Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Lettres de Famille/01

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 213-214).

I

LETTRES DE FAMILLE

I

À SON PERE[1].

Brienne, 5 avril 1781.
Mon père,

Si vous ou mes protecteurs ne me donnent pas les moyens de me soutenir plus honorablement dans la maison où je suis, rappelez-moi près de vous, et sur-le-champ. Je suis las d’afficher l’indigence, et d’y voir sourire d’insolents écoliers, qui n’ont que leur fortune au-dessus de moi, car il n’en est pas un qui ne soit à cent piques[2] au-dessous des sentiments qui m’animent. Eh quoi ! monsieur, votre fils serait continuellement le plastron de quelques paltoquets qui, fiers des douceurs qu’ils se donnent, insultent en souriant aux privations que j’éprouve ! Non, mon père, non. Si la fortune se refuse absolument à l’amélioration de mon sort, arrachez-moi de Brienne, donnez-moi, s’il le faut, un état mécanique. À ces offres, jugez de mon désespoir. Cette lettre, veuillez le croire, n’est point dictée par le désir de me livrer à des amusements dispendieux ; je n’en suis pas du tout épris. J’éprouve seulement le besoin de montrer que j’ai les moyens de me les procurer comme mes compagnons d’étude[3].

Votre respectueux et affectionné fils,

Buonaparte
.

  1. Charles-Marie de Buonaparte, né à Ajaccio le 29 mars 1746, fils de Joseph de Buonaparte (élu ancien d’Ajaccio en 1760) étudia à Rome et à Pise. Marié en 1764 à Maria-Lætitia Ramolino et reconnu noble le 19 août 1771, il fut nommé en 1774 conseiller du roi et assesseur (juge) de la ville et province d’Ajaccio. Ami particulier du comte de Marbeuf, gouverneur de l’île ; député de la noblesse de Corse en 1779 ; élu en 1781 membre du conseil des douze nobles de Corse. Mort à Montpellier le 24 février 1785. « C’était, dit Stendhal, un homme doux et aimable. » On a de lui de jolis sonnets italiens. Charles Bonaparte est inhumé à Saint-Leu-Taverny. (Seine-et-Oise.)
  2. Bonaparte se sert ici d’une des expressions les plus familières à madame de Sévigné.
  3. L’auteur de cette lettre, où l’on trouve déjà la fermeté et la force morales d’un homme, avait onze ans et demi. On croit rêver.