Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Esquisses et projets
LXXV[1]
ESQUISSES ET PROJETS
Je chéris la solitude, je cherche en traversant les sommets les plus escarpés à descendre, au milieu d’eux, dans une vallée bien solitaire, bien belle, arrosée de brillantes cascades, qui n’ait d’autres habitants que des oiseaux si peu faits à voir des hommes, qu’ils n’en redoutent pas l’approche ; où je puisse croire qu’aucun homme n’a pénétré avant moi ; où je ne reconnaisse, sur le sable, d’autres pas que ceux d’un chamois, qui est venu là se dérober à la poursuite du chasseur ; ou d’un chevreau qui est venu jusque-là en s’égarant loin de sa mère dont les pas l’ont cherché, et les gémissements l’ont appelé long-temps.
Ô cette vallée ! avec ses eaux, ses bois, ses cascades, où je viens l’attendre et la voir chaque jour, je voudrais qu’à moi seul connue, du reste des humains elle fût ignorée. Dès qu’un autre berger, attiré par la fraîcheur et les beautés du lieu, y arrive avec son troupeau, je souffre, je suis jaloux… j’ai peur qu’il ne vienne l’attendre et la voir comme moi.
De jeunes vierges rassemblées dans le Parthénon, travaillant à des ouvrages d’aiguille, et racontant des histoires. L’une, la dernière, chante Alceste en traduisant le beau morceau d’Euripide. Le jeune homme, qui l’a écoutée, entre précipitamment avec le père. Elles se lèvent et rougissent, et il lui dit : — Viens, et sois mon Alceste… car ta voix a chanté… et la douce vertu respire dans tes yeux.
Il faut peindre des jeunes filles marchant vers la statue d’un dieu, tenant d’une main, sur leur tête, une corbeille de fleurs, et de l’autre les pans de leur robe… et d’autres attitudes qu’il faut tirer des marbres, des pierres et des peintures antiques.
Représenter une jeune fille qui soulève sa robe jusqu’aux genoux pour entrer dans l’eau.
Rendre cette peinture de Gessner, d’une fille qui, au bord de l’eau, mollement inclinée, retient d’une main les plis de sa robe, et de l’autre, se lave le visage, et attend que l’eau soit calme, se reg-arde, et rit de se voir si jolie.
Une jeune fille de dix-huit ans fait confidence à son amie de son amour pour le frère de son amie, qui n’a que quatorze ans… « Il ne voudra peut-être pas m’aimer… il me trouvera trop vieille… il est beau.., il est blond… il a les yeux si tendres !… L’autre jour, il me regarda en venant te parler :
Je crus sentir mon cœur se fondre et s’écouler
Comme la neige coule au penchant des montagnes
Quand le soleil revient animer nos campagnes. »
Un berger tout jeune encore, vantant sa beauté et la décrivant.
Une jeune fille, travaillant près de sa mère, devient distraite et rêveuse ; laisse tomber sa navette… Sa mère la gronde de ce qu’elle ne travaille pas… elle reprend (le fragment de Sappho)[2].
Quand une femme n’avait été mariée qu’une fois, on avait soin de mettre univirœ sur son tombeau. Cornélie le demande à Paullus, dans Properce. (Livre IX, élég. xi, vers 35.)
La pierre de ma tombe à la race future
Dira qu’un seul hymen délia ma ceinture.
Quelques pensées attendrissantes qui commencent entre deux jeunes vierges et peut-être un jeune garçon, ou plus, ou autrement. Ils trouvent parmi la terre et la mousse une pierre où ils voient écrit quelque chose. Ils lisent un mot, puis une demi-phrase… Oh ! voyons, voyons, arrachons toutes les herbes. Découvrons la pierre tout entière… Oh ! ces maudites épines qui me déchirent les doigts… Enfin la pierre entière est déterrée. Une épitaphe intéressante…
Viens, ma (épithète caressante), ma… muse, descendons dans la vallée. Le ciel est ainsi… La terre… Les ruisseau… Nous écrirons sur la pierre telle et telle chose…
Sous le souffle des vents les forêts ondoyantes.
Un silence confus qui demandait pardon.
Au premier article, il faut que ce soit une troupe de garçons et de filles qui dansent et qui trouvent, comme ci-dessus, une épitaphe intéressante. Celle d’une jeune fille qui avait dansé dans ce lieu-ci… (et, là, répéter mot pour mot le vers qui, dans le commencement, désigne le lieu où danse cette jeune troupe.) On peut imiter une épitaphe touchante d’une jeune fille, qui se trouve dans Spon. Finir en représentant tous les jeunes gens frappés et attendris et songeant à l’avertissement que cela leur donne et s’en retournant chez eux un à un, la tête baissée et sans mot dire.
La jeune fille qu’on appelait : la belle de Scio… Son amant mourut… Elle devint folle… Elle courait les montagnes… (La peindre d’une manière antique.) (J’en pourrai faire un jour un tableau, un quadro.) Et longtemps après elle, on chantait cette chanson faite par elle dans sa folie
« Ne reviendra-t-il pas ? Il reviendra sans doute.
Non ; il est sous la tombe. Il attend. Il écoute.
Va, belle de Scio, meurs. Il te tend les bras.
Va trouver ton amant. Il ne reviendra pas !… »
From à Song of Shakspear, Hamlet, acte IV, scène v[3].
C’est grand dommage qu’un missionnaire habile n’ait pas traduit en entier le Chi-King ou recueil des anciennes poésies chinoises. On y doit trouver de fort belles choses. Dans la description générale de la Chine qui vient de paraître, et qui forme le 13e volume de la grande Histoire de la Chine, on peut lire la traduction de quelques poésies extraites de ce livre et qui ne sont pas sans beauté. Il y a, dans une belle ode sur l’amitié fraternelle (page 709), les paroles suivantes : « Un frère pleure son frère avec des larmes véritables. Son cadavre fût-il suspendu sur un abîme, à la pointe d’un rocher ou enfoncé dans l’eau infecte d’un gouffre, il lui procurera un tombeau. »
Voici, page 693, une chanson écrite sous le règne d’Yao, deux mille trois cents ans avant Jésus-Christ. C’est une de ces petites chansons que les Grecs appellent σκόλιον. Quand le soleil commence sa course, je me mets au travail ; et quand il descend sous l’horizon, je me laisse tomber dans les bras du sommeil. Je bois l’eau de mon puits, je me nourris des fruits de mon champ. Qu’ai-je à gagner ou à perdre à la puissance de l’Empereur ? Je la traduirai in βουκ[4].
Extrait du Chi-King, par le ch. de P. (chev. de Pange.)
- (Cheou-Kong, comme saint Louis, s’asseyait sous un arbre et y rendait la justice.)
Pyrus hæc arbor (Tangly dicta) quam opaca et umbrosa ! ramos hujus parcite amputare. Hujus folia nolite abscindere, ibi pridem sub hac arbore degebat princeps Chao-Pe (Cheou-Kong).
Pyrus hæec arbor quam umbrosa ! quam late ramos diffundens ! ah parcite hujus folia abscindere ! Nolite hanc frangere, ibi sub arbore pridem quiescebat princeps Chao-Pe.
Late diffundit ramos suos Pyrus hæc arbor, hujus folia nolite rescindera. Hujus ramos parcite flectere. Sub hac arbore pridem habitabat princeps Chao-Pe.
De Pindare, dans Plutarque, au traité de Solertiâ animalium.
Comme aux jours de l’été, quand d’un ciel calme et pur
Sur la vague aplanie étincelle l’azur,
Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage,
S’empressant d’accourir vers l’aimable rivage
Où, sous des doigts légers, une flûte aux doux sons
Vient égayer les mers de ses vives chansons ;
Ainsi............
On peut faire un petit guadro d’un jeune enfant assis sur le bord de la mer, sous un joli paysage. Il jouera sur deux flûtes, et les dauphins accourent vers lui…
Deux flûtes sur sa bouche, aux antres, aux naïades,
Aux faunes, aux sylvains, aux belles oréades.
Répètent ses amours..........
Un pêcheur dit à sa bien-aimée qu’elle vienne, qu’il lui envoie sa barque ; qu’il a ses filets ; que la mer est calme ; qu’ils iront pêcher tel et tel poisson…
...................
Moins pâle et moins tremblante, Alcyone éplorée,
Gémit, frappa son sein, quand la mer en courroux.
Sur le sable, à ses pieds, vint jeter son époux
Mort…
Couvert d’algue salée et d’une écume amère.
… Déjà il ne peut plus humore graves tollere comas… il arrive… il reste sans force étendu sur le rivage… il respirait encore… les nymphes du rivage accoururent… elles mirent leurs mains sur son cœur… elles prirent ses mains, et le souffle de leur bouche s’efforça de les réchauffer… et leurs beaux cheveux essuyèrent sur tout son corps les flots de l’onde amère.
Trop heureux sur ce bord, pendant la nuit obscure,
Qui, sous un humble toit, de son lit amoureux,
Entend gronder l’orage et le ciel ténébreux,
Et le Rhin, et ses flots, et sa rive écumante,
Et presse sur son sein le sein de son amante !
..................
Le Rhin
Tantôt s’écoule et fuit par un détroit facile ;
Là tournoie et s’abîme en un gouffre sans fond ;
Là se courbe et s’enfonce en un golfe profond.
Il en faut faire une (une églogue) sur les Triétériques, en Béotie, et imiter d’une manière bien antique tout ce qu’il y a de bien dans le Penthée d’Euripide, vers 13 : λιπὼν δὲ λυδῶν… etc., ce qu’il chante, au chœur de femmes, au thiasus pour l’exciter, vers 55. Tout le chœur. Toute la scène du bouvier, vers 659. Voir la traduction des vers 693 et suivants, mêlés avec les vers 142 et suivants, édition de Brunck. Horace en a tiré une strophe de l’ode : Bacchum in remotis.
L’une, agitant le thyrse environné de lierre.
Vole, frappe le roc ; soudain le roc frappé
Lance un torrent liquide à grand bruit échappé.
Son pied presse le sol ; et, sous sa plante humide,
Le vin bouillonne, fuit, gronde en fleuve rapide.
Ses doigts vont creuser l’herbe, un lait pur sous ses doigts
Les blanchit, blanchit l’herbe et la tige des bois.
L’autre fait de son thyrse, entre ses mains vermeilles.
Couler à flots dorés le nectar des abeilles.
Peindre l’Hyménée croceo velatus amictu, conduisant une jeune fille… ses vêtements… ses beaux yeux baissés vers la terre sous leur paupière noire et longue (ce peut être un jeune amant qui la menacera de la mettre dans cet état, et sans lui répondre elle s’en alla en riant et en rougissant).
....................
Et sur ses blonds cheveux, en couronne brillante
Mêler la rose blanche et la rose sanglante
Que les dieux du Liban virent naître jadis
Des larmes de Vénus et du sang d’Adonis.
En les voyant, un homme dira :
« Qui sont ces belles, si ce sont des mortelles ? ou bien ne sont-ce point des déesses, tant elles ont de grâce à porter tels et tels riches habits ? »
« Eh quoi donc, étranger, tu ne les connais pas ?
Ce sont elles, ce sont les filles de Dryas. »
Alors il dira :
« Heureux mille fois celui qui épousera les filles de Dryas ; car nulles déesses plus belles ne foulent aux pieds le haut Olympe. »
Le vers 38 et les trois suivants[5] sont d’une beauté inexprimable. Je ne crois pas qu’aucun poète puisse en offrir quatre autres plus touchants, plus pathétiques, plus remplis de mélancolie et de larmes. Il n’y a rien de pareil dans l’imitation de Virgile. On trouve dans l’Énéide : Silent laté loca, qui a quelque rapport avec l’expression de Théocrite. La répétition qu’il en fait est au-dessus de l’éloge. Voici comment je viens d’essayer de rendre ces vers divins :
La mer en ce moment se tait ; les vents se taisent.
Mais l’amour, mais, ô dieux ! la honte, la douleur,
Ne se taisent jamais dans le fond de mon cœur !
Je brûle, je l’adore, hélas ! quand sa promesse
(Le parjure !) a séduit, a trompé ma faiblesse !
Voici les quatre vers traduits :
ἠνίδε σιγῇ μὲν πόντος, σιγῶντι δ’ ἀῆται·
ἁ δ’ ἐμὰ οὐ σιγῇ στέρνων ἔντοσθεν ἀνία.
ἀλλ’ ἐπὶ τήνῳ πᾶσα καταίθομαι, ὅς με τάλαιναν
ἀντὶ γυναικὸς ἔθηκε κακὰν καὶ ἀπάρθενον ἦμεν.
- ↑ Édition G. de Chénier. Le titre est ajouté par nous.
- ↑ Voici la traduction de ce fragment de Sapho donnée par M. Becq de Fouquières : « Douce mère, non, je n’ai pas la force de pousser la navette ; le désir de revoir ce jeune homme m’oppresse : je suis au pouvoir d’Aphrodite. »
- ↑ Ce fragment a été donné dan la notice de Sainte-Beuve, 1839.
- ↑ Fragment donné dans la notice de Saintt-Beuve, 1839.
- ↑ De la deuxième idylle de Théocrite.