Œuvres du R.P. Henri-Dominique Lacordaire/Tome II/Troisième conférence

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De l’autorité morale et infaillible de l’Église
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TROISIÈME CONFÉRENCE
DE L’AUTORITÉ MORALE ET INFAILLIBLE DE L’ÉGLISE

Monseigneur,

Messieurs,


Nous avons commencé ces Conférences par établir la nécessité d’une Église enseignante, après quoi nous avons examiné la constitution de cette Église, établie par Dieu pour enseigner les hommes. Revenant aujourd’hui à notre point de départ, c’est-à-dire à la fin pour laquelle l’Église, a été établie, nous remarquerons que nul n’a le droit d’enseigner s’il n’est certain de ce qu’il enseigne, et que nul n’a le droit de demander la foi à ce qu’il enseigne s’il n’est infaillible. Il y a cette différence entre la certitude et l’infaillibilité, que la certitude consiste à ne pas se tromper dans un cas donné, tandis que l’infaillibilité consiste à ne pas pouvoir se tromper. La certitude est le rapport actuel d’une intelligence avec une vérité ; l’infaillibilité est le rapport perpétuel de l’intelligence avec la vérité. La certitude fait partie des moyens et des droits de l’homme raisonnable ; car, sans la certitude, l’intelligence ne serait qu’un vaste doute. Mais l’infaillibilité n’appartient pas à l’homme, ni à l’ensemble des hommes, parce que l’ignorance et les passions viennent sans cesse s’interposer entre leur intelligence et la vérité ; d’où il suit qu’ils ne peuvent la découvrir, ou rester en rapport avec elle universellement et perpétuellement. Tout ce que peuvent faire les hommes, quand ils enseignent, c’est d’être certains, et aussi ne peuvent-ils pas exiger la foi à leur enseignement, c’est-à-dire une adhésion pure et simple, de cœur et d’esprit, à leur parole ; car, leur parole n’étant pas infaillible, il reste toujours à voir s’ils ne se trompent pas, ou s’ils ne veulent pas nous tromper. Au contraire, lorsqu’une autorité est infaillible, il suffit de reconnaître ce qu’elle dit pour être dans le droit et le devoir d’y ajouter foi. Or, l’Église catholique, instituée de Dieu pour enseigner le genre humain, est tout à la fois certaine et infaillible : certaine de la vérité de son institution par Dieu, infaillible dans le dépôt de la foi dont la propagation et l’interprétation lui furent confiées. Elle est tout à la fois certaine et infaillible, parce que, si elle n’était qu’infaillible, son autorité reposerait sur un cercle vicieux, c’est-à-dire qu’elle invoquerait en faveur de son infaillibilité son infaillibilité même ; au lieu qu’appuyée sur la certitude rationnelle et morale de son institution divine, elle va de la lumière à la lumière, de la lumière naturelle à la lumière surnaturelle, de la certitude à l’infaillibilité, pour retourner ensuite, par réflexion sur elle-même, de l’infaillibilité à la certitude.

Nous avons déjà vu, Messieurs, ou plutôt entrevu, que l’Église possède la plus haute certitude-rationnelle, puisqu’elle s’appuie sur les idées, l’histoire, les mœurs et la société, avec une force dont ne dispose aucun autre corps enseignant, et qui lui assure ici-bas l’empire de la persuasion. Il nous reste donc seulement à traiter de sa certitude morale et de son infaillibilité.

La certitude ou l’autorité morale d’un corps enseignant résulte de trois conditions qui sont, pour lui-même et pour ceux qu’il enseigne, la preuve qu’il est en rapport avec la vérité, et qu’il la dispense avec exactitude et respect. Ces trois conditions sont la science, la vertu et le nombre.

La science est la première condition de la certitude ou de l’autorité morale : car, comment être certain si l’on ne connaît pas, et comment connaître si l’on ne sait pas ? Lorsqu’on sait, au contraire, et plus l’on sait, plus on a pour soi-même et pour les autres une garantie de n’être pas trompé. La science est l’œil qui regarde, qui scrute, qui compare, qui réfléchit, qui attend et saisit la lumière, qui ajoute aux siècles passés le poids des siècles nouveaux, et, sentinelle patiente du temps, arrache pièce à pièce à l’univers ses éternels secrets. Si la science laborieuse et persévérante ne méritait aucun crédit, il faudrait désespérer de la vérité, et jamais, Messieurs, en vous parlant, nous n’estimerons, le désespoir comme quelque chose dont il faille tenir compte. La science est incontestablement un titre, encore qu’elle ne suffise pas toute seule à fonder l’autorité morale d’un enseignement. Or, l’Église a la science, elle est née dans la science, elle a sauvé la science, elle a lutté contre la fausse science ; elle est, sous tout point de vue, un corps savant.

L’Église a la science de ce qu’elle enseigne ; ce n’est pas par une foi aveugle qu’elle agit, mais par une foi fondée, ainsi que nous l’avons vu dans notre deuxième Conférence, sur les idées générales les plus élevées, sur des monuments historiques de la plus haute antiquité et de la plus sûre authenticité, sur l’expérience de l’influence heureuse et civilisatrice qu’elle exerce dans le monde, enfin sur une tradition et un ensemble de faits de toute nature qu’elle explore et qu’elle agrandit sans cesse par ses travaux. S’il y a quelque part science, étude, expérience, c’est assurément dans une société où joue un si grand rôle le déploiement de toutes les forces de l’esprit, et qui a possédé, depuis l’origine des âges, et surtout depuis Jésus-Christ, une innombrable multitude d’hommes éclairés, et qui ont rempli la terre de leur parole et de leurs écrits.

Et comment l’Église n’eût-elle pas été savante ? Elle était née dans la science, à l’un des beaux siècles qui soient dans l’histoire, au siècle d’Auguste, précédé par d’autres qui avaient porté jusqu’à la perfection les lettres, les arts et la philosophie, afin qu’il ne fût pas dit que le christianisme était éclos dans l’ombre. La science nous reçut au berceau, nous épia, nous étudia, nous combattit, nous donna des défenseurs parmi ces philosophes que nous venions détrôner, et dont beaucoup apportèrent au Crucifié le triple témoignage de leur génie, de leur savoir et de leurs erreurs. Quand ensuite la science menaça de s’éteindre en Europe par l’envahissement des barbares, qui la sauva du naufrage ? Qui prépara des nations nouvelles, dignes de posséder la vérité ? Étaient-ce vos pères ? Ah! vos pères ! ils tiraient l’épée, l’épée hier, l’épée demain, l’épée toujours ! voilà quel était en eux votre partage, hommes aujourd’hui si fiers de votre science, et nous ne vous en blâmons pas. Vous étiez là, dans la personne de vos ancêtres, formant une barrière armée contre laquelle venaient se briser les invasions nouvelles, un immense carré européen pour protéger au dehors ce qui se développait au dedans : tandis que nous, dans nos ancêtres aussi, pacifiques et laborieux, nous reconstruisions la science avec ses débris, afin qu’un jour vous pussiez recevoir de nous cet héritage, et que la vérité, retrouvant un âge digne d’elle, ne commandât pas à des esclaves, mais qu’elle brillât dans un empire fondé sur la légitime conviction des esprits. Il vint, cet âge que nous avions préparé, il vint ; et la science, fille ingrate et dénaturée, à peine tombée de nos mains dans les vôtres, s’insurgea contre nous, et nous accusa, nous qui avions travaillé quinze siècles pour elle, nous qui l’avions accueillie de nouveau lorsque, échappée sanglante du glaive de Mahomet II, elle s’était jetée, tout éperdue, dans la robe de nos papes ! Qu’avons-nous fait alors ? Avons-nous trahi la science, ou subi son joug ? Ni l’un ni l’autre : nous lui avons résisté, nous nous sommes opposés comme un mur d’airain, non pas à elle, mais à ses égarements ; et aujourd’hui, enfants de la science, sauveurs de la science, protecteurs de la science, nous arrivons à une, époque non moins glorieuse pour l’Église, celle où la science, reconnaissant la vanité de ses efforts contre nous, viendra dans nos temples nous chercher et nous offrir le baiser de réconciliation et de justice qu’elle nous doit et qu’elle nous donnera.

Ainsi l’Église est un corps savant. J’ajoute que ce caractère n’appartient à aucune autre autorité religieuse au même degré. Hors de l’Église, nous trouvons d’abord l’enseignement des religions non chrétiennes : ont-elles le cachet de la science ? La science, dans les castes sacerdotales de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce, ne se manifestait point au dehors ; c’était un secret qui n’avait pas le caractère scientifique. La religion mahométane est un autre exemple. Le Coran n’est qu’un plagiat de la Bible ; Mahomet n’a attaqué qu’un petit nombre de points du christianisme, le mystère de la sainte Trinité et de la divinité de Jésus-Christ ; il a reconnu l’unité de Dieu, la création du monde, et même toute la série historique des hommes inspirés, Adam, Noé, Abraham, Moïse : mais il a blessé le christianisme, et, à l’instant même, quelle a été la vengeance de cet attentat ? Sa religion a été condamnée à n’être plus qu’une religion non chrétienne. Il avait voulu rejeter la pierre angulaire, la pierre angulaire est retombée sur lui ; l’ignorance pèse sur sa nation, cette nation dont les émissaires viennent aujourd’hui mendier quelques parcelles de notre science, magnifique hommage que Dieu leur fait rendre à la supériorité des peuples chrétiens. Mais ils ont beau prendre des habillements européens ; leur sultan a beau donner des festins à l’européenne… Non, la malédiction de l’ignorance est sur cette terre : ils ont nié Jésus-Christ, la science n’y paraîtra qu’avec Jésus-Christ.

Voulez-vous considérer les hérésies chrétiennes ? Pour la plupart, elles ont encore la science : ces sectes vivent dans des contrées honorées du culte des lettres et des arts, car elles n’ont pas nié Jésus-Christ. Mais admirez un autre prodige. Cette science, qui nous conserve l’unité et vit en sœur avec elle, que fait-elle chez ces sectes ? Elle y dévore leur religion ; elle y fait ce qu’elle a toujours fait, des hérésies. Les hérésies, en se détachant de l’Église, ont emporté la science sous leur manteau ; mais la science a fait comme l’épée, qui use le fourreau ; le fourreau n’était pas assez fort, et jamais ces hérésies n’ont vécu plus de trois ou quatre siècles. La science est pour elles comme un océan orageux qui frappe, se retire, revient, jusqu’à ce qu’il emporte les continents dans un vaste et universel naufrage. Aujourd’hui, le protestantisme est arrivé à cette ère fatale : il commence son quatrième siècle, et avec son quatrième siècle commence sa ruine, que déjà les esprits attentifs découvrent, et qui se cache à peine aux esprits légers et prévenus.

Donc la science, première condition de la certitude ou de l’autorité morale, appartient à l’Église catholique : les religions non chrétiennes ne l’ont pas ; les sectes séparées sont rongées par elle.

Mais, quoique la science soit un des caractères de la certitude morale, elle ne suffit pas pour arriver à ce degré d’assurance qui est la preuve irrécusable de la vérité. La science est une puissance de l’esprit ; or il y a dans l’homme une puissance plus grande encore, qui est celle de la volonté. Là réside le libre arbitre, ressort principal de nos actions, et qui commande à l’esprit lui-même, jusqu’à lui faire voir ce qui n’est pas, et à le nourrir des plus pitoyables illusions. La science est alors un vain remède contre l’erreur ; subjuguée par la volonté, elle se met au service de ses passions, et abuse de la lumière même contre la vérité. En un mot, l’homme peut corrompre la science, selon l’expression de Bacon, et c’est pourquoi il a besoin d’avoir une garantie qu’elle ne trahit pas ses devoirs et sa fonction ; il a besoin d’un incorruptible médiateur entre l’esprit et la volonté, et ce médiateur, vous l’avez nommé, Messieurs, c’est la vertu. Car la volonté ne pousse la science à l’illusion qu’au profit des sens et de l’orgueil et toutes les fois que la vertu corrige la science, et que la science éclaire la vertu dans une même âme, il s’y fait un jour semblable à celui du ciel, aussi proche de la perfection qu’il est permis à l’homme de le souhaiter.

Or l’Église, Messieurs, ne possède pas seulement la vertu comme médiatrice entre l’esprit et la volonté, comme un arôme étranger qui purifie la science, mais sa doctrine même est une vertu. Les vérités qui en composent le tissu ne sont pas de pures spéculations, mais des vérités qui entraînent une foule de conséquences morales, terribles à la nature. La croix, le détachement de soi-même, la pénitence, tel est le but du christianisme, le résultat de son action persévérante. Être crucifié avec Jésus-Christ pour vivre avec Jésus-Christ, voilà ce que l’Église ne cesse de prêcher dans tous ses enseignements, par tous ses symboles et toutes ses cérémonies ; c’est-à-dire qu’elle est en contradiction constante avec le monde et la nature déchue. Admettre, sans les pratiquer, les vertus qu’elle annonce, c’est déjà une vertu ; que sera-ce de les admettre pour les pratiquer ? Nous ne sommes donc pas des académiciens qui élaborent dans le silence du cabinet des découvertes utiles aux jouissances de l’humanité, et qui ensuite les portent fastueusement au milieu d’assemblées publiques où les battements de mains, les pensions et les honneurs les dédommagent de leurs sueurs et de leurs veilles. Nous, Messieurs, quand nous apportons la vérité aux hommes, elle sort d’un cœur brisé, elle vient du pied de la croix ; cette vérité dit que le cœur de l’homme est un abîme et qu’il faut le purifier par une austère pénitence ; elle vient du sang et elle demande du sang ; si vous étiez tentés de mettre en doute sa pureté, elle vous répondrait : Comment ne serais-je pas pure, puisque je suis née crucifiée ?

Jetons maintenant les yeux sur les religions non chrétiennes et sur les sectes chrétiennes ; possèderont-elles ce second caractère de la certitude morale ? Vous savez ce que sont les religions païennes, religions de plaisirs autant que d’ignorance. Vous connaissez Mahomet ; en même temps qu’il rendait la science impossible, il détruisait la moralité, et léguait à ses disciples des mœurs infâmes et des espérances éternelles aussi infâmes que ses mœurs. Si nous passons aux sectes chrétiennes, il y a du bien dans leur sein, par cela seul qu’elles conservent avec Jésus-Christ quelque relation ; cependant leur vertu n’est point, comme celle de l’Église, une vertu de sacrifice. La vertu catholique détruit l’orgueil dans sa racine, tandis que le protestantisme, en donnant tant de prix au sens privé de l’homme, laisse subsister l’orgueil. Et, pour rendre la chose plus claire, prenons un exemple. Il existe un empire en Europe qui compte au moins soixante-dix millions d’hommes ; ses peuples sont chrétiens, et ne diffèrent de nous que par la rupture de l’unité, car, pour le dogme, entre eux et nous le débat est peu de chose ; cet empire renferme deux éléments, l’un civilisé, l’autre barbare, ce qui est admirable pour la force ; la nation est pieuse de sa nature : et cependant avec ses soixante-dix millions d’hommes, avec ses ressources de civilisation et de barbarie, avec son christianisme, l’empire russe n’a pas pu produire encore une fille de Charité : ni lui, ni toutes les puissances protestantes ensemble ! Pourquoi ? C’est que, pour aimer à un certain degré, il faut une foi profonde ; il ne faut pas seulement une raison qui sache discuter, mais il faut adorer, s’abîmer, s’anéantir ; jamais les protestants, avec leur vertu d’honnêtes gens, n’arriveront à ce qu’il faut de folie dans l’amour. On reproche à nos saints d’avoir été des insensés : oh, oui ! ils avaient perdu le sens ! Est-ce qu’on peut aimer sans être fou ? Aimer, c’est s’immoler, c’est estimer la vie de celui qu’on aime plus que deux mille fois la sienne ; c’est préférer tout, les tortures, la mort, plutôt que de blesser dans le fond du cœur celui que l’on aime. N’est-ce pas là de la folie ? Souvenez-vous de ces soldats qui, dans des temps encore voisins de nous, allaient, sans souliers et sans pain, combattre sur la frontière, et mouraient contents, en criant de leur dernier souffle : Vive la république ! C’était aussi de la folie, mais de cette folie sublime qui crée et sauve les nations, et qui, agrandie sur le Calvaire dans la personne d’un Dieu, a recréé et sauvé le monde, et, transmise à l’Église catholique, y perpétuera jusqu’au dernier jour, avec l’héroïsme de la vertu, la splendeur de l’autorité.

Le troisième caractère de la certitude morale, c’est le nombre, non pas le nombre matériellement pris, mais le nombre ajouté à la science et à la vertu ; car il est manifeste que plus il y a d’hommes savants et vertueux groupés autour d’une doctrine, moins elle laisse de prise à la faiblesse humaine et au soupçon. Or l’Église possède aussi le nombre. Ce n’est pas un petit troupeau d’hommes qui la compose, hommes à part de la foule, qui ne pourraient être entendus par elle, et qui formeraient comme un collège privilégié dans l’humanité. L’Église, à ne considérer même que celle qui est enseignante, renferme une multitude considérable d’hommes de tous les pays et de toutes les conditions, auxquels il faut joindre une foule d’hommes de l’Église enseignée qui possèdent autant la science et la vertu que les membres de l’Église enseignante, et qui rendent témoignage, par leurs lumières et leurs actes, à la vérité catholique. Il y faut même comprendre ceux qui, moins éclairés, rendent néanmoins par leur adhésion témoignage à la même vérité, en montrant qu’elle va à toutes les natures, à toutes les intelligences, à tous les cœurs.

Quel sera l’enseignement humain qui pourra se comparer à l’enseignement de l’Église, et se flatter de posséder au même degré la science, la vertu et le nombre ? Les religions non chrétiennes n’ont ni la science ni la vertu, et si elles se glorifient de leur nombre, c’est un nombre sans valeur, puisqu’il n’entraîne avec lui qu’une plus grande masse d’ignorance et de vices. Les sectes chrétiennes ont la science, mais une science qui les dévore, et tôt ou tard les fait expirer dans le rationalisme, à moins qu’elles ne se préservent de la dissolution, comme les Grecs, en faisant de leur hérésie le tombeau de toute culture de l’esprit ; elles ont aussi quelque vertu, mais une vertu médiocre, qui ne saurait atteindre aux grands dévouements de la charité et de l’apostolat ; et quant au nombre, elles n’en ont pas vestige, du moins chez les protestants, puisque chacun, en vertu du jugement privé, n’y offre que sa pensée personnelle, et reste toujours, malgré la communauté du nom et l’apparence d’une assemblée, un protestant unique et isolé. L’Église, au contraire, est un corps savant, mais dont la science n’altère point la foi ; un corps vertueux, mais d’une vertu non humaine, qui porte le dépouillement de soi jusqu’à l’héroïsme de la pauvreté, de la chasteté et du martyre volontaire ; un corps immense, mais dont les proportions colossales et multiples s’allient à la plus stricte unité, à cette-unité qui est le nombre par excellence, et dont les anciens philosophes avaient fait à bon droit le principe des choses. Quelle plus haute autorité, et par conséquent quelle plus haute certitude morale ! Lui opposerons-nous, dans un autre ordre, l’autorité et la certitude des mathématiques ? Les mathématiques sans doute ont en leur faveur une parfaite évidence intellectuelle ; mais, étrangères à la volonté, et cultivées par un petit nombre de savants, elles ont infiniment moins de rapports que l’enseignement de l’Église avec tous les besoins de l’humanité, et ne possèdent qu’un seul genre de preuves, qui suffit néanmoins pour les établir avec le degré de certitude qui leur est nécessaire pour agir sur l’esprit humain et accomplir leur destination. Si personne ne les nie, c’est que personne n’a intérêt à les nier, parce qu’elles ne touchent que le cerveau, et n’ont aucun contre-coup dans le cœur. Tandis que l’Église, c’est la tête, c’est le cœur, c’est l’homme, c’est le centre et la circonférence ; elle est comme une toile tendue d’un pôle à l’autre de l’univers, où viennent se heurter tous les intérêts et toutes les passions ; comme une horloge inflexible qui répond l’heure véritable des choses à tout point de l’espace, et à tout moment de la durée. Faut-il s’étonner qu’elle ait des ennemis, et la négation même qui en est faite ne fortifie-t-elle pas la preuve de l’adhésion qui lui est donnée, en témoignant de son impartialité et de sa nécessité ?

Et plus l’Église vit, plus ces caractères de certitude morale qu’elle porte avec soi augmentent de lustre et de force. Car sa science croît toujours, en ce sens que des générations nouvelles lui apportent toujours le poids de leurs lumières, et qu’appliquée à de nouveaux faits, à de nouvelles mœurs, à de nouveaux peuples, cette science est sans cesse confirmée par des expériences nouvelles. Sa vertu croît aussi, en ce sens que le nombre d’hommes qui la pratiquent devient plus grand avec les siècles, et qu’ainsi le témoignage qui en résulte ne cesse de s’agrandir. Plus l’Église approchera donc du terme, plus il sera déraisonnable de contester son enseignement ; et au contraire, plus elle était proche de son origine, plus elle avait besoin de témoignages extérieurs et éclatants de sa mission. De là vient que bien qu’il y ait toujours des miracles dans l’Église, néanmoins ils étaient plus nombreux au commencement qu’aujourd’hui.

Toutefois il ne suffit pas que l’Église soit certaine de sa mission et de son institution divine ; il ne suffit pas qu’elle ait pour elle et pour les autres une incomparable autorité morale : il faut encore qu’elle soit infaillible, c’est-à-dire qu’elle ne puisse pas se tromper dans l’enseignement de la doctrine dont elle a le dépôt ; car si elle pouvait se tromper, les esprits qu’elle enseignerait resteraient juges de savoir si, dans chaque cas donné, elle ne s’est pas trompée. Or elle a été établie précisément parce que ce discernement de la vérité ne peut être fait par le genre humain, composé d’enfants, de peuple et de gens éclairés, mais sans loisir suffisant. Si l’Église n’était pas infaillible, elle n’aurait pas le droit d’exiger la foi ; elle ne pourrait que s’adresser à chaque individu, en lui disant : Voilà comme j’entends tel et tel point de dogme, de morale et de discipline générale, voyez si votre raison est d’accord avec la mienne. Elle cesserait par conséquent d’être une autorité enseignante pour devenir ce que sont devenus les ministres protestants, de simples lecteurs de la Bible, sauf au peuple à l’entendre comme il le jugera convenable. Et encore les ministres protestants sont en contradiction perpétuelle avec le principe qui leur sert de base ; car, tout en déclarant que le droit de chacun est d’interpréter la doctrine, néanmoins, ils ne peuvent s’empêcher de donner à leurs fidèles leurs interprétations particulières, et, agissant ainsi avec autorité, ils maintiennent, jusqu’à un certain point, dans les divers pays les différences qui distinctent chacune de leurs sectes, luthériens, calvinistes, anglicans. C’est par la force de l’autorité enseignante, qu’a lieu ce résultat, et par l’oppression des peuples enseignés, puisque cette autorité qui les enseigne est fausse, contradictoire non-seulement avec les autres autorités protestantes, mais encore avec elle-même. En un mot, Messieurs, le genre humain doit être enseigné, comme nous l’avons établi dans notre première Conférence ; il est nécessairement enseigné, qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas ; et il n’est pas juge de l’enseignement qu’il reçoit, parce qu’il n’en est pas capable. D’où il suit qu’il doit être enseigné par une autorité qui ne puisse pas le tromper, et qui ait ainsi le droit d’exiger sa foi. Tout autre mode d’enseignement est un mode tyrannique, puisqu’il soumet l’homme à une autorité faillible, qui peut l’asservir à l’erreur.

Mais cette infaillibilité, nécessaire à l’Église établie de Dieu pour gouverner le genre humain, n’est pas un apanage de notre esprit. Elle suppose, en effet, que l’intelligence ne sera jamais obscurcie par l’ignorance et les passions, ces deux sources fécondes de l’erreur. Or l’homme est sans cesse exposé à l’ignorance par la faiblesse de son intelligence, qui est finie, et aux passions par la faiblesse de son cœur, qui est corrompu. Tout ce qu’il peut faire, c’est de s’en affranchir dans un cas donné, c’est-à-dire, d’être certain. Le genre humain, pris en masse, est affecté de la même impuissance, et affecté à un degré plus grand encore, parce qu’il est beaucoup plus sujet à l’ignorance et aux passions que tel homme pris en particulier dans certaines conditions d’études et de vertus. Sans doute si le genre humain ne fût pas tombé dans Adam des privilèges de sa création, il eût reçu de ses communications perpétuelles avec Dieu une lumière et une pureté suffisantes pour le conduire ; mais cet ordre n’existe plus. C’est l’Église seule qui reçoit l’esprit de Dieu, c’est elle qui a succédé aux droits primitifs du genre humain. C’est par elle que nous pouvons seulement rétablir nos rapports originels avec Dieu ; c’est à elle qu’il a été dit : Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles[1].

Ne voyez donc pas, Messieurs, dans l’infaillibilité de l’Église un privilège étrange et incompréhensible. C’est, au contraire, tout ce qu’il y a de plus simple et de plus nécessaire aux hommes, le rétablissement de leurs rapports avec la vérité. S’il y a quelque chose d’étrange dans le monde, ce n’est pas que la vérité soit donnée par Dieu au genre humain dans un enseignement pur d’erreurs ; c’est que cet enseignement soit méconnu, malgré le besoin que nous en avons ; et le désordre introduit en nous par le péché originel peut seul expliquer cette anomalie. L’Église, remarquez-le, Messieurs, ne crée pas la vérité ; la vérité est en Dieu, elle est dans la parole que Dieu a parlée aux hommes, et tout le privilège de l’Église est d’enseigner cette parole sans pouvoir la transformer en erreur. Comment enseigner le genre humain, comment lui demander sa foi sans la possession de ce privilège ? Aussi, Messieurs, toute religion qui ne se dit pas infaillible, se convainc d’erreur par cela même ; car elle avoue qu’elle peut tromper, ce qui est le comble tout à la fois du déshonneur et de l’absurde dans une autorité enseignante au nom de Dieu. Elle avoue n’être qu’une philosophie, et aura par conséquent le sort d’une philosophie. Vous en avez eu la preuve récemment ; vous avez vu des hommes se poser devant l’humanité comme fondateurs d’une religion : beaucoup, parmi eux, étaient des hommes de talent, d’enthousiasme et de bonne foi. Eh bien ! ils ont échoué devant la nécessité d’une mission divine, d’une promesse d’infaillibilité. Tous ensemble, et leur chef à leur tête, ils n’ont osé se présenter devant vous et vous dire : Écoutez et croyez, car nous sommes infaillibles ! Et c’est pourquoi le raisonnement les a brisés. Car tout ce qui fait tout périr aujourd’hui, ce qui fait que le monde est flottant sur ses ancres, c’est le raisonnement, c’est que l’homme ne croit plus à l’homme, et ne veut pas encore se soumettre à Dieu. Sans une autorité divine, il n’y a rien de stable, rien de fort, mais du vent qui passe en détruisant. Si la société s’ébranle d’un bout de l’Europe à l’autre, que croyez-vous qui l’agite dans ses fondements ? Ce n’est pas le fer qui renverse les princes : le fer se croise avec le fer, la force se heurte contre la force ; quand les puissances de la terre n’ont à lutter que contre la force, elles écrasent de leurs armées ceux qui se soulèvent. Mais l’ennemi terrible, celui qui renverse toute chose, et contre lequel ni république ni roi ne peuvent rien, c’est le raisonnement, le raisonnement qui n’a pas le contre-poids de l’autorité et de l’infaillibilité.

Et cependant, malgré cette nécessité de l’infaillibilité, l’Église catholique est la seule qui ait osé se dire infaillible. Les religions païennes, loin d’y prétendre, n’osaient pas même enseigner une doctrine à leurs sectateurs ; la religion mahométane se contente de faire lire le Coran à ses disciples ; les protestants rejettent loin d’eux l’infaillibilité, et n’enseignent quelque chose aux peuples qu’en contredisant perpétuellement leur principe. Ne rien enseigner, ou faire lire un livre réputé divin, voilà toute la ressource des religions qui ne se disent pas infaillibles. Et si vous demandez pourquoi elles ne se disent pas infaillibles, c’est qu’elles ne le peuvent pas, c’est qu’elles sentent très bien que leurs variations perpétuelles ou l’absurdité de leurs dogmes trahiraient sans cesse cette prétention. Il n’est pas si aisé qu’on le croit de se dire infaillible. Toute fausse religion commence par l’homme, et quel est l’homme assez hardi pour proclamer infaillibles ses pensées et celles de ses successeurs ? Comment Luther, par exemple, se serait-il proclamé infaillible, lui qui attaquait l’infaillibilité de toute l’Église ? Tout homme qui veut fonder une nouvelle religion, c’est-à-dire corrompre une ancienne religion, car nul que Dieu n’a fondé une religion sur la terre, tout homme qui a ce dessein se trouve tout à la fois dans la nécessité et dans l’impossibilité de se proclamer infaillible. S’il ne se proclame pas infaillible, lui et ses successeurs, il n’obtiendra pas la foi de ses propres sectateurs, il périra par le raisonnement, qui introduira dans sa doctrine une variation sans fin. S’il se proclame infaillible, il sera la risée de l’univers. Voilà pourquoi les faux inventeurs de dogmes se cachent au fond des temples, ensevelissent dans le mystère et sous des formes symboliques leur doctrine, ou bien invoquent le raisonnement, comme les hérétiques, et bâtissent sur ce sable mouvant des Églises éphémères, des dogmes fugitifs. L’Église catholique, en se proclamant infaillible, a donc fait ce qui est sans doute absolument nécessaire, mais ce qui est au-dessus des forces de l’homme. Et cette infaillibilité s’est réellement manifestée en elle par une constance indestructible dans ses dogmes et sa morale, malgré la différence des temps, des lieux et des hommes.

Pourquoi ne riez-vous pas quand je vous dis que je suis infaillible, non pas moi, mais l’Église dont je suis membre, et qui m’a donné mission ? encore une fois, pourquoi ne riez-vous pas ? C’est que l’histoire de l’Église lui donne quelque droit, même à vos yeux, de se poser comme infaillible ; c’est que, dans une suite de dix-huit siècles accomplis, à travers tous les mouvements de l’esprit humain, elle est restée ferme comme une pyramide. Vous voudriez bien l’insulter à cause de cela même ; vous dites bien : Ce n’est qu’un tombeau, et il n’y a au fond qu’un peu de cendre. Oui, mais ce tombeau, c’est celui du Christ, cette cendre est une cendre qui vit longtemps, et toujours la même, et malgré vous, elle vous donne à penser.

C’est, direz-vous, le principe même de l’infaillibilité qui a produit ce résultat. Mais on a beau se croire infaillible, si on ne l’est pas réellement, rien ne peut empêcher les variations et les contradictions produites par la différence des esprits. Comment se fait-il que Grégoire XVI et les évêques de son temps aient les mêmes pensées que tous leurs prédécesseurs, eux qui vivent sous des influences si nouvelles ? Que le peuple croie comme les chefs de la doctrine, parce qu’il les regarde comme infaillibles, à la bonne heure ! Mais les chefs eux-mêmes, s’ils n’étaient guidés par un esprit supérieur, immuable, infini, comment conserveraient-ils l’unité de la doctrine ? Reconnaissons, Messieurs, dans cet accord des faits avec les principes, le caractère divin qui seul peut l’expliquer. Il doit y avoir dans le monde une autorité enseignante ; cette autorité enseignante doit posséder les plus hauts caractères de certitude ou d’autorité morale, et de plus elle doit être infaillible, afin de pouvoir exiger la foi de ceux qu’elle enseigne et qui ne peuvent pas être juges de la doctrine. Or l’Église catholique seule enseigne tout le genre humain, ou du moins porte seule le caractère de la catholicité ; seule elle possède tous les caractères de la certitude morale à leur plus haut degré ; seule elle a osé se dire infaillible, et l’histoire de sa doctrine prouve en effet, par son admirable et incompréhensible unité, qu’elle a reçu ce don précieux par lequel l’union primitive des hommes avec la vérité s’est trouvée rétablie. Partout ailleurs nous ne trouverons que des idées locales, variables, contradictoires, des flots succédant aux flots, tandis que l’Église catholique ressemble à l’Océan qui environne et baigne tous les continents.

  1. Saint Matthieu, chap. XXVIII, vers. 20.