Œuvres littéraires de Machiavel/Mélanges historiques/Relation de la conduite du duc de Valentinois

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Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 382-392).
RELATION
DE LA CONDUITE
DU DUC DE VALENTINOIS


AVERTISSEMENT

César Borgia, duc de Valentinois, second fils naturel du pape Alexandre VI et d’une dame romaine, appelée Vannozia, est l’un de ces hommes qui ont laissé dans l’histoire un nom qu’on ne sépare pas de l’idée de la scélératesse. « Beaucoup de princes, dit Sismondi, ont répandu plus de sang que César Borgia ; beaucoup ont exercé des vengeances plus cruelles, ont ordonné des supplices plus atroces, cependant le nom d’aucun homme n’est taché d’une plus grande infamie. Mais la voix publique a été juste envers lui. Les autres monstres ont été entraînés par leurs passions ; Borgia a tout calculé jusqu’à la férocité, rapportant tout à lui, sacrifiant tout à son intérêt, ne connaissant la morale, la religion, le sentiment que comme autant d’instrument qui pouvaient le servir et qu’il brisait dès qu’il s’en trouvait gêné. »

Dévoré d’une ambition insatiable, mêlé à toutes les intrigues sanglantes de son temps, assassin de son frère, le duc de Gandie, amant incestueux de sa sœur Lucrèce, tout à tour cardinal et condottiere, il passa sa vie à guerroyer contre les petits princes d’Italie qu’il faisait étrangler après les avoir dépouillés de leurs États. Aussi perfide envers ses alliés qu’envers ses ennemis, il enleva la ville de Sinigaglia à François-Marie de la Rovère, et au moment même de la victoire, le dernier jour de l’an 1502, il fit saisir dans son propre camp les chefs des troupes auxiliaires à l’aide desquels il s’était emparé de la ville, et les fit tous mettre à mort. Ces chefs dont il redoutait le courage, après l’avoir exploité à son profit, étaient Vitellozzo Vitelli, seigneur de Città-di-Castello, Oliverotto, seigneur de Fermo, Paul Orsini, le duc de Gravina et François de Todi. C’est le récit de ce massacre qui fait l’objet du morceau qu’on va lire. Machiavel, en racontant ce drame terrible, garde la même insensibilité que Grégoire de Tours en racontant les crimes des Mérovingiens. Cette insensibilité a été l’objet d’un blâme très sévère ; mais comme en toutes les questions on trouve toujours des contradicteurs, s’il s’est rencontré des écrivains qui ont condamné Machiavel à cause du ton de son récit, il s’en est rencontré d’autres qui l’ont absous. Au premier rang de ces derniers se place l’ingénieux critique Hoffmann, et nous croyons faire plaisir aux lecteurs en mettant sous leurs yeux la discussion dans laquelle ce remarquable écrivain combat l’opinion du Ginguené.

« On sait, dit Hoffmann, que l’exécrable César Borgia, feignant de vouloir faire la paix avec quatre princes ses ennemis, leur donna un rendez-vous à Sinigaglia, et les fit égorger. Machiavel était alors à la cour de Borgia. Mais ce que M. Roscoe, d’ailleurs si sage et si exact, ce que Ginguené, qui se décide rarement sur une question difficile, n’ont pas assez remarqué, Machiavel n’était point là pour son plaisir ; c’était pour lui un devoir, une obligation, puisqu’il y était envoyé par son gouvernement. Après le crime de Borgia, il en informa sous gouvernement dans un écrit où il est vrai de dire qu’il n’exprime aucune horreur de ce forfait, pas même une simple improbation ; il en félicite au contraire son gouvernement, parce que les victimes de Borgia étaient en même temps les ennemis de Florence. Voilà ce qu’on lui reproche, comme s’il eût été complice du crime, et on en conclut qu’il l’avait au moins approuvé. Ginguené s’écrie : « Devait-il s’approcher d’un tel prince ? Ne devait-il pas s’enfuir épouvanté ? Comment a-t-il pu transmettre à la postérité de pareils détails sans les blâmer, sans témoigner la moindre répugnance ? » Il n’est rien de plus facile que de faire voir l’injustice et le ridicule de cette déclaration : 1o Machiavel ne songeait pas à la postérité, mais à son gouvernement, quand il lui a transmis cette dépêche, et ce n’est pas lui qui l’a publiée. 2o Il fallait bien qu’il approchât d’un tel prince, puisque son gouvernement l’envoyait auprès d’un tel prince. 3o Il ne s’est pas enfui épouvanté, parce qu’un envoyé, un ambassadeur ne quitte pas son poste sans ordre ou sans permission.

« Quant au style de la dépêche, il est ce qu’il devait être : exprimer l’horreur ou le blâme eût été une faute coupable, parce que Florence avait tout à craindre de Borgia et de son père Alexandre VI, parce qu’elle avait le plus grand intérêt à éviter une guerre aussi dangereuse. Pour achever de convaincre le lecteur, supposons qu’un ambassadeur de S. M. T. C. soit témoin, dans une cour étrangère, d’un de ces attentats, d’une de ces révolutions de palais où la morale a beaucoup à gémir ; supposons encore que le roi de France soit dans une de ces positions qui lui fasse regarder la rupture de la paix comme un grand malheur, je le demande à tout homme raisonnable, cet ambassadeur se permettrait-il d’écrire une philippique ou une verrine sur l’événement dont il aurait été témoin, et, par une affectation de vertu intempestive, irait-il compromettre les intérêts de son roi, et appeler la guerre sur sa patrie ? Non, sans doute, il écrirait comme a fait Machiavel, gardant son horreur in petto, et sachant bien que les auteurs d’un pareil attentat ne seraient pas gens à respecter les dépêches d’un ambassadeur. C’est ainsi qu’une observation, dictée par le sens, fait crouler tout l’échafaudage d’une vaine déclamation qui, pour être fort éloquente, n’en est pas moins une sottise en politique. »



RELATION
DE LA CONDUITE
DU DUC DE VALENTINOIS


MASSACRE DE SINIGAGLIA.


Le duc de Valentinois était de retour de Lombardie, où il s’était rendu pour se justifier auprès du roi de France Louis XII d’une foule de griefs que les Florentins lui avaient imputés à l’occasion de la révolte d’Arezzo, et de plusieurs autres villes de la Valdichiana. Il s’était arrêté à Imola, dans le dessein d’y réunir toutes ses troupes pour marcher contre Giovanni Bentivogli, tyran de la ville de Bologne. Il voulait ajouter cette ville à ses autres conquêtes, et en faire la capitale de son duché de Romagne.

Ce projet parvint à la connaissance des Vitelli, des Orsini et de leurs partisans, et il leur parut que le duc en devenait trop puissant : ils craignirent qu’après s’être emparé de Bologne, il ne cherchât à les détruire successivement, afin de rester le seul en armes dans l’Italie. En conséquence, ils formèrent à la Magione, dans les États de Pérouse, une assemblée à laquelle se trouvaient le cardinal, Pagolo, le duc de Gravina, tous trois de la famille des Orsini, Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, Giampagolo Baglioni, tyran de Pérouse, et messer Antonio da Venafro, envoyé par Pandollo Petrucci, chef du gouvernement de Sienne. On discuta longtemps sur les projets d’agrandissement du duc, et sur la nécessité de mettre un frein à son avidité, si chacun d’eux ne voulait se voir exposé à une perte certaine. Ils résolurent unanimement de ne point abandonner les Bentivogli, et de tâcher de gagner les Florentins : ils envoyèrent dans ces deux villes des hommes de confiance, promettant aux uns leur appui, et engageant les autres à s’unir à eux contre l’ennemi commun.

Toute l’Italie fut bientôt instruite de cette assemblée ; les peuples qui n’obéissaient qu’avec regret au duc, et particulièrement les habitants d’Urbin, conçurent l’espérance d’obtenir un changement à leur sort.

Au milieu de ces incertitudes, quelques habitants de la ville d’Urbin formèrent le projet de s’emparer de la citadelle de San-Leo, où le duc avait garnison. On saisit l’occasion suivante : le gouverneur faisait travailler à fortifier le château ; comme on y transportait des bois de charpente, les conjurés se mirent en embuscade, et prenant le moment où le pont était embarrassé par les poutres qu’on apportait, et où le garde intérieure ne pouvait le lever, ils s’élancèrent sur le pont, et pénétrèrent à l’instant dans le château. À la nouvelle de cette prise, tout le pays se souleva : on rappela l’ancien souverain, et les espérances des habitants se fondèrent encore moins sur la possession de cette forteresse, que sur les résolutions de la diète de Magione, par laquelle ils comptaient devoir être appuyés.

Les membres de la diète n’eurent pas plutôt appris la révolte d’Urbin, qu’ils sentirent qu’ils n’avaient pas un moment à perdre : ils rassemblèrent soudain leurs troupes pour s’emparer de toutes les places de ce pays qui seraient encore au pouvoir du duc ; ils envoyèrent de nouveaux députés à Florence pour presser la république de se joindre à eux, et d’unir ses efforts aux leurs pour éteindre l’incendie qui les menaçait tous. Ils lui exposèrent que le succès n’était pas douteux, et que jamais une semblable occasion ne se représenterait si on la laissait échapper.

Mais les Florentins, retenus par la haine que divers motifs leur avaient fait concevoir contre les Vitelli et les Orsini, loin d’adhérer à leur demande, envoyèrent Nico las Machiavel, secrétaire de la république, pour offrir au duc un asile et des secours contre ses nouveaux ennemis. Il le trouva tout effrayé dans Imola. Ses propres troupes, au moment où il s’y attendait le moins, s’étaient tout à coup tournées contre lui, et à l’approche d’une guerre imminente il se trouvait totalement désarmé.

Les offres des Florentins lui rendirent toute son audace : il résolut de traîner la guerre en longueur, en combattant avec le peu de soldats qui lui étaient restés fidèles, et en négociant, et de chercher à se procurer des secours ; ce qu’il fit de deux manières : il envoya demander des troupes au roi de France, engagea tout homme d’armes ou tout individu faisant le métier de cavalier, qui voudrait entrer à son service, et eut soin de les payer exactement.

Malgré tous ces préparatifs, les ennemis s’avancèrent et se portèrent sur Fossombrone, où une partie de l’armée du duc s’était retranchée. Elle fut mise en déroute par les Vitelli et les Orsini. Cet événement décida le duc à recourir exclusivement à la voie des négociations, et à voir s’il parviendrait par ce moyen à étouffer les complots dirigés contre lui. Profond dans l’art de dissimuler, il ne négligea rien pour convaincre ses ennemis qu’ils avaient pris les armes contre un homme qui n’avait des conquêtes que pour leur propre avantage, dont l’unique ambition était d’acquérir le titre de prince, mais qui voulait que la principauté lui restât en effet. Il sut si bien les séduire, qu’ils envoyèrent vers lui le seigneur Pagolo pour traiter de la paix, et, en attendant, ils posèrent les armes.

Le duc, de son côté, ne cessa pas un seul instant ses préparatifs. Il avait soin d’augmenter sa cavalerie et son infanterie ; et, pour que ces précautions frappassent moins les yeux, il envoya ses troupes, par divisions séparées, en divers endroits de la Romagne. Il avait déjà reçu en outre cinq cents lances françaises ; et quoique ses forces fussent assez considérables pour pouvoir se venger de ses ennemis par une guerre ouverte, il pensa qu’il serait plus sûr et plus avantageux de les tromper, et de ne pas interrompre les négociations de paix déjà entamées.

Cette intrigue fut conduite avec tant d’adresse, qu’il conclut avec eux un traité de paix qui confirmait les engagements précédemment contractés par lui avec chacun d’eux. Il leur fit compter immédiatement quatre mille ducats, et leur donna l’assurance de ne point inquiéter les Bentivogli ; il fit alliance avec Giovanni, et consentit que jamais plus l’un d’entre eux à la fois ne pût être obligé de venir servir en personne, à moins que le contraire ne leur convînt.

De leur côté, ils s’engagèrent à lui restituer le duché d’Urbin et toutes les conquêtes qu’ils avaient faites jusqu’à ce jour ; à rester à son service dans toutes les expéditions qu’il aurait dessein d’entreprendre ; à ne pouvoir, sans sa permission, faire la guerre à qui que ce fût, ni entrer au service d’aucun autre prince.

Lorsque ce traité eut été ratifié, Guido Ubaldo, ancien duc d’Urbin, se réfugia de nouveau à Venise, après avoir fait démanteler préalablement toutes les places fortes de ses États ; car, assuré de l’affection de ses sujets, il ne voulait pas que l’ennemi tirât avantage des forteresses que lui-même n’espérait pas pouvoir défendre, et qu’elles servissent à tenir ses amis sous le joug.

Mais le duc de Valentinois, après avoir conclu ce traité, et réparti ses troupes, ainsi que les hommes d’armes français, dans toute la Romagne, quitta tout à coup Imola vers la fin de novembre, et se rendit à Césene, où il demeura quelques jours à négocier avec les envoyés des Vitelli et des Orsini, qui se trouvaient avec leurs troupes dans le duché d’Urbin pour déterminer les nouvelles entreprises qu’ils devaient tenter actuellement. Comme on ne concluait rien, on lui envoya dire par Oliverotto da Fermo, que s’il voulait faire la conquête de la Toscane, ils étaient prêts à le seconder ; que, dans le cas contraire, ils iraient assiéger Sinigaglia. Le duc répondit à cet envoyé que son intention n’était point de porter la guerre en Toscane, attendu que les Florentins étaient ses amis, mais qu’il verrait sans peine qu’ils dirigeassent leurs armes contre Sinigaglia. Bientôt après ils lui firent savoir que la ville s’était rendue à eux, mais que la citadelle n’avait pas voulu imiter cet exemple, et que le commandant avait déclaré ne vouloir la remettre qu’entre les mains du duc : en conséquence, ils l’engageaient fortement à venir. L’occasion parut favorable au duc : il pensa que son arrivée ne pourrait leur donner d’ombrage, puisque c’étaient eux-mêmes qui l’appelaient, et qu’il ne venait point de son propre mouvement. Pour endormir leurs soupçons, il licencia toutes les troupes françaises, qui s’en retournèrent en Lombardie, à l’exception de cent lances de M. de Candale, son beau-frère. Il partit de Césène vers le milieu de décembre, et se rendit à Fano. Déployant alors toute l’astuce et la sagacité dont il était doué, il persuada aux Vitelli et aux Orsini de l’attendre à Sinigaglia, en leur faisant sentir que la méfiance ne pouvait contribuer à rendre la paix ni durable ni sincère : que, quant à lui, il aimait à pouvoir compter sur les armes et les conseils de ses amis. Quoique Vitellozzo montrât quelque répugnance à se rendre à cette invitation, et que la mort de son frère lui eût appris que l’on ne doit pas se fier à un prince que l’on a offensé, néanmoins, persuadé par Pagolo Orsini, que le duc avait acheté par des dons et des promesses, il consentit à l’attendre.

En conséquence, le 30 décembre 1502, au moment de s’éloigner de Fano, le duc communiqua son dessein à huit de ses amis les plus intimes, parmi lesquels se trouvaient don Michele et monseigneur d’Euna, qui fut depuis cardinal, et leur prescrivit, aussitôt que Vitellozzo, Pagolo Orsini, le duc de Gravina et Oliverotto, seraient venus à sa rencontre, de placer chacun de ces quatre seigneurs entre deux d’entre eux, et leur désigna celui dont ils devaient se charger spécialement, avec ordre de faire en sorte de les occuper jusqu’à ce qu’on fût entré dans Sinigaglia, et de ne point les laisser s’éloigner avant qu’ils fussent arrivés au logement du duc, et faits prisonniers. Il ordonna ensuite à son armée, dont la force consistait en plus de deux mille hommes de cavalerie et de dix mille d’infanterie, de se trouver à la pointe du jour sur les bords du Metauro, fleuve éloigné de Fano d’environ cinq milles, et de l’attendre en cet endroit. S’étant donc trouvé le dernier jour de décembre sur le Metauro, avec toutes ses troupes, il fit avancer environ deux cents cavaliers ; son infanterie se mit ensuite en marche et il la suivit immédiatement en personne, à la tête du reste de ses hommes d’armes.

Fano et Sinigaglia sont deux villes de la Marche, situées sur les bords de la mer Adriatique, et éloignées l’une de l’autre de quinze milles ; de manière que celui qui se rend à Sinigaglia a sur sa droite des hauteurs dont la base se rapproche quelquefois si près de la mer, qu’il ne reste qu’un passage extrêmement resserré entre les eaux et la montagne : l’endroit où elles s’éloignent le plus de la mer n’a guère que deux milles de largeur.

La ville de Sinigaglia est à peu près à la distance d’un jet d’arc de la base de ces montagnes, et son éloignement de la mer est tout au plus d’un mille. À côté coule une petite rivière qui baigne la partie des murs de la ville qui regarde Fano, en face de la route. Cependant, lorsqu’on arrive près de Sinigaglia, on suit une assez grande partie de chemin le long des montagnes ; mais lorsqu’on est parvenu à la rivière qui baigne les murs, on tourne sur la main gauche, et l’on suit le rivage pendant l’espace à peu près d’un trait d’arc, jusqu’à ce que l’on arrive à un pont qui traverse la rivière presque en face de la porte par laquelle on entre dans la ville, non en ligne directe, mais sur le côté : au-devant de la porte, on trouve un faubourg composé de plusieurs maisons, et d’une place dont la rive du fleuve forme un des côtés.

Les Vitelli et les Orsini, dans l’intention de recevoir le duc d’une manière honorable, et de pouvoir loger ses troupes, avaient donné l’ordre aux leurs de sortir de la ville, et de se retirer dans quelques châteaux forts situés à six milles environ de Sinigaglia, où ils n’avaient laissé qu’Oliverotto et sa compagnie, composée de mille hommes d’infanterie et de cent cinquante chevaux ; elle avait ses logements dans le faubourg dont je viens de parler.

Toutes les dispositions ayant été prises, le duc de Valentinois s’avança vers Sinigaglia. Lorsque la tête de sa cavalerie eut atteint le pont, elle fit halte, et une partie fit face au fleuve, tandis que l’autre regardait la campagne : elle laissa un passage au milieu pour l’infanterie, qui s’avança sans s’arrêter jusque dans la ville. Vitellozzo, Pagolo et le duc de Gravina, montés sur des mulets, vinrent à la rencontre du duc, accompagnés d’un petit nombre de cavaliers. Vitellozzo était sans armes, et couvert d’un manteau doublé de vert : la tristesse peinte sur son visage semblait présager la mort qui l’attendait, et l’on ne pouvait le voir sans étonnement, lorsqu’on réfléchissait à son courage et à sa fortune passée. On dit même que, quand il quitta ses troupes pour venir à Sinigaglia à la rencontre du duc, il leur fit ses adieux comme s’il devait les quitter pour toujours ; il recommanda sa maison et le soin de sa fortune à ses principaux officiers, et conseilla à ses neveux de ne jamais se ressouvenir de la fortune de leur maison, mais seulement de la vertu de leurs pères.

Arrivés tous trois devant le duc, ils le saluèrent avec honnêteté : il les reçut d’un air gracieux ; et aussitôt ceux auxquels il avait recommandé de les surveiller les placèrent entre eux. Le duc s’étant alors aperçu qu’Oliverotto se trouvait absent, parce qu’il était resté avec ses troupes à Sinigaglia, où il les tenait en bataille devant la place de leurs quartiers, situés sur les bords de la rivière, et où il leur faisait faire l’exercice, fit signe de l’œil à don Michele, auquel Oliverotto avait été confié, de tâcher qu’il ne pût échapper. Don Michele pique alors son cheval, et Oliverotto s’étant approché, il lui dit que ce n’était pas le moment de tenir ses troupes hors de leurs quartiers, qui pourraient être pris par celles du duc. En conséquence, il lui conseilla de les faire entrer et de venir avec lui à la rencontre du duc. Oliverotto suivit son conseil et rejoignit bientôt le duc, qui, dès qu’il l’eut aperçu, l’appela près de lui. Oliverotto, l’ayant salué, se mit à le suivre comme les autres.

Lorsqu’ils furent entrés dans Sinigaglia, ils mirent tous pied à terre au logement du duc. Ce dernier, étant entré avec eux dans un appartement, les fit soudain saisir ; et montant aussitôt à cheval, il ordonna qu’on dévalisât les troupes d’Oliverotto et des Orsini. Celles du premier étant sur les lieux, elles furent toutes livrées au pillage ; mais, comme celles des Orsini et des Vitelli étaient plus éloignées, et qu’elles se doutaient du malheur de leurs chefs, elles eurent le temps de se réunir, et se rappelant le courage et la discipline dont la maison des Orsini et des Vitelli leur avait toujours donné l’exemple, elles serrèrent leurs rangs ; et, malgré les efforts des habitants du pays et des ennemis, elles parvinrent à se sauver. Les soldats du duc, peu satisfaits du pillage des troupes d’Oliverotto, commencèrent à saccager Sinigaglia ; et, si le duc n’avait réprimé leur avidité par la mort de plusieurs d’entre eux, la ville eût été totalement ravagée.

Mais quand la nuit fut arrivée, et les tumultes apaisés, le duc crut qu’il était temps de se défaire de Vitellozzo et d’Oliverotto. Les ayant fait conduire tous deux ensemble dans le même lieu, ils furent étranglés. Tous deux en expirant ne proférèrent aucune parole digne de leur vie passée ; car Vitellozzo le conjura d’implorer du pape une indulgence plénière pour tous ses péchés. Oliverotto rejeta en pleurant sur Vitellozzo toute la faute des outrages dont se plaignait le duc. Pagolo et le duc de Gravina Orsini furent laissés en vie jusqu’à ce que le duc eût appris que le pape avait fait arrêter dans Rome le cardinal Orsini, l’archevêque de Florence, et messer Jacopo da Santa Croce. Après avoir reçu cette nouvelle, il les fit étrangler de la même manière, à Castel-della-Pieve, le 18 janvier 1503[1].

  1. Ou 1503 suivant la manière de compter des Florentins, dont l’année ne commençait qu’au 25 mars.