Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900/Nouveaux essais sur l’entendement humain/Livre troisième

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livre troisième

des mots


Chap. I. — Des mots ou du langage en général.

§ 1. Ph. Dieu, ayant fait l’homme pour être une créature sociable, lui a non seulement inspiré le désir et l’a mis dans la nécessité de vivre avec ceux de son espèce, mais lui a donné aussi la faculté de parler, qui devait être le grand instrument et le lien commun de cette société. C’est de cela que viennent les mots qui servent à représenter, et même à expliquer les idées.

Th. Je suis réjoui de vous voir éloigné du sentiment de M. Hobbes, qui n’accordait pas que l’homme était fait pour la société, concevant qu’on y a été seulement forcé par la nécessité et par la méchanceté de ceux de son espèce. Mais il ne considérait point que les meilleurs hommes, exempts de toute méchanceté, s’uniraient pour mieux obtenir leur but, comme les oiseaux s’attroupent pour mieux voyager en compagnie, et comme les castors se joignent par centaines pour faire de grandes digues, où un petit nombre de ces animaux ne pourraient réussir ; et ces digues leur sont nécessaires, pour faire par ce moyen, des réservoirs d’eau ou de petits lacs, dans lesquels ils bâtissent leurs cabanes et pêchent des poissons, dont ils se nourrissent. C’est là le fondement de la société des animaux qui y sont propres, et nullement la crainte de leurs semblables, qui ne se trouve guère chez les bêtes.

Ph. Fort bien, et c’est pour mieux cultiver cette société que l’homme a naturellement ses organes façonnés en sorte qu’il sont propres à former des sons articulés, que nous appelons mots.

Th. Pour ce qui est des organes, les singes les ont en apparence aussi propres que nous à former la parole, cependant il ne s’y trouve point le moindre acheminement. Ainsi il faut qu’il leur manque quelque chose d’invisible. Il faut considérer aussi qu’on pourrait parler, c’est-à-dire se faire entendre par les sons de la bouche sans former des sons articulés, si on se servait des tons de musique pour cet effet ; mais il faudrait plus d’art pour inventer un langage des tons, au lieu que celui des mots a pu être formé et perfectionné peu à peu par des personnes qui se trouvent dans la simplicité naturelle. Il y a cependant des peuples, comme les Chinois, qui par le moyen de tons et accents varient leurs mots, dont ils n’ont qu’un petit nombre. Aussi était-ce la pensée de Golius[1], célèbre mathématicien et grand connaisseur des langues, que leur langue est artificielle, c’est-à-dire qu’elle a été inventée tout à la fois par quelque habile homme pour établir un commerce de paroles entre quantités de nations différentes ; qui habitaient ce grand pays que nous appelons la Chine, quoique cette langue pourrait se trouver altérée maintenant par le long usage.

§ 2. Ph. Comme les Ourangs-Outangs et autres singes ont les organes sans former des mots, on peut dire que les perroquets et quelques autres oiseaux ont les mots sans avoir de langage, car on peut dresser ces oiseaux et plusieurs autres à former des sons assez distincts ; cependant ils ne sont nullement capables de langue. Il n’y a que l’homme qui soit en état de se servir de ces sons comme des signes des conceptions intérieures, afin que par là elles puissent être manifestées aux autres.

Th. Je crois qu’en effet sans le désir de nous faire entendre nous n’aurions jamais formé de langage ; mais étant formé il est encore à l’homme à raisonner à part soi, tant par le moyen que les mots lui donnent de se souvenir des pensées abstraites, que par l’utilité qu’on trouve en raisonnant à se servir des caractères et de pensées sourdes ; car il faudrait trop de temps, s’il fallait tout expliquer et toujours substituer les définitions à la place des termes.

§ 3. Ph. Mais, comme la multiplication des mots en aurait confondu l’usage, s’il eût fallu un nom distinct pour désigner chaque chose particulière, le langage a été encore perfectionné par l’usage des termes généraux, lorsqu’ils signifient des idées générales.

Th. Les termes généraux ne servent pas seulement à la perfection des langues, mais même ils sont nécessaires pour leur constitution essentielle. Car, si par les choses particulières on entend les individuelles, il serait impossible de parler s’il n’y avait que des noms propres et point d’appellatifs, c’est-à-dire, s’il n’y avait des mots que pour les individus, puisqu’à tout moment il en revient de nouveaux lorsqu’il s’agit des individus, des accidents et particulièrement des actions, qui sont ce qu’on désigne le plus ; mais, si par les choses particulières on entend les plus basses espèces (species infimas), outre qu’il est difficile bien souvent de les déterminer, il est manifeste que ce sont déjà des universaux, fondés sur la similitude. Donc, comme il ne s’agit que de similitude plus ou moins étendue, selon qu’on parle des genres ou des espèces, il est naturel de marquer toute sorte de similitudes ou convenances et par conséquent d’employer des termes généraux de tous degrés ; et même les plus généraux, étant moins chargés par rapport aux idées ou essences qu’ils renferment, quoiqu’ils soient plus compréhensifs par rapport aux individus à qui ils conviennent, ils étaient bien souvent les plus aisés à former, et sont les plus utiles. Aussi voyez-vous que les enfants et ceux qui ne savent que peu la langue qu’ils veulent parler, ou la matière dont ils parlent, se servent des termes, généraux comme chose, plante, animal, au lieu d’employer les termes propres qui leur manquent. Et il est sûr que tous les noms propres ou individuels ont été originairement appellatifs ou généraux

§ 4. Ph. Il y a même des mots que les hommes emploient non pour signifier quelque idée, mais le manque ou l’absence d’une certaine idée, comme rien, ignorance, stérilité.

Th. Je ne vois point pourquoi on ne pourrait dire qu’il y a des idées privatives, comme il y a des vérités négatives, car l’acte de nier est positif. J’en avais touché déjà quelque chose.

§ 5. Ph. Sans disputer là-dessus, il sera plus utile pour approcher un peu plus de l’origine de toutes nos notions et connaissances, d’observer comment les mots qu’on emploie pour former des actions et des notions tout à fait éloignées des sens, tirent leur origine des idées sensibles, d’où ils sont transférés à des significations plus abstruses.

Th. C’est que nos besoins nous ont obligés de quitter l’ordre naturel des idées, car cet ordre serait commun aux anges et aux hommes et à toutes les intelligences en général et devrait être suivi de nous, si nous n’avions point égard à nos intérêts : il a donc fallu s’attacher à celui que les occasions et les accidents où notre espèce est sujette, nous ont fourni ; et cet ordre ne donne pas l’origine des notions, mais pour ainsi dire l’histoire de nos découvertes.

Ph. Fort bien, et c’est l’analyse des mots, qui nous peut apprendre par les noms mêmes cet enchaînement que celle des notions ne saurait donner par la raison que vous avez apportée. Ainsi les mots suivants : imaginer, comprendre, s’attacher, concevoir, instiller, dégoûter, trouble, tranquillité, etc., sont tous empruntés des opérations des choses sensibles et appliqués à certains modes de penser. Le mot esprit dans sa première signification est le souffle, et celui d’Ange signifie messager. D’où nous pouvons conjecturer quelle sorte de notions avaient ceux qui parlaient les premiers ces langues-là, et comment la nature suggéra inopinément aux hommes l’origine et le principe de toutes leurs connaissances par les noms mêmes.

Th. Je vous avais déjà fait remarquer que dans le credo des Hottentots, on a nommé le Saint-Esprit par un mot, qui signifie chez eux un souffle de vent bénin et doux. Il en est même à l’égard de la plupart des autres mots, et même on ne le reconnaît pas toujours, parce que le plus souvent les vraies étymologies sont perdues. Un certain Hollandais, peu affectionné à la religion, avait abusé de cette vérité (que les termes de théologie, de morale et métaphysique sont pris originairement de choses grossières) pour tourner en ridicule la théologie et la foi chrétienne dans un petit dictionnaire flamand, où il donnait aux termes des définitions ou explications non pas telles que l’usage demande, mais telles que semblait porter la force originaire des mots, et les tournait malignement ; et comme l’ailleurs il avait donné des marques d’impiété, on dit qu’il en fut puni dans le Raspel-huyss. Il sera bon cependant de considérer cette analogie des choses sensibles et insensibles, qui a servi de fondement aux tropes : c’est ce qu’on entendra mieux en considérant un exemple fort étendu tel qu’est celui que fournit l’usage des prépositions, comme : à, avec, de, devant, en, hors, par, pour, sur, vers, qui sont toutes prises du lieu, de la distance, et du mouvement, et transférées depuis à toute sorte de changements, ordres, suites, différences, convenances. À signifie approcher comme en disant : je vais à Rome ; mais comme pour attacher une chose on l’approche de celle où nous la voulons joindre, nous disons qu’une chose est attachée à une autre. Et de plus, comme il y a un attachement immatériel pour ainsi dire, lorsqu’une chose suit l’autre par ses raisons morales, nous disons que ce qui suit les mouvements et volontés de quelqu’un, appartient à cette personne ou y tient, comme s’il visait à cette personne pour aller auprès d’elle ou avec elle. Un corps est avec un autre lorsqu’ils sont dans un même lien ; mais on dit encore qu’une chose est avec celle qui se trouve dans le même temps, dans un même ordre, ou partie d’ordre, ou qui concourt une même action. Quand on vient de quelque lieu, le lieu a été notre objet par les choses sensibles qu’il nous a fournies, et l’est encore de notre mémoire, qui en est toute remplie : et de là vient que l’objet est signifié par la préposition de comme en disant, il s’agit de cela, on parle de cela, c’est-à-dire, comme si on venait. Et, comme ce qui est enfermé en quelque lieu ou dans quelque tout s’y appuie et est ôte avec lui, les accidents sont considérés de même comme dans le sujet, sunt in subjecto, inhærent subjecto. La particule sur aussi est appliquée à l’objet ; on dit qu’on est sur cette matière, à peu près comme un ouvrier est sur le bois ou sur la pierre qu’il coupe et qu’il forme ; et, comme ces analogies sont extrêmement variables et ne dépendent point de quelques notions déterminées, de là vient que les langues varient beaucoup dans l’usage de ces particules et cas que les prépositions gouvernent, ou bien dans lesquels elles se trouvent sous-entendues et renfermées virtuellement.

Chap. II. — De la signification des mots.

§ 1. Ph. Maintenant, les mots étant employés par les hommes pour être signes de leurs idées, on peut demander d’abord comment ces mots y ont été déterminés ; et l’on convient que c’est non par aucune connexion naturelle qu’il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car en ce cas il n’y aurait qu’une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été volontairement le signe d’une telle idée.

Th. Je sais qu’on a coutume de dire dans les écoles et partout ailleurs que les significations des mots sont arbitraires (ex instituto) et il est vrai qu’elles ne sont point déterminées par une nécessité naturelle, mais elles ne laissent pas de l’être par des raisons tantôt naturelles, où le hasard a quelque part, tantôt morales, où il entre du choix. Il y a peut-être quelques langues artificielles qui sont toutes de choix et entièrement arbitraires, comme l’on croit que l’a été celle de la Chine, ou comme le sont celles de Georgius Dalgarnus et de feu M. Wilkins, évêque de Chester[2]. Mais celles qu’on sait avoir été forgées des langues déjà connues sont de choix mêlé avec ce qu’il y a de la nature et du hasard dans les langues qu’elles supposent. Il en est ainsi de celles que les voleurs ont forgées pour n’être entendus que de ceux de leur bande, ce que les Allemands appellent Rothwelsch, les Italiens Lingua zerga, les Français le Narquois, mais qu’ils forment ordinairement sur les langues ordinaires qui leur sont connues, soit en changeant la signification reçue des mots par des métaphores, soit en faisant de nouveaux mots par une composition ou dérivation à leur mode. Il se forme aussi des langues par le commerce des différents peuples, soit en mêlant indifféremment des langues voisines, soit, comme il arrive le plus souvent, en prenant l’une pour base, qu’on estropie et, qu’on altère, qu’on mêle et qu’on corrompt en négligeant et changeant ce qu’elle observe, et même en y entant d’autres mots. La Lingua Franca, qui sert dans le commerce de la Méditerranée, est faite de l’italienne, et on n’y a point d’égard aux règles de la grammaire. Un dominicain arménien, à qui je parlai à Paris, s’était fait ou peut-être avait appris de ses semblables une espèce de Lingua Franca, faite du latin, que je trouvai assez intelligible, quoiqu’il n’y eut ni cas ni temps ni autres flexions, et il la parlait avec facilité, y étant accoutumé. Le père Labbé[3], jésuite français, fort savant, connu par bien d’autres ouvrages, a fait une langue dont le latin est la base, qui est plus aisée et a moins de sujétion que notre latin, mais qui est plus régulière que la Lingua Franca. Il en a fait un livre exprès. Pour ce qui est des langues qui se trouvent faites depuis longtemps, il n’y en a guère qui ne soient extrêmement altérées aujourd’hui. Cela est manifeste en les comparant avec les anciens livres et monuments qui en restent. Le vieux français approchait davantage du provençal et de l’italien, et on voit le théotisque avec le français ou romain plutôt (appelé autrefois Lingua Romana rustica) tels qu’ils étaient au neuvième siècle après Jésus-Christ dans les formules des serments des fils de l’empereur Louis le Débonnaire, que Nithard, leur parent, nous a conservés. On ne trouve guères ailleurs de si vieux français, italien ou espagnol. Mais pour du théotisque ou allemand ancien, il y a l’Évangile d’Otfried, moine de Weissenbourg de ce même temps, que Flacius a publié et que M. Schilter[4] voulait donner de nouveau. Et les Saxons passés dans la Grande-Bretagne nous ont laissé des livres encore plus anciens. On a quelque version ou paraphrase du commencement de la Genèse et de quelques autres parties de l’Histoire sainte, faite par un Caedmon, dont Beda fait déjà mention. Mais le plus ancien livre non seulement des langues germaniques, mais de toutes les langues de l’Europe, excepté la grecque et la latine, est celui de l’Évangile des Goths du Pont-Euxin, connu sous le nom de Codex argenteus, écrit en caractères tout particuliers, qui s’est trouve dans l’ancien monastère des Bénédictins de Werden, en Westphalie, et a été transporte en Suède, où on le conserve comme de raison avec autant de soin que l’original des Pandectes à Florence, quoique cette version ait été faite pour les Goths orientaux et dans un dialecte bien éloigné du germanique scandinaves : mais c’est parce qu’on croit avec quelque probabilité que les Goths du Pont-Euxin sont venus originairement de Scandinavie, ou du moins de la mer Baltique. Or la langue ou le dialecte de ces anciens Goths est très différent du germanique moderne, quoiqu’il y ait le même fond de langue. L’ancien gaulois en était encore plus différent, à en juger par la langue plus approchante de la vraie gauloise, qui est celle du pays de Gales, de Cornuaille, et le bas breton ; mais le hibernois en diffère encore davantage et nous fait voir les traces d’un langage britannique, gaulois et germanique, encore plus antique. Cependant ces langues viennent toutes d’une source et peuvent être prises pour des altérations d’une même langue, qu’on pourrait appeler la celtique. Aussi les anciens appelaient-ils Celtes tant les Germains que les Gaulois ; et, en remontant davantage pour y comprendre les origines tant du celtique et du latin que du grec, qui ont beaucoup de racines communes avec les langues germaniques ou celtiques, on peut conjecturer que cela vient de l’origine commune de tous ces peuples descendus des Scythes, venus de la mer Noire, qui ont passé le Danube et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce, et l’autre aura rempli la Germanie et les Gaules ; ce qui est une suite de l’hypothèse qui fait venir les Européens d’Asie[5]. Le Sarmatique (supposé que c’est l’esclavon) a sa moitié pour le moins d’une origine ou germanique ou commune avec le germanique. Il en paraît quelque chose de semblable même dans le langage finnois, qui est celui des plus anciens Scandinaviens, avant que les peuples germaniques, c’est-à-dire les Danois, Suédois et Norvégiens y aient occupé ce qui est le meilleur et le plus voisin de la mer, et le langage des Finnoniens ou du nord-ouest de notre continent, qui est encore celui des Lapons, s’étend depuis l’océan germanique ou norvégien plutôt, jusque vers la mer Caspienne (quoique interrompu par les peuples esclavons qui se sont fourrés entre deux) et a du rapport au hongrois, venu des pays qui sont maintenant en partie sous les Moscowites. Mais la langue tartaresque, qui a rempli le nord-est de l’Asie, avec ses variations, parait avoir été celle des Huns et Cumans, comme elle l’est des Usbecs ou Turcs, des Calmues, et des Mugalles. Or toutes ces langues de la Scythie ont beaucoup de racines communes entre elles et avec les nôtres, et il se trouve que même l’arabique (sous laquelle l’hébraïque, l’ancienne punique, la chaldéenne, la syriaque, et l’éthiopique des Abyssins doivent être comprises) en a d’un si grand nombre et d’une convenance si manifeste avec les nôtres, qu’on ne le saurait attribuer au seul hasard, ni même au seul commerce, mais plutôt aux migrations des peuples[6]. De sorte qu’il n’y a rien en cela qui combatte et qui ne favorise plutôt le sentiment de l’origine commune de toutes les nations et d’une langue radicale et primitive. Si l’hébraïque ou l’arabesque y approche le plus, elle doit être au moins bien altérée, et il semble que le teuton a plus gardé du naturel, et (pour parler le langage de Jacques Boehm)[7] de l’adamique[8] : car, si nous avions la langue primitive dans sa pureté, ou assez conservée pour être reconnaissable, il faudrait qu’il y parût les raisons, des connexions soit physiques, soit d’une institution arbitraire, sage et digne du premier auteur. Mais, suposé que nos langues soient dérivatives, quant au fond elles ont néanmoins quelque chose de primitif en elles-mêmes, qui leur est survenu par rapport à des mots radicaux nouveaux, formés depuis chez elles par hasard, mais sur des raisons physiques. Ceux qui signifient les sons des animaux ou en sont venus en donnent des exemples. Tel est par exemple le latin coaxare, attribué aux grenouilles, qui a du rapport au couaquen ou quaken en allemand. Or il semble que le bruit de ces animaux est la racine primordiale d’autres mots de la langue germanique. Car, comme ces animaux font bien du bruit, on l’attribue aujourd’hui aux discours de rien et babillards, qu’on appelle quakeler en diminutif ; mais apparemment ce même mot, quaken était autrefois pris en bonne part et signifiait toute sorte de sons qu’on fait avec la bouche et sans en excepter la parole même. Et, comme ces sons ou bruits des animaux sont un témoignage de la vie, et qu’on connaît par là avant de voir qu’il y a quelque chose de vivant, de là est venu que quek, en vieux allemand, signifiait vie ou vivant, comme on le petit remarquer dans les plus anciens livres, et il y en a aussi des vestiges dans la langue moderne, car quecksilber est vif-argent, et erquicken est conforter et comme revivifier ou recréer après quelque défaillance ou quelque grand travail. On appelle aussi quaken en bas allemand certaines mauvaises herbes, vives pour ainsi dire et courantes, comme on parle en allemand, qui s’étendent et se propagent aisément dans les champs au préjudice des grains, et dans l’anglais quickly qui veut dire promptement et d’une manière vive. Ainsi on peut juger qu’à l’égard de ces mots la langue germanique peut passer pour primitive, les anciens n’ayant pas besoin d’emprunter d’ailleurs un son, qui est l’imitation de celui des grenouilles. Et il y en a beaucoup d’autres où il en paraît autant. Car il semble que, par un instinct naturel, les anciens Germains, Celtes et autres peuples apparentés avec eux, ont employé la lettre R pour signifier un mouvement violent et un bruit tel que celui de cette lettre. Cela partait dans ῥέω, couler (fluo), rinnen, rüren (fluere), rutir, (fluxion), le Rhin, Rhône, Roer (Rhenus, Rhodanus, Eridanus, Rura), rauben (rapere, ravir), Radt (rota), radere (raser), rauschen (mot difficile à traduire en français : il signifie un bruit tel que celui des feuilles ou arbres que le vent ou un animal passant y excite, qu’on fait avec une robe traînante), rekken (étendre avec violence) d’où vient que reichen est atteindre, que der rick signifie un long bâton ou perche servant à suspendre quelque chose, dans cette espèce de plat-dütsch ou bas saxon, qui est près de Brunswick ; que rige, reihe, regula, regere se rapporte à une longueur ou course droite, et que reck a signifié une chose ou personne fort étendue et longue, et particulièrement un géant, et puis un homme puissant et riche, comme il paraît dans le reich des Allemands et dans le riche ou ricco des demi-latins. En espagnol, ricos hombres signifie les nobles ou principaux ; ce qui fait comprendre en même temps comment les métaphores, les synecdocques et les métonymies ont fait passer les mots d’une signification à l’autre, sans qu’on en puisse toujours suivre la piste. On remarque ainsi ce bruit et mouvement violent dans riss (rupture), avec quoi le latin rumpo, le grec ῥήγνυμι, le français arracher, l’italien stroccio ont de la connexion. Or, comme la lettre R signifie naturellement un mouvement violent, la lettre L en désigne un plus doux. Aussi voyons-nous que les enfants et autres, à qui le R est trop dur et trop difficile à prononcer, y mettent la lettre L à la place, comme disant par exemple : mon lévélent pèle. Ce mouvement doux paraît dans leben (vivre), laben (conforter, faire vivre), lind (lenis) lentus (lent), lieben (aimer), lauffen (glisser promptement comme l’eau qui coule), labi (glisser, labitur uncta vadis abies), legen (mettre doucement), d’où vient liegen, coucher, lage ou laye (un lit, comme un lit de pierres), lay-stein, pierre à couches, ardoise, lego, ich lese, je ramasse ce qu’on a mis (c’est le contraire du mettre) et puis je lis, et enfin chez les Grecs, je parle, laub (feuille, chose aisée à remuer, où se rapportent aussi lap, lid, lenken), luo, λύω (solvo), leien (en bas-saxon), se dissoudre, se fondre comme la neige), d’où la Leine, rivière d’Hanovre, a son nom, qui, venant des pays montagneux, grossit fort par les neiges fondues. Sans parler d’une infinité d’autres semblables appellations, qui prouvent qu’il y a quelque chose de naturel dans l’origine des mots, qui marque un rapport entre les choses et les sons et mouvements des organes de la voix ; et c’est encore pour cela que la lettre L jointe à d’autres noms, en fait le diminutif chez les Latins, les demi-Latins et les Allemands supérieurs. Cependant il ne faut point prétendre que cette raison se puisse remarquer partout, car le lion, le lynx, le loup, ne sont rien moins que doux. Mais on se peut être attaché à un autre accident, qui est la vitesse (lauf), qui les fait craindre ou qui oblige à la course ; comme si celui qui voit venir un tel animal criait aux autres lauf (fuyez !), outre que, par plusieurs accidents et changements, la plupart des mots sont extrêmement altérés et éloignés de leur prononciation et de leur signification originale.

Ph. Encore un exemple le ferait mieux entendre.

Th. En voici un assez manifeste et qui comprend plusieurs autres. Le mot d’œil et son parentage y peut servir. Pour le faire voir je commencerai d’un peu haut. A (première lettre) suivie d’une petite aspiration fait ah, et, comme c’est une émission de l’air, qui fait un son assez clair au commencement et puis évanouissant, ce son signifie naturellement un petit souffle, spiritum lenem, lorsque A et H ne sont guère forts. C’est de quoi ἄω, aer, aura, haugh, halare, haleine, ἄτμος, athem, odem (allemand) ont eu leur origine. Mais, comme l’eau est un fluide aussi, et fait du bruit, il en est venu (ce semble) qu’ah, rendu plus grossier par le redoublement, c’est-à-dire aha ou ahha, a été pris pour l’eau. Les Teutons et autres Celtes, pour mieux marquer le mouvement, y ont proposé leur W à l’un et à l’autre ; c’est pourquoi wehen, wind, vent, marquent le mouvement de l’air, et waten, vadum, water le mouvement de l’eau ou dans l’eau. Mais, pour revenir à aha, il paraît être (comme j’ai dit) une manière de racine, qui signifie l’eau. Les Islandais, qui gardent quelque chose de l’ancien teutonisme scandinaves, en ont diminué l’aspiration en disant aa, d’autres qui disent aken (entendant Aix, Aquas grani) l’ont augmentée, comme font aussi les Latins dans leur aqua, et les Allemands en certains endroits, qui disent ach dans les compositions pour marquer l’eau, comme lorsque Schwartzach signifie eau noire, Biberach eau des Castors. Et au lieu de Wiser ou Weser on disait Wiseraha dans les vieux titres, et Wisurach chez les anciens habitants, dont les Latins ont fait Visurgis, comme d’Iler, Ilerach, ils ont fait Ilargus. D’aqua, aigues, auue, les Français ont enfin fait eau, qu’ils prononcent oo, où il ne reste plus rien de l’origine. Auwe, Auge chez les Germains est aujourd’hui un lieu que l’eau inonde souvent, propre aux pâturages, locus irriguus, pascuus ; mais plus particulièrement il signifie une île comme dans le nom du monastère de Reichenau (Augia dives) et bien d’autres. Et cela doit avoir eu lieu chez beaucoup de peuples teutoniques et celtiques, car de là est venu que tout ce qui est isolé dans une espèce de plaine a été nommé auge ou Ooge, oculus. C’est ainsi qu’on appelle des taches d’huile sur de l’eau chez les Allemands ; et chez les Espagnols Ojo est un trou. Mais auge, ooge, oculus, occhio, etc., a été appliqué plus particulièrement à l’œil comme par excellence, qui fait ce trou isolé éclatant dans le visage ; et sans doute le français œil en vient aussi, mais l’origine n’en est point reconnaissable du tout, à moins qu’on n’aille par l’enchaînement que je viens de donner ; et il paraît que ὄμμα et ὄψις des Grecs vient de la même source. Oe ou Oeland est une île chez les Septentrionaux, et il y en a quelque trace dans l’hébreu, où אי, Ai est une île. M. Bochart [9] a cru que les Phéniciens en avaient tiré le nom, qu’il croit qu’ils avaient donné à la mer Égée, pleine d’îles. Augere, augmentation, vient encore d’auue ou auge, c’est-à-dire de l’effusion des eaux ; comme aussi ooken, auken en vieux saxon, estait augmenter, et l’Augustus en parlant de l’Empereur estait traduit par ooker. La rivière de Bronsvic, qui vient des montagnes de Hartz, et par conséquent est fort sujette à des accroissements subits, s’appelle Ocker, et Ouacra autrefois. Et je dis en passant que les noms des rivières étant ordinairement venus de la plus grande antiquité connue, marquent le mieux le vieux langage et les anciens habitants, c’est pourquoi ils mériteraient une recherche particulière. Et les langues en général, étant les plus anciens monuments des peuples, avant l’écriture et les arts, en marquent le mieux l’origine, les cognations et migrations. C’est pourquoi les étymologies bien entendues seraient curieuses et de conséquence, mais il faut joindre des langues de plusieurs peuples, et ne point faire trop de sauts d’une nation à une autre fort éloignée sans en avoir de bonnes vérifications, où il sert surtout d’avoir les peuples entre eux pour garants. Et en général l’on ne doit donner aucune créance aux étymologies, que lorsqu’il y a quantité d’indices concourants : autrement c’est goropiser.

Ph. Goropiser ? Que veut dire cela ?

Th. C’est que les étymologies étranges et souvent ridicules de Goropius Becanus[10], savant médecin du xvie siècle, ont passé en proverbe, bien qu’autrement il n’ait pas en trop de tort de prétendre que la langue germanique, qu’il appelle cimbrique, a autant et plus de marques de quelque chose de primitif que l’hébraïque même. Je me souviens que feu M. Claubergius[11], philosophe excellent, a donné un petit essai sur les origines de la langue germanique, qui fait regretter la perte de ce qu’il avait promis sur ce sujet. J’y ai donné moi-même quelques pensées, outre que j’avais porté feu M. Gerardus Meierus[12], théologien de Brême, à y travailler, comme il a fait, mais la mort l’a interrompu. J’espère pourtant que le public en profitera encore un jour, aussi bien que des travaux semblables de M. Schilter, jurisconsulte célèbre à Strasbourg, mais qui vient de mourir aussi. Il est sûr au moins que la langue et les antiquités teutoniques entrent dans la plupart des recherches des origines, coutumes et antiquités européennes. Et je souhaiterais que des savants hommes en tissent autant dans les langues wallienne, biscayenne, slavonique, finnoise, turque, persanne, arménienne, géorgienne et autres, — pour en mieux découvrir l’harmonie, qui servirait particulièrement, comme je viens de dire, à éclaircir l’origine des nations.

§ 2. Ph. Ce dessein est de conséquence, mais à présent il est temps de quitter le matériel des mots et de revenir au formel, c’est-à-dire à a signification, qui est commune aux différentes langues. Or, vous m’accorderez premièrement, Monsieur, que, lorsqu’un homme parle à un autre, c’est de ses propres idées qu’il veut donner des signes, les mots ne pouvant être appliqués par lui à des choses qu’il ne connaît point. Et, jusqu’à ce qu’un homme ait des idées de son propre fonds, il ne saurait supposer qu’elles sont conformes aux qualités des choses ou aux conceptions d’un autre.

Th. Il est vrai pourtant qu’on prétend de désigner bien souvent plutôt ce que d’autres pensent que ce qu’on pense de son chef comme il n’arrive que trop aux laïques, dont la foi est implicite. Cependant j’accorde qu’on entend toujours quelque chose de général, quelque sourde et vide d’intelligence que soit la pensée ; et on prend garde du moins de ranger les mots selon la coutume des autres, se contentant de croire qu’on pourrait en apprendre le sens au besoin. Ainsi on n’est quelquefois que le truchement des pensées, ou le porteur de la parole d’autrui, tout comme serait une lettre ; et même on l’est plus souvent qu’on ne pense.

§ 3. Ph. Vous avez raison d’ajouter qu’on entend toujours quelque chose de général, quelque idiot qu’on soit. Un enfant, n’ayant remarque dans ce qu’il entend nommer or qu’une brillante couleur jaune, donne le nom d’or à cette même couleur qu’il voit dans la queue d’un paon ; d’autres ajouteront la grande pesanteur, la fusibilité, la malléabilité.

Th. Je l’avoue, mais souvent l’idée qu’on a de l’objet dont on parle est encore plus générale que celle de cet enfant, et je ne doute point qu’un aveugle ne puisse parler pertinemment des couleurs et faire une harangue à la louange de la lumière qu’il ne connaît pas, parce qu’il en a appris les effets et les circonstances.

§ 4. Ph. Ce que vous remarquez est très vrai. Il arrive souvent que les hommes appliquent davantage leurs pensées aux mots qu’aux choses, et parce qu’on a appris la plupart de ces mots avant de connaître les idées qu’ils signifient, il y a non seulement des enfants, mais des hommes faits qui parlent souvent comme des perroquets. Cependant les hommes prétendent ordinairement de marquer leurs pensées et de plus ils attribuent aux mots un secret rapport aux idées d’autrui et aux choses mêmes. Car, si les sons étaient attribués à une autre idée par celui avec qui nous nous entretenons, ce serait parler deux langues. Il est vrai qu’on ne s’arrête pas trop à examiner quelles sont les idées des autres, et l’on suppose que notre idée est celle que les communes et les habiles gens du pays attachent au même mot. § 6. Ce qui a lieu particulièrement à l’égard des idées simples et des modes ; mais, quant aux substances, on y croit plus particulièrement que les mots signifient aussi la réalité des choses.

Th. Les substances et les modes sont également représentés par les idées ; et les choses, aussi bien que les idées, dans l’un et l’autre cas sont marquées par les mots ; ainsi je n’y vois guère de différence, sinon que les idées des choses substantielles et des qualités sensibles sont plus fixes. Au reste, il arrive quelquefois que nos idées et pensées sont la matière de nos discours et font la chose même qu’on veut signifier, et les notions réflexives entrent plus qu’on ne croit dans celle des choses. On parle même quelquefois des mots matériellement, sans que, dans cet endroit-la précisément, on puisse substituer à la place du mot la signification, ou le rapport aux idées ou aux choses ; ce qui arrive non seulement lorsqu’on parle en grammairien, mais encore quand on parle en dictionnariste, en donnant l’explication du nom.

Chap. III. — Des termes généraux.

§ 1. Ph. Quoiqu’il n’existe que des choses particulières, la plus grande partie des mots ne laisse point d’être des termes généraux, parce qu’il est impossible, § 2. que chaque chose particulière puisse avoir un nom particulier et distinct, outre qu’il faudrait une mémoire prodigieuse pour cela, au prix de laquelle celle de certains généraux qui pouvaient nommer tous leurs soldats par leur nom ne serait rien. La chose irait même à l’infini, si chaque bête, chaque plante et même chaque feuille de plante, chaque graine, enfin chaque grain de sable qu’on pourrait avoir besoin de nommer devait avoir son nom. Et comment nommer les parties des choses sensiblement uniformes, comme de l’eau, du fer ? § 3. Outre que ces noms particuliers seraient inutiles, la fin principale du langage étant d’exciter dans l’esprit de celui qui m’écoute une idée semblable à la mienne. Ainsi la similitude suffit, qui est marquée par les termes généraux, § 4. et les mots particuliers seuls ne serviraient point à étendre nos connaissances, ni à faire juger de l’avenir par le passé, ou d’un individu par un autre. § 5. Cependant, comme l’on a souvent besoin de faire mention de certains individus, particulièrement de notre espèce, l’on se sert de noms propres, qu’on donne aussi aux pays, villes, montagnes et autres distinctions de lieu. Et les maquignons donnent des noms propres jusqu’à leurs chevaux, aussi bien qu’Alexandre à son Encéphale, afin de pouvoir distinguer tel ou tel cheval particulier, lorsqu’il est éloigné de leur vue.

Th. Ces remarques sont bonnes, et il y en a qui conviennent avec celles que je viens de faire. Mais j’ajouterai, suivant ce que j’ai observé déjà, que les noms propres ont été originairement appellatifs, c’est-à-dire généraux dans leur origine, comme Brutus, César, Auguste, Capito, Lentulus, Piso, Cicero, Elbe, Rhin, Rhur, Leine, Ocker, Bucéphale, Alpes, Brenner ou Pyrénées, car l’on sait que le premier Brutus eut ce nom de son apparente stupidité, que César était le nom d’un enfant tiré par incision du ventre de sa mère, qu’Auguste était un nom de vénération, que Capiton est grosse tête, comme Bucéphale aussi, que Lentulus, Pison et Cicéron ont été des noms donnés au commencement à ceux qui cultivaient particulièrement certaines sortes de légumes. J’ai déjà dit ce que signifient les noms de ces rivières, Rhin, Rhur, Leine, Ocker. Et l’on sait que toutes les rivières s’appellent encore Elbes en Scandinavie. Enfin Alpes sont montagnes couvertes de neige (à quoi convient album, blanc) et Brenner ou Pyrénées signifient une grande hauteur, car bren était haut, ou chef (comme Brennus), en celtique, comme encore brinck chez les Bas-Saxons, est hauteur, et il y a un Brenner entre l’Allemagne et l’Italie, comme les Pyrénées sont entre les Gaules et l’Espagne. Ainsi j’oserais dire que presque tous les mots sont originairement des termes généraux, parce qu’il arrivera fort rarement qu’on inventera un nom exprès sans raison pour marquer un tel individu. On peut donc dire que les noms des individus étaient des noms d’espèce, qu’on donnait par excellence ou autrement à quelque individu, comme le nom grosse tête à celui de toute la ville qui l’avait la plus grande ou qui était le plus considéré des grosses têtes qu’on connaissait. C’est ainsi même qu’on donne les noms des genres aux espèces, c’est-à-dire qu’on se contentera d’un terme plus général ou plus vague pour désigner des espèces plus particulières, lorsqu’on ne se soucie point des différences. Comme, par exemple, on se contente du nom général d’absinthe, quoiqu’il y en ait tant d’espèces qu’un des Bauhin[13] en a rempli un livre exprès.

§ 6. Ph. Vos réflexions sur l’origine des noms propres sont fort justes ; mais, pour venir à celle des noms appellatifs ou des termes généraux, vous conviendrez sans doute, Monsieur, que les mots deviennent généraux lorsqu’ils sont signes d’idées générales, et les idées deviennent générales lorsque par abstraction on en sépare le temps, le lieu, ou telle autre circonstance, qui peut les déterminer à telle ou telle existence particulière.

Th. Je ne disconviens point de cet usage des abstractions, mais c’est plutôt en montant des espèces aux genres que des individus aux espèces. Car (quelque paradoxe que cela paraisse) il est impossible à nous d’avoir la connaissance des individus et de trouver le moyen de déterminer exactement l’individualité d’aucune chose, à moins que de la garder elle-même ; car toutes les circonstances peuvent revenir ; les plus petites différences nous sont insensibles ; le lieu ou le temps, bien loin de déterminer d’eux-mêmes, ont besoin eux-mêmes d’être déterminés par les choses qu’ils contiennent. Ce qu’il y a de plus considérable en cela est que l’individualité enveloppe l’infini, et il n’y a que celui qui est capable de le comprendre qui puisse avoir la connaissance du principe d’individuation d’une telle ou telle chose ; ce qui vient de l’influence (à l’entendre sainement) de toutes les choses de l’univers les unes sur les autres. Il est vrai qu’il n’en serait point ainsi, s’il y avait des atomes de Démocrite ; mais aussi il n’y aurait point alors de différence entre deux individus différents de la même figure et de la même grandeur.

§ 7. Ph. Il est pourtant tout visible que les idées que les enfants se font des personnes avec qui ils conversent (pour nous arrêter à cet exemple) sont semblables aux personnes mêmes et ne sont que particulières. Les idées qu’ils ont de leur nourrice et de leur mère sont fort bien tracées dans leur esprit, et les noms de nourrice ou de maman dont se servent les enfants, se rapportent uniquement à ces personnes. Quand après cela le temps leur a fait observer qu’il y a plusieurs autres êtres, qui ressemblent à leur père ou à leur mère, ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces êtres particuliers participent également, et ils lui donnent comme les autres le nom d’homme. . Ils acquièrent par la même voie des noms et des notions plus générales ; par exemple, la nouvelle idée de l’animal ne se fait point par aucune addition, mais seulement en ôtant la figure ou les propriétés particulières de l’homme et en retenant un corps accompagné de vie, de sentiment et de motion spontanée.

Th. Fort bien ; mais cela ne fait voir que ce que je viens de dire ; car, comme l’enfant va par abstraction de l’observation de l’idée de l’homme à celle de l’idée de l’animal, il est venu de cette idée plus spécifique qu’il observait dans sa mère ou dans son père et dans tant d’autres personnes à celle de la nature humaine. Car, pour juger qu’il n’avait point de précise idée de l’individu, il suffit de considérer qu’une ressemblance médiocre le tromperait aisément et le ferait prendre pour sa mère une autre femme qui ne l’est point. Vous savez l’histoire du faux Martin Guerre, qui trompa la femme même du véritable et les proches parents par la ressemblance jointe a l’adresse et embarrassa longtemps les juges, lors même que le véritable fut arrivé.

§ 9. Ph. Ainsi tout ce mystère du genre et des espèces, dont on fait tant de bruit dans les écoles, mais qui hors de là est avec raison si peu considéré, tout ce mystère, dis-je, se réduit uniquement à la formation d’idées abstraites plus ou moins étendues, auxquelles on donne certains noms.

Th. L’art de ranger les choses en genres et en espèces n’est pas de petite importance et sert beaucoup tant au jugement qu’à la mémoire. Vous savez de quelle conséquence cela est dans la botanique, sans parler des animaux et autres substances, et sans parler aussi des êtres moraux et nationaux comme quelques-uns les appellent. Une bonne partie de l’ordre en dépend, et plusieurs bons auteurs écrivent en sorte que tout leur discours peut être réduit en divisions ou sous-divisions, suivant une méthode qui a du rapport aux genres et aux espèces, et sert non seulement à retenir les choses, mais même à les trouver. Et ceux qui ont disposé toutes sortes de notions sous certains titres ou prédicament sous-divisés, ont fait quelque chose de fort utile.

§ 10. Ph. En définissant les mots, nous nous servons du genre ou du terme général le plus prochain ; et c’est pour s’épargner la peine de compter les différentes idées simples que ce genre signifie, ou quelquefois peut-être pour s’épargner la honte de ne pouvoir faire cette énumération. Mais quoique la voie la plus courte de définir soit par le moyen du genre et de la différence, comme parlent les logiciens, on peut douter, à mon avis, qu’elle soit la meilleure : du moins elle n’est pas l’unique. Dans la définition qui dit que l’homme est un animal raisonnable (définition qui peut-être n’est pas la plus exacte, mais qui sert assez bien au présent dessein), au lieu du mot animal on pourrait mettre sa définition. Ce qui fait voir le peu de nécessité de la règle, qui veut qu’une définition doit être composée de genre et de différence et le peu d’avantage qu’il y a à l’observer exactement. Aussi les langues ne sont pas toujours formées selon les règles de la logique, en sorte que la signification de chaque terme puisse être exactement et clairement exprimée par deux autres termes. Et ceux qui ont fait cette règle ont eu tort de nous donner si peu de définitions qui y soient conformes.

Th. Je conviens de vos remarques ; il serait pourtant avantageux pour bien des raisons que les définitions puissent être de deux termes : cela sans doute abrégerait beaucoup, et toutes les divisions pourraient être réduites à des dichotomies, qui en sont la meilleure espèce, et servent beaucoup pour l’invention, le jugement et la mémoire. Cependant je ne crois pas que les logiciens exigent toujours que le genre ou la différence soit exprimée en un seul mot ; par exemple le terme polygone régulier peut passer pour le genre du carré, et dans la figure du cercle le genre pourra être une figure plane curviligne, et la différence serait celle dont les points de la ligne ambiante soient également distants d’un certain point comme centre. Au reste, il est encore bon de remarquer que bien souvent le genre pourra être changé en différence, et la différence en genre. Par exemple, le carré est un régulier quadrilatéral, ou bien un quadrilatère régulier, de sorte qu’il semble que le genre ou la différence ne différent que comme le substantif et l’adjectif ; comme si au lieu de dire que l’homme est un animal raisonnable, la langue permettait de dire que l’homme est un rational animable, c’est-à-dire une substance raisonnable douée d’une nature animale, au lieu que les génies sont des substances raisonnables, dont la nature n’est point animale, ou commune avec les bêtes. Et cet échange des genres et des différences dépend de la variation de l’ordre des sous-divisions.

§ 11. Ph. Il s’ensuit de ce que je venais de dire, que ce qu’on appelle général et universel n’appartient point à l’existence des choses, mais que c’est un ouvrage de l’entendement, § 12, et les essences de chaque espèce ne sont que les idées abstraites.

Th. Je ne vois pas assez cette conséquence. Car la généralité consiste dans la ressemblance des choses singulières entre elles, et cette ressemblance est une réalité.

§ 13. Ph. J’allais vous dire moi-même que ces espèces sont fondées sur les ressemblances.

Th. Pourquoi donc n’y point chercher aussi l’essence des genres et des espèces ?

§ 14. Ph. On sera moins surpris de m’entendre dire que ces essences sont l’ouvrage de l’entendement, si l’on considère qu’il y a du moins des idées complexes, qui dans l’esprit de différentes personnes ont souvent différentes collections d’idées simples, et ainsi ce qui est avarice dans l’esprit d’un homme ne l’est pas dans l’esprit d’un autre.

Th. J’avoue, Monsieur, qu’il y a peu d’endroits où j’aie moins entendu la force de vos-conséquences qu’ici, et cela me fait de la peine. Si les hommes diffèrent dans le nom, cela change-t-il les choses ou leurs ressemblances ? Si l’un applique le nom d’avarice à une ressemblance, et l’autre à une autre, ce seront deux différentes espèces désignées par le même nom.

Ph. Dans l’espèce des substances qui nous est plus familière et que nous connaissons de la manière la plus intime, on a douté plusieurs fois si le fruit qu’une femme a mis au monde était homme, jusqu’à disputer si l’on devait le nourrir et baptiser ; ce qui ne pourrait être si l’idée abstraite ou l’essence à laquelle appartient le nom d’homme était l’ouvrage de la nature et non une diverse incertaine collection d’idées simples que l’entendement joint ensemble et à laquelle il attache un nom après l’avoir rendue générale par voie d’abstraction. De sorte que dans le fond chaque idée distincte, formée par abstraction, est une essence distincte.

Th. Pardonnez-moi que je vous dise, Monsieur, que votre langage n’embarrasse, car je n’y vois point de liaison. Si nous ne pouvons pas toujours juger par le dehors des ressemblances de l’intérieur, est-ce qu’elles en sont moins dans la nature ? Lorsqu’on doute si un monstre est homme, c’est qu’on doute s’il a de la raison, Quand on saura qu’il en a, les théologiens ordonneront de le faire baptiser et les jurisconsultes de la faire nourrir. Il est vrai qu’on peut disputer des plus basses espèces logiquement prises, qui se varient par des accidents dans une même espèce physique ou tribu de génération ; mais on n’a point besoin de les déterminer ; on peut même les varier à l’infini, comme il se voit dans la grande variété des oranges, limons et citrons, que les experts savent nommer et distinguer. On le voyait de même dans les tulipes et œillets, lorsque ces fleurs étaient à la mode. Au reste, que les hommes joignent telles ou telles idées ou non, et même que la nature les joigne actuellement ou non, cela ne fait rien pour les essences, genres ou espèces, puisqu’il ne s’y agit que des possibilités, qui sont indépendantes de notre pensée.

§ 15. Ph. On suppose ordinairement une constitution réelle de l’espèce de chaque chose, et il est hors de doute qu’il y en doit avoir, d’où chaque amas d’idées simples ou qualités coexistantes dans cette chose doit dépendre. Mais comme il est évident que les choses ne sont rangées en sortes ou espèces sous certains noms, qu’en tant qu’elles conviennent avec certaines idées abstraites, auxquelles nous avons attaché ce nom-la, l’essence de chaque genre ou espèce vient ainsi à n’être autre chose que l’idée abstraite signifiée par le nom général ou spécifique ; et nous trouverons que c’est là ce qu’emporte le mot d’essence selon l’usage le plus ordinaire qu’on en fait. Il ne serait pas mal, à mon avis, de désigner, ces deux sortes d’essences par deux noms différents et d’appeler la première essence réelle et l’autre essence nominale.

Th. Il me semble que votre[14] langage innove extrêmement dans les manières de s’exprimer. On a bien parlé jusqu’ici de définitions nominales et causales ou réelles, mais non pas que je sache d’essences autres que réelles, à moins que par essences nominales on n’ait entendu des essences fausses et impossibles, qui paraissent être des essences, mais n’en sont point ; comme serait par exemple celle d’un décaèdre régulier, cest-à-dire d’un corps régulier, compris sous dix plans ou hèdres. L’essence dans le fond n’est autre chose que la possibilité de ce qu’on propose. Ce qu’on suppose possible est exprimé par la définition ; mais cette définition n’est que nominale, quand elle n’exprime point en même temps la possibilité, car alors on petit douter si cette définition exprime quelque chose de réel, c’est-à-dire de possible, jusqu’à ce que l’expérience vienne à notre secours pour nous faire connaître cette réalité à posteriori, lorsque la chose se trouve effectivement dans le monde ; ce qui suffit au défaut de la raison, qui ferait connaître la réalité à priori en exposant la cause ou la génération possible de la chose définie. Il ne dépend donc pas de nous de joindre les idées comme bon nous semble, à moins que cette combinaison ne soit justifiée ou par la raison qui la montre possible, ou par l’expérience qui la montre actuelle, et par conséquent possible aussi. Pour mieux distinguer aussi l’essence et la définition, il faut considérer qu’il n’y a qu’une essence de la chose, mais qu’il y a plusieurs définitions qui expriment une même essence, comme la même structure ou la même ville peut être représentée par différentes scénographies, suivant les différents côtés dont on la regarde.

§ 18. Ph. Vous m’accorderez, je pense, que le réel et le nominal est toujours le même dans les idées simples et dans les idées des modes ; mais dans les idées des substances, ils sont toujours entièrement différents. Une figure, qui termine un espace par trois lignes, c’est l’essence du triangle, tant réelle que nominale ; car c’est non seulement l’idée abstraite à laquelle le nom général est attaché, mais l’essence ou l’être propre de la chose, ou le fondement d’où procèdent ses propriétés, et auquel elles sont attachées. Mais c’est tout autrement à l’égard de l’or. La constitution réelle de ses parties de laquelle dépendent la couleur, la pesanteur, la fusibilité, la fixité, etc., nous est inconnue, et, n’en ayant point l’idée, nous n’avons point de nom qui en soit le signe. Cependant ce sont ces qualités, qui font que cette matière est appelée de l’or, et sont son essence nominale, c’est-à-dire qui donne droit au nom.

Th. J’aimerais mieux de dire, suivant l’usage reçu, que l’essence de l’or est ce qui le constitue et qui lui donne ces qualités sensibles qui le font reconnaître et qui font sa définition nominale, au lieu que nous aurions la définition réelle et causale, si nous pouvions expliquer cette contexture ou constitution intérieure. Cependant la définition nominale se trouve ici réelle aussi, non par elle-même (car elle ne fait point connaître à priori la possibilité ou la génération du corps), mais par l’expérience, parce que nous expérimentons qu’il y a un corps, où ces qualités se trouvent ensemble : mais sans quoi on pourrait douter, si tant de pesanteur serait compatible avec tant de malléabilité, comme l’on peut douter jusqu’à présent si un verre malléable à froid est possible à la nature. Je ne suis pas au reste de votre avis, Monsieur, qu’il y a ici de la différence entre les idées des substances et les idées des prédicats comme si les définitions des prédicats (c’est-à-dire des modes et des objets des idées simples) étaient toujours réelles et nominales en même temps, et que celles des substances n’étaient que nominales. Je demeure bien d’accord qu’il est plus difficile d’avoir des définitions réelles des corps, qui sont des êtres substantiels, parce que leur contexture est moins sensible. Mais il n’en est pas de même de toutes les substances ; car nous avons une connaissance des vraies substances ou des unités (comme Dieu et de l’âme), aussi intime que nous en avons de la plupart des modes. D’ailleurs, il y a des prédicats aussi peu connus que la contexture des corps : car le jaune ou l’amer, par exemple, sont les objets des idées ou fantaisies simples, et néanmoins on n’en a qu’une connaissance confuse, même dans les mathématiques, où un même mode peut avoir une définition nominale aussi bien qu’une réelle. Peu du gens ont bien expliqué en quoi consiste la différence de ces deux définitions, qui doit discerner aussi l’essence et la propriété. À mon avis, cette différence est que la réelle fait voir la possibilité du défini et la nominale ne le fait point : la définition des deux droites parallèles, qui dit qu’elles sont dans un même plan et ne se rencontrent point quoiqu’on les continue à l’infini, n’est que nominale, car on pourrait douter d’abord si cela est possible. Mais, lorsqu’on a compris qu’on peut mener une droite parallèle dans un plan à une droite donnée, pourvu qu’on prenne garde que la pointe du style, qui décrit la parallèle, demeure toujours également distante de la donnée, on voit en même temps que la chose est possible et pourquoi elles ont cette propriété de ne se rencontrer jamais, qui en fait la définition nominale, mais qui n’est la marque du parallélisme que lorsque les deux lignes sont droites, au lieu que si l’une au moins était courbe, elles pourraient être de nature à ne se pouvoir jamais rencontrer, et cependant elles ne seraient point parallèles pour cela[15].

§ 19. Ph. Si l’essence était autre chose que l’idée abstraite, elle ne serait point ingénérable et incorruptible. Une licorne, une sirène, un cercle exact ne sont peut être point dans le monde.

Th. Je vous ai déjà dit, Monsieur, que les essences sont perpétuelles,

parce qu’il ne s’y agit que du possible.

Chap. IV. — Des noms des idées simples.

§ 2. Ph. Je vous avoue que j’ai toujours cru qu’il était arbitraire de former les modes ; mais, quant aux idées simples et celles des substances, j’ai été persuadé qu’outre la possibilité, ces idées devaient signifier une existence réelle.

Th. Je n’y vois aucune nécessité. Dieu en a les idées avant que de créer les objets de ces idées, et rien n’empêche qu’il ne puisse encore communiquer de telles idées aux créatures intelligentes : il n’y a pas même de démonstration exacte, qui prouve que les objets de nos sens et des idées simples que les sens nous présentent, sont hors de nous. Ce qui a surtout lieu à l’égard de ceux qui croient avec les cartésiens et avec notre célèbre auteur, que nos idées simples des qualités sensibles n’ont peint de ressemblance avec ce qui est hors de nous dans les objets : il n’y aurait donc rien qui oblige ces idées d’être fondées dans quelque existence réelle.

§ 4, 5, 6, 7. Ph. Vous m’accorderez au moins cette autre différence entre les idées simples et les composées, que les noms des idées simples ne peuvent être définis, au lieu que ceux des idées composées le peuvent être. Car les définitions doivent contenir plus d’un terme, dont chacun signifie une idée. Ainsi l’on voit ce qui peut ou ne peut pas être défini, et pourquoi les définitions ne peuvent aller à l’infini ; ce que jusqu’ici personne, que je sache, n’a remarqué.

Th. J’ai aussi remarqué dans le petit essai sur les idées, inséré dans les actes de Leipsick il y a environ 20 ans, que les termes simples ne sauraient avoir de définitions nominales : mais j’y ai ajoute, en même temps, que les termes, lorsqu’ils ne sont simples qu’à notre égard (parce que nous n’avons pas le moyen d’en faire l’analyse pour venir aux perceptions élémentaires, dont ils sont composés), comme chaud, froid, jaune, vert, peuvent recevoir une définition réelle, qui en expliquerait la cause. C’est ainsi que la définition réelle du vert est d’être composée de bleu et de jaune bien mêlés, quoique le vert ne soit pas plus susceptible de définition nominale, qui le fasse reconnaître, que le bleu et le jaune. Au lieu que les termes, qui sont simples en eux-mêmes, c’est-à-dire dont la conception est claire et distincte, ne sauraient recevoir aucune définition, soit nominale, soit réelle. Vous trouverez dans ce petit essai, mis dans les actes de Leipsick, les fondements d’une bonne partie de la doctrine, qui regarde l’entendement, expliquée en abrégé.

§ 7, 8. Ph. Il était bon d’expliquer ce point et de marquer ce qui pourrait être défini ou non. Et je suis tenté de croire qu’il s’élève souvent de grandes disputes et qu’il s’introduit bien du galimatias dans le discours des hommes pour ne pas songer à cela. Ces célèbres vétilles dont on fait tant de bruit dans les écoles, sont venues de ce qu’on n’a pas pris garde à cette différence qui se trouve dans les idées. Les plus grands maîtres dans l’art ont été contraints de laisser la plus grande partie des idées simples sans les définir, et quand ils ont entreprisse le faire, ils n’y ont pas réussi. Le moyen, par exemple, que l’esprit de l’homme pût inventer un plus fin galimatias que celui qui est renferme dans cette définition d’Aristote : le mouvement est l’acte d’un être en puissance, en tant qu’il est en puissance. § 9. Et les modernes qui définissent le mouvement, que c’est le passage d’un lieu dans un autre, ne font que mettre un mot synonyme à la place de l’autre.

Th. J’ai déjà remarqué dans une de nos conférences passées que chez vous on fait passer bien des idées pour simples, qui ne le sont point. Le mouvement est de ce nombre que je crois être définissable ; et la définition qui dit que c’est un changement de lieu, n’est pas à mépriser. La définition d’Aristote n’est pas si absurde qu’en pense, faute d’entendre que le grec ϰίνησις chez lui ne signifiait pas ce que nous appelons mouvement, mais ce que nous exprimerions par le mot de changement, d’où vient qu’il lui donne une définition si abstraite et si métaphysique, au lieu que ce que nous appelons mouvement est appelé chez lui φορά, latin, et se trouve entre les espèces du changement (τῆς ϰινήσεως).

§ 10. Ph. Mais vous n’excuserez pas au moins la définition de la lumière du même auteur, que c’est l’acte du transparent.

Th. Je la trouve avec vous fort inutile, et il se sert trop de son acte, qui ne nous dit pas grand’chose. Diaphane lui est un milieu au travers duquel on pourrait voir, et la lumière est selon lui ce qui consiste dans le trajet actuel. À la bonne heure.

§ 11. Ph. Nous convenons donc que nos idées simples ne sauraient avoir des définitions nominales, comme nous ne saurions connaître le goût de l’ananas par la relation des voyageurs, à moins de pouvoir goûter les choses par les oreilles comme Sancho Pança avait la faculté de voir Dulcinée par oui-dire, ou comme cet aveugle qui ayant fort ouï parler de l’éclat d’écarlate, crut qu’elle devait ressembler au son de la trompette.

Th. Vous avez raison, et tous les voyageurs du monde ne nous auraient pu donner par leurs relations ce que nous devons à un gentilhomme de ce pays, qui cultive avec succès des ananas à trois lieues d’Hanovre presque sur le bord du Weser, et a trouve le moyen de les multiplier, en sorte que nous le pourrons avoir peut-être un jour de notre cru aussi copieusement que les oranges de Portugal, quoiqu’il y aurait apparemment quelque déchet dans le goût.

§ 12, 13. Ph. Il en est tout autrement des idées complexes. Un aveugle peut entendre ce que c’est que la statue ; et un homme qui n’aurait jamais vu l’arc-en-ciel, pourrait comprendre ce que c’est, pourvu qu’il ait vu les couleurs qui le composent. § 15. Cependant, quoique les idées simples soient inexplicables, elles ne laissent pas d’être les moins douteuses. Car l’expérience fait plus que la définition.

Th. Il y a pourtant quelque difficulté sur les idées qui ne sont simples qu’à notre égard. Par exemple, il serait difficile de marquer précisément les bornes du bleu et du vert, et en général de discerner les couleurs fort approchantes, au lieu que nous pouvons avoir des notions précises des termes dont on se sert en arithmétique et en géométrie.

§ 16. Ph. Les idées simples ont encore cela de particulier, qu’elles ont très peu de subordination dans ce que les logiciens appellent ligne prédicamentale, depuis la dernière espèce jusqu’au genre suprême. C’est que, la dernière espèce n’étant qu’une seule idée simple, on n’en peut rien retrancher ; par exemple, on ne peut rien retrancher des idées du blanc et du rouge pour retenir la commune apparence, où elles conviennent ; c’est pour cela qu’on les comprend avec le jaune et autres sous le genre ou le nom de couleur. Et, quand on veut former un terme encore plus général, qui comprenne aussi les sons, les goûts et les qualités tactiles, on se sert du terme général de qualité, dans le sens qu’on lui donne ordinairement, pour distinguer ces qualités de l’étendue, du nombre, du mouvement, du plaisir et de la douleur, qui agissent sur l’esprit et y introduisent leurs idées par plus d’un sens.

Th. J’ai encore quelque chose à dire sur cette remarque. J’espère qu’ici et ailleurs vous me ferez justice, Monsieur, de croire que ce n’est point par un esprit de contradiction, et que la matière le semble demander. Ce n’est pas un avantage que les idées des qualités sensibles ont si peu de subordination et sont capables de si peu de sous-divisions ; car cela ne vient que de ce que nous les connaissons peu. Cependant cela même, que toutes les couleurs ont commun d’être vues par les yeux, de passer toutes par des corps par où passe l’apparence de quelques-unes entre elles, et d’être renvoyées des surfaces polies des corps qui ne les laissent point passer, fait[16] connaître qu’on peut retrancher quelque chose des idées que nous en avons. On peut même diviser les couleurs avec grande raison en extrêmes (dont l’une est positive, savoir le blanc, et l’autre privative, savoir le noir) et en moyens, qu’on appelle encore couleurs dans un sens particulier, et qui naissent de la lumière par la réfraction ; qu’en peut encore sous-diviser en celles du côté convexe, et celles du côté concave du rayon rompu. Et ces divisions et sous-divisions des couleurs ne sont pas de petite conséquence.

Ph. Mais comment peut-on trouver des genres dans ces idées simples ?

Th. Comme elles ne sont simples qu’en apparence, elles sont accompagnées de circonstances qui ont de la liaison avec elles, quoique cette liaison ne soit point entendue de nous, et ces circonstances fournissent quelque chose d’explicable et de susceptible d’analyse qui donne aussi quelque espérance qu’on pourra trouver un jour les raisons de ces phénomènes. Ainsi il arrive qu’il y a une manière de pléonasme dans les perceptions que nous avons des qualités sensibles aussi bien que des masses sensibles ; et ce pléonasme est que nous avons plus d’une notion du même sujet. L’or peut être défini nominalement de plusieurs façons ; on peut dire que c’est le plus pesant de nos corps, que c’est le plus malléable, que c’est un corps fusible, qui résiste à la coupelle et à l’eau-forte, etc. Chacune de ces marques est bonne et suffit à reconnaître l’or, au moins provisionnellement et dans l’état présent de nos corps, jusqu’à ce qu’il se trouve un corps plus pesant, comme quelques chimistes le prétendent de leur pierre philosophale, ou jusqu’à ce que l’on fasse voir cette lune fixe, qui est un métal qu’on dit avoir la couleur de l’argent, et presque toutes les autres qualités de l’or, et que M. le chevalier Boyle semble dire d’avoir fait. Aussi peut-on dire que dans les matières que nous ne connaissons qu’en empiriques, toutes nos définitions ne sont que provisionnelles, comme je crois avoir déjà remarqué ci-dessus. Il est donc vrai que nous ne savons pas démonstrativement s’il ne se peut qu’une couleur puisse être engendrée par la seule réflexion sans réfraction, et que les couleurs que nous avons remarquées jusqu’ici dans la concavité de l’angle de réfraction ordinaire se trouvent dans la convexité d’une manière de réfraction inconnue jusqu’ici, et vice versa. Ainsi l’idée simple du bleu serait dépouillée du genre que nous lui avons assigné sur nos expériences. Mais il est bon de s’arrêter au bleu que nous avons et aux circonstance qui l’accompagnent. Et c’est quelque chose qu’elles nous fournissent de quoi faire des genres et des espèces.

§ 17. Ph. Mais que dites-vous de la remarque qu’on a faite que les idées simples étant prises de l’existence des choses ne sont nullement arbitraires ; au lieu que celles des modes mixtes le sont tout à fait et celles des substances en quelque façon ?

Th. Je crois que l’arbitraire se trouve seulement dans les mots et nullement dans les idées. Car elles n’expriment que des possibilités ; ainsi, quand il n’y aurait jamais eu de parricide et quand tous les législateurs se fussent aussi peu avisés que Solon d’en parler, le parricide serait un crime possible, et son idée serait réelle. Car les idées sont en Dieu de toute éternité, et même elles sont en nous avant que nous y pensions actuellement, comme j’ai montré dans nos premières conversations. Si quelqu’un les veut prendre pour des pensées actuelles des hommes, cela lui est permis ; mais il s’opposera sans sujet au langage reçu.

Chap. V. — Des noms des idées mixtes et des relations.

§§ 2, 3 sqq. Ph. Mais l’esprit ne forme-t-il pas les idées mixtes en assemblant les idées simples comme il le juge à propos, sans avoir besoin de modèle réel ; au lieu que les idées simples lui viennent sans choix par l’existence réelle des choses ? Ne voit-il pas souvent l’idée mixte avant que la chose existe ?

Th. Si vous prenez les idées pour les pensées actuelles, vous avez raison. Mais je ne vois point qu’il soit besoin d’appliquer votre distinction à ce qui regarde la forme même ou la possibilité de ces pensées, et c’est pourtant de quoi il s’agit dans le monde idéal qu’on distingue du monde existant. L’existence réelle des êtres qui ne sont point nécessaires est un point de fait ou d’histoire : mais la connaissance des possibilités et des nécessités (car nécessaire est, dont l’opposé n’est point possible) fait les sciences démonstratives.

Ph. Mais y a-t-il plus de liaison entre les idées de tuer et de l’homme qu’entre les idées de tuer et de la brebis ? Le parricide est-il composé de notions plus liées que l’infanticide ? et ce que les Anglais appellent stabbing, c’est-à-dire un meurtre par estocade, ou en frappant de la pointe, qui est plus grief chez eux que lorsqu’on tue en frappant du tranchant de l’épée, est-il plus naturel pour avoir mérité un nom et une idée qu’on n’a point accordée, par exemple, à l’acte de tuer une brebis ou de tuer un homme en taillant ?

Th. S’il ne s’agit que des possibilités, toutes ces idées sont également naturelles. Ceux qui ont vu tuer des brebis ont eu une idée de cet acte dans la pensée, quoiqu’ils ne lui aient point donné de nom, et ne l’aient point daigné honorer[17] de leur attention. Pourquoi donc se borner aux noms, quand il s’agit des idées mêmes, et pourquoi s’attacher à la dignité des idées des modes mixtes, quand il s’agit de ces idées en général ?

§ 9. Ph. Les hommes formant arbitrairement diverses espèces de modes mixtes, cela fait qu’on trouve des mots dans une langue auxquels il n’y a aucun dans une autre langue qui leur réponde. Il n’y a point de mots dans d’autres langues qui répondent au mot versura usité parmi les Romains, ni à celui de corban dont se servaient les Juifs. On rend hardiment, dans les mots latins hora, pes, et libra, par ceux d’heure, de pied et de livre ; mais les idées du Romain étaient fort différentes des nôtres.

Th. Je vois que bien des choses que nous avons discutées quand il s’agissait des idées mêmes et de leurs espèces, reviennent maintenant à la faveur des noms de ces idées. La remarque est bonne quant aux noms et quant aux coutumes des hommes, mais elle ne change rien dans les sciences et dans la nature des choses ; il est vrai que celui qui écrirait une grammaire universelle ferait bien de passer de l’essence des langues à leur existence, et de comparer les grammaires de plusieurs langues : de même qu’un auteur qui voudrait écrire une jurisprudence universelle tirée de la raison, ferait bien d’y joindre des parallèles des lois et coutumes des peuples, ce qui servirait non seulement dans la pratique, mais encore dans la contemplation, et donnerait occasion à l’auteur même de s’aviser de plusieurs considérations qui sans cela lui seraient échappées. Cependant dans la science même, séparée de son histoire ou existence, il n’importe point si les peuples se sont conformés ou non à ce que la raison ordonne.

§ 9. Ph. La signification douteuse du mot espèce fait que certaines gens sont choqués d’entendre dire que les espèces des mots mixtes sont formés par l’entendement. Mais je laisse à penser qui c’est qui fixe les limites de chaque sorte ou espèce, car ces deux mots me sont tout à fait synonymes.

Th. C’est la nature des choses, qui fixe ordinairement ces limites des espèces ; par exemple de l’homme et de la bête ; de l’estoc et de la taille. J’avoue cependant qu’il y a des notions où il y a véritablement de l’arbitraire ; par exemple lorsqu’il s’agit de déterminer un pied, car, la ligne droite étant uniforme et indéfinie, la nature n’y marque point de limites. Il y a aussi des essences vagues et imparfaites où l’opinion entre, comme lorsqu’on demande combien il faut laisser pour le moins de poils à un homme pour qu’il ne soit point chauve : c’était un des sophistes des anciens quand on pousse son adversaire,

Dum cadat elusus ratione ruentis acervi.

Mais la véritable réponse est que la nature n’a point déterminé cette notion et que l’opinion y a sa part, qu’il y a des personnes dont on peut douter s’ils sont chauves ou non, et qu’il y en a d’ambigües qui passeront pour chauves auprès des uns et non auprès des autres, comme vous aviez remarqué qu’un cheval qui sera estimé petit en Hollande, passera pour grand dans le pays de Galles. Il y a même quelque chose de cette nature dans les idées simples ; car je viens d’observer que les dernières bornes des couleurs sont douteuses ; il y a aussi des essences véritablement nominales à demi, où le nom entre dans la définition de la chose ; par exemple, le degré ou la qualité de docteur, de chevalier, dl ambassadeur, de roi, se connaît lorsqu’une personne a acquis le droit reconnu de ce nom. Et un Ministre étranger, quelque plein pouvoir et quelque grand train qu’il ait, ne passera point pour Ambassadeur si sa lettre de créance ne lui en donne le nom. Mais ces essences et idées sont vagues, douteuses, arbitraires, nominales dans un sens un peu différent de ceux dont vous aviez fait mention.

§ 10. Ph. Mais il semble que le nom conserve souvent les essences des modes mixtes, que vous croyez n’être point arbitraires ; par exemple, sans le nom triomphe nous n’aurions guère d’idée de ce qui se passait chez les Romains dans cette occasion.

Th. J’accorde que le nom sert à donner de l’attention aux choses, et à en conserver la mémoire et la connaissance actuelle ; mais cela ne fait rien au point dont il s’agit et ne rend point les essences nominales, et je ne comprends pas à quel sujet vos Messieurs veulent à toute force que les essences mêmes dépendent du choix des noms. Il aurait été à souhaiter que votre célèbre auteur, au lieu d’insister là-dessus, eût mieux aimé d’entrer dans un plus grand détail des idées et des modes, et d’en ranger et développer les variétés. Je l’aurais suivi dans ce chemin avec plaisir et avec fruit. Car il nous aurait sans doute donné bien des lumières.

§ 12. Ph. Quand nous parlons d’un cheval ou du fer, nous les considérons comme des choses qui nous fournissent les patrons originaux de nos idées : mais, quand nous parlons des modes mixtes ou du moins des plus considérables de ces modes, qui sont les êtres de morale, par exemple de la justice, de la reconnaissance, nous en considérons les modèles originaux comme existant dans l’esprit. C’est pourquoi nous disons la notion de la justice, de la tempérance, mais on ne dit pas la notion d’un cheval, d’une pierre.

Th. Les patrons des idées des uns sont aussi réels que ceux des idées des autres. Les qualités de l’esprit ne sont pas moins réelles que celles du corps. Il est vrai qu’on ne voit pas la justice comme un cheval, mais on ne l’entend pas moins, ou plutôt on l’entend mieux ; elle n’est pas moins dans les actions que la droiture et l’obliquité est dans les mouvements, soit qu’on la considère ou non. Et, pour vous faire voir que les hommes sont de mon avis, et même les plus capables et les plus expérimentés dans les affaires humaines, je n’ai qu’à me servir de l’autorité des jurisconsultes romains, suivis par tous les autres, qui appellent ces modes mixtes ou ces êtres de morale des choses et particulièrement des choses incorporelles. Car les servitudes par exemple (comme celle du passage parle fonds de son voisin) sont chez eux res incorporales, dont il y a propriété, qu’on peut acquérir par un long usage, qu’on peut posséder et indiquer. Pour ce qui est du mot notion, de fort habiles gens ont pris ce mot pour aussi ample que celui d’idée ; l’usage latin ne s’y oppose pas, et je ne sais si celui des Anglais ou des Français y est contraire.

§ 15. Ph. Il est encore à remarquer que les hommes apprennent les noms avant les idées des modes mixtes, le nom faisait connaître que cette idée mérite d’être observée.

Th. Cette remarque est bonne, quoiqu’il soit vrai qu’aujourd’hui les enfants à l’aide des nomenclateurs apprennent ordinairement les noms non seulement des modes, mais encore des substances, avant les choses, et même plutôt les noms des substances que des modes ; car c’est un défaut dans ces mêmes nomenclateurs qu’on y met seulement les noms, et non pas les verbes ; sans considérer que les verbes, quoiqu’ils signifient des modes, sont plus nécessaires dans la conversation que la plupart des noms qui marquent des substances particulières.

Chap. VI. — Des noms des substances.

§ 1. Ph. Les genres et les espèces des substances, comme des autres êtres, ne sont que des sortes. Par exemple les soleils sont une sorte d’étoiles, c’est-à-dire ils sont des étoiles fixes, car ce n’est pas sans raison qu’on croit que chaque étoile fixe se ferait connaître pour un soleil à une personne qui serait placée à une juste distance. § 2. Or ce qui forme chaque sorte est une essence. Elle est connue ou par l’intérieur de la structure ou par des marques externes qui nous la font connaître, et nommer d’un certain nom ; et c’est ainsi qu’on peut connaître l’horloge de Strasbourg ou comme l’horloger qui l’a faite, ou comme un spectateur qui en voit les effets.

Th. Si vous vous exprimez ainsi, je n’ai rien à opposer.

Ph. Je m’exprime d’une manière propre à ne point renouveler nos contestations. Maintenant j’ajoute que l’essence ne se rapporte qu’aux sortes, et que rien n’est essentiel aux individus. Un accident ou une maladie peut changer mon teint ou ma taille ; une fièvre ou une chute peut m’ôter la raison ou la mémoire, une apoplexie peut me réduire à n’avoir ni sentiment, ni entendement, ni vie. Si l’on me demande s’il est essentiel à moi d’avoir de la raison, je répondrai que non.

Th. Je crois qu’il y a quelque chose d’essentiel aux individus et plus qu’on ne pense. Il est essentiel aux substances d’agir, aux substances créées de pâtir, aux esprits de penser, aux corps d’avoir de l’étendue et du mouvement. C’est-à-dire qu’il y a des sortes ou espèces dont un individu ne saurait (naturellement au moins), cesser d’être, quand il en a été une fois, quelques révolutions qui puissent arriver dans la nature. Mais il y a des sortes ou espèces, accidentelles (je l’avoue) aux individus qui en sont[18], et ils peuvent cesser d’être de cette sorte. Ainsi on peut cesser d’être sain, beau, savant, et même d’être visible et palpable, mais on ne cesse pas d’avoir de la vie, et des organes, et de la perception. J’ai dit assez ci-dessus pourquoi il paraît aux hommes que la vie et la pensée cessent quelquefois, quoiqu’elles ne laissent pas de durer et d’avoir des effets.

§ 8. Ph. Quantité d’individus, rangés sous un nom commun, considérés comme d’une seule espèce, ont pourtant des qualités fort différentes, dépendantes de leurs constitutions réelles (particulières). C’est ce qu’observent sans peine tous ceux qui examinent les corps naturels ; et souvent les chimistes en sont convaincus par de fâcheuses expériences, cherchant en vain dans un morceau d’antimoine, de soufre et de vitriol les qualités qu’ils ont trouvées en d’autres parties de ces minéraux.

Th. Il n’est rien de si vrai, et j’en pourrais dire moi-même des nouvelles. Aussi a-t-on fait des livres exprès de infido experimentorum chimicorum successu. Mais c’est qu’on se trompe en prenant ces corps pour similaires ou uniformes, au lieu qu’ils sont mêlés plus qu’on ne pense ; car dans les corps dissimilaires on n’est pas surpris de remarquer des différences entre les individus, et les médecins ne savent que trop combien les tempéraments et les naturels des corps humains sont différents. En un mot, on ne trouvera jamais les dernières espèces logiques, comme j’ai déjà remarqué ci-dessus, et jamais deux individus réels ou complets d’une même espèce ne sont parfaitement semblables.

Ph. Nous ne remarquons point toutes ces différences, parce que nous ne connaissons point les petites parties, ni par conséquent la structure intérieure des choses. Aussi ne nous en servons-nous pas pour déterminer les sortes ou espèces de choses, et, si nous le voulions faite par ces essences, ou par ce que les écoles appellent formes substantielles[19], nous serions comme un aveugle qui voudrait ranger les corps selon les couleurs. § 11. Nous ne connaissons pas même les essences des esprits, nous ne saurions former des différentes idées spécifiques des anges, quoique nous sachions bien qu’il faut qu’il y ait plusieurs espèces des esprits. Aussi semble-t-il que dans nos idées nous ne mettons aucune différence entre Dieu et les esprits par aucun nombre d’idées simples, excepté que nous attribuons à Dieu l’infinité.

Th. Il y a encore une autre différence dans mon système entre Dieu et les esprits créés, c’est qu’il faut à mon avis que tous les esprits créés aient des corps, tout connue notre âme en a un.

§ 12. Ph. Au moins je crois qu’il y a cette analogie entre les corps et les esprits que, de même qu’il n’y a point de vide dans les variétés du monde corporel, il n’y aura pas moins de variété dans les créatures intelligentes. En commençant depuis nous et allant jusqu’aux choses les plus basses, c’est une descente qui se fait par de fort petits degrés et par une suite continue de choses, qui dans chaque éloignement diffèrent fort peu l’une de l’autre. Il y a des poissons qui ont des ailes, et à qui l’air n’est pas étranger, et il y a des oiseaux qui habitent dans l’eau qui ont le sang froid comme les poissons, et dont la chair leur ressemble si fort par le goût, qu’on permet aux scrupuleux d’en manger durant les jours maigres. Il y a des animaux qui approchent si fort de l’espèce des oiseaux et de celle des bêtes, qu’ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies tiennent également des bêtes terrestres et aquatiques. Les veaux marins vivent sur la terre et dans la mer ; et les marsouins (dont le nom signifie pourceau de mer) ont le sang chaud et les entrailles d’un cochon. Pour ne pas parler de ce qu’on rapporte des hommes marins, il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance et de raison que quelques animaux qu’on appelle hommes ; et il y a une si grande proximité entre les animaux et les végétaux, que, si vous prenez le plus imparfait de l’un et le plus parfait de l’autre, à peine remarquerez-vous aucune différence considérable entre eux. Ainsi jusqu’à ce que nous arrivions aux plus basses et moins organisées parties de la matière, nous trouverons partout que les espèces sont liées ensemble et ne diffèrent que par des degrés presque insensibles. Et, lorsque nous considérons la sagesse et la puissance infinie de l’auteur de toutes choses, nous avons sujet de penser que c’est une chose conforme à la somptueuse harmonie de l’univers et au grand dessein aussi bien qu’à la bonté infinie de ce souverain architecte, que les différentes espèces des créatures s’élèvent aussi peu à peu depuis nous vers son infinie perfection. Ainsi nous avons raison de nous persuader qu’il y a beaucoup plus d’espèces de créatures au-dessus de nous, qu’il n’y en a au-dessous, parce que nous sommes beaucoup plus éloignés en degrés de perfection de l’être infini de Dieu que de ce qui approche le plus près du néant. Cependant nous n’avons nulle idée claire et distincte de toutes ces différentes espèces.

Th. J’avais dessein, dans un autre lieu, de dire quelque chose d’approchant de ce que vous venez d’exposer, Monsieur ; mais je suis aise d’être prévenu lorsque je vois qu’on dit les choses mieux que je n’aurais espéré le faire. Des habiles philosophes ont traité cette question utrum derur vacuum formatur, c’est-à-dire, s’il y a des espèces possibles, qui pourtant n’existent point, et qu’il pourrait sembler que la nature ait oubliées. J’ai des raisons pour croire que toutes les espèces possibles ne sont point compressibles dans l’univers tout grand qu’il est, et cela non seulement par rapport aux choses qui sont ensemble en même temps, mais même par rapport à toute la suite des choses. C’est-à-dire je crois qu’il y a nécessairement des espèces qui n’ont jamais été et qui ne seront jamais, n’étant pas compatibles avec cette suite des créatures que Dieu a choisie. Mais je crois que toutes les choses que la parfaite harmonie de l’univers pouvait recevoir y sont. Qu’il y ait des créatures mitoyennes entre celles qui sont éloignées, c’est quelque chose de conforme et cette même harmonie, quoique ce ne soit pas toujours dans un même globe ou système, et ce qui est au milieu de deux espèce s’est quelquefois par rapport à certaines circonstances et non par rapport à d’autres. Les oiseaux, si différents de l’homme en autres choses, s’approchent de lui par la parole ; mais, si les singes savaient parler comme les perroquets, ils iraient plus loin. La loi de la continuité porte que la nature ne laisse point de vide dans l’ordre qu’elle suit ; mais toute forme ou espèce n’est pas de tout ordre. Quant aux esprits ou génies, comme je tiens que toutes les intelligences créées ont des corps organisés, dont la perfection répond à celle de l’intelligence ou de l’esprit qui est dans ce corps en vertu de l’harmonie préétablie, je tiens que pour concevoir quelque chose des perfections des esprits au-dessus de nous, il servira beaucoup de se figurer des perfections encore dans les organes du corps qui passent celles du nôtre. C’est où l’imagination la plus vive et la plus riche, et pour me servir d’un terme italien que je ne saurais bien exprimer autrement, l’invenzione la piu voga sera le plus de saison pour nous élever au-dessus de nous. Et ce que j’ai dit pour justifier mon système de l’harmonie qui exalte les perfections divines au delà de ce qu’on s’était avisé de penser, servira aussi à avoir des idées des créatures incomparablement plus grandes qu’on n’en a eu jusqu’ici.

§ 14. Ph. Pour revenir au peu de réalité des espèces même dans les substances, je vous demande si l’eau et la glace sont de différente espèce ?

Th. Je vous demande à mon tour si l’or fondu dans le creuset et l’or refroidi en lingot sont d’une même espèce ?

Ph. Celui-là ne répond pas à la question qui en propose une autre,

Qui litem lite resolvit.

Cependant vous reconnaîtrez par là que la réduction des choses en espèces se rapporte uniquement aux idées que nous en avons, ce qui suffit pour les distinguer par des noms ; mais, si nous supposons que cette distinction est fondée sur leur constitution réelle et intérieure et que la nature distingue les choses qui existent en autant d’espèces par leurs essences réelles de la même manière que nous les distinguons nous-mêmes en espèces par telles ou telles dénominations, nous serons sujets à de grands mécomptes.

Th. Il y a quelque ambiguïté dans le terme d’espèce ou d’être de différente espèce, qui cause tous ces embarras, et, quand nous l’aurons levée, il n’y aura plus de contestation que peut-être sur le nom. On peut prendre l’espèce mathématiquement et physiquement. Dans la rigueur mathématique, la moindre différence qui fait que deux choses ne sont point semblables en tout, fait qu’elles diffèrent d’espèce. C’est ainsi qu’en géométrie tous les cercles sont d’une même espèce, car ils sont tous semblables parfaitement, et par là même raison toutes les paraboles aussi sont d’une même espèce ; mais il n’en est pas de même des ellipses et des hyperboles, car il y en a une infinité de sortes ou d’espèces, quoiqu’il y en ait aussi une infinité de chaque espèce. Toutes les ellipses innombrables, dans lesquelles la distance des foyers a la même raison à la distance des sommets, sont d’une même espèce ; mais comme les raisons de ces distances ne varient qu’en grandeur, il s’ensuit que toutes ces espèces infinies des ellipses ne font qu’un seul genre et qu’il n’y a plus de sous-divisions ; au lieu qu’une ovale à trois foyers aurait même une infinité de tels genres, et aurait un nombre d’espèces infiniment infini, chaque genre en ayant un nombre simplement infini. De cette façon deux individus physiques ne seront jamais parfaitement semblables ; et, qui plus est, le même individu passera d’espèce en espèce, car il n’est jamais semblable en tout à soi-même au delà d’un moment. Mais les hommes établissant des espèces physiques ne s’attachent point à cette rigueur, et il dépend d’eux de dire qu’une masse qu’ils peuvent faire retourner eux-mêmes sous la première forme demeure d’une même espèce à leur égard. Ainsi nous disons que l’eau, l’or, le vif-argent, le sel commun le demeurent et ne sont que déguisés dans les changements ordinaires ; mais, dans les corps organiques ou dans les espèces des plantes et des animaux nous définissons l’espèce par la génération [20], de sorte que ce semblable qui vient ou pourrait être venu d’une même origine ou semence, serait d’une même espèce. Dans l’homme, outre la génération humaine, on s’attache à la qualité d’animal raisonnable ; et, quoiqu’il y ait des hommes qui demeurent semblables aux bêtes toute leur vie, on présume que ce n’est pas faute de la faculté ou du principe, mais que c’est par des empêchements qui tiennent cette faculté. Mais on ne s’est pas encore déterminé à l’égard de toutes les conditions externes qu’on veut prendre pour suffisantes à donner cette présomption. Cependant quelques règlements que les hommes fassent pour leurs dénominations et pour les droits attachés aux noms, pourvu que leur règlement soit suivi ou lié et intelligible, à sera fondé en réalité, et ils ne sauront se figurer des espèces que la nature, qui comprend jusqu’aux possibilités, n’ait faites ou distinguées avant eux. Quant à l’intérieur, quoiqu’il n’y ait point d’apparence externe qui ne soit fondée dans la constitution interne, il est vrai néanmoins qu’une même apparence pourrait résulter quelquefois de deux différentes constitutions : cependant il y aura quelque chose de commun, et c’est ce que nos philosophes appellent la cause prochaine formelle. Mais, quand cela ne serait point, comme si, selon M. Mariotte, le bleu de l’arc-en-ciel avait tout une autre origine que le bleu d’une turquoise, sans, qu’il y eût une cause formelle commune (en quoi je ne suis pas de son sentiment), et quand on accorderait que certaines natures apparentes, qui nous font donner des noms, n’ont rien d’intérieur commun, nos définitions ne laisseraient pas d’être fondées dans les espèces réelles : car les phénomènes mêmes sont des réalités. Nous pouvons donc dire que tout ce que nous distinguons ou comparons avec vérité, la nature le distingue ou le fait convenir aussi, quoiqu’elle ait des distinctions et des comparaisons que nous ne savons point et qui peuvent être meilleures que les nôtres. Aussi faudra-t-il encore beaucoup de soin et d’expérience, pour assigner les genres et les espèces d’une manière assez approchante de la nature. Les botanistes modernes croient que les distinctions prises des formes des fleurs approchent le plus de l’ordre naturel. Mais ils y trouvent pourtant encore bien de la difficulté, et il serait à propos de faire des comparaisons et arrangements non seulement suivant un seul fondement, comme serait celui que je viens de dire, qui est pris des fleurs, et qui peut-être est le plus propre jusqu’ici pour un système tolérable et commode à ceux qui apprennent, mais encore suivant les autres fondements pris des autres parties et circonstances des plantes[21] ; chaque fondement de comparaison méritant des tables à part ; sans quoi on laissera échapper bien des genres subalternes, et bien des comparaisons, distinctions et observations utiles. Mais, plus on approfondira la génération des espèces, et plus on suivra dans les arrangements les conditions qui y sont requises, plus on approchera de l’ordre naturel. C’est pourquoi, si la conjecture de quelques personnes entendues se trouvait véritable, qu’il y a dans la plante, outre la graine ou la semence connue qui répond à l’œuf de l’animal, une autre semence qui mériterait le nom de masculine, c’est-à-dire une poudre (pollen) visible bien souvent, quoique peut-être invisible quelquefois (comme la graine même l’est en certaines plantes) que le vent ou d’autres accidents ordinaires répandent pour la joindre à la graine, qui vient quelquefois d’une même plante et quelquefois encore (comme dans le chanvre, d’une autre voisine de la même espèce, laquelle plante par conséquent aura de l’analogie avec le mâle, quoique peut-être la femelle ne soit jamais dépourvue entièrement de ce même pollen ; si cela (dis-je) se trouvait vrai, et si la manière de la génération des plantes devenait plus connue, je ne doute point que les variétés qu’on y remarquerait ne fournissent un fondement à des divisions fort naturelles. Et, si nous avions la pénétration de quelques génies supérieurs et connaissions assez les choses, peut-être y trouverions-nous des attributs fixes pour chaque espèce, communs à tous ses individus et toujours subsistant dans le même, vivant organique, quelques altérations ou transformations qui lui puissent arriver ; comme dans la plus connue des espèces physiques, qui est l’humaine, la raison est un tel attribut fixe, qui convient à chacun des individus et toujours inadmissiblement, quoiqu’on ne s’en puisse pas toujours apercevoir. Mais au défaut de ces connaissances nous nous servons des attributs qui nous paraissent les plus commodes à distinguer et à comparer les choses, et en un mot à en reconnaître les espèces ou sortes : et ces attributs ont toujours leurs fondements réels.

§ 14. Ph. Pour distinguer les êtres substantiels selon la supposition ordinaire qui veut qu’il y ait certaines essences ou formes précises des choses, par où tous les individus existants sont distingués naturellement en espèces, il faudrait être assuré premièrement, § 15, que la nature se propose toujours dans la production des choses, de les faire participer à certaines essences réglées et établies, comme à des modèles : et secondement, § 16, que la nature arrive toujours à ce but. Mais les monstres nous donnent sujet de douter de l’un et de l’autre. § 17. Il faudrait déterminer, en troisième lieu, si ces monstres ne sont réellement une espèce distincte et nouvelle, car nous trouvons que quelques-uns de ces monstres n’ont que peu ou point de ces qualités qu’on suppose résulter de l’essence de cette espèce d’où ils tirent leur origine, et à laquelle il semble qu’ils appartiennent en vertu de leur naissance.

Th. Quand il s’agit de déterminer si les monstres sont d’une certaine espèce, on est souvent réduit à des conjectures. Ce qui fait voir qu’alors on ne se borne pas à l’extérieur, puisqu’on voudrait deviner si la nature intérieure (comme, par exemple, la raison dans l’homme), commune aux individus d’une telle espèce, convient encore (comme la naissance le fait présumer) à ces individus, où manque une partie des marques extérieures qui se trouvent ordinairement dans cette espèce. Mais notre incertitude ne fait rien à la nature des choses, et s’il y a une telle nature commune intérieure, elle se trouvera ou ne se trouvera pas dans le monstre, soit que nous le sachions ou non. Et, si la nature intérieure d’aucune espèce ne s’y trouve, le monstre pourra être de sa propre espèce. Mais, s’il n’y avait point de telle nature intérieure dans les espèces dont il s’agit, et si on ne s’arrêtait pas non plus à la naissance, alors les marques extérieures seules détermineraient l’espèce, et les monstres ne seraient pas de celle dont ils s’écartent, à moins de la prendre d’une manière un peu vague et avec quelque latitude : et en ce cas aussi notre peine de vouloir deviner l’espèce serait vaine. C’est peut-être ce que vous voulez dire par tout ce que vous objectez aux espèces prises des essences réelles internes. Vous devriez donc prouver, Monsieur, qu’il n’y a point d’intérieur spécifique commun, quand l’extérieur entier ne l’est plus. Mais le contraire se trouve dans l’espèce humaine où quelquefois des enfants qui ont quelque chose de monstrueux parviennent à un âge où ils font voir de la raison. Pourquoi donc ne pourrait-il point y avoir quelque chose de semblable en d’autres espèces ? Il est vrai que faute de les connaître nous ne pouvons pas nous en servir pour les définir, mais l’extérieur en tient lieu, quoique nous reconnaissions qu’il ne suffit pas pour avoir une définition exacte, et que les définitions nominales mêmes dans ces rencontres ne sont que conjecturales : et j’ai dit déjà ci-dessus comment quelquefois elles sont provisionnelles seulement. Par exemple, on pourrait trouver le moyen de contrefaire l’or, en sorte qu’il satisferait à toutes les épreuves qu’on en a jusqu’ici ; mais on pourrait aussi découvrira lors une nouvelle manière d’essai, qui donnerait le moyen de distinguer l’or naturel de cet or fait par artifice. De vieux papiers attribuent l’un et l’antre à Auguste, électeur de Saxe ; mais je ne suis pas homme à garantir ce fait. Cependant s’il était vrai, nous pourrions avoir une définition plus parfaite de l’or que nous n’en avons présentement, et si l’or artificiel se pouvait faire en quantité et à bon marché, centime les alchimistes le prétendent, cette nouvelle épreuve serait de conséquence ; car par son moyen on conserverait au genre humain l’avantage que l’or naturel nous donne dans le commerce par sa rareté, en nous fournissant une matière qui est durable et uniforme, aisée à partager et à reconnaître et précieuse en petit volume. Je me veux servir de cette occasion pour lever une difficulté (voyez le § 50 du chap. des Noms des Substances chez l’auteur de l’Essais sur l’Entendement). On objecte qu’en disant : tout or est fixe, si l’on entend par l’idée de l’or l’amas de quelques qualités où la fixité est comprise, on ne fait qu’une proposition identique et vaine, comme si l’on disait : le fixe est le fixe ; mais, si l’on entend un être substantiel, doué d’une certaine essence interne, dont la fixité est une suite, on ne parlera pas intelligiblement, car cette essence réelle est tout à fait inconnue. Je réponds que le corps doué de cette constitution interne est désigné par d’autres marques externes où la fixité n’est point comprise ; comme si quelqu’un disait : le plus pesant de tous les corps est encore un des plus fixes. Mais tout cela n’est que provisionnel, car on pourrait trouver quelque jour un corps volatile, comme pourrait être un mercure nouveau, qui fût plus pesant que l’or, et sur lequel l’or nageât, comme le plomb nage sur notre mercure.

§ 19. Ph. Il est vrai que de cette manière nous ne pouvons jamais connaître précisément le nombre des propriétés qui dépendent de l’essence réelle de l’or, à moins que nous ne connaissions l’essence de l’or lui-même. § 21. Cependant si nous nous bornons précisément à certaines propriétés, cela nous suffira pour avoir des définitions nominales exactes qui nous serviront présentement, sauf à nous à changer la signification des noms, si quelque nouvelle distinction utile se découvrait. Mais il faut au moins que cette définition réponde à l’usage du nom, et puisse être mise à la place. Ce qui sert à réfuter ceux qui prétendent que l’étendue fait l’essence du corps, car lorsqu’on dit qu’un corps donne de l’impulsion à un autre, l’absurdité serait manifeste, si, substituant l’étendue, l’on disait qu’une étendue met en mouvement une autre étendue par voie d’impulsion, car il faut encore la solidité. De même on ne dira pas que la raison, ou ce qui rend l’homme raisonnable, fait conversation ; car la raison ne constitue pas non plus toute l’essence de l’homme, ce sont les animaux raisonnables qui font conversation entre eux.

Th. Je crois que vous avez raison : car les objets des idées abstraites et incomplètes ne suffisent point pour donner des sujets de toutes les actions des choses. Cependant je crois que la conversation convient à tous les esprits, qui se peuvent entre-communiquer leurs pensées. Les scolastiques sont fort en peine comment les anges le peuvent faire : mais, s’ils leur accordaient des corps subtils, comme je fais après les anciens, il ne resterait plus de difficulté là-dessus.

§ 22. Ph. Il y a des créatures qui ont une forme pareille à la nôtre mais qui sont velues et n’ont point l’usage de la parole et de la raison. Il y a parmi nous des imbéciles, qui ont parfaitement la même forme que nous, mais qui sont destitués de raison, et quelque-uns d’entre eux n’ont point l’usage de la parole. Il y a des créatures, à ce qu’on dit, qui avec l’usage de la parole et de la raison, et une forme semblable en toute autre chose à la nôtre, ont des queues velues ; au moins il n’y a point d’impossibilité qu’il y ait de telles créatures. Il y en a d’autres dont les mâles n’ont point de barbe, et d’autres dont les femelles en ont. Quand on demande si toutes ces créatures sont hommes ou non, si elles sont d’espèce humaine, il est visible que la question se rapporte uniquement à la définition nominale où à l’idée complexe que nous nous faisons pour la marquer par ce nom, car l’essence intérieure nous est absolument inconnue, quoique nous ayons lieu de penser que là où les facultés ou bien la figure extérieure sont si différentes, la constitution intérieure n’est pas la même.

Th. Je crois que dans le cas de l’homme nous avons une définition qui est réelle et nominale en même temps. Car rien ne saurait être plus interne à l’homme que la raison, et ordinairement elle se fait bien connaître. C’est pourquoi la barbe et la queue ne seront point considérées auprès d’elle. Un homme sylvestre bien que velu se fera reconnaître ; et le poil d’un magot n’est pas ce qui le fait exclure. Les imbéciles manquent de l’usage de la raison ; mais comme nous savons par expérience qu’elle est souvent liée et ne peut point paraître, et que cela arrive à des hommes qui en ont montré et en montreront, nous faisons vraisemblablement le même jugement de ces imbéciles sur d’autres indices, c’est-à-dire sur la figure corporelle. Ce n’est que par ces indices, joints à la naissance, que l’on présume que les enfants sont des hommes, et qu’ils montreront de la raison : et on ne s’y trompe guère. Mais, s’il y avait des animaux raisonnables, d’une forme extérieure un peu différente de la nôtre, nous serions embarrassés. Ce qui fait voir que nos définitions, quand elles dépendent de l’extérieur des corps, sont imparfaites et provisionnelles. Si quelqu’un se disait ange, et savait ou savait faire des choses bien au-dessus de nous, il pourrait se faire croire. Si quelque autre venait de la lune par le moyen de quelque machine extraordinaire comme Gonzalès[22] et nous racontait des choses croyables de son pays natal, il passerait pour lunaire, et cependant on pourrait lui accorder l’indigénat et les droits de bourgeoisie avec le titre d’homme, tout étranger qu’il serait à notre globe ; mais, s’il demandait le baptême et voulait être reçu prosélyte de notre loi, je crois qu’on verrait de grandes disputes s’élever parmi les théologiens. Et, si le commerce avec ces hommes planétaires, assez approchants des nôtres, selon M. Hugens, était ouvert, la question mériterait un concile universel, pour savoir si nous devrions étendre le soin de la propagation de la foi jusqu’au dehors de notre globe. Plusieurs y soutiendraient sans doute que les animaux raisonnables de ce pays n’étant pas de la race d’Adam n’ont point de part à la rédemption de Jésus-Christ : mais d’autres diraient peut-être que nous ne savons pas assez ni où Adam a toujours été, ni ce qui a été fait de toute sa postérité, puisqu’il y a eu même des théologiens qui ont cru que la lune a été le lieu du paradis ; et peut-être que par la pluralité on conclurait pour le plus sûr, qui serait de baptiser ces hommes douteux sous condition s’ils en sont susceptibles ; mais je doute qu’on voulût jamais les faire prêtres dans l’Église romaine, parce que leurs consécrations seraient toujours douteuses, et on exposerait les gens au danger d’une idolâtrie matérielle dans l’hypothèse de cette Église. Par bonheur, la nature des choses nous exempte de tous ces embarras ; cependant ces fictions bizarres ont leur usage dans la spéculation, pour bien connaître la nature de nos idées.

§ 23. Ph. Non seulement dans les questions théologiques, mais encore en d’autres occasions quelques-uns voudraient peut-être se régler sur la race, et dire que dans les animaux la propagation par l’accouplement du mâle et de la femelle, et dans les plantes par le moyen des semences, conserve les espèces supposées réelles distinctes et en leur entier. Mais cela ne servirait qu’à fixer les espèces des animaux et des végétaux. Que faire du reste ? et il ne suffit pas même à l’égard de ceux-là, car, s’il faut en croire l’histoire, des femmes ont été engrossées par des magots. Et voilà une nouvelle question de quelle espèce doit être une telle production. On voit souvent des mulets et des jumarts (Voyez le Dictionnaire étymologique de M. Ménage[23]), les premiers engendrés d’un âne et d’une cavale, et les derniers d’un taureau et d’une jument. J’ai vu un animal engendré d’un chat et d’un rat, qui avait des marques visibles de ces deux bêtes. Qui ajoutera à cela les productions monstrueuses, trouvera qu’il est bien malaise de déterminer l’espèce par la génération ; et, si on ne le pouvait faire que par là, dois-je aller aux Indes pour voir le père et la mère d’un tigre, et la semence de la plante du thé, et ne pourrais-je point juger autrement si les individus qui nous en viennent sont de ces espèces ?

Th. La génération ou race donne au moins une forte présomption (c’est-à-dire une preuve provisionnelle), et j’ai déjà dit que bien souvent nos marques ne sont que conjecturales. La race est démentie quelquefois par la figure, lorsque l’enfant est dissemblable aux père et mère, et le mélange des figures n’est pas toujours la marque du mélange des races ; car il peut arriver qu’une femelle mette au monde un animal qui semble tenir d’une autre espèce, et que la seule imagination de la mère ait causé ce dérèglement : pour ne rien dire de ce qu’on appelle mola[24]. Mais, comme l’on juge cependant par provision de 1`espèce par la race, on juge aussi de la race par l’espèce. Car lorsqu’on présenta à Jean Casimir, roi de Pologne, un enfant sylvestre, pris parmi les ours, qui avait beaucoup de leurs manières, mais qui se fit enfin connaître pour animal raisonnable, on n’a point fait scrupule de le croire de la race d’Adam, et de le baptiser sous le nom de Joseph, quoique peut-être sous la condition, si baptizatus non es, suivant l’usage de l’Église romaine ; parce qu’il pouvait avoir été enlève par un ours après le baptême. On n’a pas encore assez de connaissance des effets des mélanges des animaux : et on détruit souvent les monstres, au lieu de les élever, outre qu’ils ne sont guère de longue vie. On croit que les animaux mêlés ne multiplient point ; cependant Strabon attribue la propagation aux mulets de Cappadoce, et on m’écrit de la Chine qu’il y a dans la Tartarie voisine des mulets de race : aussi voyons-nous que les mélanges des plantes sont capables de conserver leur nouvelle espèce. Toujours on ne sait pas bien dans les animaux si c’est le mâle ou la femelle, ou l’un et l’autre, ou ni l’un ni l’autre qui détermine le plus l’espèce. La doctrine des œufs des femmes, que feu M. Kerkring[25] avait rendue fameuse, semblait réduire les mâles à la condition de l’air pluvieux par rapport aux plantes, qui donne moyen aux semences de pousser et de s’élever de la terre, suivant les vers que les priscillianistes répétaient[26] de Virgile :

Cum pater omnipotens foecundis imbribus æther
Conjugis in lætæ gremium descendit et omnes
Magnus alit magno commissus corpore fœtus.

En un mot, suivant cette hypothèse, le mâle ne ferait guère plus que la pluie. Mais M. Leuwenhoeck[27] a réhabilité le genre masculin, et l’autre sexe est dégradé à son tour, comme s’il ne faisait que la fonction de la terre à l’égard des semences, en leur fournissant le lieu et la nourriture ; ce qui pourrait avoir lieu quand même on maintiendrait encore les œufs. Mais cela n’empêche point que l’imagination de la femme n’ait un grand pouvoir sur la forme du fœtus, quand on supposerait que l’animal est déjà venu du mâle. Car c’est un état destiné à un grand changement ordinaire et d’autant plus susceptible aussi de changements extraordinaires. On assure que l’imagination d’une dame de condition, blessée par la vue d’un estropié, ayant coupé la main du fœtus fort voisin de son terme, cette main s’est trouvée depuis dans l’arrière-faix, ce qui mérite pourtant confirmation. Peut-être que quelqu’un viendra qui prétendra, quoique l’âme ne puisse venir que d’un sexe, que l’un et l’autre sexe fournit quelque chose d’organisé, et que de deux corps il s’en fait un, de même que nous voyons que le ver à soie est comme un double animal, et renferme un insecte volant sous la forme de la chenille : tant nous sommes encore dans l’obscurité sur un si important article. L’analogie des plantes nous donnera peut-être des lumières un jour, mais à présent nous ne sommes guère informés de la génération des plantes mêmes ; le soupçon de la poussière qui se fait remarquer, comme qui pourrait répondre à la semence masculine, n’est pas encore bien éclairci. D’ailleurs un brin de la plante est bien souvent capable de donner une plante nouvelle et entière, à quoi l’on ne voit pas encore de l’analogie dans les animaux ; aussi ne peut-on point dire que le pied de l’animal est un animal, comme il semble que chaque branche de l’arbre est une plante capable de fructifier à part. Encore les mélanges des espèces, et même les changements dans une même espèce réussissent souvent avec beaucoup de succès dans les plantes. Peut-être que dans quelque temps ou dans quelque lieu de l’univers, les espèces des animaux sont ou étaient ou seront plus sujettes à changer qu’elles ne sont présentement parmi nous, et plusieurs animaux qui ont quelque chose du chat, comme le lion, le tigre et le lynx, pourraient avoir été d’une même race et pourraient être maintenant comme des sous-divisions nouvelles de l’ancienne espèce du chat. Ainsi je reviens toujours à ce que j’ai dit plus d’une fois, que nos déterminations des espèces physiques sont provisionnelles et proportionnelles à nos connaissances.

§ 24. Ph. Au moins les hommes, en faisant leurs divisions des espèces, n’ont jamais pensé aux formes substantielles, excepté ceux qui, dans ce seul endroit du monde où nous sommes, ont appris le langage de nos écoles.

Th. Il semble que depuis peu le nom des termes substantielles est devenu infâme auprès de certaines gens, et qu’on a honte d’en parler. Cependant il y a encore peut-être en cela plus de mode que de raison. Les Scolastiques employaient mal à propos une notion générale, quand il s’agissait d’expliquer des phénomènes particuliers ; mais cet abus ne détruit point la chose. L’âme de l’homme déconcerte un peu la confiance de quelques-uns de nos modernes. Il y en a qui avouent qu’elle est la forme de l’homme ; mais aussi ils veulent qu’elle est la seule forme substantielle de la nature connue. M. Descartes en parle ainsi, et il donna une correction à M. Regius[28] sur ce qu’il contestait cette qualité de forme substantielle à l’âme et niait que l’homme fût unum per se, un être doué d’une véritable unité. Quelques-uns croient que cet excellent homme l’a fait par politique. J’en doute un peu, parce que je crois qu’il avait raison en cela. Mais on n’en a point de donner ce privilège à l’homme seul, comme si la nature était faite à bâtons rompus. Il y a lieu de juger qu’il y a une infinité d’âmes ou, pour parler plus généralement, d’entéléchies primitives, qui ont quelque chose d’analogique avec la perception et l’appétit, et qu’elles sont toutes et demeurent toujours des formes substantielles des corps. Il est vrai qu’il y a apparemment des espèces qui ne sont pas véritablement unum per se (c’est-à-dire des corps doués d’une véritable unité, ou d’un être indivisible qui en fasse le principe actif total), non plus qu’un moulin ou une montre le pourraient être. Les sels, les minéraux et les métaux pourraient être de cette nature, c’est-à-dire de simples contextures ou masses où il y a quelque régularité. Mais les corps des uns et des autres, c’est-à-dire les corps animés aussi bien que les contextures sans vie, seront spécifiés par la structure intérieure, puisque dans ceux-là mêmes qui sont animés, l’âme et la machine, chacune à part, suffisent à la détermination ; car elles s’accordent parfaitement, et, quoiqu’elles n’aient point d’influence immédiate l’une sur l’autre, elles s’expriment mutuellement, l’une ayant concentré dans une parfaite unité tout ce que l’autre a dispersé dans la multitude. Ainsi, quand il s’agit de l’arrangement des espèces, il est inutile de disputer des formes substantielles, quoiqu’il soit bon pour d’autres raisons de connaître s’il y en a et comment ; car sans cela on sera étranger dans le monde intellectuel. Au reste, les Grecs et les Arabes ont parlé de ces formes aussi bien que les Européens, et, si le vulgaire n’en parle point, il ne parle pas non plus ni d’algèbre ni d’incommensurables.

§ 25. Ph. Les langues ont été formées avant les sciences, et le peuple ignorant et sans lettres à réduit les choses à certaines espèces.

Th. Il est vrai, mais les personnes qui étudient les matières rectifient les notions populaires. Les essayeurs ont trouvé des moyens exacts de discerner et séparer les métaux ; les botanistes ont enrichi

merveilleusement la doctrine des plantes, et les expériences qu’on a faites sur les insectes nous ont donné quelque entrée nouvelle dans la connaissance des animaux. Cependant nous sommes encore bien éloignés de la moitié de notre course.

§ 26. Ph. Si les espèces étaient un ouvrage de la nature, elles ne pourraient pas être conçues si différemment en différentes personnes : l’homme paraît à l’un un animal sans plumes à deux pieds avec de larges ongles ; et l’autre après un plus profond examen y ajoute la raison. Cependant bien des gens déterminent plutôt les espèces des animaux par leur forme extérieure que par la naissance, puisqu’on a mis en question plus d’une fois si certains fœtus humains doivent être admis au baptême ou non, par la seule raison que leur configuration extérieure différait de la forme ordinaire des enfants, sans qu’on sût s’ils n’étaient point aussi capables de raison que des enfants jetés dans un autre moule, dont il s’en trouve quelques-uns qui, quoique d’une forme approuvée, ne sont jamais capables de faire voir durant toute leur vie autant de raison qu’il en parait dans un singe ou un éléphant, et qui ne donnent jamais aucune marque d’être conduits par une âme raisonnable : d’où il paraît évidemment que la forme extérieure qu’on a seulement trouvée à dire, et non la faculté de raisonner dont personne ne peut savoir si elle devait manquer dans son temps, a été rendue essentielle à l’espèce humaine. Et dans ces occasions les théologiens et les jurisconsultes les plus habiles sont obligés de renoncer à leur sacrée définition d’animal raisonnable, et de mettre à la place quelque autre essence de l’espèce humaine. « M. Ménage (Menagiana, t. I, p. 278 de l’édit. de Holl. 1649) nous fournit l’exemple d’un certain abbé de Saint-Martin, qui mérite d’être rapporté. Quand cet abbé de Saint-Martin, dit-il, vint au monde, il avait si peu la figure d’un homme, qu’il ressemblait plutôt à un monstre. On fut quelque temps à délibérer si on le baptiserait. Cependant il fut baptisé et on le déclara homme par provision, c’est-à-dire jusqu’à ce que le temps eût fait connaître ce qu’il était. Il était si disgracié de la nature qu’on l’a appelé toute sa vie l’abbé Malotru. Il était de Caen. » Voilà un enfant qui fut fort près d’être exclu de l’espèce humaine simplement à cause de la forme. Il échappa à toute peine tel qu’il était, et il est certain qu’une figure un peu plus contrefaite l’aurait fait périr comme un être qui ne devait point passer pour un homme. Cependant on ne saurait donner aucune raison pourquoi une âme raisonnable n’aurait pu loger en lui, si les traits de son visage eussent été un peu plus altérés ; pourquoi un visage un peu plus long, ou un nez plus plat, ou une bouche plus fendue n’auraient pu subsister aussi bien que le reste de la figure irrégulière avec une âme et des qualités qui le rendaient capable, tout contrefait qu’il était, d’avoir une dignité dans l’Église.

Th. jusqu’ici on n’a point trouvé d’animal raisonnable d’une figure extérieure fort différente de la nôtre ; c’est pourquoi, quand il s’agissait de baptiser un enfant, la race et la figure n’ont jamais été considérées que comme des indices pour juger si c’était un animal raisonnable ou non. Ainsi les théologiens et jurisconsultes n’ont point eu besoin de renoncer pour cela à leur définition consacrée.

§ 27. Ph. Mais si ce monstre dont parle Licetus[29] (l. I, chap. iii), qui avait la tête d’un homme et le corps d’un pourceau, ou d’autres monstres qui, sur des corps d’hommes, avaient des têtes de chiens et de chevaux, eussent été conservés en vie, et eussent pu parler, la difficulté serait plus grande.

Th. Je l’avoue, et si cela arrivait et si quelqu’un était fait comme un certain écrivain, moine du vieux temps, nommé Hans Kalb (Jean le veau), qui se peignit avec une tête de veau, la plume à la main, dans un livre qu’il avait écrit, ce qui fit croire ridiculement à quelques-uns que cet écrivain avait eu véritablement une tête de veau, si, dis-je, cela arrivait, on serait dorénavant plus retenu à se défaire des monstres. Car il y a de l’apparence que la raison l’emporterait chez les théologiens et chez les jurisconsultes malgré la figure et même malgré les différences que l’anatomie pourrait y fournir aux médecins qui nuiraient aussi peu à la qualité d’homme que ce renversement de viscères dans cet homme dont des personnes de ma connaissance ont vu l’anatomie à Paris, qui a fait du bruit, où la nature

« Peu sage et sans doute en débauche
Placa le foie au côté gauche
Et de même vice versa
Le cœur à la droite plaça. »

si je me souviens bien de quelques-uns des vers que feu M. Alliot le père (médecin fameux parce qu’il passait pour habile à traiter des cancers) me montra de sa façon sur ce prodige. Cela s’entend pourvu que la variété de conformation n’aille pas trop loin dans les animaux raisonnables, et qu’on ne retourne point aux temps où les bêtes parlaient, car alors nous perdrions notre privilège de la raison en préciput, et on serait désormais plus attentif à la naissance et à l’extérieur, afin de pouvoir discerner ceux de la race d’Adam de ceux qui pourraient descendre d’un roi ou patriarche de quelque canton des singes[30] de l’Afrique ; et notre habile auteur a eu raison de remarquer (§ 29) que, si l’ânesse de Balaam eût discouru toute sa vie aussi raisonnablement qu’elle fit une fois avec son maître (supposé que ce n’ait pas été une vision prophétique), elle aurait toujours eu de la peine à obtenir rang et séance parmi les femmes.

Ph. Vous riez à ce que je vois et peut-être l’auteur riait aussi ; mais, pour parler sérieusement, vous voyez qu’on ne saurait toujours assigner des bornes fixes des espèces.

Th. Je vous l’ai déjà accordé ; car, quand il s’agit des fictions et de la possibilité des choses, les passages d’espèce en espèce peuvent être insensibles, et pour les discerner ce serait quelquefois à peu près comme on ne saurait décider combien il faut laisser de poils à un homme pour qu’il ne soit point chauve. Cette indétermination serait vraie quand même nous connaîtrions parfaitement l’intérieur des créatures dont il s’agit. Mais je ne vois point qu’elle puisse empêcher les choses d’avoir des essences réelles indépendamment de l’entendement, et nous de les connaître : il est vrai que les noms et les bornes des espèces seraient quelquefois comme les noms des mesures et des poids, où il faut choisir pour avoir des bornes fixes. Cependant pour l’ordinaire il n’y a rien de tel à craindre, les espèces trop approchantes ne se trouvent guère ensemble.

§ 28. Ph. Il semble que nous convenons ici dans le fond, quoique nous ayons un peu varié les termes. Je vous avoue aussi qu’il y a moins d’arbitraire dans la dénomination des substances que dans les noms des modes composés. Car on ne s’avise guère d’allier le bêlement d’une brebis à une figure de cheval, ni la couleur du plomb à la pesanteur et à la fixité de l’or, et on aime mieux de tirer des copies d’après nature.

Th. C’est non pas tant parce qu’on a seulement égard dans les substances à ce qui existe effectivement que parce qu’on n’est pas sûr dans les idées physiques (qu’on n’entend guère à fond) si leur alliage est possible et utile, lorsqu’on n’a point l’existence actuelle pour garant. Mais cela a lieu encore dans les modes, non seulement quand leur obscurité nous est impénétrable, comme il arrive quelquefois dans la physique, mais encore quand il n’est pas aisé de la pénétrer, comme il y en a assez d’exemples en géométrie. Car dans l’une et dans l’autre de ces sciences, il n’est pas en notre pouvoir de faire des combinaisons à notre fantaisie, autrement on aurait droit de parler de décaèdres réguliers ; et on chercherait dans le demi cercle un centre de grandeur, comme il y en a un de gravité. Car il est surprenant en effet que le premier y est, et que l’autre n’y saurait être. Or, comme dans les modes les combinaisons ne sont pas toujours arbitraires, il se trouve par opposition qu’elles le sont quelquefois dans les substances : et il dépend souvent de nous de faire des combinaisons des qualités pour définir encore des êtres substantiels avant l’expérience, lorsqu’on entend assez ces qualités pour juger de la possibilité de la combinaison. C’est ainsi que des jardiniers experts dans l’orangerie pourront avec raison et succès, se proposer de produire quelque nouvelle espèce et lui donner un nom par avance.

§ 29. Ph. Vous m’avouerez toujours que, lorsqu’il s’agit de définir les espèces, le nombre des idées qu’on combine dépend de la différente application, industrie ou fantaisie de celui qui forme cette combinaison ; comme c’est sur la figure qu’on se règle le plus souvent pour déterminer l’espèce des végétaux et des animaux, de même à l’égard de la plupart des corps naturels, qui ne sont pas produits par semence, c’est à la couleur qu’on s’attache le plus. § 30. À la vérité ce ne sont bien souvent que des conceptions confuses, grossières et inexactes, et il s’en faut bien que les hommes conviennent du nombre précis des idées simples ou des qualités, qui appartiennent à une telle espèce ou à un tel nom, car il faut de la peine, de l’adresse et du temps pour trouver les idées simples, qui sont constamment unies. Cependant peu de qualités qui composent ces définitions inexactes, suffisent ordinairement dans la conversation : mais, malgré le bruit des genres et des espèces, les formes dont on a tant parlé dans les écoles ne sont que des chimères qui ne servent de rien à, nous faire entrer dans la connaissance des natures spécifiques.

Th. Quiconque fait une combinaison possible ne se trompe point en cela, ni en lui donnant un nom ; mais il se trompe quand il croit que ce qu’il conçoit est tout ce que d’autres plus experts conçoivent sous le même nom, ou dans le même corps. Il conçoit peut-être un genre trop commun au lieu d’un autre plus spécifique. Il n’y a rien en tout ceci qui soit opposé aux écoles, et je ne vois point pourquoi vous revenez à la charge ici contre les genres, les espèces et les formes, puisqu’il faut que vous reconnaissiez vous-même des genres, des espèces, et même des essences internes ou formes, qu’on ne prétend point employer pour connaître la nature spécifique de la chose, quand on avoue de les ignorer encore.

§ 30. Ph. Il est du moins visible que les limites que nous assignons aux espèces, ne sont pas exactement conformes à celles qui ont été établies par la nature. Car dans le besoin que nous avons des noms généraux pour l’usage présent, nous ne nous mettons point en peine de découvrir leurs qualités qui nous feraient mieux connaître leurs différences et conformités les plus essentielles : et nous les distinguons nous-mêmes en espèces, en vertu de certaines apparences qui frappent les yeux de tout le monde, afin de pouvoir plus aisément communiquer avec les autres.

Th. Si nous combinons des idées compatibles, les limites que nous assignons aux espèces sont toujours exactement conformes a la nature ; et, si nous prenons garde à combiner les idées qui se trouvent actuellement ensemble, nos notions sont encore conformes à l’expérience ; et, si nous les considérons comme provisionnelles seulement pour des corps effectifs, sauf à l’expérience faite ou à faire d’y découvrir davantage, et si nous recourons aux experts, lorsqu’il s’agit de quelque chose de précis à l’égard de ce qu’on entend publiquement par le nom ; nous ne nous y tromperons pas. Ainsi la nature peut fournir des idées plus parfaites et plus commodes, mais elle ne donnera point un démenti à celles que nous avons, qui sont bonnes et naturelles, quoique ce ne soient peut-être pas les meilleures et les plus naturelles.

§ 32. Ph. Nos idées génériques des substances, comme celle du métal par exemple, ne suivent pas exactement les modèles qui leur sont proposes par la nature, puisqu’on ne saurait trouver aucun corps qui renferme simplement la malléabilité et la fusibilité sans d’autres qualités.

Th. On ne demande pas de tels modèles, et on n’aurait pas raison de les demander, ils ne se trouvent pas aussi dans les notions les plus distinctes. On ne trouve jamais un nombre où il n’y ait rien à remarquer que la multitude en général ; un étendu, ou il n’y ait qu’étendue, un corps où il n’y ait que solidité, et point d’autres qualités : et lorsque les différences spécifiques sont positives et opposées, il faut bien que le genre prenne parti parmi elles.

Ph. Si donc quelqu’un s’imagine qu’un homme, un cheval, un animal, une plante, etc., sont distingués par des essences réelles, formées par la nature, il doit se figurer la nature bien libérale de ces essences réelles, si elle en produit une pour le corps, une autre pour l’animal, et encore une autre pour le cheval, et qu’elle communique libéralement toutes ces essences à Bucéphale ; au lieu que les genres et les espèces ne sont que des signes plus ou moins entendus.

Th.Si vous prenez les essences réelles pour ces modèles substantiels, qui seraient un corps et rien de plus, un animal et rien de plus spécifique, un cheval sans qualités individuelles, vous avez raison de les traiter de chimères. Et personne n’a prétendu, je pense, pas même les plus grands réalistes d’autrefois, qu’il y ait autant de substances qui se bornassent au générique, qu’il y a de genres. Mais il ne s’ensuit pas que si les essences générales ne sont pas cela, elles sont purement des signes ; car je vous ai fait remarquer plusieurs lois que ce sont des possibilités dans les ressemblances. C’est comme de ce que les couleurs ne sont pas toujours des substances ou des teintures extrahibles, il ne s’ensuit pas qu’elles sont imaginaires. Au reste, on ne saurait se figurer la nature trop libérale ; elle l’est au-delà de tout ce que nous pouvons inventer, et toutes les possibilités compatibles en prévalence se trouvent réalisées sur le grand théâtre de ses représentations. Il y avait autrefois deux axiomes chez les philosophes ; celui des réalistes semblait faire la nature prodigue, et celui des nominaux la semblait déclarer chiche. L’un dit que la nature ne souffre point de vide, et l’autre qu’elle ne fait rien en vain. Ces deux axiomes sont bons, pourvu qu’on les entende, car la nature est comme un bon ménager, qui épargne là où il le faut, pour être magnifique en temps et en lieu. Elle est magnifique dans les effets, et ménagère dans les causes qu’elle emploie.

§ 34. Ph. Sans nous amuser davantage à cette contestation sur les essences réelles, c’est assez que nous obtenions le but du langage et l’usage des mots, qui est d’indiquer nos pensées en abrégé. Si je veux parler à quelqu’un d’une espèce d’oiseau de trois ou quatre pieds de haut, dont la peau est couverte de quelque chose qui tient le milieu entre la plume et le poil, d’un brun obscur, sans ailes, mais qui, au lieu d’ailes, a deux ou trois petites branches, semblables à des branches de genêts, qui lui descendent au bas du corps avec de longues et grosses jambes, des pieds armés seulement de trois griffes et sans queue, je suis obligé de faire cette description par où je puis me faire entendre aux autres. Mais, quand on m’a dit que cassiowaris est le nom de cet animal, je puis alors me servir de ce nom pour désigner dans le discours toute cette idée composée.

Th. Peut-être qu’une idée bien exacte de la couverture de la peau, ou de quelque autre partie, suffirait toute seule à discerner cet animal de tout autre connu, comme Hercule se faisait connaître par le pas qu’il avait fait, et comme le lion se reconnaît à l’ongle, suivant le proverbe latin. Mais plus on amasse de circonstances, moins la définition est provisionnelle.

§ 35. Ph. Nous pouvons retrancher de l’idée dans ce cas sans préjudice de la chose : mais, quand la nature en retranche, c’est une question si l’espèce demeure. Par exemple : s’il y avait un corps qui eût toutes les qualités de l’or excepté la malléabilité, serait-il de l’or ? Il dépend des hommes de le décider. Ce sont donc eux qui déterminent les espèces des choses.

Th. Point du tout, ils ne détermineraient que le nom. Mais cette expérience nous apprendrait que la malléabilité n’a pas de connexion nécessaire avec les autres qualités de l’or prises ensemble. Elle nous apprendrait donc une nouvelle possibilité et par conséquent une nouvelle espèce. Pour ce qui est de l’or aigre ou cassant, cela ne vient que des additions et n’est point consistant avec les autres épreuves de l’or ; car la coupelle et l’antimoine lui ôtent cette aigreur.

§ 36. Ph. Il s’ensuit quelque chose de notre doctrine qui paraîtra fort étrange. C’est que chaque idée abstraite, qui a un certain nom, forme une espèce distincte. Mais que faire à cela, si la nature le veut ainsi ? Je voudrais bien savoir pourquoi un bichon et un lévrier ne sont pas des espèces aussi distinctes qu’un épagneul et un éléphant.

Th. J’ai distingué ci-dessus les différentes acceptions du mot espèce. Le prenant logiquement et mathématiquement plutôt, la moindre dissimilitude peut suffire. Ainsi chaque idée différente peut donner une autre espèce, et il n’importe point si elle a un nom ou non. Mais, physiquement parlant, on ne s’arrête pas à toutes les variétés, et l’on parle, ou nettement quand il ne s’agit que des apparences, ou conjecturalement quand il s’agit de la vérité intérieure des choses, en y présumant quelque nature essentielle et immuable, comme la raison l’est dans l’homme. On présume donc que ce qui ne diffère que par des changements accidentels, comme l’eau et la glace, le vif-argent dans sa forme courante et dans le sublimé, est d’une même espèce : et dans les corps organiques on met ordinairement la marque provisionnelle de la même espèce dans la génération ou race, comme dans les plus similaires on la met dans la reproduction. Il est vrai qu’on n’en saurait juger précisément faute de connaître l’intérieur des choses. Mais, comme j’ai dit plus d’une fois, l’on juge provisionnellement et souvent conjecturalement. Cependant, lorsqu’on ne veut parler que de l’extérieur, de peur de ne rien dire que de sûr, il y a de la latitude : et disputer alors si une différence est spécifique ou non, c’est disputer du nom ; et, dans ce sens, il y a une si grande différence entre les chiens, qu’on peut fort bien dire que les dogues d’Angleterre et les chiens de Boulogne sont de différentes espèces. Cependant il n’est pas impossible qu’ils soient d’une même ou semblable race éloignée qu’on trouverait si on pouvait remonter bien haut et que leurs ancêtres aient été semblables ou les mêmes, mais qu’après de grands changements quelques-uns de la postérité soient devenus fort grands et d’autres fort petits[31]. On peut même croire aussi sans choquer la raison qu’ils aient en commun une nature intérieure, constante, spécifique, qui ne soit plus sous-divisée ainsi, ou qui ne se trouve point ici en plusieurs autres telles natures et par conséquent ne soit plus variée que par des accidents ; quoiqu’il n’y ait rien aussi qui nous fasse juger que cela doit être nécessairement ainsi dans tout ce que nous appelons la plus basse espèce (spéciem infimam). Mais il n’y a point d’apparence qu’un épagneul et un éléphant soient de même race, et qu’ils aient une telle nature spécifique commune[32]. Ainsi, dans les différentes sortes de chiens, en parlant des apparences, on peut distinguer les espèces, et parlant de l’essence intérieure, on peut balancer : mais, comparant le chien et l’éléphant, il n’y a pas lieu de leur attribuer extérieurement ce qui[33] les ferait croire d’une même espèce. Ainsi il n’y a aucun sujet d’être en balance contre la présomption. Dans l’homme on pourrait aussi distinguer les espèces logiquement parlant, et, si on s’arrêtait à l’extérieur, on trouverait encore, en parlant physiquement, des différences qui pourraient passer pour spécifiques. Aussi se trouva-t-il un voyageur qui crut que les Nègres, les Chinois, et enfin les Américains, n’étaient pas d’une même race entre eux ni avec les peuples qui nous ressemblent. Mais, comme on connaît l’intérieur essentiel de l’homme, c’est-à-dire la raison, qui demeure dans le même homme et se trouve dans tous les hommes, et qu’on ne remarque rien de fixe et d’interne parmi nous, qui forme une sous-division, nous n’avons aucun sujet de juger qu’il y ait parmi les hommes, selon la vérité de l’intérieur, une différence spécifique essentielle, au lieu qu’il s’en trouve entre l’homme et la bête, supposé que les bêtes ne soient qu’empiriques, suivant ce que j’ai expliqué ci-dessus, comme en effet l’expérience ne nous donne point lieu d’en faire un autre jugement.

§ 39. Ph. Prenons exemple d’une chose artificielle dont la structure intérieure nous est connue. Une montre qui ne marque que les heures et une montre sonnante ne sont que d’une seule espèce, à l’égard de ceux qui n’ont qu’un nom pour les désigner ; mais, à l’égard de celui qui a le nom de montre pour désigner la première et celui d’horloge pour signifier la dernière, ce sont par rapport à lui des espèces différentes. C’est le nom et non pas la disposition intérieure, qui fait une nouvelle espèce, autrement il y aurait trop d’espèces. Il y a des montres à quatre roues, et d’autres à cinq ; quelques-unes ont des cordes et des fusées, et d’autres n’en ont point : quelques-unes ont le balancier libre, et d’autres conduit par un ressort fait en large spirale, et d’autres par des soies de pourceau : quelqu’une de ces choses suffit-elle pour faire une différence spécifique ? Je dis que non, tandis que ces montres conviennent dans le nom.

Th. Et moi, je dirais que oui, car sans m’arrêter aux noms, je voudrais considérer les variétés de l’artifice et surtout la différence des balanciers ; car, depuis qu’on lui a appliqué un ressort qui en gouverne les vibrations selon les siennes et les rend par conséquent plus égales, les montres de poche ont changé, de face, et sont devenues incomparablement plus justes. J’ai même remarqué autrefois un autre principe d’égalité qu’on pourrait appliquer aux montres.

Ph. Si quelqu’un veut faire des divisions fondées sur les différences qu’il connaît dans la configuration intérieure, il peut le faire : cependant ce ne seraient point des espèces distinctes par rapport à des gens qui ignorent cette construction.

Th. Je ne sais pourquoi on veut toujours chez vous faire dépendre de notre opinion ou connaissance les vertus, les vérités et les espèces. Elles sont dans la nature, soit que nous le sachions et approuvions, ou non. En parler autrement, c’est changer les noms des choses et le langage reçu sans aucun sujet. Les hommes jusqu’ici auront cru qu’il y a plusieurs espèces d’horloges ou montres, sans s’informer en quoi elles consistent ou comment on pourrait les appeler.

Ph. Vous avez pourtant reconnu il n’y a pas longtemps que, lorsqu’on veut distinguer les espèces physiques par les apparences, on se borne d’une manière arbitraire où on le trouve à propos, c’est-à-dire selon qu’on trouve la différence plus ou moins considérable et suivant le but qu’on a. Et vous vous êtes servi vous-même de la comparaison des poids et des mesures qu’on règle selon le bon plaisir des hommes et leur donne des noms.

Th. C’est depuis le temps que j’ai commencé à vous entendre. Entre les différences spécifiques purement logiques, où la moindre variation de définition assignable suffit, quelque accidentelle qu’elle soit, et entre les différences spécifiques qui sont purement physiques, fondées sur l’essentiel ou immuable, on peut mettre un milieu, mais qu’on ne saurait déterminer précisément ; on s’y règle sur les apparences les plus considérables, qui ne sont pas tout à fait immuables, mais qui ne changent pas facilement, l’une approchant plus de l’essentiel que l’autre ; et, comme un connaisseur aussi peut aller plus loin que l’autre, la chose paraît arbitraire et a du rapport aux hommes, et il paraît commode de régler aussi les noms selon ces différences principales. On pourrait donc dire ainsi que ce sont des différences spécifiques civiles et des espèces nominales, qu’il ne faut point confondre avec ce que j’ai appelé définitions nominales ci-dessus et qui ont lieu dans les différences spécifiques logiques aussi bien que physiques. Au reste, outre l’usage vulgaire, les lois mêmes peuvent autoriser les significations des mots, et alors les espèces deviendraient légales, comme dans les contrats qui sont appelés nominali, c’est-à-dire désignés par un nom particulier. Et c’est-à-dire comme la loi romaine fait commencer l’âge de puberté à 14 ans accomplis. Toute cette considération n’est point à mépriser ; cependant je ne vois pas qu’elle soit d’un fort grand usage ici, car outre que vous m’avez paru l’appliquer quelquefois où elle n’en avait aucun, on aura à peu près le même effet, si l’on considère qu’il dépend des hommes de procéder dans les sous-divisions aussi loin qu’ils trouvent à propos, et de faire abstraction des différences ultérieures, sans qu’il soit besoin de les nier : et qu’il dépend ainsi d’eux de choisir le certain pour l’incertain, afin de fixer quelques notions et mesures en leur donnant des noms.

Ph. Je suis bien aise que nous ne sommes plus si éloignés ici, que nous le paraissions, § 41. Vous m’accorderez encore, Monsieur, à ce que je vois, que les choses artificielles ont des espèces aussi bien que les naturelles contre le sentiment de quelques philosophes. § 42. Mais, avant que de quitter les noms des substances, j’ajouterai que de toutes les diverses idées que nous avons, ce sont les seules idées des substances qui ont des noms propres ou individuels ; car il arrive rarement que les hommes aient besoin de faire une mention fréquente d’aucune qualité individuelle ou de quelque autre individu d’accident : outre que les actions individuelles périssent d’abord, et que la combinaison des circonstances qui s’y fait ne subsiste point comme dans les substances.

Th. Il y a pourtant des cas où on a eu besoin de se souvenir d’un accident individuel et qu’on lui a donné un nom ; ainsi votre règle est bonne pour l’ordinaire, mais elle reçoit des exceptions. La religion nous en fournit ; comme nous célébrons anniversairement la mémoire de la naissance de Jésus Christ, les Grecs appelaient cet événement Théogénie, et celui de l’adoration des mages Épiphanie ; et les Hébreux appelèrent Passah par excellence le passage de l’ange qui fit mourir les aînés des Égyptiens sans toucher à ceux des Hébreux ; et c’est de quoi ils devaient solenniser la mémoire tous les ans. Pour ce qui est des espèces des choses artificielles, les philosophes scolastiques ont fait difficulté de les laisser entrer dans leurs prédicament : mais leur délicatesse y était peu nécessaire, ces tables prédicamentales devant servir à faire une revue générale de nos idées. Il est bon cependant de reconnaître la différence qu’il y a entre les substances parfaites et entre les assemblages des substances (aggregata) qui sont des êtres substantiels composés ou par la nature ou par l’artifice des hommes. Car la nature a aussi de telles aggravations, comme sont les corps dont la mixtion est imparfaite, pour parler le langage de nos philosophes (imperfecte mixta) qui ne sont[34] point unum per se et n’ont point en eux une parfaite unité. Je crois cependant que les quatre corps, qu’ils appellent éléments, qu’ils croient simples, et les sels, les métaux et autres corps, qu’ils croient être mêlés parfaitement, et à qui ils accordent leurs tempéraments, ne sont pas unum per se non plus, d’autant plus qu’on doit juger qu’ils ne sont uniformes et similaires qu’en apparence, et même un corps similaire ne laisserait pas d’être un amas. En un mot l’unité parfaite doit être réservée aux corps animés, ou doués d’entéléchies primitives ; car ces entéléchies ont de l’analogie avec les âmes, et sont aussi indivisibles et impérissables qu’elles : et j’ai fait juger ailleurs que leurs corps organiques sont des machines en effet, mais qui surpassent autant les artificielles qui sont de notre invention, que l’inventeur des naturelles nous surpasse. Car ces machines de la nature sont aussi impérissables que les âmes mêmes, et l’animal avec l’âme subsiste toujours ; c’est (pour me mieux expliquer par quelque chose de revenant, tout ridicule qu’il est) comme Arlequin qu’on voulait dépouiller sur le théâtre, mais on n’en put venir à bout, parce qu’il avait je ne sais combien d’habits les uns sur les autres : quoique ces réplications des corps organiques à l’infini, qui sont dans un animal, ne soient pas si semblables ni si appliquées les unes sur les autres, comme des habits ; l’artifice de la nature, étant d’une tout autre subtilité. Tout cela fait voir que les philosophes n’ont pas eu tout le tort du monde de mettre tant de distance entre les choses artificielles et entre les corps naturels doués d’une véritable unité. Mais il n’appartenait qu’à notre temps de développer ce mystère et d’en faire comprendre l’importance et les suites pour bien établir la théologie naturelle et ce qu’on appelle la pneumatique[35] d’une manière qui soit véritablement naturelle et conforme à ce que nous pouvons expérimenter et entendre ; qui ne nous fasse rien perdre des importantes considérations qu’elles doivent fournir, ou plutôt qui les rehausse, comme fait le système de l’harmonie préétablie. Et je crois que nous ne pouvons mieux finir que par la cette

longue discussion des noms des substances.

Chap. VII. — Des particules.

§ 1. Ph. Outre les mots qui servent à nommer les idées, on a besoin de ceux qui signifient la connexion des idées ou des propositions. Cela est, cela n’est pas, sont les signes généraux de l’affirmation ou de la négation. Mais l’esprit, outre les parties des propositions, lie encore des sentences ou propositions entières, § 2, se servant des mots qui expriment cette liaison des différentes affirmations et négations et qui sont ce qu’on appelle particules : et dans leur bon usage consiste principalement l’art de bien parler. C’est afin que les raisonnements soient suivis et méthodiques qu’il faut des termes qui montrent la connexion, la restriction, la distinction, l’opposition, l’emphase, etc. Et, quand on s’y méprend, on embarrasse celui qui écoute.

Th. J’avoue que les particules sont d’un grand usage ; mais je ne sais si l’art de bien parler y consiste principalement. Si quelqu’un ne donnait que des aphorismes, ou que des thèses détachées, comme on l’a fait souvent dans les universités ou comme dans ce qu’on appelle libelle articulé chez les jurisconsultes, ou comme dans les articles qu’on propose aux témoins, alors pourvu qu’on range bien ces propositions, on fera à peu près le même effet pour se faire entendre que si on y avait mis de la liaison et des particules ; car le lecteur y supplée. Mais j’avoue qu’il serait troublé, si on mettait malles particules, et bien plus que si on les omettait. Il me semble aussi que les particules lient non seulement les parties du discours composé de propositions, et les parties de la proposition composées d’idées ; mais aussi les parties de l’idée composée de plusieurs façons par la combinaison d’autres idées. Et c’est cette dernière liaison qui est marquée par les prépositions, au lieu que les adverbes ont de l’influence sur l’affirmation ou la négation qui est dans le verbe ; et les conjonctions en ont sur la liaison de différentes affirmations ou négations. Mais je ne doute point que vous n’ayez remarqué tout cela vous-même, quoique vos paroles semblent dire autre chose.

§ 3. Ph. La partie de la Grammaire qui traite des particules a été moins cultivée que celle qui représente par ordre les cas, les genres, les modes, les temps, les gérondifs et les supins. Il est vrai que dans quelques langues on a aussi rangé les particules sous des titres par des subdivisions distinctes avec une grande apparence d’exactitude. Mais il ne suffit pas de parcourir ces catalogues. Il faut réfléchir sur ses propres pensées pour observer les formes que l’esprit prend en discourant, car les particules sont tout autant de marques de l’action de l’esprit.

Th. Il est très vrai que la doctrine des particules est importante, et je voudrais qu’on entrât dans un plus grand détail là-dessus. Car rien ne serait plus propre à faire connaître les diverses formes de l’entendement. Les genres ne font rien dans la grammaire philosophique, mais les cas répondent aux prépositions ; et souvent la préposition y est enveloppée dans le nom et commue absorbée, et d’autres particules sont cachées dans les flexions des verbes.

§ 4. Ph. Pour bien expliquer les particules, il ne suffit pas de les rendre (comme on fait ordinairement dans un dictionnaire) par les mots d’une autre langue qui en approchent le plus, parce qu’il est aussi malaisé d’en comprendre le sens précis dans une langue que dans l’autre ; outre que les significations des mots voisins des deux langues ne sont pas toujours exactement les mêmes et varient aussi dans une même langue. Je me souviens que dans la langue hébraïque il y a une particule d’une seule lettre, dont on compte plus de cinquante significations.

Th. De savants hommes se sont attachés à faire des traités exprès sur les particules du latin, du grec et de l’hébreu ; et Strauchius[36], jurisconsulte célèbre, a fait un livre sur l’usage des particules dans la jurisprudence, où la signification n’est pas de petite conséquence. On trouve cependant qu’ordinairement c’est plutôt par des exemples et par des synonymes qu’on prétend les expliquer que par des notions distinctes. Aussi ne peut-on pas toujours en trouver une signification générale ou formelle, comme feu M. Bohlius[37] l’appelait, qui puisse satisfaire à tous les exemples ; mais cela nonobstant, on pourrait toujours réduire tous les usages d’un mot à un nombre déterminé de significations. Et c’est ce qu’on devrait faire.

§ 5. Ph. En effet le nombre des significations excède de beaucoup celui des particules. En anglais la particule but a des significations fort différentes ; quand je dis but to say no more, c’est « mais pour ne rien dire de plus » ; comme si cette particule marquait que l’esprit s’arrête dans sa course avant d’en avoir fourni la carrière. Mais disant : I saw but two planets ; c’est-à-dire, « je vis seulement deux planètes, » l’esprit borne le sens de ce qu’il veut dire à ce qu’il a exprimé avec exclusion de tout autre. Et lorsque je dis : « You pray, but it is not that God would bring you to the true religion, but that he would confirm you in your own, » c’est-à-dire : « Vous priez Dieu, mais ce n’est pas qu’il veuille vous amener à la connaissance de la vraie religion, mais qu’il vous confirme dans la vôtre » ; le premier de ces but ou mais désigne une supposition dans l’esprit qui est autrement qu’elle ne devrait être, et le second fait voir que l’esprit met ; une opposition directe entre ce qui suit et ce qui précède. « All animals have sense, but a dog is an animal ; » c’est-à-dire : « tous les animaux ont du sentiment, mais le chien est un animal ». Ici la particule signifie la connexion de la seconde proposition avec la premières.

Th. Le français mais a pu être substitué dans tous ces endroits, excepté dans le second ; mais l’allemand allein, pris pour particule, qui signifie quelque chose de mêlé de mais et de seulement, peut sans doute être substitué au lieu de but dans tous ces exemples, excepté le dernier, où l’on pourrait douter un peu. Mais se rend aussi en allemand tantôt par aber tantôt par sonder, qui marque une séparation ou ségrégation et approche de la particule allein. Pour bien expliquer les particules, il ne suffit pas d’en faire une explication abstraite comme nous venons de faire ici ; mais il faut venir à une périphrase, qui puisse être substituées à sa place, comme la définition peut être mise à la place du défini. Quand on s’attachera à chercher et à déterminer ces périphrases substituasses dans toutes les particules autant qu’elles en sont susceptibles, c’est alors qu’on aura réglé les significations. Tâchons d’y approcher dans nos quatre exemples. Dans le premier on veut dire : jusqu’ici seulement soit parlé de cela, et non pas davantage (non più) ; dans le second : je vis seulement deux planètes et non pas davantage ; dans le troisième : vous priez Dieu, c’est cela seulement, savoir pour être confirmé dans votre religion, et non pas davantage, etc. ; dans le quatrième c’est comme si l’on disait : tous les animaux ont du sentiment, il suffit de considérer cela seulement et il n’en faut pas davantage. Le chien est un animal, donc il a du sentiment. Ainsi tous ces exemples marquent des bornes, et un non plus ultrà, soit dans les choses, soit dans le discours. Aussi but est une fin, un terme de la carrière ; comme si l’on se disait : arrêtons-nous, nous y voilà, nous sommes arrivés à notre but. But, bute, est un vieux mot teutonique, qui signifie quelque chose de fixe, une demeure. Beuten (mot suranué qui se trouve encore dans quelques chansons d’église) est demeurer. Le mais a son origine du magis, comme si quelqu’un voulait dire : quant au surplus, il faut le laisser ; ce qui est autant que de dire : il n’en faut pas davantage, c’est assez, venons à autre chose, ou, c’est autre chose. Mais, comme l’usage des langues varie d’une étrange manière, il faudrait entrer bien avant dans le détail des exemples pour régler assez les significations des particules. En français on évite le double mais par un cependant ; et on dirait : vous priez, cependant ce n’est pas pour obtenir la vérité, mais pour être confirmé dans votre opinion. Le sed des Latins était souvent exprimé autrefois par ains, qui est l’anzi des Italiens, et les Français l’ayant réformé ont privé leur langue d’une expression avantageuse. Par exemple : « ll n’y avait rien de sûr, cependant on était persuadé de ce que je vous ai mandé, parce qu’on aime à croire ce qu’on souhaite ; mais il s’est trouvé que ce n’était pas cela ; ains plutôt, etc. »

§ 6. Ph. Mon dessein a été de ne toucher cette matière que fort légèrement. J’ajouterai que souvent des particules renferment ou constamment ou dans une certaine construction le sens d’une proposition entière.

Th. Mais, quand c’est un sens complet, je crois que c’est par une manière d’ellipse ; autrement ce sont les seules interjections, à mon avis, qui peuvent subsister par elles-mêmes et disent tout dans un mot, comme ah ! oimé ! Car quand on dit mais, sans ajouter autre chose, c’est une ellipse comme pour dire : mais attendons le boiteux et ne nous flattons pas mal à propos. Il y a quelque chose d’approchant pour cela dans le nisi des Latins, si nisi non esset, s’il n’y avait point de mais. Au reste je n’aurai point été fâché, Monsieur, que vous fussiez entré un peu plus avant dans le détail des tours de l’esprit qui paraissent à merveille dans l’usage des particules. Mais, puisque nous avons sujet de nous hâter pour achever cette recherche des mots et pour retourner aux choses, je ne veux point vous y arrêter davantage, quoique je croie véritablement que les langues sont le meilleur miroir de l’esprit humain, et qu’une analyse exacte de la signification des mots ferait mieux connaître que tout autre chose les opérations de l’entendement.

Chap. VIII. — Des termes abstraits et concrets.

§ 1. Ph. Il est encore à remarquer que les termes sont abstraits ou concrets. Chaque idée abstraite est distincte, en sorte que de deux l’une ne peut jamais être l’autre. L’esprit doit apercevoir par sa connaissance intuitive la différence qu’il y a entre elles, et par conséquent deux de ces idées ne peuvent jamais être affirmées l’une de l’autre. Chacun voit ici d’abord la fausseté de ces propositions : « l’humanité est l’animalité ou raisonnabilité ; » cela est d’une aussi grande évidence qu’aucune des maximes le plus généralement reçues.

Th. Il y a pourtant quelque chose à dire. On convient que la justice est une vertu, une habitude (habitus), une qualité, un accident, etc. Ainsi deux termes abstraits peuvent être énoncés l’un de l’autre. J’ai encore coutume de distinguer deux sortes d’abstraits. Il y a des termes abstraits logiques, et il y a aussi des termes abstraits réels. Les abstraits réels, ou conçus du moins comme réels, sont ou essences et parties de l’essence, ou accidents, c’est-à-dire Êtres ajoutés à la substance. Les termes abstraits logiques sont les prédications, réduites en termes, comme si je disais : être homme, être animal ; et en ce sens on les peut énoncer l’un de l’autre en disant : être homme, c’est être animal. Mais dans les réalités, cela n’a point de lien. Car on ne peut point dire que l’humanité ou l’hommeïté (si vous voulez), qui est l’essence de l’homme entière, est l’animalité, qui n’est qu’une partie de cette essence ; cependant ces êtres abstraits et incomplets signifiés par des termes abstraits réels, ont aussi leurs genres et espèces, qui ne sont pas moins exprimés par des termes abstraits réels : ainsi il y a prédication entre eux, comme je l’ai montré par l’exemple de la justice, de la vertu.

§ 2. Ph. On peut toujours dire que les substances n’ont que peu de noms abstraits ; à peine a-t-on parlé dans les écoles d’humanité, animalité, corporalité. Mais cela n’a point été autorisé dans le monde.

Th. C’est qu’on n’a en besoin que de peu de ces termes, pour servir d’exemples et pour en éclaircir la notion générale qu’il était à propos de ne pas négliger entièrement. Si les anciens ne se servaient pas du mot d’humanité dans le sens des écoles, ils disaient la nature humaine, ce qui est la même chose. Il est sûr aussi qu’ils disaient divinité, ou bien nature divine ; et les théologiens ayant eu besoin de parler de ces deux natures et des accidents réels, on s’est attaché à ces entités abstraites dans les écoles philosophiques et théologiques, et peut-être plus qu’il n’était convenable.

Chap. IX. — De l’imperfection des mots.

§ 1. Ph. Nous avons parlé déjà du double usage des mots. L’un est d’enregistrer nos propres pensées pour aider notre mémoire, qui nous fait parler à nous-mêmes ; l’autre est de communiquer nos pensées aux autres par le moyen des paroles. Ces deux usages nous font connaître la perfection ou imperfection des mots. § 2. Quand nous ne parlons qu’à nous-mêmes, il est indifférent quels mots on emploie, pourvu qu’on se souvienne de leur sens, et ne le change point, Mais § 3, l’usage de la communication est encore de deux sortes, civil et philosophique. Le civil consiste dans la conversation et usage de la vie civile. L’usage philosophique est celui qu’on doit faire des mots, pour donner des notions précises et pour exprimer des vérités certaines en propositions générales.

Th. Fort bien : les paroles ne sont pas moins des marques (notæ) pour nous (comme pourraient être les caractères des nombres ou de l’algèbre) que des signes pour les autres : et l’usage des paroles comme des signes a lieu tant lorsqu’il s’agit d’appliquer les préceptes généraux à l’usage de la vie, ou aux individus, que lorsqu’il s’agit de trouver ou vérifier ces préceptes ; le premier usage des signes est civil, et le second est philosophique.

§ 5. Ph. Or il est difficile, dans les cas suivants principalement, d’apprendre et de retenir l’idée que chaque mot signifie : 1o lorsque ces idées sont fort composées ; 2o lorsque ces idées qui en composent une nouvelle n’ont point de liaison naturelle avec elle, de sorte qu’il n’y a dans la nature aucune mesure fixe ni aucun modèle pour les rectifier et pour les régler ; 3o lorsque le modèle n’est pas aisé à connaître ; 4o lorsque la signification du mot et l’essence réelle ne sont pas exactement les mêmes. Les dénominations des modes sont plus sujettes à être douteuses et imparfaites pour les deux premières raisons, et celles des substances pour les deux secondes. § 6. Lorsque l’idée des modes est fort complexe, comme celle de la plupart des termes de morale, elles ont rarement la même signification précise dans les esprits de deux différentes personnes. § 27. Le défaut aussi des modèles rend ces mots équivoques. Celui qui a inventé le premier le mot de brusquer y a entendu ce qu’il a trouvé à propos, sans que ceux qui s’en sont servi comme lui se soient informés de ce qu’il voulait dire précisément, et sans qu’il leur en ait montré quelque modèle constant. § 8. L’usage commun règle assez bien le sens des mots pour la conversation ordinaire, mais il n’y a rien de précis, et l’on dispute tous les jours de la signification la plus conforme à la propriété du langage. Plusieurs parlent de la gloire, et il y en a peu qui l’entendent l’un comme l’autre. § 9. Ce ne sont que de simples sons dans la bouche de plusieurs, ou du moins les significations sont fort indéterminées. Et dans un discours ou entretien où l’on parle d’honneur, de foi, de grâce, de religion, d’église, et surtout dans la controverse, on remarquera d’abord que les hommes ont des différentes notions qu’ils appliquent aux mômes termes.

Th. Ces remarques sont bonnes ; mais, quant aux anciens livres, comme nous avons besoin d’entendre la sainte Écriture surtout et que les lois romaines encore sont de grand usage dans une bonne partie de l’Europe, cela même nous engage à consulter quantité d’autres anciens livres, les rabbins, les Pères de l’Église, même les historiens profanes. D’ailleurs, les anciens médecins méritent aussi d’être entendus. La pratique de la médecine des Grecs est venue des Arabes jusqu’à nous : l’eau de la source a été troublée dans les ruisseaux des Arabes et rectifiée en bien des choses, lorsqu’on a commencé à recourir aux originaux grecs. Cependant ces Arabes ne laissent pas d’être utiles, et l’on assure par exemple qu’Ebenbitar [38], qui dans les livres des simples a copié Dioscoride, sert souvent à l’éclaircir. Je trouve aussi qu’après la religion et l’histoire, c’est principalement dans la médecine, en tant qu’elle est empirique que la tradition des anciens conservée par l’écriture, et généralement les observations d’autrui peuvent servir. C’est pourquoi j’ai toujours fort estimé des médecins versés encore dans la connaissance de l’antiquité ; et j’ai été bien fâché que Reinesius[39], excellent dans l’un et l’autre genre, s’était tourné plutôt à éclaircir les rites et histoires des anciens, qu’à rétablir une partie de la connaissance qu’ils avaient de la nature, où il a fait voir qu’il aurait encore pu réussir à merveille. Quand les Latins, les Grecs, les Hébreux et les Arabes seront épuisés un jour, les Chinois, pourvus encore d’anciens livres, se mettront sur les rangs et fourniront de la matière à la curiosité de nos critiques. Sans parler de quelques vieux livres des Persans, des Arméniens, des Coptes et des Bramines, qu’on déterrera avec le temps, pour ne négliger aucune lumière que l’antiquité pourrait donner par la tradition des doctrines et par l’histoire des faits. Et, quand il n’y aurait plus de livre ancien à examiner, les langues tiendront lieu de livres, et ce sont les plus anciens monuments du genre humain. On enregistrera avec le temps et mettra en dictionnaires et en grammaires toutes les langues de l’univers, et en les comparera entre elles[40] ; ce qui aura des usages très grands tant pour la connaissance des choses, puisque les noms souvent répondent à leurs propriétés (comme l’on voit par la dénomination des plantes chez de différents peuples) que pour la connaissance de notre esprit et de la merveilleuse variété de ses opérations. Sans parler de l’origine des peuples[41], qu’on connaîtra par le moyen des étymologies solides que la comparaison des langues fournira le mieux. Mais c’est de quoi j’ai déjà parlé. Et tout cela fait voir l’utilité et l’étendue de la critique, peu considérée par quelques philosophes très habiles d’ailleurs qui s’émancipent de parler avec mépris du rabbinage et généralement de la philologie. L’on voit aussi que les critiques trouveront encore longtemps matière de s’exercer avec fruit, et qu’ils feraient bien de ne se pas trop amuser aux minuties, puisqu’ils ont tant d’objets plus revenants à traiter ; quoique je sache bien qu’encore les minuties sont nécessaires bien souvent chez les critiques pour découvrir des connaissances plus importantes. Et comme la critique roule en grande partie sur la signification des mots et sur l’interprétation des auteurs, anciens surtout, cette discussion des mots, jointe à la mention que vous avez faite des anciens, m’a fait toucher ce point qui est de conséquence. Mais pour revenir à vos quatre défauts de la nomination, je vous dirai, Monsieur, qu’on peut remédier à tous, surtout depuis que l’écriture est inventée, et qu’ils ne subsistent que par notre négligence. Car il dépend de nous de fixer les significations, au moins dans quelque langue savante, et d’en convenir pour détruire cette tour de Babel. Mais il y a deux défauts, où il est plus difficile de remédier, qui consistent, l’un dans le doute où l’on est si des idées sont compatibles lorsque l’expérience ne nous les fournit pas toutes combinées dans un même sujet ; l’autre dans la nécessité qu’il y a de faire des définitions provisionnelles des choses sensibles, lorsqu’on n’en a pas assez d’expérience pour en avoir des définitions plus complètes ; mais j’ai parlé plus d’une fois de l’un et de l’autre de ces défauts.

Ph. Je m’en vais vous dire des choses qui serviront encore à éclaircir en quelque façon les défauts que vous venez de marquer ; et le troisième de ceux que j’ai indiqués fait, ce semble, que ces définitions sont provisionnelles : c’est lorsque nous ne connaissons pas assez nos modèles sensibles, c’est-à-dire les êtres substantiels de nature corporelle. Ce défaut fait aussi que nous ne savons pas s’il est permis de combiner les qualités sensibles que la nature n’a point combinées, parce qu’on ne les entend pas à fond. Or, si la signification des mots qui servent pour les modes composés, est douteuse, faute de modèles qui fassent voir la même composition, celle des noms des êtres substantiels l’est par une raison tout opposée, parce qu’ils doivent signifier ce qui est supposé conforme à la réalité des choses, et se rapporte à des modèles formés par la nature.

Th. J’ai remarqué déjà plus d’une fois dans nos conversations précédentes, que cela n’est point essentiel aux idées des substances, mais j’avoue que les idées faites d’après nature sont les plus sûres et les plus utiles.

§ 12. Ph. Lors donc qu’on suit les modèles tout faits par la nature, sans que l’imagination ait besoin que d’en retenir les représentations, les noms des êtres substantiels ont dans l’usage ordinaire un double rapport, comme j’ai déjà montré. Le premier est qu’ils signifient la constitution interne et réelle des choses ; mais ce modèle ne saurait être connu, ni servir par conséquent à régler les significations.

Th. Il ne s’agit pas de cela ici, puisque nous parlons des idées dont nous avons des modèles ; l’essence intérieure est dans la chose ; mais l’on convient qu’elle ne saurait servir de patron.

Ph. Le second rapport est donc celui que les noms des êtres substantiels ont immédiatement aux idées simples qui existent à la fois dans la substance. Mais, comme le nombre de ces idées unies dans un même sujet est grand, les hommes parlant de ce même sujet s’en forment des idées fort différentes, tant par la différente combinaison des idées simples qu’ils font, que parce que la plupart des qualités des corps sont les puissances qu’ils ont de produire des changements dans les autres corps et d’en recevoir ; témoin les changements que l’un des plus bas métaux est capable de souffrir par l’opération du feu, et il en reçoit bien plus encore entre les mains d’un chimiste, par l’application des autres corps. D’ailleurs l’un se contente du poids et de la couleur pour connaître l’or, l’autre y fait encore entrer la ductilité, la fixité ; et le troisième veut faire considérer qu’on le peut dissoudre dans l’eau régale. § 14. Comme les choses aussi ont souvent de la ressemblance entre elles, il est difficile quelquefois de désigner les différences précises.

Th. Effectivement comme les corps sont sujets à être altérés, déguisés, falsifiés, contrefaits, c’est un grand point de les pouvoir distinguer et reconnaître. L’or est déguisé dans la solution, mais on peut l’en retirer soit en le précipitant, soit en distillant l’eau ; et l’or contrefait ou sophistiqué est reconnu ou purifié par l’art des essayeurs, qui n’étant pas connu à tout le monde, il n’est pas étrange que les hommes n’aient pas tous la même idée de l’or. Et ordinairement ce ne sont que les experts qui ont des idées assez justes des matières.

§ 15. Ph. Cette variété ne cause pas cependant tant de désordre dans le commerce civil que dans les recherches philosophiques.

Th. Il serait plus supportable s’il n’avait point de l’influence dans la pratique, où il importe souvent de ne pas recevoir un quiproquo, et par conséquent de connaître les marques des choses ou d’avoir à la main des gens qui les connaissent. Et cela surtout est important à l’égard des drogues et matériaux qui sont de prix, et dont on peut avoir besoin dans des rencontres importantes. Le désordre philosophique se remarquera plutôt dans l’usage des termes plus généraux.

§ 18. Ph. Les noms des idées simples sont moins sujets à équivoque, et on se méprend rarement sur les termes de blanc, amer, etc.

Th. Il est vrai pourtant que ces termes ne sont pas entièrement exempts d’incertitude ; et j’ai déjà remarqué l’exemple des couleurs limitrophes qui sont dans les confins de deux genres et dont le genre est douteux.

§ 19. Ph. Après les noms des idées simples, ceux des modes simples sont les moins douteux, connue par exemple ceux des figures et des nombres. Mais § 20, les modes composés et les substances causent tout l’embarras. § 21. On dira qu’au lieu d’imputer ces imperfections aux mots, il faut plutôt les mettre sur le compte de notre entendement : mais je réponds que les mots s’interposent tellement entre notre esprit et la vérité des choses, qu’on peut comparer les mots avec le milieu au travers duquel passent les rayons des objets visibles, qui répand souvent des nuages sur nos yeux ; et je suis tenté de croire que, si l’on examinait plus à fond les imperfections du langage, la plus grande partie des disputes tomberait d’elle même, et que le chemin de la connaissance et peut-être de la paix serait plus ouvert aux hommes.

Th. Je crois qu’on en pourrait venir à bout dès à présent dans les discussions par écrit, si les hommes voulaient convenir de certains règlements et les exécuter avec soin. Mais, pour procéder exactement de vive voix et sur-le-champ, il faudrait du changement dans le langage. Je suis entré ailleurs dans cet examen.

§ 22. Ph. En attendant la réforme qui ne sera pas prête sitôt, cette incertitude des mots nous devrait apprendre à être modérés, surtout quand il s’agit d’imposer aux autres le sens que nous attribuons aux anciens auteurs : puisqu’il se trouve dans les auteurs grecs que presque chacun d’eux parle un langage différent.

Th. J’ai été plutôt surpris de voir que des auteurs grecs si éloignés les uns des autres à l’égard des temps et des lieux, comme Homère, Hérodote, Strabon, Plutarque, Lucien, Eusèbe, Procope, Photius s’approchent tant ; au lieu que les Latins ont tant changé, et les Allemands, Anglais et Français bien davantage. Mais c’est que les Grecs ont eu dès le temps d’Homère, et plus encore lorsque la ville d’Athènes était dans un état florissant, de bons auteurs que la postérité a pris pour modèles au moins en écrivant. Car sans doute la langue vulgaire des Grecs devait être bien changée déjà sous la domination des Romains, et cette même raison fait que l’italien n’a pas tant changé que le français, parce que les Italiens ayant eu plutôt des écrivains d’une réputation durable, ont imité et estiment encore Dante, Pétrarque, Boccace et autres auteurs d’un temps d’où ceux des Français ne sont plus de mise.

Chap. X. — De l’abus des mots.

§ 1. Ph. Outre les imperfections naturelles du langage, il y en a de volontaires et qui viennent de négligence, et c’est abuser des mots que de s’en servir si mal. Le premier et le plus visible abus, est § 2, qu’on n’y attache point d’idée claire. Quant à ces mots, il y en a de deux classes ; les uns n’ont jamais eu d’idée déterminée, ni dans leur origine, ni dans leur usage ordinaire. La plupart des sectes de philosophie et de religion en ont introduit pour soutenir quelque opinion étrange, ou cacher quelque endroit faible de leur système. Cependant ce sont des caractères distinctifs dans la bouche des gens de parti, § 3. Il y a d’autres mots qui dans leur usage premier et commun ont quelque idée claire, mais qu’on a appropriés depuis à des matières fort importantes sans leur attacher aucune idée certaine. C’est ainsi que les mots de sagesse, de gloire, de grâce, sont souvent dans la bouche des hommes.

Th. Je crois qu’il n’y a pas tant de mots insignifiants qu’on pense, et qu’avec un peu de soin et de bonne volonté on pourrait y remplir le vide, ou fixer l’indétermination. La sagesse ne paraît être autre chose que la science de la félicité. La grâce est un bien qu’on fait à ceux qui ne l’ont point mérité, et qui se trouvent dans un état où ils en ont besoin. Et la gloire est la renommée de l’excellence de quelqu’un.

§ 4. Ph. Je ne veux point examiner maintenant s’il y a quelque chose à dire à ces définitions, pour remarquer plutôt les causes des abus des mots. Premièrement, on apprend les mots avant d’apprendre les idées qui leur appartiennent, et les enfants accoutumés à cela dès le berceau en usent de même pendant toute leur vie ; d’autant plus qu’ils ne laissent pas de se faire entendre dans la conversation, sans avoir jamais fixé leur idée, en se servant de différentes expressions pour faire concevoir aux autres ce qu’ils veulent dire. Cependant cela remplit souvent leur discours de quantité de vains sons, surtout en matière de morale. Les hommes prennent les mots qu’ils trouvent en usage chez leurs voisins, pour ne pas paraître ignorer ce qu’ils signifient, et ils les emploient avec confiance sans leur donner un sens certain : et, comme dans ces sortes de discours il leur arrive rarement d’avoir raison, ils sont aussi rarement convaincus d’avoir tort ; et les vouloir tirer d’erreur, c’est vouloir déposséder un vagabond.

Th. En effet on prend si rarement la peine qu’il faudrait se donner, pour avoir l’intelligence des termes ou mots, que je me suis étonné plus d’une fois que les enfants peuvent apprendre si tôt les langues, et que les hommes parlent encore si juste ; vu qu’on s’attache si peu à instruire les enfants dans leur langue maternelle, et que les autres pensent si peu à acquérir des définitions nettes : d’autant que celle qu’on apprend dans les écoles ne regardent pas ordinairement les mots qui sont dans l’usage public. Au reste, j’avoue qu’il arrive assez aux hommes d’avoir tort lors même qu’ils disputent sérieusement, et parlent suivant leur sentiment ; cependant j’ai remarqué aussi assez souvent que dans leurs disputes de spéculation sur des matières qui sont du ressort de leur esprit, ils ont tous raison des deux côtés, excepté dans les oppositions, qu’ils font les uns aux autres, où ils prennent mal le sentiment d’autrui : ce qui vient du mauvais usage des termes et quelquefois aussi d’un esprit de contradiction et d’une affectation de supériorité.

§ 5. Ph. En second lieu, l’usage des mots est quelquefois inconstant : cela ne se pratique que trop parmi les savants. Cependant c’est une tromperie manifeste, et, si elle est volontaire, c’est folie ou malice. Si quelqu’un en usait ainsi dans ses comptes (comme de prendre un X pour un V), qui, je vous prie, voudrait avoir à faire avec lui ?

Th. Cet abus étant si commun non seulement parmi les savants mais encore dans le grand monde, je crois que c’est plutôt mauvaise coutume et inadvertance que malice qui le fait commettre. Ordinairement les significations diverses du même ont quelque affinité ; cela fait passer l’une pour l’autre, et on ne se donne pas le temps de considérer ce qu’on dit avec toute l’exactitude qui serait à souhaiter. On est accoutumé aux tropes et aux figures, et quelque élégance ou faux brillant nous impose aisément. Car le plus souvent on cherche le plaisir, l’amusement et les apparences plus que la vérité, outre que la vanité s’en mêle.

§ 6. Ph. Le troisième abus est une obscurité affectée, soit en donnant à des termes d’usage des significations inusitées ; soit en introduisant des termes nouveaux, sans les expliquer. Les anciens sophistes, que Lucien tourne si raisonnablement en ridicule, prétendant parler de tout, couvraient leur ignorance sous le voile de l’obscurité des paroles. Parmi les sectes des philosophes, la péripatéticienne s’est rendue remarquable par ce défaut ; mais les autres sectes, même parmi les modernes, n’en sont pas tout à fait exemptes. Il y a par exemple des gens qui abusent du terme d’étendue et trouvent nécessaire de le confondre avec celui de corps. § 7. La logique ou l’art de disputer, qu’on a tant estimé, a servi à entretenir l’obscurité. § 8. Ceux qui s’y sont adonnés ont été inutiles à la république ou plutôt dommageables. § 9. Au lieu que les hommes mécaniques, si méprisés des doctes, ont été utiles à la vie humaine. Cependant ces docteurs obscurs ont été admirés des ignorants ; et on les a crus invincibles parce qu’ils étaient munis de ronces et d’épines, où il n’y avait point de plaisir de se fourrer : la seule obscurité pouvant servir de défense à l’obsurdité. § 12. Le mal est que cet art d’obscurcir les mots a embrouillé les deux grandes règles des actions de l’homme, la religion et la justice.

Th. Vos plaintes sont justes en bonne partie : il est vrai cependant qu’il y a, mais rarement, des obscurités pardonnables, et même louables : comme lorsqu’on fait profession d’être énigmatique, et que l’énigme est de saison. Pythagore en usait ainsi, et c’est assez la manière des Orientaux. Les alchimistes, qui se nomment adeptes, déclarent ne vouloir être entendus que des fils de l’art. Mais cela serait bon si ces fils de l’art prétendus avaient la clef du chiffre. Une certaine obscurité pourrait être permise : cependant il faut qu’elle cache quelque chose, qui mérite d’être deviné et que l’énigme soit déchiffrable. Mais la religion et la justice demandent des idées claires. Il semble que le peu d’ordre qu’on y a apporté en les enseignant, en a rendu la doctrine embrouillée ; et l’indétermination des termes y est peut-être plus nuisible que l’obscurité. Or, comme la logique est l’art qui enseigne l’ordre et la liaison des pensées, je ne vois point de sujet de la blâmer. Au contraire, c’est faute de logique que les hommes se trompent.

§ 14. Ph. Le quatrième abus est qu’on prend les mots pour des choses, c’est-à-dire qu’on croit que les termes répondent à l’assence réelle des substances. Qui est-ce qui, ayant été élève dans la philosophie péripatéticienne, ne se figure que les dix noms qui signifient les prédicaments sont exactement conformes à la nature des choses ? que les formes substantielles, les âmes végétatives, l’horreur du vide, les espèces intentionnelles, sont quelque chose de réel ? Les Platoniciens ont leur âme du monde, et les Épicuriens la tendance de leurs atomes vers le mouvement dans le temps qu’ils sont en repos. Si les véhicules aériens ou éthériens du docteur More[42] eussent prévalu dans quelque endroit du monde, on ne les aurait pas moins crus réels.

Th. Ce n’est pas proprement prendre les mots pour les choses, mais c’est croire vrai ce qui ne l’est point. Erreur trop commune à tous les hommes, mais qui ne dépend pas du seul abus des mots, et consiste en tout autre chose. Le dessein des prédicament est fort utile, et on doit penser à les rectifier plutôt qu’à les rejeter. Les substances, quantités, qualités, actions ou passions et relations, c’est-à-dire cinq titres généraux des êtres pouvaient suffire avec ceux qui se forment de leur composition, et vous-mêmes, en rangeant les idées, n’avez-vous pas voulu les donner comme des prédicament ? J’ai parlé ci-dessus des formes substantielles. Et je ne sais si on est assez fondé de rejeter les âmes végétatives, puisque des personnes fort expérimentées et judicieuses reconnaissent une grande analogie entre les plantes et les animaux, et que vous avez paru, Monsieur, admettre l’âme des bêtes. L’horreur du vide se peut entendre sainement, c’est-à-dire, supposé que la nature ait une fois rempli les espaces, et que les corps soient impénétrables et incondensables, elle ne saurait admettre du vide : et je tiens ces trois suppositions bien fondées. Mais les espèces intentionnelles qui doivent faire le commerce de l’âme et du corps ne le sont pas, quoiqu’on puisse excuser peut-être les espèces sensibles qui vont de l’objet à l’organe éloigne, en y sous-entendant la propagation des mouvements. J’avoue qu’il n’y a point d’âme du monde de Platon, car Dieu est au-dessus du monde, extra mundana intelligentia, ou plutôt, supramundana. Je ne sais si par la tendance au mouvement des atomes des épicuriens vous entendez la pesanteur qu’ils leur attribuaient, et qui sans doute était sans fondement, puisqu’ils prétendaient que les corps vont tous d’un même côté d’eux-mêmes. Feu M. Henri Morus, théologien de l’Église anglicane, tout habile homme qu’il était, se montrait un peu trop facile à forger des hypothèses, qui n’étaient point intelligibles ni apparentés ; témoin son principe hylarchique de la matière, cause de la pesanteur, du ressort et des autres merveilles qui s’y rencontrent. Je n’ai rien à vous dire de ses véhicules éthériens, dont je n’ai point examiné la nature.

§ 15. Ph. Un exemple sur le mot de matière vous fera mieux entrer dans ma pensée. On prend la matière pour un être réellement existant dans la nature, distinct du corps : ce qui est en effet de la dernière évidence ; autrement ces deux idées pourraient être mises indifféremment l’une à la place de l’autre. Car on peut dire qu’une seule matière compose tous les corps, et non pas qu’un seul corps compose toutes les matières. On ne dira pas aussi, je pense, qu’une matière est plus grande que l’autre. La matière exprime la substance et la solidité du corps ; ainsi nous ne concevons pas plus les différentes matières que les différentes solidités. Cependant, dès qu’on a pris la matière pour un nom de quelque chose, qui existe sous cette précision, cette pensée a produits des discours intelligibles et des disputes embrouillées sur la matière première.

Th. Il me paraît que cet exemple sert plutôt à excuser qu’à blâmer la philosophie péripatéticienne. Si tout l’argent était figuré, ou plutôt parce que tout l’argent est figuré par la nature ou par l’art, en sera-t-il moins permis de dire que l’argent est un être réellement existant dans la nature, distinct (en le prenant dans sa précision) de la vaisselle ou de la monnaie ? On ne dira pas pour cela que l’argent n’est autre chose que quelques qualités de la monnaie. Aussi n’est-il pas si inutile qu’on pense de raisonner dans la physique générale de la matière première[43] et d’en déterminer la nature, pour savoir si elle est uniforme toujours, si elle a quelque autre propriété que l’impénétrabilité (comme en effet j’ai montré après Kepler qu’elle a encore ce qu’on peut appeler inertie), etc., quoiqu’elle ne se trouve jamais toute nue : comme il serait permis de raisonner de l’argent pur, quand il n’y en aurait point chez nous, et quand nous n’aurions pas le moyen de le purifier. Je ne désapprouve donc point qu’Aristote ait parlé de la matière première ; mais on ne saurait s’empêcher de blâmer ceux qui s’y sont trop arrêtés, et qui ont forgé des chimères sur des mots mal entendus de ce philosophe, qui peut-être aussi a donné trop l’occasion quelquefois à ces méprises et au galimatias. Mais on ne doit pas tant exagérer les défauts de cet auteur célèbre, parce qu’on sait que plusieurs de ces ouvrages n’ont pas été achevés, ni publiés par lui-même.

§ 17. Ph. Le cinquième abus est ne mettre les mots à la place des choses qu’ils ne signifient, ni ne peuvent signifier en aucune manière. C’est lorsque par les noms des substances nous voudrions dire quelque chose de plus que ceci : ce que j’appelle or est malléable (quoique dans le fond l’or alors ne signifie autre chose que ce qui est malléable), prétendant faire entendre que la malléabilité dépend de l’essence réelle de l’or. Ainsi nous disons que c’est bien définir l’homme avec Aristote par l’animal raisonnable ; et que c’est le mal définir avec Platon par un animal à deux pieds sans plumes et avec de larges ongles. § 18. À peine se trouve-t-il une personne qui ne suppose que ces mots signifient une chose qui a l’essence réelle dont dépendent ces propriétés ; cependant c’est un abus visible, cela n’étant point renfermé dans l’idée complexe signifiée par ce mot.

Th. Et moi je croirais plutôt qu’il est visible qu’on a tort de blâmer cet usage commun, puisqu’il est très vrai que dans l’idée complexe de l’or est renfermé que c’est une chose qui a une essence réelle dont la constitution ne nous est pas autrement connue au détail que de ce qu’en dépendent des qualités telles que la malléabilité. Mais, pour en énoncer la malléabilité sans identité et sans le défaut de coccysme ou de répétition (voyez chap. vii, § 18), on doit reconnaître cette chose par d’autres qualités, comme si l’on disait qu’un certain corps fusible, jaune et très pesant, qu’on appelle or, a une nature qui lui donne encore la qualité d’être fort doux au marteau et de pouvoir être rendu extrêmement mince. Pour ce qui est de la définition de l’homme qu’on attribue à Platon, qu’il ne paraît avoir fabriquée que par exercice, et que vous-même ne voudriez, je crois, comparer sérieusement à celle qui est reçue, il est manifeste qu’elle est un peu trop externe et trop provisionnelle ; car, si ce cassiovaris, dont vous parliez dernièrement, Monsieur (chap. vi, § 34), s’était trouvé avoir de larges ongles, le voilà qui serait homme ; car on n’aurait point besoin de lui arracher les plumes comme à ce coq que Diogène, à ce qu’on dit, voulait faire devenir homme platonique.

§ 19. Ph. Dans les modes composés, dès qu’une idée, qui y entre, est changée, on reconnaît aussitôt que c’est autre chose, comme il paraît visiblement par ces mots, murther, qui signifie en anglais, comme mord en allemand, homicide de dessein prémédité ; manslaughter, mot répondant dans son origine à celui d’homicide qui en signifie un volontaire, mais non prémédité ; chancemedly, mêlée arrivée par hasard, suivant la force du mot ; homicide commis sans dessein ; car ce qu’on exprime par les noms, et ce que je crois être dans la chose (ce que j’appelais auparavant essence nominale et essence réelle) est le même. Mais il n’est pas ainsi dans les noms des substances, car, si l’un met dans l’idée de l’or ce que l’autre y omet, par exemple la fixité et la capacité d’être dissous dans l’eau régale, les hommes ne croient pas pour cela qu’on ait changé l’espèce, mais seulement que l’un en ait une idée plus parfaite que l’antre de ce qui fait l’essence réelle cachée, à laquelle ils rapportent le nom de l’or, quoique ce secret rapport soit inutile et ne serve qu’à nous embarrasser.

Th. Je crois de l’avoir déjà dit ; mais je vais encore vous montrer clairement ici que ce que vous venez de dire, Monsieur, se trouve dans les modes ; comme dans les êtres substantiels, et qu’on n’a point sujet de blâmer ce rapport à l’essence interne. En voici un exemple : On, peut définir une parabole, au sens des géomètres, que c’est une figure dans laquelle tous les rayons parallèles à une certaine droite sont réunis par la réflexion dans un certain point ou foyer. Mais c’est plutôt l’extérieur et l’effet qui est exprimé par cette idée ou définition, que l’essence interne de cette figure, ou ce qui en puisse faire d’abord connaître l’origine. On peut même douter au commencement si une telle figure, qu’on souhaite et qui doit faire cet effet est quelque chose de possible ; et c’est ce qui chez moi fait connaître si une définition est seulement nominale et prise des propriétés. ou si elle est encore réelle. Cependant celui qui nomme la parabole et ne la connaît que par la définition que je viens de dire, ne laisse pas, lorsqu’il en parle, d’entendre une figure qui a une certaine construction ou constitution qu’il ne sait pas, mais qu’il souhaite d’apprendre pour la pouvoir tracer. Un autre qui l’aura plus approfondie y ajoutera quelque autre propriété, et il y découvrira par exemple que dans la figure qu’on demande ; la portion de l’axe interceptée entre l’ordonnée et la perpendiculaire, tirées au même point de la courbe, est toujours constante ; et qu’elle est égale à la distance du sommet et du foyer. Ainsi il aura une idée plus parfaite que le premier et arrivera plus aisément à tracer la figure, quoiqu’il n’y soit pas encore. Et cependant on conviendra que c’est la même figure, mais dont la constitution est encore cachée. Vous voyez donc, Monsieur, que tout ce que vous trouvez et blâmez en partie dans l’usage des mots qui signifient des choses substantielles, se trouve encore et se trouve justifié manifestement dans l’usage des mots qui signifient des modes composés. Mais ce qui vous a fait croire qu’il y avait de la différence entre les substances et les modes, c’est que vous n’avez point consulté ici les modes intelligibles de difficile discussion qu’on trouve ressembler en tout ceci aux corps, qui sont encore plus difficiles à connaître.

§ 20. Ph. Ainsi je crains que je ne doive rengainer ce que je voulais vous dire, Monsieur, de la cause de ce que j’avais cru un abus. Comme si c’était parce que nous croyons faussement que la nature agit toujours régulièrement, et fixe des bornes il chacune des espèces par cette essence spécifique ou constitution intérieure que nous y sous-entendons et qui suit toujours le même nom spécifique.

Th. Vous voyez donc bien, Monsieur, par l’exemple des modes géométriques, qu’on n’a pas trop de tort de se rapporter aux essences internes et spécifiques, quoiqu’il y ait bien de la différence entre les choses sensibles, soit substances, soit modes, dont nous n’avons que des définitions nominales provisionnelles, et dont nous n’espérons pas facilement de réelles, et entre les modes intelligibles de difficile discussion, puisque nous pouvons enfin parvenir à la constitution intérieure des figures géométriques.

§ 21. Ph. Je vois enfin que j’aurais eu tort de blâmer ce rapport aux essences et constitutions internes, sous prétexte que ce serait rendre nos paroles signes d’un rien ou d’un inconnu. Car ce qui est inconnu à certains égards se peut faire connaître d’une autre manière, et l’intérieur se fait connaître en partie par les phénomènes qui en naissent. Et pour ce qui est de la demande : si un fœtus monstrueux est homme ou non, je vois que, si on ne peut pas le décider d’abord, cela n’empêche point que l’espèce ne soit bien fixée en elle-même, notre ignorance ne changeant rien dans la nature des choses.

Th. En effet, il est arrivé à des géomètres très habiles de n’avoir point assez su quelles étaient les figures dont ils connaissaient plusieurs propriétés qui semblaient épuiser le sujet. Par exemple, il y avait des lignes qu’on appelle des perles, dont on donna même les quadratures et la mesure de leurs surfaces et des solides faits par leur révolution, avant qu’on sût que ce n’était qu’un composé de certaines paraboloïdes cubiques. Ainsi en considérant auparavant ces perles comme une espèce particulière, on n’en avait que des connaissances provisionnelles. Si cela peut arriver en géométrie, s’étonnera-t-on qu’il est difficile de déterminer les espèce de la nature corporelle, qui sont incomparablement plus composées ?

§ 22. Ph. Passons au sixième abus pour continuer le dénombrement commencé, quoique je voie bien qu’il en faudrait retrancher quelques-uns. Cet abus général mais peu remarqué, c’est que les hommes ayant attaché certaines idées à certains mots par un long usage, s’imaginent que cette connexion est manifeste et que tout le monde en convient. D’où vient qu’ils trouvent fort étrange, quand on leur demande la signification des mots qu’ils emploient, lors même que cela est absolument nécessaire ? Il y a peu de gens qui ne le prissent pour un, affront, si on leur demandait ce qu’ils entendent en parlant de la vie. Cependant l’idée vague qu’ils en peuvent avoir ne suffit pas lorsqu’il s’agit de savoir si une plante qui est déjà formée dans la semence, à vie, ou un poulet qui est dans un œuf qui n’a pas encore été couvé, ou bien un homme en défaillance, sans sentiment ni mouvement. Et, quoique les hommes ne veulent pas paraître si peu intelligents ou si importuns que d’avoir besoin de demander l’explication des termes dont on se sert, ni critiques si incommodes pour reprendre sans cesse les autres de l’usage qu’ils font des mots, cependant., lorsqu’il s’agit d’une recherche exacte, il faut venir à l’explication. Souvent les savants de différents partis, dans les raisonnements qu’ils étalent les uns contre les autres, ne font que parler différents langages, et pensent la même chose, quoique peut-être leurs intérêts soient différents.

Th. Je crois m’être expliqué assez sur la notion de la vie qui doit toujours être accompagnée de perception dans l’âme ; autrement ce ne sera qu’une apparence, comme la vie que les sauvages de l’Amérique attribuaient aux montres ou horloges, ou qu’attribuaient aux marionnettes ces magistrats qui les crurent animées par des démons, lorsqu’ils voulurent punir comme sorcier celui qui avait donné ce spectacle le premier dans leur ville.

§ 23. Ph. Pour conclure, les mots servent : 1o pour faire entendre nos pensées ; 2o pour le faire facilement ; et 3o pour donner entrée dans la connaissance des choses. On manque au premier point, lorsqu’on n’a point l’idée déterminée et constante des mots, ni reçue ou entendue par les autres. § 23. On manque à la facilité, quand on a des idées fort complexes, sans avoir des noms distincts ; c’est souvent la faute des langues mêmes qui n’ont point des noms, souvent aussi c’est celle de l’homme qui ne les sait pas ; alors on a besoin de grandes périphrases. § 24. Mais, lorsque les idées signifiées par les mots ne s’accordent pas avec ce qui est réel, on manque au troisième point. § 26. 1o Celui qui a les termes sans idées est comme celui qui n’aurait qu’un catalogue de livres. § 27. 2o Celui qui a des idées fort complexes serait comme un homme qui aurait quantité de livres en feuilles détachées sans titres, et ne saurait donner le livre sans en donner les feuilles l’une après l’autre. § 28. 3o Celui qui n’est point constant dans l’usage des signes serait comme un marchand qui vendrait différentes choses sous le même nom.§ 29. 4o Celui qui attache des idées particulières aux mots reçus ne saurait éclairer les autres par les lumières qu’il peut avoir. § 30. 5o Celui qui a en tête des idées des substances qui n’ont jamais été, ne saurait avancer dans les connaissances réelles. § 33. Le premier parlera vainement de la tarentule ou de la charité. Le second verra des animaux nouveaux sans les pouvoir faire aisément connaître aux autres. Le troisième prendra le corps tantôt pour le solide, et tantôt pour ce qui n’est qu’étendu ; et par la frugalité il désignera tantôt la vertu, tantôt le vice voisin. Le quatrième appellera une mule du nom de cheval, et celui que tout le monde appelle prodigue lui sera généreux ; et le cinquième cherchera dans la Tartarie, sur l’autorité d’Hérodote, une nation composée d’hommes qui n’ont qu’un œil. Je remarque que les quatre premiers défauts sont communs aux noms des substances et des modes, mais que le dernier est propre aux substances.

Th. Vos remarques sont fort instructives. J’ajouterai seulement qu’il me semble qu’il y a du chimérique encore dans les idées qu’on a des accidents ou façons d’être ; et qu’ainsi le cinquième défaut est encore commun aux substances et aux accidents. Le berger extravagant ne l’était pas seulement parce qu’il croyait qu’il y avait des nymphes cachées dans les arbres, mais encore parce qu’il s’attendait toujours à des aventures romanesques.

§ 34. Ph. J’avais pensé de conclure ; mais je me souviens du septième et dernier abus, qui est celui des termes figurés ou des allusions. Cependant on aura de la peine à le croire abus, parce que ce qu’on appelle esprit et imagination est mieux reçu que la vérité toute sèche. Cela va bien dans les discours, où on ne cherche qu’à plaire ; mais dans le fond, excepté l’ordre et la netteté, tout l’art de la rhétorique toutes ces applications artificielles et figurées des mots ne servent qu’à insinuer de fausses idées, émouvoir les passions et séduire le jugement, de sorte que ce ne sont que de pures supercheries. Cependant c’est à cet art fallacieux qu’on donne le premier rang et les récompenses. C’est que les hommes ne se soucient guère de la vérité, et aiment beaucoup à tromper et être trompés. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire contre cet art né soit regardé comme l’effet d’une extrême audace. Car l’éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes trop puissants pour qu’on puisse être admis à s’y opposer.

Th. Bien loin de blâmer votre zèle pour la vérité, je le trouve juste. Et il serait à souhaiter qu’il pût toucher. Je n’en désespère pas entièrement parce qu’il semble, Monsieur, que vous combattez l’éloquence par ses propres armes, et que vous en avez même une d’une autre espèce, supérieure à cette trompeuse, comme il y avait une Vénus Uranie, mère du divin amour, devant laquelle cette autre Vénus bâtarde, mère d’un amour aveugle, n’osait paraître avec son enfant aux yeux bandés[44]. Mais cela prouve que votre thèse a besoin de quelque modération, et que certains ornements de l’éloquence sont comme les vases des Égyptiens dont on se pouvait servir au culte du vrai Dieu. Il en est comme de la peinture et de la musique dont on abuse, et dont l’une représente souvent des imaginations grotesques et même nuisibles, et l’autre amollit le cœur : et toutes deux amusent vainement, mais elles peuvent être employées utilement, l’une pour rendre la vérité claire, l’autre pour la rendre touchante, et ce dernier effet doit être aussi celui de la poésie qui tient de la rhétorique et de la musique.

Chap. XI. — Des remèdes qu’on peut apporter aux imperfections et aux abus dont on vient de parler.

§ 1. Ph. Ce n’est pas le lieu ici de s’enfoncer dans cette discussion de l’usage d’une vraie éloquence, et encore moins de répondre votre compliment obligeant, puisque nous devons penser à finir cette matière des mots, en cherchant les remèdes aux imperfections que nous y avons remarquées. Il serait ridicule de tenter la réforme des langues, et de vouloir obliger les hommes à ne parler qu’à mesure qu’ils ont de la connaissance. § 3 Mais ce n’est pas trop de prétendre que les philosophes parlent exactement, lorsqu’il s’agit d’une sérieuse recherche de la vérité : sans cela tout sera plein d’erreurs, d’opiniâtretés et de disputes vaines. § 8. Le premier remède est de ne se servir d’aucun mot sans y attacher une idée, au lieu qu’on emploie souvent des mots comme instinct, sympathie, antipathie, sans y attacher aucun sens.

Th. La règle est bonne ; mais je ne sais si les exemples sont convenables. Il semble que tout le monde entend par l’instinct, une inclination d’un animal à ce qui lui est convenable, sans qu’il en conçoive pour cela la raison ; et les hommes mêmes devraient moins négliger ces instincts qui se découvrent encore en eux, quoique leur manière de vivre artificielle les ait presque effacés dans la plupart. Le médecin de soi-même l’a bien remarqué. La sympathie ou antipathie signifie ce qui, dans les corps destitués de sentiment, répond à l’instinct de s’unir ou de séparer qui se trouve dans les animaux. Et, quoiqu’on n’ait point l’intelligence de la cause de ces inclinations ou tendances, qui serait à souhaiter, on en a pourtant une notion suffisante, pour en discourir intelligiblement.

§ 6. Ph. Le second remède est que les idées des noms des modes soient au moins déterminées et, § 10, que les idées des noms des substances soient de plus conformes à ce qui existe. Si quelqu’un dit que la justice est une conduite conforme à la loi à l’égard du bien d’autrui, cette idée n’est pas assez déterminée, quand on n’a aucune idée distincte de ce qu’on appelle loi.

Th. On pourrait dire ici que la loi est un précepte de la sagesse, ou de la science de la félicité.

§ 11. Ph. Le troisième remède est d’employer des termes conformément à l’usage reçu, autant qu’il est possible. § 12. Le quatrième est de déclarer en quel sens on prend les mots, soit qu’on en fasse de nouveaux, ou qu’on emploie les vieux dans un nouveau sens ; soit que l’on trouve que l’usage n’ait pas assez fixé la signification. § 13. Mais il y a de la différence. § 14. Les mots des idées simples qui ne sauraient être définies sont expliqués par des mots synonymes, quand ils sont plus connus, ou en montrant la chose. C’est par ces moyens qu’on peut faire comprendre à un paysan ce que c’est que la couleur feuille morte, en lui disant que c’est celle des feuilles sèches qui tombent en automne. § 15. Les noms des modes composés doivent être expliqués par la définition, car cela se peut. § 16. C’est par là que la morale est susceptible de démonstration. On y prendra l’homme pour un être corporel et raisonnable, sans se mettre en peine de la figure externe ; § 17. car c’est par le moyen des définitions, que les matières de morale peuvent être traitées clairement. On aura plutôt fait de définir la justice suivant l’idée qu’on a dans l’esprit, que d’en chercher un modèle hors de nous, comme Aristide, et de la former là-dessus. § 18. Et, comme la plupart des modes composés n’existent nulle part ensemble, on ne les peut fixer qu’en les définissant par l’énumération de ce qui est dispersé. § 19. Dans les substances, il y a ordinairement quelques qualités directrices ou caractéristiques que nous considérons comme l’idée la plus distinctive de l’espèce, auxquelles nous supposons que les autres idées qui forment l’idée complexe de l’espèce, sont attachées. C’est la figure dans les végétaux et animaux, et la couleur dans les corps inanimés, et dans quelques-uns c’est la couleur ou la figure ensemble. C’est pourquoi, § 20, la définition de l’homme donnée par Platon, est plus caractéristique que celle d’Aristote ; ou bien on ne devrait point faire mourir les productions monstrueuses. § 21. Et souvent la vue sert autant qu’un autre examen ; car des personnes accoutumées à examiner l’or, distinguent souvent à la vue le véritable or d’avec le faux, le pur d’avec celui qui est falsifié.

Th. Tout revient sans doute aux définitions qui peuvent aller jusqu’aux idées primitives. Un même sujet peut avoir plusieurs définitions, mais pour savoir qu’elles conviennent au même, il faut l’apprendre par la raison ; en démontrant une définition par l’autre, ou par l’expérience en éprouvant qu’elles vont constamment ensemble. Pour ce qui est de la morale, une partie en est toute fondée en raison ; mais il y en a une autre qui dépend des expériences et se rapporte aux tempéraments. Pour connaître les substances, la figure et la couleur, c’est-à-dire le visible, nous donnent les premières idées, parce que c’est par la qu’on connaît les choses de loin ; mais elles sont ordinairement trop provisionnelles, et dans les choses qui nous importent, on tâche de connaître la substance de plus près. Je m’étonne au reste, que vous reveniez encore à la définition de l’homme, attribuée à Platon, depuis que vous venez de dire vous-même § 16, qu’en morale on doit prendre l’homme pour un être corporel et raisonnable sans se mettre en peine de la figure externe. Au reste, il est vrai qu’une grande pratique fait beaucoup pour discerner à la vue ce qu’un autre peut savoir à peine par des essais difficiles. Et des médecins d’une grande expérience, qui ont la vue et la mémoire fort bonnes, connaissent souvent au premier aspect du malade ce qu’un autre lui arrachera à peine à force d’interroger et de tâter le pouls. Mais il est bon de joindre ensemble tous les indices qu’on peut avoir.

§ 22. Ph. J’avoue que celui à qui un bon essayeur fera connaître toutes les qualités de l’or en aura une meilleure connaissance que la vue ne saurait donner. Mais, si nous pouvions en apprendre la constitution intérieure, la signification du mot or serait aussi aisément déterminée que celle du triangle,

Th. Elle serait tout aussi déterminée et il n’y aurait plus rien de provisionnel ; mais elle ne serait pas si aisément déterminée. Car je crois qu’il faudrait une distinction un peu prolixe pour expliquer la contexture de l’or, comme il y a même en géométrie des figures dont la définition est longue.

§ 23. Ph. Les esprits séparés des corps ont sans doute des connaissances plus parfaites que nous, quoique nous n’ayons aucune notion de la manière dont ils les peuvent acquérir. Cependant ils pourront avoir des idées aussi claires de la constitution radicale des corps que celle que nous avons d’un triangle.

Th. Je vous ai déjà marqué, Monsieur, que j’ai des raisons pour juger qu’il n’y a point d’esprits créés, entièrement séparés des corps ; cependant il y en a sans doute dont les organes et l’entendement sont incomparablement plus parfaits que les nôtres et qui nous passent en toute sorte de conceptions autant et plus que M. Frenicle[45], ou ce garçon suédois dont je vous ai parlé, passent le commun des hommes dans le calcul des nombres fait par imagination.

§ 24. Ph. Nous avons déjà remarqué que les définitions des substances qui peuvent servir à expliquer les noms sont imparfaites par rapport à la connaissance des choses. Car ordinairement nous mettons le nom à la place de la chose ; donc le nom dit plus que les définitions ; ainsi pour bien définir les substances, il faut étudier l’histoire naturelle.

Th. Vous voyez donc, Monsieur, que le nom de l’or, par exemple, signifie non pas seulement ce que celui qui le prononce en connaît (par exemple, un jaune très pesant) ; mais encore ce qu’il ne connaît pas, qu’un autre en peut connaître, c’est-à-dire un corps doué d’une constitution interne, dont découle la couleur et la pesanteur et naissent encore d’autres propriétés qu’il avoue être mieux connues des experts.

§ 25. Ph. Il serait maintenant à souhaiter que ceux qui sont exercés dans les recherches physiques voulussent proposer les idées simples dans lesquelles ils observent que les individus de chaque espèce conviennent constamment. Mais, pour composer un dictionnaire de cette espèce qui contînt pour ainsi dire l’histoire naturelle, il faudrait trop de personnes, trop de temps, trop de peine et trop de sagacité pour qu’on puisse jamais espérer un tel ouvrage. Il serait bon cependant d’accompagner les mots de petites tailles-douces à l’égard des choses qu’on connaît par leur figure extérieure. Un tel dictionnaire servirait beaucoup à la postérité et épargnerait bien de la peine aux critiques futurs. De petites figures comme de l’ache (apium), d’un bouquetin (ibex, espèce de bouc sauvage), vaudraient mieux que de longues descriptions de cette plante ou de cet animal. Et pour connaître ce que les Latins appelaient strigiles et sistrum, tunica et pallium, des figures à la marge vaudraient incomparablement mieux que les prétendus synonymes, étrille, cymbale, robe, veste, manteau, qui ne les font guère connaître. Au reste je ne m’arrêterai pas sur le septième remède des abus des mots, qui est d’employer constamment le même terme dans le même sens, ou d’avertir quand on le change. Car nous en avons assez parlé.

Th. Le R. P. Grimaldi[46], président du tribunal des mathématiques à Pékin, m’a dit que les Chinois ont des dictionnaires accompagnés de figures. Il y a un petit nomenclateur, imprimé à Nuremberg, où il y a de telles figures à chaque mot, qui sont assez bonnes. Un tel dictionnaire universel figuré serait à souhaiter et ne serait pas fort difficile à faire. Quant à la description des espèces, c’est justement l’histoire naturelle ; et on y travaille peu à peu. Sans les guerres (qui ont troublé l’Europe depuis les premières fondations des sociétés ou académies royales), on serait allé loin et on serait déjà en état de profiter de nos travaux ; mais les grands pour la plupart n’en connaissent pas l’importance, ni de quels biens ils se privent en négligeant l’avancement des connaissances solides ; outre qu’ils sont ordinairement trop dérangés par les plaisirs de la paix ou les soins de la guerre pour peser les choses qui ne les frappent point d’abord.


  1. Goll ou Golius (1596-1667), naturaliste et mathématicien, célèbre professeur à l’Université de Leyd.
  2. Dalgarno (Georges), né à Aberdeen. Son ouvrage, publié en 1661, sous ce titre : Ars signorum vulgo Character universalis et lingua philosophicæ est extrêmement rare. — Wilkins, évêque de Chester, né en 1614, près de Daventry, mort à Londres chez le docteur Tillotson, en 1672, est un des esprits curieux et originaux du xviie siècle. Son livre sur la Découverte d’un Nouveau Monde, contient déjà l’hypothèse des astres habités, qui a été plus tard reprise par Fontenelle dans la Pluralité des mondes. Il fut un des souscripteurs du livre de Dalgarno, puis plus tard lui emprunta son idée et la développa, sans le citer, dans son Essai sur la langue philosophique avec un Dictionnaire conforme à cet essai. — Londres, 1668, in-fo, ouvrage qui est lui-même très rare. On en trouve un extrait dans les Transactions philosophiques, n° 35, vu.
  3. Labbé (le Père), jésuite français, né à Bourges en 1607, mort à Paris en 1667. Son érudition et sa fécondité sont prodigieuses. Dans la liste considérable de ses ouvrages donnée par Moreri, nous ne trouvons pas celui auquel Leihniz fait allusion. Parmi ses ouvrages, le seul qui ait rapport à la philosophie est intitulé : Aristotetis et Platonis Græcorum interpretum brevis conspectus, Paris, 1657, in-fo. C’était le préambule d’un grand ouvrage qu’il méditait sous ce titre : Athenæum philosophicum. P. J.
  4. Schilter (John), jurisconsulte et archéologue allemand, professeur de droit à Strasbourg, auteur du Thesaurus antiquitatum Teutonicarum. P. J.
  5. Cette hypothèse a été vérifiée par la philologie comparée. P. J.
  6. D’après la philologie moderne, les langues dont parle ici Leibniz, et que l’on appelle sémitiques, n’ont qu’un très petit nombre de racines communes avec les langues indo-européennes, et forment deux familles irréductibles. P. J.
  7. Boehm (Jacob), célèbre mystique allemand, cordonnier à Gorliz, ne près de cette ville dans la haute Lusane, en 1575, mort en 1624. Ses principaux ouvrages sont : L’Aurora ou Aube naissante (1612) ; la Description des trois principes de l’essence divine (1619) ; Mysterium magnum ; Sgnatura rerum, etc. Il en a paru plusieurs éditions complètes à Amsterdam (1665, 1682, 1730). Saint-Martin a traduit plusieurs de ces ouvrages en français : l’Aurore naissante (Paris, 2 vol. in-8o, an VII) ; les Trois Principes de l’essence divine (2 vol. in-8o, Paris, an X), le Chemin pour aller au Christ (1 vol. in-12, Paris, 1822). P. J.
  8. Le langage d’Adam.
  9. Bochart, célèbre érudit protestant, né à Rennes en 1579, mort à Caen en 1666. P. J.
  10. Becamus Goropius, ou Jean Bécan (Van Gorp), né en 1518 dans le Brabant, mort en 1572, médecin, mais plus connu par son goût pour les belles-lettres et les langues. Il prétendait que la langue d’Adam était le flamand. P. J.
  11. Clauberg, célèbre cartésien, né à Sollingen (duché de Berg) en 1622, mort en 1665. Ses principaux ouvrages sont : De conjunctione animæ et corporis humani scriptum. Exercitationes de cognitione Dei et Nostri. Logica vetus et nova (in-8o, Duisbourg, 1656) ; Ontosophia même vol.) ; Initiatio philosophi seu Dubitatio Cartesiane (in-12, Mulberg, 1657). Ses œuvres complètes ont été publiées à Amsterdam en 1611. P. J.
  12. Meier (Gérard), né à Brême en 1646, mort dans cette ville en 1608. Ses principaux ouvrages philosophiques sont : Compendium logicæ divinæ. — Aranearum telas divinæ existentiæ testes. — De dubitatione scepticâ et Cartesianâ. Il a laissé en manuscrit un Glossarium linguSaxonicæ : C’est l’ouvrage dont parle Leibniz. P. J.
  13. Jean Bauhin, célèbre naturaliste suisse, s’est livré surtout à l’étude de la botanique. L’ouvrage auquel Leibniz fait allusion est intitulé : De plantis absinthea nomen habentibus. Il y a un autre Bauhin, frère du précédent, également naturaliste.
  14. Gehrardt : notre.
  15. C’est ce qu’on appelle les asymptotes.
  16. Gehrardt : font.
  17. Gehrardt : quoiqu’ils ne lui aient point daigné de leur attention.
  18. Gehrardt : qu’en sont.
  19. Forme substantielle, forma substantialis ou essentialis, appelée aussi par les scolastiques quidditas, quid erat esse (τὸ τὶ ἧν εἶναι), est ce principe qui constitue, selon Aristote, la forme ou l’essence des choses : c’est le principe constitutif de l’espèce et l’objet de la définition. Voir le Synopsis analytica doctrinæ peripatetiæ de Duval dans son édition d’Aristote, 4 vol. in-8o, Paris, 1639, t. IV, pp. 23-31, et Dictionnaire des sciences philosophiques (Paris, 1845), L. II. P. J.
  20. Cette définition de l’epèce est aujourd’hui la plus généralement reçue parmi les naturalistes. Quant aux espèces minérales, on consultera avec fruit les travaux de M. Chevreul sur ce sujet. P. J.
  21. Voilà le principe de la subordination des caractères, qui, appliqué pour la première fois par de Jussieu, est devenu le fondement des classifications naturelles. P. J.
  22. Voir l’Homme dans la lune, et le voyage chimérique fait au monde de la lune, actuellement découvert par Dominique Gonzalès, aventurier espagnol, autrement dit le Courrier volant, écrit en notre langue par J. B. P., (Jean Baudoin). — Paris, 1648.
  23. Ménage, illustre savant du xviie siècle, né à Angers en 1613, mort à Paris en 1692. Son Dictionnaire étymologique parut à Paris en 1650, in-4o ; une seconde édition fut publiée {{in-fo}} en 1694, par Simon de Valgibert sur les matériaux laissés par Ménage. Parmi ses nombreux ouvrages, le seul qui intéresse la philosophie est sa savante édition de Diogène Laërce (Londres, 1660, {{in-fo}} et Amsterdam, 1692, in-4o). P. J.
  24. Mola, masse informe dans l’utérus.
  25. Kerkring (Théodore), 1640-1693, anatomiste célèbre, né à Amsterdam, mort à Hambourg. condisciple de Spinoza auprès de Francis Van Ende, leur maître commun (Opera omnia anatomica ; La Haye, 1717).
  26. Les Priscillianistes, hérésie chrétienne mélangée de gnosticisme et de manichéisme.
  27. Leuwenhoeck, naturaliste célèbre, né à Delft en 1633, mort en 1723, fit de nombreuses et importantes observations microscopiques. Ses mémoires très nombreux et publiés séparément, ont été réunis et traduits en latin sous ce titre : Arcana nature detecta, 4 vol. in-4o ; Delft, 1605-1609.
  28. Regius, nom latinisé de Leroy, l’un des premiers disciples de Descartes en Hollande. Après avoir adopté avec enthousiasme les idées de Descartes, il se brouilla avec lui à l’occasion d’une thèse où il avait soutenu que l’homme est un être par accident, c’est-à-dire que l’âme et le corps ne formaient point une unité substantielle. C’est à cette thèse que Leibniz fait allusion dans le passage ci-dessus.
  29. Licetus, médecin italien du xvie siècle, né à Ricco, mort à Gênes en 1599. Il a écrit en un livre italien surla Noblesse des paries maîtresses du corps humain, c’est-à-dire des organes de la génération, publié à Bologne en 1599.
  30. Gehrardt : signus.
  31. Voici encore le principe de la variabilité des espèces : l’application qu’en fait Leibniz à l’espèce chien paraît être acceptée aujourd’hui par les naturalistes. P. J.
  32. On voit que, tout en posant le principe, Leibniz en restreint l’application : il est pour ce qu’on appelle aujourd’hui la variabilité limitée. P. J.
  33. Gehrart : ce que.
  34. Gehrardt : font.
  35. La Pneumatique (de πνεῦμα), science des esprits.
  36. Strauchius (Jon) ou Jean Strauch. On compte trois Strauchius jurisconsultes. Celui dont parle Leibniz est né à Golditz en 1612 ; fut professeur de droit à Iéna à Giessen où il mourut en 1680, il était l’oncle maternel de Leibniz On cite de lui, en effet, un Lexicon particularum juris et un très grand nombre de traités juridiques. P. J.
  37. Bohle (Samuel) ou Bohlius, philologue, et théologien du xviii, né à Greffenberg en Poméranie en 1611. Parmi ses ouvrages, il y a un intitulé : De formali significationis eruendo qui est celui auquel Leibniz fait allusion. P. J.
  38. Ibn-al-Baltar, 1197-1248, botaniste arabe. Voir Pouchet, Histoire des sciences naturelles au moyen âge ; Paris, 1853.
  39. Reinesius Thomas, médecin célèbre, né à Gotha, 1547, mort in Leipzig 1647. Son principal ouvrage est intitulé Chimiâtrie, ce qui nous apprend qu’il appartient à l’école chimiâtrique de Sylvius. Il a laissé beaucoup d’ouvrages d’érudition.
  40. Voilà exprimé avec une admirable précision le principe de la philologie comparée.
  41. Nouvelle vue vérifiée par les faits.
  42. Henri Morus.
  43. La matière première (ὕλη πρώτη), materia nuda, est la substance dont toutes choses sont composées, abstraction faite de toute détermination particulière ; on la distingue de la matière seconde, ou materia vestita, qui est déjà déterminée et qui est ce que nous appelons matière, opposée à esprit.
  44. Voir le Banquet de Platon.
  45. Frenicle, arithméticien célèbre du xviie siècle, qui, sans le secours de l’algèbre, résolvait les plus grandes difficultés ; reçu à l’Académie des Sciences en 1666 et mort e 1675. Sa méthode, qui a été découverte après sa mort dans ses papiers, n’est plus aujourd’hui qu’un objet de curiosité. P. J.
  46. Grimaldi (Claudius, Philippe), jésuite distingué avec lequel Leibniz avait fait connaissance à Rouen.