Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/À Lebrun (1)
XXX[1]
À LE BRUN
Mânes de Callimaque, ombre de Philétas,
Dans vos saintes forêts daignez guider mes pas.
J’ose, nouveau pontife aux antres du Permesse,
Mêler des chants français dans les chœurs de la Grèce,
Dites en. quel vallon vos écrits médités
Soumirent à vos vœux les plus rares beautés.
Qu’aisément à ce prix un jeune cœur s’embrase !
Je n’ai point pour la gloire inquiété Pégase.
L’obscurité tranquille est plus chère à mes yeux
Que de ses favoris l’éclat laborieux.
Peut-être, n’écoutant qu’une jeune manie,
J’eusse aux rayons d’Homère allumé mon génie,
Et d’un essor nouveau, jusqu’à lui m’élevant,
Volé de bouche en bouche heureux et triomphant.
Mais la tendre Élégie et sa grâce touchante
M’ont séduit : l’Élégie à la voix gémissante.
Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars ;
Belle, levant au ciel ses humides regards,
Sur un axe brillant c’est moi qui la promène
Parmi tous ces palais dont s’enrichit la Seine ;
Le peuple des Amours y marche auprès de nous ;
La lyre est dans leurs mains. Cortège aimable et doux,
Qu’aux fêtes de la Grèce enleva l’Italie !
Et ma fière Camille est la sœur de Délie.
L’Élégie, ô Le Brun ! renaît dans nos chansons,
Et les muses pour elle ont amolli nos sons.
Avant que leur projet, qui fut bientôt le nôtre,
Pour devenir amis nous offrît l’un à l’autre,
Elle avait ton amour, comme elle avait le mien ;
Elle allait de ta lyre implorer le soutien.
Pour montrer dans Paris sa langueur séduisante,
Elle implorait aussi ma lyre complaisante.
Femme, et pleine d’attraits, et fille de Vénus,
Elle avait deux amants l’un à l’autre inconnus.
J’ai vu qu’à ses faveurs ta part est la plus belle ;
Et pourtant je me plais à lui rester fidèle,
À voir mon vers au rire, aux pleurs abandonné,
De rose ou de cyprès par elle couronné.
Par la lyre attendris, les rochers du Riphée
Se pressaient, nous dit-on, sur les traces d’Orphée.
Des murs fils de la lyre ont gardé les Thébains ;
Arion à la lyre a dû de longs destins.
Je lui dois des plaisirs : j’ai vu plus d’une belle,
À mes accents émue, accuser l’infidèle
Qui me faisait pleurer et dont j’étais trahi,
Et souhaiter l’amour de qui le sent ainsi.
Mais dieux ! que de plaisir quand muette, immobile,
Mes chants font soupirer ma naïve Camille ;
Quand mon vers, tour à tour humble, doux, outrageant,
Éveille sur sa bouche un sourire indulgent ;
Quand ma voix altérée enflammant son visage,
Son baiser vole et vient l’arrêter au passage !
Oh ! je ne quitte plus ces bosquets enchanteurs
Où rêva mon Tibulle aux soupirs séducteurs ;
Où le feuillage encor dit Corinne charmante ;
Où Cinthie est écrite en l’écorce odorante ;
Où les sentiers français ne me conduisaient pas ;
Où mes pas de Le Brun ont rencontré les pas.
Ainsi, que mes écrits enfants de ma jeunesse,
Soient un code d’amour, de plaisir, de tendresse ;
Que partout de Vénus ils dispersent les traits ;
Que ma voix, que mon âme y vivent à jamais ;
Qu’une jeune beauté, sur la plume et la soie,
Attendant le mortel qui fait toute sa joie,
S’amuse à mes chansons, y médite à loisir
Les baisers dont bientôt elle veut l’accueillir.
Qu’à bien aimer tous deux mes chansons les excitent ;
Qu’ils s’adressent mes vers, qu’ensemble ils les récitent :
Lassés de leurs plaisirs, qu’au feu de mes pinceaux
Ils s’animent encore à des plaisirs nouveaux ;
Qu’au matin sur sa couche à me lire empressée,
Lise du cloître austère éloigne sa pensée ;
Chaque bruit qu’elle entend, que sa tremblante main
Me glisse dans ses draps et tout près de son sein ;
Qu’un jeune homme, agité d’une flamme inconnue,
S’écrie aux doux tableaux de ma muse ingénue :
« Ce poëte amoureux, qui me connaît si bien,
Quand il a peint son cœur, avait lu dans le mien. »
- ↑ Édition 1819. Le titre a été ajouté par les éditeurs.