pourtant, les jours d’hiver, avec ses mille cierges allumés, son peuple chantant en se promenant dans les galeries, quand tout chantait et vibrait d’amour, quand, depuis la voûte jusqu’aux tombeaux, depuis le vitrail jusqu’à la pierre, tout ne formait qu’un chant, qu’une allégresse ! Qu’elle était belle, pourtant, les jours d’été, quand les moissonneurs couverts de sueur entraient et faisaient bénir les gerbes de blé ; quand les dames de haut parage, avec leurs cours de pages, de chevaliers, rois, empereurs et papes, quand tous venaient là prier, pleurer, aimer ; quand les chevaliers, avant de partir pour le pays de Palestine, venaient prendre leur épée et qu’ils disaient un éternel adieu au grand portique noir où le soleil rayonne, au clocher d’ardoises où la voix d’airain chante, et prie dans sa cage de pierre !… Plus rien ! vide comme un squelette !

Quand des pas d’homme se font entendre, il semble que l’on entend un gémissement, comme un soupir. On y voit, assis sur leurs tombeaux de pierre, les évêques, les cardinaux, les ducs drapés dans leurs manteaux de granit, étendus la bouche béante ; ils semblent dormir comme des morts. Au bas de l’église circule une pluie ruisselante, froide et grasse, une pluie verte qui suinte des murs ; le sol usé est bourré de cadavres, la terre résonne, les morts sont tassés, et la génération vivante marche sur les générations éteintes. À mesure qu’elle avance, elle s’enfonce dans la terre des tombeaux, et la suivante lui marche sur la tête.

Tout est usé, flétri, fatigué ; le plâtre est tombé d’entre les pierres, les figures de saints sont grises et mangées par le temps ; la rosace, avec ses gerbes, se décolore ; la voûte elle-même s’éventre, surchargée et effrayée de l’abîme qu’elle a sous elle.

Alors Smarh se mit à pleurer amèrement et il dit :

— Hélas ! hélas ! est-ce qu’il est venu quelque conquérant qui a emporté les vases d’or pour en ferrer ses chevaux ? est-ce qu’on a enlevé les reliques des saints ! les hosties sacrées ? pourquoi donc les chants ont-ils cessé ? pourquoi l’encensoir est-il vide ? pourquoi y a-t-il tant de vers qui se traînent sur les tombeaux ? pourquoi tant d’herbes et de mousses sur les murs ? les cierges sont éteints, les fleurs sont fanées.

Autrefois, les dimanches, les enfants venaient tout joyeux s’agenouiller aux pieds de la Vierge, et ils chantaient en regardant la flamme remuer sur la robe étoilée de Marie ; mais il n’y a plus d’enfants ici, j’en ai vu qui détournaient la tête en passant.

Quand la neige couvrait la terre, quand la pluie tombait, quand la grêle battait les vitraux, tous venaient se réfugier sous la voûte, qui s’étendait sur eux comme l’aile d’une colombe. Quand le malheur avait frappé quelqu’un, il venait là, auprès du drap de l’autel, sécher ses pleurs, guérir ses maux. J’en ai vu qui frappaient la terre de leur front et qui mouillaient de leurs larmes les pavés de marbre, et quand ils se relevaient, il y avait un sourire d’espérance dans leurs âmes ! Ils avaient entrevu le ciel dans le malheur, le bonheur dans la foi !

l’église.

On ne veut plus de moi ; demain, les maçons m’attaqueront par ma base, me renverseront, me démoliront pierre à pierre.

le bénitier.

Ils sont venus prendre mon eau, ils se sont lavé les mains. En vain j’ai écumé, bouillonné, ils ont craché dans mon onde et se sont amusés à voir les cercles que cela faisait.

la nef.

Tout a passé sous moi : noces, funérailles, morts et vivants. J’étais l’écho des chants, je renvoyais les soupirs et les cris de douleurs ; c’était vers moi que volait l’encens, que montaient le parfum des fleurs, et la voix des prières, la fumée des cierges. Que de fois j’ai resplendi, j’ai vibré ! mais je suis triste, j’ai envie de me coucher sur les dalles qui sont à mes pieds.

les colonnes.

Autrefois on nous entourait de guirlandes, maintenant nous sommes nues. Nous sommes, depuis six cents ans, séparées les unes des autres, nous nous enfonçons sous terre ; je crois que l’église tout entière s’affaisse dans un bourbier, on dirait d’un démon qui pèse sur son toit et l’écrase.

les vitraux.

Que de fois le soleil a illuminé nos couleurs, maintenant nos reflets n’éclairent plus rien. Les pierres de la rue viennent nous casser chaque jour, les vents nous jettent par terre ; il faudra remporter toutes nos fleurs, toutes nos couleurs aux pieds du bon Dieu.

les dalles.

On nous a usées, nous sommes trouées en maints endroits, nous sommes lasses d’être foulées par des pieds impurs, les morts qui sont sous nous semblent nous repousser de dessus eux. Pourquoi nous a-t-on tirées des flancs de la montagne, où nous étions si paisibles, au sein de la terre ?

la cloche.

Depuis longtemps je suis muette, personne ne vient plus prendre mon bourdon et faire aller ma bascule ; est-ce que les hommes sont tous morts ?

Autrefois ma voix d’airain chantait à tue-tête, je faisais trembler mon clocher tout frêle, la tour remuait, ivre, et frémissait sous mon poids. Je chantais bien haut dans les airs, et je voyais arriver des campagnes hommes, femmes, vieillards et enfants, accourant, accourant vite et se pressant sous mon portail. Du jour où on me monta ici, j’ai toujours été fêtée, honorée comme la reine de l’édifice, comme la tête de la cathédrale. N’était-ce pas moi, en effet, qui portais la prière de tous dans mes spirales d’harmonie ? Aujourd’hui seulement je me tais, je m’ennuie toute seule, et, si haut, le vertige me prend ; je crois que je vais m’écrouler avec mon clocher, j’ai plutôt envie de me faire fondre en boulets et de courir dans la plaine.

les gargouilles.

Voilà assez longtemps que nous sommes là, droites, hérissées, suspendues ; on nous regarde en bas sans terreur. Autrefois nous crachions l’eau de l’orage, en grimaçant si bien qu’on avait peur ; maintenant ils nous regardent d’en bas en ricanant. Oh ! j’ai envie de m’en aller, de me détacher de la pierre et de sauter ; je m’allonge tant que je peux, mais j’ai les pieds pris dans la cathédrale. En nous efforçant toutes à la fois, nous pourrons peut-être nous en déraciner, ou l’entraîner derrière nous ; faisons tous nos efforts, poussons en avant, tendons nos jarrets de granit, hérissons nos crinières de pierre. Nous avons envie de nous mettre à marcher sur la terre avec les serpents et de sauter par bonds, au lieu de rester suspendues dans l’infini, à regarder la foule s’agiter en bas et les hiboux battre des ailes autour de nos flancs.

Et Satan aussitôt dit à l’église :

— Non, je ne veux plus de toi ! Il y a longtemps que tu me gênes dans ma marche et que tes aiguilles embarrassent mes pas ; je t’abattrai, car tu es belle quoique vieille, et je te hais de ma haine éternelle ; je t’abattrai, car tu obstrues mes rues, et les chars courront mieux quand tu n’y seras plus.

Tu n’as plus pour te défendre ni l’amour du croyant ni celui de l’artiste, mon esprit s’est infiltré dans tes veines depuis la base de ton plus profond pilier jusqu’à l’air qui surmonte ta plus haute aiguille, le vice suinte de tes pierres, et le doute te ronge à la face et te mange la figure. Que veux-tu faire ? tu vas retomber sur la terre, où l’herbe te couvrira pour toujours.

Ainsi, mon bénitier, comme tu es de marbre blanc et solide, tu seras ma coupe où je bois du sang, ton eau servira à laver les pieds de quelque cheval de guerre.

La nef va tomber par terre, la voûte va s’éventrer comme un ventre trop plein et qui crève.

Les colonnes frêles vont se casser comme un roseau sous le poids de leur cathédrale, qui s’abaissera tout à l’heure comme un flot de la mer qui s’est monté bien haut, et qui tombe ensuite sur la surface unie et vide.

Et vous, mes dalles, comme vous êtes vieilles, on pavera les rues avec vos faces plates et carrées ; et le pied de la courtisane, le pas du mulet, les roues des chars vous useront si bien que vous ne serez plus que de la poussière qu’enlèveront les vents.

Et toi, ma grosse cloche, on va encore te fondre et te ronger ; tu vas hurler et bondir dans la plaine ; chaque fois que tu chanteras, ta voix tuera des hommes sur son passage.

Et mes vitraux bigarrés, vous allez tous vous casser, vous aurez le plaisir de vous voir sauter et rebondir, en vous brisant de nouveau sur la terre.

Les gargouilles vont tomber pierre à pierre, vous assommerez toutes quelqu’un dans votre chute ; mais on vous ramassera avec soin, on vous grattera, on vous blanchira pour en bâtir quelque entrepôt, quelque lupanar immonde où je vous reverrai souvent.

Il dit, et aussitôt l’église s’écroula tout entière, depuis son sommet jusqu’à sa base ; elle s’écroula d’un seul coup, ce fut un fracas horrible. Mais il y eut un immense rire qui accueillit cette chute, les philosophes battaient des mains ; mais un autre rire les domina tellement qu’ils disparurent tout à fait. Celui-là, vous le connaissez, c’était celui de Yuk.

Et Smarh se trouva seul dans une plaine aride, avec de la cendre jusqu’au ventre ; il s’y enfonçait à mesure qu’il tâchait de s’élever. Tout était morne, mort et détruit autour de lui.

Il disait :

— Où suis-je ? où suis-je ? J’ai monté dans l’infini, et j’ai eu vite un dégoût de l’infini ; je suis redescendu sur la terre, et j’ai assez de la terre. Aussi que faire ? La nature et les hommes me sont odieux. Oh ! quelle pitoyable création !

Et il se mettait à rire aussi.

— Je suis las de tout ; il faut donc mourir. Quels sont ces esprits qui m’ont conduit où j’ai été ?

Satan se présente à lui et lui dit :

— C’est moi, c’est moi, je suis le Diable !

Smarh fut tout épouvanté et faillit mourir.

satan.

D’où te vient cette horreur ? pourquoi me craindre ? Si je voulais, je t’emmènerais déjà dans mon enfer, où ta chair repousserait toujours pour brûler toujours, car tu t’es donné à moi depuis longtemps. N’as-tu pas maudit la vie ? n’as-tu pas ri de la création ? n’es-tu pas plein de doute et d’ennui ? Il n’y a de bonheur que pour ceux qui espèrent dans la joie de leur foi.

As-tu compris une seule des choses que tu as vues ? As-tu senti tout ce dont tu dis que tu as dégoût ? Que sais-tu de la vie ?

smarh.

Je croyais l’avoir connue et, en effet, je vois qu’à peine je l’ai vue ; je crois toujours voir la lumière, et puis tu me replonges dans l’ombre. Non ! je ne vois plus qu’un horizon noir, obscur et vague.

Tiens, regarde ! La cendre me vient jusqu’au ventre, le soleil s’est couché, il n’y a plus sur la plaine qu’une teinte morne et rouge, comme le reflet d’un incendie éteint. Dis-moi donc si l’horizon ne s’éclairera pas et si le soleil dormira toujours dans les ténèbres ? Où veux-tu que j’aille ? et pour quoi faire ? Me donneras-tu des prairies pures, des océans sans tempête, une vie sans amertume et sans vanité ?

satan.

Non ! je veux au contraire que les tempêtes et les vanités soufflent dans ton existence comme le vent dans la voile, t’entraînent vers quelque chose d’immense, d’inconnu, et que moi seul je sais.

smarh.

Mais ne suis-je pas déjà assez ployé comme un roseau ? Tu veux donc que l’orage aille toujours jusqu’à ce qu’il m’ait brisé tout à fait ?

satan.

Oui ! pour te laisser sur quelque grève déserte, où le désespoir, comme un vautour, viendra manger ton âme.

smarh.

J’irai donc ainsi de dégoûts en dégoûts, repu et toujours traîné aux festins ! tu vas me conduire ainsi par les mondes ! Oh ! j’en ai assez. Grâce ! toujours de l’ennui morne et sombre ! toujours le doute aux entrailles ! pitié ! pitié !

satan.

Non ! non ! je veux que tu n’aies plus de doute, et que ta pensée s’arrête et ne tournoie plus sur elle-même comme la terre dans sa course ivre et chancelante.

smarh.

Et que vas-tu me faire ? Vas-tu me changer, me donner un autre corps ? car le mien est déjà vieux ; j’ai en moi le souvenir de dix existences passées, et déjà je me suis heurté à tant de choses que si je vais ainsi je tomberai en poussière.

satan.

Ton sang est vieux, dis-tu ? j’y ferai couler du poison dedans, qui nourrira ta chair flétrie ; je te soutiendrai jusqu’au jour où tu pourras aller seul, jusqu’au jour où je te lâcherai de ma griffe.

Maintenant va, cours, bondis dans les vices, les crimes et les passions. Oh ! je vais animer ton existence, je vais te gonfler le cœur jusqu’à ce qu’il crève percé ; je vais t’en donner, t’en donner jusqu’à ce que tu n’en puisses plus ; tu vas courir sous un soleil de plomb, tu vas traverser des mares de sang et des océans de boue, tu vas vivre. N’as-tu pas un but ? N’es-tu pas destiné à accomplir une mission ? Mission de souffrance et d’angoisses ! Quand tes membres seront usés, que tes pieds eux-mêmes seront réduits en poudre, je te pousserai toujours, et tu iras ainsi dans cet infini des douleurs jusqu’à ce que tu ne sois plus rien, rien. Entends-tu cela ?

Tu croyais donc que tu pouvais regarder la vie, t’approcher du bord et puis t’en éloigner pour toujours ? Non ! non ! je vais t’y plonger longtemps, et tu vas en sonder toutes les fanges, en boire toute l’amertume.

Dis-moi, que veux-tu ? forme un rêve, creuse une idée, désire quelque chose, et ton rêve aussitôt va devenir une réalité que tu palperas des mains ; je te ferai descendre jusqu’au fond du gouffre de ta pensée, j’accomplirai ton désir.

smarh.

Que sais-je ? car j’ai mille passions sans but, mille instincts confus ; j’ai comme, dans mon âme, les débris de vingt mondes, et je ne sens pas un souffle qui puisse ranimer toutes ces fleurs flétries de croyance et d’amour, d’illusions perdues ; mon cœur est sec comme un roc brûlé du soleil et battu de la tempête, je suis lassé comme si j’avais marché depuis des siècles sur une route de fer.

Et pourtant j’ai encore besoin de vivre ! je sens, tout au fond de mon âme, quelque chose qui remue encore, et qui palpite, et qui veut vivre, quelque chose qui demande et qui appelle comme une voix d’enfant dans la nuit, cherchant sa mère. Parfois mon sang bouillonne comme si mes veines étaient d’airain rouge.

Oh ! si quelque rosée du ciel, toute humide et toute fumeuse de parfums, venait baigner mon cœur et l’endormir ! Si le vent frais des nuits d’été pouvait ranimer mes yeux usés et fatigués de veilles et de fatigues !

satan.

Viens, viens, mon maître, ta course n’est pas finie ; tu te plaindras quand tu seras vieux ; sois ferme, aie le cœur dur pour vivre longtemps et ne désespère pas de l’avenir, si tu veux être heureux. Regarde le monde, il y a bien quelque six mille ans qu’il sue et qu’il travaille dans le cercle de l’infini, et il croit avancer parce qu’il tourne.

Allons ! allons ! tout est à toi, l’enfer va te servir ; le monde, pour te plaire, s’étale comme une nappe. Que veux-tu manger ? de quoi veux-tu te nourrir ? De gloire ? des voluptés ? des crimes ? Tout, tout est à toi !

Satan siffla, et deux chevaux ailés se présentèrent, leur dos était long et se pliait comme un serpent, leur large queue noire battait la terre, leur crinière flottait et sifflait au vent, leurs ailes se déployaient comme des ailes de chauves-souris, et, quand ils furent emportés par eux, on n’entendait que le bruit des vagues d’air que remuait leur vol, et celui de leurs naseaux qui lançaient la fumée. Ils couraient à pas de géant sur le monde ; sous eux étaient perdus les villes, les campagnes, les tours, les clochers, les mers ; ils allaient traversant les empires, et ce vol de l’enfer passait aussi vite que la poudre, ils semblaient eux-mêmes emportés par la tempête avec le sable du rivage. Satan se tenait immobile, droit, plein de majesté et d’orgueil, il regardait tout disparaître derrière lui, tout apparaître devant ; Smarh se tenait couché sur la crinière, à laquelle il se cramponnait pour se soutenir.

Ils allaient côte à côte, dans cette course effrénée du monde. Emportés par leurs chevaux, tout passait devant eux : pyramides, armées, tombeaux, ruisseaux, manteaux de pourpre, empires, tout cela passait comme l’espace qu’ils franchissaient. Leurs coursiers faisaient battre leurs ailes et baissaient la tête pour mieux bondir, mais Satan les pressait du flanc :

— Allons, disait-il, allons plus vite, ou je vous attacherai à la queue de quelque comète qui, dans sa course éternelle, vous fera mourir de fatigue. Plus vite ! mangez donc l’air ! Êtes-vous fatigués déjà pour quelques mille lieues que vous avez été toute une heure à faire ? Allons ! plus vite, ou je vous casse la tête d’un coup de pied. Les nuages roulent, la neige tombe sur les montagnes, la mer se tord et mugit, l’air siffle, étendez-vous plus long, d’un bond franchissez-moi cette montagne, d’un coup d’aile passez-moi cet océan. Quand vous serez fatigués, vous irez vous reposer sur le coin de quelque nuée, et quand vous aurez faim, je vous donnerai à manger le marbre de quelque sépulcre.

Et la course recommençait, plus vive, plus longue, plus silencieuse, plus terrible. On les voyait de loin, dans les airs, marcher sur le vide et courir dans l’infini.

Quand les chevaux furent bien las, que leur crinière eut bien battu leur croupe, et que leurs flancs pressés furent couverts d’écume et de sang, ils finirent par tournoyer en planant dans les airs et s’abattirent sur la terre.

C’était le soir, le soleil se couchait, et ses teintes cuivrées illuminaient les coteaux ; c’était dans un cimetière de village, parmi les tombes grasses et les herbes. Les coursiers se traînaient sur le sol jonché de pierres brisées étendues, et leurs ailes raclaient sur la terre ; ils étaient haletants et se traînaient comme des lézards, couchés sur le ventre.

L’église était vieille, toute ridée, toute grise ; on voyait, à travers ses vitraux, quelques lampes s’allumer et s’éteindre ; des paysans jouaient et couraient devant le porche.

Smarh et Satan s’étaient assis au pied de l’if dont les rameaux allaient tout alentour, comme une large rose verte. Il se fit un silence, les hommes se turent, le vent cessa de souffler ; la nuit vint, Satan et Smarh se regardèrent longtemps l’un l’autre sans rien dire.

Satan était étendu sur l’herbe, il promenait son regard fauve sur l’horizon, et sa griffe entrait machinalement dans une fente de tombeau et remuait sa cendre. Smarh le regardait, plein d’effroi, il tremblait comme la feuille, jamais il ne s’était senti si faible.

La nuit vint, une nuit toute splendide, pleine de clartés ; les feux rouges et bleus sortaient et rentraient de terre, la terre remuait et semblait s’agiter comme les vagues ; les hommes se mirent à fuir, mais la terre du cimetière montait sur les corps et les engloutissait. Les vitraux de l’église parurent s’agiter eux-mêmes et prendre vie, les lampes, allumées et vacillantes, les frappaient par derrière et semblaient les faire remuer, comme si les fleurs peintes eussent été des fleurs vertes et que quelque vent d’enfer les eût agitées.

Les personnages se mirent à marcher d’eux-mêmes, et Smarh vit le Christ dans le désert. Il était seul. Tout à coup le Diable se présentait à lui, il avait une tête monstrueuse et ricanait horriblement, le Christ avait peur, Satan ouvrait la bouche, étendait les mains et faisait claquer ses ongles.

Smarh se détourna vivement vers lui, il lui semblait le voir ainsi, mais plus horrible ; il marchait dans le feu, et une sueur de sang coulait sur son corps. Les tombeaux semblaient s’agiter comme des débris de navire, sur les vagues vertes du gazon, qui ondulait mollement et laissait voir des quartiers de squelettes et de cadavres, qu’allaient déterrer les coursiers ailés, et ils les mâchaient lentement.

Puis tout disparut, les ténèbres reparurent et l’on n’entendit qu’une pluie éternelle d’un sang bouillant et plein d’écume, qui brûlait la terre en tombant.

Smarh tout à coup vit Yuk se berçant, en riant et en se tordant dans les convulsions d’un rire immense, à une longue corde qui partait du ciel et descendait jusqu’à l’enfer.

Ils reprirent leur route, et ils allaient par la nuit obscure, si loin qu’ils changèrent de monde et qu’ils arrivèrent au bord d’un beau fleuve.

On entendait le bruit de l’eau dans les bambous, dont les têtes ployaient sous le souffle du vent ; les ondes bleues roulaient, éclairées par la lune qui se reflétait sur elles ; au ciel les nuages l’entouraient et roulaient emportés en se déployant, et les eaux du fleuve aussi s’en allaient lentement, entre les prairies toutes pleines de silence, de fleurs.

Les flots étaient si calmes qu’on eût pris le courant pour quelque serpent monstrueux qui s’allongeait lentement sur les herbes pour aller mordre au loin l’Océan. Cependant on voyait glisser dessus les ombres scintillantes des étoiles et les masses noires des nuages ; souvent aussi les deux ailes blanches des cygnes disparaissaient dans les joncs verts.

La nuit était chaude, limpide, toute vaporeuse de parfums, toute humide de la rosée des fleurs ; elle était transparente et bleue, comme si un grand feu d’étoiles l’eût éclairée par derrière. C’était un horizon large et grand, qui baisait au loin le ciel d’un baiser d’amour et de volupté.

Smarh se sentit revivre ; je ne sais quelle perception, jusque-là inconnue, de la nature entra dans son âme comme une faculté nouvelle, comme une jouissance intime et transparente, au dedans de laquelle il voyait se mouvoir confusément des pensées riantes, des images tendres, vagues, indécises. Il resta longtemps plongé dans la béatitude de l’extase et se laissant enivrer par tout cela, laissant son âme humer par tous ses pores l’harmonie et les délices de ce ciel diaphane, si large et si pur ; de cette campagne, avec ses herbes courbées par la brise embaumante, avec les fleurs balançant leurs calices et laissant échapper le parfum qui s’envole ; de cette onde de lait murmurante et douce dans les roseaux, avec ces cygnes dont le pied bat mollement les flots endormis, qui viennent mouiller d’un baiser tout fumant le sable doré et jonché de coquilles blanches.

Son âme se déployait et nageait à l’aise, elle étendait ses ailes et planait au milieu de cette création, toute ivre de parfums, toute dormeuse et nonchalante, comme une sultane sur des lits de roses. On sentait que la terre toute tiède grandissait en beauté dans son sommeil.

Voilà que les ondes s’arrêtent et semblent une lame d’argent qui est demeurée sur l’herbe, les joncs se taisent, les fleurs s’ouvrent, la nuit devient encore plus transparente, plus longue, plus voluptueuse ; et tandis que Smarh restait là, on voit s’élever, sortir, apparaître et s’enfuir, parmi la clarté douteuse, comme des ombres qui passent. De vagues formes de femmes nues, blanches, venaient autour de lui, marchant avec leurs pieds nus sur le tapis vert et frais ; elles l’entouraient, le regardaient, l’appelaient, puis elles s’en allaient bien vite, bien vite, en courant ; les unes se courbaient jusqu’à terre, et l’on voyait leur dos blanc, tout couvert de cheveux noirs, se plier avec un mouvement de fleur sous la brise ; les autres s’étendaient sur ses genoux, et leur tête retombait par terre et laissait voir leur gorge palpitante et brune ; elles étaient vives, folâtres, errantes, douteuses comme une suite d’images dans un songe d’amour.

Elles venaient lui jeter des fleurs à la figure, en dansant autour de lui ; elles s’entrelaçaient avec leurs bras ronds et blancs sur leurs hanches de marbre, on voyait leur cou de cygne se ployer en arrière et leur gorge remuer comme si elles eussent chanté. Car elles chantaient, mais si bas, si confusément que Smarh n’entendait que des sons doux et faibles, comme ceux d’une flûte au dernier soupir d’une vibration mourante. Elles allaient dans le fleuve, et en ressortaient avec leurs beaux corps tout humides et leurs cheveux mouillés sur leurs seins ; souvent le flot d’azur les apportait devant lui, comme dans des bras invisibles et embaumés.

Smarh alors sentit en lui quelque chose qui montait comme une vague géante ; il avait devant lui je ne sais quelles illusions, qui éclairaient son cœur et le menaient déjà dans un avenir tout plein de délices, il voulait courir après, mais il lui échappait toujours et il courait toujours.

Elles étaient si belles ! il y en avait qui descendaient de la nue grise, d’autres qu’apportaient les flots, d’autres qui sortaient de dessous terre, d’entre les herbes, les fleurs, et qui semblaient venir soit d’un rayon de la lune, soit du parfum d’une rose, oh ! belles ! belles ! et si fines, si transparentes, qu’on les aurait prises pour les plus beaux rêves d’un poète ! Il y en avait de blanches avec des cheveux d’or, d’autres qui étaient brunes, ardentes, et qui avaient des yeux noirs qui semblaient lancer des jets de flammes.

C’était si beau de voir cette guirlande de femmes nues, entrelacées et remuant toutes, que Smarh courait dévoré par la rage. Elles lui échappaient des mains, et puis elles revenaient devant lui. Il avait un désir, un désir immense ; son âme était une chaudière rouge où se brûlait, toute torturée, une passion gigantesque ; il y avait un démon en lui, qui le poussait en avant, lui disait cent choses infinies et lui chantait des chants sans mots, sans phrases, sans idées, mais quelque chose d’ardent, de dévorant, de large et de plein de colère, de frénésie, de plus rapide que la poudre, plus brûlant que le feu. Il allait, courait, venait ; tout son sang bouillonnait ; sa chair remuait et semblait se repétrir dans cette passion, ses os étaient broyés, sa pensée malade courait dans un cercle de fer et se brisait la tête en voulant le franchir.

Enfin Satan en eut pitié, il frappa la terre avec son pied et il en sortit un palais.

Smarh se trouva dans une large salle, assis à une table toute couverte de mets ignorés ; il se précipitait dessus en savourant avec délices les premières bouchées, et buvait quelques gouttes des liqueurs les plus parfumées. Les lambris de marbre blanc, les pavés d’or étaient sculptés, ciselés ; il y avait de place en place des femmes nues et belles comme des statues, elles se confondaient avec elles ; des clartés ruisselantes illuminaient tout cela.

C’étaient des chants sans fin, doux et purs comme celui de l’alouette dans les blés, comme la voix qui dit : je t’aime, dans un baiser ; c’était partout formes de rose, seins d’albâtre, beautés sans nombre, ivresses infinies.

Enfin, imaginez quelque chose de plus suave qu’un regard, de plus embaumant que les roses, de plus beau, de plus resplendissant que la nuit étoilée, la volupté sous toutes ses formes, sous toutes ses faces, avec ses ravissements, ses transports, ses battements de cœur, ses ivresses, son délire ; rêvez tout ce que vous voudrez de plus beau, de plus délirant ; songez aux formes les plus belles, aux mots les plus amoureux ; formez-vous dans votre esprit, avec l’imagination la plus délirante d’un poète et les souvenirs les plus superbes et les plus titaniques de Rome, une fête de nuit, une orgie toute pleine de femmes nues, belles comme les Vénus, avec des chœurs de voix, avec des coupes d’or, avec les mets les plus exquis, les boissons les plus fumeuses ; dites-vous, si vous voulez : il y avait un palais fait avec du marbre et de l’or, des clartés sortaient des murs, les arbres portaient un feuillage rose, la mer roulait des flots de lait d’où sortaient des nymphes avec des couronnes et des guirlandes, il y avait des danses et des voluptés sans fin, des frénésies, des femmes sur des piédestaux, dans les poses les plus lubriques, les plus exquises ; croyez-vous donc qu’avec vos misérables mots, votre style qui boite et votre imagination qui bégaie, vous parviendrez à rendre une parcelle de ce qui arriva cette nuit-là ?

Avec votre langue châtrée par les grammairiens et déjà si pauvre, si châtrée d’elle-même, pouvez-vous exprimer tout le parfum d’une fleur, tout le verdoyant d’un pré d’herbe ? Me peindrez-vous seulement un tas de fumier ou une goutte d’eau ? Est-ce que le mot rend la pensée entière ? Est-ce que l’expression ne l’étreint pas dans elle-même ? Auparavant elle était libre, immense, impalpable, et vous la fixez, vous la collez, vous la clouez sur une misérable feuille de papier avec un mot bien pâle et bien sec. Voyons donc ! avec des mots, des phrases et du style, faites-moi la description bien exacte d’un de vos souvenirs, d’un paysage, d’une masure quelconque !

C’est là ce qui me désole. Savez-vous que j’ai rêvé longtemps à cette superbe orgie, et que je suis lassé de voir que je n’ai avancé à rien, et que je ne peux pas vous dire le moindre mot de cette pensée ou de cette chose qu’on nomme volupté, chose si transparente, si fine, si légère, une vapeur insaisissable et rose dans laquelle flottille l’âme toute oppressée et toute confuse.

Un jour que j’aurai de l’imagination, que j’aurai été penser à Néron sur les ruines de Rome, ou aux bayadères sur les bords du Gange, j’intercalerai la plus belle page qu’on ait faite ; mais je vous avertis d’avance qu’elle sera superbe, monstrueuse, épouvantablement impudique, qu’elle fera sur vous l’effet d’une tartine de cantharides, et que, si vous êtes vierge, vous apprendrez de drôles de choses, et que, si vous êtes vieillard, elle vous fera redevenir jeune ; ce sera une page qui passera en prodigalité la poésie de M. Delille, en intérêt les tragédies de M. Delavigne, en exubérance le style de J. Janin, et en fioritures celles de P. de Kock ; une page enfin, qui, si elle était affichée sur les murs, mettrait les murs en chaleur eux-mêmes, et ferait courir les populations dans les lupanars devenus désormais trop petits, et forcerait hommes et femmes à s’accoupler dans la rue, à la façon des chiens, des porcs, race fort inférieure à la race humaine, j’en conviens, qui est la plus douce et la plus inoffensive de toutes.

En attendant, je m’arrête, car tout ce que j’ai de plus poétique à vous dire est de ne rien dire.

Mais voilà Smarh qui s’est levé de dessus son lit de rose, les roses le fatiguaient, et il s’est assis par terre, sur le pavé de marbre blanc incrusté de diamant ; il est essoufflé, la sueur coule de son front, son grand œil, morne et vide, tout sec de larmes, se promène lentement et va se fermer ; sa paupière est de plomb, ses membres sont brisés de fatigue, son âme est navrée d’amertume et de dégoût. Pourquoi donc ?

Les femmes viennent devant lui, elles l’appellent, elles retournent leurs croupes vermeilles et blanches, leurs hanches de satin se présentent à lui, leurs cheveux ondoient sur leurs épaules d’albâtre, leur sein palpite, leurs dents de perles laissent passer le sourire, leurs yeux, d’où découle une expression toute tendre, toute ardente, noyés dans une amoureuse langueur, le regardent en face.

Tout à l’heure il courait après, il sautait, il bondissait, il rugissait de plaisir, il se pâmait, il se mourait ; et voilà qu’il les repousse, qu’il n’en veut plus, qu’il détourne la tête et veut dormir.

On lui apporte, dans des plats d’or, un mets pour lequel ont travaillé pendant trois jours vingt esclaves ; des flottes sont parties dans tous les sens pour en rapporter ce qu’il faut ; ce n’est ni un fruit, ni une viande, ni un poisson, c’est de l’inouï, de l’inventé, quelque chose à mourir de plaisir ; à peine s’il l’a mis sous son palais qu’il l’a recraché. On lui présente, dans une coupe de diamant ciselé, un vin d’azur pilé avec des grappes du raisin d’Asie, tout embaumé des parfums les plus doux, un vin si délicieux qu’on n’en boira jamais de pareil ; à peine s’il en a mouillé sa lèvre que la nausée lui est venue et qu’il l’a jeté par terre.

Tout à l’heure il aimait les mots d’amour, l’alcôve fermée, la femme frémissante et évanouie la gorge étendue ; il aimait les soupirs, les baisers, les longues pâmoisons, les yeux noyés de larmes ; il aimait la danse ivre, folâtre, longue chaîne amoureuse ; il aimait les resplendissantes clartés, la lune argentant les pelouses vertes, il aimait le mystère des bois, le parfum des fleurs ; il aimait toutes ces choses qui navrent l’âme et la font fondre en délices. Qu’a-t-il donc ?

Tout cela était pourtant bien beau ! et avec quelle ardeur il l’avait convoité ! que de fois il avait appelé dans ses rêves ce quelque chose de surhumain et d’impossible !

Il s’ennuie, il a l’âme pleine et vide comme un ballon rempli d’air.

Non ! tout cela, toutes ces beautés sans nombre, toutes ces délices inventées, il n’en veut plus ; il reste là sur le flanc, ivre mort, le dégoût plein le cœur, le corps fatigué, l’œil morne et béant ; la volupté le lasse, elle l’a remué, chatouillé, irrité, puis elle l’a pris, l’a brisé comme un roseau, et l’a jeté ensuite dans la satiété et l’ennui, l’ennui brut et mort comme une chape de plomb qui couvre l’âme et l’écrase.

Et Yuk est encore là avec son ignoble figure ; il bave sur la pourpre, il casse le marbre et fond l’or ; il brise les statues, il boit les vins et crache sur les mets ; il prend les femmes, les épuise depuis la tête jusqu’aux pieds, depuis les larmes jusqu’au rire, le corps et l’âme ; il fait tout vil et laid, il vieillit la jeunesse, enlaidit la beauté, abaisse ce qui est grand, rend amer ce qui est doux, il dégrade la noblesse ; le voilà qui s’établit comme un roi dans la volupté et qui la rend vénale, ignoble, crapuleuse et vraie.

Smarh se met à rire lui-même et à mépriser la chair ; il se relève, dresse la tête et s’écrie :

— Satan ! Satan ! je ne veux pas de tes joies ; autre chose ! Allons, un cheval ! une armée ! des batailles ! du sang ! j’en veux à y noyer des peuples ! Crois-tu donc que je suis fait pour m’endormir dans la mollesse et m’abrutir dans les voluptés ? Arrière tout cela ! te dis-je, je veux être grand, immense ; je veux être un des souvenirs du monde, et le manier dans mes deux mains, et le battre longtemps avec les quatre pieds de mon cheval.

Et le voilà parti comme la flèche que l’arc tendu a lancée en avant, il traîne derrière lui toute une armée qui court pour le suivre, il passe les Alpes, l’Hymalaya, traverse les océans, les déserts, il va.

Un vautour plane sur sa tête et étend ses ailes noires ; quelquefois il vient s’abattre sur sa couronne et pousse des cris rauques, en voyant le sang rejaillir et la plaine, toute couverte d’hommes, se couvrir de cadavres comme des épis fauchés ; il va toujours.

Il va, et partout derrière lui il se fait une grande ruine, la terre est calcinée, l’herbe ne repousse plus, la cendre vole aux vents, les fleuves sont encombrés de morts, le sang rougit la neige des montagnes.

Les hommes meurent à ses côtés et tendent des bras suppliants vers lui, mais le poitrail de son cheval renverse les pyramides, et ses pas broient les villes ; il va.

Et l’on n’entend plus derrière lui qu’un grand soupir, qu’un dernier râle, on palpite encore, l’incendie n’a plus que sa fumée, les cadavres pourrissent, les os sont blanchis par les pluies d’orage ; il va.

En vain il a rencontré le hameau où il naquit, la cabane où sa mère le mit au jour ; il a brûlé la moisson, il a renversé le toit de son père ; il a passé et l’on n’a plus vu qu’une longue trace de sang. Il a mis des chaînes aux peuples qu’il a vaincus ! puis il a dit : « je reviendrai », et il est parti, et ils sont tous morts dans la servitude, voilà les fers qui sont rouillés et les squelettes qui craquent aux vents.

Il a tout détruit, est-ce qu’il ne veut faire de la terre qu’un vaste tombeau pour y enfermer son nom ? Ne s’arrêtera-t-il jamais ? Il a usé vingt générations à le suivre, et il va toujours, il va si vite que les aigles ne le peuvent suivre et que les vautours n’ont pas le temps de finir leur large festin ; son manteau flotte au vent, son épée est cassée, il bat son cheval avec son sceptre, et il lui enfonce les talons dans le ventre ; la crinière de son coursier est hérissée, l’écume blanchit sa bouche, son sabot est tout usé, il lève la tête pour humer la vapeur du sang.

Jamais il ne s’arrête, jamais un regard vers le passé, car la tête en avant et fronçant le sourcil, son œil dévore l’horizon, il marche à grands pas dans l’avenir et rêve les conquêtes d’un autre monde ; il a un démon ailé qui vole devant lui et lui crie, avec la voix des armes qui s’entrechoquent : « Encore, encore cela ! il y a un océan que tu n’as pas traversé, un empire de plus ! Est-ce assez ? marche donc ! » Il se sent poussé lui-même avec le vent qui remue ses drapeaux, il désire que le monde soit plus grand pour que sa conquête soit plus grande, il voudrait courir avec le canon pour porter plus vite la mort et le néant.

Son lit de lauriers est trop petit, il jette des flottes sur les océans et des armées sur les empires, il va toujours cassant, broyant, emportant dans ses deux bras les peuples éplorés et traînant le monde esclave à la croupe de son cheval.

Quand son navire fend les ondes, la carène remue les cadavres balancés par la vague et les débris des flottes. Quand son cheval galope, souvent le sang lui vient jusqu’au poitrail, souvent son pied entre dans le ventre des morts. S’il lève la tête, il voit un ciel rougi par la lueur de l’incendie.

Il marcha ainsi longtemps, si longtemps que la terre était déserte du Sud au Nord. Il passa par l’Asie et l’Europe, l’ancien et le nouveau monde ; il traversa les océans de la glace et les mers du Sud où l’eau brûle et fume sur un sable de feu ; les déserts, les forêts, tout garda l’empreinte sanglante du talon du vainqueur qui avait broyé quelque chose à chacun de ses pas.

Il alla toujours. Il vit bien des frais ruisseaux, bien des bois pleins de mousse, de larges feuillages et des belles roses, et il ne désaltéra pas au ruisseau sa gorge séchée par la poussière, il n’y lava pas ses mains, il ne s’assit pas sous les feuilles vertes pour regarder les nues s’en aller et venir dans le ciel.

Il n’aimait rien ; son âme était vide comme le désert et insatiable comme lui. À mesure qu’il avançait, son ambition se grossissait aussi, la montagne montait toujours plus vite que le voyageur.

Enfin il arriva que tout fut fini, et qu’un jour son cheval s’abattit au bout du monde, devant l’infini Océan que l’homme ne peut franchir, au bord duquel il reste toujours, regardant s’il ne verra pas apparaître quelque cavale pour partir, quelque étoile pour l’éclairer ; il est là, s’amusant à ramasser des débris de coquilles et parcelles de grains de sable.

Il avait donc tout fini. Que faire ? où aller ? la terre était déserte, vide d’esclaves et d’armées. Il leva les yeux vers le ciel et fut pris d’une ardeur sans bornes :

— Qu’est-ce que le monde ? qu’il est petit ! j’y étouffe, s’écria-t-il, élargis-moi cette terre ! étends ses océans, recule-moi ces bornes-là, élargis-moi l’atmosphère où je vis. Est-ce tout ? est-ce que la vie se bornera là ? j’ai dévoré le monde, je veux autre chose : l’éternité ! l’éternité !

Et il tâcha de faire un grand tas de toute la poussière qu’il avait faite, il fit une pyramide de têtes de morts séchées par les vents, il balaya avec des drapeaux déchirés tout le sang versé, et il le mit dans une fosse et répéta : gloire ! gloire ! Mais tout croula vite, la poussière même s’envola, les ossements l’engloutirent, la terre but le sang, et il sentit une voix qui disait derrière lui :

— L’éternité, la gloire, l’immortalité, c’est moi !

Mais il se leva lentement, comme une ombre qui sort d’un tombeau, avec un long linceul tout pourri, qui enveloppait un squelette avec des lambeaux de chair aussi verts que l’herbe des cimetières. Il avait une tête toute jaunie, avec un vieux sourire froid de courtisane ; son bâton, c’était un sceptre doré qui portait un soc de charrue.

Il se leva plein de colère :

— Qui ose dire qu’il y a de l’immortalité ?

yuk.

C’est moi qui l’ose.

— Sais-tu qui je suis ? vois donc mes pieds tout pleins de la poussière des empires, et la frange de mon manteau toute mouillée par les larmes des générations.

Il secoua son linceul et il en tomba de la poussière rougie.

— C’est l’histoire, ajouta le spectre ; ose dire qu’il y a immortalité sinon pour moi ?

yuk.

Pour moi.

— Qui donc es-tu ?

yuk.

Et toi ?

la mort.

La mort ! et toi ?

yuk.

Vois donc ! Ma tête va jusqu’aux nues, mes pieds remuent la cendre des tombeaux ; quand je parle, c’est le monde qui dit quelque chose, c’est le créateur qui crée, c’est la création qui agit ; je suis le passé, le présent, le futur, le monde et l’éternité, cette vie et l’autre, le corps et l’âme ; tu peux abattre des pyramides et faire mourir des insectes, mais tu ne m’arracheras pas la moindre parcelle de quelque chose.

Je me moque de ton linceul et de tes joies de sépulcre, je me ris de ta face qui a toujours glissé sur moi comme l’eau sur le marbre. Ta tête jaune, ton ventre en lambeaux, toute la poussière qui t’entoure, les pleurs de sang, les sanglots, tout ce magnifique cortège dont tu te fais gloire, les ruines, le passé, l’histoire, tous ces grains de sable qui forment ton trône, le monde qui est la roue sur qui tu tournes dans le temps, tout cela, te dis-je, depuis les océans les plus larges jusqu’aux larmes d’un chien, l’Atlas jusqu’à un tas de fumier, depuis un tronc jusqu’à un brin d’herbe, tout cela qui est ton domaine, ta gloire, ton royaume, que sais-je enfin ? tout ce que tu manges, tout ce que tu dévores, tout ce qui vit et qui meurt, tout ce qui est commencé pour finir, tout cela me fait pitié, tu entends ? tout cela me fait rire, moi, et d’un rire plus fort que le bruit de ton pied quand il broiera le monde d’un seul coup !

la mort.

Qui donc es-tu ?

yuk.

Eh quoi ! ne m’as-tu donc jamais vu ? Aux funérailles des empereurs, n’était-ce pas moi qui étais couché sur le drap noir, qui conduisais les chevaux ? n’est-ce pas moi qui ai creusé les fosses, qui ai fait pourrir ensemble les cadavres des héros dans leurs mausolées de marbre et les charognes de loups sous les feuilles des bois ?

Quand tu es entrée dans l’église, et que tu t’es mise à faucher comme ailleurs, vieille vorace que tu es, toi qui manges de la terre et du bronze, n’as-tu pas vu ma main éternelle qui cassait le christ et souillait l’autel ?

Eh quoi ! quand l’aurore blanchit les vitres au sortir de quelque orgie, quand tu viens boire le vin dans les coupes d’or et essuyer ta bouche aux dents usées avec la nappe de pourpre, n’as-tu pas entendu ma chanson, qui bourdonnait avec les verres qui se brisaient et les mouches à viande qui voltigeaient sur les lèvres bleues des morts ?

Quand tu te baisses jusqu’à terre et que tu te penches pour mieux faucher, n’as-tu rien entrevu à travers l’écroulement des monarchies ? au milieu des ruines qui tombent, n’as-tu pas entendu le fracas des pyramides qui s’écroulent, une autre ruine au milieu de ces ruines, une voix au milieu de ces voix, une grimace parmi ces figures ?

N’as-tu pas vu quelque chose de plus fort que le temps, quelque chose qui le mène, qui le pousse, le remplit et qui le soûle ? n’as-tu pas vu une autre éternité dans l’éternité ?

Tu crois que tout est fini quand tu as passé ? tu te crois l’infini, et que tu donnes des bornes où ton pied se met ? partout où ta charrue laboure, tu crois y semer le néant ? comme si, après l’incendie, il n’y avait pas les cendres ! après le cadavre, n’y a-t-il pas la pourriture ? après le temps, n’y a-t-il pas l’éternité ?

la mort.

Qui donc es-tu ? parle ! parle !

yuk.

Ah ! qui je suis ? je suis le vrai, je suis l’éternel, je suis le bouffon, le grotesque, le laid, te dis-je ; je suis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera ; je suis toute l’éternité à moi seul. Pardieu ! tu me connais bien, plus d’une fois je t’ai baisée au visage et j’ai mordu tes os, nous avons eu de bonnes nuits, enveloppés tous deux dans ton linceul troué.

la mort.

C’est vrai ! je t’avais oublié, ou du moins je voulais t’oublier, car tu me gênes, tu me tirailles, tu m’épuises, tu m’accables, tu veux avoir, à toi seul, tout ce que j’ai, et je crois qu’il ne me resterait plus qu’un seul fil de mon manteau que tu me l’arracherais.

yuk.

C’est vrai, je suis un époux quelque peu tyrannique, mais je t’apporte chaque jour tant de choses que tu ne devrais pas te plaindre.

la mort.

C’est vrai ! faisons bon ménage, car nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre. Après tout, tu manges encore les miettes qui tombent de ma bouche et la poussière que font mes pieds.

Alors tout le passé de sa vie apparut à Smarh, rapidement, d’un seul jet, comme dans un éclair. Il revit passer d’abord sa chaumière d’ermite, avec son crucifix de bois, avec sa vie sainte, avec ses jours purs, avec ses nuits tranquilles ; il se rappela que quelqu’un était venu lui parler, qu’il y avait eu alors dans son âme une immense confusion, tout un chaos de pensées ; et qu’il était parti avec cet être, qu’il était monté, monté, il ne savait où ni comment, mais à des hauteurs si hautes, si immenses, que la pensée même ne peut y atteindre ; et il avait une grande peur, son âme s’était pliée comme un roseau et s’était brisée sous l’ouragan de l’infini.

Puis il y avait eu une tempête, et il avait été, devant la nature, plus faible que l’aile d’une mouche ; il avait encore là senti quelque chose qui pesait sur lui, comme si on avait mis un plomb sur cette aile, et il était resté, tombé, attaché à cette lourde chaîne invisible.

Il avait vu aussi la vie barbare s’acheminant vers les cités, et les cités elles-mêmes, mais en dedans, avec toutes ces choses qui tombent, le roi, l’église, la vertu, tout cela se fanant et se pourrissant.

Il y avait là un vide dans son souvenir.

Puis tout à coup il vit repasser, comme par une illumination magique, toutes les femmes l’appelant, lui souriant ; il se rappela ses voluptés et ses dégoûts, toute la vie ! et ses courses effrénées à cheval, tout écumeuses et toutes sanglantes du sang des morts, des cris, des bruits d’armes ; et puis une grande plaine toute vide, avec de la cendre, et il tomba mourant, abîmé par ces souvenirs, comme s’il était dans une arène et que sa pensée fût sortie de lui et qu’elle fût là le combattant avec des griffes de fer, secouant son corps, le déchirant, le faisant tourner, courir ; elle le harcèle, le poursuit sans qu’il puisse l’éviter. Cela dura jusqu’à ce qu’il fût tombé, étourdi, épuisé de fatigue.

Cette agonie-là dura longtemps, et plus longue et plus cruelle que celle du Christ, car elle était sans espoir, sans aucun horizon qui apparût au bout de ce long chemin vide et plein de douleurs, sans soleil qui perçât les nuages, sans aurore après cette nuit. Lui aussi sua une sueur de sang et de larmes, et on les entendait tomber sur la terre.

Ah ! ce fut pire, car sa croix, c’était son âme qu’il avait peine à porter et qui le brisait. Il l’avait portée dans la vie, et arrivé au haut du calvaire, il la laissa tomber de lassitude.

Le séjour du tombeau pour lui ne fut pas de trois jours, et son tombeau n’était point un couvercle de pierre, mais c’était le cadavre vivant de la pensée qui se remuait et se tordait sous le sépulcre de la vie et du fini.

Mais dans sa lassitude, au milieu de ses larmes silencieuses, quand tout pesait si durement sur lui, il s’éleva cependant comme un dernier soupir, un dernier baiser, quelque chose d’immense, d’amoureux, d’impalpable. Il se ranima, ouvrit les yeux, chercha ce qu’il n’avait jamais vu, désira ce qui n’existait pas ; il tendit les bras vers un infini sans bornes, et il se prit à rêver de belles choses inconnues. Son âme, toute usée, comme une vieille voile que les ouragans ont crevée et qui est retombée sans souffle, commença à palpiter, comme si une brise du soir, courant sur une mer du sud et apportant des parfums et de doux et vagues échos, l’eût enflée ; il reprit à la vie, et son cœur se rouvrit à l’espérance comme les fleurs au soleil.

Quelle journée devait l’attendre ? Quel ouragan allait la casser sur sa tige ? Pauvre fleur ! pauvre âme !

C’était un enfant, tout jeune, tout rose encore, l’âme imprégnée d’amour, de rêveries, d’extases.

Le matin, il partait, mais il n’allait ni vers les champs où son père labourait, ni sur le rivage où la barque de ses frères aînés était attachée, car il aimait à contempler les nues fugitives, les moissons qui se ploient et s’ondulent aux vents comme une mer ; il allait dans les bois et il écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux qui roucoulent sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnent dans les airs et qui se jouent dans les rayons du soleil ; il regardait la neige tomber, il écoutait le vent mugir.

Il allait toujours vers la mer, c’étaient là tous ses amours. Il courait jusqu’à ce que ses pieds eussent touché le sable et que le vent des vagues vînt sécher ses cheveux blonds tout mouillés de sueur. Le soleil brûlait sa peau blanche, les rochers déchiraient ses pieds ; que lui faisait cela ? lui qui écoutait les flots mourir sur la grève et qui regardait le soleil qui se baigne sous l’écume.

Il se mettait dans un antre de rocher, comme l’aigle dans son aire, et là, comme lui, il contemplait le soleil et l’Océan. Il regardait au loin toute la verte plaine sillonnée d’écume et parsemée des écorchures de la brise, il suivait l’ombre des rochers, qui s’allongeait et diminuait sur le rivage ; immobile, il contemplait la même vague pendant longtemps, le même brin d’herbe, le même rocher avec son varech d’où l’eau ruisselle en perles, le même flocon d’écume que roulait le vent sur le rivage.

Souvent il prenait du sable plein ses mains, il ouvrait les doigts, et il prenait plaisir à voir les rayons de sable partir de différents côtés et disparaître en tourbillonnant, en s’élevant. Le soir, il regardait le soleil s’abaisser dans l’horizon, et ses gerbes de feu s’élancer des vagues et former un immense réseau lumineux ; les mouettes rasaient les flots, le sable, emporté par la brise qui s’élève, roulait et courait sur le rivage. La nuit, c’étaient les étoiles, la lune, les rayons argentés sur les vagues vertes.

Et toujours ainsi il vécut ses plus belles années, il grandit sans faire autre chose que de mener une vie contemplative, une vie de pleurs, d’extases, de rêveries, une vie molle et paresseuse ; il vécut comme les fleurs elles-mêmes, vivant au soleil et regardant le ciel. Tout ce qui chantait, volait, palpitait, rayonnait, les oiseaux dans les bois, les feuilles qui tremblent au vent, les fleuves qui coulent dans les prairies émaillées, rochers arides, tempêtes, orages, vagues écumeuses, sable embaumant, feuilles d’automne qui tombent, neiges sur les tombeaux, rayons de soleil, clairs de lune, tous les chants, toutes les voix, tous les parfums, toutes ces choses qui forment la vaste harmonie qu’on nomme nature, poésie, Dieu, résonnaient dans son âme, y vibraient en longs chants intérieurs qui s’exhalaient par des mots épars, arrachés. Mais ce qu’il y a de plus sublime, de meilleur, de plus beau, ne s’en échappe jamais ; cela, au fond, c’est la musique intérieure, celle des pensées ; les vers mêmes ne sont que l’écho affaibli qui vient de l’autre monde.

Un soir, en revenant, c’était un crépuscule d’été, le soleil était rouge, et des fils blancs s’attachaient aux cheveux ; et ce jour-là il avait regardé, comme les autres jours, la mer se rouler sur son sable, les herbes frémir au vent, les nuages se déployer, partir et s’en aller, comme des pensées, dans l’infini du ciel bleu. Mais il avait regardé tout cela sans le voir, il y avait dans son âme bien d’autres tempêtes que celles de l’Océan, bien d’autres nuages que ceux du ciel.

Pourquoi donc s’ennuyait-il déjà, le pauvre enfant ?

Il avait voulu un horizon plus vaste que celui qui s’étendait sous ses yeux, quelque chose de plus resque le soleil. Lorsqu’il voyait, dans les belles nuits d’été, les bouquets de roses et les jasmins secouer aux souffles des vents leurs têtes fleuries, que la brise agitait les feuilles vertes et qu’elle remuait, dans ses plis invisibles, des échos lointains d’amour et des parfums de fleur, que la lune brillait toute pure et toute sereine, avec ses lumières qui montent et brillent et coulent silencieusement là-haut, avec les nuages qui s’étendent comme des montagnes mouvantes ou les vagues géantes d’un autre Océan, il avait senti qu’il y avait encore dans son âme quelque chose de plus doux que tous ces parfums, de plus suave que toutes ces clartés, comme s’il y avait en lui des sources intarissables de volupté et des mondes de lumières qui rayonnaient au dedans.

Ce n’était plus assez de rester dans le fond de la vieille barque grêle, de se laisser bercer par la marée montante, couché sur les filets aux mailles rompues, alors que le soleil brillait sur les flots et que la quille venait battre le sable et les cailloux qui erraient sous elle, ni de voir au crépuscule les flots s’avancer et les sauterelles de mer rebondir comme la pluie sur le rivage, ni de sentir dans ses cheveux le vent de l’automne qui roule les feuilles jaunies et les plumes de la colombe, et qui semble murmurer des pleurs dans les rameaux morts ; rien de tout cela !

Eh quoi ! ni les baisers de cette belle fille brune, qui l’attend chaque soir à la chapelle de la Vierge et qui est là chaque nuit dans les bruyères, regardant à travers la brume si elle ne verra pas apparaître son ombre, si elle n’entendra pas le souffle de sa voix ? ni sa pauvre chaumière, avec son toit de paille pourri, couvert de neige dans l’hiver, mais tout blanc de fleurs dans l’été ? Sa mère file sous l’âtre de la cheminée, un banc de gazon est là devant ; tout jeune, il y dormait au soleil ; enfant, c’est sur le sabre de son grand-père qu’il montait à cheval, c’est son vieux casque qu’il roulait sur l’herbe, c’est dans son bouclier qu’il dormait ; c’est dans ce vieux lit-là qu’il naquit.

De la fenêtre on ne voit point la mer, elle est là, derrière cette colline ; mais on entend le bruit des flots et, dans l’hiver, elle déborde à droite dans le marais.

Il s’en retournait ainsi, bercé par sa marche et écoutant lui-même le bruit de ses pas dans les herbes, regardant le soleil qui se retirait à l’horizon, et les bœufs couchés à l’ombre et remuant la tête pour chasser les moucherons.

Et tout à coup il sentit une forme passer près de lui, comme si une bouche eût effleuré sa joue ; et une fée lui apparut avec un diadème d’or, elle répandit devant lui des fleurs, des diamants, et je ne sais quels lauriers que les vents emportèrent. Elle-même disparut dans un tourbillon de poussière.

Il était venu dans la ville, le cœur tout gonflé d’espérance, joyeux, ivre de lui-même, marchant à grands pas dans la vie future qu’il comblait de félicités sans bornes et d’enthousiasmes immenses. Agité depuis longtemps par son âme, remué par toutes les choses qui y bourdonnaient, il avait voulu être poète.

Poète, c’est-à-dire avoir des cheveux blancs avant l’âge, marcher de dégoût en dégoût, s’avancer dans le monde et voir l’illusion vers laquelle on avance, fuir toujours sans la saisir, être là comme ce géant de la fable, avec une soif infinie, une faim qui ronge, et sentir échapper toujours ces fruits qu’on a rêvés, qu’on a sentis, et dont la saveur prématurée est venue jusqu’à nous. Être là, présent, avec sa jalousie, sa rage, son amour, son âme, devant ce monde si froid, si railleur ; s’épuiser, donner son sang, ce qui est plus que son sang, son cœur ; le verser à plein bord dans des vers qu’on a ciselés comme du marbre, et tout cela pour être mis sous les pieds de la foule, pour qu’on le casse, pour qu’on le broie, pour qu’on le pétrisse dans le dédain, pour qu’on jette de la boue sur les ailes blanches de ces pauvres anges qui sont partis de votre cœur.

Poète, s’était-il dit, oh ! poète ! poète ! Il répétait ce mot-là comme une mélodie aimée qu’on a dans le souvenir et qui chante toujours dans notre oreille ses notes amoureuses.

Oh ! poète ! se sentir plus grand que les autres, avoir une âme si vaste qu’on y fait tout entrer, tout tourner, tout parler, comme la créature dans la main de Dieu ; exprimer toute l’échelle immense et continue qui va depuis le brin d’herbe jusqu’à l’éternité, depuis le grain de sable jusqu’au cœur de l’homme ; avoir tout ce qu’il y a de plus beau, de plus doux, de plus suave, les plus larges amours, les plus longs baisers, les longues rêveries la nuit, les triomphes, les bravos, l’or, le monde, l’immortalité ! N’est-ce pas pour lui, la mousse des bois fleuris, le battement d’ailes de la colombe, le sable embaumant de la rive, la brise toute parfumée des mers du sud, tous les concerts de l’âme, toutes les voix de la nature, les paroles de Dieu, à lui, le poète ?

Fais-moi des vers, dis-moi quelque chose, chante-moi un rayon de soleil ou un soupir de femme, mais que ta voix soit douce, qu’elle m’endorme comme sous des roses, qu’elle me navre, qu’elle me fasse mourir de volupté, d’extases.

Quand je te verrai, ô poète, quand tu m’auras dit toutes les choses de l’âme, que j’aurai recouvré tes accents, je me mettrai à tes genoux, tu seras mon Dieu, je n’en ai point ; j’étalerai tous les manteaux royaux sous tes pieds, je fondrai toutes les couronnes pour te faire un marchepied.

Et il s’était mis un jour à prendre une plume, il l’avait saisie avec frénésie, il l’avait écrasée, en pleurant de joie et d’orgueil, sur un morceau de papier ; il était là, haletant, l’œil en feu, saisissant au vol les idées qui passaient dans son âme, épiant chaque chose de son cœur pour l’attirer au dehors, pour la déshabiller, pour la donner toute nue à la foule.

Son âme tournait en lui comme un gouffre vivant, il voulait l’arrêter, mais ce gouffre-là l’entraînait lui-même ; il commençait à se sentir faiblir et il se disait :

— Malheur ! malheur ! qu’ai-je donc ? le feu brûle mon âme, mais ma tête est de glace ; autrefois j’avais des pensées, plus une seule ! je sens seulement des passions sans but, qui roulent en moi, comme des vagues qui s’entrechoquent par une nuit sombre. Que dire ? que faire ? Cela même.

Oh ! la misère ! je ne pourrai donc pas pousser un seul soupir que tout craque, s’écroule, se brise en moi ! Mon âme se gonfle, elle m’étouffe, elle va crever le corps qui la recouvre comme une main gonflée qui déchire le gant. Pourquoi donc ? Quelle malédiction !

Écris, écris donc, malheureux, puisque le démon t’y pousse !

Oui ! la pensée est en moi, je la sens qui se meut comme un immense serpent, je la vois comme un large horizon qui se déploie à l’aurore, le soleil brille, la brume s’envole, la voilà qui monte, elle grandit, elle approche, je la tiens… Tu es à moi, à moi !

Comme cela est beau, sublime ! J’ai donc du génie, moi ? Non, non, hélas !

Voilà que tu t’envoles donc, chère illusion ? et toi aussi, orgueil, tu me quittes ? Qu’aurai-je ?

Et cependant… tout n’a pas été dit ! Voyons, creusons, remuons mon âme, dût-elle ensuite me tomber en poussière dans les mains.

L’amour ! l’amour ! eh bien ? ah ! quelle misérable vanité ! Est-ce que jamais des vers diront tous les miracles d’un sourire ou toutes les voluptés d’un regard ? l’amour ! quand j’aurai bien répété cela des fois, est-ce que j’aurai dit quelque chose de plus ? Non !

La gloire, par exemple ? Voyons : des conquérants, Alexandre, César, Napoléon… Eh bien ! des chars, de la poudre, du sang. Ah ! quelle stupidité ! De la gloire ? la convoitise me brûle, et je ne peux pas dire la meilleure partie de la rage que j’ai dans le cœur.

Si je parlais de la mort plutôt ? c’est du néant, cela, c’est du vrai ; mais ma pensée s’y perd, et plus je pense moins je parle. Si j’étais un cadavre ressuscité, je dirais bien quelque chose, et si les vers qui nous déchirent le ventre c’est une joie ou un supplice ; et si la tombe est si noire qu’on le dit. Mais que dire ? Est-ce que c’est là la limite de l’art ? est-ce que la poésie est un monde tout aussi mensonger que l’autre ? n’ira-t-on jamais plus loin ?

Et cependant j’ai du génie, je le sens, j’en suis plein, il me semble qu’il déborde… Non, c’est de l’orgueil ! l’orgueil, le sang des poètes !

Rien dire, rester là, muet, en présence de ce monde idiot qui vous regarde avec sa mine béante, paillasse déguenillé qui pleure et qui veut rire, et qui demande encore quelque chose de beau pour l’amuser !

Mais l’amour, la gloire, la mort, l’orgueil, tous ces néants-là qui m’entourent et m’assiègent, pas une lettre de tout cela à écrire !

Dieu ? autrefois j’y croyais. Que je me reporte par la pensée au temps où je priais la Vierge à genoux, et où ma mère m’apprenait des prières. Si j’allais redevenir dévot, j’aurais au moins quelque chaleur, quelque conviction, je pourrais remuer les autres ; mais je suis trop fier pour mentir, et puis je ne le pourrais pas, moi qui rit en passant devant l’église et qui ai craché sur la croix, un jour où j’avais faim.

Mais comment aimer quelque chose, espérer, croire, puisque tout est si horrible ici, puisque le doute est là, à chaque mot, puisque chaque croyance est tombée sous le coup de dent du malheur et du désespoir ? Dans ce monde et dans la poésie, dans le fini et dans l’infini, en dehors, dans mon âme, tout me ment, tout me trompe, tout fuit et tout se met à rire, et voilà que je suis resté dans un océan de fange où je tournoie, où je m’engloutis. Je ferais mieux de rire de tout cela, et d’aller me soûler à la taverne ou bien de courir chez la fille de joie me vautrer dans quelque ignoble et vénale volupté.

Tant mieux ! je n’ai plus à descendre. Il y a encore peu, je craignais que mon malheur n’augmentât, que ma chute ne fût plus profonde, mais me voilà au fond du gouffre…, à moins qu’il n’y ait des enfers sous l’enfer et un désespoir encore après le désespoir.

Et cependant, est-ce que je puis rester ainsi toujours ? mais je ne suffirais pas aux malheurs qui me dévorent, et il faudrait que mon cœur se double pour que tout le dégoût que j’ai pût y contenir longtemps.

Et quand je pense, hélas ! qu’autrefois je me contentais d’un rayon de soleil, d’une moisson dorée, d’un beau clair de lune dans les bois, et que j’en avais assez, et que cela m’emplissait, et que j’étais heureux quand j’avais mis tous ces échos dans mes strophes sonores et arrondies ! Oh ! qu’il y a loin déjà de ce temps-là à maintenant ! j’étais si jeune ! si enfant ! si heureux !

Mais, après avoir pris la nature, j’ai voulu prendre le cœur, après le monde, l’infini, et je me suis perdu dans ces abîmes sans fond, voilà que j’y roule. J’ai voulu sonder les passions, les disséquer, en faire de superbes squelettes, mais c’est mon âme que la mort a prise, et ces passions, que je voudrais courber sous mon genou et les montrer façonnées de mes mains, ce sont elles qui m’ont entraîné dans leurs courants, dans leurs tempêtes. J’ai cru que rien n’était trop haut pour moi, rien de trop fort, et je suis au fond du néant, plus faible qu’un roseau brisé.

Adieu donc, tous ces beaux rêves, ces belles journées que l’aurore menteur m’annonçait si resplendissantes et si pures ; j’aurai donc entrevu un monde d’enthousiasme, de transports ; l’éclair aura brillé devant mes yeux et m’a laissé ensuite dans les ténèbres, sous ce paradis de pensées dont le large glaive froid de la réalité me sépare pour l’éternité.

Ah ! prison de chair, je te maudis ! Pourquoi es-tu là ? Voyons ! que fais-tu, misérable charogne vivante, qui traînes ta pourriture par les rues, qui bois, qui manges, qui dors et qui jouis ? pourquoi suis-je attaché à ce cadavre qui me traîne sur la terre, moi qui veux voler dans les cieux et partir dans l’infini ?

Qu’avais-tu donc fait, pauvre âme, pour venir là, dans la prison de ce corps, où tu bats en vain des ailes que tu brises aux parois qui t’entourent ? Je sens bien que tu veux partir, que tu y pleures, et lorsque je vois les étoiles tu t’élances vers elles, quand la mer est devant moi tu veux courir dessus plus vite que le regard ; et quand je vois les tombes, n’est-ce pas toi qui tends les bras vers elles tandis que le corps veut vivre ?

Tu es un chant, une note, un soupir… Non, non, rien de tout cela ! tu es le cœur gonflé, tu es cette voix qui parle et qui prie, qui sanglote et se tord en moi, tandis que mes lèvres sourient.

Ô pauvre aigle, tu es là dans une cage ; à travers tes barreaux tu vois encore les hautes cimes perdues dans les nuages où tu naquis, tu vois le large ciel où tu planais ; mais tes barreaux te resserrent, tu n’as plus qu’à mettre ta tête sous ton aile et à mourir ; tu étouffes déjà, et bientôt tu ne seras plus qu’un cadavre encore tiède qu’on appelle désespoir.

Alors Smarh s’éloigna, il sortit de la ville à l’heure où tout brille et crie, c’était le soir, la brume l’emplissait, il faisait froid, il marchait pieds nus dans la boue, tandis que derrière lui, à ses côtés, la matière resplendissait dans sa force, qu’elle agissait, qu’elle siégeait sur des trônes, qu’elle avait ses philosophes, ses sectateurs. Aussi le poète sortit, chassé, méprisé, honni ; on ne voulait pas de lui, on le renvoya. Il partit donc, mais derrière lui tout s’écroula et il y eut un grand rire.

Il arriva dans les champs. Seul dans la campagne, au milieu des ténèbres, il se prit à pleurer ; un désespoir immense vint s’abattre sur lui comme un vautour sur un cadavre, il étendit ses larges ailes noires, se mit à manger et poussa des cris féroces.

Il pleura amèrement pendant longtemps, et chacune de ses larmes était une malédiction pour la terre, c’était quelque chose du cœur qui tombait et s’en allait dans le néant ; c’était l’agonie de l’espérance, de la foi, de l’amour, du beau, tout cela mourait, fuyait, s’envolait pour l’éternité ; toute la sève, toute la vie, toutes les fraîcheurs, tous les parfums, toutes les lumières, tout ce qui navre, ce qui enchante, tout ce qui est volupté, croyances, ardeurs, avait été arraché par le vent d’éternité qui venait de la terre, rasait le sol, emportait les fleurs.

Tout allait donc finir ; le monde, épuisé, craquait en dedans, il se mourait, et l’âme, rendue folle par tant de douleurs, tournait encore, dans son agonie, au milieu d’un cercle de feu qu’elle ne pouvait franchir.

La nuit allait commencer, une nuit éternelle, sans astres, sans clarté ; Satan déjà s’étendait sur le monde palpitant, pour lui arracher son dernier mot.

Smarh était resté enseveli dans son malheur, sa tête était dans ses mains, sa chevelure, couverte de poussière, venait battre sur ses yeux en pleurs.

On n’entendait rien que le bruit de l’immense tempête du temps qui allait finir et jetait alors ses plus horribles sanglots. La terre déviait de sa course circulaire ; elle oscillait, ivre de fatigue et d’ennui, comme si un ouragan l’avait poussée pour la faire tomber. Le soleil s’était abaissé lentement et avait dit un éternel adieu, un dernier et long baiser, à ce qu’il avait éclairé, aux bois, aux prairies, aux forêts, aux vallons déserts, à l’Océan sur lequel il courait dans les longues journées ; il était parti, les astres n’étaient point venus, et ils étaient allés éclairer d’autres mondes, plus haut.

Pourquoi donc Smarh lève-t-il la tête ? Voilà une femme à ses côtés… Non, c’est un ange, elle lui a essuyé ses larmes, avec le bout de ses ailes blanches ; elle l’a relevé, l’a porté sur son cœur, elle pleure aussi, elle a les pieds en sang, elle lui dit : « Ô mon bien-aimé, viens à moi, ils m’ont chassée, ils m’ont bannie, aime-moi, je suis si belle. »

Et Smarh poussa un cri de joie, il se rattachait à la branche de salut d’où l’ouragan l’avait entraîné. Il s’écria tout à coup :

— Oui, je t’aime ! je t’aime ! tu vois bien que je renais, que je vis, tu vois que le soleil reparaît, que l’herbe pousse sur les coteaux, que les fleuves coulent encore ; oui, je t’aime ! Ô mon Dieu, mon Dieu, j’avais douté, j’avais pleuré, j’avais maudit, j’avais vu le monde passer comme une chaîne de squelettes dans une danse de l’enfer, et je n’avais pas compris ! Mais la providence se déroule à mes yeux, voilà l’aurore qui vient, l’horizon se déroule, s’avance, et laisse voir au fond quelque chose de resplendissant et d’éternel ; oui, je t’aime ! Si tu savais ! écoute donc ! Est-ce que c’est moi qui ai vécu si longtemps, qui ai marché sur tant de poussières, heurté tant de ruines ? Non, voilà la poussière qui monte au ciel, voilà les ruines qui se lèvent et se placent. Qu’étais-je donc ? Poète ? Oh ! oui ! je chanterai toujours, je chanterai encore. Oh ! je t’aime !

Tout à l’heure j’étais dans le tombeau, je sentais un marbre lourd sur ma tête, et je me heurtais aux planches du cercueil, mais je suis au ciel ! Oh ! je t’aime pour l’éternité ; pour l’éternité tu es à moi !

Il allait étendre les bras vers elle, il allait la saisir, déjà leurs regards s’étaient confondus, leurs larmes s’étaient séchées, il y avait eu un immense espoir dans la création. Le monde s’était retourné sur son vieux lit de douleurs, il avait entr’ouvert son œil morne pour voir la dernière étoile, il avait aspiré la brise du ciel ; mais il se rendormit bientôt dans ses cendres.

Un éclair parut, Satan était là.

— Arrête, dit-il, elle est à moi ! Smarh ! arrête, te dis-je !

smarh.

À toi ? esprit de ténèbres, arrière !

satan.

Je te brise du pied, vermisseau plein d’orgueil, bulle de savon que mon souffle seul soutient.

smarh.

Car tu es à moi ? À toi mon cœur !

satan.

Non ! à toi tout.

La terre, usant ses dernières forces, s’écria : « Aime-le, aime-le ».

L’enfer, se levant sur ses charbons, s’écria plein de rage : « Aime-le, aime-le ».

Mais un rire perça l’air, Yuk parut et lui dit :

— C’est pour moi, à toi l’éternité !

L’éternité en effet répéta : « C’est lui, c’est lui ! »

Smarh tournoya dans le néant, il y roule encore.

Satan versa une larme.

Yuk se mit à rire et sauta sur elle, et l’étreignit d’un baiser si fort, si terrible, qu’elle étouffa dans les bras du monstre éternel.

G. F.
14 avril 1839.

Réflexion d’un homme désintéressé à l’affaire et qui a relu ça après un an de façon.

Il est permis de faire des choses pitoyables, mais pas de cette trempe. Ce que tu admirais il y a un an est aujourd’hui fort mauvais ; j’en suis bien fâché, car je t’avais décerné le nom de grand homme futur, et tu te regardais comme un petit Gœthe. L’illusion n’est pas mince, il faut commencer par avoir des idées, et ton fameux mystère en est veuf. Pauvre ami ! tu iras ainsi enthousiasmé de ce que tu rêves, dégoûté de ce que tu as fait. Tout est ainsi, il ne faut pas s’en plaindre. Sais-tu ce qui me semble le mieux de ton œuvre ? C’est cette page qui, dans un an, me paraîtra aussi bête que le reste et qui suggérera encore une suite d’amères réflexions. Dans un an peut-être serai-je crevé, tant mieux ! et pourtant tu as peur, pauvre brute, mon ami. Adieu, le meilleur conseil que je puisse te donner, c’est de ne plus écrire.

Jasmin.

NOTE.

Un fragment de Smarh parut pour la première fois dans Par les Champs et par les Grèves. Charpentier, éditeur. Paris, 1886.

Smarh et Rêves d’Enfer peuvent être considérés comme l’idée première de la Tentation de Saint-Antoine.

LES FUNÉRAILLES
DU
DOCTEUR MATHURIN[3]

Pourquoi ne t’offrirais-je pas encore ces nouvelles pages, cher Alfred ?[4]

De tels cadeaux sont plus chers à celui qui les fait qu’à celui qui les reçoit, quoique ton amitié leur donne un prix qu’ils n’ont pas. Prends-les donc comme venant de deux choses qui sont à toi : et l’esprit qui les a conçues, et la main qui les a écrites.

Se sentant vieux, Mathurin voulut mourir, pensant bien que la grappe trop mûre n’a plus de saveur. Mais pourquoi et comment cela ?

Il avait bien 70 ans environ. Solide encore malgré ses cheveux blancs, son dos voûté et son nez rouge, en somme c’était une belle tête de vieillard. Son œil bleu était singulièrement pur et limpide, et des dents blanches et fines sous de petites lèvres minces et bien ciselées annonçaient une vigueur gastronomique rare à cet âge, où l’on pense plus souvent à dire ses prières et à avoir peur qu’à bien vivre.

Le vrai motif de sa résolution, c’est qu’il était malade et que tôt ou tard il fallait sortir d’ici-bas. Il aima mieux prévenir la mort que de se sentir arraché par elle. Ayant bien connu sa position, il n’en fut ni étonné ni effrayé, il ne pleura pas, il ne cria pas, il ne fit ni humbles prières ni exclamations ampoulées, il ne se montra ni stoïcien, ni catholique, ni psychologue, c’est-à-dire qu’il n’eut ni orgueil, ni crédulité, ni bêtise ; il fut grand dans sa mort et son héroïsme surpassa celui d’Épaminondas, d’Annibal, de Caton, de tous les capitaines de l’antiquité et de tous les martyrs chrétiens, celui du chevalier d’Assas, celui de Louis XVI, celui de saint Louis, celui de M. de Talleyrand mourant dans sa robe de chambre verte, et même celui de Fieschi qui disait des pointes encore quand on lui coupa le cou ; tous ceux, enfin, qui moururent par une conviction quelconque, par un dévouement quel qu’il soit, et ceux qui se fardèrent à leur dernière heure encore pour être plus beaux, se drapant dans leur linceul comme dans un manteau de théâtre, capitaines sublimes, républicains stupides, martyrs héroïques et entêtés, rois détrônés, héros du bagne. Oui, tous ces courages-là furent surpassés par un seul courage, ces morts-là furent éclipsés par un seul mort, par le docteur Mathurin, qui ne mourut ni par conviction, ni par orgueil, ni pour jouer un rôle, ni par religion, ni par patriotisme, mais qui mourut d’une pleurésie qu’il avait depuis huit jours, d’une indigestion qu’il se donna la veille — la première de sa vie, car il savait manger.

Il se résigna donc, comme un héros, à franchir de plain-pied le seuil de la vie, à entrer dans le cercueil la tête haute ; je me trompe, car il fut enterré dans un baril. Il ne dit pas, comme Caton : « Vertu, tu n’es qu’un nom », ni comme Grégoire VII : « J’ai fait le bien et fui l’iniquité, voilà pourquoi je meurs en exil », ni comme Jésus-Christ : « Mon père, pourquoi m’avez-vous délaissé » ; il mourut en disant tout bonnement : « Adieu amusez-vous bien ! ».

Un poète romantique aurait acheté un boisseau de charbon de terre et serait mort au bout d’une heure, en faisant de mauvais vers et en avalant de la fumée ; un autre se serait donné l’onglée, en se noyant dans la Seine au mois de janvier ; les uns auraient bu une détestable liqueur qui les aurait fait mourir avant de se rendormir, pleurant déjà sur leur bêtise ; un martyr se serait amusé à se faire couler du plomb dans la bouche et à gâter ainsi son palais ; un républicain aurait tenté d’assassiner le roi, l’aurait manqué et se serait fait couper la tête, voilà de singulières gens ! Mathurin ne mourut pas ainsi, la philosophie lui défendait de se faire souffrir.

Vous me demanderez pourquoi on l’appelait docteur ? Vous le saurez un jour, car je puis bien vous le faire connaître plus au long, ceci n’étant que le dernier chapitre d’une longue œuvre qui doit me rendre immortel comme toutes celles qui sont inédites. Je vous raconterai ses voyages, j’analyserai tous les livres qu’il a faits, je ferai un volume de notes sur ses commentaires et un appendice de papier blanc et de points d’exclamation à ses ouvrages de science, car c’était un savant des plus savants en toutes les sciences possibles. Sa modestie surpassait encore toutes ses connaissances, on ne croyait même pas qu’il sût lire ; il faisait des fautes de français, il est vrai, mais il savait l’hébreu et bien d’autres choses. Il connaissait la vie surtout, il savait à fond le cœur des hommes, et il n’y avait pas moyen d’échapper au critérium de son œil pénétrant et sagace ; quand il levait la tête, abaissait sa paupière, et vous regardait de côté en souriant, vous sentiez qu’une sonde magnétique entrait dans votre âme et en fouillait tous les recoins.

Cette lunette des contes arabes avec laquelle l’œil perçait les murailles, je crois qu’il l’avait dans sa tête, c’est-à-dire qu’il vous dépouillait de vos vêtements et de vos grimaces, de tout le fard de vertu qu’on met sur ses rides, de toutes les béquilles qui vous soutiennent, de tous les talons qui vous haussent ; il arrachait aux hommes leur présomption, aux femmes leur pudeur, aux héros leur grandeur, au poète son enflure, aux mains sales leurs gants blancs. Quand un homme avait passé devant lui, avait dit deux mots, avancé de deux pas, fait le moindre geste, il vous le rendait nu, déshabillé et grelottant au vent.

Avez-vous quelquefois, dans un spectacle, à la lueur du lustre aux mille feux, quand le public s’agite tout palpitant, que les femmes parées battent des mains, et qu’on voit partout des sourires sur des lèvres roses, diamants qui brillent, vêtements blancs, richesses, joies, éclat, vous êtes-vous figuré toute cette lumière changée en ombre, ce bruit devenu silence et toute cette vie rentrée au néant, et, à la place de tous ces êtres décolletés, aux poitrines haletantes, aux cheveux noirs nattés sur des peaux blanches, des squelettes qui seront longtemps sous la terre où ils ont marché et réunis ainsi dans un spectacle pour s’admirer encore, pour voir une comédie qui n’a pas de nom, qu’ils jouent eux-mêmes, dont ils sont les acteurs éternels et immobiles ?

Mathurin faisait à peu près de même, car à travers le vêtement il voyait la peau, la chair sous l’épiderme, la moelle dans l’os, et il exhumait de tout cela lambeaux sanglants, pourriture du cœur, et souvent, sur des corps sains, vous découvrait une horrible gangrène.

Cette perspicacité qui a fait les grands politiques, les grands moralistes, les grands poètes, n’avait servi qu’à le rendre heureux ; c’est quelque chose, quand on sait que Richelieu, Molière et Shakespeare ne le furent pas. Il avait vécu, poussé mollement par ses sens, sans malheur ni bonheur, sans effort, sans passion et sans vertu, ces deux meules qui usent les lames à deux tranchants. Son cœur était une cuve, où rien de trop ardent n’avait fermenté, et, dès qu’il l’avait crue assez pleine, il l’avait vite fermée, laissant encore de la place pour du vide, pour la paix. Il n’était donc ni poète ni prêtre, il ne s’était pas marié, il avait le bonheur d’être bâtard, ses amis étaient en petit nombre et sa cave était bien garnie ; il n’avait ni maîtresses qui lui cherchaient querelle, ni chien qui le mordît ; il avait une excellente santé et un palais extrêmement délicat. Mais je dois vous parler de sa mort.

Il fit donc venir ses disciples (il en avait deux) et il leur dit qu’il allait mourir, qu’il était las d’être malade et d’avoir été tout un jour à la diète.

C’était la saison dorée où les blés sont mûrs ; le jasmin, déjà blanc, embaume le feuillage de la tonnelle, on commence à courber la vigne, les raisins pendent en grappes sur les échalas, le rossignol chante sur la haie, on entend des rires d’enfants dans les bois, les foins sont enlevés.

Oh ! jadis les nymphes venaient danser sur la prairie et se formaient des guirlandes avec les fleurs des prés, la fontaine murmurait un roucoulement frais et amoureux, les colombes allaient voler sur les tilleuls. Le matin encore, quand le soleil se lève, l’horizon est toujours d’un bleu vaporeux et la vallée répand sur les coteaux un frais parfum, humide des baisers de la nuit et de la rosée des fleurs.

Mathurin, couché depuis plusieurs jours, dormait sur sa couche. Quels étaient ses songes ? Sans doute comme sa vie, calmes et purs. La fenêtre ouverte laissait entrer à travers la jalousie des rayons de soleil, la treille grimpant le long de la muraille grise, nouait ses fruits mûrs aux branches mêlées de la clématite ; le coq chantait dans la basse-cour, les faneurs reposaient à l’ombre, sous les grands noyers aux troncs tapissés de mousses. Non loin et sous les ormeaux, il y avait un rond de gazon où ils allaient souvent faire la méridienne, et dont la verdure touffue n’était seulement tachée que d’iris et de coquelicots. C’est là que, couchés sur le ventre ou assis et causant, ils buvaient ensemble pendant que la cigale chantait, que les insectes bourdonnaient dans les rayons du soleil, et que les feuilles remuaient sous le souffle chaud des nuits d’été.

Tout était paix, calme et joie tranquille. C’est là que dans un oubli complet du monde, dans un égoïsme divin, ils vivaient, inactifs, inutiles, heureux. Ainsi, pendant que les hommes travaillaient, que la société vivait avec ses lois, avec son organisation multiple, tandis que les soldats se faisaient tuer et que les intrigants s’agitaient, eux, ils buvaient, ils dormaient. Accusez-les d’égoïsme, parlez de devoir, de morale, de dévouement ; dites encore une fois qu’on se doit au pays, à la société ; rabâchez bien l’idée d’une œuvre commune, chantez toujours cette magnifique trouvaille du plan de l’univers, vous n’empêcherez pas qu’il n’y ait des gens sages et des égoïstes, qui ont plus de bon sens avec leur ignoble vice que vous autres avec vos sublimes vertus.

Ô hommes, vous qui marchez dans les villes, faites les révolutions, qui abattez des trônes, remuez le monde, et qui, pour faire regarder vos petits fronts, faites bien de la poussière sur la route battue du genre humain, je vous demande un peu si votre bruit, vos chars de triomphe et vos fers, si vos machines et votre charlatanisme, si vos vertus, si tout cela vaut une vie calme et tranquille, où l’on ne casse rien que des bouteilles vides, où il n’y a d’autre fumée que celle d’une pipe, d’autre dégoût que celui d’avoir trop mangé.

Ainsi vivaient-ils, et pendant que le sang coulait dans les guerres civiles, que le gouvernail de l’État était disputé entre des pirates et des ineptes, et qu’il se brisait dans la tempête, pendant que les empires s’écroulaient, qu’on s’assassinait et qu’on vivait, qu’on faisait des livres sur la vertu et que l’État ne vivait que de vices splendides, qu’on donnait des prix de morale et qu’il n’y avait de beau que les grands crimes, le soleil pour eux faisait toujours mûrir leurs raisins, les arbres avaient tout autant de feuilles vertes, ils dormaient toujours sur la mousse des bois, et faisaient rafraîchir leur vin dans l’eau des lacs.

Le monde vivait loin d’eux, et le bruit même de ses cris n’arrivait pas jusqu’à leurs pieds, une parole rapportée des villes aurait troublé le calme de leurs cœurs ; aucune bouche profane ne venait boire à cette coupe de bonheur exceptionnel, ils ne recevaient ni livres, ni journaux, ni lettres, la bibliothèque commune se composait d’Horace, de Rabelais — ai-je besoin de dire qu’il y avait toutes les éditions de Brillat-Savarin et du Cuisinier ? — Pas un bout de politique, pas un fragment de controverse, de philosophie ou d’histoire, aucun des hochets sérieux dont s’amusent les hommes ; n’avaient-ils pas toujours devant eux la nature et le vin, que fallait-il de plus ? Indiquez-moi donc quelque chose qui surpasse la beauté d’une belle campagne illuminée de soleil et la volupté d’une amphore pleine d’un vin limpide et pétillant ? et d’abord, quelle qu’elle soit, la réponse que vous allez faire les aurait fait rire de pitié, je vous en préviens.

Cependant Mathurin se réveilla ; ils étaient là au bout de son lit, il leur dit :

— À boire, pour vous et pour moi ! trois verres et plusieurs bouteilles ! Je suis malade, il n’y a plus de remède, je veux mourir, mais avant j’ai soif et très soif… Je n’ai aucune soif des secours de la religion ni aucune faim d’hostie, buvons donc pour nous dire adieu.

On apporta des bouteilles de toutes les espèces et des meilleures, le vin ruissela à flots pendant vingt heures, et avant l’aurore ils étaient gris.

D’abord ce fut une ivresse calme et logique, une ivresse douce et prolongée à loisir. Mathurin sentait sa vie s’en aller et, comme Sénèque, qui se fit ouvrir les veines et mettre dans un bain, il se plongea avant de mourir dans un bain d’excellent vin, baigna son cœur dans une béatitude qui n’a pas de nom, et son âme s’en alla droit au Seigneur, comme une outre pleine de bonheur et de liqueur.

Quand le soleil se fut baissé, ils avaient déjà bu, à trois, quinze bouteilles de beaune (1re qualité 1834) et fait tout un cours de théodicée et de métaphysique.

Il résuma toute sa science dans ce dernier entretien.

Il vit l’astre s’abaisser pour toujours et fuir derrière les collines ; alors, se levant et tournant les yeux vers le couchant, il regarda la campagne s’endormir au crépuscule. Les troupeaux descendaient, et les clochettes des vaches sonnaient dans les clairières, les fleurs allaient fermer leur corolle, et des rayons du soleil couchant dessinaient sur la terre des cercles lumineux et mobiles ; la brise des nuits s’éleva, et les feuilles des vignes, à son souffle, battirent sur leur treillage, elle pénétra jusqu’à eux et rafraîchit leurs joues enflammées.

— Adieu, dit Mathurin, adieu ! demain je ne verrai plus ce soleil, dont les rayons éclaireront mon tombeau, puis ses ruines, et sans jamais venir à moi. Les ondes couleront toujours, et je n’entendrai pas leur murmure. Après tout, j’ai vécu, pourquoi ne pas mourir ? La vie est un fleuve, la mienne a coulé entre des prairies pleines de fleurs, sous un ciel pur, loin des tempêtes et des nuages, je suis à l’embouchure, je me jette dans l’Océan, dans l’infini ; tout à l’heure, mêlé au tout immense et sans bornes, je n’aurai plus la conscience de mon néant. Est-ce que l’homme est quelque chose de plus qu’un simple grain de sel de l’Océan ou qu’une bulle de mousse sur le tonneau de l’Électeur ?

« Adieu donc, vents du soir, qui soufflez sur les roses penchées, sur les feuilles palpitantes des bois endormis, quand les ténèbres viennent ; elles palpiteront longtemps encore, les feuilles des orties qui croîtront sur les débris cassés de ma tombe. Naguère, quand je passais, riant, près des cimetières, et qu’on entendait ma voix chanter le long du mur, quand le hibou battait de l’aile sur les clochers, que les cyprès murmuraient les soupirs des morts, je jetais un œil calme sur ces pierres qui recélaient l’éternité tout entière avec les débris de cadavres, c’était pour moi un autre monde, où ma pensée même pouvait à peine m’y transporter dans l’infini d’une vague rêverie.

« Maintenant mes doigts tremblants touchent aux portes de cet autre monde, et elles vont s’ouvrir, car j’en remue le marteau d’un bras de colère, d’un bras désespéré.

« Que la mort vienne, qu’elle vienne ! elle me prendra tout endormi dans son linceul, et j’irai continuer le songe éternel sous l’herbe douce du printemps ou sous la neige des hivers, qu’importe ! et mon dernier sourire sera pour elle, je lui donnerai des baisers pleins de vin, un cœur plein de la vie et qui n’en veut plus, un cœur ivre et qui ne bat pas.

« La souveraine beauté, le souverain bonheur, n’est-ce pas le sommeil ? et je vais dormir, dormir sans réveil, longtemps, toujours. Les morts… ».

À cette belle phrase graduée, il s’interrompit pour boire et continua :

— La vie est un festin, il y en a qui meurent gorgés de suite et qui tombent sous la table, d’autres rougissent la nappe de sang et de souillures sans nombre, ceux qui n’y versent que des taches de vin et pas de larmes, d’autres sont étourdis des lumières, du bruit, dégoûtés du fumet des mets, gênés par la cohue, baissant la tête et se mettant à pleurer. Heureux les sages, qui mangent longuement, écartent les convives avides, les valets impudents qui les tiraillent, et qui peuvent, le dernier jour, au dessert, quand les uns dorment, que les autres sont ivres dès le premier service, qu’un grand nombre sont partis malades, boire enfin les vins les plus exquis, savourer les fruits les plus mûrs, jouir lentement des dernières fins de l’orgie, vider le reste d’un grand coup, éteindre les flambeaux, et mourir !

Comme l’eau limpide que la nymphe de marbre laisse tomber murmurante de sa conque d’albâtre, il continua ainsi longtemps de parler, de cette voix grave et voluptueuse à la fois, pleine de cette mélancolie gaie qu’on a dans les suprêmes moments, et son âme s’épanchait de ses lèvres comme l’eau limpide.

La nuit était venue, pure, amoureuse, une nuit bleue, éclairée d’étoiles ; pas un bruit, que celui de la voix de Mathurin qui parla longtemps à ses amis. Ils l’écoutaient en le contemplant. Assis sur sa couche, son œil commençait à se fermer, la flamme blanche des bougies remuait au vent, l’ombre, qu’elle rayait, tremblait sur le lambris, le vin pétillait dans les verres, et l’ivresse sur leurs figures ; assis sur le bord de la tombe, Mathurin y avait posé sa gourde, elle ne se fermera que quand il l’aura bue.

Vienne donc cette molle langueur des sens, qui enivre jusqu’à l’âme ; qu’elle le balance dans une mollesse infinie, qu’il s’endorme en rêvant de joies sans nombre, en disant aussi nunc pulsandum tellus, que les nymphes antiques jettent leurs roses embaumées sur ses draps rougis, dont il fait son linceul, et viennent danser devant lui dans une ronde gracieuse, et, pour adieu toutes les beautés que le cœur rêve, le charme des premières amours, la volupté des plus longs baisers et des plus suaves regards ; que le ciel se fasse plus étoilé et ait une nuit plus limpide ; que des clartés d’azur viennent éclairer les joies de cette agonie, fassent le vent plus frais, plus embaumant ; que des voix s’élèvent de dessus l’herbe et chantent pendant qu’il boit les dernières gouttes de la vie ; que ses yeux fermés tressaillent comme sous le plus tendre embrassement ; que tout soit, pour cet homme, bonheur jusqu’à la mort, paix jusqu’au néant ; que l’éternité ne soit qu’un lit pour le bercer dans les siècles !

Mais regardez-les. Jacques s’est levé et a fermé la fenêtre, le vent venait sur Mathurin, il commençait à claquer des dents ; ils ont rapproché plus près la table ronde du lit, la fumée de leurs pipes monte au plafond et se répand en nuages bleus qui montent ; on entend leurs verres s’entrechoquer, et leurs paroles, le vin tombe par terre, ils jurent, ils ricanent ; cela va devenir horrible, ils vont se mordre. Ne craignez rien, ils mordent une poularde grasse, et les truffes qui s’échappent de leurs lèvres rouges roulent sur le plancher.

Mathurin parle politique.

— La démocratie est une bonne chose pour les gens pauvres et de mauvaise compagnie. On parviendra peut-être un jour, hélas ! à ce que tous les hommes puissent boire de la piquette. De ce jour-là on ne boira plus de constance. Si les nobles, dont la tyrannie (ils avaient de si bons cuisiniers !)… j’en étais donc à la Révolution… Pauvres moines ! ils cultivaient si bien la vigne ! Ainsi Robespierre… Oh ! le drôle de corps, qui mangeait de la vache chez un menuisier, et qui est resté pur au pouvoir, et qui a la plus exécrable réputation… bien méritée ! S’il avait eu un peu plus d’esprit, qu’il eût ruiné l’État, entretenu des maîtresses sur les fonds publics, bu du vin au lieu de répandre du sang, ce serait un homme justement, dignement vertueux… Je disais donc que Fourier… un bien beau morceau sur l’art culinaire… ce qui n’empêche que Washington ne fût un grand homme et Monthyon quelque chose de surhumain, de divin, presque de sur-stupide ; il s’agirait de définir la vertu avant d’en décerner les prix. Celui qui en aurait donné une bonne classification, qui, auparavant, l’aurait bien établie avec des caractères tranchés, nettement exprimés, positifs en un mot, celui-là aurait mérité un prix extraordinaire, j’en conviens ; il lui aurait fallu déterminer jusqu’à quel point l’orgueil entre dans la grandeur, la niaiserie dans la bienfaisance, marquer la limite précise de l’intérêt et de la vanité ; il aurait fallu citer des exemples et faire comprendre trois mots incompréhensibles : moralité, liberté, devoir, et montrer (ç’aurait été le sublime de la proposition et on aurait pu enfermer ça dans une période savante) comme les hommes sont libres tout en ayant des devoirs, comment ils peuvent avoir des devoirs puisqu’ils sont libres ; s’étendre longuement aussi, par manière de hors d’œuvre et de digression favorable, sur la vertu récompensée et le vice puni ; on soutiendrait historiquement que Nabuchodonosor, Alexandre, Sésostris, César, Tibère, Louis XI, Rabelais, Byron, Napoléon et le marquis de Sade étaient des imbéciles, et que Mardochée, Caton, Brutus, Vespasien, Édouard le Confesseur, Louis XII, Lafayette, Montyon, l’homme au manteau bleu, et Parmentier, et Poivre, étaient des grands hommes, des grands génies, des Dieux, des êtres…

Mathurin se mit à rire en éternuant, sa face se dilatait, tous ses traits étaient plissés par un sourire diabolique, l’éclair jaillissait de ses yeux, le spasme saccadait ses épaules ; il continua :

— Vive la philanthropie ! — un verre de frappé ! — l’histoire est une science morale par-dessus tout, à peu près comme la vue d’une maison de filles et celle d’un échafaud plein de sang ; les faits prouvent pourtant que tout est pour le mieux. Ainsi les Hébreux, assassinés par leurs vainqueurs, chantaient des psaumes que nous admirons comme poésie lyrique ; les chrétiens, qu’on égorgeait, ne se doutaient pas qu’ils fondaient une poésie aussi, une société pure et sans tache ; Jésus-Christ, mort et descendant de sa croix, fournit, au bout de seize siècles, le sujet d’un beau tableau ; les croisades, la Réforme, 93, la philosophie, la philanthropie qui nourrit les hommes avec des pommes de terre et les vaches avec des betteraves, tout cela a été de mieux en mieux ; la poudre à canon, la guillotine, les bateaux à vapeur et les tartes à la crème sont des inventions utiles, vous l’avouerez, à peu près comme le tonnerre ; il y a des hommes réduits à l’état de terreneuviens, et qui sont chargés de donner la vie à ceux qui veulent la perdre, ils vous coupent la plante des pieds pour vous faire ouvrir les yeux, et vous abîment de coups de poing pour vous rendre heureux ; ne pouvant plus marcher, on vous conduit à l’hôpital, où vous mourez de faim, et votre cadavre sert encore après vous à faire dire des bêtises sur chaque fibre de votre corps et à nourrir de jeunes chiens qu’on élève pour des expériences. Ayez la ferme conviction d’une providence éternelle, et du sens commun des nations. Combien y a-t-il d’hommes qui en aient ?… Le bordeaux se chauffe toujours… l’ordre des comestibles est des plus substantiels aux plus légers, celui des boissons des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées… si vous voulez qu’une alouette soit bonne, coupez par le milieu.

— Et la Providence, maître ?

— Oui je crois que le soleil fait mûrir le raisin et qu’un gigot de chevreuil mariné est une bonne chose… tout n’est pas fini, et il y a deux sciences éternelles : la philosophie et la gastronomie. Il s’agit de savoir si l’âme va se réunir à l’essence universelle, ou si elle reste à part comme individu, et où elle va, dans quel pays… et comment on peut conserver longtemps du bourgogne… Je crois qu’il y a encore une meilleure manière d’arranger le homard… et un plan nouveau d’éducation, mais l’éducation ne perfectionne guère que les chiens quant au côté moral. J’ai cru longtemps à l’eau de Seltz et à la perfectibilité humaine, je suis convaincu maintenant de l’absinthe ; elle est comme la vie : ceux qui ne savent pas la prendre font la grimace.

— Nierez-vous donc l’immortalité de l’âme ?

— Un verre de vin !

— La récompense et le châtiment ?

— Quelle saveur ! dit Mathurin après avoir bu et contractant ses lèvres sur ses dents.

— Le plan de l’univers, qu’en pensez-vous ?

— Et toi, que penses-tu de l’étoile de Sirius ? penses-tu mieux connaître les hommes que les habitants de la lune ? l’histoire même est un mensonge réel.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que les faits mentent, qu’ils sont et qu’ils ne sont plus, que les hommes vivent et meurent, que l’être et le néant sont deux faussetés qui n’en font qu’une, qui est le toujours !

— Je ne comprends pas, maître.

— Et moi encore moins, répondit Mathurin.

— Cela est bien profond, dit Jacques aux trois quarts ivre, et il y a sous ce dernier mot une grande finesse.

— N’y a-t-il pas entre moi et vous deux, entre un homme et un grain de sable, entre aujourd’hui et hier, cette heure-ci et celle qui va venir, des espaces que la pensée ne peut mesurer et des mondes de néants entiers qui les remplissent ? La pensée même peut-elle se résumer ? Te sens-tu dormir ? et lorsque ton esprit s’élève et s’en va de son enveloppe, ne crois-tu pas quelquefois que tu n’es plus, que ton corps est tombé, que tu marches dans l’infini comme le soleil, que tu roules dans un gouffre comme l’Océan sur son lit de sable, et ton corps n’est plus ton corps, cette chose tourmentée, qui est sur toi, n’est qu’un voile rempli d’une tempête qui bat ? t’es-tu pris à douter de la nature, de la sensation elle-même ? Prends un grain de sable, il y a là un abîme à creuser pendant des siècles ; palpe-toi bien pour voir si tu existes, et quand tu sauras que tu existes, il y a là un infini que tu ne sonderas pas.

Ils étaient gris, ils ne comprenaient guère une tartine métaphysique aussi plate.

— Cela veut dire que l’homme voit aussi clair en lui et autour de lui que si tu étais tombé ivre mort au fond d’une barrique de vin plus grande que l’Atlantique. Soutenir ensuite qu’il y a quelque chose de beau dans la création, vouloir faire un concert de louanges avec tous les cris de malédiction qui retentissent, de sanglots qui éclatent, de ruines qui croulent, c’est là la philosophie de l’histoire, disent-ils ; quelle philosophie ! Élevez-moi une pyramide de têtes de morts et vantez la vie ! chantez la beauté des fleurs, assis sur un fumier ! le calme et le murmure des ondes, quand l’eau salée entre par les sabords et que le navire sombre : ce que l’œil peut saisir, c’est un horrible fracas d’une agonie éternelle. Regardez un peu la cataracte qui tombe de la montagne, comme son onde bouillonnante entraîne avec elle les débris de la prairie, le feuillage encore vert de la forêt cassé par les vents, la boue des ruisseaux, le sang répandu, les chars qui allaient ; cela est beau et superbe. Approchez, écoutez donc l’horrible râle de cette agonie sans nom, levez les yeux, quelle beauté ! quelle horreur ! quel abîme ! Allez encore, fouillez, déblayez les ruines sans nom, sous ces ruines-là d’autres encore, et toujours ; passez vingt générations de morts entassés les uns sur les autres, cherchez des empires perdus sous le sable du désert, et des palais d’avant le déluge sous l’Océan, vous trouverez peut-être encore des temps inconnus, une autre histoire, un autre monde, d’autres siècles titaniques, d’autres calamités, d’autres désastres, des ruines fumantes, du sang figé sur la terre, des ossements broyés sous les pas.

Il s’arrêta, essoufflé, et ôta son bonnet de coton ; ses cheveux, mouillés de sueur, étaient collés en longues mèches sur son front pâle. Il se lève et regarde autour de lui, son œil bleu est terne comme le plomb, aucun sentiment humain ne scintille de sa prunelle, c’est déjà quelque chose de l’impassibilité du tombeau. Ainsi, placé sur son lit de mort et dans l’orgie jusqu’au cou, calme entre le tombeau et la débauche, il semblait être la statue de la dérision, ayant pour piédestal une cuve et regardant la mort face à face.

Tout s’agite maintenant, tout tourne et vacille dans cette ivresse dernière ; le monde danse au chevet de mort de Mathurin. Au calme heureux des premières libations succèdent la fièvre et ses chauds battements, elle va augmentant toujours, on la voit qui palpite sous leur peau, dans leurs veines bleues gonflées ; leurs cœurs battent, ils soufflent eux-mêmes, on entend le bruit de leurs haleines et les craquements du lit qui ploie sous les soubresauts du mourant.

Il y a dans leur cœur une force qui vit, une colère qu’ils sentent monter graduellement du cœur à la tête ; leurs mouvements sont saccadés, leur voix est stridente, leurs dents claquent sur les verres ; ils boivent, ils boivent toujours, dissertant, philosophant, cherchant la vérité au fond du verre, le bonheur dans l’ivresse et l’éternité dans la mort. Mathurin seul trouva la dernière.

Cette dernière nuit-là, entre ces trois hommes, il se passa quelque chose de monstrueux et de magnifique. Si vous les aviez vus ainsi épuiser tout, tarir tout, exprimer les saveurs des plus pures voluptés, les parfums de la vertu et l’enivrement de toutes les chimères du cœur, et la politique, et la morale, la religion ; tout passa devant eux et fut salué d’un rire grotesque et d’une grimace qui leur fit peur, la métaphysique fut traitée à fond dans l’intervalle d’un quart d’heure, et la morale en se soûlant d’un douzième petit verre. Et pourquoi pas ? si cela vous scandalise, n’allez pas plus loin, je rapporte les faits. Je continue, je vais aller vite, dans le dénombrement épique de toutes les bouteilles bues.

C’est le punch maintenant qui flamboie et qui bout. Comme la main qui le remue est tremblante, les flammes qui s’échappent de la cuillère tombent sur les draps, sur la table, par terre, et font autant de feux follets qui s’éteignent et qui se rallument. Il n’y eut pas de sang avec le punch, comme il arrive dans les romans de dernier ordre et dans les cabarets où l’on ne vend que de mauvais vin, et où le bon peuple va s’enivrer avec de l’eau-de-vie de cidre.

Elle fut bruyante, car ils vocifèrent horriblement ; ils ne chantent pas, ils causent, ils parlent haut, ils crient fort, ils rient sans savoir pourquoi, le vin les fait rire. Et leur âme cède à l’excitation des nerfs, voilà le tourbillon qui l’enlève, l’orgie écume, les flambeaux sont éteints, le punch brûle partout. Mathurin bondit haletant sur sa couche tachée de vin.

— Allons ! poussons toujours, encore…, oui, encore cela ! du kirsch, du rhum, de l’eau et du kirsch, encore… faites brûler, que cela flambe et que cela soit chaud, bouillant… casse la bouteille, buvons à même !

Et quand il eut fini, il releva la tête, tout fier, et regarda les deux autres, les yeux fixes, le cou tendu, la bouche souriante ; sa chemise était trempée d’eau-de-vie, il suait à grosses gouttes, l’agonie venait. Une fumée lourde montait au plafond, une heure sonna, le temps était beau, la lune brillait au ciel entre le brouillard, la colline verte, argentée par ses clartés, était calme et dormeuse, tout dormait. Ils se remirent à boire et ce fut pis encore, c’était de la frénésie, c’était une fureur de démons ivres.

Plus de verres ni de coupes larges ; à même, maintenant, leurs doigts pressent la bouteille à la casser sous leurs efforts ; étendus sur leurs chaises, les jambes raides et dans une raideur convulsive, la tête en arrière, le cou penché, les yeux au ciel, le goulot sur la bouche, le vin coule toujours et passe sur leur palais ; l’ivresse vient à plein courant, ils boivent à même, elle les emplit, le vin entre dans leur sang et le fait battre à pleine veine ; ils en sont immobiles, ils se regardent avec des yeux ouverts et ne se voient pas. Mathurin veut se retourner et soupire ; les draps, ployés sous lui, lui entrent dans la chair, il a les jambes lourdes et les reins fatigués ; il se meurt, il boit encore, il ne perd pas un instant, pas une minute ; entré dans le cynisme, il y marchera de toute sa force, il s’y plonge et il y meurt dans le dernier spasme de son orgie sublime.

Sa tête est penchée de côté, son corps alangui, il remue les lèvres machinalement et vivement, sans articuler aucune parole ; s’il avait les yeux fermés, on le croirait mort ; il ne distingue rien. On entend le râle de sa poitrine, et il se met à frapper dessus avec les deux poings ; il prend encore un carafon et veut le boire.

Le prêtre entre, il le lui jette à la tête, salit le surplis blanc, renverse le calice, effraie l’enfant de chœur, en prend un autre et se le verse dans la bouche en poussant un hurlement de bête fauve ; il tord son corps comme un serpent, il se remue, il crie, il mord ses draps, ses ongles s’accrochent sur le bois de son lit ; puis tout s’apaise, il s’étend encore, parle bas à l’oreille de ses disciples, et il meurt doucement, heureux, après leur avoir fait connaître ses suprêmes volontés et ses caprices par delà le tombeau.

Ils obéirent. Dès le lendemain soir, ils le prennent à eux, ils le retirent de son lit, le roulent dans ses draps rouges, le prennent à eux deux ; à Jacques la tête, à André les deux pieds, et ils s’en vont.

Ils descendent l’escalier, traversent la cour, la masure plantée de pommiers, et les voilà sur la grande route, portant leur ami à un cimetière désigné.

C’était un dimanche soir, un jour de fête, une belle soirée ; tout le monde était sorti, les femmes en rubans roses et bleus, les hommes en pantalon blanc ; il fallut se garer, aux approches de la ville, des charrettes, des voitures, des chevaux, de la foule, de la cohue de canailles et d’honnêtes gens qui formaient le convoi de Mathurin, car aucun roi n’eut jamais tant de monde à ses funérailles. On se marchait sur les pieds, on se coudoyait et on jurait, on voulait voir, voir à toutes forces (bien peu savaient quoi), les uns par curiosité, d’autres poussés par leurs voisins, les uns étaient scandalisés, rouges de colère, furieux, il y en avait aussi qui riaient.

Un moment (on ne sut pourquoi) la foule s’arrêta, comme vous la voyez dans les processions lorsque le prêtre stationne à un reposoir ; ils venaient d’entrer dans un cabaret. Est-ce que le mort, par hasard, venait de ressusciter et qu’on lui faisait prendre un verre d’eau sucrée ? Les philosophes buvaient un petit verre, et un troisième fut répandu sur la tête de Mathurin. Il sembla alors ouvrir les yeux ; non, il était mort.

Ce fut pis une fois entré dans le faubourg ; à tous les bouchons, cabarets, cafés, ils entrent ; la foule s’ameute, les voitures ne peuvent plus circuler, on marche sur les pattes des chiens, qui mordent, et sur les cors des citoyens, qui font la moue ; on se porte, on se soulève, vous dis-je, on court de cabaret en cabaret, on fait place à Mathurin porté par ses deux disciples, on l’admire, pourquoi pas ? On les voit ouvrir ses lèvres et passer du liquide dans sa bouche, la mâchoire se referme, les dents tombent les unes sur les autres et claquent à vide, le gosier avale, et ils continuent.

Avait-il été écrasé ? s’était-il suicidé ? était-ce un martyr du gouvernement ? la victime d’un assassinat ? s’était-il noyé ? asphyxié ? était-il mort d’amour ou d’indigestion ? Un homme tendre ouvrit de suite une souscription, et garda l’argent ; un moraliste fit une dissertation sur les funérailles et prouva qu’on devait s’enterrer puisque les taupes elles-mêmes s’enterraient, il parla au nom de la morale outragée ; on l’avait d’abord écouté, car son discours commençait par des injures, on lui tourna bientôt le dos, un seul homme le regardait attentivement, c’était un sourd. Même un républicain proposa d’ameuter le peuple contre le roi parce que le pain était trop cher et que cet homme venait de mourir de faim ; il le proposa si bas que personne ne l’entendit.

Dans la ville ce fut pis, et la cohue fut telle qu’ils entrèrent dans un café pour se dérober à l’enthousiasme populaire. Grand fut l’étonnement des amateurs de voir arriver un mort au milieu d’eux ; on le coucha sur une table de marbre, avec des dominos ; Jacques et André s’assirent à une autre et remplirent les intentions du bon docteur. On se presse autour d’eux et on les interroge : d’où viennent-ils ? qu’est-ce donc ? pourquoi ? point de réponse.

— Alors c’est un pari, ce sont des prêtres indiens, et c’est comme cela qu’ils enterrent leurs gens.

— Vous vous trompez, ce sont des Turcs !

— Mais ils boivent du vin.

— Quel est donc ce rite-là ? dit un historien.

— Mais c’est abominable ! c’est horrible ! cria-t-on, hurla-t-on !

— Quelle profanation ! quelle horreur ! dit un athée.

Un valet de bourreau trouva que c’était dégoûtant et un voleur soutint que c’était immoral.

Le jeu de billard fut interrompu, ainsi que la politique de café ; un cordonnier interrompit sa dissertation sur l’éducation, et un poète élégiaque, abîmé de vin blanc et plein d’huîtres, osa hasarder le mot « ignoble ».

Ce fut un brouhaha, un « oh ! » d’indignation ; beaucoup furent furieux, car les garçons tardaient à apporter leurs plateaux ; les hommes de lettres, qui lisaient leurs œuvres dans les revues, levèrent la tête et jurèrent sans même parler français. Et les journalistes ! quelle colère ! quelle sainte indignation que celle de ces paillasses littéraires ! Vingt journaux s’en emparèrent, et chacun fit là-dessus quinze articles à huit colonnes avec des suppléments, on en placarda sur les murs, ils les applaudissaient, ils les critiquaient, faisaient la critique de leur critique et des louanges de leur louange ; on en revint à l’évangile, à la morale et à la religion, sans avoir lu le premier, pratiqué la seconde ni cru à la dernière ; ce fut pour eux une bonne fortune, car ils avaient eu le courage de dire, à douze, des sottises à deux, et un d’eux, même, alla jusqu’à donner un soufflet à un mort. Quel dithyrambe sur la littérature, sur la corruption des romans, sur la décadence du goût, l’immoralité des pauvres poètes qui ont du succès ! Quel bonheur pour tout le monde, qu’une aventure pareille, puisqu’on en tira tant de belles choses, et, de plus, un vaudeville et un mélodrame, un conte moral et un roman fantastique !

Cependant ils étaient sortis et avaient bientôt traversé la ville, au milieu de la foule scandalisée et réjouie. La nuit venue, ils étaient hors barrière, ils s’endormirent tous les trois (sic) au pied d’un mulon de foin, dans la campagne.

Les nuits sont courtes en été, le jour vint, et ses premières blancheurs saillirent à l’horizon de place en place ; la lune devint toute pâle et disparut dans le brouillard gris. Cette fraîcheur du matin, pleine de rosée et du parfum des foins, les réveilla ; ils se remirent en route, car ils avaient bien encore une bonne lieue à faire, le long de la rivière, dans les herbes, par un sentier serpentant comme l’eau. À gauche, il y avait le bois, dont les feuilles toutes mouillées brillaient sous les rayons du soleil, qui passaient entre les pieds des arbres, sur la mousse, dans les bouleaux ; le tremble agitait son feuillage d’argent, les peupliers remuaient lentement leur tête droite, les oiseaux gazouillaient déjà, chantaient, laissaient s’envoler leurs notes perlées ; le fleuve, de l’autre côté, au pied des masures de chaume, le long des murailles, coulait, et on voyait les arbres laisser tomber les massifs de leurs feuilles et leurs fruits mûrs.

C’était la prairie et le bois, on entendait un vague bruit de chariot dans les chemins creux, et celui que les pas faisaient faire aux herbes foulées ; et çà et là, comme des corbeilles de verdure, des îles jetées dans le courant, leurs bords tapissés de vignobles descendant jusqu’au rivage, que les flots venaient baiser avec cette lenteur harmonieuse des ondes qui coulent.

Ah ! c’est bien là que Mathurin voulut dormir, entre la forêt et le courant, dans la prairie. Ils l’y portèrent et lui creusèrent là son lit, sous l’herbe, non loin de la treille qui jaunissait au soleil et de l’onde qui murmurait sur le sable caillouteux de la rive.

Des pêcheurs s’en allaient avec leurs filets et, penchés sur leurs rames, ils tiraient la barque qui glissait vite ; ils chantaient, et leur voix allait, portée le long de l’eau, et l’écho en frappait les coteaux voisins. Eux aussi, quand tout fut prêt, se mirent à chanter un hymne aux sons harmonieux et lents, qui s’en alla comme le chant des pêcheurs, comme le courant de la rivière, se perdre à l’horizon, un hymne au vin, à la nature, au bonheur, à la mort. Le vent emportait leurs paroles, les feuilles venaient tomber sur le cadavre de Mathurin ou sur les cheveux de ses amis. La fosse ne fut pas creuse, et le gazon le recouvrit, sans pierre ciselée, sans marbre doré ; quelques planches d’une barrique cassée, qui se trouvaient là par hasard, furent mises sur son corps afin que les pas ne l’écrasent pas.

Et alors ils tirèrent chacun deux bouteilles, en burent deux, et cassèrent les deux autres. Le vin tomba en bouillons rouges sur la terre, la terre le but vite, et alla porter jusqu’à Mathurin le souvenir des dernières saveurs de son existence et réchauffer sa tête couchée sous la terre.

On ne vit plus que les restes de deux bouteilles, ruines comme les autres ; elles rappelaient des joies, et montraient un vide.

Vendredi, 30 août 1839.

RABELAIS.

Jamais nom ne fut plus généralement cité que celui de Rabelais, et jamais peut-être avec plus d’injustice et d’ignorance. Ainsi, aux uns il apparaît comme un moine ivre et cynique, esprit désordonné et fantastique, aussi obscène qu’ingénieux, dangereux par l’idée, révoltant par l’expression. Pour les autres, c’est toute une philosophie pratique, douce, modérée, sceptique il est vrai, mais qui conduit après tout à bien vivre et à être honnête homme. Tour à tour il a donc été aimé, méprisé, méconnu, réhabilité ; et depuis que son prodigieux génie a jeté à la face du monde sa satire mordante et universelle qui s’échappe si franchement par le rire colossal de ses géants, chaque siècle a tourné sous tous les sens, interprété de mille façons cette longue énigme si triviale, si grossière, si joyeuse, mais au fond peut-être si profonde et si vraie.

Son œuvre est un fait historique ; elle a par elle-même une telle importance qu’elle se lie à chaque âge et en explique la pensée. Ainsi, d’abord au xvie siècle, lorsqu’elle apparaît, c’est une révolte ouverte, c’est un pamphlet moral. Elle a toute l’importance de l’actualité, elle est dans le sens du mouvement, elle le dirige. Rabelais alors est un Luther dans son genre. Sa sphère, c’est le rire. Mais il le pousse si fort, qu’avec ce rire il démolit tout autant de choses que la colère du bonhomme de Wittemberg. Il le manie si bien, il le cisèle tellement dans sa vaste épopée, que ce rire-là est devenu terrible. C’est la statue du grotesque. Elle est éternelle comme le monde.

Au xviie siècle, Rabelais est le père de cette littérature naïve et franche de Molière et de Lafontaine. Tous trois immortels et bons génies, les plus vraiment français que nous ayons, jetant sur la pauvre nature humaine un demi-sourire de bonhomie et d’analyse, francs, libres, dégagés d’allures, hommes s’il en fut dans tout le sens du mot, tous trois insouciants des philosophes, des sectes, des religions, ils sont de la religion de l’homme, et celle-là, ils la connaissent. Ils l’ont retournée et analysée, disséquée, l’un dans des romans, avec de grosses obscénités, des rires, des blasphèmes ; l’autre au théâtre, dans ce dialogue si habilement coupé, si savamment vrai, si naïvement sublime, plus philosophe avec son simple rire de Mascarille, avec le bon sens de Philinte ou la bile d’Alceste, que tous les philosophes depuis qu’il y en a ; et l’autre, enfin, avec ses fables pour les enfants, sa morale pour les hommes, avec son vers tout bonhomme et qui retombe sur l’autre vers, avec son mot, sa phrase, ce je ne sais quoi qui est le sublime, avec son sonnet cristallin, avec toutes ces perles de poésie qui lui font un si large et si resplendissant collier.

Mais déjà Rabelais est devenu le sujet d’étude, l’auteur favori de quelques rares esprits en dehors du mouvement général. Outre ceux que nous avons cités, La Bruyère le goûte et l’apprécie avec impartialité. Il n’est pas assez correct pour le goût scrupuleux de Boileau, pour la réserve et la pureté de Racine. Ce siècle prude, gouverné par Mme de Maintenon et si bien représenté dans l’anguleux et plat jardin de Versailles, avait déjà honte de cette littérature débraillée, bruyante, nue. Ce géant-là lui faisait peur. Il sentait bien qu’il se trouvait entre deux choses terribles pour lui : le xvie siècle, qui avait donné Luther et Rabelais, et la Révolution, qui devait donner Mirabeau et Robespierre. Les démolisseurs de croyances avant, les démolisseurs de têtes après, deux abîmes au milieu desquels il se tenait guindé dans l’adoration de lui-même.

Au xviiie siècle c’est encore pis. Les philosophes sont de bon ton et ils ne veulent pas de Rabelais. Le pauvre curé de Meudon se serait trouvé déplacé dans le salon des marquises belles esprits et dans les bureaux d’esprit de Mme du Deffand ou de Mme Geoffrin. On ne comprenait pas cette verve de saillies, cet entrain, ce tourbillon, cette veine poétique palpitante d’inventions, d’aventures, de voyages, d’extravagances. Le petit goût musqué, réglé et froid du siècle avait horreur de ce qu’il nommait le dévergondage d’esprit. Il aimait mieux celui des mœurs. Voltaire, en effet, n’excuse Rabelais que parce qu’il s’est moqué de l’Église. Quant à son style, quant au roman, il ne l’entend guère, quoiqu’il prétende cependant en donner une clef. En résumé, il appelle son livre : « Un amas des plus grossières ordures qu’un moine ivre puisse vomir. »

Il devait en être ainsi. La gloire de Rabelais, sa valeur même, comme celle de tous les grands hommes, de tous les noms illustres, a été vivement et pendant longtemps disputée. Son génie est unique, exceptionnel, c’est peut-être le seul dans l’histoire des littératures du monde. Où lui trouverons-nous un rival ? Et d’abord, dans l’antiquité, est-ce Pétrone, Apulée, avec leur art prémédité, mesuré, leurs contours purs, leur savante conception ? Dans tout le moyen âge, sera-ce dans les cycles épiques du xiie siècle, dans les soties, les moralités, les farces ? Non, certes ! et quoique cependant toute la partie matériellement comique de Rabelais appartienne à l’élément grotesque du moyen âge, nous ne lui trouvons de prédécesseur dans aucun document littéraire ; et dans les temps modernes son imitateur le plus exact, Béroald de Verville, l’auteur de l’Art de parvenir, en est si loin, qu’on ne peut le comparer à son modèle. Sterne a voulu le reproduire, mais l’affectation qui perce si souvent et la sensibilité raffinée détruisent tout parallèle.

Non, Rabelais est unique parce qu’il est à lui seul l’expression d’un siècle, d’une époque. Il a tout à la fois la signification littéraire, politique, morale et religieuse. Ces génies-là, qui créent des littératures ou qui en ferment de vieilles, apparaissent de loin en loin, ils disent chacun leur mot, le mot de leur temps et puis s’en vont. Homère chante la vie guerrière, la jeunesse vaillante et belliqueuse du monde, la verte saison où les arbres poussent. À Virgile la civilisation est déjà vieille ; il est plein de larmes, de nuances, de sentiment, de délicatesses. Dante est sombre et rayonnant tout à la fois ; c’est le poète chrétien, le poète de la mort et de l’enfer, plein de mélancolie et d’espérances. Ailleurs, dans les sociétés vieillies, quand la satiété est venue à tous, que le doute a gagné tous les cœurs et que toutes les belles choses rêvées, toutes les illusions, toutes les utopies sont tombées feuille à feuille, arrachées par la réalité, la science, le raisonnement, l’analyse, que fait le poète ? Il se recueille en lui-même ; il a de sublimes élans d’orgueil et des moments de poignant désespoir ; il chante toutes les agonies du cœur et tous les néants de la pensée. Alors, toutes les douleurs qui l’entourent, tous les sanglots qui éclatent, toutes les malédictions qui hurlent résonnent dans son âme que Dieu a faite vaste, sonore, immense, et en sortent par la voix du génie pour marquer éternellement dans l’histoire la place d’une société, d’une époque, pour écrire ses larmes, pour ciseler la mémoire de ses infortunes (de nos jours c’est Byron). C’est pour cela que le vrai poétique est plus vrai que le vrai historique et que les poètes enfin mentent moins que les historiens. Les grands écrivains sont donc dans le cercle des idées comme les capitales dans les royaumes. Ils reçoivent l’esprit de chaque province, de chaque individualité, y mêlent ce qui leur est personnel, original ; ils l’amalgament, ils l’arrangent, puis ils le rendent transformé dans l’art.

Quand Rabelais vint à naître, c’était l’année 1483, l’année de la mort de Louis XI. Luther allait venir. Le roi avait abattu la féodalité, le moine allait abattre la papauté, c’est-à-dire tout le moyen âge, le guerrier et le prêtre. Mais le peuple lassé de l’un et de l’autre n’en voulait plus. Il s’était aperçu que l’homme d’armes le mangeait, que le prêtre l’exploitait et le trompait de son côté. Longtemps il s’était contenté d’inscrire ses railleries sur la pierre des cathédrales, de faire des chansons contre le seigneur, de lâcher, comme dans le Roman de la Rose, quelque mot mordant sur le pouvoir ou la noblesse. Mais il fallait quelque chose de plus : une révolte, une réforme. Le symbole était vieux, et même dans le symbole le mystère, la poésie ; et c’était un besoin général de sortir des entraves, d’entrer dans une autre voie. Besoin de la science, même besoin dans la poésie, dans la philosophie. Dès 1473, une caricature représentant l’Église avec un corps de femme, des jambes de poule, des griffes de vautour, une queue de serpent, avait couru l’Europe entière. C’était l’époque de Commines, de Machiavel, de l’Arétin. La papauté avait eu Alexandre VI, elle avait Léon X qui ne valait guère mieux. L’orgie intellectuelle allait venir. Elle sera longue et finira avec du sang. Au xviiie siècle elle s’est renouvelée et a fini de même.

C’était donc au milieu de tels événements, dans une telle époque que vivait Rabelais. Ne nous étonnons plus alors si en présence de cette société toute chancelante sur ses bases, toute haletante de ses débauches, devant tant de choses démolies et devant tant de ruines, il se soit élevé un immense sarcasme sur ce passé hideux du moyen âge qui palpitait encore au xvie siècle, et dont le xvie siècle avait horreur lui-même.

Qu’est-ce donc que Rabelais ?[5]

Essayons de le dire.

La mère de Gargantua le met au monde dans une indigestion qu’elle eut pour avoir mangé trop de fouace, car les héros sont de terribles mangeurs ; ils mangent, ils mangent si bien qu’ils affament le monde ; provinces, duchés, royaumes sont ravagés par leur vorace appétit. Voilà donc Gargantua qui vient au monde, et dès qu’il voit le jour il demande : « À boire ! à boire ! » Son enfance est robuste, une enfance de géant. À un an, il chante des rondeaux, ses gouvernantes le corrompent, il est tout couvert d’habits de cour, c’est un vrai gentilhomme. On lui apprend la philosophie, il controverse avec les sophistes, lit Pline, Athénée, Dioscoride, Galien, Aristote, Elien ; il apprend la géométrie, la musique, la médecine ; il joue à tous les jeux, s’amuse de toutes les façons, boit vigoureusement. Après la guerre qu’il soutint pour son père Grangousier contre Picrochole, quand il vint à se peigner il faisait tomber de ses cheveux des boulets d’artillerie, et il avala dans une salade six pèlerins qu’il retira avec son cure-dents.

Mais ce qu’il y a de plus beau dans le roman, ce ne sont point les inventions, les aventures, ni ce style si naïf, à l’expression si pittoresque, à la phrase si bien ciselée en relief, c’est le dialogue, le comique des caractères, les longues causeries philosophiques de Gargantua et du moine, qui lui explique pourquoi les moines sont exclus du monde, pourquoi les demoiselles ont les cuisses fraîches, pourquoi les uns ont le nez plus plat que les autres, etc. Après tout, Gargantua est un bon diable, il fait grâce à ses ennemis, et sur ses vieux jours il se retire dans le manoir des Thélémites.

Dans le roman de Gargantua le caractère du héros domine presque exclusivement, les autres sont accessoires et vaguement définis. C’est surtout la force et la vigueur qui prédominent : ce sont de joyeux buveurs aux propos libertins, à la saillie franche, avec moins de malice sceptique et de satire mordante que dans Pantagruel ; Gargantua, c’est tout entier l’homme de guerre tel qu’il pouvait l’être vers 1520, il commence à abandonner l’épée pour la plume, la cuirasse pour le bonnet.

Pantagruel a une généalogie avouée, inscrite, il est fils de tous les rois : tous les géants, tous les grands hommes mèdes, persans, juifs, romains, grecs, héros antiques, paladins du moyen âge, tous sont ses pères ; son propre père, Gargantua, avait, lors de sa naissance, quatre cent quatre-vingt-quatre et quarante-quatre ans. Sa femme mourut en mal d’enfant ; pour baptiser Pantagruel on employa l’eau de tout le pays, qui fut 36 mois 7 semaines 4 jours 13 heures et quelque peu davantage sans pluie.

Gargantua ne sait s’il doit se réjouir de la naissance de son fils ou se désoler de la mort de sa femme ; tour à tour il rit, il pleure, il s’écrie : « Ah pauvre Pantagruel ! tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ha faulse mort ! tant tu me es malivole, tant tu me es outrageuse de me tollir celle à laquelle immortalité appartenait de droit » ; et ce disant pleurait comme une vache, mais tout souldain riait comme ung veau quand Pantagruel lui venait en mémoyre. « Oh ! mon petit-fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joly, tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné ung si beau fils tant joyeux, tant riant, tant joly ! Ho ! ho ! ho ! que je suis ayse, buvons, ho ! laissons toute mélancholye, apporte du meilleur, rince les verres, boutte la nappe, chasse les chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu’ils demandent ; tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. » Puis il ajoute : « Ma femme est morte, je ne la ressusciterai pas par mes pleurs, il faut mieux pleurer moins et boire davantage. »

Pantagruel, dans son enfance, humait chaque jour le lait de 4, 600 vaches ; on lui donnait sa bouillie dans un poeslon auquel furent occupés tous les pesliers de Saulmur en Anjou, Villedieu en Normandie, Bramont en Lorraine ; il le brisa avec ses dents et mangea du cuivre.

Il part à Paris, lit tous Les livres de l’abbaye de Saint-Victor, devient docteur ; il prononce des jugements, se lie d’amitié avec Panurge, lequel « estait malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavé, ribleur s’il en estait à Paris ». Au demeurant le meilleur fils du monde.

« Et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet ». Il obtient des pardons, marie les vieilles femmes, guérit les vaches ; il aime les grandes dames et fait le haut seigneur ; il accompagne Pantagruel et lui dit mille choses inconnues, il triomphe pour lui sur un clerc d’Angleterre venu exprès de son pays pour arguer. Panurge va à la guerre contre les Dipsodes ; après la victoire on lui accorde un évêché, mais il s’y conduit en laïque, mange son bled en herbe, puis il veut se remarier, mais il a peur. Il se conseille à Pantagruel, il interprète les songes, les vers de Virgile, va consulter la Sibylle de Panzout, puis un poète nommé Raminagrobis, se consulte à tous ceux qui l’entourent, ses amis, les passants, tout le monde ; il rencontre frère Jean des Entommeures qui l’en détourne, il demande des avis à Hippotadée, théologien, à Rondibilis, médecin, à un philosophe platonicien, à un philosophe pyrrhonien, il finit par en demander à Triboulet, et, ne sachant que faire, il s’embarque pour aller consulter l’oracle de la Dive Bouteille. Il se munit de force provisions de bouche et part ; mais survient une tempête et il a peur, il se recommande à Dieu et à tous les saints, il pleure, sanglote, gémit, fait des vœux ; les nauchiers eux-mêmes se démontent et abandonnent le navire au fort de la tempête. Après l’ouragan Panurge fait le bon compagnon et soutient qu’il n’a pas eu peur, il se raille de Dieu et se moque de l’Océan.

Ils visitent toutes les nations, et nulle part ils ne rencontrent ce qui est bon. D’abord ils voient le pays de Chicanous, de là celui de Quaresme prenant, puis ils arrivent dans la contrée des Andouilles commandées par Riflandouille et Tailleboudin, ensuite ils vont dans l’Île des Papefigues, puis dans celle des Papimanes ; ils vont toujours et jamais ils ne s’arrêtent.

Pantagruel descend au manoir de Messire Guaster, premier maître ès arts du monde ; celui-là est le tyran universel, et nos héros lui obéissent encore plus qu’à d’autres.

Ils passent successivement dans l’île Sonante, où l’usage du carême déplaît souverainement à Panurge et où les Papigots règnent absolument. Ils restent quelque temps, mais comme à toute heure, jour et nuit, on venait les réveiller pour boire, Pantagruel lui-même en est ennuyé. Ils s’enfuient des terres de Rome, arrivent dans le pays de Quinte essence, et ce n’est enfin qu’après avoir passé dans le pays de Satin, où ils virent Ouïdire, qu’ils arrivent enfin à la Dive Bouteille, terme du voyage.

Et dans toute cette longue course effrénée à travers le monde, ce qui domine, ce qui brille, ce qui retentit, c’est un éternel rire, immense, confus, un rire de géant, qui assourdit les oreilles et donne le vertige ; moines, soldats, capitaines, évêques, empereurs, papes, nobles et manants, prêtres et laïques, tous passent devant ce sarcasme colossal de Rabelais, qui les flagelle et les stigmatise, et ils ressortent de dessous sa plume tous mutilés et tous saignants.

Il y avait derrière Rabelais tout un moyen âge sombre et terrible ; les longues douleurs du peuple, ses haines contre le seigneur et contre le prêtre étaient vieilles, depuis longtemps les croyances et les servitudes pesaient également ; mais la vieille société vivait encore avec ses tyrannies pour le corps, ses entraves pour la pensée, le seigneur était encore dans son donjon, le prêtre dans sa riche et grasse abbaye, le pape dans sa monstrueuse ville de Rome. Mais tout à coup il survient un homme (et pour que la raillerie soit plus forte, un moine !) qui se met à écrire un livre, un livre sans suite, sans formes, à la pensée vague, peut-être sans plan prémédité, sans idée fixe, mais plein de railleries mordantes et cruelles contre le seigneur malgré son armée, contre le prêtre malgré sa sainteté, contre le pape malgré ses bulles ; la vieille cathédrale gothique est toute dégradée, toute salie, toute souillée ; tout ce qu’on a jusqu’alors respecté depuis des siècles, philosophie, science, magie, gloire, renommée, pouvoir, idées, croyances, tout cela est abattu de son piédestal, l’humanité est dépouillée de ses robes de parade et de ses galons mensongers ; elle frémit toute nue sous le souffle impur du grotesque qui la serre depuis longtemps, elle est laide et repoussante, Panurge lui jette à la tête ses brocs de vin, et se met à rire. Et au milieu de tout cela, les aperçus les plus fins sur la nature de l’homme, les nuances les plus délicates du cœur, les analyses les plus vraies, des scènes qu’eût avouées Molière et qui ont fait pâmer de rire nos aïeux, qui avaient plus d’esprit que nous et qui lisaient les bons auteurs du bon vieux temps. Ce n’est ni la pointe acérée et aiguisée de Voltaire, avec son rire perçant, sa bile recuite, sa morsure envenimée, ni la colère naïve et déclamatoire de Jean-Jacques, ni les sanglots étouffés de Byron, ni la douleur réfléchie de Gœthe, c’est le rire vrai, fort, brutal, le rire qui brise et qui casse, ce rire-là qui, avec Luther et 93, a abattu le moyen âge.

Ceux qui ont prétendu donner de Rabelais des clefs, voire des allégories à chaque mot, et traduire chaque lazzi, n’ont point, selon moi, compris le livre. La satire est générale, universelle, et non point personnelle ni locale. Une attention suivie dément vite cette vaine tentative.

Citerai-je tout ce que le xvie siècle a fait dans ce sens-là et toute la boue qu’il a jetée sur le moyen âge dont il était sorti ? Ainsi, sans même parler de l’Arioste, Falstaff, Sancho, Gargantua ne forment-ils pas une trilogie grotesque qui couronne amèrement la vieille société ?

Falstaff est à lui seul l’homme de l’Angleterre, le John Bull bouffi de bière forte et de jambon, gros, sensuel, se relevant d’entre les cadavres, tirant de sa gibecière un flacon de vieux vin d’Espagne. Ce n’est point le grotesque terrible d’Iago, ni l’immoralité raisonnée du Maure Hassan de Schiller. Sa seule passion c’est de s’aimer. Il la porte au plus haut degré ; elle est sublime. C’est l’égoïsme personnifié avec un certain fonds d’analyse et de scepticisme qu’il fait tourner à son profit.

Quant au pacifique Sancho Pança, monté sur son baudet, avec sa figure basanée et paresseuse, soufflant la nuit, dormant le jour, l’homme poltron, l’homme qui ne conçoit pas l’héroïsme, l’homme des proverbes, l’homme prosaïque par excellence, n’est-ce pas la raison criant de toutes ses forces à don Quichotte d’arrêter et de ne pas courir après les moulins à vent qu’il prend pour des géants ? Le gentilhomme y court, mais il s’y casse le bras, s’y meurtrit la tête. Son casque est un plat à barbe, son cheval, Rossinante. Et l’âne du laboureur se met à braire devant son blason.

Placée entre ces deux figures, celle de Gargantua est plus vague, moins précise. Les formes en sont plus amples, plus lâchées, plus grandioses. Gargantua est moins glouton, moins sensuel que Falstaff, moins paresseux que Sancho, mais il est plus buveur, plus rieur, plus criard. Il est terrible et monstrueux dans sa gaieté.

[6]Au reste, Rabelais est une longue étude à faire, il faut le connaître tout en entier pour l’apprécier, des analyses et des extraits le mutilent et le gâtent ; c’est en l’approfondissant que l’on verra tout ce qu’il y a de sève, de vigueur, d’imagination, de génie sous cette forme triviale et grossière, on s’étonnera de tant de diamants ensevelis, des forces de l’Hercule sous l’habit du bouffon.

Une dernière réflexion qui termine. Rabelais n’a sondé que la société telle qu’elle pouvait être de son temps. Il a dénoncé des abus, des ridicules, des crimes, et, que sais-je, entrevu peut-être un monde politique meilleur, une société tout autre. Ce qui existait de lui faisait pitié, et, pour employer une expression triviale, le monde était farce. Et il l’a tourné en farce.

Depuis lui, qu’est-ce qu’on a fait ? Tout est changé. La réforme est venue. Indépendance de la pensée. La Révolution est venue. Indépendance matérielle.

Et encore ?

Mille questions ont été retournées, sciences, arts, philosophies, théories, que de choses seulement depuis vingt ans ! Quel tourbillon ! Où nous mènera-t-il ?

Voyez donc : où êtes-vous ? Est-ce le crépuscule ? est-ce l’aurore ? Vous n’avez plus de christianisme. Qu’avez vous donc ? des chemins de fer, des fabriques, des chimistes, des mathématiciens. Oui, le corps est mieux, la chair souffre moins, mais le cœur saigne toujours. L’âme, l’âme, la sentez-vous se déchirer, quoique l’enveloppe qui la renferme soit calme et bienheureuse ? Voyez comme elle s’abîme dans le septicisme universel, dans cet ennui morne qui a pris notre race au berceau, tandis que la politique bégaye, que les poètes à peine ont le temps de cadencer leur pensée et qu’ils la jettent à demi écrite sur une feuille éphémère, et que la balle homicide éclate dans chaque grenier ou dans chaque palais qu’habitent la misère, l’orgueil, la satiété !

Les questions matérielles sont résolues. Les autres le sont-elles ? Je vous le demande. Dites-le-moi. Et tant que vous n’aurez pas comblé cet éternel gouffre béant que l’homme a en lui, je me moque de vos efforts, et je ris à mon aise de vos misérables sciences qui ne valent pas un brin d’herbe.

Vienne donc maintenant un homme comme Rabelais ! Qu’il puisse se dépouiller de toute colère, de toute haine, de toute douleur ! De quoi rira-t-il ? Ce ne sera ni des rois, il n’y en a plus ; ni de Dieu, quoiqu’on n’y croie pas, cela fait peur ; ni des jésuites, c’est déjà vieux.

Mais de quoi donc ?

Le monde matériel est pour le mieux, ou du moins il est sur la voie.

Mais l’autre ? Il aurait beau jeu. Et si le poète pouvait cacher ses larmes et se mettre à rire, je vous assure que son livre serait le plus terrible et le plus sublime qu’on ait fait.


NOTE.

Cette étude sur Rabelais a paru pour la première fois dans Par les Champs et par les Grèves, Paris, Charpentier, éditeur, 1886. Le manuscrit n’est pas daté, mais une allusion y est faite dans la Correspondance en 1839.

MADEMOISELLE RACHEL.

Mlle  Rachel, hélas ! a pris congé de nous, hier soir. L’adieu que nous lui avons donné (est-ce bien vraiment le dernier adieu ? espérons que non et qu’elle consentira à reparaître au moins dans Bajazet, où nous avons encore tant envie de l’applaudir), cet adieu, triste pour nous, était plein d’enthousiasme et de regrets. On l’a rappelée comme de coutume, on lui a jeté des couronnes, les plus rustres se sont sentis émus, les plus grossiers étaient touchés, les femmes applaudissaient dans les loges, le parterre battait de ses mains sans gants, la salle trépignait ; et à l’heure où j’écris ceci à la hâte j’en suis encore tout troublé, tout ravi, j’ai encore la voix de la grande tragédienne dans les oreilles et son geste devant les yeux.

Je me la rappellerai longtemps, ainsi qu’une statue grecque largement drapée qui eût ouvert les lèvres et dit des vers d’Euripide, car c’est là de l’art grec, et du plus pur et du plus simple ; en l’écoutant on se prend à rêver à je ne sais quel profil idéal et classique, c’est en effet ce qui d’abord saillit dans son jeu. Mais il n’y a pas seulement la pose forte de la Muse antique, le geste accablant, le mot bien dit, il n’y a pas seulement profil pur et ligne découpée, il y a avant tout le cœur qui anime chaque mot, fait parfois d’un vers toute une scène, toutes les qualités de diction et de jeu, en un mot, également et habilement menées, sous une inspiration toujours conduite et retenue, inspiration intime et qui palpite bien plus dans le cœur de l’artiste qu’elle ne s’étale complaisamment aux yeux du spectateur ; et de ce jeu si varié, si nuancé, où tant de qualités éclatantes font trait, saillissent à l’œil et nous prennent d’admiration, de cette poésie dramatique où chaque hémistiche a son accent particulier, il en résulte néanmoins quelque chose d’harmonieux, de complexe et d’exquis ; on se laisse aller à un étonnement mêlé d’extase, qui va droit au cœur, sans fracas et sans éblouissement, et vous êtes captivé, charmé, même aux gestes les plus simples, même aux mots les plus ordinaires.

C’est que Mlle Rachel, quoi qu’on en dise, étudie son rôle comme une création à elle, en synthèse d’abord, puis chez le poète, dans chaque vers, et qu’elle en est pénétrée et nourrie ; elle a cette large vue de l’ensemble qui seule fait le grand artiste et qui manque quelquefois aux natures les plus inspirées et les plus remarquables. Il ne suffit pas en effet d’avoir certains vers bien dits, du pathétique pour le cinquième acte, de la mélancolie à telle place, de la terreur à telle autre ; si vous n’avez pas cette intuition pratique qui saisit à la fois l’ensemble et les détails, ce sentiment délicat et vivace de l’unité et de la correction continue, vous aurez de beaux éclats, des situations heureuses, des étincelles, c’est possible, mais jamais ce feu sacré qui brûle, cette correction exquise qui à elle seule est déjà du génie, et qui pour Mlle Rachel est bien ce qu’en disait Vauvenargues, le Vernis des maîtres.

L’avons-nous vue, dans tous les rôles qu’elle nous a joués, descendre un seul instant de sa majesté poétique ? l’avons-nous vue quelquefois se rabaisser à la vie commune et quitter sa sphère idéale ? Jamais ! jamais ! parce qu’elle ne joue pas pour nous, mais parce qu’elle vit réellement, parce que son cœur souffre vraiment et que la colère fait trembler ses membres, et que les pleurs emplissent ses yeux, et que l’inspiration la torture et la fait parler, comme la Pythonisse possédée !

On a beaucoup plaint les gladiateurs qui donnaient leur sang pour amuser le peuple ; est-ce donc beaucoup moins que de dépenser chaque jour tant de forces et de sève, de verser à flots sur la multitude tous les riches trésors de poésie que recèle un grand cœur d’artiste, et de rester ensuite brisé, épuisé de cette lutte sans nom, n’ayant pour tout salaire que les fleurs des enthousiastes, des vaniteux et l’or des riches ? tandis que vous, vous rentrez abreuvé de poésie pour tout un lendemain, l’âme pleine de hautes pensées et brûlante de sentiments généreux (car l’art fait bon et grand parce qu’il transporte et ravit). Oh ! non, Rachel, votre salaire à vous c’est de vous faire aimer comme on aime les esprits, c’est de transporter et de navrer le cœur de cette foule qui trépigne et qui bat des mains, c’est de réjouir délicieusement quelque artiste caché dans la foule, quelque frêle génie ignoré, assez grand seulement pour vous comprendre ; vous avez une vie à rendre jaloux les rois, et qui fait votre couronne de carton plus solide que la leur, votre royauté plus durable. Quel est celui d’entre eux qui n’échangerait sa vie contre une heure de la vôtre, de votre vie éblouissante et adorée, alors que vous entrez chaque soir au bruit des applaudissements et ressortez accompagnée des mêmes triomphes, pour rentrer dans votre solitude, avec vos poètes chéris, comme ces dieux indiens qui se cachent à la foule quand ils en ont reçu les offrandes et l’encens, pour communiquer avec les esprits supérieurs ? Ô fille des grands poètes, ta voix leur eût réjoui l’âme à tous. Corneille fût resté stupéfait devant son Émilie, qu’il n’avait pas taillée plus haute ; Racine eût aimé d’amour cette Hermione, qu’il n’avait pas rêvée plus superbe ; Voltaire eût fait bien des vers à cette Amenaïde que vous lui rendez plus belle.

Dites-moi s’il n’a pas fallu quelque chose d’un peu plus que ce que vous appelez du talent pour rendre de la verdeur à ces vieilles et bonnes choses, plus admirées qu’aimées, plus respectées que lues, et pour faire de Corneille et de Racine des génies contemporains et pleins d’actualité ? Manie-t-on ainsi les réputations de cette taille sans être quelquefois soi-même de leur famille ? les nains ou les médiocres tracent-ils dans le cœur des hommes des sillons aussi longs ? et quand, à 19 ans, sans tradition et spontanément, vous occupez ainsi le monde littéraire, que votre nom égale les plus beaux et en surpasse tant d’illustres, c’est qu’à coup sûr cela vaut bien la peine qu’on fasse diversion pour un jour à la politique et aux indigos, et qu’on aille un peu se désaltérer à cette large source de poésie, d’où découle ce quelque chose d’exquis et d’infiniment grand que vous savez ; cela rafraîchit, soutient, et console de la vie, et fait rêver au beau.

Autrefois, les peuples de la Grèce barbare attendaient, l’hiver, sous leurs cabanes de roseaux, que la saison des pluies fût passée, et quand la colombe apparaissait dans les orangers et que le passereau sifflait dans les champs verts, ils voyaient revenir, accourant, le vieux rapsode qui leur chantait les chants d’Homère, et ils lui tendaient les bras, ils allaient à sa rencontre avec des fleurs et des fruits, et quand il les quittait c’était une douleur pour tous les cœurs, on le reconduisait jusqu’à la fontaine, on bénissait sa lyre, son voyage et son retour surtout, que l’on souhaitait si prochain. Et toi ! fille du plus pur rayon de poésie grecque, toi qui nous as fait entendre la large voix des temps antiques, que tes heures soient sacrées, et que ton retour soit prompt ! Songe de là-bas à nous autres, qui songeons à toi, veufs que nous sommes de toutes les joies de la poésie que tu emmènes avec toi, loin de nous ! Sculpteur, je te ferais une statue ; poète, je te ferais des vers, mais indigne, hélas ! je te loue dans cette langue des cochers et des banquiers, que tu dédaignes de parler tant elle est molle, pâle et vile auprès des vers que tu dis.

NOVEMBRE[7].

FRAGMENTS DE STYLE QUELCONQUE.
« Pour… niaiser et fantastiquer. »
Montaigne.

J’aime l’automne, cette triste saison va bien aux souvenirs. Quand les arbres n’ont plus de feuilles, quand le ciel conserve encore au crépuscule la teinte rousse qui dore l’herbe fanée, il est doux de regarder s’éteindre tout ce qui naguère encore brûlait en vous.

Je viens de rentrer de ma promenade dans les prairies vides, au bord des fossés froids où les saules se mirent ; le vent faisait siffler leurs branches dépouillées, quelquefois il se taisait, et puis recommençait tout à coup ; alors les petites feuilles qui restent attachées aux broussailles tremblaient de nouveau, l’herbe frissonnait en se penchant sur terre, tout semblait devenir plus pâle et plus glacé ; à l’horizon le disque du soleil se perdait dans la couleur blanche du ciel, et le pénétrait alentour d’un peu de vie expirante. J’avais froid et presque peur.

Je me suis mis à l’abri derrière un monticule de gazon, le vent avait cessé. Je ne sais pourquoi, comme j’étais là, assis par terre, ne pensant à rien et regardant au loin la fumée qui sortait des chaumes, ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme, et l’amer parfum des jours qui ne sont plus m’est revenu avec l’odeur de l’herbe séchée et des bois morts ; mes pauvres années ont repassé devant moi, comme emportées par l’hiver dans une tourmente lamentable ; quelque chose de terrible les roulait dans mon souvenir, avec plus de furie que la brise ne faisait courir les feuilles dans les sentiers paisibles ; une ironie étrange les frôlait et les retournait pour mon spectacle, et puis toutes s’envolaient ensemble et se perdaient dans un ciel morne.

Elle est triste, la saison où nous sommes : on dirait que la vie va s’en aller avec le soleil, le frisson vous court dans le cœur comme sur la peau, tous les bruits s’éteignent, les horizons pâlissent, tout va dormir ou mourir. Je voyais tantôt les vaches rentrer, elles beuglaient en se tournant vers le couchant, le petit garçon qui les chassait devant lui avec une ronce grelottait sous ses habits de toile, elles glissaient sur la boue en redescendant la côte, et écrasaient quelques pommes restées dans l’herbe. Le soleil jetait un dernier adieu derrière les collines confondues, les lumières des maisons s’allumaient dans la vallée, et la lune, l’astre de la rosée, l’astre des pleurs, commençait à se découvrir d’entre les nuages et à montrer sa pâle figure.

J’ai savouré longuement ma vie perdue ; je me suis dit avec joie que ma jeunesse était passée, car c’est une joie de sentir le froid vous venir au cœur, et de pouvoir dire, le tâtant de la main comme un foyer qui fume encore : il ne brûle plus. J’ai repassé lentement dans toutes les choses de ma vie, idées, passions, jours d’emportement, jours de deuil, battements d’espoir, déchirements d’angoisse. J’ai tout revu, comme un homme qui visite les catacombes et qui regarde lentement, des deux côtés, des morts rangés après des morts. À compter les années cependant, il n’y a pas longtemps que je suis né, mais j’ai à moi des souvenirs nombreux dont je me sens accablé, comme le sont les vieillards de tous les jours qu’ils ont vécus ; il me semble quelquefois que j’ai duré pendant des siècles et que mon être renferme les débris de mille existences passées. Pourquoi cela ? Ai-je aimé ? ai-je haï ? ai-je cherché quelque chose ? j’en doute encore ; j’ai vécu en dehors de tout mouvement, de toute action, sans me remuer, ni pour la gloire, ni pour le plaisir, ni pour la science, ni pour l’argent.

De tout ce qui va suivre personne n’a rien su, et ceux qui me voyaient chaque jour, pas plus que les autres ; ils étaient, par rapport à moi, comme le lit sur lequel je dors et qui ne sait rien de mes songes. Et d’ailleurs, le cœur de l’homme n’est-il pas une énorme solitude où nul ne pénètre ? les passions qui y viennent sont comme les voyageurs dans le désert du Sahara, elles y meurent étouffées, et leurs cris ne sont point entendus au-delà.

Dès le collège, j’étais triste, je m’y ennuyais, je m’y cuisais de désirs, j’avais d’ardentes aspirations vers une existence insensée et agitée, je rêvais les passions, j’aurais voulu toutes les avoir. Derrière la vingtième année, il y avait pour moi tout un monde de lumières, de parfums ; la vie m’apparaissait de loin avec des splendeurs et des bruits triomphaux ; c’étaient, comme dans les contes de fées, des galeries les unes après les autres, où les diamants ruissellent sous le feu des lustres d’or ; un nom magique fait rouler sur leurs gonds les portes enchantées, et, à mesure qu’on avance, l’œil plonge dans des perspectives magnifiques dont l’éblouissement fait sourire et fermer les yeux.

Vaguement je convoitais quelque chose de splendide que je n’aurais su formuler par aucun mot, ni préciser dans ma pensée sous aucune forme, mais dont j’avais néanmoins le désir positif, incessant. J’ai toujours aimé les choses brillantes. Enfant, je me poussais dans la foule, à la portière des charlatans, pour voir les galons rouges de leurs domestiques et les rubans de la bride de leurs chevaux ; je restais longtemps devant la tente des bateleurs, à regarder leurs pantalons bouffants et leurs collerettes brodées. Oh ! comme j’aimais surtout la danseuse de corde, avec ses longs pendants d’oreilles qui allaient et venaient autour de sa tête, son gros collier de pierres qui battait sur sa poitrine ! avec quelle avidité inquiète je la contemplais, quand elle s’élançait jusqu’à la hauteur des lampes suspendues entre les arbres, et que sa robe, bordée de paillettes d’or, claquait en sautant et se bouffait dans l’air ! ce sont là les premières femmes que j’ai aimées. Mon esprit se tourmentait en songeant à ces cuisses de formes étranges, si bien serrées dans des pantalons roses, à ces bras souples, entourés d’anneaux qu’elles faisaient craquer sur leur dos en se renversant en arrière, quand elles touchaient jusqu’à terre avec les plumes de leur turban. La femme, que je tâchais déjà de deviner (il n’est pas d’âge où l’on n’y songe : enfant, nous palpons avec une sensualité naïve la gorge des grandes filles qui nous embrassent et qui nous tiennent dans leurs bras ; à dix ans, on rêve à l’amour ; à quinze, il vous arrive ; à soixante, on le garde encore, et si les morts songent à quelque chose dans leur tombeau, c’est à gagner sous terre la tombe qui est proche, pour soulever le suaire de la trépassée et se mêler à son sommeil) ; la femme était donc pour moi un mystère attrayant, qui troublait ma pauvre tête d’enfant. À ce que j’éprouvais, lorsqu’une de celles-ci venait à fixer ses yeux sur moi, je sentais déjà qu’il y avait quelque chose de fatal dans ce regard émouvant, qui fait fondre les volontés humaines, et j’en étais à la fois charmé et épouvanté.

À quoi rêvais-je durant les longues soirées d’études, quand je restais, le coude appuyé sur mon pupitre, à regarder la mèche du quinquet s’allonger dans la flamme et chaque goutte d’huile tomber dans le godet, pendant que mes camarades faisaient crier leurs plumes sur le papier et qu’on entendait, de temps à autre, le bruit d’un livre qu’on feuilletait ou qu’on refermait ? Je me dépêchais bien vite de faire mes devoirs, pour pouvoir me livrer à l’aise à ces pensées chéries. En effet, je me le promettais d’avance avec tout l’attrait d’un plaisir réel, je commençais par me forcer à y songer, comme un poète qui veut créer quelque chose et provoquer l’inspiration ; j’entrais le plus avant possible dans ma pensée, je la retournais sous toutes ses faces, j’allais jusqu’au fond, je revenais et je recommençais ; bientôt c’était une course effrénée de l’imagination, un élan prodigieux hors du réel, je me faisais des aventures, je m’arrangeais des histoires, je me bâtissais des palais, je m’y logeais comme un empereur, je creusais toutes les mines de diamant et je me les jetais à seaux sur le chemin que je devais parcourir.

Et quand le soir était venu, que nous étions tous couchés dans nos lits blancs, avec nos rideaux blancs, et que le maître d’étude seul se promenait de long en large dans le dortoir, comme je me renfermais bien plus en moi-même, cachant avec délices dans mon sein cet oiseau qui battait des ailes et dont je sentais la chaleur ! J’étais toujours longtemps à m’endormir, j’écoutais les heures sonner, plus elles étaient longues plus j’étais heureux ; il me semblait qu’elles me poussaient dans le monde en chantant, et saluaient chaque moment de ma vie en me disant : Aux autres ! aux autres ! à venir ! adieu ! adieu ! Et quand la dernière vibration s’était éteinte, quand mon oreille ne bourdonnait plus à l’entendre, je me disais : « À demain, la même heure sonnera, mais demain ce sera un jour de moins, un jour de plus vers là-bas, vers ce but qui brille, vers mon avenir, vers ce soleil dont les rayons m’inondent et que je toucherai alors des mains », et je me disais que c’était bien long à venir, et je m’endormais presque en pleurant.

Certains mots me bouleversaient, celui de femme, de maîtresse surtout ; je cherchais l’explication du premier dans les livres, dans les gravures, dans les tableaux, dont j’aurais voulu pouvoir arracher les draperies pour y découvrir quelque chose. Le jour enfin que je devinai tout, cela m’étourdit d’abord avec délices, comme une harmonie suprême, mais bientôt je devins calme et vécus dès lors avec plus de joie, je sentis un mouvement d’orgueil à me dire que j’étais un homme, un être organisé pour avoir un jour une femme à moi ; le mot de la vie m’était connu, c’était presque y entrer et déjà en goûter quelque chose, mon désir n’alla pas plus loin, et je demeurai satisfait de savoir ce que je savais. Quant à une maîtresse, c’était pour moi un être satanique, dont la magie du nom seul me jetait en de longues extases : c’était pour leurs maîtresses que les rois ruinaient et gagnaient des provinces ; pour elles on tissait les tapis de l’Inde, on tournait l’or, on ciselait le marbre, on remuait le monde ; une maîtresse a des esclaves, avec des éventails de plume pour chasser les moucherons, quand elle dort sur des sofas de satin ; des éléphants chargés de présents attendent qu’elle s’éveille, des palanquins la portent mollement au bord des fontaines, elle siège sur des trônes, dans une atmosphère rayonnante et embaumée, bien loin de la foule, dont elle est l’exécration et l’idole.

Ce mystère de la femme en dehors du mariage, et plus femme encore à cause de cela même, m’irritait et me tentait du double appât de l’amour et de la richesse. Je n’aimais rien tant que le théâtre, j’en aimais jusqu’aux bourdonnements des entr’actes, jusqu’aux couloirs, que je parcourais le cœur ému pour trouver une place. Quand la représentation était déjà commencée, je montais l’escalier en courant, j’entendais le bruit des instruments, des voix, des bravos, et quand j’entrais, que je m’asseyais, tout l’air était embaumé d’une chaude odeur de femme bien habillée, quelque chose qui sentait le bouquet de violettes, les gants blancs, le mouchoir brodé ; les galeries couvertes de monde, comme autant de couronnes de fleurs et de diamants, semblaient se tenir suspendues à entendre chanter ; l’actrice seule était sur le devant de la scène, et sa poitrine, d’où sortait des notes précipitées, se baissait et montait en palpitant, le rythme poussait sa voix au galop et l’emportait dans un tourbillon mélodieux, les roulades faisaient onduler son cou gonflé, comme celui d’un cygne, sous le poids de baisers aériens ; elle tendait des bras, criait, pleurait, lançait des éclairs, appelait quelque chose avec un inconcevable amour, et, quand elle reprenait le motif, il me semblait qu’elle arrachait mon cœur avec le son de sa voix pour le mêler à elle dans une vibration amoureuse.

On l’applaudissait, on lui jetait des fleurs, et, dans mon transport, je savourais sur sa tête les adorations de la foule, l’amour de tous ces hommes et le désir de chacun d’eux. C’est de celle-là que j’aurais voulu être aimé, aimé d’un amour dévorant et qui fait peur, un amour de princesse ou d’actrice, qui nous remplit d’orgueil et vous fait de suite l’égal des riches et des puissants ! Qu’elle est belle la femme que tous applaudissent et que tous envient, celle qui donne à la foule, pour les rêves de chaque nuit, la fièvre du désir, celle qui n’apparaît jamais qu’aux flambeaux, brillante et chantante, et marchant dans l’idéal d’un poète comme dans une vie faite pour elle ! elle doit avoir pour celui qu’elle aime un autre amour, bien plus beau encore que celui qu’elle verse à flot sur tous les cœurs béants qui s’en abreuvent, des chants bien plus doux, des notes bien plus basses, plus amoureuses, plus tremblantes ! Si j’avais pu être près de ces lèvres d’où elles sortaient si pures, toucher à ces cheveux luisants qui brillaient sous des perles ! Mais la rampe du théâtre me semblait la barrière de l’illusion ; au-delà il y avait pour moi l’univers de l’amour et de la poésie, les passions y étaient plus belles et plus sonores, les forêts et les palais s’y dissipaient comme de la fumée, les sylphides descendait des cieux, tout chantait, tout aimait.

C’est à tout cela que je songeais seul, le soir, quand le vent sifflait dans les corridors, ou dans les récréations, pendant qu’on jouait aux barres ou à la balle, et que je me promenais le long du mur, marchant sur les feuilles tombées des tilleuls pour m’amuser à entendre le bruit de mes pieds qui les soulevaient et les poussaient.

Je fus bientôt pris du désir d’aimer, je souhaitai l’amour avec une convoitise infinie, j’en rêvais les tourments, je m’attendais chaque instant à un déchirement qui m’eût comblé de joie. Plusieurs fois je crus y être, je prenais dans ma pensée la première femme venue qui m’avait semblé belle, et je me disais : « C’est celle-là que j’aime », mais le souvenir que j’aurais voulu en garder s’appâlissait et s’effaçait au lieu de grandir ; je sentais, d’ailleurs, que je me forçais à aimer, que je jouais, vis-à-vis de mon cœur, une comédie qui ne le dupait point, et cette chute me donnait une longue tristesse ; je regrettais presque des amours que je n’avais pas eues, et puis j’en rêvais d’autres dont j’aurais voulu pouvoir me combler l’âme.

C’était surtout le lendemain de bal ou de comédie, à la rentrée d’une vacance de deux ou trois jours, que je rêvais une passion. Je me représentais celle que j’avais choisie, telle que je l’avais vue, en robe blanche, enlevée dans une valse aux bras d’un cavalier qui la soutient et qui lui sourit, ou appuyée sur la rampe de velours d’une loge et montrant tranquillement un profil royal ; le bruit des contredanses, l’éclat des lumières résonnait et m’éblouissait quelques temps encore, puis tout finissait par se fondre dans la monotonie d’une rêverie douloureuse. J’ai eu ainsi mille petits amours, qui ont duré huit jours ou un mois et que j’ai souhaité prolonger des siècles ; je ne sais en quoi je les faisais consister, ni quel était le but où ces vagues désirs convergeaient ; c’était, je crois, le besoin d’un sentiment nouveau et comme une aspiration vers quelque chose d’élevé dont je ne voyais pas le faîte.

La puberté du cœur précède celle du corps ; or j’avais plus besoin d’aimer que de jouir, plus envie de l’amour que de la volupté. Je n’ai même plus maintenant l’idée de cet amour de la première adolescence, où les sens ne sont rien et que l’infini seul remplit ; placé entre l’enfance et la jeunesse, il en est la transition et passe si vite qu’on l’oublie.

J’avais tant lu chez les poètes le mot amour, et si souvent je me le redisais pour me charmer de sa douceur, qu’à chaque étoile qui brillait dans un ciel bleu par une nuit douce, qu’à chaque murmure du flot sur la rive, qu’à chaque rayon de soleil dans les gouttes de la rosée, je me disais : « J’aime ! oh ! j’aime ! » et j’en étais heureux, j’en étais fier, déjà prêt aux dévouements les plus beaux, et surtout quand une femme m’effleurait en passant ou me regardait en face, j’aurais voulu l’aimer mille fois plus, pâtir encore davantage, et que mon petit battement de cœur pût me casser la poitrine.

Il y a un âge, vous le rappelez-vous, lecteur, où l’on sourit vaguement, comme s’il y avait des baisers dans l’air ; on a le cœur tout gonflé d’une brise odorante, le sang bat chaudement dans les veines, il y pétille, comme le vin bouillonnant dans la coupe de cristal. Vous vous réveillez plus heureux et plus riche que la veille, plus palpitant, plus ému ; de doux fluides montent et descendent en vous et vous parcourent divinement de leur chaleur enivrante, les arbres tordent leur tête sous le vent en de molles courbures, les feuilles frémissent les unes sur les autres, comme si elles se parlaient, les nuages glissent et ouvrent le ciel, où la lune sourit et se mire d’en haut sur la rivière. Quand vous marchez le soir, respirant l’odeur des foins coupés, écoutant le coucou dans les bois, regardant les étoiles qui filent, votre cœur, n’est-ce-pas, votre cœur est plus pur, plus pénétré d’air, de lumière et d’azur que l’horizon paisible, où la terre touche le ciel dans un calme baiser. Oh ! comme les cheveux de femmes embaument ! comme la peau de leurs mains est douce, comme leurs regards nous pénètrent !

Mais déjà ce n’était plus les premiers éblouissements de l’enfance, souvenirs agitants des rêves de la nuit passée ; j’entrais, au contraire, dans une vie réelle où j’avais ma place, dans une harmonie immense où mon cœur chantait un hymne et vibrait magnifiquement ; je goûtais avec joie cet épanouissement charmant, et mes sens s’éveillant ajoutaient à mon orgueil. Comme le premier homme créé, je me réveillais enfin d’un long sommeil, et je voyais près de moi un être semblable à moi, mais muni des différences qui plaçaient entre nous deux une attraction vertigineuse, et en même temps je sentais pour cette forme nouvelle un sentiment nouveau dont ma tête était fière, tandis que le soleil brillait plus pur, que les fleurs embaumaient mieux que jamais, que l’ombre était plus douce et plus aimante.

Simultanément à cela, je sentais chaque jour le développement de mon intelligence, elle vivait avec mon cœur d’une vie commune. Je ne sais pas si mes idées étaient des sentiments, car elles avaient toutes la chaleur des passions, la joie intime que j’avais dans le profond de mon être débordait sur le monde et l’embaumait pour moi du surplus de mon bonheur, j’allais toucher à la connaissance des voluptés suprêmes, et, comme un homme à la porte de sa maîtresse, je restais longtemps à me faire languir exprès, pour savourer un espoir certain et me dire : tout à l’heure je vais la tenir dans mes bras, elle sera à moi, bien à moi, ce n’est pas un rêve.

Étrange contradiction ! je fuyais la société des femmes, et j’éprouvais devant elles un plaisir délicieux ; je prétendais ne point les aimer, tandis que je vivais dans toutes et que j’aurais voulu pénétrer l’essence de chacune pour me mêler à sa beauté. Leurs lèvres déjà m’invitaient à d’autres baisers que ceux des mères, par la pensée je m’enveloppais de leurs cheveux, et je me plaçais entre leurs seins pour m’y écraser sous un étouffement divin ; j’aurais voulu être le collier qui baisait leur cou, l’agrafe qui mordait leur épaule, le vêtement qui les couvrait de tout le reste du corps. Au delà du vêtement je ne voyais plus rien, sous lui était un infini d’amour, je m’y perdais à y penser.

Ces passions que j’aurais voulu avoir, je les étudiais dans les livres. La vie humaine roulait, pour moi, sur deux ou trois idées, sur deux ou trois mots, autour desquels tout le reste tournait comme des satellites autour de leur astre. J’avais ainsi peuplé mon infini d’une quantité de soleils d’or, les contes d’amour se plaçaient dans ma tête à côté des belles révolutions, les belles passions face à face des grands crimes ; je songeais à la fois aux nuits étoilés des pays chauds et à l’embrasement des villes incendiées, aux lianes des forêts vierges et à la pompe des monarchies perdues, aux tombeaux et aux berceaux ; murmure du flot dans les joncs, roucoulement des tourterelles sur les colombiers, bois de myrte et senteur d’aloès, cliquetis des épées contre les cuirasses, chevaux qui piaffent, or qui reluit, étincellements de la vie, agonies des désespérés, je contemplais tout du même regard béant, comme une fourmilière qui se fût agitée à mes pieds. Mais, par-dessus cette vie si mouvante à la surface, si résonnante de tant de cris différents, surgissait une immense amertume qui en était la synthèse et l’ironie.

Le soir, dans l’hiver, je m’arrêtais devant les maisons éclairées où l’on dansait, et je regardais des ombres passer derrière les rideaux rouges, j’entendais des bruits chargés de luxe, des verres qui claquaient sur des plateaux, de l’argenterie qui tintait dans des plats, et je me disais qu’il ne dépendait que de moi de prendre part à cette fête où l’on se ruait, à ce banquet où tous mangeaient ; un orgueil sauvage m’en écartait, car je trouvais que ma solitude me faisait beau, et que mon cœur était plus large à le tenir éloigné de tout ce qui faisait la joie des hommes. Alors je continuais ma route à travers les rues désertes, où les réverbères se balançaient tristement en faisant crier leurs poulies.

Je rêvais la douleur des poètes, je pleurais avec eux leurs larmes les plus belles, je les sentais jusqu’au fond du cœur, j’en étais pénétré, navré, il me semblait parfois que l’enthousiasme qu’ils me donnaient me faisait leur égal et me montait jusqu’à eux ; des pages, où d’autres restaient froids, me transportaient, me donnaient une fureur de pythonisse, je m’en ravageais l’esprit à plaisir, je me les récitais au bord de la mer, ou bien j’allais, la tête baissée, marchant dans l’herbe, me les disant de la voix la plus amoureuse et la plus tendre.

Malheur à qui n’a pas désiré des colères de tragédie, à qui ne sait pas par cœur des strophes amoureuses pour se les répéter au clair de lune ! il est beau de vivre ainsi dans la beauté éternelle, de se draper avec les rois, d’avoir les passions à leur expression la plus haute, d’aimer les amours que le génie à rendus immortels.

Dès lors je ne vécus plus que dans un idéal sans bornes, où, libre et volant à l’aise, j’allais comme une abeille cueillir sur toutes choses de quoi me nourrir et vivre ; je tâchais de découvrir, dans les bruits des forêts et des flots, des mots que les autres hommes n’entendaient point, et j’ouvrais l’oreille pour écouter la révélation de leur harmonie ; je composais avec les nuages et le soleil des tableaux énormes, que nul langage n’eût pu rendre, et, dans les actions humaines également, j’y percevais tout à coup des rapports et des antithèses dont la précision lumineuse m’éblouissait moi-même. Quelquefois l’art et la poésie semblaient ouvrir leurs horizons infinis et s’illuminer l’un l’autre de leur propre éclat, je bâtissais des palais de cuivre rouge, je montais éternellement dans un ciel radieux, sur un escalier de nuages plus mous que des édredons.

L’aigle est un oiseau fier, qui perche sur les hautes cimes ; sous lui il voit les nuages qui roulent dans les vallées, emportant avec eux les hirondelles ; il voit la pluie tomber sur les sapins, les pierres de marbre rouler dans le gave, le pâtre qui siffle ses chèvres, les chamois qui sautent les précipices. En vain la pluie ruisselle, l’orage casse les arbres, les torrents roulent avec des sanglots, la cascade fume et bondit, le tonnerre éclate et brise la cime des monts, paisible il vole au-dessus et bat des ailes ; le bruit de la montagne l’amuse, il pousse des cris de joie, lutte avec les nuées qui courent vite, et monte encore plus haut dans son ciel immense.

Moi aussi, je me suis amusé du bruit des tempêtes et du bourdonnement vague des hommes qui montait jusqu’à moi ; j’ai vécu dans une aire élevée, où mon cœur se gonflait d’air pur, où je poussais des cris de triomphe pour me désennuyer de ma solitude.

Il me vint bien vite un invincible dégoût pour les choses d’ici-bas. Un matin, je me sentis vieux et plein d’expérience sur mille choses inéprouvées, j’avais de l’indifférence pour les plus tentantes et du dédain pour les plus belles ; tout ce qui faisait l’envie des autres me faisait pitié, je ne voyais rien qui valût même la peine d’un désir, peut-être ma vanité faisait-elle que j’étais au-dessus de la vanité commune et mon désintéressement n’était-il que l’excès d’une cupidité sans bornes. J’étais comme ces édifices neufs, sur lesquels la mousse se met déjà à pousser avant qu’ils ne soient achevés d’être bâtis ; les joies turbulentes de mes camarades m’ennuyaient, et je haussais les épaules à leurs niaiseries sentimentales : les uns gardaient tout un an un vieux gant blanc, ou un camélia fané, pour le couvrir de baisers et de soupirs ; d’autres écrivaient à des modistes, donnaient rendez-vous à des cuisinières ; les premiers me semblaient sots, les seconds grotesques. Et puis la bonne et la mauvaise société m’ennuyaient également, j’étais cynique avec les dévots et mystique avec les libertins, de sorte que tous ne m’aimaient guère.

À cette époque où j’étais vierge, je prenais plaisir à contempler les prostituées, je passais dans les rues qu’elles habitent, je hantais les lieux où elles se promènent ; quelquefois je leur parlais pour me tenter moi-même, je suivais leurs pas, je les touchais, j’entrais dans l’air qu’elles jettent autour d’elles ; et comme j’avais de l’impudence, je croyais être calme ; je me sentais le cœur vide, mais ce vide-là était un gouffre.

J’aimais à me perdre dans le tourbillon des rues ; souvent je prenais des distractions stupides, comme de regarder fixement chaque passant pour découvrir sur sa figure un vice ou une passion saillante. Toutes ces têtes passaient vite devant moi : les unes souriaient, sifflaient en partant, les cheveux au vent ; d’autres étaient pâles, d’autres rouges, d’autres livides ; elles disparaissaient rapidement à mes côtés, elles glissaient les unes après les autres comme les enseignes lorsqu’on est en voiture. Ou bien je ne regardais seulement que les pieds qui allaient dans tous les sens, et je tâchais de rattacher chaque pied à un corps, un corps à une idée, tous ces mouvements à des buts, et je me demandais où tous ces pas allaient, et pourquoi marchaient tous ces gens. Je regardais les équipages s’enfoncer sous les péristyles sonores et le lourd marchepied se déployer avec fracas ; la foule s’engouffrait à la porte des théâtres, je regardais les lumières briller dans le brouillard et, au-dessus, le ciel tout noir sans étoiles ; au coin d’une rue, un joueur d’orgue jouait, des enfants en guenilles chantaient, un marchant de fruits poussait sa charrette, éclairée d’un falot rouge ; les cafés étaient pleins de bruit, les glaces étincelaient sous le feu des becs de gaz, les couteaux retentissaient sur les tables de marbre ; à la porte les pauvres, en grelottant, se haussaient pour voir les riches manger, je me mêlais à eux et, d’un regard pareil, je contemplais les heureux de la vie ; je jalousais leur joie banale, car il y a des jours où l’on est si triste qu’on voudrait se faire plus triste encore, on s’enfonce à plaisir dans le désespoir comme dans une route facile, on a le cœur tout gonflé de larmes et l’on s’excite à pleurer. J’ai souvent souhaité d’être misérable et de porter des haillons, d’être tourmenté de la faim, de sentir le sang couler d’une blessure, d’avoir une haine et de chercher à me venger.

Quelle est donc cette douleur inquiète, dont on est fier comme du génie et que l’on cache comme un amour ? vous ne la dites à personne, vous la gardez pour vous seul, vous l’étreignez sur votre poitrine avec des baisers pleins de larmes. De quoi se plaindre pourtant ? et qui vous rend si sombre à l’âge où tout sourit ? n’avez-vous pas des amis tout dévoués ? une famille dont vous faites l’orgueil, des bottes vernies, un paletot ouaté, etc. ? Rhapsodies poétiques, souvenirs de mauvaises lectures, hyperboles de rhétorique, que toutes ces grandes douleurs sans nom, mais le bonheur aussi ne serait-il pas une métaphore inventée un jour d’ennui ? J’en ai longtemps douté, aujourd’hui je n’en doute plus.

Je n’ai rien aimé et j’aurais voulu tant aimer ! il me faudra mourir sans avoir rien goûté de bon. À l’heure qu’il est, même la vie humaine m’offre encore mille aspects que j’ai à peine entrevus : jamais, seulement, au bord d’une source vive et sur un cheval haletant, je n’ai entendu le son du cor au fond des bois ; jamais non plus, par une nuit douce et respirant l’odeur des roses, je n’ai senti une main amie frémir dans la mienne et la saisir en silence. Ah ! je suis plus vide, plus creux, plus triste qu’un tonneau défoncé dont on a tout bu, et où les araignées jettent leurs toiles dans l’ombre.

Ce n’était point la douleur de René ni l’immensité céleste de ses ennuis, plus beaux et plus argentés que les rayons de la lune ; je n’étais point chaste comme Werther ni débauché comme Don Juan ; je n’étais, pour tout, ni assez pur, ni assez fort.

J’étais donc, ce que vous êtes tous, un certain homme, qui vit, qui dort, qui mange, qui boit, qui pleure, qui rit, bien renfermé en lui-même, et retrouvant en lui, partout où il se transporte, les mêmes ruines d’espérances sitôt abattues qu’élevées, la même poussière de choses broyées, les mêmes sentiers mille fois parcourus, les mêmes profondeurs inexplorées, épouvantables et ennuyeuses. N’êtes-vous pas las comme moi de vous réveiller tous les matins et de revoir le soleil ? las de vivre de la même vie et de souffrir la même douleur ? las de désirer et las d’être dégoûté ? las d’attendre et las d’avoir ?

À quoi bon écrire ceci ? pourquoi continuer, de la même voix dolente, le même récit funèbre ? Quand je l’ai commencé, je le savais beau, mais à mesure que j’avance, mes larmes me tombent sur le cœur et m’éteignent la voix.

Oh ! le pâle soleil d’hiver ! il est triste comme un souvenir heureux. Nous sommes entourés d’ombre, regardons notre foyer brûler ; les chardons étalés sont couverts de grandes lignes noires entrecroisées, qui semblent battre comme des veines animées d’une autre vie ; attendons la nuit venir.

Rappelons-nous nos beaux jours, les jours où nous étions gais, où nous étions plusieurs, où le soleil brillait, où les oiseaux cachés chantaient après la pluie, les jours où nous nous sommes promenés dans le jardin ; le sable des allées était mouillé, les corolles des roses étaient tombées dans les plates-bandes, l’air embaumait. Pourquoi n’avons-nous pas assez senti notre bonheur quand il nous a passé par les mains ? il eût fallu, ces jours-là, ne penser qu’à le goûter et savourer longuement chaque minute, afin qu’elle s’écoulât plus lente ; il y même des jours qui ont passé comme d’autres, et dont je me ressouviens délicieusement. Une fois, par exemple, c’était l’hiver, il faisait très froid, nous sommes rentrés de promenade, et comme nous étions peu, on nous a laissés nous mettre autour du poêle ; nous nous sommes chauffés à l’aise, nous faisions rôtir nos morceaux de pain avec nos règles, le tuyau bourdonnait ; nous causions de mille choses : des pièces que nous avions vues, des femmes que nous aimions, de notre sortie du collège, de ce que nous ferions quand nous serions grands, etc. Une autre fois, j’ai passé tout l’après-midi couché sur le dos, dans un champ où il y avait des petites marguerites qui sortaient de l’herbe ; elles étaient jaunes, rouges, elles disparaissaient dans la verdeur du pré, c’était un tapis de nuances infinies ; le ciel pur était couvert de petits nuages blancs qui ondulaient comme des vagues rondes ; j’ai regardé le soleil à travers mes mains appuyées sur ma figure, il dorait le bord de mes doigts et rendait ma chair rose, je fermais exprès les yeux pour voir sous mes paupières de grandes taches vertes avec des franges d’or. Et un soir, je ne sais plus quand, je m’étais endormi au pied d’un mulon ; quand je me suis réveillé, il faisait nuit, les étoiles brillaient, palpitaient, les meules de foin avançaient leur ombre derrière elles, la lune avait une belle figure d’argent.

Comme tout cela est loin ! est-ce que je vivais dans ce temps-là ? était-ce bien moi ? est-ce moi maintenant ? Chaque minute de ma vie se trouve tout à coup séparée de l’autre par un abîme, entre hier et aujourd’hui il y a pour moi une éternité qui m’épouvante, chaque jour il me semble que je n’étais pas si misérable la veille et, sans pouvoir dire ce que j’avais de plus, je sens bien que je m’appauvris et que l’heure qui arrive m’emporte quelque chose, étonné seulement d’avoir encore dans le cœur place pour la souffrance ; mais le cœur de l’homme est inépuisable pour la tristesse : un ou deux bonheurs le remplissent, toutes les misères de l’humanité peuvent s’y donner rendez-vous et vivre comme des hôtes.

Si vous m’aviez demandé ce qu’il me fallait, je n’aurais su que répondre, mes désirs n’avaient point d’objet, ma tristesse n’avait pas de cause immédiate ; ou plutôt, il y avait tant de buts et tant de causes que je n’aurais su en dire aucun. Toutes les passions entraient en moi et ne pouvaient en sortir, s’y trouvaient à l’étroit ; elles s’enflammaient les unes des autres, comme par des miroirs concentriques : modeste, j’étais plein d’orgueil ; vivant dans la solitude, je rêvais la gloire ; retiré du monde, je brûlais d’y paraître, d’y briller ; chaste, je m’abandonnais, dans mes rêves du jour et de la nuit, aux luxures les plus effrénées, aux voluptés les plus féroces. La vie que je refoulais en moi-même se contractait au cœur et le serrait à l’étouffer.

Quelquefois, n’en pouvant plus, dévoré de passions sans bornes, plein de la lave ardente qui coulait de mon âme, aimant d’un amour furieux des choses sans nom, regrettant des rêves magnifiques, tenté par toutes les voluptés de la pensée, aspirant à moi toutes les poésies, toutes les harmonies, et écrasé sous le poids de mon cœur et de mon orgueil, je tombais anéanti dans un abîme de douleurs, le sang me fouettait la figure, mes artères m’étourdissaient, ma poitrine semblait rompre, je ne voyais plus rien, je ne sentais plus rien, j’étais ivre, j’étais fou, je m’imaginais être grand, je m’imaginais contenir une incarnation suprême, dont la révélation eût émerveillé le monde, et ses déchirements, c’était la vie même du dieu que je portais dans mes entrailles. À ce dieu magnifique j’ai immolé toutes les heures de ma jeunesse ; j’avais fait de moi-même un temple pour contenir quelque chose de divin, le temple est resté vide, l’ortie a poussé entre les pierres, les piliers s’écroulent, voilà les hiboux qui y font leur nids. N’usant pas de l’existence, l’existence m’usait, mes rêves me fatiguaient plus que de grands travaux ; une création entière, immobile, irrévélée à elle-même, vivait sourdement sous ma vie ; j’étais un chaos dormant de mille principes féconds qui ne savaient comment se manifester ni que faire d’eux-mêmes, ils cherchaient leurs formes et attendaient leur moule.

J’étais, dans la variété de mon être, comme une immense forêt de l’Inde, où la vie palpite dans chaque atome et apparaît, monstrueuse ou adorable, sous chaque rayon de soleil ; l’azur est rempli de parfums et de poisons, les tigres bondissent, les éléphants marchent fièrement comme des pagodes vivantes, les dieux, mystérieux et difformes, sont cachés dans le creux des cavernes parmi de grands monceaux d’or ; et au milieu, coule le large fleuve, avec des crocodiles béants qui font claquer leurs écailles dans le lotus du rivage, et ses îles de fleurs que le courant entraîne avec des troncs d’arbre et des cadavres verdis par la peste. J’aimais pourtant la vie, mais la vie expansive, radieuse, rayonnante ; je l’aimais dans le galop furieux des coursiers, dans le scintillement des étoiles, dans le mouvement des vagues qui courent vers le rivage ; je l’aimais dans le battement des belles poitrines nues, dans le tremblement des regards amoureux, dans la vibration des cordes du violon, dans le frémissement des chênes, dans le soleil couchant, qui dore les vitres et fait penser aux balcons de Babylone où les reines se tenaient accoudées en regardant l’Asie.

Et au milieu de tout je restais sans mouvement ; entre tant d’actions que je voyais, que j’excitais même, je restais inactif, aussi inerte qu’une statue entourée d’un essaim de mouches qui bourdonnent à ses oreilles et qui courent sur son marbre.

Oh ! comme j’aurais aimé si j’avais aimé, si j’avais pu concentrer sur un seul point toutes ces forces divergentes qui retombaient sur moi ! Quelquefois, à tout prix je voulais trouver une femme, je voulais l’aimer, elle contenait tout pour moi, j’attendais tout d’elle, c’était mon soleil de poésie, qui devait faire éclore toute fleur et resplendir toute beauté ; je me promettais un amour divin, je lui donnais d’avance une auréole à m’éblouir, et la première qui venait à ma rencontre, au hasard, dans la foule, je lui vouais mon âme, et je la regardais de manière à ce qu’elle me comprît bien, à ce qu’elle pût lire dans ce seul regard tout ce que j’étais, et m’aimer. Je plaçais ma destinée dans ce hasard, mais elle passait comme les autres, comme les précédentes, comme les suivantes, et ensuite je retombais, plus délabré qu’une voile déchirée trempée par l’orage.

Après de tels accès, la vie se rouvrait pour moi dans l’éternelle monotonie de ses heures qui coulent et de ses jours qui reviennent, j’attendais le soir avec impatience, je comptais combien il m’en restait encore pour atteindre à la fin du mois, je souhaitais d’être à la saison prochaine, j’y voyais sourire une existence plus douce. Quelquefois, pour secouer ce manteau de plomb qui me pesait sur les épaules, je voulais travailler, lire ; j’ouvrais un livre, et puis deux, et puis dix, et, sans avoir lu deux lignes d’un seul, je les rejetais avec dégoût et je me remettais à dormir dans le même ennui.

Que faire ici-bas ? qu’y rêver ? qu’y bâtir ? dites-le moi donc, vous que la vie amuse, qui marchez vers un but et vous tourmentez pour quelque chose !

Je ne trouvais rien qui fût digne de moi, je ne me trouvais également propre à rien. Travailler, tout sacrifier à une idée, à une ambition, ambition misérable et triviale, avoir une place, un nom ? après ? à quoi bon ? Et puis je n’aimais pas la gloire, la plus retentissante ne m’eût point satisfait parce qu’elle n’eût jamais atteint à l’unisson de mon cœur.

Je suis né avec le désir de mourir. Rien ne me paraissait plus sot que la vie et plus honteux que d’y tenir. Élevé sans religion, comme les hommes de mon âge, je n’avais pas le bonheur sec des athées ni l’insouciance ironique des sceptiques. Par caprice sans doute, si je suis entré quelquefois dans une église, c’était pour écouter l’orgue, pour admirer les statuettes de pierre dans leurs niches ; mais quand au dogme, je n’allais pas jusqu’à lui ; je me sentais bien le fils de Voltaire.

Je voyais les autres gens vivre, mais d’une autre vie que la mienne : les uns croyaient, les autres niaient, d’autres doutaient, d’autres enfin ne s’occupaient pas du tout de tout ça et faisaient leurs affaires, c’est-à-dire vendaient dans leurs boutiques, écrivaient leurs livres ou criaient dans leur chaire ; c’était là ce qu’on appelle l’humanité, surface mouvante de méchants, de lâches, d’idiots et de laids. Et moi j’étais dans la foule, comme une algue arrachée sur l’Océan, perdue au milieu des flots sans nombre qui roulaient, qui m’entouraient et qui bruissaient.

J’aurais voulu être empereur pour la puissance absolue, pour le nombre des esclaves, pour les armées éperdues d’enthousiasme ; j’aurais voulu être femme pour la beauté, pour pouvoir m’admirer moi-même, me mettre nue, laisser retomber ma chevelure sur mes talons et me mirer dans les ruisseaux. Je me perdais à plaisir dans des songeries sans limites, je m’imaginais assister à de belles fêtes antiques, être roi des Indes et aller à la chasse sur un éléphant blanc, voir des danses ioniennes, écouter le flot grec sur les marches d’un temple, entendre les brises des nuits dans les lauriers-roses de mes jardins, fuir avec Cléopâtre sur ma galère antique. Ah ! folies que tout cela ! malheur à la glaneuse qui laisse là sa besogne et lève la tête pour voir les berlines passer sur la grand route ! En se remettant à l’ouvrage, elle rêvera de cachemires et d’amours de princes, ne trouvera plus d’épi et rentrera sans avoir fait sa gerbe.

Il eût mieux valu faire comme tout le monde, ne prendre la vie ni trop au sérieux ni trop au grotesque, choisir un métier et l’exercer, saisir sa part du gâteau commun et le manger en disant qu’il est bon, que de suivre le triste chemin où j’ai marché tout seul ; je ne serais pas à écrire ceci ou c’eût été une autre histoire. À mesure que j’avance, elle se confond même pour moi, comme les perspectives que l’on voit de trop loin, car tout passe, même le souvenir de nos larmes les plus brûlantes, de nos rires les plus sonores ; bien vite l’œil se sèche et la bouche reprend son pli ; je n’ai plus maintenant que la réminiscence d’un long ennui qui a duré plusieurs hivers, passés à bailler, à désirer ne plus vivre.

C’est peut-être pour tout cela que je me suis cru poète ; aucune des misères ne m’a manqué, hélas ! comme vous voyez. Oui, il m’a semblé autrefois que j’avais du génie, je marchais le front rempli de pensées magnifiques, le style coulait sous ma plume comme le sang dans mes veines ; au moindre froissement du beau, une mélodie pure montait en moi, ainsi que ces voix aériennes, sons formés par le vent, qui sortent des montagnes ; les passions humaines auraient vibré merveilleusement si je les avais touchées, j’avais dans la tête des drames tout faits, remplis de scènes furieuses et d’angoisses non révélées ; depuis l’enfant dans son berceau jusqu’au mort dans sa bière, l’humanité résonnait en moi avec tous ses échos ; parfois des idées gigantesques me traversaient tout à coup l’esprit, comme, l’été, ces grands éclairs muets qui illuminent une ville entière, avec tous les détails de ses édifices et les carrefours de ses rues. J’en étais ébranlé, ébloui ; mais quand je retrouvais chez d’autres les pensées et jusqu’aux formes mêmes que j’avais conçues, je tombais, sans transition, dans un découragement sans fond ; je m’étais cru leur égal et je n’étais plus que leur copiste ! Je passais alors de l’enivrement du génie au sentiment désolant de la médiocrité, avec toute la rage des rois détrônés et tous les supplices de la honte. Dans de certains jours, j’aurais juré être né pour la Muse, d’autres fois je me trouvais presque idiot ; et toujours passant ainsi de tant de grandeur à tant de bassesse, j’ai fini, comme les gens souvent riches et souvent pauvres dans leur vie, par être et rester misérable.

Dans ce temps-là, chaque matin en m’éveillant, il me semblait qu’il allait s’accomplir, ce jour-là, quelque grand événement ; j’avais le cœur gonflé d’espérance, comme si j’eusse attendu d’un pays lointain une cargaison de bonheur ; mais, la journée avançant, je perdais tout courage ; au crépuscule surtout, je voyais bien qu’il ne viendrait rien. Enfin la nuit arrivait et je me couchais.

De lamentables harmonies s’établissaient entre la nature physique et moi. Comme mon cœur se serrait quand le vent sifflait dans les serrures, quand les réverbères jetaient leur lueur sur la neige, quand j’entendais les chiens aboyer après la lune !

Je ne voyais rien à quoi me raccrocher, ni le monde, ni la solitude, ni la poésie, ni la science, ni l’impiété, ni la religion ; j’errais entre tout cela, comme les âmes dont l’enfer ne veut pas et que le paradis repousse. Alors je me croisais les bras, me regardant comme un homme mort, je n’étais plus qu’une momie embaumée dans ma douleur ; la fatalité, qui m’avait courbé dès ma jeunesse, s’étendait pour moi sur le monde entier, je la regardais se manifester dans toutes les actions des hommes aussi universellement que le soleil sur la surface de la terre, elle me devint une atroce divinité, que j’adorais comme les Indiens adorent le colosse ambulant qui leur passe sur le ventre ; je me complaisais dans mon chagrin, je ne faisais plus d’effort pour en sortir, je le savourais même, avec la joie désespérée du malade qui gratte sa plaie et se met à rire quand il a du sang aux ongles.

Il me prit contre la vie, contre les hommes, contre tout, une rage sans nom. J’avais dans le cœur des trésors de tendresse, et je devins plus féroce que les tigres ; j’aurais voulu anéantir la création et m’endormir avec elle dans l’infini du néant ; que ne me réveillé-je à la lueur des villes incendiées ! J’aurais voulu entendre le frémissement des ossements que la flamme fait pétiller, traverser des fleuves chargés de cadavres, galoper sur des peuples courbés et les écraser des quatre fers de mon cheval, être Gengiskan, Tamerlan, Néron, effrayer le monde au froncement de mes sourcils.

Autant j’avais eu d’exaltations et de rayonnements, autant je me renfermai et me roulai sur moi-même. Depuis longtemps déjà j’ai séché mon cœur, rien de nouveau n’y entre plus, il est vide comme les tombeaux où les morts se sont pourris. J’avais pris le soleil en haine, j’étais excédé du bruit des fleuves, de la vue des bois, rien ne me semblait sot comme la campagne ; tout s’assombrit et se rapetissa, je vécus dans un crépuscule perpétuel.

Quelquefois je me demandais si je ne me trompais pas ; j’alignais ma jeunesse, mon avenir, mais quelle pitoyable jeunesse, quel avenir vide !

Quand je voulais sortir du spectacle de ma misère et regarder le monde, ce que j’en pouvais voir c’étaient des hurlements, des cris, des larmes, des convulsions, la même comédie revenant perpétuellement avec les mêmes acteurs ; et il y a des gens, me disais-je, qui étudient tout cela et se remettent à la tâche tous les matins ! Il n’y avait plus qu’un grand amour qui eût pu me tirer de là, mais je regardais cela comme quelque chose qui n’est pas de ce monde, et je regrettai amèrement tout le bonheur que j’avais rêvé.

Alors la mort m’apparut belle. Je l’ai toujours aimée ; enfant, je la désirais seulement pour la connaître, pour savoir qu’est-ce qu’il y a dans le tombeau et quels songes a ce sommeil ; je me souviens avoir souvent gratté le vert-de-gris de vieux sous pour m’empoisonner, essayé d’avaler des épingles, m’être approché de la lucarne d’un grenier pour me jeter dans la rue… Quand je pense que presque tous les enfants font de même, qu’ils cherchent à se suicider dans leurs jeux, ne dois-je pas conclure que l’homme, quoi qu’il en dise, aime la mort d’un amour dévorant ? il lui donne tout ce qu’il crée, il en sort et il y retourne, il ne fait qu’y songer tant qu’il vit, il en a le germe dans le corps, le désir dans le cœur.

Il est si doux de se figurer qu’on n’est plus ! il fait si calme dans tous les cimetières ! là, tout étendu et roulé dans le linceul et les bras en croix sur la poitrine, les siècles passent sans plus vous éveiller que le vent qui passe sur l’herbe. Que de fois j’ai contemplé, dans les chapelles des cathédrales, ces longues statues de pierre couchées sur les tombeaux ! leur calme est si profond que la vie ici-bas n’offre rien de pareil ; ils ont, sur leur lèvre froide, comme un sourire monté du fond du tombeau, on dirait qu’ils dorment, qu’ils savourent la mort. N’avoir plus besoin de pleurer, ne plus sentir de ces défaillances où il semble que tout se rompt, comme des échafaudages pourris, c’est là le bonheur au-dessus de tous les bonheurs, la joie sans lendemain, le rêve sans réveil. Et puis on va peut-être dans un monde plus beau, par delà les étoiles, où l’on vit de la vie de la lumière et des parfums ; l’on est peut-être quelque chose de l’odeur des roses et de la fraîcheur des prés ! Oh ! non, non, j’aime mieux croire que l’on est bien mort tout à fait, que rien ne sort du cercueil ; et s’il faut encore sentir quelque chose, que ce soit son propre néant, que la mort se repaisse d’elle-même et s’admire ; assez de vie juste pour sentir que l’on n’est plus.

Et je montais au haut des tours, je me penchais sur l’abîme, j’attendais le vertige venir, j’avais une inconcevable envie de m’élancer, de voler dans l’air, de me dissiper avec les vents ; je regardais la pointe des poignards, la gueule des pistolets, je les appuyais sur mon front, je m’habituais au contact de leur froid et de leur pointe ; d’autres fois, je regardais les rouliers tournant à l’angle des rues et l’énorme largeur de leurs roues broyer la poussière sur le pavé ; je pensais que ma tête serait ainsi bien écrasée, pendant que les chevaux iraient au pas. Mais je n’aurais pas voulu être enterré, la bière m’épouvante ; j’aimerais plutôt être déposé sur un lit de feuilles sèches, au fond des bois, et que mon corps s’en allât petit à petit au bec des oiseaux et aux pluies d’orage.

Un jour, à Paris, je me suis arrêté longtemps sur le Pont-Neuf ; c’était l’hiver, la Seine charriait, de gros glaçons ronds descendaient lentement le courant et se fracassaient sous les arches, le fleuve était verdâtre, j’ai songé à tous ceux qui étaient venus là pour en finir. Combien de gens avaient passé à la place où je me tenais alors, courant la tête levée à leurs amours ou à leurs affaires, et qui y étaient revenus, un jour, marchant à petits pas, palpitant à l’approche de mourir ! ils se sont approchés du parapet, ils ont monté dessus, ils ont sauté. Oh ! que de misères ont fini là, que de bonheurs y ont commencé ! Quel tombeau froid et humide ! comme il s’élargit pour tous ! comme il y en a dedans ! ils sont là tous, au fond, roulant lentement avec leurs faces crispées et leurs membres bleus, chacun de ces flots glacés les emporte dans leur sommeil et les traîne doucement à la mer.

Quelquefois les vieillards me regardaient avec envie, ils me disaient que j’étais heureux d’être jeune, que c’était là le bel âge, leurs yeux caves admiraient mon front blanc, ils se rappelaient leurs amours et me les contaient ; mais je me suis souvent demandé si, dans leur temps, la vie était plus belle, et comme je ne voyais rien en moi que l’on pût envier, j’étais jaloux de leurs regrets, parce qu’ils cachaient des bonheurs que je n’avais pas eus. Et puis c’étaient des faiblesses d’hommes en enfance à faire pitié ! je riais doucement et pour presque rien comme les convalescents. Quelquefois je me sentais pris de tendresse pour mon chien, et je l’embrassais avec ardeur ; ou bien j’allais dans une armoire revoir quelque vieil habit de collège, et je songeais à la journée où je l’avais étrenné, aux lieux où il avait été avec moi, et je me perdais en souvenirs sur tous mes jours vécus. Car les souvenirs sont doux, tristes ou gais, n’importe ! et les plus tristes sont encore les plus délectables pour nous, ne résument-ils pas l’infini ? l’on épuise quelquefois des siècles à songer à une certaine heure qui ne reviendra plus, qui a passé, qui est au néant pour toujours, et que l’on rachèterait par tout l’avenir.

Mais ces souvenirs-là sont des flambeaux clairsemés dans une grande salle obscure, ils brillent au milieu des ténèbres ; il n’y a que dans leur rayonnement que l’on y voit, ce qui est plus près d’eux resplendit, tandis que tout le reste est plus noir, plus couvert d’ombres et d’ennui.

Avant d’aller plus loin, il faut que je vous raconte ceci :

Je ne me rappelle plus bien l’année, c’était pendant une vacance, je me suis réveillé de bonne humeur et j’ai regardé par la fenêtre. Le jour venait, la lune toute blanche remontait dans le ciel ; entre les gorges des collines, des vapeurs grises et rosées fumaient doucement et se perdaient dans l’air ; les poules de la basse-cour chantaient. J’ai entendu derrière la maison, dans le chemin qui conduit aux champs, une charrette passer, dont les roues claquaient dans les ornières, les faneurs allaient à l’ouvrage ; il y avait de la rosée sur la haie, le soleil brillait dessus, on sentait l’eau et l’herbe.

Je suis sorti et je m’en suis allé à X… ; j’avais trois lieues à faire, je me suis mis en route, seul, sans bâton, sans chien. J’ai d’abord marché dans les sentiers qui serpentent entre les blés, j’ai passé sous des pommiers, au bord des haies ; je ne songeais plus à rien, j’écoutais le bruit de mes pas, la cadence de mes mouvements me berçait la pensée. J’étais libre, silencieux et calme, il faisait chaud ; de temps à autre je m’arrêtais, mes tempes battaient, le cri-cri chantait dans les chaumes, et je me remettais à marcher. J’ai passé dans un hameau où il n’y avait personne, les cours étaient silencieuses, c’était, je crois, un dimanche ; les vaches, assises dans l’herbe, à l’ombre des arbres, ruminaient tranquillement, remuant leurs oreilles pour chasser les moucherons. Je me souviens que j’ai marché dans un chemin où un ruisseau coulait sur les cailloux, des lézards verts et des insectes aux ailes d’or montaient lentement le long des rebords de la route, qui était enfoncée et toute couverte par le feuillage.

Puis je me suis trouvé sur un plateau, dans un champ fauché ; j’avais la mer devant moi, elle était toute bleue, le soleil répandait dessus une profusion de perles lumineuses, des sillons de feu s’étendaient sur les flots ; entre le ciel azuré et la mer plus foncée, l’horizon rayonnait, flamboyait ; la voûte commençait sur ma tête et s’abaissait derrière les flots, qui remontaient vers elle, faisant comme le cercle d’un infini invisible. Je me suis couché dans un sillon et j’ai regardé le ciel, perdu dans la contemplation de sa beauté.

Le champ où j’étais était un champ de blé, j’entendais les cailles, qui voltigeaient autour de moi et venaient s’abattre sur des mottes de terre ; la mer était douce, et murmurait plutôt comme un soupir que comme une voix ; le soleil lui-même semblait avoir son bruit, il inondait tout, ses rayons me brûlaient les membres, la terre me renvoyait sa chaleur, j’étais noyé dans sa lumière, je fermais les yeux et je la voyais encore. L’odeur des vagues montait jusqu’à moi, avec la senteur du varech et des plantes marines ; quelquefois elles paraissaient s’arrêter ou venaient mourir sans bruit sur le rivage festonné d’écume, comme une lèvre dont le baiser ne sonne point. Alors, dans le silence de deux vagues, pendant que l’Océan gonflé se taisait, j’écoutais le chant des cailles un instant, puis le bruit des flots recommençait, et après, celui des oiseaux.

Je suis descendu en courant au bord de la mer, à travers les terrains éboulés que je sautais d’un pied sûr, je levais la tête avec orgueil, je respirais fièrement la brise fraîche, qui séchait mes cheveux en sueur ; l’esprit de Dieu me remplissait, je me sentais le cœur grand, j’adorais quelque chose d’un étrange mouvement, j’aurais voulu m’absorber dans la lumière du soleil et me perdre dans cette immensité d’azur, avec l’odeur qui s’élevait de la surface des flots ; et je fus pris alors d’une joie insensée, et je me mis à marcher comme si tout le bonheur des cieux m’était entré dans l’âme. Comme la falaise s’avançait en cet endroit-là, toute la côte disparut et je ne vis plus rien que la mer : les lames montaient sur le galet jusqu’à mes pieds, elles écumaient sur les rochers à fleur d’eau, les battaient en cadence, les enlaçaient comme des bras liquides et des nappes limpides, en retombant illuminées d’une couleur bleue ; le vent soulevait les mousses autour de moi et ridait les flaques d’eau restées dans le creux des pierres, les varechs pleuraient et se berçaient, encore agités du mouvement de la vague qui les avait quittés ; de temps à autre une mouette passait avec de grands battements d’ailes, et montait jusqu’au haut de la falaise. À mesure que la mer se retirait, et que son bruit s’éloignait ainsi qu’un refrain qui expire, le rivage s’avançait vers moi, laissant à découvert sur le sable les sillons que la vague avait tracés. Et je compris alors tout le bonheur de la création et toute la joie que Dieu y a placée pour l’homme ; la nature m’apparut belle comme une harmonie complète, que l’extase seule doit entendre ; quelque chose de tendre comme un amour et de pur comme la prière s’éleva pour moi du fond de l’horizon, s’abattit de la cime des rocs déchirés, du haut des cieux ; il se forma, du bruit de l’Océan, de la lumière du jour, quelque chose d’exquis que je m’appropriai comme d’un domaine céleste, je m’y sentis vivre heureux et grand, comme l’aigle qui regarde le soleil et monte dans ses rayons.

Alors tout me sembla beau sur la terre, je n’y vis plus de disparate ni de mauvais ; j’aimai tout, jusqu’aux pierres qui me fatiguaient les pieds, jusqu’aux rochers durs où j’appuyais les mains, jusqu’à cette nature insensible que je supposais m’entendre et m’aimer, et je songeai alors combien il était doux de chanter, le soir, à genoux, des cantiques au pied d’une madone qui brille aux candélabres, et d’aimer la Vierge Marie, qui apparaît aux marins, dans un coin du ciel, tenant le doux Enfant Jésus dans ses bras.

Puis ce fut tout ; bien vite je me rappelai que je vivais, je revins à moi, je me mis en marche, sentant que la malédiction me reprenait, que je rentrais dans l’humanité ; la vie m’était revenue, comme aux membres gelés, par le sentiment de la souffrance, et de même que j’avais un inconcevable bonheur, je tombai dans un découragement sans nom, et j’allai à X…

Je revins le soir chez nous, je repassai par les mêmes chemins, je revis sur le sable la trace de mes pieds et dans l’herbe la place où je m’étais couché, il me sembla que j’avais rêvé. Il y a des jours où l’on a vécu deux existences, la seconde déjà n’est plus que le souvenir de la première, et je m’arrêtais souvent dans mon chemin devant un buisson, devant un arbre, au coin d’une route, comme si là, le matin, il s’était passé quelque événement de ma vie.

Quand j’arrivai à la maison, il faisait presque nuit, on avait fermé les portes, et les chiens se mirent à aboyer.

Les idées de volupté et d’amour qui m’avaient assailli à 15 ans vinrent me retrouver à 18. Si vous avez compris quelque chose à ce qui précède, vous devez vous rappeler qu’à cet âge-là j’étais encore vierge et n’avais point aimé : pour ce qui était de la beauté des passions et de leurs bruits sonores, les poètes me fournissaient des thèmes à ma rêverie ; quant au plaisir des sens, à ces joies du corps que les adolescents convoitent, j’en entretenais dans mon cœur le désir incessant, par toutes les excitations volontaires de l’esprit ; de même que les amoureux envient de venir au bout de leur amour en s’y livrant sans cesse, et de s’en débarrasser à force d’y songer, il me semblait que ma pensée seule finirait par tarir ce sujet-là, d’elle-même, et par vider la tentation à force d’y boire. Mais, revenant toujours au point d’où j’étais parti, je tournais dans un cercle infranchissable, je m’y heurtais en vain la tête, désireux d’être plus au large ; la nuit, sans doute, je rêvais les plus belles choses qu’on rêve, car, le matin, j’avais le cœur plein de sourires et de serrements délicieux, le réveil me chagrinait et j’attendais avec impatience le retour du sommeil pour qu’il me donnât de nouveau ces frémissements auxquels je pensais toute la journée, qu’il n’eût tenu qu’à moi d’avoir à l’instant, et dont j’éprouvais comme une épouvante religieuse.

C’est alors que je sentis bien le démon de la chair vivre dans tous les muscles de mon corps, courir dans tout mon sang ; je pris en pitié l’époque ingénue où je tremblais sous les regards des femmes, où je me pâmais devant des tableaux ou des statues ; je voulais vivre, jouir, aimer, je sentais vaguement ma saison chaude arriver, de même qu’aux premiers jours de soleil une ardeur d’été vous est apportée par les vents tièdes, quoiqu’il n’y ait encore ni herbes, ni feuilles, ni roses. Comment faire ? qui aimer ? qui vous aimera ? quelle sera la grande dame qui voudra de vous ? la beauté surhumaine qui vous tendra les bras ? Qui dira toutes les promenades tristes que l’on fait seul au bord des ruisseaux, tous les soupirs des cœurs gonflés partis vers les étoiles, pendant les chaudes nuits où la poitrine étouffe !

Rêver l’amour, c’est tout rêver, c’est l’infini dans le bonheur, c’est le mystère dans la joie. Avec quelle ardeur le regard vous dévore, avec quelle intensité il se darde sur vos têtes, ô belles femmes triomphantes ! La grâce et la corruption respirent dans chacun de vos mouvements, les plis de vos robes ont des bruits qui nous remuent jusqu’au fond de nous, et il émane de la surface de tout votre corps quelque chose qui nous tue et nous enchante.

Il y eut dès lors pour moi un mot qui sembla beau entre les mots humains : adultère, une douceur exquise plane vaguement sur lui, une magie singulière l’embaume ; toutes les histoires qu’on raconte, tous les livres qu’on lit, tous les gestes qu’on fait le disent et le commentent éternellement pour le cœur du jeune homme, il s’en abreuve à plaisir, il y trouve une poésie suprême, mêlée de malédiction et de volupté.

C’était surtout aux approches du printemps, quand les lilas commencent à fleurir et les oiseaux à chanter sous les premières feuilles, que je me sentais le cœur pris du besoin d’aimer, de se fondre tout entier dans l’amour, de s’absorber dans quelque doux et grand sentiment, et comme de se recréer même dans la lumière et les parfums. Chaque année encore, pendant quelques heures, je me retrouve ainsi dans une virginité qui me pousse avec les bourgeons ; mais les joies ne refleurissent pas avec les roses, et il n’y a pas maintenant plus de verdure dans mon cœur que sur la grande route, où le hâle fatigue les yeux, où la poussière s’élève en tourbillons.

Cependant, prêt à vous raconter ce qui va suivre, au moment de descendre dans ce souvenir, je tremble et j’hésite ; c’est comme si j’allais revoir une maîtresse d’autrefois : le cœur oppressé, on s’arrête à chaque marche de son escalier, on craint de la retrouver, et on a peur qu’elle soit absente. Il en est de même de certaines idées avec lesquelles on a trop vécu ; on voudrait s’en débarrasser pour toujours, et pourtant elles coulent dans vous comme la vie même, le cœur y respire dans son atmosphère naturelle.

Je vous ai dit que j’aimais le soleil ; dans les jours où il brille, mon âme naguère avait quelque chose de la sérénité des horizons rayonnants et de la hauteur du ciel. C’était donc l’été… ah ! la plume ne devrait pas écrire tout cela… il faisait chaud, je sortis, personne chez moi ne s’aperçut que je sortais ; il y avait peu de monde dans les rues, le pavé était sec, de temps à autre des bouffées chaudes s’exhalaient de dessous terre et vous montaient à la tête, les murs des maisons envoyaient des réflexions embrasées, l’ombre elle-même semblait plus brûlante que la lumière. Au coin des rues, près des tas d’ordures, des essaims de mouches bourdonnaient dans les rayons du soleil, en tournoyant comme une grande roue d’or ; l’angle des toits se détachait vivement en ligne droite sur le bleu du ciel, les pierres étaient noires, il n’y avait pas d’oiseaux autour des clochers.

Je marchais, cherchant du repos, désirant une brise, quelque chose qui pût m’enlever de dessus terre, m’emporter dans un tourbillon.

Je sortis des faubourgs, je me trouvais derrière des jardins, dans des chemins moitié rue moitié sentier ; des jours vifs sortaient çà et là à travers les feuilles des arbres, dans les masses d’ombre les brins d’herbe se tenaient droits, la pointe des cailloux envoyait des rayons, la poussière craquait sous les pieds, toute la nature mordait, et enfin le soleil se cacha ; il parut un gros nuage, comme si un orage allait venir ; la tourmente, que j’avais sentie jusque-là, changea de nature, je n’étais plus si irrité, mais enlacé ; ce n’était plus une déchirure, mais un étouffement.

Je me couchais à terre, sur le ventre, à l’endroit où il me semblait qu’il devait y avoir le plus d’ombre, de silence et de nuit, à l’endroit qui devait me cacher le mieux, et, haletant, je m’y abîmais le cœur dans un désir effréné. Les nuées étaient chargées de mollesse, elles pesaient sur moi et m’écrasaient comme une poitrine sur une autre poitrine ; je sentais un besoin de volupté, plus chargé d’odeurs que le parfum des clématites et plus cuisant que le soleil sur le mur des jardins. Oh ! que ne pouvais-je presser quelque chose dans mes bras, l’y étouffer sous ma chaleur, ou bien me dédoubler moi-même, aimer cet autre être et nous fondre ensemble. Ce n’était plus le désir d’un vague idéal ni la convoitise d’un beau rêve évanoui, mais, comme aux fleuves sans lit, ma passion débordait de tous côtés en ravins furieux, elle m’inondait le cœur et le faisait retentir partout de plus de tumultes et de vertiges que les torrents dans les montagnes.

J’allai au bord de la rivière, j’ai toujours aimé l’eau et le doux mouvement des vagues qui se poussent ; elle était paisible, les nénufars blancs tremblaient au bruit du courant, les flots se déroulaient lentement, se déployant les uns sur les autres ; au milieu, les îles laissaient retomber dans l’eau leur touffe de verdure, la rive semblait sourire, on n’entendait rien que la voix des ondes.

En cet endroit-là il y avait quelques grands arbres, la fraîcheur du voisinage de l’eau et celle de l’ombre me délecta, je me sentis sourire. De même que la Muse qui est en nous, quand elle écoute l’harmonie, ouvre les narines et aspire les beaux sons, je ne sais quoi se dilata en moi-même pour aspirer une joie universelle ; regardant les nuages qui roulaient au ciel, la pelouse de la rive veloutée et jaunie par les rayons du soleil, écoutant le bruit de l’eau et le frémissement de la cime des arbres, qui remuait quoiqu’il n’y eût pas de vent, seul, agité et calme à la fois, je me sentis défaillir de volupté sous le poids de cette nature aimante, et j’appelai l’amour ! mes lèvres tremblaient, s’avançaient comme si j’eusse senti l’haleine d’une autre bouche, mes mains cherchaient quelque chose à palper, mes regards tâchaient de découvrir, dans le pli de chaque vague, dans le contour des nuages enflés, une forme quelconque, une jouissance, une révélation ; le désir sortait de tous mes pores, mon cœur était tendre et rempli d’une harmonie contenue, et je remuais les cheveux autour de ma tête, je m’en caressais le visage, j’avais du plaisir à en respirer l’odeur, je m’étalais sur la mousse, au pied des arbres, je souhaitais des langueurs plus grandes ; j’aurais voulu être étouffé sous des roses, j’aurais voulu être brisé sous les baisers, être la fleur que le vent secoue, la rive que le fleuve humecte, la terre que le soleil féconde.

L’herbe était douce à marcher, je marchai ; chaque pas me procurait un plaisir nouveau, et je jouissais par la plante des pieds de la douceur du gazon. Les prairies, au loin, étaient couvertes d’animaux, de chevaux, de poulains ; l’horizon retentissait du bruit des hennissements et de galops, les terrains s’abaissaient et s’élevaient doucement en de larges ondulations qui dérivaient des collines, le fleuve serpentait, disparaissait derrière les îles, apparaissait ensuite entre les herbes et les roseaux. Tout cela était beau, semblait heureux, suivait sa loi, son cours ; moi seul j’étais malade et j’agonisais, plein de désir.

Tout à coup je me mis à fuir, je rentrai dans la ville, je traversai les ponts ; j’allais dans les rues, sur les places ; les femmes passaient près de moi, il y en avait beaucoup, elles marchaient vite, elles étaient toutes merveilleusement belles ; jamais je n’avais tant regardé en face leurs yeux qui brillent, ni leur démarche légère comme celle des chèvres ; les duchesses, penchées sur les portières blasonnées, semblaient me sourire, m’inviter à des amours sur la soie ; du haut de leurs balcons, les dames en écharpe s’avançaient pour me voir et me regardaient en me disant : aime-nous ! aime-nous ! Toutes m’aimaient dans leur pose, dans leurs yeux, dans leur immobilité même, je le voyais bien. Et puis la femme était partout, je la coudoyais, je l’effleurais, je la respirais, l’air était plein de son odeur ; je voyais son cou en sueur entre le châle qui les entourait, et les plumes du chapeau ondulant à son pas ; son talon relevait sa robe en marchant devant moi. Quand je passais près d’elle, sa main gantée remuait. Ni celle-ci, ni celle-là, pas plus l’une que l’autre, mais toutes, mais chacune, dans la variété infinie de leurs formes et du désir qui y correspondait, elles avaient beau être vêtues, je les décorais sur-le-champ d’une nudité magnifique, que je m’étalais sous les yeux, et, bien vite, en passant aussi près d’elles, j’emportais le plus que je pouvais d’idées voluptueuses, d’odeurs qui font tout aimer, de frôlements qui irritent, de formes qui attirent.

Je savais bien où j’allais, c’était à une maison, dans une petite rue où souvent j’avais passé pour sentir mon cœur battre ; elle avait des jalousies vertes, on montait trois marches, oh ! je savais cela par cœur, je l’avais regardée bien souvent, m’étant détourné de ma route rien que pour voir les fenêtres fermées. Enfin, après une course qui dura un siècle, j’entrai dans cette rue, je crus suffoquer ; personne ne passait, je m’avançai, je m’avançai ; je sens encore le contact de la porte que je poussai de mon épaule, elle céda ; j’avais eu peur qu’elle ne fût scellée dans la muraille, mais non, elle tourna sur un gond, doucement, sans faire de bruit.

Je montai un escalier, l’escalier était noir, les marches usées, elles s’agitaient sous mes pieds ; je montais toujours, on n’y voyait pas, j’étais étourdi, personne ne me parlait, je ne respirais plus. Enfin j’entrai dans une chambre, elle me parut grande, cela tenait à l’obscurité qu’il y faisait ; les fenêtres étaient ouvertes, mais de grands rideaux jaunes, tombant jusqu’à terre, arrêtaient le jour, l’appartement était coloré d’un reflet d’or blafard ; au fond et à côté de la fenêtre de droite, une femme était assise. Il fallait qu’elle ne m’eût pas entendu, car elle ne se détourna pas quand j’entrai ; je restai debout sans avancer, occupé à la regarder.

Elle avait une robe blanche, à manches courtes, elle se tenait le coude appuyé sur le rebord de la fenêtre, une main près de la bouche, et semblait regarder par terre quelque chose de vague et d’indécis ; ses cheveux noirs, lissés et nattés sur les tempes, reluisaient comme l’aile d’un corbeau, sa tête était un peu penchée, quelques petits cheveux de derrière s’échappaient des autres et frisottaient sur son cou, son grand peigne d’or recourbé était couronné de grains de corail rouge.

Elle jeta un cri quand elle m’aperçut et se leva par un bond. Je me sentis d’abord frappé du regard brillant de ses deux grands yeux ; quand je pus relever mon front, affaissé sous le poids de ce regard, je vis une figure d’une adorable beauté : une même ligne droite partait du sommet de sa tête dans la raie de ses cheveux, passait entre ses grands sourcils arqués, sur son nez aquilin, aux narines palpitantes et relevées comme celles des camées antiques, fendait par le milieu sa lèvre chaude, ombragée d’un duvet bleu, et puis là, le cou, le cou gras, blanc, rond ; à travers son vêtement mince, je voyais la forme de ses seins aller et venir au mouvement de sa respiration, elle se tenait ainsi debout, en face de moi, entourée de la lumière du soleil qui passait à travers le rideau jaune et faisait ressortir davantage ce vêtement blanc et cette tête brune.

À la fin elle se mit à sourire, presque de pitié et de douceur, et je m’approchai. Je ne sais ce qu’elle s’était mis aux cheveux, mais elle embaumait, et je me sentis le cœur plus mou et plus faible qu’une pêche qui se fond sous la langue. Elle me dit :

— Qu’avez-vous donc ? venez !

Et elle alla s’asseoir sur un long canapé recouvert de toile grise, adossé à la muraille ; je m’assis près d’elle, elle me prit la main, la sienne était chaude, nous restâmes longtemps nous regardant sans rien dire.

Jamais je n’avais vu une femme de si près, toute sa beauté m’entourait, son bras touchait le mien, les plis de sa robe retombaient sur mes jambes, la chaleur de sa hanche m’embrasait, je sentais par ce contact les ondulations de son corps, je contemplais la rondeur de son épaule et les veines bleues de ses tempes. Elle me dit :

— Eh bien ?

— Eh bien, repris-je d’un air gai, voulant secouer cette fascination qui m’endormait.

Mais je m’arrêtai là, j’étais tout entier à la parcourir des yeux. Sans rien dire, elle me passa un bras autour du corps et m’attira sur elle, dans une muette étreinte. Alors je l’entourai de mes deux bras et je collai ma bouche sur son épaule, j’y bus avec délices mon premier baiser d’amour, j’y savourais le long désir de ma jeunesse et la volupté trouvée de tous mes rêves, et puis je me renversais le cou en arrière, pour mieux voir sa figure ; ses yeux brillaient, m’enflammaient, son regard m’enveloppait plus que ses bras, j’étais perdu dans son oeil, et nos doigts se mêlèrent ensemble ; les siens étaient longs, délicats, ils se tournaient dans ma main avec des mouvements vifs et subtils, j’aurais pu les broyer au moindre effort, je les serrais exprès pour les sentir davantage.

Je ne me souviens plus maintenant de ce qu’elle me dit ni de ce que je lui répondis, je suis resté ainsi longtemps, perdu, suspendu, balancé dans ce battement de mon cœur ; chaque minute augmentait mon ivresse, à chaque moment quelque chose de plus m’entrait dans l’âme, tout mon corps frissonnait d’impatience, de désir, de joie ; j’étais grave, pourtant, plutôt sombre que gai, sérieux, absorbé comme dans quelque chose de divin et de suprême. Avec sa main elle me serrait la tête sur son cœur, mais légèrement, comme si elle eût eu peur de me l’écraser sur elle.

Elle ôta sa manche par un mouvement d’épaules, sa robe se décrocha ; elle n’avait pas de corset, sa chemise bâillait. C’était une de ces gorges splendides où l’on voudrait mourir étouffé dans l’amour. Assise sur mes genoux, elle avait une pose naïve d’enfant qui rêve, son beau profil se découpait en lignes pures ; un pli d’une courbe adorable, sous l’aisselle, faisait comme le sourire de son épaule ; son dos blanc se courbait un peu, d’une manière fatiguée, et sa robe affaissée retombait par le bas en larges plis sur le plancher ; elle levait les yeux au ciel et chantonnait dans ses dents un refrain triste et langoureux.

Je touchai à son peigne, je l’ôtai, ses cheveux déroulèrent comme une onde, et les longues mèches noires tressaillirent en tombant sur ses hanches. Je passais d’abord ma main dessus, et dedans, et dessous ; j’y plongeais le bras, je m’y baignais le visage, j’étais navré. Quelquefois, je prenais plaisir à les séparer en deux, par derrière, et à les ramener par devant de manière à lui cacher les seins ; d’autrefois je les réunissais tous en réseau et je les tirais, pour voir sa tête renversée en arrière et son cou tendre en avant, elle se laissait faire comme une morte.

Tout à coup elle se dégagea de moi, dépassa ses pieds de dedans sa robe, et sauta sur le lit avec la prestesse d’une chatte, le matelas s’enfonça sous ses pieds, le lit craqua, elle rejeta brusquement en arrière les rideaux et se coucha, elle me tendit les bras, elle me prit. Oh ! les draps même semblaient tout échauffés encore des caresses d’amour qui avaient passé là.

Sa main douce et humide me parcourait le corps, elle me donnait des baisers sur la figure, sur la bouche, sur les yeux, chacune de ces caresses précipitées me faisait pâmer, elle s’étendait sur le dos et soupirait ; tantôt elle fermait les yeux à demi et me regardait avec une ironie voluptueuse, puis, s’appuyant sur le coude, se tournant sur le ventre, relevant ses talons en l’air, elle était pleine de mignardises charmantes, de mouvements raffinés et ingénus ; enfin, se livrant à moi avec abandon, elle leva les yeux au ciel et poussa un grand soupir qui lui souleva tout le corps… Sa peau chaude, frémissante, s’étendait sous moi et frissonnait ; des pieds à la tête je me sentais tout recouvert de volupté ; ma bouche collée à la sienne, nos doigts mêlés ensemble, bercés dans le même frisson, enlacés dans la même étreinte, respirant l’odeur de sa chevelure et le souffle de ses lèvres, je me sentis délicieusement mourir. Quelque temps encore je restai, béant, à savourer le battement de mon cœur et le dernier tressaillement de mes nerfs agités, puis il me sembla que tout s’éteignait et disparaissait.

Mais elle, elle ne disait rien non plus ; immobile comme une statue de chair, ses cheveux noirs et abondants entouraient sa tête pâle, et ses bras dénoués reposaient étendus avec mollesse ; de temps à autre un mouvement compulsif lui secouait les genoux et les hanches ; sur sa poitrine, la place de mes baisers était rouge encore, un son rauque et lamentable sortait de sa gorge, comme lorsqu’on s’endort après avoir longtemps pleuré et sangloté. Tout à coup je l’entendis qui disait ceci : « Dans l’oubli de tes sens, si tu devenais mère », et puis je ne me souviens plus de ce qui suivit, elle croisa les jambes les unes sur les autres et se berça de côté et d’autre, comme si elle eût été dans un hamac.

Elle me passa sa main dans les cheveux, en se jouant, comme avec un enfant, et me demanda si j’avais eu une maîtresse ; je lui répondis que oui, et comme elle continuait, j’ajoutais qu’elle était belle et mariée. Elle me fit encore d’autres questions sur mon nom, sur ma vie, sur ma famille.

— Et toi, lui dis-je, as tu aimé ?

— Aimer ! non ?

Et elle fit un éclat de rire forcé qui me décontenança.

Elle me demanda encore si la maîtresse que j’avais était belle, et après un silence, elle reprit :

— Oh ! comme elle doit t’aimer ! Dis-moi ton nom, hein ! ton nom.

À mon tour je voulus savoir le sien.

— Marie, répondit-elle, mais j’en avais un autre, ce n’est pas comme cela qu’on m’appelait chez nous.

Et puis je ne sais plus, tout cela est parti, c’est déjà si vieux ! Cependant il y a certaines choses que je revois comme si c’était hier, sa chambre par exemple ; je revois le tapis du lit, usé au milieu, la couche d’acajou avec des ornements en cuivre et des rideaux de soie rouge moirés ; ils craquaient sous les doigts, les franges en étaient usées. Sur la cheminée, deux vases de fleurs artificielles ; au milieu, la pendule, dont le cadran était suspendu entre quatre colonnes d’albâtre. Çà et là, accrochée à la muraille, une vieille gravure entourée d’un cadre de bois noir et représentant des femmes au bain, des vendangeurs, des pêcheurs.

Et elle ! elle ! quelquefois son souvenir me revient, si vif, si précis que tous les détails de sa figure m’apparaissent de nouveau, avec cette étonnante fidélité de mémoire que les rêves seuls nous donnent, quand nous revoyons avec leurs mêmes habits, leur même son de voix, nos vieux amis morts depuis des années, et que nous nous en épouvantons. Je me souviens bien qu’elle avait sur la lèvre inférieure, du côté gauche, un grain de beauté, qui paraissait dans un pli de la peau quand elle souriait ; elle n’était plus fraîche même, et le coin de sa bouche était serré d’une façon amère et fatiguée.

Quand je fus prêt à m’en aller, elle me dit adieu.

— Adieu !

— Vous reverra-t-on ?

— Peut-être !

Et je sortis, l’air me ranima, je me trouvais tout changé, il me semblait qu’on devait s’apercevoir, sur mon visage, que je n’étais plus le même homme, je marchais légèrement, fièrement, content, libre, je n’avais plus rien à apprendre, rien à sentir, rien à désirer dans la vie. Je rentrai chez moi, une éternité s’était passée depuis que j’en étais sorti ; je montai à ma chambre et je m’assis sur mon lit, accablé de toute ma journée, qui pesait sur moi avec un poids incroyable. Il était peut-être 7 heures du soir, le soleil se couchait, le ciel était en feu, et l’horizon tout rouge flamboyait par-dessus les toits des maisons ; le jardin, déjà dans l’ombre, était plein de tristesse, des cercles jaunes et orange tournaient dans le coin des murs, s’abaissaient et montaient dans les buissons, la terre était sèche et grise ; dans la rue quelques gens du peuple, aux bras de leurs femmes, chantaient en passant et allaient aux barrières.

Je repensais toujours à ce que j’avais fait, et je fus pris d’une indéfinissable tristesse, j’étais plein de dégoût, j’étais repu, j’étais las. « Mais ce matin même, me disais-je, ce n’était pas comme cela, j’étais plus frais, plus heureux, à quoi cela tient-il ? » et par l’esprit je repassais dans toutes les rues où j’avais marché, je revis les femmes que j’avais rencontrées, tous les sentiers que j’avais parcourus, je retournai chez Marie et je m’arrêtai sur chaque détail de mon souvenir, je pressurai ma mémoire pour qu’elle m’en fournît le plus possible. Toute ma soirée se passa à cela ; la nuit vint et je demeurai fixé, comme un vieillard, à cette pensée charmante, je sentais que je n’en ressaisirais rien, que d’autres amours pourraient venir, mais qu’ils ne ressembleraient plus à celui-là, ce premier parfum était senti, ce son était envolé, je désirais mon désir et je regrettais ma joie.

Quand je considérais ma vie passée et ma vie présente, c’est-à-dire l’attente des jours écoulés et la lassitude qui m’accablait, alors je ne savais plus dans quel coin de mon existence mon cœur se trouvait placé, si je rêvais ou si j’agissais, si j’étais plein de dégoût ou plein de désir, car j’avais à la fois les nausées de la satiété et l’ardeur des espérances.

Ce n’était donc que cela, aimer ! ce n’était donc que cela, une femme ! Pourquoi, ô mon Dieu, avons-nous encore faim alors que nous sommes repus ? pourquoi tant d’aspirations et tant de déceptions ? pourquoi le cœur de l’homme est-il si grand, et la vie si petite ? il y a des jours où l’amour des anges même ne lui suffirait pas, et il se fatigue en une heure de toutes les caresses de la terre.

Mais l’illusion évanouie laisse en nous son odeur de fée, et nous en cherchons la trace par tous les sentiers où elle a fui ; on se plaît à dire que tout n’est pas fini de sitôt, que la vie ne fait que de commencer, qu’un monde s’ouvre devant nous. Aura-t-on, en effet, dépensé tant de rêves sublimes, tant de désirs bouillants pour aboutir là ? Or je ne voulais pas renoncer à toutes les belles choses que je m’étais forgées, j’avais créé pour moi, en deçà de ma virginité perdue, d’autres formes plus vagues, mais plus belles, d’autres voluptés moins précises comme le désir que j’en avais, mais célestes et infinies. Aux imaginations que je m’étais faites naguère, et que je m’efforçais d’évoquer, se mêlait le souvenir intense de mes dernières sensations, et le tout se confondant, fantôme et corps, rêve et réalité, la femme que je venais de quitter prit pour moi une proportion synthétique, où tout se résuma dans le passé et d’où tout s’élança pour l’avenir. Seul et pensant à elle, je la retournai encore en tous sens, pour y découvrir quelque chose de plus, quelque chose d’inaperçu, d’inexploré la première fois ; l’envie de la revoir me prit, m’obséda, c’était comme une fatalité qui m’attirait, une pente où je glissais.

Oh ! la belle nuit ! il faisait chaud ! j’arrivai à sa porte tout en sueur, il y avait de la lumière à sa fenêtre ; elle veillait sans doute ; je m’arrêtai, j’eus peur, je restai longtemps ne sachant que faire, plein de mille angoisses confuses. Encore une fois j’entrai, ma main, une seconde fois, glissa sur la rampe de son escalier et tourna sa clef.

Elle était seule, comme le matin ; elle se tenait à la même place, presque dans la même posture, mais elle avait changé de robe ; celle-ci était noire, la garniture de dentelle, qui en bordait le haut, frissonnait d’elle-même sur sa gorge blanche, sa chair brillait, sa figure avait cette pâleur lascive que donnent les flambeaux ; la bouche mi-ouverte, les cheveux tout débouclés et pendants sur ses épaules, les yeux levés au ciel, elle avait l’air de chercher du regard quelque étoile disparue.

Bien vite, d’un bond joyeux, elle sauta jusqu’à moi et me serra dans ses bras. Ce fut là pour nous une de ces étreintes frissonnantes, telles que les amants, la nuit, doivent en avoir dans leurs rendez-vous, quand, après avoir longtemps, l’oeil tendu dans les ténèbres, guetté chaque foulement des feuilles, chaque forme vague qui passait dans la clairière, ils se rencontrent enfin et viennent à s’embrasser.

Elle me dit, d’une voix précipitée et douce tout ensemble :

— Ah ! tu m’aimes donc, que tu reviens me voir ? dis, dis, ô mon cœur, m’aimes-tu ?

Ses paroles avaient un son aigu et moelleux, comme les intonations les plus élevées de la flûte.

À demi affaissée sur les jarrets et me tenant dans ses bras, elle me regardait avec une ivresse sombre ; pour moi, quelque étonné que je fusse de cette passion si subitement venue, j’en étais charmé, j’en étais fier.

Sa robe de satin craquait sous mes doigts avec un bruit d’étincelles ; quelquefois, après avoir senti le velouté de l’étoffe, je venais à sentir la douceur chaude de son bras nu, son vêtement semblait participer d’elle-même, il exhalait la séduction des plus luxuriantes nudités.

Elle voulut à toutes forces s’asseoir sur mes genoux, et elle recommença sa caresse accoutumée, qui était de me passer la main dans les cheveux tandis qu’elle me regardait fixement, face à face, les yeux dardés contre les miens. Dans cette pose immobile, sa prunelle parut se dilater, il en sortait un fluide que je sentais me couler sur le cœur ; chaque effluve de ce regard béant, semblable aux cercles successifs que décrit l’orfraie, m’attachait de plus en plus à cette magie terrible.

— Ah ! tu m’aimes donc, reprit-elle, tu m’aimes donc que te voilà venu encore chez moi, pour moi ! Mais qu’as-tu ? tu ne dis rien, tu es triste ! ne veux-tu plus de moi ?

Elle fit une pause et reprit :

— Comme tu es beau, mon ange ! tu es beau comme le jour ! embrasse-moi donc, aime-moi ! un baiser, un baiser, vite !

Elle se suspendit à ma bouche et, roucoulant comme une colombe, elle se gonflait la poitrine du soupir qu’elle y puisait.

— Ah ! mais pour la nuit, n’est-ce pas, pour la nuit, toute la nuit à nous deux ? C’est comme toi que je voudrais avoir un amant, un amant jeune et frais, qui m’aimât bien, qui ne pensât qu’à moi. Oh ! comme je l’aimerais !

Et elle fit une de ces inspirations de désir où il semble que Dieu devrait descendre des cieux.

— Mais n’en as-tu pas un ? lui dis-je.

— Qui ? moi ! est-ce que nous sommes aimées, nous autres ? est-ce qu’on pense à nous ? Qui veut de nous ? toi-même, demain, te souviendras-tu de moi ? tu te diras peut-être seulement : « Tiens, hier, j’ai couché avec une fille », mais brrr ! la ! la ! la ! (et elle se mit à danser, les poings sur la taille, avec des allures immondes). C’est que je danse bien ! tiens, regarde mon costume.

Elle ouvrit son armoire, et je vis sur une planche un masque noir et des rubans bleus avec un domino ; il y avait aussi un pantalon de velours noir à galons d’or, accroché à un clou, restes flétris du carnaval passé.

— Mon pauvre costume, dit-elle, comme j’ai été souvent au bal avec lui ! c’est moi qui ai dansé, cet hiver !

La fenêtre était ouverte et le vent faisait trembler la lumière de la bougie, elle l’alla prendre de dessus la cheminée et la mit sur sa table de nuit. Arrivée près du lit, elle s’assit dessus et se prit à réfléchir profondément, la tête baissée sur la poitrine. Je ne lui parlais pas non plus, j’attendais, l’odeur chaude des nuits d’août montait jusqu’à nous, nous entendions, de là, les arbres du boulevard remuer, le rideau de la fenêtre tremblait ; toute la nuit il fit de l’orage ; souvent, à la lueur des éclairs, j’apercevais sa blême figure, crispée dans une expression de tristesse ardente ; les nuages couraient vite, la lune, à demi cachée par eux, apparaissait par moments dans un coin de ciel pur entouré de nuées sombres.

Elle se déshabilla lentement, avec les mouvements réguliers d’une machine. Quand elle fut en chemise, elle vint à moi, pieds nus sur le pavé, me prit par la main et me conduisit à son lit ; elle ne me regardait pas, elle pensait à autre chose ; elle avait la lèvre rose et humide, les narines ouvertes, l’oeil en feu, et semblait vibrer sous le frottement de sa pensée comme, alors même que l’artiste n’est plus là, l’instrument sonore laisse s’évaporer un secret parfum de notes endormies.

C’est quand elle se fut couchée près de moi qu’elle m’étala, avec un orgueil de courtisane, toutes les splendeurs de sa chair. Je vis à nu sa gorge dure et toujours gonflée comme d’un murmure orageux, son ventre de nacre, au nombril creusé, son ventre élastique et convulsif, doux pour s’y plonger la tête comme sur un oreiller de satin chaud ; elle avait des hanches superbes, de ces vraies hanches de femme, dont les lignes, dégradantes sur une cuisse ronde, rappellent toujours, de profil, je ne sais quelle forme souple et corrompue de serpent et de démon ; la sueur qui mouillait sa peau la lui rendait fraîche et collante, dans la nuit ses yeux brillaient d’une manière terrible, et le bracelet d’ambre qu’elle portait au bras droit sonnait quand elle s’attrapait au lambris de l’alcôve. Ce fut dans ces heures-là qu’elle me disait, tenant ma tête serrée sur son cœur :

— Ange d’amour, de délices, de volupté, d’où viens-tu ? ou est ta mère ? à quoi songeait-elle quand elle t’a conçu ? rêvait-elle la force des lions d’Afrique ou le parfum de ces arbres lointains, si embaumants qu’on meurt à les sentir ? Tu ne me dis rien ; regarde-moi avec tes grands yeux, regarde-moi, regarde-moi ! ta bouche ! ta bouche ! tiens, tiens, voilà la mienne !

Et puis ses dents claquaient comme par un grand froid, et ses lèvres écartées tremblaient et envoyaient dans l’air des paroles folles :

— Ah ! je serais jalouse de toi, vois-tu, si nous nous aimions ; la moindre femme qui te regarderait…

Et elle achevait sa phrase dans un cri. D’autrefois elle m’arrêtait avec des bras raidis et disait tout bas qu’elle allait mourir.

— Oh ! que c’est beau, un homme, quand il est jeune ! Si j’étais homme, moi, toutes les femmes m’aimeraient, mes yeux brilleraient si bien ! je serais si bien mis, si joli ! Ta maîtresse t’aime, n’est-ce pas ? je voudrais la connaître. Comment vous voyez-vous ? est-ce chez toi ou chez elle ? est-ce à la promenade, quand tu passes à cheval ? tu dois être si bien à cheval ! au théâtre, quand on sort et qu’on lui donne son manteau ? ou bien la nuit dans son jardin ? Les belles heures que vous passez, n’est-ce pas, à causer ensemble, assis sous la tonnelle !

Je la laissais dire, il me semblait qu’avec ces mots elle me faisait une maîtresse idéale, et j’aimais ce fantôme qui venait d’arriver dans mon esprit et qui y brillait plus rapide qu’un feu follet, le soir, dans la campagne.

— Y a-t-il longtemps que vous vous connaissez ? conte-moi ça un peu. Que lui dis-tu pour lui plaire ? est-elle grande ou petite ? chante-t-elle ?

Je ne pus m’empêcher de lui dire qu’elle se trompait, je lui parlai même de mes appréhensions à la venir trouver, du remords, ou mieux de l’étrange peur que j’en avais eue ensuite, et du retour soudain qui m’avait poussé vers elle. Quand je lui eus bien dit que je n’avais jamais eu de maîtresse, que j’en avais cherché partout, que j’en avais rêvé longtemps, et qu’enfin elle était la première qui eût accepté mes caresses, elle se rapprocha de moi avec étonnement et, me prenant par le bras, comme si j’étais une illusion qu’elle voulût saisir :

— Vrai ? me dit-elle, oh ! ne me mens pas. Tu es donc vierge, et c’est moi qui t’ai défloré, pauvre ange ? tes baisers, en effet, avaient je ne sais quoi de naïf, tel que les enfants seuls en auraient s’ils faisaient l’amour. Mais tu m’étonnes ! tu es charmant ; à mesure que je te regarde, je t’aime de plus en plus, ta joue est douce comme une pêche, ta peau, en effet, est toute blanche, tes beaux cheveux sont forts et nombreux. Ah ! comme je t’aimerais si tu voulais ! car je n’ai vu que toi comme ça ; on dirait que tu me regardes avec bonté, et pourtant tes yeux me brûlent, j’ai toujours envie de me rapprocher de toi et de te serrer sur moi.

C’étaient les premières paroles d’amour que j’entendisse de ma vie. Parties n’importe d’où, notre cœur les reçoit avec un tressaillement bien heureux. Rappelez-vous cela ! Je m’en abreuvais à plaisir. Oh ! comme je m’élançais vite dans le ciel nouveau.

— Oui, oui, embrasse-moi bien, embrasse-moi bien ! tes baisers me rajeunissent, disait-elle, j’aime à sentir ton odeur comme celle de mon chèvrefeuille au mois de juin, c’est frais et sucré tout à la fois ; tes dents, voyons-les, elles sont plus blanches que les miennes, je ne suis pas si belle que toi… Ah ! comme il fait bon, là !

Et elle s’appuya la bouche sur mon cou, y fouillant avec d’âpres baisers, comme une bête fauve au ventre de sa victime.

— Qu’ai-je donc, ce soir ? tu m’as mise toute en feu, j’ai envie de boire et de danser en chantant. As-tu quelquefois voulu être petit oiseau ? nous volerions ensemble, ça doit être doux de faire l’amour dans l’air, les vents vous poussent, les nuages vous entourent… Non, tais-toi que je te regarde, que je te regarde longtemps, afin que je me souvienne de toi toujours !

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi cela ? reprit-elle, mais pour m’en souvenir, pour penser à toi ; j’y penserai la nuit, quand je ne dors pas, le matin, quand je m’éveille, j’y penserai toute la journée, appuyée sur ma fenêtre à regarder les passants, mais surtout le soir, quand on n’y voit plus et qu’on n’a pas encore allumé les bougies ; je me rappellerai ta figure, ton corps, ton beau corps, où la volupté respire, et ta voix ! Oh ! écoute, je t’en prie, mon amour, laisse-moi couper de tes cheveux, je les mettrai dans ce bracelet-là, ils ne me quitteront jamais.

Elle se leva de suite, alla chercher ses ciseaux et me coupa, derrière la tête, une mèche de cheveux. C’étaient de petits ciseaux pointus, qui crièrent en jouant sur leur vis ; je sens encore sur la nuque le froid de l’acier et la main de Marie.

C’est une des plus belles choses des amants que les cheveux donnés et échangés. Que de belles mains, depuis qu’il y a des nuits, ont passé à travers les balcons et donné de tresses noires ! Arrière les chaînes de montre tordues en huit, les bagues où ils sont collés dessus, les médaillons où ils sont disposés en trèfles, et tous ceux qu’a pollués la main banale du coiffeur ; je les veux tout simples et noués, aux deux bouts, d’un fil, de peur d’en perdre un seul ; on les a coupés soi-même à la tête chérie, dans quelque suprême moment, au plus fort d’un premier amour, la veille du départ. Une chevelure ! manteau magnifique de la femme aux jours primitifs, quand il lui descendait jusqu’aux talons et lui couvrait les bras, alors qu’elle s’en allait avec l’homme, marchant au bord des grands fleuves, et que les premières brises de la création faisaient tressaillir à la fois la cime des palmiers, la crinière des lions, la chevelure des femmes ! J’aime les cheveux. Que de fois, dans des cimetières qu’on remuait ou dans les vieilles églises qu’on abattait, j’en ai contemplé qui apparaissaient dans la terre remuée, entre des ossements jaunes et des morceaux de bois pourri ! Souvent le soleil jetait dessus un pâle rayon et les faisait briller comme un filon d’or ; j’aimais à songer aux jours où, réunis ensemble sur un cuir blanc et graissés de parfum liquide, quelque main, sèche maintenant, passait dessus et les étendait sur l’oreiller, quelque bouche, sans gencives maintenant, les baisait au milieu et en mordait le bout avec des sanglots heureux.

Je me laissai couper les miens avec une vanité niaise, j’eus la honte de n’en pas demander à mon tour, et à cette heure que je n’ai rien, pas un gant, pas une ceinture, pas même trois corolles de rose desséchées et gardées dans un livre, rien que le souvenir de l’amour d’une fille publique, je les regrette.

Quand elle eut fini, elle vint se recoucher près de moi, elle entra dans les draps toute frissonnante de volupté, elle grelottait, et se ratatinait sur moi, comme un enfant ; enfin elle s’endormit, laissant sa tête sur ma poitrine.

Chaque fois que je respirais, je sentais le poids de cette tête endormie se soulever sur mon cœur. Dans quelle communion intime me trouvais-je donc avec cet être inconnu ? Ignorés jusqu’à ce jour l’un à l’autre, le hasard nous avait unis, nous étions là dans la même couche, liés par une force sans nom ; nous allions nous quitter et ne plus nous revoir, les atomes qui roulent et volent dans l’air ont entre eux des rencontres plus longues que n’en ont sur la terre les cœurs qui s’aiment ; la nuit, sans doute, les désirs solitaires s’élèvent et les songes se mettent à la recherche les uns des autres ; celui-là soupire peut-être après l’âme inconnue qui soupire après lui dans un autre hémisphère, sous d’autres cieux.

Quels étaient, maintenant, les rêves qui se passaient dans cette tête-là ? songeait-elle à sa famille, à son premier amant, au monde, aux hommes, à quelque vie riche, éclairée d’opulence, à quelque amour désiré ? à moi, peut-être ! L’œil fixé sur son front pâle, j’épiais son sommeil, et je tâchais de découvrir un sens au son rauque qui sortait de ses narines.

Il pleuvait, j’écoutais le bruit de la pluie et Marie dormir ; les lumières, près de s’éteindre, pétillaient dans les bobèches de cristal. L’aube parut, une ligne jaune saillit dans le ciel, s’allongea horizontalement et, prenant de plus en plus des teintes dorées et vineuses, envoya dans l’appartement une faible lumière blanchâtre, irisée de violet, qui se jouait encore avec la nuit et avec l’éclat des bougies expirantes, reflétées dans la glace.

Marie, étendue sur moi, avait ainsi certaines parties du corps dans la lumière, d’autres dans l’ombre ; elle s’était dérangée un peu, sa tête était plus basse que ses seins ; le bras droit, le bras du bracelet, pendait hors du lit et touchait presque le plancher ; il y avait sur la table de nuit un bouquet de violettes dans un verre d’eau, j’étendis la main, je le pris, je cassai le fil avec mes dents et je les respirai. La chaleur de la veille, sans doute, ou bien le long temps depuis qu’elles étaient cueillies les avait fanées, je leur trouvai une odeur exquise et toute particulière, je humai une à une leur parfum ; comme elles étaient humides, je me les appliquai sur les yeux pour me refroidir, car mon sang bouillait, et mes membres fatigués ressentaient comme une brûlure au contact des draps. Alors, ne sachant que faire et ne voulant pas l’éveiller, car j’éprouvais un étrange plaisir à la voir dormir, je mis doucement toutes les violettes sur la gorge de Marie, bientôt elle en fut toute couverte, et ces belles fleurs fanées, sous lesquelles elle dormait, la symbolisèrent à mon esprit. Comme elles, en effet, malgré leur fraîcheur enlevée, à cause de cela peut-être, elle m’envoyait un parfum plus âcre et plus irritant ; le malheur, qui avait dû passer dessus, la rendait belle de l’amertume que sa bouche conservait, même en dormant, belle des deux rides qu’elle avait derrière le cou, et que le jour, sans doute, elle cachait sous ses cheveux. À voir cette femme si triste dans la volupté et dont les étreintes même avaient une joie lugubre, je devinais mille passions terribles qui l’avaient dû sillonner comme la foudre, à en juger par les traces restées, et puis sa vie devrait me faire plaisir à entendre raconter, moi qui recherchais dans l’existence humaine le côté sonore et vibrant, le monde des grandes passions et des belles larmes.

À ce moment-là, elle s’éveilla, toutes les violettes tombèrent, elle sourit, les yeux encore à demi fermés, en même temps qu’elle étendait ses bras autour de mon cou et m’embrassait d’un long baiser du matin, d’un baiser de colombe qui s’éveille.

Quand je l’ai priée de me raconter son histoire, elle me dit :

— À toi je le peux bien. Les autres mentiraient et commenceraient par te dire qu’elles n’ont pas toujours été ce qu’elles sont, elles te feraient des contes sur leurs familles et sur leurs amours, mais je ne veux pas te tromper ni me faire passer pour une princesse ; écoute, tu vas voir si j’ai été heureuse ! Sais-tu que souvent j’ai eu envie de me tuer ? une fois on est arrivé dans ma chambre, j’étais à moitié asphyxiée. Oh ! si je n’avais pas peur de l’enfer, il y a longtemps que ça serait fait. J’ai aussi peur de mourir, ce moment-là à passer m’effraie, et pourtant, j’ai envie d’être morte !

Je suis de la campagne, notre père était fermier. Jusqu’à ma première communion, on m’envoyait tous les matins garder les vaches dans les champs ; toute la journée je restais seule, je m’asseyais au bord d’un fossé, à dormir, ou bien j’allais dans le bois dénicher des nids ; je montais aux arbres comme un garçon, mes habits étaient toujours déchirés ; souvent on m’a battue pour avoir volé des pommes, ou laissé aller les bestiaux chez les voisins. Quand c’était la moisson et que, le soir venu, on dansait en rond dans la cour, j’entendais chanter des chansons où il y avait des choses que je ne comprenais pas, les garçons embrassaient les filles, on riait aux éclats ; cela m’attristait et me faisait rêver. Quelquefois, sur la route, en m’en retournant à la maison, je demandais à monter dans une voiture de foin, l’homme me prenait avec lui et me plaçait sur les bottes de luzerne ; croirais-tu que je finis par goûter un indicible plaisir à me sentir soulever de terre par les mains fortes et robustes d’un gars solide, qui avait la figure brûlée par le soleil et la poitrine toute en sueur ? D’ordinaire ses bras étaient retroussés jusqu’aux aisselles, j’aimais à toucher ses muscles, qui faisaient des bosses et des creux à chaque mouvement de sa main, et à me faire embrasser par lui, pour me sentir râper la joue par sa barbe. Au bas de la prairie où j’allais tous les jours, il y avait un petit ruisseau entre deux rangées de peupliers, au bord duquel toutes sortes de fleurs poussaient ; j’en faisais des bouquets, des couronnes, des chaînes ; avec des grains de sorbier, je me faisais des colliers, cela devint une manie, j’en avais toujours mon tablier plein, mon père me grondait et disait que je ne serais jamais qu’une coquette. Dans ma petite chambre j’en avais mis aussi ; quelquefois cette quantité d’odeurs-là m’enivrait, et je m’assoupissais, étourdie, mais jouissant de ce malaise. L’odeur du foin coupé, par exemple, du foin chaud et fermenté, m’a toujours semblé délicieuse, si bien que, les dimanches, je m’enfermais dans la grange, y passant tout mon après-midi à regarder les araignées filer leurs toiles aux sommiers, et à entendre les mouches bourdonner. Je vivais comme une fainéante, mais je devenais une belle fille, j’étais toute pleine de santé. Souvent une espèce de folie me prenait, et je courais, je courais jusqu’à tomber ou bien je chantais à tue-tête, ou je parlais seule et longtemps ; d’étranges désirs me possédaient, je regardais toujours les pigeons, sur leur colombier, qui se faisaient l’amour, quelques-uns venaient jusque sous ma fenêtre s’ébattre au soleil et se jouer dans la vigne. La nuit, j’entendais encore le battement de leurs ailes et leur roucoulement, qui me semblait si doux, si suave, que j’aurais voulu être un pigeon comme eux et me tordre ainsi le cou, comme ils faisaient pour s’embrasser. « Que se disent-ils donc, pensais-je, qu’ils ont l’air si heureux ? », et je me rappelais aussi de quel air superbe j’avais vu courir les chevaux après les juments, et comment leurs naseaux étaient ouverts ; je me rappelais la joie qui faisait frissonner la laine des brebis aux approches du bélier, et le murmure des abeilles quand elles se suspendent en grappes aux arbres des vergers. Dans l’étable, souvent, je me glissais entre les animaux pour sentir l’émanation de leurs membres, vapeur de vie que j’aspirais à pleine poitrine, pour contempler furtivement leur nudité, où le vertige attirait toujours mes yeux troublés. D’autres fois, au détour d’un bois, au crépuscule surtout, les arbres eux-mêmes prenaient des formes singulières : c’étaient tantôt des bras qui s’élevaient vers le ciel, ou bien le tronc qui se tordait comme un corps sous les coups du vent. La nuit, quand je m’éveillais et qu’il y avait de la lune et des nuages, je voyais dans le ciel des choses qui m’épouvantaient et qui me faisaient envie. Je me souviens qu’une fois, la veille de Noël, j’ai vu une grande femme nue, debout, avec des yeux qui roulaient ; elle avait bien cent pieds de haut, mais elle alla, s’allongeant toujours en s’amincissant, et finit par se couper, chaque membre resta séparé, la tête s’envola la première, tout le reste s’agitait encore. Ou bien je rêvais ; à dix ans déjà, j’avais des nuits fiévreuses, des nuits pleines de luxure. N’était-ce pas la luxure qui brillait dans mes yeux, coulait dans mon sang, et me faisait bondir le cœur au frôlement de mes membres entre eux ? elle chantait éternellement dans mon oreille des cantiques de volupté ; dans mes visions, les chairs brillaient comme de l’or, des formes inconnues remuaient, comme du vif-argent répandu.

À l’église je regardais l’homme nu étalé sur la croix, et je redressais sa tête, je remplissais ses flancs, je colorais tous ses membres, je levais ses paupières ; je me faisais devant moi un homme beau, avec un regard de feu ; je le détachais de la croix et je le faisais descendre vers moi, sur l’autel, l’encens l’entourait, il s’avançait dans la fumée, et de sensuels frémissements me couraient sur la peau.

Quand un homme me parlait, j’examinais son œil et le jet qui en sort, j’aimais surtout ceux dont les paupières remuent toujours, qui cachent leurs prunelles et qui les montrent, mouvement semblable au battement d’ailes d’un papillon de nuit ; à travers leurs vêtements, je tâchais de surprendre le secret de leur sexe, et là-dessus j’interrogeais mes jeunes amies, j’épiais les baisers de mon père et de ma mère, et la nuit le bruit de leur couche.

À douze ans, je fis ma première communion, on m’avait fait venir de la ville une belle robe blanche, nous avions toutes des ceintures bleues ; j’avais voulu qu’on me mît les cheveux en papillotes, comme à une dame. Avant de partir, je me regardai dans la glace, j’étais belle comme un amour, je fus presque amoureuse de moi, j’aurais voulu pouvoir l’être. C’était aux environs de la Fête-Dieu, les bonnes sœurs avaient rempli l’église de fleurs, on embaumait ; moi-même, depuis trois jours, j’avais travaillé avec les autres à orner de jasmin la petite table sur laquelle on prononce les vœux, l’autel était couvert d’hyacinthes, les marches du chœur étaient couvertes de tapis, nous avions toutes des gants blancs et un cierge dans la main ; j’étais bien heureuse, je me sentais faite pour cela ; pendant toute la messe, je remuais des pieds sur le tapis, car il n’y en avait pas chez mon père ; j’aurais voulu me coucher dessus avec ma belle robe, et demeurer toute seule dans l’église, au milieu des cierges allumés ; mon cœur battait d’une espérance nouvelle, j’attendais l’hostie avec anxiété, j’avais entendu dire que la première communion changeait, et je croyais que, le sacrement passé, tous mes désirs seraient calmés. Mais non ! rassise à ma place, je me retrouvai dans ma fournaise ; j’avais remarqué que l’on m’avait regardée, en allant vers le prêtre, et qu’on m’avait admirée ; je me rengorgeai, je me trouvai belle, m’enorgueillissant vaguement de toutes les délices cachées en moi et que j’ignorais moi-même.

À la sortie de la messe, nous défilâmes toutes en rang, dans le cimetière ; les parents et les curieux étaient des deux côtés, dans l’herbe, pour nous voir passer ; je marchais la première, j’étais la plus grande. Pendant le dîner, je ne mangeai pas, j’avais le cœur tout oppressé ; ma mère, qui avait pleuré pendant l’office, avait encore les yeux rouges ; quelques voisins vinrent pour me féliciter et m’embrassèrent avec effusion, leurs caresses me répugnaient. Le soir, aux vêpres, il y avait encore plus de monde que le matin. En face de nous, on avait disposé les garçons, ils nous regardaient avidement, moi surtout ; même lorsque j’avais les yeux baissés, je sentais encore leurs regards. On les avait frisés, ils étaient en toilette comme nous. Quand, après avoir chanté le premier couplet d’un cantique, ils reprenaient à leur tour, leur voix me soulevait l’âme, et quand elle s’éteignait, ma jouissance expirait avec elle, et puis s’élançait de nouveau quand ils recommençaient. Je prononçai les vœux ; tout ce que je me rappelle, c’est que je parlais de robe blanche et d’innocence.

Marie s’arrêta ici, perdue sans doute dans l’émouvant souvenir par lequel elle avait peur d’être vaincue, puis elle reprit en riant d’une manière désespérée :

— Ah ! la robe blanche ! il y a longtemps qu’elle est usée ! et l’innocence avec elle ! Où sont les autres maintenant ? il y en a qui sont mortes, d’autres qui sont mariées et ont des enfants ; je n’en vois plus aucune, je ne connais personne. Tous les jours de l’an encore, je veux écrire à ma mère, mais je n’ose pas, et puis bah ! c’est bête, tous ces sentiments-là !

Se raidissant contre son émotion, elle continua :

— Le lendemain, qui était encore un jour de fête, un camarade vint pour jouer avec moi ; ma mère me dit : « Maintenant que tu es une grande fille, tu ne devrais plus aller avec les garçons », et elle nous sépara. Il n’en fallut pas plus pour me rendre amoureuse de celui-là, je le recherchais, je lui fis la cour, j’avais envie de m’enfuir avec lui de mon pays, il devait m’épouser quand je serais grande, je l’appelais mon mari, mon amant, il n’osait pas. Un jour que nous étions seuls, et que nous revenions ensemble du bois où nous avions été cueillir des fraises, en passant près d’un mulon, je me ruai sur lui, et le couvrant de tout mon corps en l’embrassant à la bouche, je me mis à crier : « Aime-moi donc, marions-nous, marions-nous ! » Il se dégagea de moi et s’enfuit.

Depuis ce temps-là je m’écartai de tout le monde et ne sortis plus de la ferme, je vivais solitairement dans mes désirs, comme d’autres dans leurs jouissances. Disait-on qu’un tel avait enlevé une fille qu’on lui refusait, je m’imaginais être sa maîtresse, fuir avec lui en croupe, à travers champs, et le serrer dans mes bras ; si l’on parlait d’une noce, je me couchais vite dans le lit blanc, comme la mariée je tremblais de crainte et de volupté ; j’enviais jusqu’aux beuglements plaintifs des vaches, quand elles mettent bas ; en en rêvant la cause, je jalousais leurs douleurs.

À cette époque-là mon père mourut, ma mère m’emmena à la ville avec elle, mon frère partit pour l’armée, où il est devenu capitaine. J’avais seize ans quand nous partîmes de la maison ; je dis adieu pour toujours au bois, à la prairie où était mon ruisseau, adieu au portail de l’église, où j’avais passé de si bonnes heures à jouer au soleil, adieu aussi à ma pauvre petite chambre ; je n’ai plus revu tout cela. Des grisettes du quartier, qui devinrent mes amies, me montrèrent leurs amoureux, j’allais avec elles en parties, je les regardais s’aimer, et je me repaissais à loisir de ce spectacle. Tous les jours c’était quelque nouveau prétexte pour m’absenter, ma mère s’en aperçut bien, elle m’en fit d’abord des reproches, puis finit par me laisser tranquille.

Un jour enfin une vieille femme, que je connaissais depuis quelque temps, me proposa de faire ma fortune, me disant qu’elle m’avait trouvé un amant fort riche, que le lendemain soir je n’avais qu’à sortir comme pour porter de l’ouvrage dans un faubourg, et qu’elle m’y mènerait.

Pendant les vingt-quatre heures qui suivirent, je crus souvent que j’allais devenir folle ; à mesure que l’heure approchait, le moment s’éloignait, je n’avais que ce mot-là dans la tête : un amant ! un amant ! j’allais avoir un amant, j’allais être aimée, j’allais donc aimer ! Je mis d’abord mes souliers les plus minces, puis m’apercevant que mon pied s’évasait dedans, je pris des bottines ; j’arrangeai également mes cheveux de cent manières, en torsades, puis en bandeaux, en papillotes, en nattes ; à mesure que je me regardais dans la glace, je devenais plus belle, mais je ne l’étais pas assez, mes habits étaient communs, j’en rougis de honte. Que n’étais-je une de ces femmes qui sont blanches au milieu de leurs velours, toute chargée de dentelles, sentant l’ambre et la rose, avec de la soie qui craque, et des domestiques tout cousus d’or ! Je maudis ma mère, ma vie passée, et je m’enfuis, poussée par toutes les tentations du diable, et d’avance les savourant toutes.

Au détour d’une rue, un fiacre nous attendait, nous montâmes dedans ; une heure après il nous arrêta à la grille d’un parc. Après nous y être promenées quelque temps, je m’aperçus que la vieille m’avait quittée, et je restai seule à marcher dans les allées. Les arbres étaient grands, tout couverts de feuilles, des bandes de gazon entouraient des plates-bandes de fleurs, jamais je n’avais vu de si beau jardin, une rivière passait au milieu, des pierres, disposées habilement çà et là, formaient des cascades, des cygnes jouaient sur l’eau et, les ailes enflées, se laissaient pousser par le courant. Je m’amusai aussi à voir la volière, où des oiseaux de toutes sortes criaient et se balançaient sur leurs anneaux ; ils étalaient leurs queues panachées et passaient les uns devant les autres, c’était un éblouissement. Deux statues de marbre blanc, au bas du perron, se regardaient, dans des poses charmantes ; le grand bassin d’en face était doré par le soleil couchant et donnait envie de s’y baigner. Je pensais à l’amant inconnu qui demeurait là, à chaque instant je m’attendais à voir sortir de derrière un bouquet d’arbres quelque homme beau et marchant fièrement comme un Apollon. Après le dîner, et quand le bruit du château, que j’entendais depuis longtemps, se fut apaisé, mon maître parut. C’était un vieillard tout blanc et maigre, serré dans des habits trop justes, avec une croix d’honneur sur son habit, et des dessous de pied qui l’empêchaient de remuer les genoux ; il avait un grand nez, et de petits yeux verts qui avaient l’air méchant. Il m’aborda en souriant, il n’avait plus de dents. Quand on sourit il faut avoir une petite lèvre rose comme la tienne, avec un peu de moustache aux deux bouts, n’est-ce pas, cher ange ?

Nous nous assîmes ensemble sur un banc, il me prit les mains, il me les trouva si jolies qu’il en baisait chaque doigt ; il me dit que si je voulais être sa maîtresse, rester sage et demeurer avec lui, je serais bien riche, j’aurais des domestiques pour me servir, et tous les jours de belles robes, je monterais à cheval, je me promènerais en voiture ; mais pour cela, disait-il, il fallait l’aimer. Je lui promis que je l’aimerais.

Et cependant aucune de ces flammes intérieures qui naguère me brûlaient les entrailles, à l’approche des hommes, ne m’arrivait ; à force d’être à côté de lui et de me dire intérieurement que c’était celui-là dont j’allais être la maîtresse, je finis par en avoir envie. Quand il me dit de rentrer, je me levai vivement, il était ravi, il tremblait de joie, le bonhomme ! Après avoir traversé un beau salon, où les meubles étaient tout dorés, il me mena dans ma chambre et voulut me déshabiller lui-même ; il commença par m’ôter mon bonnet, mais voulant ensuite me déchausser, il eut du mal à se baisser et il me dit : « C’est que je suis vieux, mon enfant » ; il était à genoux, il me suppliait du regard, il ajouta, en joignant les deux mains : « Tu es si jolie ! », j’avais peur de ce qui allait suivre.

Un énorme lit était au fond de l’alcôve, il m’y traîna en criant ; je me sentis noyée dans les édredons et dans les matelas, son corps pesait sur moi, avec un horrible supplice, ses lèvres molles me couvraient de baisers froids, le plafond de la chambre m’écrasait. Comme il était heureux ! comme il se pâmait ! Tâchant, à mon tour, de trouver des jouissances, j’excitais les siennes à ce qu’il paraît ; mais que m’importait son plaisir à lui ! c’était le mien qu’il fallait, c’était le mien que j’attendais, j’en aspirais de sa bouche creuse et de ses membres débiles, j’en évoquais de tout ce vieillard, et réunissant dans un incroyable effort tout ce que j’avais en moi de lubricité contenue, je ne parvins qu’au dégoût dans ma première nuit de débauche.

À peine fut-il sorti que je me levai, j’allai à la fenêtre, je l’ouvris et je laissai l’air me refroidir la peau ; j’aurais voulu que l’Océan pût me laver de lui, je refis mon lit, effaçant avec soin toutes les places où ce cadavre m’avait fatiguée de ses convulsions. Toute la nuit se passa à pleurer ; désespérée, je rugissais comme un tigre qu’on a châtré. Ah ! si tu étais venu alors ! si nous nous étions connus dans ce temps-là ! si tu avais été du même âge que moi, c’est alors que nous nous serions aimés, quand j’avais seize ans, quand mon cœur était neuf ! toute notre vie se fût passée à cela, mes bras se seraient usés à t’étreindre sur moi et mes yeux à plonger dans les tiens.

Elle continua :

— Grande dame, je me levais à midi, j’avais une livrée qui me suivait partout, et une calèche où je m’étendais sur les coussins ; ma bête de race sautait merveilleusement par-dessus le tronc des arbres, et la plume noire de mon chapeau d’amazone remuait avec grâce ; mais devenue riche du jour au lendemain, tout ce luxe m’excitait au lieu de m’apaiser. Bientôt on me connut, ce fut à qui m’aurait, mes amants faisaient mille folies pour me plaire, tous les soirs je lisais les billets doux de la journée, pour y trouver l’expression nouvelle de quelque cœur autrement moulé que les autres et fait pour moi. Mais tous se ressemblaient, je savais d’avance la fin de leurs phrases et la manière dont ils allaient tomber à genoux ; il y en a deux que j’ai repoussés par caprice et qui se sont tués, leur mort ne m’a point touchée, pourquoi mourir ? que n’ont-ils plutôt tout franchi pour m’avoir ? Si j’aimais un homme, moi, il n’y aurait pas de mers assez larges ni de murs assez hauts pour m’empêcher d’arriver jusqu’à lui. Comme je me serais bien entendue, si j’avais été homme, à corrompre des gardiens, à monter la nuit aux fenêtres, et à étouffer sous ma bouche les cris de ma victime, trompée chaque matin de l’espoir que j’avais eu la veille !

Je les chassais avec colère et j’en prenais d’autres, l’uniformité du plaisir me désespérait, et je courais à sa poursuite avec frénésie, toujours altérée de jouissances nouvelles et magnifiquement rêvées, semblable aux marins en détresse, qui boivent de l’eau de mer et ne peuvent s’empêcher d’en boire, tant la soif les brûle !

Dandys et rustauds, j’ai voulu voir si tous étaient de même ; j’ai goûté la passion des hommes, aux mains blanches et grasses, aux cheveux teints collés sur les tempes ; j’ai eu de pâles adolescents, blonds, efféminés comme des filles, qui se mouraient sur moi ; les vieillards aussi m’ont salie de leurs joies décrépites, et j’ai contemplé au réveil leur poitrine oppressée et leurs yeux éteints. Sur un banc de bois, dans un cabaret de village, entre un pot de vin et une pipe de tabac, l’homme du peuple aussi m’a embrassée avec violence ; je me suis fait comme lui une joie épaisse et des allures faciles ; mais la canaille ne fait pas mieux l’amour que la noblesse, et la botte de paille n’est pas plus chaude que les sofas. Pour les rendre plus ardents, je me suis dévouée à quelques-uns comme une esclave, et ils ne m’en aimaient pas davantage ; j’ai eu, pour des sots, des bassesses infâmes, et en échange ils me haïssaient et me méprisaient, alors que j’aurais voulu leur centupler mes caresses et les inonder de bonheur. Espérant enfin que les gens difformes pouvaient mieux aimer que les autres, et que les natures rachitiques se raccrochaient à la vie par la volupté, je me suis donnée à des bossus, à des nègres, à des nains, je leurs fis des nuits à rendre jaloux des millionnaires, mais je les épouvantais peut-être, car ils me quittaient vite. Ni les pauvres, ni les riches, ni les beaux, ni les laids n’ont pu assouvir l’amour que je leur demandais à remplir ; tous, faibles, languissants, conçus dans l’ennui, avortons faits par des paralytiques que le vin enivre, que la femme tue, craignant de mourir dans les draps comme on meurt à la guerre, il n’en est pas un que je n’aie vu lassé dès la première heure. Il n’y a donc plus, sur terre, de ces jeunesses divines comme autrefois ! plus de Bacchus, plus d’Apollons, plus de ces héros qui marchaient nus, couronnés de pampres et de lauriers ! J’étais faite pour être la maîtresse d’un empereur, moi ; il me fallait l’amour d’un bandit, sur un rocher dur, par un soleil d’Afrique ; j’ai souhaité les enlacements des serpents, et les baisers rugissants que se donnent les lions.

À cette époque je lisais beaucoup ; il y a surtout deux livres que j’ai relu cent fois : Paul et Virginie et un autre qui s’appelait les Crimes des Reines. On y voyait les portraits de Messaline, de Théodora, de Marguerite de Bourgogne, de Marie Stuart et de Catherine II. « Être reine, me disais-je, et rendre la foule amoureuse de toi ! » Eh bien, j’ai été reine, reine comme on peut l’être maintenant ; en entrant dans ma loge je promenais sur le public un regard triomphant et provocateur, mille têtes suivaient le mouvement de mes sourcils, je dominais tout par l’insolence de ma beauté.

Fatiguée cependant de toujours poursuivre un amant, et plus que jamais en voulant à tout prix, ayant d’ailleurs fait du vice un supplice qui m’était cher, je suis accourue ici, le cœur enflammé comme si j’avais eu encore une virginité à vendre ; raffinée, je me résignais à vivre mal ; opulente, à m’endormir dans la misère, car à force de descendre si bas je n’aspirais peut-être plus à monter éternellement, à mesure que mes organes s’useraient, mes désirs s’apaiseraient sans doute, je voulais par là en finir d’un seul coup et me dégoûter pour toujours de ce que j’enviais avec tant de ferveur. Oui, moi qui ai pris des bains de fraises et de lait, je suis venue ici, m’étendre sur le grabat commun où la foule passe ; au lieu d’être la maîtresse d’un seul, je me suis faite servante de tous, et quel rude maître j’ai pris là ! Plus de feu l’hiver, plus de vin fin à mes repas, il y a un an que j’ai la même robe, qu’importe ! mon métier n’est-il pas d’être nue ? Mais ma dernière pensée, mon dernier espoir, le sais-tu ? Oh ! j’y comptais, c’était de trouver un jour ce que je n’avais jamais rencontré, l’homme qui m’a toujours fui, que j’ai poursuivi dans le lit des élégants, au balcon des théâtres ; chimère qui n’est que dans mon cœur et que je veux tenir dans mes mains ; un beau jour, espérais-je, quelqu’un viendra sans doute — dans le nombre cela doit être — plus grand, plus noble, plus fort ; ses yeux seront fendus comme ceux des sultanes, sa voix se modulera dans une mélodie lascive, ses membres auront la souplesse terrible et voluptueuse des léopards, il sentira des odeurs à faire pâmer, et ses dents mordront avec délices ce sein qui se gonfle pour lui. À chaque arrivant je me disais : « est-ce lui ? qu’il m’aime ! qu’il m’aime ! qu’il me batte ! qu’il me brise ! à moi seule je lui ferai un sérail, je connais quelles fleurs excitent, quelles boissons vous exaltent, et comment la fatigue même se transforme en délicieuse extase ; coquette quand il le voudra, pour irriter sa vanité ou amuser son esprit, tout à coup il me trouvera langoureuse, pliante comme un roseau, exhalant des mots doux et des soupirs tendres ; pour lui je me tordrai dans des mouvements de couleuvre, la nuit j’aurai des soubresauts furieux et des crispations qui déchirent. Dans un pays chaud, en buvant du beau vin dans du cristal, je lui danserai, avec des castagnettes, des danses espagnoles, ou je bondirai en hurlant un hymne de guerre, comme les femmes des sauvages ; s’il est amoureux des statues et des tableaux, je me ferai des poses de grand maître devant lesquelles il tombera à genoux ; s’il aime mieux que je sois son ami, je m’habillerai en homme et j’irai à la chasse avec lui, je l’aiderai dans ses vengeances ; s’il veut assassiner quelqu’un, je ferai le guet pour lui ; s’il est voleur, nous volerons ensemble ; j’aimerai ses habits et le manteau qui l’enveloppe. » Mais non ! jamais, jamais ! le temps a eu beau s’écouler et les matins revenir, on a en vain usé chaque place de mon corps, par toutes les voluptés dont se régalent les hommes, je suis resté comme j’étais à dix ans, vierge, si une vierge est celle qui n’a pas de mari, pas d’amant, qui n’a pas connu le plaisir et qui le rêve sans cesse, qui se fait des fantômes charmants et qui les voit dans ses songes, qui en entend la voix dans le bruit des vents, qui en cherche les traits dans la figure de la lune. Je suis vierge ! cela te fait rire ? mais n’en ai-je pas les vagues pressentiments, les ardentes langueurs ? j’en ai tout, sauf la virginité elle-même.

Regarde au chevet de mon lit toutes ces lignes entrecroisées sur l’acajou, ce sont les marques d’ongle de tous ceux qui s’y sont débattus, de tous ceux dont les têtes ont frotté là ; je n’ai jamais eu rien de commun avec eux ; unis ensemble aussi étroitement que des bras humains peuvent le permettre, je ne sais quel abîme m’en a toujours séparée. Oh ! que de fois, tandis qu’égarés ils auraient voulu s’abîmer tout entiers dans leur jouissance, mentalement je m’écartais à mille lieues de là, pour partager la natte d’un sauvage ou l’antre garni de peaux de mouton de quelque berger des Abruzzes !

Aucun en effet ne vient pour moi, aucun ne me connaît, ils cherchent peut-être en moi une certaine femme comme je cherche en eux un certain homme ; n’y a-t-il pas, dans les rues, plus d’un chien qui s’en va flairant dans l’ordure pour trouver des os de poulet et des morceaux de viande ? de même, qui saura tous les amours exaltés qui s’abattent sur une fille publique, toutes les belles élégies qui finissent dans le bonjour qu’on lui adresse ? Combien j’en ai vu arriver ici le cœur gros de dépit et les yeux pleins de larmes ! les uns, au sortir d’un bal, pour résumer sur une seule femme toutes celles qu’ils venaient de quitter ; les autres, après un mariage, exaltés à l’idée de l’innocence ; et puis des jeunes gens, pour toucher à loisir leurs maîtresses à qui ils n’osent parler, fermant les yeux et la voyant ainsi dans leurs cœurs ; des maris pour se refaire jeunes et savourer les plaisirs faciles de leur bon temps, des prêtres poussés par le démon et ne voulant pas d’une femme, mais d’une courtisane, mais du péché incarné, ils me maudissent, ils ont peur de moi et ils m’adorent ; pour que la tentation soit plus forte et l’effroi plus grand, ils voudraient que j’eusse le pied fourchu et que ma robe étincelât de pierreries. Tous passent tristement, uniformément, comme des ombres qui se succèdent, comme une foule dont on ne garde plus que le souvenir du bruit qu’elle faisait, du piétinement de ces mille pieds, des clameurs confuses qui en sortaient. Sais-je, en effet, le nom d’un seul ? ils viennent et ils me quittent, jamais une caresse désintéressée, et ils en demandent, ils demanderaient de l’amour, s’ils l’osaient ! il faut les appeler beaux, les supposer riches, et ils sourient. Et puis ils aiment à rire, quelquefois il faut chanter, ou se taire ou parler. Dans cette femme si connue, personne ne s’est douté qu’il y avait un cœur ; imbéciles qui louaient l’arc de mes sourcils et l’éclat de mes épaules, tout heureux d’avoir à bon marché un morceau de roi, et qui ne prenaient pas cet amour inextinguible qui courait au-devant d’eux et se jetait à leurs genoux !

J’en vois pourtant qui ont des amants, même ici, de vrais amants qui les aiment ; elles leur font une place à part, dans leur lit comme dans leur âme, et quand ils viennent elles sont heureuses. C’est pour eux, vois-tu, qu’elles se peignent si longuement les cheveux et qu’elles arrosent les pots de fleurs qui sont à leurs fenêtres ; mais moi, personne, personne ; pas même l’affection paisible d’un pauvre enfant, car on la leur montre du doigt, la prostituée, et ils passent devant elle sans lever la tête. Qu’il y a longtemps, mon Dieu que je ne suis sortie dans les champs et que je n’ai vu la campagne ! que de dimanches j’ai passés à entendre le son de ces tristes cloches, qui appellent tout le monde aux offices où je ne vais pas ! qu’il y a longtemps que je n’ai entendu le grelot des vaches dans le taillis ! Ah ! je veux m’en aller d’ici, je m’ennuie, je m’ennuie ; je retournerai à pied au pays, j’irai chez ma nourrice, c’est une brave femme qui me recevra bien. Quand j’étais toute petite, j’allais chez elle, et elle me donnait du lait ; je l’aiderai à élever ses enfants et à faire le ménage, j’irai ramasser du bois mort dans la forêt, nous nous chaufferons, le soir, au coin du feu quand il neigera, voilà bientôt l’hiver ; aux rois nous tirerons le gâteau. Oh ! elle m’aimera bien, je bercerai les petits pour les endormir, comme je serai heureuse !

Elle se tut, puis releva sur moi un regard étincelant à travers ses larmes, comme pour me dire : Est-ce toi ?

Je l’avais écoutée avec avidité, j’avais regardé tous les mots sortir de sa bouche ; tâchant de m’identifier à la vie qu’ils m’exprimaient. Agrandie tout à coup à des proportions que je lui prêtais, sans doute, elle me parut une femme nouvelle, pleine de mystères ignorés et, malgré mes rapports avec elle, toute tentante d’un charme irritant et d’attraits nouveaux. Les hommes, en effet, qui l’avaient possédée avaient laissé sur elle comme une odeur de parfum éteint, traces de passions disparues, qui lui faisaient une majesté voluptueuse ; la débauche la décorait d’une beauté infernale. Sans les orgies passées, aurait-elle eu ce sourire de suicide, qui la faisait ressembler à une morte se réveillant dans l’amour ? sa joue en était plus appâlie, ses cheveux plus élastiques et plus odorants, ses membres plus souples, plus mous et plus chauds ; comme moi, aussi, elle avait marché de joies en chagrins, couru d’espérances en dégoûts, des abattements sans nom avaient succédé à des spasmes fous ; sans nous connaître, elle dans sa prostitution et moi dans ma chasteté, nous avions suivi le même chemin, aboutissant au même gouffre ; pendant que je me cherchais une maîtresse, elle s’était cherché un amant, elle dans le monde, moi dans mon cœur, l’un et l’autre nous avaient fuis.

— Pauvre femme, lui dis-je, en la serrant sur moi, comme tu as dû souffrir !

— Tu as donc souffert quelque chose de semblable ? me répondit-elle, est-ce que tu es comme moi ? est-ce que souvent tu as trempé ton oreiller de larmes ? est-ce que, pour toi, les jours de soleil en hiver sont aussi tristes ? Quand il fait du brouillard, le soir, et que je marche seule, il me semble que la pluie traverse mon cœur et le fait tomber en débris.

— Je doute pourtant que tu te sois jamais aussi ennuyée que moi dans le monde, tu as eu tes jours de plaisir, mais moi c’est comme si j’étais né en prison, j’ai mille choses qui n’ont pas vu la lumière.

— Tu es si jeune cependant ! Au fait, tous les hommes sont vieux maintenant, les enfants se trouvent dégoûtés comme les vieillards, nos mères s’ennuyaient quand elles nous ont conçus, on n’était pas comme ça autrefois, n’est-ce pas vrai ?

— C’est vrai, repris-je, les maisons où nous habitons sont toutes pareilles, blanches et mornes comme des tombes dans des cimetières ; dans les vieilles baraques noires qu’on démolit la vie devait être plus chaude, on y chantait fort, on y brisait les brocs sur les tables, on y cassait les lits en faisant l’amour.

— Mais qui te rend si triste ? tu as donc bien aimé ?

— Si j’ai aimé, mon Dieu ! assez pour envier ta vie.

— Envier ma vie ! dit-elle.

— Oui, l’envier ! car, à ta place, j’aurais peut-être été heureux, car, si un homme comme tu le désires n’existe pas, une femme comme j’en veux doit vivre quelque part ; parmi tant de cœurs qui battent, il doit s’en trouver un pour moi.

— Cherche-le ! cherche-le !

— Oh ! si, j’ai aimé ! si bien que je suis saturé de désirs rentrés. Non, tu ne sauras jamais toutes celles qui m’ont égaré et que dans le fond de mon cœur j’abritais d’un amour angélique. Écoute, quand j’avais vécu un jour avec une femme, je me disais : « Que ne l’ai-je connue depuis dix ans ! tous ses jours qui ont fui m’appartenaient, son premier sourire devait être pour moi, sa première pensée au monde, pour moi. Des gens viennent et lui parlent, elle leur répond, elle y pense, les livres qu’elle admire, j’aurais dû les lire. Que ne me suis-je promené avec elle, sous tous les ombrages qui l’ont abritée ! il y a bien des robes qu’elle a usées et que je n’ai pas vues, elle a entendu, dans sa vie, les plus beaux opéras, et je n’étais pas là ; d’autres lui ont déjà fait sentir les fleurs que je n’avais pas cueillies, je ne pourrai rien faire, elle m’oubliera, je suis pour elle comme un passant dans la rue », et quand j’en étais séparé je me disais : « Où est-elle ? que fait-elle, toute la journée, loin de moi ? à quoi son temps se passe-t-il ? » Qu’une femme aime un homme, qu’elle lui fasse un signe, et il tombe à ses genoux ! Mais nous, quel hasard qu’elle vienne à nous regarder, et encore !… il faut être riche, avoir des chevaux qui vous emportent, avoir une maison ornée de statues, donner des fêtes, jeter l’or, faire du bruit ; mais vivre dans la foule, sans pouvoir la dominer par le génie ou par l’argent, et demeurer aussi inconnu que le plus lâche et le plus sot de tous, quand on aspire à des amours du ciel, quand on mourrait avec joie sous le regard d’une femme aimée, j’ai connu ce supplice.

— Tu es timide, n’est-ce pas ? elles te font peur.

— Plus maintenant. Autrefois, le bruit de leurs pas seulement me faisait tressaillir, je restais devant la boutique d’un coiffeur, à regarder les belles figures de cire avec des fleurs et des diamants dans les cheveux, roses, blanches et décolletées, j’ai été amoureux de quelques-unes ; l’étalage d’un cordonnier me tenait aussi en extase : dans ces petits souliers de satin, que l’on allait emporter pour le bal du soir, je plaçais un pied nu, un pied charmant, avec des ongles fins, un pied d’albâtre vivant, tel que celui d’une princesse qui entre au bain ; les corsets suspendus devant les magasins de modes, et que le vent fait remuer, me donnaient également de bizarres envies ; j’ai offert des bouquets de fleurs à des femmes que je n’aimais pas, espérant que l’amour viendrait par là, je l’avais entendu dire ; j’ai écrit des lettres adressées n’importe à qui, pour m’attendrir avec la plume, et j’ai pleuré ; le moindre sourire d’une bouche de femme me faisait fondre le cœur en délices, et puis c’était tout ! Tant de bonheur n’était pas fait pour moi, qu’est-ce qui pouvait m’aimer ?

— Attends ! attends encore un an, six mois ! demain peut-être, espère !

— J’ai trop espéré pour obtenir.

— Tu parles comme un enfant, me dit-elle.

— Non, je ne vois pas même d’amour dont je ne serais rassasié au bout de vingt-quatre heures, j’ai tant rêvé le sentiment que j’en suis fatigué, comme ceux que l’on a trop fortement chéris.

— Il n’y a pourtant que cela de beau dans le monde.

— À qui le dis-tu ? je donnerais tout pour passer une seule nuit avec une femme qui m’aimerait.

— Oh ! si au lieu de cacher ton cœur, tu laissais voir tout ce qui bat dedans de généreux et de bon, toutes les femmes voudraient de toi, il n’en est pas une qui ne tâcherait d’être ta maîtresse ; mais tu as été plus fou que moi encore ! Fait-on cas des trésors enfouis ? les coquettes seules devinent les gens comme toi, et les torturent, les autres ne les voient pas. Tu valais pourtant la peine qu’on t’aimât ! Eh bien, tant mieux ! c’est moi qui t’aimerai, c’est moi qui serai ta maîtresse.

— Ma maîtresse ?

— Oh ! je t’en prie ! je te suivrai où tu voudras, je partirai d’ici, j’irai louer une chambre en face de toi, je te regarderai toute la journée. Comme je t’aimerai ! être avec toi, le soir, le matin, la nuit dormir ensemble, les bras passés autour du corps, manger à la même table, vis-à-vis l’un de l’autre, nous habiller dans la même chambre, sortir ensemble et te sentir près de moi ! Ne sommes-nous pas faits l’un pour l’autre ? tes espérances ne vont-elles pas bien avec mes dégoûts ? ta vie et la mienne, n’est-ce pas la même ? Tu me raconteras tous les ennuis de ta solitude, je te redirai les supplices que j’ai endurés ; il faudra vivre comme si nous ne devions rester ensemble qu’une heure, épuiser tout ce qu’il y a en nous de voluptés et de tendresses, et puis recommencer, et mourir ensemble. Embrasse-moi, embrasse-moi encore ! mets là ta tête sur ma poitrine, que j’en sente bien le poids, que tes cheveux me caressent le cou, que mes mains parcourent tes épaules, ton regard est si tendre !

La couverture défaite, qui pendait à terre, laissait nos pieds à nu ; elle se releva sur les genoux et la repoussa sous le matelas, je vis son dos blanc se courber comme un roseau ; les insomnies de la nuit m’avaient brisé, mon front était lourd, les yeux me brûlaient les paupières, elle me les baisa doucement du bout des lèvres, ce qui me les rafraîchit comme si on me les eût humectés avec de l’eau froide. Elle aussi, se réveillait de plus en plus de la torpeur où elle s’était laissée aller un instant ; irritée par la fatigue, enflammée par le goût des caresses précédentes, elle m’étreignit avec une volupté désespérée, en me disant : « Aimons-nous, puisque personne ne nous a aimés, tu es à moi ! »

Elle haletait, la bouche ouverte, et m’embrassait furieusement, puis tout à coup, se reprenant et passant sa main sur ses bandeaux dérangés, elle ajouta :

— Écoute, comme notre vie serait belle si c’était ainsi, si nous pouvions demeurer dans un pays où le soleil fait pousser des fleurs jaunes et mûrit les oranges, sur un rivage comme il y en a, à ce qu’il paraît, où le sable est tout blanc, où les hommes portent des turbans, où les femmes ont des robes de gaze ; nous demeurerions couchés sous quelque grand arbre à larges feuilles, nous écouterions le bruit des golfes, nous marcherions ensemble au bord des flots pour ramasser des coquilles, je ferais des paniers avec des roseaux, tu irais les vendre ; c’est moi qui t’habillerais, je friserais tes cheveux dans mes doigts, je te mettrais un collier autour du cou, oh ! comme je t’aimerais ! comme je t’aime ! laisse-moi donc m’assouvir de toi !

Me collant à sa couche, d’un mouvement impétueux, elle s’abattit sur tout mon corps et s’y étendit avec une joie obscène, pâle, frissonnante, les dents serrées et me serrant sur elle avec une force enragée ; je me sentis entraîné comme dans un ouragan d’amour, des sanglots éclataient, et puis des cris aigus ; ma lèvre, humide de sa salive, pétillait et me démangeait ; nos muscles, tordus dans les mêmes nœuds, se serraient et entraient les uns dans les autres, la volupté se tournait en délire, la jouissance en supplices.

Ouvrant tout à coup les yeux ébahis et épouvantés, elle dit :

— Si j’allais avoir un enfant !

Et passant, au contraire, à une câlinerie suppliante :

— Oui, oui, un enfant ! un enfant de toi !… Tu me quittes ? nous ne nous reverrons plus, jamais tu ne reviendras, penseras-tu à moi quelquefois ? j’aurai toujours tes cheveux là, adieu !… Attends, il fait à peine jour.

Pourquoi donc avais-je hâte de la fuir ? est-ce que déjà je l’aimais ?

Marie ne me parla plus, quoique je restasse bien encore une demi-heure chez elle ; elle songeait peut-être à l’amant absent. Il y a un instant, dans le départ, où, par anticipation de tristesse, la personne aimée n’est déjà plus avec vous.

Nous ne nous fîmes pas d’adieux, je lui pris la main, elle y répondit, mais la force pour la serrer était restée dans son cœur.

Je ne l’ai plus revue.

J’ai pensé à elle depuis, pas un jour ne s’est écoulé sans perdre à y rêver le plus d’heures possible, quelquefois je m’enferme exprès et seul, je tâche de revivre dans ce souvenir ; souvent je m’efforce à y penser avant de m’endormir, pour la rêver la nuit, mais ce bonheur-là ne m’est pas arrivé.

Je l’ai cherchée partout, dans les promenades, au théâtre, au coin des rues, sans savoir pourquoi j’ai cru qu’elle m’écrirait ; quand j’entendais une voiture s’arrêter à ma porte, je m’imaginais qu’elle allait en descendre. Avec quelle angoisse j’ai suivi certaines femmes ! avec quel battement de cœur je détournais la tête pour voir si c’était elle !

La maison a été démolie, personne n’a pu me dire ce qu’elle était devenue.

Le désir d’une femme que l’on a obtenue est quelque chose d’atroce et de mille fois pire que l’autre, de terribles images vous poursuivent comme des remords. Je ne suis pas jaloux des hommes qui l’ont eue avant moi, mais je suis jaloux de ceux qui l’ont eue depuis ; une convention tacite faisait, il me semble, que nous devions nous être fidèles, j’ai été plus d’un an à lui garder cette parole, et puis le hasard, l’ennui, la lassitude du même sentiment peut-être, on fait que j’y ai manqué. Mais c’était elle que je poursuivais partout ; dans le lit des autres je rêvais à ses caresses.

On a beau, par-dessus les passions anciennes, vouloir en semer de nouvelles, elles reparaissent toujours, il n’y a pas de force au monde pour en arracher les racines. Les voies romaines, où roulaient les chars consulaires, ne servent plus depuis longtemps, mille nouveaux sentiers les traversent, les champs se sont élevés dessus, le blé y pousse, mais on en aperçoit encore la trace, et leurs grosses pierres ébrèchent les charrues quand on laboure.

Le type dont presque tous les hommes sont en quête n’est peut-être que le souvenir d’un amour conçu dans le ciel ou dès les premiers jours de la vie ; nous sommes en quête de tout ce qui s’y rapporte, la seconde femme qui vous plaît ressemble presque toujours à la première, il faut un grand degré de corruption ou un cœur bien vaste pour tout aimer. Voyez aussi comme ce sont éternellement les mêmes dont vous parlent les gens qui écrivent, et qu’ils décrivent cent fois sans jamais s’en lasser. J’ai connu un ami qui avait adoré, à 15 ans, une jeune mère qu’il avait vue nourrissant son enfant ; de longtemps il n’estima que les tailles de poissarde, la beauté des femmes sveltes lui était odieuse.

À mesure que le temps s’éloignait, je l’en aimais de plus en plus ; avec la rage que l’on a pour les choses impossibles, j’inventais des aventures pour la retrouver, j’imaginais notre rencontre, j’ai revu ses yeux dans les globules bleus des fleuves, et la couleur de sa figure dans les feuilles du tremble, quand l’automne les colore. Une fois, je marchais vite dans un pré, les herbes sifflaient autour de mes pieds en m’avançant, elle était derrière moi ; je me suis retourné, il n’y avait personne. Un autre jour, une voiture a passé devant mes yeux, j’ai levé la tête, un grand voile blanc sortait de la portière et s’agitait au vent, les roues tournait, il se tordait, il m’appelait, il a disparu, et je suis retombé seul, abîmé, plus abandonné qu’au fond d’un précipice.

Oh ! si l’on pouvait extraire de soi tout ce qui y est et faire un être avec la pensée seule ! si l’on pouvait tenir son fantôme dans les mains et le toucher au front, au lieu de perdre dans l’air tant de caresses et tant de soupirs ! Loin de là, la mémoire oublie et l’image s’efface, tandis que l’acharnement de la douleur reste en vous. C’est pour me la rappeler que j’ai écrit ce qui précède, espérant que les mots me la feraient revivre ; j’y ai échoué, j’en sais bien plus que je n’en ai dit.

C’est, d’ailleurs, une confidence que je n’ai faite à personne, on se serait moqué de moi. Ne se raille-t-on pas de ceux qui aiment, car c’est une honte parmi les hommes ; chacun, par pudeur ou par égoïsme, cache ce qu’il possède dans l’âme de meilleur et de plus délicat ; pour se faire estimer, il ne faut montrer que les côtés les plus laids, c’est le moyen d’être au niveau commun. Aimer une telle femme ? m’aurait-on dit, et d’abord personne ne l’eût compris ; à quoi bon, dès lors, en ouvrir la bouche ?

Ils auraient eu raison, elle n’était peut-être ni plus belle ni plus ardente qu’une autre, j’ai peur de n’aimer qu’une conception de mon esprit et de ne chérir en elle que l’amour qu’elle m’avait fait rêver.

Longtemps je me suis débattu sous cette pensée, j’avais placé l’amour trop haut pour espérer qu’il descendrait jusqu’à moi ; mais, à la persistance de cette idée, il a bien fallu reconnaître que c’était quelque chose d’analogue. Ce n’est que plusieurs mois après l’avoir quittée que je l’ai ressenti ; dans les premiers temps, au contraire, j’ai vécu dans un grand calme.

Comme le monde est vide à celui qui y marche seul ! Qu’allais-je faire ? Comment passer le temps ? à quoi employer mon cerveau ? comme les journées sont longues ! Où est donc l’homme qui se plaint de la brièveté des jours de la vie ? qu’on me le montre, ce doit être un mortel heureux.

Distrayez-vous, disent-ils, mais à quoi ? c’est me dire : tâchez d’être heureux ; mais comment ? et à quoi bon tant de mouvement ? Tout est bien dans la nature, les arbres poussent, les fleuves coulent, les oiseaux chantent, les étoiles brillent ; mais l’homme tourmenté remue, s’agite, abat les forêts, bouleverse la terre, s’élance sur la mer, voyage, court, tue les animaux, se tue lui-même, et pleure, et rugit, et pense à l’enfer, comme si Dieu lui avait donné un esprit pour concevoir encore plus de maux qu’il n’en endure !

Autrefois, avant Marie, mon ennui avait quelque chose de beau, de grand ; mais maintenant il est stupide, c’est l’ennui d’un homme plein de mauvaise eau-de-vie, sommeil d’ivre mort.

Ceux qui ont beaucoup vécu ne sont pas de même. À 50 ans, ils sont plus frais que moi à vingt, tout leur est encore neuf et attrayant. Serai-je comme ces mauvais chevaux, qui sont fatigués à peine sortis de l’écurie, et qui ne trottent à l’aise qu’après un long bout de route, fait en boitant et en souffrant ? Trop de spectacles me font mal, trop aussi me font pitié, ou plutôt tout cela se confond dans le même dégoût.

Celui qui est assez bien né pour ne pas vouloir de maîtresse parce qu’il ne pourrait la couvrir de diamants ni la loger dans un palais, et qui assiste à des amours vulgaires, qui contemple, d’un œil calme, la laideur bête de ces deux animaux en rut que l’on appelle un amant et une maîtresse, n’est pas tenté de se ravaler si bas, il se défend d’aimer comme d’une faiblesse, et il terrasse sous ses genoux tous les désirs qui viennent ; cette lutte l’épuise. L’égoïsme cynique des hommes m’écarte d’eux, de même que l’esprit borné des femmes me dégoûte de leur commerce ; j’ai tort, après tout, car deux belles lèvres valent mieux que toute l’éloquence du monde.

La feuille tombée s’agite et vole aux vents, de même, moi, je voudrais voler, m’en aller, partir pour ne plus revenir, n’importe où, mais quitter mon pays ; ma maison me pèse sur mes épaules, je suis tant de fois entré et sorti par la même porte ! j’ai tant de fois levé les yeux à la même place, au plafond de ma chambre, qu’il en devrait être usé.

Oh ! se sentir plier sur le dos des chameaux ! devant soi un ciel tout rouge, un sable tout brun, l’horizon flamboyant qui s’allonge, les terrains qui ondulent, l’aigle qui pointe sur votre tête ; dans un coin, une troupe de cigognes aux pattes roses, qui passent et s’en vont vers les citernes ; le vaisseau mobile du désert vous berce, le soleil vous fait fermer les yeux, vous baigne dans ses rayons, on n’entend que le bruit étouffé du pas des montures, le conducteur vient de finir sa chanson, on va, on va. Le soir on plante les pieux, on dresse la tente, on fait boire les dromadaires, on se couche sur une peau de lion, on fume, on allume des feux pour éloigner les chacals, que l’on entend glapir au fond du désert, des étoiles inconnues et quatre fois grandes comme les nôtres palpitent aux cieux ; le matin, on remplit les outres à l’oasis, on repart, on est seul, le vent siffle, le sable s’élève en tourbillons.

Et puis, dans quelque plaine où l’on galope tout le jour, des palmiers s’élèvent entre les colonnes et agitent doucement leur ombrage, à côté de l’ombre immobile des temples détruits ; des chèvres grimpent sur les frontispices renversés et mordent les plantes qui ont poussé dans les ciselures du marbre, elles fuient en bondissant quand vous approchez. Au-delà, après avoir traversé des forêts où les arbres sont liés ensemble par des lianes gigantesques, et des fleuves dont on n’aperçoit pas l’autre rive du bord, c’est le Soudan, le pays des nègres, le pays de l’or ; mais plus loin, oh ! allons toujours, je veux voir le Malabar furieux et ses danses où l’on se tue ; les vins donnent la mort comme les poisons, les poisons sont doux comme les vins ; la mer, une mer bleue remplie de corail et de perles, retentit du bruit des orgies sacrées qui se font dans les antres des montagnes, il n’y a plus de vague, l’atmosphère est vermeille, le ciel sans nuage se mire dans le tiède Océan, les câbles fument quand on les retire de l’eau, les requins suivent le navire et mangent les morts.

Oh ! l’Inde ! l’Inde surtout ! Des montagnes blanches, remplies de pagodes et d’idoles, au milieu de bois remplis de tigres et d’éléphants, des hommes jaunes avec des vêtements blancs, des femmes couleur d’étain avec des anneaux aux pieds et aux mains, des robes de gaze qui les enveloppent comme une vapeur, des yeux dont on ne voit que les paupières noircies avec du henné ; elles chantent ensemble une hymne à quelque dieu, elles dansent… Danse, danse, bayadère, fille du Gange, tournoie bien tes pieds dans ma tête ! Comme une couleuvre, elle se replie, dénoue ses bras, sa tête remue, ses hanches se balancent, ses narines s’enflent, ses cheveux se dénouent, l’encens qui fume entoure l’idole stupide et dorée, qui a quatre têtes et vingt bras.

Dans un canot de bois de cèdre, un canot allongé, dont les avirons minces ont l’air de plumes, sous une voile faite de bambous tressés, au bruit des tam-tams et des tambourins, j’irai dans le pays jaune que l’on appelle la Chine ; les pieds des femmes se prennent dans la main, leur tête est petite, leurs sourcils minces, relevés aux coins, elles vivent dans des tonnelles de roseau vert, et mangent des fruits à la peau de velours, dans de la porcelaine peinte. Moustache aiguë, tombant sur la poitrine, tête rase, avec une houppe qui lui descend jusque sur le dos, le mandarin, un éventail rond dans les doigts, se promène dans la galerie, où les trépieds brûlent, et marche lentement sur les nattes de riz ; une petite pipe est passée dans son bonnet pointu, et des écritures noires sont empreintes sur ses vêtements de soie rouge. Oh ! que les boîtes à thé m’ont fait faire de voyages !

Emportez-moi, tempêtes du Nouveau Monde, qui déracinez les chênes séculaires et tourmentez les lacs où les serpents se jouent dans les flots ! Que les torrents de Norvège me couvrent de leur mousse ! que la neige de Sibérie, qui tombe tassée, efface mon chemin ! Oh ! voyager, voyager, ne jamais s’arrêter, et, dans cette valse immense, tout voir apparaître et passer, jusqu’à ce que la peau vous crève et que le sang jaillisse !

Que les vallées succèdent aux montagnes, les champs aux villes, les plaines aux mers. Descendons et montons les côtes, que les aiguilles des cathédrales disparaissent, après les mâts de vaisseaux pressés dans les ports ; écoutons les cascades tomber sur les rochers, le vent dans les forêts, les glaciers se fondre au soleil ; que je voie des cavaliers arabes courir, des femmes portées en palanquin, et puis des coupoles s’arrondir, des pyramides s’élever dans les cieux, des souterrains étouffés, où les momies dorment, des défilés étroits, où le brigand arme son fusil, des joncs où se cache le serpent à sonnettes, des zèbres bariolés courant dans les grandes herbes, des kangourous dressés sur leurs pattes de derrière, des singes se balançant au bout des branches des cocotiers, des tigres bondissant sur leur proie, des gazelles leur échappant…

Allons, allons ! passons les océans larges, où les baleines et les cachalots se font la guerre. Voici venir comme un grand oiseau de mer, qui bat des deux ailes, sur la surface des flots, la pirogue des sauvages ; des chevelures sanglantes pendent à la proue, ils se sont peints les côtes en rouge ; les lèvres fendues, le visage barbouillé, des anneaux dans le nez, ils chantent en hurlant le chant de la mort, leur grand arc est tendu, leurs flèches à la pointe verte sont empoisonnées et font mourir dans les tourments ; leurs femmes nues, seins et mains tatoués, élèvent de grands bûchers pour les victimes de leurs époux, qui leur ont promis de la chair de blanc, si moelleuse sous la dent.

Où irai-je ? la terre est grande, j’épuiserai tous les chemins, je viderai tous les horizons ; puissé-je périr en doublant le Cap, mourir du choléra à Calcutta ou de la peste à Constantinople !

Si j’étais seulement muletier en Andalousie ! et trotter tout le jour, dans les gorges des sierras, voir couler le Guadalquivir, sur lequel il y a des îles de lauriers-roses, entendre, le soir, les guitares et les voix chanter sous les balcons, regarder la lune se mirer dans le bassin de marbre de l’Alhambra, où autrefois se baignaient les sultanes.

Que ne suis-je gondolier à Venise ou conducteur d’une de ces carrioles, qui, dans la belle saison, vous mènent de Nice à Rome ! Il y a pourtant des gens qui vivent à Rome, des gens qui y demeurent toujours. Heureux le mendiant de Naples, qui dort au grand soleil, couché sur le rivage, et qui, en fumant son cigare, voit aussi la fumée du Vésuve monter dans le ciel ! Je lui envie son lit de galets et les songes qu’il y peut faire ; la mer, toujours belle, lui apporte le parfum de ses flots et le murmure lointain qui vient de Caprée.

Quelquefois je me figure arriver en Sicile, dans un petit village de pêcheurs, où toutes les barques ont des voiles latines. C’est le matin ; là, entre des corbeilles et des filets étendus, une fille du peuple est assise, elle a ses pieds nus, à son corset est un cordon d’or, comme les femmes des colonies grecques ; ses cheveux noirs, séparés en deux tresses, lui tombent jusqu’aux talons, elle se lève, secoue son tablier ; elle marche, et sa taille est robuste et souple à la fois, comme celle de la nymphe antique. Si j’étais aimé d’une telle femme ! une pauvre enfant ignorante qui ne saurait seulement pas lire, mais dont la voix serait si douce, quand elle me dirait, avec son accent sicilien : « Je t’aime ! reste ici ! »

Le manuscrit s’arrête ici, mais j’en ai connu l’auteur, et si quelqu’un, ayant passé, pour arriver jusqu’à cette page, à travers toutes les métaphores, hyperboles et autres figures qui remplissent les précédentes, désire y trouver une fin, qu’il continue ; nous allons la lui donner.

Il faut que les sentiments aient peu de mots à leur service, sans cela le livre se fût achevé à la première personne. Sans doute que notre homme n’aura plus rien trouvé à dire ; il se trouve un point où l’on n’écrit plus et où l’on pense davantage, c’est à ce point qu’il s’arrêta, tant pis pour le lecteur !

J’admire le hasard, qui a voulu que le livre en demeurât là, au moment où il serait devenu meilleur ; l’auteur allait entrer dans le monde, il aurait eu mille choses à nous apprendre, mais il s’est, au contraire, livré de plus en plus à une solitude austère, d’où rien ne sortait. Or il jugea convenable de ne plus se plaindre, preuve peut-être qu’il commença réellement à souffrir. Ni dans sa conversation, ni dans ses lettres, ni dans les papiers que j’ai fouillés après sa mort, et où ceci se trouvait, je n’ai saisi rien qui dévoilât l’état de son âme, à partir de l’époque où il cessa d’écrire ses confessions.

Son grand regret était de ne pas être peintre, il disait avoir de très beaux tableaux dans l’imagination. Il se désolait également de n’être pas musicien ; par les matinées de printemps, quand il se promenait le long des avenues de peupliers, des symphonies sans fin lui résonnaient dans la tête. Du reste, il n’entendait rien à la peinture ni à la musique, je l’ai vu admirer des galettes authentiques et avoir la migraine en sortant de l’Opéra. Avec un peu plus de temps, de patience, de travail, et surtout avec un goût plus délicat de la plastique des arts, il fût arrivé à faire des vers médiocres, bons à mettre dans l’album d’une dame, ce qui est toujours galant, quoi qu’on en dise.

Dans sa première jeunesse, il s’était nourri de très mauvais auteurs, comme on l’a pu voir à son style ; en vieillissant, il s’en dégoûta, mais les excellents ne lui donnèrent plus le même enthousiasme.

Passionné pour ce qui est beau, la laideur lui répugnait comme le crime ; c’est, en effet, quelque chose d’atroce qu’un être laid, de loin il épouvante, de près il dégoûte ; quand il parle, on souffre ; s’il pleure, ses larmes vous agacent ; on voudrait le battre quand il rit et, dans le silence, sa figure immobile vous semble le siège de tous les vices et de tous les bas instincts. Aussi il ne pardonna jamais à un homme qui lui avait déplu dès le premier abord ; en revanche, il était très dévoué à des gens qui ne lui avaient jamais adressé quatre mots, mais dont il aimait la démarche ou la coupe du crâne.

Il fuyait les assemblées, les spectacles, les bals, les concerts, car, à peine y était-il entré, qu’il se sentait glacé de tristesse et qu’il avait froid dans les cheveux. Quand la foule le coudoyait, une haine toute jeune lui montait au cœur, il lui portait, à cette foule, un cœur de loup, un cœur de bête fauve traquée dans son terrier.

Il avait la vanité de croire que les hommes ne l’aimaient pas, les hommes ne le connaissaient pas.

Les malheurs publics et les douleurs collectives l’attristaient médiocrement, je dirai même qu’il s’apitoyait plus sur les serins en cage, battant des ailes quand il fait du soleil, que sur les peuples en esclavage, c’est ainsi qu’il était fait. Il était plein de scrupules délicats et de vraie pudeur, il ne pouvait, par exemple, rester chez un pâtissier et voir un pauvre le regarder manger sans rougir jusqu’aux oreilles ; en sortant, il lui donnait tout ce qu’il avait d’argent dans la main et s’enfuyait bien vite. Mais on le trouvait cynique, parce qu’il se servait des mots propres et disait tout haut ce que l’on pense tout bas.

L’amour des femmes entretenues (idéal des jeunes gens qui n’ont pas le moyen d’en entretenir) lui était odieux, le dégoûtait ; il pensait que l’homme qui paye est le maître, le seigneur, le roi. Quoiqu’il fût pauvre, il respectait la richesse et non les gens riches ; être gratis l’amant d’une femme qu’un autre loge, habille et nourrit, lui semblait quelque chose d’aussi spirituel que de voler une bouteille de vin dans la cave d’autrui ; il ajoutait que s’en vanter était le propre des domestiques fripons et des petites gens.

Vouloir une femme mariée, et pour cela se rendre l’ami du mari, lui serrer affectueusement les mains, rire à ses calembours, s’attrister de ses mauvaises affaires, faire ses commissions, lire le même journal que lui, en un mot exécuter, dans un seul jour, plus de bassesses et de platitudes que dix galériens n’en ont fait en toute leur vie, c’était quelque chose de trop humiliant pour son orgueil, et il aima cependant plusieurs femmes mariées ; quelquefois il se mit en beau chemin, mais la répugnance le prenait tout à coup, quand déjà la belle dame commençait à lui faire les yeux doux, comme les gelées du mois de mai qui brûlent les abricotiers en fleurs.

Et les grisettes, me direz-vous ? Eh bien, non ! il ne pouvait se résigner à monter dans une mansarde, pour embrasser une bouche qui vient de déjeuner avec du fromage, et prendre une main qui a des engelures.

Quant à séduire une jeune fille, il se serait cru moins coupable s’il l’avait violée, attacher quelqu’un à soi était pour lui pire que de l’assassiner. Il pensait sérieusement qu’il y a moins de mal à tuer un homme qu’à faire un enfant ; au premier vous ôtez la vie, non pas la vie entière, mais la moitié ou le quart ou la centième partie de cette existence qui va finir, qui finirait sans vous ; mais envers le second, disait-il, n’êtes-vous pas responsable de toutes les larmes qu’il versera depuis son berceau jusqu’à sa tombe ? sans vous, il ne serait pas né, et il naît, pourquoi cela ? pour votre amusement, non pour le sien, à coup sûr ; pour porter votre nom, le nom d’un sot, je parie ? autant vaudrait l’écrire sur un mur, à quoi bon un homme pour supporter le fardeau de trois ou quatre lettres ?

À ses yeux, celui qui, appuyé sur le Code civil, entre de force dans le lit de la vierge qu’on lui a donnée le matin, exerçant ainsi un viol légal que l’autorité protège, n’avait pas d’analogue chez les singes, les hippopotames et les crapauds, qui, mâle et femelle, s’accouplent lorsque des désirs communs les font se chercher et s’unir, où il n’y a ni épouvante et dégoût d’un côté, ni brutalité et despotisme obscène de l’autre ; et il exposait là-dessus de longues théories immorales, qu’il est inutile de rapporter.

Voilà pourquoi il ne se maria point et n’eut pour maîtresse ni fille entretenue, ni femme mariée, ni grisette, ni jeune fille ; restaient les veuves, il n’y pensa pas.

Quand il fallut choisir un état, il hésita entre mille répugnances. Pour se mettre philanthrope, il n’était pas assez malin, et son bon naturel l’écartait de la médecine ; — quant au commerce, il était incapable de calculer, la vue seule d’une banque lui agaçait les nerfs. Malgré ses folies, il avait trop de sens pour prendre au sérieux la noble profession d’avocat ; d’ailleurs sa justice ne se fût pas accommodée aux lois. Il avait aussi trop de goût pour se lancer dans la critique, il était trop poète, peut-être, pour réussir dans les lettres. Et puis, sont-ce là des états ? Il faut s’établir, avoir une position dans le monde, on s’ennuie à rester oisif, il faut se rendre utile, l’homme est né pour travailler : maximes difficiles à comprendre et qu’on avait soin de souvent lui répéter.

Résigné à s’ennuyer partout et à s’ennuyer de tout, il déclara vouloir faire son droit et il alla habiter Paris. Beaucoup de gens l’envièrent dans son village, et lui dirent qu’il allait être heureux de fréquenter les cafés, les spectacles, les restaurants, de voir les belles femmes ; il les laissa dire, et il sourit comme lorsqu’on a envie de pleurer. Que de fois, cependant, il avait désiré quitter pour toujours sa chambre, où il avait tant bâillé, et dérangé ses coudes de dessus le vieux bureau d’acajou où il avait composé ses drames à quinze ans ! et il se sépara de tout cela avec peine ; ce sont peut-être les endroits qu’on a le plus maudits que l’on préfère aux autres, les prisonniers ne regrettent-ils pas leur prison ? C’est que, dans cette prison, ils espéraient et que, sortis, ils n’espèrent plus ; à travers les murs de leur cachot, ils voyaient la campagne émaillée de marguerites, sillonnée de ruisseaux, couverte de blés jaunes, avec des routes bordées d’arbres, — mais, rendus à la liberté, à la misère, ils revoient la vie telle qu’elle est, pauvre, raboteuse, toute fangeuse et toute froide, la campagne aussi, la belle campagne telle qu’elle est, ornée de gardes champêtres pour les empêcher de prendre les fruits s’ils ont soif, fournie en gardes forestiers, s’ils veulent tuer du gibier et qu’ils aient faim, couverte de gendarmes, s’ils ont envie de se promener et qu’ils n’aient pas de passeport.

Il alla se loger dans une chambre garnie, où les meubles avaient été achetés pour d’autres, usés par d’autres que lui ; il lui sembla habiter dans des ruines. Il passait la journée à travailler, à écouter le bruit sourd de la rue, à regarder la pluie tomber sur les toits.

Quand il faisait du soleil, il allait se promener au Luxembourg, il marchait sur les feuilles tombées, se rappelant qu’au collège il faisait de même ; mais il ne se serait pas douté que, dix ans plus tard, il en serait là. Ou bien il s’asseyait sur un banc et songeait à mille choses tendres et tristes, il regardait l’eau froide et noire des bassins, puis il s’en retournait le cœur serré. Deux ou trois fois, ne sachant que faire, il alla dans les églises à l’heure du salut, il tâchait de prier ; comme ses amis auraient ri, s’ils l’avaient vu tremper ses doigts dans le bénitier et faire le signe de la croix !

Un soir qu’il errait dans un faubourg et qu’irrité sans cause il eût voulu sauter sur des épées nues et se battre à outrance, il entendit des voix chanter et le son doux d’un orgue y répondre par bouffées, il entra. Sous le portique, une vieille femme, accroupie par terre, demandait la charité en secouant des sous dans un gobelet de fer-blanc ; la porte tapissée allait et venait à chaque personne qui entrait ou qui sortait, on entendait des bruits de sabots, des chaises qui remuaient sur des dalles ; au fond, le chœur était illuminé, le tabernacle brillait aux flambeaux, le prêtre chantait des prières, les lampes, suspendues dans la nef, se balançaient à leurs longues cordes, le haut des ogives et les bas côtés étaient dans l’ombre, la pluie fouettait sur les vitraux et en faisait craquer les filets de plomb, l’orgue allait, et les voix reprenaient, comme le jour où il avait entendu sur les falaises la mer et les oiseaux se parler. Il fut pris d’envie d’être prêtre, pour dire des oraisons sur le corps des morts, pour porter un cilice et se prosterner ébloui dans l’amour de Dieu… Tout à coup un ricanement de pitié lui vint au fond du cœur, il enfonça son chapeau sur ses oreilles, et sortit en haussant les épaules.

Plus que jamais il devint triste, plus que jamais les jours furent longs pour lui ; les orgues de Barbarie qu’il entendait jouer sous sa fenêtre lui arrachaient l’âme, il trouvait à ces instruments une mélancolie invincible, il disait que ces boîtes-là étaient pleines de larmes. Ou plutôt il ne disait rien, car il ne faisait pas le blasé, l’ennuyé, l’homme qui est désillusionné de tout ; sur la fin, même, on trouva qu’il était devenu d’un caractère plus gai. C’était, le plus souvent, quelque pauvre homme du Midi, un Piémontais, un Génois, qui tournait la manivelle. Pourquoi celui-là avait-il quitté sa corniche, et sa cabane couronnée de maïs à la moisson ? il le regardait jouer longtemps, sa grosse tête carrée, sa barbe noire et ses mains brunes, un petit singe habillé de rouge sautait sur son épaule et grimaçait, l’homme tendait sa casquette, il lui jetait son aumône dedans et le suivait jusqu’à ce qu’il l’eût perdu de vue.

En face de lui on bâtissait une maison, cela dura trois mois ; il vit les murs s’élever, les étages monter les uns sur les autres, on mit des carreaux aux fenêtres, on la crépit, on la peignit, puis on ferma les portes ; des ménages vinrent l’habiter et commencèrent à y vivre, il fut fâché d’avoir des voisins, il aimait mieux la vue des pierres.

Il se promenait dans les musées, il contemplait tous ces personnages factices, immobiles et toujours jeunes dans leur vie idéale, que l’on va voir, et qui voient passer devant eux la foule, sans déranger leur tête, sans ôter la main de dessus leur épée, et dont les yeux brilleront encore quand nos petits-fils seront ensevelis. Il se perdait en contemplations devant les statues antiques, surtout celles qui étaient mutilées.

Une chose pitoyable lui arriva. Un jour, dans la rue, il crut reconnaître quelqu’un en passant près de lui, l’étranger avait fait le même mouvement, ils s’arrêtèrent et s’abordèrent. C’était lui ! son ancien ami, son meilleur ami, son frère, celui à côté de qui il était au collège, en classe, à l’étude, au dortoir ; ils faisaient leurs pensums et leurs devoirs ensemble ; dans la cour et en promenade, ils se promenaient bras dessus bras dessous, ils avaient juré autrefois de vivre en commun et d’être amis jusqu’à la mort. D’abord ils se donnèrent une poignée de main, en s’appelant par leur nom, puis se regardèrent des pieds à la tête sans se rien dire, ils étaient changés tous les deux et déjà un peu vieillis. Après s’être demandé ce qu’ils faisaient, ils s’arrêtèrent tout court et ne surent aller plus loin ; ils ne s’étaient pas vus depuis six ans et ne purent trouver quatre mots à échanger. Ennuyés, à la fin, de s’être regardés l’un et l’autre dans le blanc des yeux, ils se séparèrent.

Comme il n’avait d’énergie pour rien et que le temps, contrairement à l’avis des philosophes, lui semblait la richesse la moins prêteuse du monde, il se mit à boire de l’eau-de-vie et à fumer de l’opium ; il passait souvent ses journées tout couché et à moitié ivre, dans un état qui tenait le milieu entre l’apathie et le cauchemar.

D’autres fois la force lui revenait, et il se redressait tout à coup comme un ressort. Alors le travail lui apparaissait plein de charmes, et le rayonnement de la pensée le faisait sourire, de ce sourire placide et profond des sages ; il se mettait vite à l’ouvrage, il avait des plans superbes, il voulait faire apparaître certaines époques sous un jour tout nouveau, lier l’art à l’histoire, commenter les grands poètes comme les grands peintres, pour cela apprendre les langues, remonter à l’antiquité, entrer dans l’Orient ; il se voyait déjà lisant des inscriptions et déchiffrant des obélisques ; puis il se trouvait fou et recroisait les bras.

Il ne lisait plus, ou bien c’étaient des livres qu’il trouvait mauvais et qui, néanmoins, lui causaient un certain plaisir par leur médiocrité même. La nuit il ne dormait pas, des insomnies le retournaient sur son lit, il rêvait et il s’éveillait, si bien que, le matin, il était plus fatigué que s’il eût veillé.

Usé par l’ennui, habitude terrible, et trouvant même un certain plaisir à l’abrutissement qui en est la suite, il était comme les gens qui se voient mourir, il n’ouvrait plus sa fenêtre pour respirer l’air, il ne se lavait plus les mains, il vivait dans une saleté de pauvre, la même chemise lui servait une semaine, il ne se faisait plus la barbe et ne se peignait plus les cheveux. Quoique frileux, s’il était sorti dans la matinée et qu’il eût les pieds mouillés, il restait toute la journée sans changer de chaussures et sans faire de feu, ou bien il se jetait tout habillé sur son lit et tâchait de s’endormir ; il regardait les mouches courir sur le plafond, il fumait et suivait de l’œil les petites spirales bleues qui sortaient de ses lèvres.

On concevra sans peine qu’il n’avait pas de but, et c’est là le malheur. Qui eût pu l’animer, l’émouvoir ? l’amour ? il s’en écartait ; l’ambition le faisait rire ; pour l’argent, sa cupidité était fort grande, mais sa paresse avait le dessus, et puis un million ne valait pas pour lui la peine de le conquérir ; c’est à l’homme né dans l’opulence que le luxe va bien ; celui qui a gagné sa fortune, presque jamais ne la sait manger ; son orgueil était tel qu’il n’aurait pas voulu d’un trône. Vous me demanderez : Que voulait-il ? je n’en sais rien, mais, à coup sûr, il ne songeait point à se faire plus tard élire député ; il eût même refusé une place de préfet, y compris l’habit brodé, la croix d’honneur passée autour du cou, la culotte de peau et les bottes écuyères les jours de cérémonie. Il aimait mieux lire André Chénier que d’être ministre, il aurait préféré être Talma que Napoléon.

C’était un homme qui donnait dans le faux, dans l’amphigourique et faisait grand abus d’épithètes.

Du haut de ces sommets, la terre disparaît et tout ce qu’on s’y arrache. Il y a également des douleurs du haut desquelles on n’est plus rien et l’on méprise tout ; quand elles ne vous tuent pas, le suicide seul vous en délivre. Il ne se tua pas, il vécut encore.

Le carnaval arriva, il ne s’y divertit point. Il faisait tout à contretemps, les enterrements excitaient presque sa gaieté, et les spectacles lui donnaient de la tristesse ; toujours il se figurait une foule de squelettes habillés, avec des gants, des manchettes et des chapeaux à plumes, se penchant au bord des loges, se lorgnant, minaudant, s’envoyant des regards vides ; au parterre il voyait étinceler, sous le feu du lustre, une foule de crânes blancs serrés les uns près des autres. Il entendit des gens descendre en courant l’escalier, ils riaient, ils s’en allaient avec des femmes.

Un souvenir de jeunesse lui repassa dans l’esprit, il pensa à X…, ce village où il avait été un jour à pied, et dont il a parlé lui-même dans ce que vous avez lu ; il voulut le revoir avant de mourir, il se sentait s’éteindre. Il mit de l’argent dans sa poche, prit son manteau et partit tout de suite. Les jours gras, cette année-là, étaient tombés dès le commencement de février, il faisait encore très froid, les routes étaient gelées, la voiture roulait au grand galop, il était dans le coupé, il ne dormait pas, mais se sentait traîné avec plaisir vers cette mer qu’il allait encore revoir ; il regardait les guides du postillon, éclairés par la lanterne de l’impériale, se remuer en l’air et sauter sur la croupe fumante des chevaux, le ciel était pur et les étoiles brillaient comme dans les plus belles nuits d’été.

Vers dix heures du matin, il descendit à Y… et de là fit la route à pied jusqu’à X… ; il alla vite, cette fois, d’ailleurs il courait pour se réchauffer. Les fossés étaient pleins de glace, les arbres, dépouillés, avaient le bout de leurs branches rouge, les feuilles tombées, pourries par les pluies, formaient une grande couche noire et gris de fer, qui couvrait le pied de la forêt, le ciel était tout blanc sans soleil. Il remarqua que les poteaux qui indiquent le chemin avaient été renversés ; à un endroit on avait fait une coupe de bois, depuis qu’il avait passé par là. Il se dépêchait, il avait hâte d’arriver. Enfin le terrain vint à descendre, là il prit, à travers champs, un sentier qu’il connaissait, et bientôt il vit, dans le loin, la mer. Il s’arrêta, il l’entendait battre sur le rivage et gronder au fond de l’horizon, in altum ; une odeur salée lui arriva, portée par la brise froide d’hiver, son cœur battait.

On avait bâti une nouvelle maison à l’entrée du village, deux ou trois autres avaient été abattues.

Les barques étaient à la mer, le quai était désert, chacun se tenait enfermé dans sa maison ; de longs morceaux de glace, que les enfants appellent chandelles des rois, pendaient au bord des toits et au bout des gouttières, les enseignes de l’épicier et de l’aubergiste criaient aigrement sur leur tringle de fer, la marée montait et s’avançait sur les galets, avec un bruit de chaînes et de sanglots.

Après qu’il eut déjeuné, et il fut tout étonné de n’avoir pas faim, il s’alla promener sur la grève. Le vent chantait dans l’air, les joncs minces, qui poussent dans les dunes, sifflaient et se courbaient avec furie, la mousse s’envolait du rivage et courait sur le sable, quelquefois une rafale l’emportait vers les nuages.

La nuit vint, ou mieux ce long crépuscule qui la précède dans les plus tristes jours de l’année ; de gros flocons de neige tombèrent du ciel, ils se fondaient sur les flots, mais ils restaient longtemps sur la plage, qu’ils tachetaient de grandes larmes d’argent.

Il vit, à une place, une vieille barque à demi enfouie dans le sable, échouée là peut-être depuis vingt ans, de la christe marine avait poussé dedans, des polypes et des moules s’étaient attachés à ses planches verdies ; il aima cette barque, il tourna tout autour, il la toucha à différentes places, il la regarda singulièrement, comme on regarde un cadavre.

À cent pas de là, il y avait un petit endroit dans la gorge d’un rocher, ou souvent il avait été s’asseoir et avait passé de bonnes heures à ne rien faire, — il emportait un livre et ne lisait pas, il s’y installait tout seul, le dos par terre, pour regarder le bleu du ciel entre les murs blancs des rochers à pic ; c’était là qu’il avait fait ses plus doux rêves ; c’était là qu’il avait le mieux entendu le cri des mouettes, et que les fucus suspendus avaient secoué sous lui les perles de leur chevelure ; c’était là qu’il voyait la voile des vaisseaux s’enfoncer sous l’horizon, et que le soleil, pour lui, avait été plus chaud que partout ailleurs sur le reste de la terre.

Il y retourna, il le retrouva ; mais d’autres en avaient pris possession, car, en fouillant le sol machinalement, avec son pied, il fit trouvaille d’un cul de bouteille et d’un couteau. Des gens y avaient fait une partie, sans doute, on était venu là avec des dames, on y avait déjeuné, on avait ri, on avait fait des plaisanteries. « Ô mon Dieu, se dit-il, est-ce qu’il n’y a pas sur la terre des lieux que nous avons assez aimés, où nous avons assez vécu pour qu’ils nous appartiennent jusqu’à la mort, et que d’autres que nous-mêmes n’y mettent jamais les yeux ! »

Il remonta donc par le ravin, où si souvent il avait fait dérouler des pierres sous ses pieds ; souvent même il en avait lancé exprès, avec force, pour les entendre se frapper contre les parois des rochers et l’écho solitaire y répondre. Sur le plateau qui domine la falaise, l’air devint plus vif, il vit la lune s’élever en face, dans une portion du ciel bleu, sombre ; sous la lune, à gauche, il y avait une petite étoile.

Il pleurait, était-ce de froid ou de tristesse ? son cœur crevait, il avait besoin de parler à quelqu’un. Il entra dans un cabaret, où quelquefois il avait été boire de la bière, il demanda un cigare, et il ne put s’empêcher de dire à la bonne femme qui le servait : « Je suis déjà venu ici ». Elle lui répondit : « Ah ! mais, c’est pas la belle saison, m’sieu, c’est pas la belle saison », et elle lui rendit de la monnaie.

Le soir il voulut encore sortir, il alla se coucher dans un trou qui sert aux chasseurs pour tirer les canards sauvages, il vit un instant l’image de la lune rouler sur les flots et remuer dans la mer, comme un grand serpent, puis de tous les côtés du ciel des nuages s’amoncelèrent de nouveau, et tout fut noir. Dans les ténèbres, des flots ténébreux se balançaient, montaient les uns sur les autres et détonaient comme des canons, une sorte de rythme faisait de ce bruit une mélodie terrible, le rivage, vibrant sous le coup de vagues, répondait à la haute mer retentissante.

Il songea un instant s’il ne devait pas en finir, personne ne le verrait, pas de secours à espérer, en trois minutes il serait mort ; mais, de suite, par une antithèse ordinaire dans ces moments-là, l’existence vint à lui sourire, sa vie de Paris lui parut attrayante et pleine d’avenir, il revit sa bonne chambre de travail, et tous les jours tranquilles qu’il pourrait y passer encore. Et cependant les voix de l’abîme l’appelaient, les flots s’ouvraient comme un tombeau, prêt de suite à se refermer sur lui et à l’envelopper dans leurs plis liquides…

Il eut peur, il rentra, toute la nuit il entendit le vent siffler dans la terreur ; il fit un énorme feu et se chauffa de façon à se rôtir les jambes.

Son voyage était fini. Rentré chez lui, il trouva ses vitres blanches couvertes de givre, dans la cheminée les charbons étaient éteints, ses vêtements étaient restés sur son lit comme il les avait laissés, l’encre avait séché dans l’encrier, les murailles étaient froides et suintaient.

Il se dit : « Pourquoi ne suis-je pas resté là-bas ? » et il pensa avec amertume à la joie de son départ.

L’été revint, il n’en fut pas plus joyeux. Quelquefois seulement il allait sur le pont des Arts, et il regardait remuer les arbres des Tuileries, et les rayons du soleil couchant qui empourprent le ciel passer, comme une pluie lumineuse, sous l’Arc de l’Étoile.

Enfin, au mois de décembre dernier, il mourut, mais lentement, petit à petit, par la seule force de la pensée, sans qu’aucun organe fût malade, comme on meurt de tristesse, ce qui paraîtra difficile aux gens qui ont beaucoup souffert, mais ce qu’il faut bien tolérer dans un roman, par amour du merveilleux.

Il recommanda qu’on l’ouvrît, de peur d’être enterré vif, mais il défendit bien qu’on l’embaumât.

25 octobre 1842.

NOTE.

Un court fragment de Novembre parut dans Par les champs et par les Grèves (Charpentier, éditeur, Paris, 1886). Novembre est à la jeunesse de Flaubert ce que les Mémoires d’un Fou sont à son adolescence. Ces pages, d’un caractère autobiographique, furent lues par Flaubert à Maxime Du Camp dans le plus grand secret. Ce dernier nous donne ainsi son impression : « Je n’eus aucun effort à faire pour témoigner mon enthousiasme ; j’étais sous le charme et subjugué. Enfin un grand écrivain nous est né, et j’en recevais la bonne nouvelle ».

N’ayant pas été renseigné en temps opportun sur leur existence, nous plaçons à la fin du second volume des Œuvres inédites ces quelques essais qui, chronologiquement, appartiennent, sauf le dernier, au tome I.

CHRONIQUE NORMANDE
DU
DIXIÈME SIÈCLE.[8]

Connaissez-vous la Normandie, cette vieille terre classique du moyen âge, où chaque champ a eu sa bataille, chaque pierre garde son nom et chaque débris un souvenir ? Vous figurez-vous Rouen, la métropole, au temps des assauts, des guerres, des famines, au temps où les preux venaient se battre sous ses murs, où les chevaux faisaient étinceler le pavé des quais, tout chauds encore du sang des Anglais ?

Ce jour-là, je veux dire le 28 août de l’an 952, toutes les cloches y étaient en branle ; les habitants, parés de leurs vêtements de fête, se montraient partout, sur les toits, aux lucarnes, aux fenêtres, dans les rues ; tout le peuple se pressait sur la route de Paris en criant de joie et en jetant des fleurs.

Le roi arriva à la porte Beauvoisine à huit heures du soir, on l’attendait depuis le matin. Dès qu’il parut, ce furent des trépignements, des bravos, des cris de joie, des hurlements d’enthousiasme, et l’on vit même des mains qui laissaient tomber des lis et des roses à travers les meurtrières des tours.

Le jeune Richard, fils du duc Guillaume assassiné en Flandre, alla au-devant de lui. Il était âgé de 12 ans, et c’était un bel enfant aux cheveux blonds, aux yeux tendres, au teint pâle ; pourtant il montait habilement sa jument noire, et sa main portait fort bien une grande épée, qu’il abaissa devant le roi, comme vassal et sujet.

— Pauvre enfant ! dit Louis IV en l’embrassant et en versant une larme que chacun vit couler sur sa joue, je viens ici pour vous venger de la mort de Guillaume.

Le peuple sautait de joie, il bondissait, il dansait, et ses bras tatoués jetaient des couronnes qui tombaient sur Le casque du monarque. N’est-ce pas que tout ce peuple, suspendu à chaque sculpture, à chaque pignon de maison, à chaque proéminence d’église, de rue, de muraille, n’est-ce pas que toute cette multitude enfin, bénissant un seul homme, avait quelque chose d’auguste et de solennel ?

Le ciel était pur, éclairé, quelques étoiles commençaient à y briller, l’air embaumait des fleurs que l’on avait jetées aux pieds des chevaux, et les eaux de la Seine étaient calmes et paisibles ; le peuple chantait toujours des cris d’allégresse. Oh ! c’était un beau jour ! La lune vint reluire sur les armes des chevaliers tout couverts de poussière, ce qui les fit paraître d’argent, et le roi entra à l’hôtel de ville.

— Vous coucherez avec nous, dit-il au jeune duc en entrant sous le portique de la salle basse ; veillez, messire bailli, à ce que tout soit prêt dans notre appartement commun.

Minuit arriva, et Richard dormait d’un sommeil paisible auprès de Louis ; celui-ci, appuyé sur Le balcon, regardait attentivement les dernières lumières de la ville, qui s’éteignaient les unes après les autres ; bientôt tout rentra dans le silence, et Rouen s’endormit avec calme et bonheur, comme l’enfant qui penchait gracieusement hors de sa couche sa belle chevelure blonde.

La main appuyée sur son front, le roi aspirait avec volupté le vent frais de la nuit, car il est de si beaux moments dans la vie d’un homme, où la nature émane un parfum si suave et si doux à l’âme, qu’on se sentirait coupable de ne pas jouir de ces délices.

Un page, qui ouvrit la porte en faisant un grand salut, le tira de sa rêverie.

— Que veux-tu ? lui dit-il.

— Sire, un homme entouré d’un large manteau, ayant une toque de velours rouge sur la tête, demande audience sur-le-champ ; il prétend avoir de grands secrets à vous communiquer.

— Dis-lui d’entrer… Ah ! c’est toi, dit-il à l’inconnu, qui ôta son manteau et laissa voir un homme d’une stature élevée, le corps maigre, le front ridé, et le visage couvert de balafres, c’est toi, Arnould. Quelles nouvelles de Flandre ?

— Vous savez la grande d’abord ?

— Oui, et qu’a dit le peuple ?

— Lui ? rien du tout, il suffit qu’on lui mette un bâillon et il ne dit plus rien.

— Qu’a-t-il été, ce bâillon ?

— Une distribution de blé aux pauvres.

— Fort bien. Mais que veux-tu faire de cet enfant ?

Et il montrait Richard.

— Ne vous l’ai-je pas dit ? le garder, annoncer qu’il est malade, qu’il tombe en langueur, et puis, une nuit, on fait venir dans sa chambre un prêtre et un bourreau, le prêtre sort d’abord, le bourreau ensuite, le jeune prince est mort ; le lendemain on fait dire douze messes pour le repos de son âme, et tout est fini. Vous comprenez, sire ?

— Oui, je te fais mon premier ministre et je te donne la Normandie que je vais avoir… Ah ! ah ! je l’aurai, dit-il comme machinalement et en lui-même, je l’aurai donc ce beau fleuron de ma couronne, je serai roi chez moi… Et puis pourquoi n’aurais-je pas la Bourgogne, la Champagne, la Bretagne ?… Encore une fois, Arnould, je te fais mon premier ministre.

Et il le congédia en l’embrassant.

— En ce moment le vent devint plus fort, et son souffle dans l’air souleva quelques fleurs que le soleil avait fanées et qui vinrent voltiger devant la fenêtre du roi. « Les fleurs du peuple », se dit-il en riant amèrement, et un remords lui tortura l’âme.

Le lendemain, Osmond, tuteur du duc, vint redemander son pupille au roi.

— Pourquoi ? répondit celui-ci.

— Sire, j’étais un des plus vaillants capitaines de la Normandie lorsqu’elle était sous Guillaume, j’ai laissé bien des larges gouttes de sang dans des champs de bataille, le duc m’aimait comme son fils, et lorsqu’il partit pour son entrevue en Flandre, où il fut si lâchement assassiné…

— Qu’y-a-il besoin de revenir sans cesse sur cette affaire ? dit le roi en rougissant, nous la connaissons, continuez.

— Je vous disais, sire, qu’avant de partir pour la Flandre, il se méfiait de quelque chose et il craignait Arnould, ce seigneur assassin.

— Je vous ai averti, messire Osmond, insulter le nom d’un de nos vassaux c’est m’insulter moi-même. Vous croyez donc, parce que vous êtes tuteur de cet enfant, que vous êtes maître de la Normandie ? que le roi est ici par hospitalité ? que vous pouvez gouverner Rouen sans que personne, excepté vous, ait le droit de vie ou de mort ? Vous vous trompez, car si je faisais dresser une potence et mettre un grand seigneur au haut, que diriez-vous alors ?

— Pardon, sire.

— Continuez.

— Eh bien, sire, il me dit, les larmes aux yeux, en mettant le pied dans l’étrier : « Veillez sur mon fils, ne le quittez pas d’un instant, d’une minute, et si je ne reviens pas dans quinze jours, un mois, brûlez huit cierges à Notre-Dame de Bon-Secours pour le repos de votre ami ; vous entendez ? prenez garde à mon fils ! Adieu, et, si c’est pour toujours, encore adieu ! » Il me semble le revoir encore, sire, me serrant la main en me disant ces mots d’adieu, et des larmes restèrent longtemps sur sa barbe blanche ; il embrassa son fils, et nous vîmes bientôt son cheval disparaître dans un tourbillon de poussière. Nous l’attendîmes quinze jours, un mois, personne ! Alors toute la ville prit le deuil, et l’on fit plus, car on versa des larmes !

— Vous êtes un brave homme, dit le roi en soupirant, vos paroles m’ont touché. Eh bien, craignez-vous quelque chose pour cet enfant ? Eh, mon Dieu, nous avons assez de richesses pour le contenter ; pourquoi voulez-vous le reprendre ? Soyez tranquille, Osmond, un roi sait garder quelque chose de précieux, et la preuve c’est que lorsqu’on lui prend sa couronne on lui arrache quelquefois la tête avec, tellement il y tient.

Osmond sortit sans rien dire.

— Qu’ai-je appris, dit Osmond en entrant chez le roi, le lendemain matin, Richard est malade ?

— Mais oui.

— Qu’a-t-il ?

— Rien… Tenez, je vais vous le dire, je veux garder le duc auprès de moi, je l’aurai. Il est temps de cesser cet inutile carnaval ; dans une heure huit mille hommes sont aux portes de Rouen, j’ai envoyé Arnould vers Bernard, général des troupes de Normandie. Quant à vous, messire Osmond, qui voulez faire la leçon à l’homme roi comme au duc enfant, vous êtes libre maintenant, mais ce soir, au clair de lune, les vautours auront un cadavre de plus aux chasses du gibet… Allez maintenant, le masque est jeté, montrez-le au peuple.

Suivons un instant le vieux guerrier insulté, qui descend en courant le grand escalier. Il s’enfonça dans les rues tortueuses de la basse vieille tour. Sur la place Saint-Marc il rencontra Jehan de Montivilliers.

— Bien, dit-il, je te cherchais, j’ai de grandes nouvelles à t’annoncer. Eh bien, mes seigneurs, savez-vous une chose ?

— Laquelle ? dirent-ils avec empressement.

— Nous sommes dans une ville assiégée.

— Gare ! cria un homme monté sur un cheval et qui traversait la place à bride abattue.

C’était Arnould, duc de Flandre et sbire du roi.

— Parlez plus bas, dit le comte de Rochepeaux lorsqu’il le vit passer.

— Oui, messieurs, continua Osmond, et par le roi encore ; ce même homme que vous avez accueilli avec des bravos est un assassin, et le vengeur de Guillaume est son meurtrier !

— Mais, voyons, comment le savez-vous ?

— Il a voulu garder Richard avec lui, et tout à l’heure, lorsque j’ai été lui redemander mon cher enfant, il m’a dit… oh ! non, vous ne le croirez pas !… il m’a dit, l’infâme ! sans pudeur et sans honte, que tout ce qu’il avait fait était une comédie, une mascarade, et qu’il se moquait du peuple comme d’un enfant qu’on trompe ; il a ajouté que dans une heure huit mille hommes assiégeraient Rouen. Vive Dieu ! mes seigneurs, il n’en sera pas ainsi, dussions-nous tous nous faire assassiner comme Guillaume Longue-Épée ! non, non, le peuple ne se laissera pas tromper de la sorte, il va prendre les armes. Toi, Jehan de Montivilliers, va à la porte Beauvoisine ; Arthur de Rochepeaux, va au parvis Notre-Dame, c’est l’heure de la grève, tu y trouveras Le peuple ; va, dis-lui qu’on lui a pris son duc, son enfant bien-aimé, excite-le, mets-lui les armes dans les mains. Toi, Henry d’Harcourt, vole à Saint-Gervais, l’église est pleine de peuple, on y chante un Te Deum pour le roi ; va, dis-lui que Louis IV l’a trompé, dirige sur l’hôtel de ville nos amis. Hardi ! allez !

Deux heures après la multitude assiégeait le palais du roi avec des cris, des huées, des menaces, et les yeux tout rouges de colère ; elle avait déjà massacré Les sentinelles qui veillaient à la porte, et elle promettait avec rage d’en fbncer les portes si Le roi ne se présentait.

C’était pourtant le même peuple qui était venu avec des fleurs et des cris d’amour ! Maintenant il trépignait d’impatience et de rage, comme un homme en délire, il demandait à grands cris : le roi ! le roi ! et mille bras agitaient dans l’air des piques, des haches, des hallebardes, des poignards, des lances et des poings fermés.

Le roi était resté dans sa chambre, seul, assis sur son lit ; il attendait Arnould avec impatience, et les hurlements effrénés du peuple, qui allaient toujours croissant, étaient pour lui l’heure qui précède le moment où la tête du condamné doit rouler sur l’échafaud. Un instant il eut le courage de s’approcher du balcon et de regarder par la fenêtre, mais lorsqu’il vit toute cette mer de têtes qui s’agitait dans les rues tortueuses et qui montait vers le palais comme la tempête, il trembla, il faillit s’évanouir, ses jambes pliaient sous lui, ses dents claquaient, et ses mains humides d’une sueur moite et maladive touchaient instinctivement un crucifix de bois qu’il avait sur la poitrine.

Pourtant il entend des pas précipités dans Le corridor, son cœur bat avec violence. Arnould entra, il était pâle et défiguré, il avait du sang sur le visage.

— Eh bien ? dit le roi vivement, et les troupes ?

— Tout est perdu, sire ! J’arrive chez Bernard, je lui demande des troupes, je dis qu’il y va pour vous de la vie ou de la mort, il refuse ; je Le supplie, j’embrasse ses genoux, ses mains, je le prie comme on prie Dieu : « Non, dit-il en me repoussant du pied avec mépris et dédain ; moi ! j’irais porter du secours à ton maître ! si j’avais des assassins, je lui en enverrais ; mais il en a un, c’est toi ! Tu as bien assassiné Guillaume, assassine le peuple, assassine-le donc, ce seigneur-là !… Moi ! des troupes au roi de France ! je ne dois donner du secours qu’au duc de Normandie. Que le roi rende son prisonnier et qu’il laisse cette province ! » « Va-t’en, a-t-il ajouté en me donnant un coup de cravache sur la figure, va-t’en, assassin, dire ces mots à celui qui t’envoie ! »

En ce moment-là le peuple avait brisé les portes, il était dans les escaliers, ses pas retentissaient sous les voûtes.

— Le roi ! le roi ! criait-il.

La fenêtre s’ouvrit et laissa voir Louis IV, portant dans ses bras le duc de Normandie.

Les piques et les armes tombèrent des mains.

— Noël ! Noël ! vive le roi ! vive le duc ! criait le peuple.

Et cette immense acclamation se répandait dans toutes les rues, et trouvait un écho dans tous les cœurs.

LA DERNIÈRE HEURE[9].

(CONTE PHILOSOPHIQUE.)
Le moyne dit : « Que pensez-vous en vostre entendement estre par cet enigme designé et signifié ? »
Rabelais, Gargantua

J’ai regardé à ma montre et j’ai calculé combien de temps il me restait à vivre ; j’ai vu que j’avais encore une heure à peine. Il me reste assez de papier sur ma table pour retracer à la hâte tous les souvenirs de ma vie et toutes les circonstances qui ont influé sur cet enchaînement stupide et logique de jours et de nuits, de larmes et de rires, qu’on a coutume d’appeler l’existence d’un homme.

Ma chambre est basse et étroite, mes fenêtres sont bien fermées, j’ai eu soin de boucher la serrure avec de la mie de pain, mon charbon commence à s’enflammer, la mort va donc venir ; je puis l’attendre calme et tranquille, voyant à chaque minute la vie qui s’éloigne et l’éternité qui s’avance.

I

On a coutume d’appeler heureux un homme qui a vingt-cinq mille livres de rente, qui est beau, grand, bien fait, vit au milieu de sa famille, va tous les soirs au spectacle, rit, boit, dort, mange, et digère bien. L’adage est vieux, mais il n’en est pas moins faux.

Pour moi, j’ai eu plus de vingt-cinq mille livres de rente, ma famille était bonne pour moi ; j’ai vu presque tous les théâtres de l’Europe, j’ai bu, j’ai dormi, je n’ai jamais eu une seule indigestion depuis le jour de ma naissance, je ne suis ni borgne, ni boiteux, ni bossu,… et je suis si heureux qu’aujourd’hui, à 19 ans, je me suicide !

II

Un jour, je m’en souviens, j’avais dix ans à cette époque, ma mère m’embrassa en pleurant et me dit d’aller jouer sous les marronniers qui bordaient la pelouse du château… (Oh ! comme ils doivent avoir grandi depuis !). Je m’y rendis, mais comme ma Lélia ne vint pas m’y trouver, j’eus peur qu’elle ne fût malade, je revins à la maison. Tout était désert, un grand drap noir était étendu sur la grille d’entrée ; je montai à la chambre de ma sœur, je me souvins alors qu’il y avait plus de huit jours qu’elle n’était venue jouer avec moi.

Je montai donc à sa chambre. Il y avait deux femmes qui venaient d’ordinaire demander l’aumône à La porte du château, elles tenaient quelque chose de lourd dans leurs bras, qu’elles entouraient d’un drap blanc… C’était elle !

On m’a souvent demandé depuis pourquoi j’étais triste.

III

C’était elle ! ma sœur ! morte ! sans souffle !

La nuit arriva bientôt, oh ! qu’elle fut longue et amère !

Les deux femmes, vêtues de noir, remirent le corps dans le lit de ma sœur, elles jetèrent dessus des fleurs et de l’eau bénite, puis, lorsque le soleil eut fini de jeter dans l’appartement sa lueur rougeâtre et terne comme le regard d’un cadavre, quand le jour eut disparu de dessus les vitres, elles allumèrent deux petites bougies qui étaient sur la table de nuit, s’agenouillèrent et me dirent de prier comme elles.

Je priai, oh ! bien fort, le plus qu’il m’était possible ! mais rien… Lélia ne remuait pas !

Je fus longtemps ainsi agenouillé, la tête sur les draps du lit froids et humides, je pleurais, mais bas et sans angoisses ; il me semblait qu’en pensant, en pleurant, en me déchirant l’âme avec des prières et des vœux, j’obtiendrais un souffle, un regard, un geste de ce corps aux formes indécises et dont on ne distinguait rien si ce n’est, à une place, une forme ronde qui devait être la tête, et plus bas une autre qui semblait être les pieds. Je croyais, moi, pauvre naïf enfant, je croyais que la prière pouvait rendre la vie à un cadavre, tant j’avais de foi et de candeur !

Oh ! on ne sait ce qu’a d’amer et de sombre une nuit ainsi passée à prier sur un cadavre, à pleurer, à vouloir faire renaître le néant ! On ne sait tout ce qu’il y a de hideux et d’horrible dans une nuit de larmes et de sanglots, à la lueur de deux cierges mortuaires, entouré de deux femmes aux chants monotones, aux larmes vénales, aux grotesques psalmodies ! On ne sait enfin tout ce que cette scène de désespoir et de deuil vous remplit le cœur : enfant, de tristesse et d’amertume ; jeune homme, de scepticisme ; vieillard, de désespoir !

Le jour arriva.

Mais quand le jour commença à paraître, lorsque les deux cierges mortuaires commençaient à mourir aussi, alors ces deux femmes partirent et me laissèrent seul. Je courus après elles, et me traînant à leurs pieds, m’attachant à leurs vêtements :

— Ma sœur ! leur dis-je, eh bien, ma sœur ! oui, Lélia ! où est-elle ?

Elles me regardèrent étonnées.

— Ma sœur ! vous m’avez dit de prier, j’ai prié pour qu’elle revienne, vous m’avez trompé !

— Mais c’était pour son âme !

Son âme ? Qu’est-ce que cela signifiait ? On m’avait souvent parlé de Dieu, jamais de l’âme.

Dieu, je comprenais cela au moins, car si l’on m’eût demandé ce qu’il était, eh bien, j’aurais pris la linotte de Lélia, et, lui brisant la tête entre mes mains, j’aurais dit : « Et moi aussi, je suis Dieu ! » Mais l’âme ? l’âme ? qu’est-ce cela ?

J’eus la hardiesse de le leur demander, mais elles s’en allèrent sans me répondre.

Son âme ! eh bien, elles m’ont trompé, ces femmes. Pour moi, ce que je voulais, c’était Lélia, Lélia qui jouait avec moi sur le gazon, dans les bois, qui se couchait sur la mousse, qui cueillait des fleurs et puis qui les jetait au vent ; c’était Lélia, ma belle petite sœur aux grands yeux bleus, Lélia qui m’embrassait le soir après sa poupée, après son mouton chéri, après sa linotte. Pauvre sœur ! c’était toi que je demandais à grands cris, en pleurant, et ces gens barbares et inhumains me répondaient : « Non, tu ne la reverras pas, tu as prié non pour elle, mais tu as prié pour son âme ! quelque chose d’inconnu, de vague comme un mot d’une langue étrangère ; tu as prié pour un souffle, pour un mot, pour le néant, pour son âme enfin ! »

Son âme, son âme, je la méprise, son âme, je la regrette, je n’y pense plus. Qu’est-ce que ça me fait à moi, son âme ? savez-vous ce que c’est que son âme ? Mais c’est son corps que je veux ! c’est son regard, sa vie, c’est elle enfin ! et vous ne m’avez rien rendu de tout cela.

Ces femmes m’ont trompé, eh bien, je les ai maudites.

Cette malédiction est retombée sur moi, philosophe imbécile qui ne sais pas comprendre un mot sans l’épeler, croire à une âme sans la sentir, et craindre un Dieu dont, semblable au Prométhée d’Eschyle, je brave les coups et que je méprise trop pour blasphémer.

IV

Souvent, en regardant le soleil, je me suis dit : « Pourquoi viens-tu chaque jour éclairer tant de souffrances, découvrir tant de douleurs, présider à tant de sottes misères ? »

Souvent, en me regardant moi-même, je me suis dit : « Pourquoi existes-tu ? pourquoi, puisque tu pleures, ne taris-tu pas tes larmes d’un seul coup qui serait sûr et infaillible, et dont Dieu lui-même ne pourrait empêcher la fatale conséquence ? »

Souvent, en regardant tous ces hommes qui marchent, qui courent les uns après un nom, d’autres après un trône, d’autres après un type idéal de vertu, toutes choses plus ou moins creuses et vides de sens, en voyant ce tourbillon, cette fournaise ardente, cet immonde chaos de joie, de vices, de faits, de sentiments, de matière et de passions : « Où tend tout cela ? sur qui va tomber toute cette fétide poussière ? et puisqu’un vent l’emporte toujours, dans le sein de quel néant va-t-il l’enfermer ? »

Plus souvent encore je me suis dit en regardant les bois, la nature si vantée, ce beau soleil qui se couche chaque soir, se lève chaque matin, qui brille aussi bien un jour de larmes qu’un jour de bonheur, en regardant les arbres, la mer, le ciel toujours étincelant de ses étoiles, que de fois je me suis dit alors, dans mon amer désespoir : « Pourquoi tout cela existe-t-il ? »

V

Une pensée m’est venue, et c’est le seul remords qui soit venu me troubler, car jamais je n’ai eu de remords, croyant que les hommes n’étaient ni bons, ni mauvais, ni coupables, ni innocents, sachant que j’agissais non par ma volonté, mais par instinct, par puissance d’organisation, par une fatalité plus forte que moi — je ne m’affligerai jamais des sottises que mon ennemi aurait pu faire, — je trouve donc que j’aurais dû vivre comme je meurs, gai et tranquille ; qu’au lieu de pleurer et de maudire Dieu, j’aurais dû en rire et le braver ; j’aurais dû éteindre mes pleurs sous un rire, oublier la réalité, et puisque je n’avais pu trouver l’amour, prendre la volupté !

VI

J’ai éprouvé de bonne heure un profond dégoût des hommes, dès que j’ai été mis en contact avec eux.

Dès douze ans on me plaça dans un collège : là, j’y vis le raccourci du monde, ses vices en miniature, ses germes de ridicules, ses petites passions, ses petites coteries, sa petite cruauté ; j’y vis le triomphe de la force, mystérieux emblème de la puissance de Dieu ; je vis des défauts qui devaient plus tard être des vices, des vices qui seraient des crimes, et des enfants qui seraient des hommes.

VII

(Inachevé.)

LA MAIN DE FER[10].

(CONTE PHILOSOPHIQUE.)
Maintenant j’éprouve que les hommes sont esclaves du destin et obéissent aux décrets des fées qui président à leur naissance.
(Chant de mort de Raghenard Lodbrog.)

I

C’était dans Saragosse, la ville espagnole aux souvenirs d’Orient, Saragosse, l’antique cité des califes, jadis si forte et si pleine de vie, et qui maintenant reste plongée dans ses rêves du passé et dort d’ennui et de lassitude sous son beau soleil du Midi. Où est-il le temps où les cavaliers arabes faisaient piaffer leurs chevaux sur les dalles de tes quais ? où les fraîches odalisques erraient la nuit dans tes jardins ? et où l’encens de la mosquée du prophète se mêlait aux parfums des roses qui couvrent tes terrasses ? Non, tout est morne et désert ; à peine si, lorsque la lourde cloche d’airain vibre sous les aiguilles gothiques, à peine, dis-je, si quelque fidèle vient s’agenouiller sur la pierre de tes cathédrales ; quelques femmes, il est vrai, de temps en temps, des jeunes filles, et puis des enfants et des vieillards, mais des hommes ? oh ! jamais.

Pourtant il se trouve parfois un cœur jeune et vierge qui vient se nourrir de la foi, et plus souvent encore quelque âme blasée et flétrie qui vient se rajeunir dans l’amour céleste, se vivifier dans les croyances, se sanctifier dans la prière. Celui-là qui prend Dieu comme un amour de jeunesse et la foi comme une passion, celui-là s’y livre tout entier, il s’agenouille avec délices, il prie avec ardeur, il croit par instinct ; la messe des morts n’est plus pour lui une grotesque psalmodie, le chant des prêtres cesse d’être vénal, l’église est quelque chose de saint, l’espérance est pour lui palpable et positive, il est heureux, car il croit. Que faut-il de plus pour le bonheur ? une croyance, il y a tant de gens qui n’en ont pas !

II

Tel était Manoello. Il était beau, riche, grand seigneur et religieux ; la chose est bizarre, mais c’est possible. Il était triste, mais sans avoir rien de sombre ni de fantasque ; sa mélancolie avait quelque chose d’évangélique et de doux, sans ce chagrin âpre et brutal qu’impriment chez les poètes le désespoir et le malheur. Il y avait de la noblesse dans ses paroles, de la fierté dans ses gestes et de la poésie dans son regard, car il était né poète sans le savoir ; enfant, il aimait à cueillir des roses, à écouter la mer qui se brise sur les rochers, et couché sur la plage, il s’endormait avec bonheur au bruit des vagues qui le berçaient mollement comme un chant de nourrice.

Plus tard il aima une belle enfant de 15 ans, mais cet amour passa bientôt comme celui de la mer, des coquilles et des roses.

Un jour, il avait 19 ans alors, il entra dans une église, il prêta l’oreille. C’étaient des sons graves et sonores qui s’élevaient dans la nef, sublimes et majestueux ; c’était l’orgue, et puis des cris purs et plaintifs, et, au loin, la voix gracieuse et frêle d’un enfant, qui se mariait avec l’encens, comme deux parfums ! Le soleil, pénétrant à travers les vitraux dorés, jetait sur tout cela un jour mystique et azuré qui lui remplit l’âme d’une douce rêverie de foi et d’amour. Cette rêverie fut sa jeunesse, il prit dès lors Dieu comme une autre passion ; elle passa comme les autres !

De ce jour on vit Manoello dans la cathédrale ; il y venait le matin, n’en sortait que le soir et passait ses jours dans la méditation et la prière. On savait peu de choses sur sa personne et sur son genre de vie : il vivait retiré avec ses parents, il était riche, et voilà tout. Il paraissait sans désirs, sans passions de jeunesse, sans amours de femmes ; son indifférence pour elles les excitait davantage à lui faire des avances, et jamais pour aucune d’elles un regard aimable, une douce parole. Plus d’une pourtant vint souvent, au sortir de la messe, lui offrir l’eau bénite, avec un sourire apprêté et qui renfermait toute une pensée de jalousie et de désirs, et jamais pour ces pauvres jeunes filles un tendre soupir, un pressement de main langoureux ! son regard de plomb leur faisait baisser les yeux, et son front pâle les intimidait comme celui d’un vieillard.

Aussi on le haïssait, en revanche, on déchirait sa réputation dans les salons et dans les cercles de la haute société, sa tristesse passait pour des remords et son indifférence pour un dédain vaniteux ; le peuple le haïssait aussi, son laconisme et ses hauteurs semblaient l’insulter. S’il faisait l’aumône à un pauvre, il accompagnait cela d’un regard si froid et si paisible que le mendiant voyait sans peine que la pièce d’or sortait de la bourse mais non du cœur, de l’habitude mais non de l’âme.

Jamais la jeunesse de Saragosse ne l’avait vu s’enivrer avec elle, dans une splendide orgie : jamais on ne l’avait vu faire blanchir d’écume sa cavale andalouse aux courses du Prado, ni applaudir au théâtre à une danse de volupté. Il aimait, à la vérité, sa famille, son Dieu, sa patrie ; eh ! qu’est-ce que tout cela fait au peuple, en vérité, lui qui maintenant n’a plus ni Dieu, ni famille, ni patrie ?

(Inachevé.)

ROME ET LES CÉSARS[11].

Vu à travers le prisme que jette toujours une société évanouie, l’Empire romain nous apparaît encore comme le plus monstrueux phénomène de la puissance des hommes. Après avoir, dans l’antiquité, conquis matériellement le monde, après l’avoir dominé par ses croyances au moyen âge, nous le retrouvons encore enseveli sous sa vieille poussière et murmurant son éternelle douleur. Il n’a plus à craindre pourtant la torche d’Alaric, ou le coup de pied du cheval barbare d’Attila ; on ne peut plus lui arracher ses provinces dispersées, et il n’a plus d’empereur qui réunisse dans sa main les nations assemblées sous le joug, car le moyen âge l’a battu en brèche, il lui a arraché sa gloire pierre à pierre, lui a substitué la sienne, a chassé Jupiter de Rome et y a fait entrer Jésus-Christ, les martyrs du christianisme ont remplacé ses héros.

Sacerdotale et liturgique sous les Étrusques, matérialiste et guerrière sous les Romains, spiritualiste et artistique sous les papes, que va-t-elle maintenant devenir ? et depuis le xvie siècle qu’a-t-elle fait ? Après avoir été la ruine des choses passées, sera-t-elle aussi éternellement la ruine de toute croyance, de toute foi, de tout amour ? restera-t-elle gisante au milieu des deux océans, entre l’Orient et l’Occident, reniée de sa mère, oubliée de sa fille ?

Hélas ! malgré sa sainteté, ses martyrs, ses papes, toute sa gloire chrétienne et toutes les splendeurs de son pompeux catholicieme, elle demeurera toujours romaine et impériale avant tout ; ce sera la terre du matérialisme ou plutôt du sensualisme artistique, car le sol ici est plus poète que tous les poètes du monde, et sa poussière porte les pas de l’histoire tout entière. Mais à travers la grande voix du moyen âge, qui retentit encore sur les marches du Vatican, j’entends toujours le dernier murmure de l’orgie impériale, les temples me font penser au paganisme, et le Tibre, qui murmure son onde dans ses joncs flétris, ne roule-t-il pas encore la cendre toute chaude de l’Empire ?

La nuit, quand la lune éclaire ces débris d’un autre monde, que le renard des marais pontins pousse son cri rauque dans Les rues silencieuses, que la grenouille coasse dans les thermes de Titus, ne doit-il pas s’élever souvent un long soupir du monde païen évanoui ? ne monte-t-il pas quelquefois jusqu’à nous un dernier écho des voluptés impériales ? le cirque est-il vide ? les lions ne rugissent-ils plus au bruit de la clameur du peuple en délire, qui s’en va jusqu’à Ostie ? les coupes d’or ne retentissent-elles plus, entrechoquées par les belles mains ivres ? Néron ne vient-il jamais reprendre les rênes de son char splendide, qui vole sur le sable d’or et dont les roues broient des hommes ? ses orgies titaniques, aux flambeaux humains, sont-elles bien finies ? et l’amoureuse Naples a-t-elle cessé de soupirer comme une femme endormie, dans les eaux bleues de son golfe d’Ischia, et sa terre chaude n’a-t-elle plus au crépuscule des parfums de fleur ?

Oh ! non, vous avez beau faire, le monde romain n’est pas mort ! il vit en vous, il vous obsède de ses souvenirs et de sa gloire éternelle ; ses empereurs vous font oublier ses papes, ses artistes ses fidèles ; l’art a plus de pouvoir que la foi, car la foi elle-même ici a quelque chose d’artiste, de théâtral et de superbe ; Michel-Ange efface Mino da Fiesole, et Raphaël Cimabué.

C’est que l’époque des Césars est en effet le plus bel acte, le plus somptueux, le plus sanglant de cette longue tragédie que Rome a jouée au monde ; il y a là deux ou trois hommes qui sont venus pour épuiser les dernières voluptés, pour vider le vin des coupes, pour chasser la vertu des cœurs et faire place, après, à des voluptés plus mâles, au vin du calice et aux vertus chrétiennes.

L’œuvre de Rome, c’est la conquête du monde. Quand le monde fut conquis, elle n’eut plus qu’à s’enivrer et à s’endormir ; gorgée de sang chaud, de vin, de voluptés, elle roule sur son or, elle chancelle et elle tombe épuisée. Vous ne rêverez rien de si terrible et de si monstrueux que les dernières heures de l’Empire, c’est là le règne du crime, c’est son apogée, sa gloire ; il est monté sur le trône, il s’y étale à l’aise, en souverain ; il se farde encore pour être plus beau, à aucune époque vous le verrez pareil ; Alexandre VI est un nain à côté de Tibère, et les imaginations de dix grands poètes ne créeraient pas quelque chose qui vaudrait cinq minutes de la vie de Néron. Nous remarquerons d’abord le crime grand, politique et froid, dans la personne de Sylla : il accomplit sa mission fatalement, comme une hache, puis il abdique la dictature et s’en va au milieu du peuple ; c’est là un orgueil plein de grandeur, ce sont là les crimes d’un homme de génie. J’aime encore Marius pleurant sur les ruines de Carthage ; mais Pompée, mais Caton, mais Brutus, que leurs têtes républicaines sont étroites à côté de ce large front de César, rendu chauve avant l’âge par les débauches de Rome et par ses pensées de géant ! Il avilit le Sénat, tue en Gaule des populations entières, fait entrer des Gaulois dans le Sénat, et est aimé des peuples vaincus attelés à son char de triomphe. On conspire contre lui et il pardonne, il voulait rétablir Corinthe et Carthage, il voulait conquérir l’Asie… mais il mourut… comme un homme, et l’Empire après lui agonisa dans un festin de cinq siècles.

Auguste l’imite dans ses crimes et dans sa clémence, et il demandait tout fier en mourant : « Ai-je bien joué mon rôle ? » En effet, il n’y a plus de foi, les augures ne peuvent se regarder sans rire ; l’empereur se fait appeler Dieu par ses poètes, qui n’ont, eux, pour toute religion que l’intime conviction de Leur talent et du néant de la vie. Nous n’en sommes qu’au sentiment de Virgile et à la grâce ciselée d’Horace, ils sentent bien que la volupté ne va pas plus loin, et ils s’arrêtent à un point difficile à préciser, qui n’est ni le spiritualisme ni le matérialisme, ni le dogme ni la dialectique, mais qui est le point artistique humain par excellence ; ils s’arrêtent aux pensées morales, au sentiment de l’homme, à la satisfaction des sens, aux douces choses, au simple courant de la vie qui coule entre le rire et les pleurs pour arriver à la tombe, un soir d’été, après que la treille n’a plus de fruits, le cœur plus d’amour. Bientôt va venir le sensualisme excité‚ la débauche savante de Pétrone, l’inspiration fiévreuse d’Apulée, les soupirs amoureux de Tibulle, tandis que, de l’autre côté, Tacite écrit avec un style de bronze et que Juvénal fait retentir son hexamètre ronflant de colère. Attendez.

L’Orient et l’Occident ont lutté ensemble avec Auguste et Antoine, et l’Orient a été vaincu, Antoine s’est enfui sur sa galère pour rejoindre Cléopâtre, le vent a soufflé dans ses voiles de pourpre, les rames d’argent ont battu l’onde, la reine d’Égypte est tournée dans son palais ; une dernière fois elle veut essayer sur Octave les charmes de sa beauté orientale et la coquetterie de son désespoir, mais c’est en vain ; un matin on la trouve morte dans ses vêtements royaux, car elle avait craint d’être l’esclave d’Octave et de servir à son triomphe. Son empire est mort avec elle, Octave n’a que le cadavre de l’un et de l’autre.

Avec Tibère commence l’ère nouvelle voluptueuse ; le premier, il est atteint du malaise intime qui torture les entrailles de la société à ses vieux jours ; il se retire à Caprée, malade, fatigué de la vie et craignant la mort ; il convoite le bonheur, il aspire aux voluptés, mais le bonheur fuit devant lui et la volupté glisse dans ses mains.

Le pouvoir est alors si élevé que le vertige monte à la tête de ceux qui s’en emparent, et ils sont pris d’une manie insensée ; le monde étant à un seul homme, comme un esclave, il pouvait le torturer pour son plaisir, et il fut torturé en effet jusqu’à la dernière fibre.

Après qu’il avait arraché au monde romain sa gloire passée pour se l’attribuer, ses dieux pour se mettre à leur place, ses richesses pour les manger, ses sénateurs pour en faire des laquais, ses prêtres pour en faire des bouffons, et la capitale de l’empire pour l’honorer du spectacle de ses débauches, étonné alors que cela fût si superbe, et surpris lui-même, l’empereur eût pu s’écrier, dans l’étonnement d’un sensualisme atroce et regardant la patrie esclave à ses pieds : « Je ne savais pas que ma mère fût si belle ! »

Ils s’appelaient Caligula, Néron, Domitien ; des millions se mangent à leur table, on égorge des hommes pendant qu’ils s’enivrent, et la vapeur du sang se mêle à celle des mets. Le crime est une volupté comme Les autres, on entendait les cris des victimes égorgées dans le cirque pendant que la fanfare résonnait, que les esclaves chantaient. Néron disait aux bourreaux : « Faites en sorte qu’ils se sentent mourir », et, penché en avant sur les poitrines ouvertes des victimes, il regardait le sang battre dans les cœurs, et il trouvait, dans ces derniers gémissements d’un être qui quitte la vie, des délices inconnues, des voluptés suprêmes, comme lorsqu’une femme, éperdue sous l’œil de l’empereur, tombait dans ses bras et se mourait sous ses baisers.

Oh ! les cœurs atroces ! oh ! les âmes sublimes dans le crime ! Chaque jour ils redoublent, chaque jour ils inventent, leur esprit est un enfer qui fournit des tortures au monde, ils insultent à la nature dans leurs débauches ; bêtes fauves, ils se déguisent en bêtes fauves, ils assassinent leurs mères, ils épousent leurs valets, ils se font applaudir au théâtre.

La société se modèle sur l’empereur, les patriciens s’efforcent de l’imiter ; l’âme des hommes, en effet, n’est qu’une prostituée qui se donne à tous les vices, à tous les crimes. Quelque chose de cela palpite encore dans les pages de Suétone, dans les vers de Juvénal. Vous rappelez-vous la longue Maura, qui épuisa tant d’hommes en un jour ? Hamiltus qui corrompt les enfants ? et la noblesse entière, et la famille de l’empereur, et l’empereur lui-même, et sa femme, et ses sœurs, et son affranchi ? L’histoire alors est une orgie sanglante, dans laquelle il nous faut entrer, sa vue même enivre et fait venir la nausée au cœur.

Cela dure longtemps, trop longtemps pour le monde, quoique les empereurs s’usent vite sur ce trône de feu et que leur âme se fatigue vite à contenir tant de choses monstrueuses.

Comme la mort les emporte tous ! Après Néron, Galba ; après lui, Othon qui a au moins le cœur de mourir, « et alors le secret de l’Empire est divulgué »‚ dit Tacite ; et après Othon, Vitellius dont le règne ne fut qu’un long repas qui commença avec des applaudissements et qui finit avec du sang ; puis Vespasien et Titus. Mais Commode ranime la fête ; Pertinax et Didius Julianus, Sévère, Caracalla, Macrin, et nous voici à Héliogabale, le dernier de cette famille. L’Orient avait débordé dans Rome, in Tiberim defluxit orantes ; depuis longtemps les bouffons d’Antoine avaient chassé les bouffons italiens ; les prêtres de Cybèle arrivent, toutes les religions s’accumulent dans la Ville éternelle, avec tous les vices inventés ; la philosophie se débat mieux, la rhétorique pérore dans ses écoles, la société agonise au milieu de tous ces bruits. Elle voudrait bien se cacher la ruine qu’elle a dans le cœur, et farder ses rides avec le parfum de quelque croyance, c’est en vain, elle ne sait laquelle adopter. Son empereur veut introduire le culte des juifs et des chrétiens, il se fait juif lui-même, il est, comme la nature, tourmenté d’une grande douleur, et, comme le monde romain, il reste haletant de débauches et d’angoisses sur ses lits de fleurs, fanées moins vite que son âme.

Tout craquait donc au cœur du vieux monde : pouvoir civil, croyance religieuse, et l’âme et le corps ; tout tombait délabré, abîmé dans un immense dégoût. Il faudra, pour ranimer cette chair flétrie, pour remettre de la force dans les muscles de ce grand corps, le long ascétisme du moyen âge et les douleurs du monde chrétien. Alors reparaîtra, au xvie siècle, cette force, cette sève, ce nouvel empire invisible substitué à l’autre, et qui s’étale splendidement sur les toiles de Raphaël et se courbe sur le monde avec la coupole de Saint-Pierre.



  1. Janvier 1839.
  2. Avril 1839.
  3. Août 1839.
  4. Alfred Le Poittevin
  5. Inédit, page 149 à page 154, ligne 5.
  6. Inédit, lignes 8 à 16
  7. 1842.
  8. Mai 1836.
  9. Janvier 1837.
  10. Février 1837.
  11. Août 1839.