Œuvres philosophiques (Hume)/Essai sur l’Argent

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Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome septièmeTome 7 (p. 65-112).

ESSAI

SUR L’ARGENT.

L’argent n’est pas, à proprement parler, un objet de commerce, il n’est que la mesure dont les hommes sont convenus pour faciliter l’échange réciproque de leurs marchandises, & il peut être, à beaucoup d’égards, comparé aux voiles du vaisseau, sans le secours desquelles un bâtiment ne pourroit traverser l’espace immense des mers, & naviger dans les pays les plus éloignés. La valeur de toutes les especes de denrées & de marchandises, est toujours proportionnée à la quantité de l’argent existant dans un état, ce qui en rend le plus ou le moins d’abondance absolument indifférent chez tous les peuples dont on cherche à estimer la force & la puissance, indépendamment & sans relation avec ceux dont ils sont environnés. En effet, on achetoit avec un écu, du tems de Henri VII, autant de marchandises qu’on pourroit en acheter aujourd’hui avec une guinée. Le public seul peut retirer quelque avantage d’une plus grande abondance d’argent, & cet avantage est borné dans le cas des guerres & des négociations avec les états voisins ; c’est pour cette raison qu’en remontant jusqu’à la république de Carthage, on a vu dans tous les tems les pays riches & commerçans soudoyer des troupes mercenaires qu’ils employoient à leur service, & qu’ils levoient chez les nations voisines, moins riches & moins commerçantes. S’ils n’avoient fait la guerre qu’avec leurs sujets naturels, leurs richesses & leur grande abondance de matieres d’or & d’argent leur auroient été moins utiles, parce que la paie des troupes nationales doit toujours augmenter, à proportion de l’opulence générale. La France ne dépense pour l’entretien & la subsistance d’une armée de soixante mille hommes, que les mêmes sommes d’argent qu’il en coûte à l’Angleterre pour une armée deux fois moins nombreuse, ce qu’on ne peut attribuer qu’à la grande différence des richesses de l’un & l’autre royaume. Les empereurs romains, maîtres du monde entier, ne dépensoient pas, pour l’entretien de leurs légions, ce qu’il en a coûté annuellement à l’Angleterre pour l’équipement & la subsistance de ses flottes durant la derniere guerre.

Un royaume ne peut jamais avoir une population trop nombreuse, & une industrie trop étendue ; l’une & l’autre sont dans tous les tems, avantageuses à un état, soit pour les affaires du dedans, soit pour celles du dehors. Le public & le particulier en profitent également, & la nation est puissante dans l’intérieur & chez les étrangers. Mais la grande abondance d’argent n’a qu’un usage borné, & peut même souvent causer du préjudice à une nation dans son commerce étranger.

Un peuple en possession d’un grand commerce, paroît, à la premiere inspection, pouvoir acquérir & s’attirer à lui seul, les richesses du monde entier ; mais tout, dans les affaires humaines, dépend heureusement d’une concurrence de causes propres à arrêter l’accroissement du commerce & des richesses d’une nation, & à les partager successivement entre tous les peuples.

Il est très-difficile à une nation supplantée par une autre dans le commerce, de regagner le terrein qu’elle a perdu ; l’industrie de ses rivaux, leur habileté dans le commerce, & les gros fonds de leurs négocians, les mettant en état de se contenter de plus petits profits, leur donnent une supériorité presque impossible à vaincre ; mais tous ces avantages sont heureusement compensés par le bas prix de la main-d’œuvre dont jouit tout état qui n’a pas un commerce étendu, & qui n’abonde pas en espece d’or & d’argent. Les manufactures ne restent pas toujours dans les mêmes lieux ; elles abandonnent les provinces, & les pays qu’elles ont enrichis, pour se réfugier dans des terres nouvelles, où elles sont attirées par le bon marché des denrées & de la main-d’œuvre ; elles y restent jusqu’à ce que ces nouveaux pays étant enrichis à leur tour, elles en soient bannies, par les mêmes causes qui les y ont attirées. On peut observer en effet, que la grande abondance d’argent qu’un commerce florissant & étendu a introduite dans un état, y augmente la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises, & cette augmentation diminue nécessairement l’étendue du commerce, en donnant aux nations pauvres la facilité de vendre les ouvrages & les marchandises de leurs fabriques à meilleur marché que ne le peuvent faire celles qui possedent beaucoup d’especes d’or & d’argent.

Cette observation, que je crois juste & fondée sur l’expérience, peut faire douter, avec raison, de l’avantage prétendu des banques publiques & des papiers de crédit, en usage chez quelques peuples, & dont l’établissement ne remonte pas beaucoup au-delà d’un siecle. L’augmentation de la valeur des denrées & du prix de la main-d’œuvre, est un inconvénient inséparable de l’accroissement du commerce, & d’une plus grande quantité d’especes d’or & d’argent ; il est l’effet de la richesse publique & de la prospérité générale, objets perpétuels des desirs des hommes. On en est dédommagé par les avantages que procure la possession de ces précieux métaux, & par le crédit qu’ils donnent à une nation dans les négociations & dans les guerres étrangeres ; mais il ne peut y avoir aucun motif raisonnable d’augmenter encore cet inconvénient, par une monnoie fictive, qui ne peut être d’aucun usage pour s’acquitter avec les étrangers, & qu’un grand désordre dans l’état peut réduire à rien. Il est vrai que dans toute nation riche il se trouve nécessairement un petit nombre de citoyens qui possedent de grandes sommes d’argent, & qui préferent de les convertir en une espece de monnoie, dont le transport est plus facile & la conservation exposée à moins de dangers. Mais les banquiers particuliers peuvent remplacer à cet égard les banques publiques, ainsi que le faisoient autrefois les orfevres à Londres, & que les banquiers le font encore à Dublin. La nécessité d’une banque dans tout état opulent, peut déterminer les ministres à en établir une, dont la régie soit confiée à des administrateurs entiérement dépendans du gouvernement, avec lequel ils en partagent le bénéfice ; mais il ne peut jamais être de l’intérêt d’aucune nation commerçante d’augmenter son crédit factice, dont l’effet nécessaire est de poser l’argent au-dessus de sa proportion naturelle, & d’obliger le négociant & le manufacturier à acheter plus cher des proprietaires & des ouvriers, les denrées & la main-d’œuvre, sans lesquelles ils ne peuvent continuer leur commerce. On doit donc convenir, dans ce point de vue, que la banque publique la plus avantageuse à une nation, seroit celle qui (contre l’usage ordinaire de ces sortes d’établissemens), simple dépositaire des sommes qui y seroient portées, ne les reverseroit pas dans le public. Une banque telle que je la propose, détruiroit l’agiotage & les gains excessifs des banquiers ; & quoique les appointemens des directeurs & des commis de cette banque fussent une charge pour l’état (car il est nécessaire dans ce projet, qu’elle ne fasse aucun profit), le gouvernement en seroit avantageusement dédommagé, par le bas prix de la main-d’œuvre & la destruction du papier de crédit. D’ailleurs, les grandes sommes d’argent déposées dans les caisses de la banque, seroient une ressource toujours prompte & assurée dans les tems malheureux, & lorsque l’état seroit menacé d’un grand danger ; & ce qu’on en tireroit dans ces circonstances critiques pourroit y être remplacé à loisir, dans les tems heureux de paix & de tranquillité.

Le papier de crédit sera la matiere d’une autre dissertation ; je vais proposer & développer dans celle-ci deux observations qui peuvent occuper nos politiques spéculatifs ; c’est à eux seuls que je m’adresse ; je veux bien m’exposer au ridicule attaché dans ce siecle au rôle de philosophe, sans y ajouter encore celui d’homme à systêmes & à projets. Anacharsis, le Scithien, qui vivoit dans un pays où les especes d’or & d’argent n’étoient d’aucun usage dans le commerce, soutenoit avec raison que ces deux métaux ne pouvoient être utiles aux Grecs que pour les opérations de compte & d’arithmétique. Il est évident, en effet, que l’or & l’argent, en ne les considérant que comme monnoie, ne sont autre chose que la représentation du travail & des marchandises, & ne servent que de mesure pour les apprécier & les estimer ; & que dans les pays où les especes sont en plus grande abondance, il en faut d’avantage pour représenter la même quantité de denrées & de travail. Je crois qu’on peut comparer l’argent aux chiffres romains ou arabes, que les marchands peuvent employer indifféremment dans leurs comptes ; mais les chiffres romains exigent plus de caracteres, & leur usage demande plus de peines & de soins ; il en est de même de la plus grande quantité d’especes, dont l’abondance exige des soins & des peines pour les garder & les transporter ; il faut convenir cependant que depuis la découverte des trésors de l’Amérique, l’industrie a augmenté chez tous les peuples de l’Europe, à l’exception de ceux qui possedent des mines dans le Nouveau-Monde ; & quoique la nouvelle quantité d’or & d’argent répandue dans l’Europe ne soit pas la cause unique de cette augmentation de l’industrie, il y a tout lieu de croire qu’elle y a beaucoup contribué ; on peut s’appercevoir, en effet, d’un changement marqué dans tous les états où les especes commencent à devenir plus communes ; le travail & l’industrie y acquièrent de l’activité, le négociant y devient plus entreprenant, le fabricant plus laborieux & plus adroit, le laboureur lui-même y conduit sa charrue avec plus d’attention & moins de tristesse. Il est difficile d’expliquer tous ces effets lorsqu’on ne fait attention qu’à la plus grande abondance des especes, qui ne peuvent se répandre dans un état qu’en y augmentant le prix de toutes les denrées & de toutes les marchandises, & en obligeant les consommations à donner un plus grand nombre de pieces blanches ou jaunes, pour se les procurer ; mais l’augmentation du prix de la main d’œuvre, suite nécessaire de la grande quantité des especes, est certainement contraire au progrès du commerce étranger, & lui porte le plus grand préjudice.

Ce phénomene singulier ne peut s’expliquer qu’en observant que, quoique l’augmentation de valeur de toutes les marchandises soit la suite nécessaire de celle de la quantité d’or & d’argent, cependant l’accroissement dans la valeur des denrées & des marchandises ne se fait pas subitement, il n’arrive au contraire que successivement & lorsqu’il s’est écoulé un espace de tems assez considérable pour donner aux nouvelles especes celui de circuler dans toutes les parties de l’état, & de se répandre dans toutes les classes du peuple. On ne peut appercevoir aucun changement dans les premiers momens, où une nouvelle quantité d’especes s’introduit dans une nation, il n’arrive qu’insensiblement & par degrés ; une marchandise enchérit, & ensuite une autre, jusqu’à ce qu’enfin il s’établisse généralement, & dans toutes les especes de denrées & de marchandises, une juste proportion entre leur valeur & la quantité des nouvelles especes répandues parmi le peuple. L’augmentation de la quantité des especes d’or & d’argent n’est favorable à l’industrie, que dans l’intervalle qui doit nécessairement exister entre leur acquisition & une augmentation générale dans la valeur de toutes les marchandises. Les métaux nouvellement acquis par une nation ne sont alors que dans peu de mains, & n’appartiennent qu’à un petit nombre de personnes, qui cherchent sur le champ à les employer de la maniere la plus avantageuse pour eux. Lorsqu’une société de manufacturiers & de négocians a reçu de l’or & de l’argent, en retour des marchandises envoyées à Cadix, ces manufacturiers & ces négocians se trouvent en état d’employer plus d’ouvriers qu’auparavant ; les ouvriers de leur côté se contentent de travailler pour des maîtres qui les paient exactement, & ne pensent pas à exiger une plus forte rétribution pour le prix de leur travail ; lorsqu’un prompt débit de marchandises met le manufacturier dans le cas d’en faire fabriquer une plus grande quantité, il est alors obligé, pour attirer les ouvriers, d’ augmenter le prix de leurs journées & de la façon des étoffes ; mais il ne les paie d’avantage que sous la condition d’en fabriquer plus de pieces, & de faire plus d’ouvrage dans le même espace de tems. L’ouvrier, se trouvant, par ce nouvel arrangement, mieux payé, & ayant plus de moyens de se procurer les nécessités de la vie, se soumet sans peine à l’augmentation de travail & de fatigue qu’exige de lui le manufacturier ; les denrées dont il a besoin, & qu’il va chercher dans le marché de la ville voisine, ne lui coûtent que le même prix qu’auparavant, & l’augmentation du prix de son travail, lui donne de quoi s’en procurer une plus grande quantité & de meilleure qualité, pour son usage & celui de sa famille. Le laboureur & le maraîcher ne tardent pas à s’appercevoir que leurs denrées & toutes les productions de la terre s’enlèvent avec plus de facilité, & qu’ils en ont un débit plus prompt ; la certitude de la vente les anime au travail, ils s’y livrent avec ardeur & même avec une espece de plaisir ; & ils font de nouveaux efforts pour tirer de la terre plus de productions, dont la vente les puisse mettre en état de mieux vêtir, & d’acheter pour eux & pour leur famille une plus grande quantité d’étoffes & de meilleure qualité que celles dont ils faisoient usage précédemment. De son côté, le fabricant, dont l’industrie est animée par un gain multiplié & continuellement répété, ne change pas le prix de ses marchandises, & n’en augmente pas la valeur, quoiqu’il soit obligé de payer les ouvriers plus cher qu’ils ne l’étoient auparavant. Le tableau que je viens de mettre sous les yeux du lecteur lui représente la marche des nouvelles especes dans toute leur circulation ; il lui est aisé de les suivre, & de se convaincre qu’elles excitent le travail dans toutes les classes du peuple, avant d’augmenter le prix de la main-d’œuvre, ainsi que la valeur des denrées & des marchandises.

Lorsqu’on fait attention aux différens changemens arrivés en France dans la valeur des monnoies, on doit être convaincu que la quantité des especes peut être considérablement accrue dans un état, avant que le prix de la main-d’œuvre y soit réellement augmenté. En effet, la valeur des denrées & des marchandises n’a pas augmenté dans ce royaume aussi-tôt après l’augmentation de la valeur numéraire, ou du moins il s’est écoulé quelque tems avant que l’ancienne proportion se rétablît. Louis XIV a augmenté de trois septiemes, dans les dernieres années de sa vie, la valeur de toutes les especes, & à sa mort les marchandises n’étoient augmentées que d’un septieme. Le bled ne se vend présentement, année commune, en France, que le même nombre de livres numéraires qu’il s’y vendoit il y a plus de 80 ans. L’argent n’étoit cependant pour lors qu’à 30 liv. le marc, il en vaut 50 aujourd’hui, & on ne peut révoquer en doute, que le commerce n’aie fait entrer dans ce royaume, depuis cette époque, une quantité considérable d’or & d’argent.

On peut conclure de ces différentes réflexions, qu’il est indifférent, pour le bonheur intérieur d’un état, que les especes y soient en plus grande on en moindre quantité ; le gouvernement doit borner ses soins, dans cette matiere, à empêcher la diminution de la masse des métaux possédé par l’érat, & à favoriser l’introduction des nouvelles especes, quelque petite qu’en soit la quantité, parce que quelque imperceptible que soit l’accroissement des métaux dans une nation, il est le seul moyen qui puisse y entretenir l’esprit industrieux du peuple, & y augmenter le fonds du travail, source unique de la puissance & des véritables richesses. Toute nation, dont la masse des métaux diminue, est, dans le tems de cette diminution, beaucoup plus foible & plus malheureuse que toute autre nation moins riche en métaux, mais dont la quantité s’accroît tous les ans. J’ai fait observer précédemment que l’accroissement de la quantité des especes n’étoit pas immédiatement suivi d’une augmentation proportionnée dans la valeur des marchandises & des denrées, & qu’il s’écoulait toujours un intervalle de tems avant que tout eût pris son niveau. Cet intervalle, qui existe également lorsque la quantité des métaux diminue, est aussi nuisible à l’industrie, qu’il lui est avantageux lorsqu’elle augmente. Dans le cas de la diminution de la quantité des métaux, l’ouvrier n’en éprouve aucune dans la valeur des denrées & des marchandises dont il a besoin ; il les achete le même prix, quoiqu’il soit moins employé par le manufacturier & le négociant ; le laboureur, de son côté, ne trouve plus à vendre la même quantité de grains & de bestiaux, quoiqu’il soit obligé de payer le même prix de son bail au propriétaire ; une langueur une espece d’engourdissement se répandent dans toutes les parties de l’état, & annoncent une pauvreté générale, toujours suivie de l’oisiveté & de la mendicité.

La rareté des especes est si grande dans quelques cantons de l’Europe (c’étoit, dans les siecles précédens, la situation générale de tous les états de cette partie du monde), que les Seigneurs ne trouvent pas de fermiers qui s’obligent de payer le prix de leurs baux en argent, & ils sont forcés de recevoir des denrées en paiement de leurs rentes foncières & de leurs baux. Cette forme de paiement contraint les proprietaires à consommer eux mêmes les denrées qui constituent leur revenu, & à vendre, dans les marchés des villes voisines, le superflu de leur consommation. Les souverains de ces pays ne peuvent être également payés des impôts nécessaires au maintien du gouvernement, qu’en denrées, dont la reproduction est annuelle & successive. Comme des impositions levées d’une manière si incommode, ne peuvent être fort avantageuses au prince, il ne peut, dans cette position, être puissant, parce qu’il lui est impossible de soudoyer autant de troupes de terre & de mer, que si son pays abondoit en or & en argent. Il y a certainement plus de différence présentement entre la puissance de l’Allemagne, comparée à ce qu’elle étoit il y a trois cents ans, qu’il n’y en a dans son industrie, sa population & ses manufactures. Les pays qui font partie de l’Empire, & qui sont sous la domination de la maison d’Autriche, ne sont pas, dans la balance de l’Europe, un poids proportionné à leur étendue, leur population & leur culture ; ce qu’on doit attribuer à la petite quantité d’especes qui y circulent. Cette observation paroît être contradictoire avec le principe précédemment établi, que la quantité plus ou moins grande d’or & d’argent est en soi-même indifférente. Suivant ce principe, tout souverain d’un état peuplé & fertile devroit être puissant, & gouverner des sujets riches & heureux, indépendamment de l’abondance ou de la rareté de l’or & de l’argent. On a d’autant plus lieu de le penser, que ces métaux sont, par leur nature, susceptibles d’un grand nombre de divisions & de sous-divisions, nécessaires à la facilité de commerce ; & que lorsque la division est au point de les rendre d’un poids trop léger, & expose le propriétaire au danger de les égarer, rien n’empêche de les allier à un métal moins précieux, comme on le pratique en quelques endroits de l’Europe, & de leur donner, par ce moyen, un poids plus commode pour le commerce ; en sorte que les métaux puissent servir également pour toutes sortes de change, qu’elles qu’en soient la valeur & la quantité.

Je réponds à ces difficultés, que ce qu’on attribue à la rareté des especes, est l’effet des mœurs & des coutumes des habitans, & que nous confondons à cet égard, ainsi que cela nous arrive souvent, l’effet nécessaire avec la cause. La contradiction n’est qu’apparente, & il faut faire usage de la réflexion pour découvrir les principes qui peuvent concilier la raison & l’expérience.

Personne ne peut contester que la valeur des denrées & des marchandises ne soit toujours dans la proportion de leur quantité avec celle des especes d’or & d’argent, & que tout changement considérable dans l’une ou l’autre de ces quantités, ne produit le même effet. La grande quantité des marchandises les fait baisser de valeur, leur rareté en augmente le prix ; de même la grande quantité d’especes augmente le prix des marchandises, & leur rareté en fait baisser la valeur. Il est évident aussi que la quantité des marchandises & des denrées à vendre & à acheter, & celle des especes en circulation, contribue bien plus à leur valeur, que la quantité absolue des unes & des autres. Toutes les especes d’or & d’argent conservées dans les coffres forts & retirées de la circulation, ne contribuent en rien à la valeur des denrées & des marchandises, & n’y influent pas d’avantage que si elles n’existoient pas réellement. Il en seroit de même si toutes les marchandises & toutes les denrées étoient amassées dans des magasins, & y étoient conservées pour n’être jamais vendues. Dans ces deux cas, l’argent & les marchandises, qui par leur nature doivent réciproquement se rapprocher, s’éloignent au contraire, & s’évitant, pour ainsi dire, ne peuvent jamais avoir d’effets relatifs lorsqu’il est question de former quelques conjectures sur le prix des grains, celui que le fermier est obligé de se réserver pour sa subsistance & celle de sa famille, ne doit pas entrer dans la spéculation ; son superflu est ce qui doit seul en déterminer la valeur.

Pour appliquer ces principes à la question présente, il est nécessaire de se représenter ces siecles grossiers qui ont vu naître les nations, & de les distinguer du temps présent, où l’imagination confond ses besoins avec ceux de la nature. Dans les premiers tems de la réunion des peuples en société, les hommes contens des productions de la terre ou de ces premieres & grossieres préparations qu’ils peuvent eux-mêmes leur donner, sans le secours des connoissances & de l’industrie, ont peu d’occasions de faire des échanges, & encore moins besoin de l’argent, qui n’en est devenu la représentation que par la convention des nations. Le laboureur occupe sa famille à filer la laine de son troupeau, & la donne à un tisserand dont il reçoit une étoffe grossiere qu’il paie en grains ou en laine. Le charpentier, le serrurier, le maçon & le tailleur sont également payés en denrées, & le seigneur lui-même, demeurant dans le voisinage de sa terre, reçoit de son fermier, pour prix de son bail, une partie des denrées qu’il recueille. La famille du seigneur, ses domestiques, & les étrangers qu’il admet dans sa maison à titre d’hospitalité, en consomment la plus grande partie ; il vend le reste dans la ville voisine, & en retire le peu d’argent qui lui est nécessaire pour payer ce que la terre ne lui fournit pas.

Mais lorsque les hommes commencent à avoir des goûts plus délicats & plus recherchés, ils quittent leurs anciennes habitations, & ne se contentent plus des denrées & des marchandises simples que le voisinage leur fournit ; les échanges se multiplient, un plus grand nombre d’especes de marchandises entre dans le commerce pour satisfaire aux besoins réciproques, & ce commerce ne peut exister sans argent. Les ouvriers ne peuvent plus être payés en grains, parce qu’ils ont d’autres besoins que celui de la simple nourriture. Le laboureur est obligé d’aller au loin chercher les marchandises qui lui sont nécessaires, & ne peut pas toujours porter avec lui les denrées dont la vente le met en état de payer le manufacturier & le négociant. Le propriétaire vit dans la capitale, ou dans un pays éloigné de sa terre, & demande à être payé en or ou en argent, dont le transport est facile. Il s’établit des entrepreneurs, des manufacturiers & des négocians de toute sorte de marchandises, & ils ne peuvent commercer les uns avec les autres qu’avec des especes. Dans cet état de la société, les marchés ne se peuvent plus terminer qu’en soldant en pieces de métal, dont l’usage est devenu bien plus commun qu’il ne l’étoit quelques siecles auparavant. Il résulte de cette observation que lorsque la quantité des especes reste la même dans une nation, & n’y prend pas d’accroissement, les hommes se procurent à plus bas prix les besoins & les commodités de la vie, dans les siecles d’industrie & de raffinement, que dans ceux où le luxe, la délicatesse & la police sont inconnues. La valeur des marchandises est toujours dans la proportion de la quantité qu’on met en vente, & de celle des especes qui sont dans la circulation ; les marchandises & les denrées consommées par le propriétaire & le cultivateur, ou données en échange les unes contre les autres ne se portant jamais au marché, & ne donnant pas lieu à une vente réelle, sont absolument étrangeres aux especes, & comme n’existant pas à leur égard. Cette maniere d’en faire usage fait par conséquent baisser la proportion de leur côté, & en augmente la valeur ; mais lorsque les especes sont employées dans toutes les ventes, & qu’elles sont devenues la mesure de tous les échanges, le même fonds de richesses nationales a plus d’espace à parcourir ; toutes les denrées & toutes les marchandises sont portées dans les marchés ; la sphere de la circulation est agrandie, & la proportion étant baissée du côté des especes, tout doit être à meilleur marché, & la valeur de chaque effet commerçable doit diminuer progressivement.

Les denrées & les marchandises n’ont que triplé, où tout au plus quadruplé de valeur, depuis la découverte du nouveaux monde. La quantité des especes d’or & d’argent possédées présentement par toutes les nations de l’Europe, est cependant bien plus que quadruplée depuis le quinzieme siecle ; les mines de l’Amérique, dont les Espagnols & les Portugais sont les seuls possesseurs, & le commerce des François, des Anglois & des Hollandois en Afrique, font entrer annuellement en Europe plus de six millions sterlings d’especes d’or & d’argent, dont le commerce des Indes Orientales ne consomme pas le tiers. L’Europe entiere ne possédoit. peut-être pas, dans-le quinzieme siecle, la valeur de soixante millions sterlings en especes d’or & d’argent. Le changement des mœurs & des usages peut seul expliquer, d’une maniere satisfaisante, pourquoi la valeur de toutes les marchandises & de toutes les denrées n’est pas augmentée dans la même proportion que la quantité d’or & d’argent. Non seulement l’industrie de tous les peuples de l’Europe a accru le nombre des productions de tout genre ; mais ces mêmes productions, augmentées en quantité, sont devenues de nouveaux objets de commerce, à mesure que les hommes se sont éloignés de leur ancienne simplicité de mœurs ; & quoique cet accroissement de commerce n’ait pas été égal à celui des especes, il a cependant été assez grand, pour que les marchandises ne se soient pas fort éloignées de leur ancienne valeur.

On demandera peut-être si l’ancienne simplicité de mœurs étoit plus avantageuse à l’état & au public, que ce luxe & ce raffinement introduits chez toutes les nations policées. Quant à moi, je n’hésiterois pas à donner la préférence à la façon de vivre des peuples modernes ; & en ne la considérant même que du côté de la politique, elle peut servir de nouveau motif pour l’encouragement du commerce & des manufactures. En supposant, en effet, qu’on vît renaître tout-à-coup sur la terre l’ancienne simplicité des mœurs, & que les hommes, semblables à leurs ancêtres les plus reculés, puissent satisfaire à tous leurs besoins par leur propre industrie & celle de leur famille & de leur voisinage ; la plus grande partie des sujets sera hors d’état de payer au souverain des impôts en especes d’or & d’argent, & le prince ne pourra en exiger que des contributions en denrées & en marchandises, seules richesses dont ils sont propriétaires : les inconvéniens attachés à cette forme d’impositions sont si évidens par eux mêmes, qu’il est inutile d’y insister. Le souverain sera réduit, dans ce cas, à ne demander d’argent qu’aux villes principales de son-royaume, comme les seuls endroits où il puisse être en circulation ; mais ces villes principales seroient hors d’état de lui fournir des sommes aussi considérables qu’il lui seroit possible d’en lever sur toute la nation, si les especes y étoient répandues dans toutes les classes du peuple ; la diminution dans le revenu public ne seroit pas seulement une preuve incontestable du peu de richesses de la nation ; mais la même quantité d’especes seroit insuffisante pour fournir au gouvernement autant de marchandises & de denrées que dans les tems d’industrie & de commerce général, parce qu’ainsi que nous l’avons observé, toutes les denrées & marchandises sont plus cheres dans les pays où la vente n’en est pas multipliée.

La plupart des hommes, & même quelques historiens, ont adopté pour maxime qu’un état peu riche en especes d’or & d’argent ne peut jamais être puissant, quoique sa population soit nombreuse & que son sol soit fertile & bien cultivé. Les différentes observations que j’ai mises sous les yeux de lecteur, doivent le détromper de ce préjugé, & le convaincre qu’il est absolument indifférent à un état, consideré en lui-même, de posséder plus ou moins d’especes. L’abondance des hommes & des denrées constitue seule la force réelle d’une société ; elle ne peut être affoiblie que par les mœurs & la façon de vivre du peuple, qui, en resserrant l’or & l’argent dans un petit nombre de mains, en empêche la circulation ; l’industrie & le luxe les incorporent, au contraire, quelque médiocre qu’en soit la quantité, dans toutes les classes de l’état, parce qu’alors tous les particuliers en possedent une petite portion, & que par une suite nécessaire les marchandises & les denrées diminuent de valeur ; ce qui donne au souverain le double avantage de faire contribuer ses sujets en or & en argent, & de se procurer plus de denrées & de marchandises avec la même quantité de métaux.

On peut conjecturer, par la comparaison du prix des marchandises, que les especes sont aussi rares présentement en Chine, qu’elles l’étoient en Europe il y a trois cents ans. Le grand nombre d’officiers civils militaires existans dans cet empire, sont cependant une preuve incontestable de sa puissance. Polybe nous apprend que les vivres étoient de son tems à si bon marché en Italie, qu’on pouvoit être nourri dans les hôtelleries pour un semis par tête, ce qui revenoit à un peu plus de trois deniers de notre monnoie. Rome étoit cependant pour lors souveraine de tout l’univers connu. Un siecle auparavant les ambassadeurs de Carthage disoient, en plaisantant, que les Romains étoient de tous les peuples de la terre les plus aisés à vivre, & que leur maniere de se nourrir en étoit la preuve ; puisque dans chaque repas qui leur avoit été donné, en qualité de ministres étrangers, ils n’y avoient observé aucune différence dans le service. La quantité plus ou moins grande des métaux précieux, est donc absolument indifférente ; leur accroissement successif, & leur circulation dans l’état, méritent seuls l’attention des législateurs, & cette dissertation peut servir à donner une idée de l’influence que l’accroissement & la circulation des especes peuvent avoir dans l’ordre politique. Nous observerons, dans l’essai sur l’intérêt de l’argent, que dans cette matiere, ainsi que dans celle que nous venons de traiter, un effet nécessaire a été pris pour la cause, qu’on a attribué à l’abondance de l’argent, ce qui n’étoit que la conséquence du changement des mœurs & des usages des peuples.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

Il seroit à desirer que M. Hume eût apporté plus d’ordre & de méthode dans son essai sur l’argent ; il auroit évité des apparences de contradiction, qui jettent de l’obscurité dans une matiere déjà difficile à entendre par sa nature, & qui embarrassent le lecteur. Je crois cependant, après une lecture attentive & réfléchie de cet essai, pouvoir réduire le sentiment de M. Hume à ces trois propositions ; 1°. que l’argent n’est utile aux états que lorsqu’il y circule ; 2°. que sa circulation est la suite & la conséquence nécessaire du commerce & du luxe ; 3°. que les états les plus riches & les plus commerçans doivent perdre successivement tous leurs avantages, par l’effet même de leur commerce, dont l’accroissement augmente la valeur de toute espece de denrées, de marchandises & de main d’œuvre.

Le commerce est l’échange réciproque des denrées & des marchandises nécessaires aux hommes ; & pour faciliter ces échanges, ils ont imaginé un signe & une mesure commune, que la solidité & la divisibilité des métaux leur ont offerte. Mais comme les métaux sont renfermés dans les entrailles de la terre, que les mines d’où on les tire ne sont pas également répandues dans toutes les parties du globe, & que les unes sont plus communes que les autres, il est très-vraisemblable que le fer & le cuivre ont été les premiers métaux employés à l’usage de la monnoie, & que les premieres especes d’or & d’argent ont été fabriquées chez les peuples qui possédoient ces mines précieuses. La découverte des mines d’or & d’argent a dû faire baisser la valeur du fer & du cuivre, & ces précieux métaux n’ont pu se répandre parmi les peuples qui n’en étoient pas possesseurs, que par le commerce & par l’échange qu’en faisoient les propriétaires, avec les denrées & les marchandises dont ils avoient besoin. Les peuples, riches en denrées & en marchandises, ont attiré parmi eux les métaux que la nature leur refusoit, par la même voie que les propriétaires des mines se procuroient les denrées & les marchandises dont ils étoient privés par la nature du sol, ou la température du climat ; leurs besoins réciproques les encourageoient à tirer des entrailles de la terre les trésors qu’elles renfermoient, & à cultiver sa superficie. Les possesseurs des mines ne perdoient rien en se privant de métaux dont la propriété ne pouvoit satisfaire aux besoins de la nature, & les cultivateurs acquéroient une richesse factice, dont ils acquéroient une richesse factice, dont ils faisoient usage pour se procurer chez leurs voisins, également cultivateurs, les denrées & les marchandises qu’ils ne pouvoient trouver dans leur pays. C’est ainsi que les métaux précieux, divisés en petites parties, se sont répandus parmi toutes les nations, & que les peuples cultivateurs, assurés que la terre seroit toujours féconde, possedent des richesses réelles & permanentes, bien préférables à celles des propriétaires des mines, dont la fécondité n’est pas inépuisable.

Ce n’est donc que par le commerce que les peuples cultivateurs & industrieux peuvent acquérir des especes d’or & d’argent ; parce qu’aucun peuple de la terre ne possede toutes les especes de denrées & de marchandises connues, les nations, quelque éloignées qu’elles puissent être les unes des autres, ont des besoins réciproques que le commerce étranger peut seul satisfaire, & tout peuple dont l’industrie & la culture diminuent, & qui conserve cependant la même étendue de commerce étranger pour se fournir chez ses voisins les productions que la nature lui refuse, non-seulement n’accroît plus la quantité de ses métaux, mais la voit au contraire diminuer annuellement. Toute nation commerçante avec les etrangers, ne peut être dans une situation toujours égale, par rapport à la quantité des especes d’or & d’argent ; il est nécessaire qu’elle l’augmente par son commerce, soit avec les peuples possesseurs des mines, soit avec les nations industrieuses cultivatrices, mais commerçantes avec les pays où les mines sont situées, ou qu’elle éprouve une diminution dans la quantité de ses especes ; & je crois démontré que tout peuple qui cesse d’en acquérir, doit nécessairement tomber dans la pauvreté.

L’accroissement de la quantité des especes d’or & d’argent dans un état, est la preuve la plus certaine de l’étendue de son commerce, & je suis très-éloigné de penser que cet accroissement, quelque grand qu’on le puisse supposer, soit capable de détruire ce même commerce. En effet, quoique l’Europe ait peut-être reçu de l’Amérique, dans l’espace de moins de trois siecles, dix fois plus d’especes d’or & d’argent qu’elle n’en possédoit avant la découverte de cette partie du monde ; le commerce de l’Europe est cependant d’une tout autre étendue qu’il ne l’étoit dans le quinzieme siecle. L’esprit d’industrie s’est répandu de toute part, & comme le luxe n’est & ne peut être que relatif aux mœurs & aux coutumes des siecles précédens, on peut dire qu’il n’est inconnu chez aucun peuple de l’Europe. En effet, tous ses habitans, de quelque pays, de quelque état & de quelque condition qu’ils puissent être, jouissent de commodités & d’agrémens dont on n’avoit pas même l’idée il y a trois cents ans, & apportent dans leur façon de vivre, des délicatesses & des raffinemens qui semblent s’accroître avec le progrès du tems. La grande étendue du commerce, qui fait entrer chez tous les peuples de nouvelles quantités d’or & d’argent, ne se détruit donc pas par lui-même mais d’ailleurs il faut observer, 1°. qu’une grande partie de la quantité d’especes d’or & d’argent qu’attire le commerce dans un état, y change, pour ainsi dire, de nature, & ne fait plus partie de la monnoie, au moyen des divers usages auxquels on l’emploie, tels que l’argenterie & les ornemens des églises, la vaisselle, les bijoux, les meubles & les vêtemens. L’usage de la vaisselle n’est plus un luxe chez tous les peuples, & la masse des métaux convertis en vaisselle & en bijoux chez les nations commerçantes, est à-peu-près égale à la quantité des especes. 2°. Les états considérés dans leur généralité, & respectivement les uns aux autres, peuvent être comparés à des familles particulieres, & se gouvernent dans l’ordre économique sur les mêmes principes. Les hommes ne cherchent à acquérir de l’argent que pour se procurer ce que leur ancien patrimoine ne pourroit leur fournir. Les états riches en métaux nouvellement acquis par le commerce, les emploient également à acheter, dans les pays étrangers, ce qui leur manque, soit en production de la terre, soit en manufactures ; & ce desir insatiable de jouir & de se procurer ce qu’on ne trouve pas dans son propre pays, fait sortir des états les plus commerçans une grande partie des especes que le commerce leur avoit apportées. 3°. La comparaison de la valeur des denrées & des marchandises, tant en France qu’en Angleterre, prouve d’une maniere incontestable qu’elles ont diminué de prix dans ces deux royaumes, bien-loin d’y être augmentées par l’accroissement successif de la quantité des especes d’or & d’argent dont le commerce a enrichi ces deux états ; ce qui peut faire présumer, avec grande vraisemblance, qu’il en est de même dans tous les pays de l’Europe. M. Hume rapporte, dans son histoire d’Angleterre, à la suite du regne de Jacques Ier, mort en 1625, le prix des grains, de la volaille, du gibier, de la laine, de la toile, &c.[1] Sous le regne de ce prince, la valeur à laquelle ces différens objets étoient portés pour lors, n’est plus la même présentement, & le peuple peut se les procurer aujourd’hui avec moins d’argent. Les auteurs François qui ont écrit depuis quelques années sur le commerce des grains, observent tous que le prix en est fort diminué depuis quatre-vingts ans, ce qu’ils attribuent aux entraves que ce commerce a éprouvées depuis cette époque. Il y a cependant tout lieu de croire que la différence de législation sur le commerce des grains, n’a pas été la cause de cette diminution, & que les circonstances qui en ont fait baisser la valeur en Angleterre, ont dû opérer le même effet en France, ce qu’on ne peut attribuer qu’à l’accroissement des richesses de ces deux nations, dont la culture s’est également perfectionnée.

Par des recherches qui ont été faites sur d’anciens registres de dépense de quelques abbayes du royaume, depuis 1670, jusqu’en 1685, on a acquis la preuve que la viande de boucherie, le beurre, les œufs, la volaille, le gibier, &c. n’ont pas, à beaucoup près, augmenté de valeur dans la proportion de celle des monnoies, que personne n’ignore être presque doublée depuis cet espace de tems. La viande de boucherie, qui se vendoit dans les provinces où ces abbayes sont situées, 3 sols 6 deniers depuis 1670, jusqu’en 1685, ne vaut aujourd’hui que 5 sols ; le cent d’œufs de 1 liv. 7 s., n’a monté qu’à 2 livres ; la livre de beurre vaut 9 sols, au lieu de 5 sols 9 deniers qu’elle valoit pour lors. La valeur de la volaille, du gibier, du vin, du cidre, &c. est dans la même proportion. Il est donc démontré, par l’expérience uniforme des deux nations, gouvernées par des loix très-différentes, & dont le commerce n’a cessé de faire des progrès, que l’accroissement de la quantité des especes chez un peuple n’y augmente pas le prix des denrées de premiere nécessité, & que par une conséquence nécessaire, le prix de la main d’œuvre ne doit pas y augmenter. L’augmentation de la quantité des especes d’or & d’argent augmente dans le premier moment la valeur des marchandises de luxe, & c’est, à ce que je crois, le premier effet qui résulte de l’accroissement sensible de la masse des métaux dans un état. En effet, les propriétaires de la nouvelle quantité d’argent l’emploient à acheter les choses rares, qui contribuent aux plaisirs & aux commodités de la vie, ou à satisfaire le faste & la vanité. La demande des denrées & des marchandises rares & précieuses devient plus grande qu’elle ne l’étoit précédemment ; les cultivateurs & les ouvriers, occupés de leur production & de l’industrie nécessaire pour les mettre en œuvre, ne sont plus assez nombreux pour en fournir la quantités demandée, il en résulte nécessairement une augmentation de valeur, tant sur les productions que sur la main-d’œuvre. Les marchandises & les denrées se vendent toujours un prix proportionné à leur quantité & à la demande qui en est faite ; mais cet accroissement de valeur des denrées & des marchandises excite un grand nombre de cultivateurs & d’ouvriers à s’adonner à leur culture & à leur fabrique. L’espoir du gain & le débit avantageux de ces objets de commerce, augmentent successivement le nombre des cultivateurs & des ouvriers. Les premiers perfectionnent la culture, & acquièrent une expérience qui semble rendre la terre plus féconde ; les seconds devenant plus adroits & plus intelligens, inventent des machines qui diminuent le travail des ouvriers. Par le progrès du tems ces marchandises & ces denrées cessent d’être rares, elles deviennent, même communes. Leur prix & leur valeur diminuent dans la même proportion, & l’usage qu’en font toutes les classes du peuple, leur ôte la dénomination de luxe, & les rend même d’une espece de nécessité. Les étoffes de soie, dont on ne peut jouir que par la culture des mûriers, l’adresse des fileurs qui tirent des cocons, la matiere précieuse qui les couvre, & l’industrie des ouvriers qui l’emploient, nous offrent ce progrès de la culture & de l’art. Les premieres étoffes unies fabriquées en Europe, étoient, sans comparaison, plus cheres que ne le sont présentement les chefs d’oeuvres de la fabrique de Lyon. Personne n’ignore que Henri II est le premier de nos rois qui ait porté des bas de soie ; ce qui caractérisoit le plus grand luxe de son tems, est devenu le vêtement commun des plus petits bourgeois, parce que la culture des mûriers, réservée, il y a deux siecles, à l’Italie & à l’Espagne, est devenue la culture ordinaire de quelques-unes de nos provinces, & que l’industrie a inventé une machine, dont la propriété est de donner à l’ouvrier la facilité de fabriquer dans un jour, ce qui exigeoit précédemment le travail d’une semaine. Nos potagers sont couverts de fruits & de légumes étrangers, originaires des pays les plus éloignés, que la culture a naturalisés parmi nous. On en peut dire autant des fleurs les plus communes dont nos jardins sont parés. Le pêcher, cet arbre si commun dans tous les potagers, & que les paysans plantent aujourd’hui dans leurs cours & dans leurs jardins, est originaire de Perse. Les premieres pêches crues en Europe ont sans doute été réservées pour les souverains ; mais par la succession du tems & les soins des cultivateurs, toutes les classes du peuple peuvent faire présentement usage de ce fruit. Il en est de même des artichaux & de la plupart des légumes dont le peuple fait sa nourriture, & qui étoient vraisemblablement aussi rares en Europe il y a 3000 ans, que les ananas le peuvent être aujourd’hui.

Le luxe que produit la quantité des especes d’or & d’argent se détruit par lui-même, & se porte sur d’autres objets, mais ces changemens dans les mœurs & les habitudes des hommes, qui sont l’ouvrage d’un grand nombre de siecles, n’arrivent que successivement, & dans une progression lente & insensible. L’abondance des especes d’or & d’argent, dont l’accroissement est plus rapide, fait hausser presque subitement le prix des marchandises de luxe, mais l’abondance de ces mêmes marchandises ne pouvant arriver qu’après un grand nombre d’années, la diminution de leur valeur en est beaucoup plus lente, & ne peut être observée que par des yeux très-attentifs. La grande quantité d’or & d’argent que le commerce fait entrer dans un état, n’est donc pas contraire à ce même commerce. Loin d’augmenter le prix des denrées, des marchandises & de la main-d’œuvre, elle les fait diminuer de valeur ; son principal effet est donc de répandre les métaux précieux chez tous les peuples de la terre, & en les rendant riches en especes, de les engager à prendre part eux-mêmes à un commerce qui augmente les plaisirs & les commodités des hommes, & qui peut diminuer les maux dont la plupart d’entre eux sont affligés.

EXTRAIT

de l’Histoire de la Maison de Stuart, par M. Hume, t. I, p. 117.

Le bled, & conséquemment toutes les nécessités de la vie, étoient plus cheres sous le regne de Jacques I, mort en 1625, qu’elles ne le sont présentement. Les entrepreneurs des magasins publics étoient autorisés, par une ordonnance de ce prince, à acheter des grains lorsque le froment étoit au-dessous de 32 schellings le quater, le seigle au-dessous de 18, & l’orge au-dessous de 16. Les grains qui seroient aujourd’hui très-chers à ce prix, étoient pour lors à bon marché lorsqu’ils ne passoient pas cette valeur. Pendant la plus grande partie du regne de Jacques I, le lod ou les vingt-huit livres de la plus belle laine, ont valu 33 schellings ; à présent la même quantité de laine ne vaut que 22 schellings, quoique nous exportions une bien plus grande quantité d’étoffes de laine. Malgré la grande augmentation de la quantité des especes d’or & d’argent dans le royaume, les manufactures précieuses ont plutôt diminué qu’augmenté en valeur, au moins des progrès de l’art & de l’industrie.

Dans une comédie de Shakespear, l’hôtesse dit à Falstaff, que les chemises qu’elle lui a achetées sont de toile d’Hollande, & qu’elles lui ont coûté huit schellings l’yard ; ce qui seroit très-cher à présent, en supposant même, contre toute vraisemblance, que la meilleure toile de Hollande, de ce tems-là, fût égale en beauté & en bonté à celle d’aujourd’hui. Un yard de velours étoit estimé 22 schellings, vers le milieu du regne d’Elisabeth ; je n’ai pu découvrir, quelque recherche que j’aie faite, le prix de la viande de boucherie pendant le regne de Jacques I ; mais comme le pain est la principale subsistance, & que son prix regle celui de toute autre espece de nourriture, nous pouvons présumer que les bestiaux étoient d’une valeur proportionnée à celle du bled. Nous devons d’ailleurs observer, que le goût du siecle étoit de convertir les terres labourables en pâture, ce que les loix ne pouvoient empêcher ; preuve certaine que cette nature de biens procuroit plus de revenu, & conséquemment que la viande de boucherie étoit, ainsi que le pain, beaucoup plus chere qu’à présent. Nous avons une ordonnance du commencement du regne de Charles I, qui fixe le prix de la volaille & du gibier, & nous trouvons que les prix en sont très-hauts. Un coq-d’Inde est fixé à 4 schellings & 6 sols, une poule-d’Inde, 3 schellings, un coq faisan 6 schellings, une poule faisande 5 schellings, une perdrix 1 schelling, une oie 2 schellings, un chapon 2 schellings & 6 sols, une poule 1 schelling & 6 sols, un lapin 8 sols, & une douzaine de pigeons 6 schellings. Observons cependant que la ville de Londres est maintenant trois fois plus peuplée qu’elle ne l’étoit pour lors, ce qui doit augmenter le prix de la volaille & du gibier ; les campagnes des environs de Londres ne pouvant plus suffire à la consommation, ce qui oblige à faire venir la volaille & le gibier de plus loin qu’autrefois. La principale différence de la dépense du tems présent, comparé avec celui de Jacques I, consiste dans les besoins imaginaires des hommes, qui se sont depuis ce tems extrêmement multipliés, & c’est pour cette raison que Jacques I pouvoit, en 1625, faire plus de dépense qu’il n’en feroit présentement avec le même revenu, quoique la différence ne soit pas aussi grande qu’on le pense communément.

  1. On trouvera à la suite de ces réflexions la traduction de la partie de l’histoire des Stuarts, par M. Hume, qui a rapport à cet objet.