Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Précis de l'histoire de Corse

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 120--).

II

PRÉCIS DE L’HISTOIRE DE LA CORSE[1]

Les Arabes d’Afrique régnèrent longtemps sur la Corse. Les armes de ce royaume sont encore aujourd’hui une tête de Maure[2] ayant un bandeau sur les yeux, et sur un fond blanc. Les Corses se distinguèrent à la bataille d’Ostie, où les Sarrasins furent battus et obligés de renoncer à leurs projets sur Rome. Il est des personnes qui pensent que ces enseignes leur furent alors données par le pape Léon II, en témoignage de leur bravoure.

La Corse est censée avoir fait partie de la donation de Constantin et de celle de Charlemagne ; mais ce qui est plus certain, c’est qu’elle faisait partie de l’héritage de la comtesse Mathilde. Les Colones de Rome prétendent qu’au neuvième siècle un de leurs ancêtres a conquis la Corse sur les Sarrasins et en a été roi. Les Colones d’Itria et de Cinerca ont été reconnus par les Colones de Rome et les généalogistes de Versailles ; mais le fait historique de la souveraineté d’une branche de la famille Colonna en Corse n’en est pas moins un problème. Ce qui est constant toutefois, c’est que la Corse formait le douzième royaume reconnu en Europe, titre dont ces insulaires étaient glorieux et auquel ils ne voulurent jamais renoncer. C’est à ce titre que le doge de Gênes portait la couronne royale. Dans les moments où ils étaient le plus exaltés pour la liberté, ils conciliaient ces idées opposées en déclarant la sainte Vierge leur reine. On en trouve des traces dans les délibérations de plusieurs consultes ; entre autres, de celle tenue au couvent de Vinsolasca.

Comme toute l’Italie, la Corse fut soumise au régime féodal : chaque village eut un seigneur ; mais l’affranchissement des communes y précéda de cinquante ans le mouvement général qui eut lieu en Italie dans le onzième siècle. On aperçoit encore, sur des rochers escarpés, des ruines de châteaux, que la tradition désigne comme le refuge des seigneurs pendant la guerre des communes dans les douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles. La partie dite du Liamone et spécialement la province de la Rocca exercèrent la principale influence dans les affaires de l’île. Mais dans les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, les pièves dites des terres des communes, ou autrement, de la Castagnichia, furent à leur tour prépondérantes dans les consultes, ou assemblées de la nation.

Pise était la ville du continent la plus près de la Corse ; elle en fit d’abord le commerce, y établit des comptoirs, étendit insensiblement son influence et soumit toute l’île à son gouvernement. Son administration fut douce, conforme aux vœux et aux opinions des insulaires, qui la servirent avec zèle dans ses guerres contre Florence. L’énorme puissance de Pise finit à la bataille de la Maloria. Sur ses débris s’éleva la puissance de Gênes, qui hérita de son commerce. Les Génois s’établirent en Corse. Ce fut l’époque des malheurs de ce pays, qui allèrent toujours en croissant. Le sénat de Gênes, n’ayant pas su captiver l’affection des habitants, s’étudia à les affaiblir, à les diviser et à les tenir dans la pauvreté et l’ignorance. Aussi, est-il peu d’exemples d’une inimitié et d’une antipathie égales à celles qui animèrent ces insulaires contre les Génois.

La France, si près de la Corse, n’y eut jamais de prétention. On a dit que Charles Martel y avait envoyé un de ses lieutenants combattre les Sarrasins ; cela est fort apocryphe. Ce fut Henri II qui, le premier, envoya une armée sous les ordres du maréchal de Thermes, du fameux San-Piétro Ornano et d’un des Ursins ; mais ils n’y restèrent que peu d’années. Le vieux André Doria, quoique âgé de quatre-vingt-cinq ans, reconquit cette île à sa patrie.

L’Espagne, divisée en plusieurs royaumes et uniquement occupée de sa guerre contre les Maures, n’eut de vues sur la Corse que fort tard ; mais elle en fut divertie par ses guerres en Sicile.

Les pièves des terres des communes, Rostino, Ampugnani, Orezza et la Penta, se soulevèrent les premiers contre le gouvernement du sénat de Gênes ; les autres pièves de la Castagnichia, et insensiblement toutes les autres provinces de l’île, suivirent leur exemple. Cette guerre, qui commença en 1729, s’est terminée, en 1769, par la réunion de la Corse à la monarchie française ; la lutte a duré quarante ans. Les Génois ont levé des armées suisses et ont eu plusieurs fois recours aux grandes puissances, en prenant à leur solde des troupes auxiliaires. C’est ainsi que l’empereur d’Allemagne envoya d’abord en Corse le baron Wachtendorf, et plus tard le prince de Wurtemberg ; que Louis XV y envoya le comte de Boissieux, et depuis le maréchal de Maillebois. Les armées génoises et suisses éprouvèrent des défaites ; Wachtendorf et Boissieux furent battus ; le prince de Wurtemberg et Maillebois obtinrent des succès et soumirent tous deux le pays ; mais ils laissèrent le feu sous les cendres, et aussitôt après leur départ, la guerre se renouvela avec plus de fureur. Le vieux Giafferi, le chanoine Orticone, homme souple et éloquent, Hyacinthe Paoli, Cianoldi, Gaforio, furent successivement à la tête des affaires, qu’ils conduisirent avec plus ou moins de succès, mais toujours loyalement et animés par les plus nobles sentiments. La souveraineté du pays résidait dans une consulte composée des députés des pièves. Elle décidait de la guerre et de la paix, décrétait les impositions et les levées de milices. Il n’y avait aucune troupe soldée, mais tous les citoyens en état de porter les armes étaient inscrits sur trois rôles dans chaque commune ; ils marchaient à l’ennemi à l’appel du chef : les armes, les munitions, les vivres, étaient au compte de chaque particulier.

Dans toutes les consultes, et il est des années où il s’en tint plusieurs, les Corses publièrent des manifestes, dans lesquels ils détaillaient leurs griefs anciens et modernes contre leurs oppresseurs. Ils avaient pour but d’intéresser l’Europe à leur cause et aussi d’exalter le patriotisme national. Plusieurs de ces manifestes, rédigés par Orticone, sont pleins d’énergie, de logique et des plus nobles sentiments.

On a de fausses idées sur le roi Théodore. Le baron de Neuhoff était Westphalien ; il débarqua à la marine d’Aléria avec quatre bâtiments de transport chargés de fusils, de poudre, de souliers, etc… Les frais de cet armement étaient faits par des particuliers et des spéculateurs hollandais. Ce secours inattendu, au moment où les esprits étaient découragés, parut descendre du ciel. Les chefs proclamèrent roi le baron allemand, le représentèrent au peuple comme un grand prince d’Europe, qui leur était un garant des secours puissants qu’ils recevraient. Cette machine eut l’effet qu’ils s’en proposaient ; elle agit sur la multitude pendant dix-huit mois : elle s’usa, et alors le baron de Neuhoff retourna sur le continent. Il reparut plusieurs fois sur les plages de l’île avec des secours importants, qu’il dut à la cour de Sardaigne et au bey de Tunis. C’est un épisode curieux de cette guerre mémorable et qui indique les ressources de tout genre des meneurs du pays.

En 1754, Pascal Paoli fut déclaré premier magistrat et général de la Corse. Fils d’Hyacinthe Paoli et élevé à Naples, il était capitaine au service du roi don Carlos. La piève de Rostino le nomma son député à la consulte d’Alésani. Sa famille était très populaire. Il était grand, jeune, bien fait, fort instruit, éloquent. La consulte se divisa en deux partis : l’un le proclama chef et général ; c’était celui des plus chauds patriotes et les plus éloignés de tout accommodement. Les modérés lui opposèrent Matras, député de Fiumorbo. Les deux partis en vinrent aux mains ; Paoli fut battu et obligé de s’enfermer dans le couvent même d’Alésani. Ses affaires paraissaient perdues ; son rival le cernait. Mais aussitôt que la nouvelle en fut arrivée dans les pièves des communes, tous les pitons des montagnes se couvrirent de feu ; les cavernes et les forêts retentirent du son lugubre du cornet : c’était le signal de la guerre. Matras voulut prévenir ces redoutables milices : il donna l’assaut au couvent. D’un caractère impétueux, il marcha le premier, et tomba frappé à mort. Dès lors tous les partis reconnurent Paoli : peu de mois après, la consulte d’Alésani fut reconnue par toutes les pièves. Paoli déploya du talent : il concilia les esprits ; il gouverna par des principes fixes ; créa des écoles, une université ; se concilia l’amitié d’Alger et des Barbaresques ; créa une marine de bâtiments légers, eut des intelligences dans les villes maritimes, et sut se captiver l’opinion des bourgeois. Il fit une expédition maritime, s’empara de Capraja et en chassa les Génois, qui ne furent pas sans quelque crainte que les Corses ne débarquassent dans la Rivière. Il fit tout ce qu’il était possible de faire dans les circonstances du moment et chez le peuple auquel il commandait. Il allait s’emparer des cinq ports de l’île, lorsque le sénat de Gênes, alarmé, eut pour la troisième fois recours à la France. En 1764, six bataillons français prirent la garde des villes maritimes ; et sous leur égide, ces places continuèrent à reconnaître l’autorité du sénat,

Ces garnisons françaises restèrent neutres et ne prirent aucune part à la guerre, qui continua entre les Corses et les Génois. Les officiers français manifestèrent hautement les sentiments les plus favorables aux insulaires, et les plus contraires aux oligarques, ce qui acheva de leur aliéner tous les habitants des villes. En 1768, les troupes devaient retourner en France : ce moment était attendu avec impatience ; il ne fût resté aucun vestige de l’autorité de Gênes dans l’île, lorsque le duc de Choiseul conçut la pensée de réunir la Corse à la France. Cette acquisition parut importante, comme une dépendance naturelle de la Provence, comme propre à protéger le commerce du Levant et à favoriser des opérations futures en Italie. Après de longues hésitations, le sénat consentit ; et Spinola, son ambassadeur à Paris, signa un traité par lequel les deux puissances convinrent que le roi de France soumettrait et désarmerait les Corses, et les gouvernerait jusqu’au moment où la République serait en mesure de lui rembourser les avances que lui aurait coûté cette conquête. Or, il fallait plus de 30,000 hommes pour soumettre l’île et la désarmer ; et pendant plusieurs années il fallait y maintenir de nombreuses garnisons ; ce qui devait nécessairement monter à des sommes que la république de Gênes ne pourrait ni ne voudrait rembourser.

Les deux parties contractantes le comprenaient bien ainsi ; mais les oligarques croyaient par cette stipulation, mettre à couvert leur honneur et déguiser l’odieux qui rejaillissait sur eux aux yeux de toute l’Italie, de leur voir céder de gaîté de cœur à une puissance étrangère une partie du territoire. Choiseul voyait dans cette tournure un moyen de faire prendre le change à l’Angleterre et, s’il le fallait, de revenir sur ses pas sans compromettre l’honneur de la France. Louis XV ne voulait pas de guerre avec l’Angleterre.

Le ministre français fit ouvrir une négociation avec Paoli : il lui demandait qu’il portât son pays à se reconnaître sujet du roi et, conformément aux vœux que de plus anciennes consultes avaient quelquefois manifestés, qu’il se reconnût librement province du royaume. Pour prix de cette condescendance, on offrait à Paoli fortune, honneurs ; et le caractère grand et généreux du ministre avec lequel il traitait ne pouvait lui laisser aucune inquiétude sur cet objet. Il rejeta toutes les offres avec dédain ; il convoqua la consulte et lui exposa l’état critique des affaires ; il ne lui dissimula pas qu’il était impossible de résister aux forces de la France et qu’il n’avait qu’une espérance vague, mais rien de positif sur l’intervention de l’Angleterre. Il n’y eut qu’un cri : « La liberté ou la mort ! » Il insista pour qu’on ne s’engageât pas légèrement ; que ce n’était pas sans réflexion et par enthousiasme qu’il fallait entreprendre une pareille lutte. Mais tous paraissaient surtout indignés de ce que la France, qui avait été souvent médiatrice dans leurs querelles avec Gênes et avait toujours protesté de son désintéressement, se présentait aujourd’hui comme partie et feignait de croire que le gouvernement de Gênes pouvait vendre les Corses comme un troupeau de bœufs, et contre la teneur des pacta conventa.

Maillebois, en 1738, avait levé le régiment Royal-Corse de deux bataillons, composé entièrement de nationaux. On pratiqua, par le moyen des officiers, des intelligences avec les principaux chefs. Beaucoup se montrèrent au-dessus de la corruption ; mais quelques-uns cédèrent et se firent un mérite de courir au-devant d’une domination qui désormais était inévitable.

La masse de la population et surtout les montagnards n’avaient aucune idée de la puissance de la France. Accoutumés à se battre et à repousser souvent les faibles corps du comte de Boissieux et de Maillebois, rien de ce qu’ils avaient vu ne les effrayait. Ils croyaient que ces faibles détachements étaient les armées françaises. La consulte fut presque unanime pour la guerre ; la population partagea les mêmes sentiments.

Le traité par lequel Gênes cédait la Corse au roi excita en France un sentiment de réprobation générale. Lorsque l’on connut par les résolutions de la consulte qu’il faudrait faire la guerre et mettre en mouvement une partie de la puissance française contre ce petit peuple, l’injustice et l’ingénérosité de cette guerre émurent tous les esprits. Le sang qui allait couler retombait tout entier sur Choiseul.

Le lieutenant-général Chauvelin débarqua à Bastia ; il eut sous ses ordres 12,000 hommes. Il publia des proclamations, intima des ordres aux communes et commença les hostilités ; mais ses troupes, battues au combat de Borgo, repoussées dans toutes leurs attaques, furent obligées, à la fin de la campagne de 1768, de se renfermer dans les places fortes, ne communiquant plus entre elles que par le secours de quelques frégates de croisière. Les Corses se crurent sauvés : ils ne doutèrent point que l’Angleterre n’intervînt ; Paoli partagea cette illusion ; mais le ministère anglais, inquiet de la fermentation qui se manifestait dans ses colonies d’Amérique, ne voulait pas la guerre. Il fit remettre à Versailles une note faible et se contenta des explications plus faibles encore qui lui furent données. Des clubs de Londres envoyèrent des armes et de l’argent ; la cour de Sardaigne et quelques sociétés d’Italie donnèrent en secret des secours ; mais c’étaient de faibles ressources contre l’armement redoutable qui se préparait sur les côtes de la Provence. Les échecs qu’avait éprouvés Chauvelin furent un sujet de satisfaction pour toute l’Europe et spécialement en France. On avait le bon esprit de concevoir que la gloire nationale n’était en rien compromise dans une lutte contre une poignée de montagnards. Louis XV même montra quelques sentiments favorables aux Corses ; il était peu jaloux de mettre cette nouvelle couronne sur sa tête ; et pour le décider à ordonner les préparatifs d’une dernière campagne, il fallut lui parler de la joie qu’éprouveraient les philosophes de voir le grand roi battu par un peuple libre et obligé de reculer devant lui. L’influence en serait grande pour l’autorité royale. La liberté avait des fanatiques qui verraient des miracles dans le succès d’une lutte si inégale. Il n’y eut plus à délibérer. Le maréchal de Vaux partit pour la Corse ; il eut sous ses ordres 30,000 hommes ; les ports de cette île furent inondés de troupes. Les habitants se défendirent cependant pendant une partie de la campagne de 1769, mais sans espoir de succès. La population de la Corse était alors de 150,000 habitants au plus, 130,000 étaient contenus par les forts et les garnisons françaises, il restait 20,000 hommes en état de porter les armes, desquels il fallait ôter tous ceux qui appartenaient aux chefs qui avaient fait leur traité avec les agents du ministère français. Les Corses se battirent avec obstination au passage du Golo. N’ayant pas eu le temps de couper le pont, qui était en pierre, ils se servirent des cadavres de leurs morts pour en former un retranchement. Paoli, acculé au sud de l’île, s’embarqua sur un bâtiment anglais, à Porto-Vecchio, débarqua à Livourne, traversa le continent et se rendit à Londres. Il fut accueilli partout, par les souverains et par le peuple, avec les plus grandes marques d’admiration ; 4 ou 500 patriotes suivirent Paoli et émigrèrent ; un grand nombre d’autres abandonnèrent leurs villages et leurs maisons, et continuèrent plusieurs années à faire la petite guerre, coupant les chemins aux convois et à tous les soldats isolés. Les habitants les appelaient les patriotes, les Français les appelaient les bandits. Ils méritaient ce dernier titre par les cruautés qu’ils commettaient, quoique jamais contre les naturels.

Les vues du cabinet de Versailles étaient bienfaisantes : il accorda aux Corses des états de province, composés de trois ordres, le clergé, la noblesse, le tiers-état ; il rétablit la magistrature des douze nobles que les Corses avaient toujours réclamée ; des encouragements furent donnés à l’agriculture ; la compagnie d’Afrique de Marseille fut contrainte à reconnaître d’anciens usages favorables aux pêcheurs corses pour la pêche du corail. Des grandes routes furent percées, des marais desséchés. On essaya même de former des colonies de Lorrains, d’Alsaciens, pour mettre sous les yeux des insulaires des modèles de culture. Les impositions ne furent pas onéreuses ; les écoles furent encouragées ; les enfants des principales familles furent appelés en France pour y être élevés. C’est en Corse que les économistes firent l’essai de l’imposition en nature. Dans les vingt années qui s’écoulèrent de 1769 à 1789, l’île gagna beaucoup. Mais tant de bienfaits ne touchèrent pas le cœur des habitants, qui, au moment de la Révolution, n’étaient rien moins que Français. Ils le sont devenus en 1790, la Révolution ayant changé l’esprit de ces insulaires. Paoli quitta l’Angleterre où il vivait d’une pension que lui avait faite le parlement et qu’il abandonna. Il fut accueilli par la Constituante, par la garde nationale de Paris et même par Louis XVI. Son arrivée dans l’île produisit une joie générale ; la population tout entière accourut à Bastia pour le voir. En peu de jours, il reprit une grande influence sur le peuple. Le Conseil exécutif le nomma général de division, commandant les troupes de ligne dans l’île. Les gardes nationales lui avaient déféré leur commandement. L’assemblée électorale l’avait nommé président. Il réunit ainsi tous les pouvoirs. Cette conduite du Conseil exécutif n’était pas politique ; mais il faut se reporter à l’esprit qui régnait alors. Quoi qu’il en soit, Paoli servit fidèlement la Révolution jusqu’au 10 août. La mort de Louis XVI acheva de le dégoûter. Dénoncé par les sociétés populaires de Provence, la Convention, qu’aucune considération n’arrêtait jamais, l’appela à sa barre. Il avait près de quatre-vingts ans. C’était l’inviter à porter lui-même sa tête sur l’échafaud. Il n’eut d’autre ressource que d’en appeler à ses compatriotes ; il insurgea toute l’île contre la Convention. Les représentants du peuple, commissaires chargés de mettre à exécution ce décret, arrivèrent dans ces circonstances ; ils ne purent que conserver, à l’aide de quelques bataillons, les places de Bastia et de Calvi. Si la décision du parti que devait prendre la Corse avait dépendu d’une assemblée des principales familles, Paoli n’aurait pas réussi. On blâmait généralement les excès qui se commettaient en France ; mais on pensait qu’ils étaient passagers, qu’il était facile de s’en garantir dans l’île, et qu’il ne fallait pas, pour obvier à l’inconvénient du moment, se séparer d’une patrie qui pouvait seule assurer le bonheur et la tranquillité du pays. Paoli fut étonné du peu de crédit qu’il obtint dans des conférences privées. Plusieurs de ceux mêmes qui l’avaient accompagné en Angleterre et avaient passé vingt ans à maudire la France furent les plus récalcitrants, entre autres le général Gentili ; cependant, dans la masse entière de la population, à l’appel de son ancien chef, il n’y eut qu’un cri. En un moment la tête de maure fut arborée sur tous les clochers, et la Corse cessa d’être française. Peu de mois après, les Anglais s’emparèrent de Toulon ; lorsqu’ils en furent chassés, l’amiral Hood mouilla à Saint-Florent ; il débarqua 12,000 hommes, qu’il mit sous les ordres de Nelson ; Paoli y joignit 6,000 hommes. Ils cernèrent Bastia. La Combe Saint-Michel et Gentili défendirent la ville avec la plus grande intrépidité ; elle ne capitula qu’après quatre mois de siège. Calvi résista quarante jours de tranchée ouverte. Le général Dundas, qui commandait un corps anglais de 4,000 hommes et était campé à Saint-Florent, se refusa à prendre part au siège de Bastia, ne voulant pas compromettre ses troupes sans l’ordre spécial de son gouvernement.

L’on vit alors un spectacle bien étrange : le roi d’Angleterre posa sur sa tête la couronne du royaume de Corse, bien étonnée de se trouver à côté de la couronne de Fingal. En juin 1794, la consulte de Corse, présidée par Paoli, proclama que ses liens politiques avec la France étaient rompus à jamais et que la couronne de Corse serait offerte au roi d’Angleterre. Une députation, composée de Galeazzi, président, Filippi de Vescovato, Negroni de Bastia, Cesari-Rocca de la Rocca, se rendit à Londres, et le roi accepta la couronne. Il nomma pour vice-roi lord Gilbert Elliot. La consulte avait en même temps décrété une constitution qui assurait les libertés et les privilèges du pays. Elle était calquée sur celle d’Angleterre. Lord Elliot était un homme de mérite ; il avait été vice-roi des Indes ; mais il ne tarda pas à se brouiller avec Paoli. Ce vieillard s’était retiré au milieu des montagnes, et là il désapprouvait la conduite du vice-roi, qui était influencé par deux jeunes gens Pozzo di Borgo et Colonna, dont l’un servait auprès de lui en qualité de secrétaire, et l’autre comme aide de camp. On reprochait à Paoli d’être d’un caractère inquiet, de ne pas savoir se résoudre à vivre en simple particulier, de vouloir toujours trancher du maître du pays. Cependant l’influence qu’il avait dans l’île et qui n’était pas contestée, les services que dans cette circonstance il avait rendus à l’Angleterre, tout ce qu’avaient de respectable sa carrière et son caractère, portaient le ministère anglais à de grands ménagements. Il eut plusieurs conférences avec le vice-roi et le secrétaire d’État. C’est dans l’une d’elles que, piqué par quelques observations, il leur dit : « Je suis ici dans mon royaume ; j’ai deux ans fait la guerre au roi de France ; j’ai chassé les républicains. Si vous violez les privilèges et les droits du pays, je puis plus facilement encore en chasser vos troupes. » Quelques mois après, le roi d’Angleterre lui écrivit une lettre convenable à la circonstance, où il lui conseillait, par l’intérêt qu’il portait à sa tranquillité et à son bonheur, de venir finir ses jours dans un pays où il était considéré et où il avait été heureux. Paoli sentit que c’était un ordre : il hésita ; mais rien n’annonçait que ce règne de la Terreur dût se terminer en France. Il se soumit au destin et se rendit à Londres, où il mourut en 1807. Les Corses étaient extrêmement mécontents des gouverneurs anglais ; ils n’entendaient rien à leur langue, à leur tristesse habituelle, à leur manière de vivre. Des hommes continuellement à table, presque toujours pris de vin, peu communicatifs, contrastaient avec leurs mœurs. La différence de religion fut aussi un sujet de répugnance. Les Anglais répandaient l’or à pleines mains ; les habitants le recevaient, sans que cela leur inspirât aucune reconnaissance. Dans ce temps, Napoléon entra dans Milan, s’empara de Livourne, y réunit, sous les ordres de Gentili, tous les réfugiés corses. L’exaltation devint extrême dans toutes les montagnes. Dans une grande fête, à Ajaccio, on accusa le jeune Colonna, aide de camp du vice-roi, d’avoir insulté un buste de Paoli. Ce jeune homme en était incapable. L’insurrection éclata ; les habitants de Borgognano interceptèrent les communications de Bastia à Ajaccio, cernèrent le vice-roi, qui avait marché contre eux avec un corps de troupes : il fut contraint d’abandonner ses deux favoris et de les chasser de son camp. Elliot vit qu’il était impossible de se maintenir en Corse ; il chercha un refuge et s’empara de Porto-Ferrajo. Gentili et tous les réfugiés débarquèrent, en octobre 1796, malgré les croisières anglaises. Ils intimèrent une marche générale de la population. Toutes les crêtes des montagnes se couvrirent pendant la nuit de feux ; le bruit rauque de la corne, signal de l’insurrection, se fit entendre dans toutes les vallées ; ils s’emparèrent de Bastia et de toutes les places. Les Anglais s’embarquèrent en hâte et abandonnèrent beaucoup de prisonniers. Le roi d’Angleterre ne porta que deux ans la couronne de Corse, qui ne servit qu’à dévoiler l’ambition de son cabinet et à lui donner un ridicule. Cette fantaisie coûta cinq millions sterling à la trésorerie de Londres.

La Corse forma la 23e division militaire de la République ; le général Vaubois en eut le commandement. Au commencement de 1798, des malveillants, sous un prétexte de religion, insurgèrent une partie du Fiumorbo ; voulant s’accréditer d’un grand nom, ils mirent à leur tête le général Giafferi. Le général Vaubois marcha à eux, les dispersa et fit prisonnier leur général. Il était âgé de quatre-vingt-dix ans et dominé par son confesseur. Il avait été élevé à Naples où il avait servi et était parvenu au grade de général major ; il jouissait depuis dix-huit ans de sa retraite et vivait tranquillement dans sa piève. Vaubois le fit traduire à une commission militaire qui le condamna à mort ; il fut fusillé. Cette catastrophe fit couler les larmes de tous les Corses ; c’était le fils du fameux Giafferi qui, pendant trente ans, les avait commandés dans la guerre de l’indépendance. Son nom était éminemment national. C’eût été le cas de considérer ce vieillard comme en enfance et de se contenter de faire tomber la vindicte nationale sur le moine hypocrite qui le dirigeait[3].

  1. C’est ici le complément de la grande Histoire de Corse que Bonaparte avait terminée à Auxonne, pendant ses loisirs de garnison. L’ouvrage devait paraître chez l’imprimeur François-Xavier Joly, à Dôle. Pour tout ce qui concerne les manuscrits et les copies de cette Histoire, voir notre note de la fin du Précis page 139. Le Précis a été publié pour la première fois par le général Montholon.
  2. C’est à tort que le texte du bibliophile Jacob (Napoléon, Delloye, éditeur, 1840) dit : « une tête de mort. »
  3. Le Précis a été reproduit par M. Kermoysan dans son Napoléon (Didot, édit. 1853) et par le bibliophile Jacob (Œuvres de Napoléon, Delloye, éditeur, 1840.)
    De tous les ouvrages de Napoléon, c’est l’Histoire de la Corse qui a eu le plus de vicissitudes. À l’origine, le jeune auteur comptait la dédier à l’abbé Raynal ; mais il changea d’idée par suite de l’agencement trop inexpérimenté de l’œuvre. En juillet 1789, Bonaparte était en correspondance avec le père Dupuy, ancien sous-principal du collège de Brienne. Sur les conseils de son vieux maître, il refondit complètement son Histoire. Plus tard, projet de dédicace à l’archevêque de Sens, M. de Marbeuf, frère du gouverneur de la Corse.
    La mort de ce prélat le décida à dédier son œuvre à Paoli. Mais les événements se précipitèrent. Paoli s’était jeté dans les bras des Anglais, à la grande indignation de Bonaparte. Le travail en resta là. Nous ne pouvons juger de cette œuvre que par le Précis et les Lettres publiées plus haut.
    On croit que l’une des copies de l’Histoire de Corse, copie ayant appartenu à Lucien Bonaparte, se trouve actuellement à Londres. On la dit annotée et corrigée par Napoléon, avec indication en marge des sources où il a puisé. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, en mai 1887, une autre copie autographe a été vendue à l’Hôtel Drouot. La Petite République française, du samedi 24 mai, dit à ce sujet :
    « On vient de vendre à l’Hôtel Drouot, au milieu d’une curieuse collection d’autographes, une pièce réellement précieuse ; c’est un manuscrit autographe de Napoléon Ier, huit pages pleines in-folio à deux colonnes, couvertes d’une écriture fine et serrée. Ce manuscrit contient un passage d’une Histoire de la Corse que Napoléon Ier écrivit en 1790, à Ajaccio.
    « Une des copies de cette Histoire fut adressée à l’abbé Raynal, lequel, émerveillé, la montra à Mirabeau. Le grand tribun jugea que « ce manuscrit lui semblait annoncer un génie de premier ordre ». Malheureusement, les deux copies de cette Histoire furent perdues et il ne reste que le fragment de l’original qui s’est vendu hier 5,500 francs, après avoir été vivement poussé. L’acquéreur est un Anglais. »
    Il ne faut donc pas désespérer, d’après ces indications, de découvrir un jour le manuscrit complet de cette œuvre historique.