Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Suzanne

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 105-118).
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SUZANNE[1]


POÈME EN SIX CHANTS.




CHANT I.


Je dirai l’innocence en butte à l’imposture,
Et le pouvoir inique, et la vieillesse impure,
L’enfance auguste et sage, et Dieu, dans ses bienfaits,
Qui daigne la choisir pour venger les forfaits.
Ô fille du Très-Haut, organe du génie,
Voix sublime et touchante, immortelle harmonie,
Toi qui fais retentir les saints échos du ciel
D’hymnes que vont chanter, près du trône éternel,
Les jeunes séraphins aux ailes enflammées ;
Toi qui vins sur la terre aux vallons idumées
Répéter la tendresse et les transports si doux
De la belle d’Égypte et du royal époux ;
Et qui, plus fière, aux bords où la Tamise gronde,
As, depuis, fait entendre et l’enfance du monde,
Et le chaos antique, et les anges pervers,
Et les vagues de feu roulant dans les enfers,
Et des premiers humains les chastes hyménées,
Et les douceurs d’Éden sitôt abandonnées,
Viens ; coule sur ma bouche, et descends dans mon cœur
Mets sur ma langue un peu de ce miel séducteur

Qu’en des vers tout trempés d’une amoureuse ivresse
Versait du sage roi la langue enchanteresse ;
Un peu de ces discours grands, profonds comme toi,
Paroles de délice ou paroles d’effroi
Aux lèvres de Milton incessamment écloses,
Grand aveugle dont l’âme a su voir tant de choses[2] !


Le soleil avait fait plus de la moitié de son cours, et le jeune Joachim se préparait à sortir de Babylone. Tous les enfants de Juda, ses frères, l’attendaient, répandus sur les chemins, pour le combler de bénédictions. Il allait au golfe Persique apprendre le sort d’un vaisseau chargé des trésors d’Ophir ; non qu’avide d’entasser de nouvelles richesses… ; mais il soulageait la captivité de ses frères…, et ses vertus leur faisaient espérer que le ciel les ferait retourner dans leur patrie, au bord du Jourdain. La fille d’Helcias, la belle Suzanne, son épouse, ne peut s’arracher de ses bras.

Leurs adieux, leurs aimables discours. Il lui promet de revenir sous peu de jours. (Sans oublier de parler déjà de la fille du frère mort de Suzanne, qui la nommera sa sœur, enfant de dix ans qui doit faire un rôle charmant dans cet ouvrage.) Joachim part. Tous ses esclaves, tous les Hébreux lui souhaitent un heureux voyage et un prompt retour. Ils le voient partir avec peine. Deux seulement s’en réjouissent : ce sont deux vieillards pervers et méchants, juges du peuple et hypocrites de vertu. Leurs anges, qui sont du nombre des anges que le Fils de Dieu précipita dans les enfers, lorsque… (imiter Milton), ont fait parvenir à Joachim de fausses alarmes, pour l’écarter et servir les desseins des impudiques vieillards. L’un est un tel, l’autre est un tel. La chaste et vertueuse beauté a allumé dans leurs cœurs une incestueuse flamme. Le bonheur d’un couple de gens de bien a produit sur eux l’effet qu’il produit toujours sur des méchants : l’envie et la rage de le troubler. Dès longtemps ils en cherchent les moyens. Jadis, à l’insu l’un de l’autre, ils enfantaient les mêmes projets. Depuis, les deux méchants se sont reconnus, et ils méditent ensemble leurs coupables desseins. Sous le voile de l’amitié, ils se sont insinués chez Joachim. Ils le louent, ils lui demandent ses conseils pour juger le peuple. Ainsi, chaque jour, ils repaissent leurs infâmes regards de la vue de sa belle épouse, dont l’âme, pure comme le ciel, leur savait gré de leur tendresse pour son époux. Elle les reçoit avec un sourire, et ne soupçonne pas que ses yeux puissent leur inspirer le crime.


Comparer Suzanne à cet animal couvert d’une fourrure blanche que les chasseurs poussent vers quelque marais fangeux… Alors il recule… et se laisse prendre et tuer plutôt que d’y entrer et de ternir sa robe blanche et pure.


.......et quand la nuit tranquille
Commençait de s’asseoir sur les tours de la ville,
Tous les deux, se glissant par des chemins divers,
Retournent vers ce toit où leur âme est aux fers.
Au seuil de Joachim ils arrivent ensemble,
Se rencontrent. Chacun veut fuir, recule, tremble,
Craint les regards de l’autre, inquiet, incertain,
Confus de son silence. Et Manassès enfin :
« Mais, Séphar, je croyais qu’au sein de ta famille
Tu pressais dans tes bras et ta femme et ta fille.
J’attendais peu qu’ici, pour ne te rien celer…
— Toi-même, dit Séphar, qui peut t’y rappeler ?
Joachim est absent, tu le sais… Dans ton âme.
Peut-être pensais-tu que l’amour de sa femme
L’a déjà, malgré lui… — Non, non, dit Manassès,

Pour un plus long séjour j’ai vu tous ses apprêts.
Je venais… Sur ce seuil c’est lui qui me rappelle.
Il se peut que déjà quelque esclave fidèle
Soit venu. » Mais Séphar sourit et l’interrompt,
Et d’un regard perçant, et secouant le front :
« Va, je sais quel projet t’amène et te tourmente ;
Joachim est absent, mais Suzanne est présente,
Suzanne !… Manassès, tu l’aimes, je le voi.
Mais j’ai des yeux aussi ; je l’aime comme toi.
— Oui, tu dis vrai, Séphar ; oui, je l’aime. Et je doute
Que pour toi contre moi… — Tiens, Manassès, écoute :
Nous régnons sur le peuple unis jusqu’aujourd’hui ;
C’est par là, tu le sais, que nous régnons sur lui.
Tu me hais, je te hais. Si tu veux me détruire,
Tu le peux. Si je veux, je puis aussi te nuire.
Mais, ennemis secrets ou sincères amis,
Toujours même intérêt nous force d’être unis.
Les attraits d’une femme ont fasciné ta vue :
À ses attraits aussi mon âme s’est émue.
Nous sommes vieux tous deux ; mais quel œil peut la voir
Sans pétiller d’amour, de jeunesse, d’espoir ?
Ne soyons point jaloux. Faut-il qu’un de nous pleure ?
Pour qu’elle soit à l’un, faut-il que l’autre meure
Quand j’aurai de ma soif dans ses embrassements
Rassasié les feux et les emportements,
Envîrai-je qu’un autre, altéré de ma proie.
Aille aussi dans ses bras chercher la même joie ?
Va, tu peux sur sa bouche éteindre tes ardeurs ;
J’y peux de mon amour épuiser les fureurs.
Sans qu’elle ait rien perdu de sa beauté suprême.
Nous la retrouverons tout entière la même.

Aidons-nous : ce trésor peut suffire à tous deux ;
Elle possède assez pour faire deux heureux. »

Il dit, et sur les plis de leurs sombres visages
Éclate un noir sourire. « Oui, Séphar, soyons sages,
Dit Manassès. Aimons, ne soyons point amis ;
Et, pour tromper toujours, soyons toujours unis.
Laissons à l’inquiète et vaine adolescence
De ses amours jaloux l’enfantine imprudence.
Viens ; au sortir du temple où ces temps malheureux
Attirent plus souvent les timides Hébreux,
Nous irons concerter chez moi, dans le mystère.
Les moyens de séduire et de nous satisfaire. »


Cependant on va au temple. Un jeune prophète éloquent, âgé de quatorze ans (Daniel) y explique la loi. Il s’est rendu déjà célèbre par sa liberté avec les rois et… Tout le peuple accourt… Suzanne avec toute sa maison et sa jeune sœur… Description de sa démarche et de sa contenance. Tout le peuple la respecte, l’admire en la regardant marcher, et ils se disent l’un à l’autre : « Certes, il n’y avait que Joachim qui méritât cette femme. Et sans cette femme, il n’y avait point d’épouse pour Joachim et ils bénissent les cheveux blancs du bon Helcias, qui pleure de joie en regardant sa fille. Le jeune prophète chante ainsi : « sur la captivité des Juifs…, description ; et sur ce que l’iniquité des hypocrites a été cause… » (Imiter Milton et les livres juifs). Suzanne rentre chez elle… ; elle se couche…, et, dans l’absence de son mari, on dresse à côté d’elle un lit pour sa jeune sœur… Son sommeil est troublé… Description… Elle se réveille… ; elle s’écrie : « Dieu ! quelles agitations inquiètes ! pourtant je suis sans remords. Le crime, si le crime existe, est étranger à mon cœur… » Son discours réveille sa jeune sœur qui dormait à côté d’elle… Description de son doux et aimable sommeil… Son discours touchant et enfantin… « Si elle est malade… » (en tutoyant comme dans tout l’ouvrage). Suzanne répond… Elle ne peut se rendormir… ; elle appelle son esclave chérie, qui se nomme… Elle lui fait part de ses insomnies ; elle veut descendre dans ses jardins.


CHANT II


Description délicieuse des jardins, la nuit… Les anges bienfaisants y voltigent : c’est l’air frais… Les mauvais anges, sous de vilaines formes, serpents, autres… Là, Suzanne se promène avec ses esclaves. Elles s’asseyent et chantent alternativement (imiter le Cantique des Cantiques). Au matin, elle se recouche. Là, on peut mettre l’ange de Suzanne et les autres bons anges chantant un court cantique à l’aurore. Celui de Suzanne va trouver celui de la jeune sœur ; et, l’appelant mon frère… Ils auront entendu les deux mauvais anges des vieillards se féliciter de ce que Suzanne va souffrir ; ils s’avancent vers le trône de Dieu pour lire dans sa volonté ; mais ils le voient toujours jeter des yeux de bonté sur elle… — Les vieillards viennent le matin ; ils entrent sans être vus, en se glissant… Ils se promènent longtemps dans les jardins en rêvant, à leurs projets, incertains, inquiets. Mais, disent-ils, elle sourit quand nous arrivons… ; et puis, toutes les femmes sont séduites, pourvu qu’on les flatte… Ils passent là tout le jour…


CHANT III


Le soir, comme dans l’Écriture, elle vient se baigner… Elle renvoie une esclave… « Va, laisse-moi ici chanter à Dieu… » L’esclave obéit…


Et s’éloigne. — À loisir les infâmes vieillards
S’enivrent quelque temps d’impudiques regards.
Ils attendent qu’au ciel la belle vertueuse

Offre les doux transports de son âme pieuse ;
Qu’elle rêve à l’époux cher à son souvenir,
Que son esclave enfin n’ait plus à revenir :
Puis, comme deux serpents à l’haleine empestée.
Quittant les noirs détours d’une rive infectée.
Fondent sur un enfant qui dort au fond d’un bois.
Ainsi de leur retraite ils sortent à la fois,
Et sur elle avançant leur main vile et profane :
« Viens, sois à nous, ô belle, ô charmante Suzanne !
Viens, nul mortel ne sait qu’en ce lieu écarté
Nous avons… » À ce bruit, l’innocente beauté
Rougit, tremble, pâlit, se retourne, s’étonne.
Se courbe, au fond de l’eau se plonge, s’environne.
Et mourante, ses bras contre son sein pressés,
Et ses yeux, et ses cris vers le ciel élancés :
« Dieu, grand Dieu ! sauve-moi ; grand Dieu ! Dieu secourable !
Couvre-moi d’un rempart, d’un voile impénétrable ;
Tonne, ouvre-moi la terre, ouvre-moi les enfers,
Cache-moi dans ton sein. Sur eux, sur ces pervers
Jette l’aveuglement, la nuit, la nuit subite
Dont tu frappas jadis une ville maudite.
Dieu ! grand Dieu !… » Les vieillards, inquiets, frémissants,
Lui murmurent tout bas vingt discours menaçants.
Ils iront ; des jardins ils ouvriront la porte ;
Ils sauront appeler une nombreuse escorte ;
Ils diront qu’en ce lieu, conduits par des hasards,
Suzanne dans le crime a frappé leurs regards.
« Oui, crains notre vengeance ; obéis, tais-toi, cède. »
Mais sans les écouter : « Grand Dieu ! viens à mon aide.
Dieu juste, anges du ciel, criait-elle toujours,
Joachim ! Joachim ! oh ! viens à mon secours ! »


Son esclave fidèle vole… ; mais un des vieillards avait déjà ouvert la porte, il était revenu, et tous deux… « Nous venions nous informer de Joachim… ; nous t’avons trouvée dans les bras d’un jeune homme… La loi !… malheureux Joachim ! » Ils partent… La belle accusée baisse la tête et ne verse point de larmes… Son esclave, anéantie, sans voix, s’approche pour la soutenir… « Eh quoi ! veux-tu encore me rendre ce service à moi, malheureuse accusée, surprise dans le crime ?… » Ici les larmes, les sanglots… « Non, non ! fille d’Helcias, dit l’esclave, non, tu n’es point coupable… » Elles marchent… La jeune sœur, qui les voit arriver, l’une laissant tomber quelques larmes, l’autre noyée de pleurs, pleure aussi et s’informe… Suzanne se renferme… Son esclave lui lit, dans le volume sacré, Joseph vendu et devenu grand, Moise sauvé des eaux, et d’autres exemples qu’elle écoute en silence, les yeux au ciel…


CHANT IV


Mais les vieillards ont parlé au peuple… « Peuple, un grand malheur est arrivé !… La fille d’Helcias, l’épouse de Joachim, Suzanne, est adultère !… Nous l’avons vue !… La loi !… » Le peuple, toujours crédule, dupe de leur fausse vertu, d’ailleurs toujours prompt à haïr ce qu’il est forcé d’admirer, s’assemble en tumulte devant la maison… Les vieillards arrivent ; les esclaves menacent ; mais les vieillards disent qu’ils apportent des paroles de paix. Ils entrent et demandent à lui parler seuls. Sans répondre, elle fait signe à son esclave de la laisser. Ils commencent par la vile menace : « Ton supplice est prêt. Il dépend de toi… » Elle reste immobile, les yeux baissés, et sans rien dire… Le second reprend : « Tu seras la plus heureuse des femmes… » Elle ne dit rien et reste immobile… Il s’emporte… « Nous nous vengerons sur tout ce qui t’est cher. Joachim périra… » Elle tremble. « Oui, Joachim périra », s’écrient-ils tous deux ensemble. Alors elle lève la tête. Ses yeux se fixent au ciel, elle se lève, et, muette passe dans un autre appartement… Ils sortent… « Ma sœur, je vais mourir… Dis à Joachim… Joachim !… » Helcias arrive tout couvert de cendre et de lambeaux… Il embrasse sa fille… Il vient d’apprendre… Mais il sait qu’elle ne saurait être coupable… « Je ne veux que me traîner jusqu’à la porte de tes persécuteurs ; je veux y mourir en les maudissant…


Que ma dernière voix leur soit amère encore ;…
Qu’ils entendent ma mort… ; que la prochaine aurore
Présente mon cadavre à leurs yeux effrayés,
Et qu’ils ne sortent point sans me fouler aux pieds… »


CHANT V


On vient la chercher… Elle marche au supplice…, la tête penchée sur son sein ; pâle, mais tranquille comme l’innocence. Ses esclaves, sa sœur, son père… Les vieillards lui lancent des regards de vile méchanceté satisfaite… Mais Joachim a trouvé ses richesses ; il revient avec des chameaux chargés de trésors… Les présents qu’il destine à sa femme… Il arrive… Il voit une grande foule… Le premier qu’il interroge voudrait pouvoir lui taire : « Joachim ! une épouse, une épouse adultère 1 » Joachim l’éloigne. « Malheureuse, dit-il, sans doute, son époux ne l’aura pas aimée, ne lui aura pas été fidèle, comme Joachim à sa belle Suzanne… Peut-être un autre époux aurait eu en elle une autre Suzanne… » Il approche… Il voit la belle, innocente… ; il tombe à terre demi-mort, en s’écriant : « Ah ! malheureux !… On l’emporte. Elle le suit des yeux en disant : « Toi, Joachim, aussi, tu me juges coupable ? — Non, dit sa jeune sœur, non, peuple ; on vous abuse… Ce sont ces vieillards eux-mêmes qui ont voulu la séduire. » Ils l’interrompent : « Peuple, nous vous l’avons déjà dit… Nous sommes entrés dans la maison de Joachim… — Pour nous informer de lui, ajoute le second vieillard. — Nous avons trouvé son épouse avec un jeune homme, reprend le premier. — Dans ses bras, ajoute le second. — Il nous a échappé, malgré nos efforts, dit le premier. — Des vieillards, reprend le second, ne peuvent lutter contre un jeune homme, ni vouloir séduire une femme… Suzanne est adultère ! et la loi que le Seigneur a donnée à Moïse sur l’ardent sommet du Sinaï… Joachim ! tu méritais une autre épouse !… » À ces mots, l’innocente condamnée tourna la tête vers les vieillards et les regarda. Ils voulurent fixer leurs yeux sur elle ; mais ils ne le purent. Ils détournèrent la tête l’un vers l’autre, de peur que le regard divin de cette chaste accusée n’arrachât leur âme de ses ténèbres, et ne la forçât à paraître sur leur visage… Le peuple environnait la jeune sœur… Les uns auraient voulu douter… ; les autres admiraient le bon naturel de cette enfant… ; d’autres, de la basse populace, disent que c’est signe qu’elle a un penchant à suivre l’exemple de Suzanne… ; les autres s’indignaient qu’un si beau visage cachât un cœur vicieux…


CHANT VI


Mais les hommes se plaindraient si le crime opprimait toujours l’innocence. L’éternel était content de l’épreuve. Il appela l’ange tout de feu qui anime les prophètes. « Va, lui dit-il, trouver le jeune Daniel, et révèle-lui la vérité. Qu’il parle et qu’il punisse. » Le jeune Daniel, mêlé dans la foule du peuple, s’était levé sur ses pieds pour voir la condamnée. « Non, s’était-il dit à lui même, cette physionomie n’est point celle d’une femme coupable… » Il s’était élancé hors de la foule en criant : « Peuple, je suis innocent du meurtre que vous allez commettre. » Tout à coup l’esprit divin descendit sur lui, éclaira ses yeux, le fit lire dans les âmes, à travers le voile de chair et d’os qui les couvre. Il vit avec ravissement l’état de pureté de l’âme de Suzanne. Il frémit en voyant celle des vieillards, noire d’imposture et de vices, semblable au lac Asphaltite. « Arrêtez, arrêtez ! s’écrie-t-il, insensés que vous êtes !… vous êtes dupes de scélérats !… Suzanne est innocente !… — Suzanne est innocente ! cria le peuple avec transport. Vive le jeune prophète qui venge la vertu opprimée !… » Ils s’assemblent… « Enfant prophète de Dieu, dit le peuple, interroge-les toi-même… » Il se lève… « Qu’on les sépare… Eh bien ! toi… race méchante et maudite, dis-nous sous quel arbre ?… — Sous un chêne… — Sous un chêne ! Va ! fuis ! ton mensonge exécrable demeure suspendu sur ta tête coupable. Voilà comment vous jugiez le peuple ! Qu’on fasse entrer l’autre. — Eh bien ! scélérat ! dis-nous sous quel arbre !… — Jeune enfant, quel es-tu ? que veux-tu ? quel droit as-tu d’interroger les vieillards ?… — Parle, parle, imposteur. Ce n’est point moi qui t’interroge ; c’est tout le peuple ; c’est Dieu qui tient le glaive tout prêt… Tremble, ton heure vient. Réponds, dis sous quel ombrage !… — Réponds, s’écrie le peuple… » Il se déconcerte un instant ; mais il se relève, essaye au calme son front dur et pervers. Il rassure sa voix, il commence, il s’arrête : « Un sycomore épais… — Vengeance sur ta tête, vil imposteur ! voilà comment vous jugiez le peuple !… La beauté vous séduisait !… »

On les lapide, et le peuple en triomphe ramène à Joachim son épouse, qui, donnant la main à sa jeune sœur, l’aborde avec un sourire.


INDICATIONS DE L’AUTEUR


ÉCRITES


À LA SUITE DU POEME DE SUZANNE[3]


Cela aura six chants, dont j’ai marqué les séparations. J’ai regret de ne pouvoir le faire plus court. Il faudra l’orner de comparaisons, de détails asiatiques sur les vêtements, les aromates, les richesses, etc., pour en faire un ouvrage piquant.

— Les morceaux du Cantique à imiter au deuxième chant sont ceux où Elle court après Lui, et quand il répond, ce sera l’esclave. Puis Suzanne priera les jeunes filles de Jérusalem de le chercher avec elle, et l’esclave répondra : « Celui que tu cherches, ô la plus belle des femmes… »

— On peut terminer le récit poétique et très-court de Joseph, à la fin du troisième chant, par ces touchantes paroles de la Genèse : Je suis votre Joseph, mon père est-il vivant ?

— Au deuxième chant, il faut la peindre à table. Elle ne mange point. Elle n’écoute point ses femmes qui chantent sur le luth. Une rêverie profonde répand une expression mélancolique sur son céleste visage. Elle songe à son époux qui est loin d’elle. Ce soir la main de Joachim ne pressera point la sienne. La voix de Joachim ne lui dira point adieu… La bouche de Joachim ne lui donnera point le chaste baiser du sommeil. Elle s’égare dans ces tristes pensées, et sa belle main va sur ses yeux essuyer une larme… Elle se lève, etc.

Le peuple, à la fin, peut comparer Daniel aux anges qui visitaient Adam, et qui demandaient l’hospitalité à Abraham, etc.

— Au lieu de ces anges gardiens qui me sont venus à l’esprit dans la première idée de cet ouvrage et qui composent un merveilleux déjà usé et rebattu par les poètes allemands, il vaut mieux en employer un autre. Il n’y a qu’à faire guider les infâmes vieillards par Bélial, le dieu de la débauche, que Milton peint dans cette énumération des anciens dieux de l’Orient… Admirable morceau ! Parler des divinités babyloniennes et de leurs fêtes impudiques. — V. Hérodote et les poètes juifs, — et les bien décrire. L’ange de la pudeur sera celui de Suzanne… cela vaut mieux… Un autre sera celui de la jeune sœur, etc.. En personnifiant ainsi toutes les vertus humaines et leur donnant un visage expressif et allégorique… cela sera d’ailleurs plus court et me laissera plus de place pour les détails historiques et géographiques sur tous ces pays, Phénicie, Judée, Damas, Mésopotamie.

La grâce mignarde et affectée des filles de Babylone, la mollesse et l’impudicité de leurs fêtes, feront un beau contraste avec les mœurs et la physionomie de Suzanne.

— Lorsque Suzanne voudra descendre, la nuit, dans ses jardins, deux de ses femmes lui mettront aux pieds une chaussure qu’il faudra peindre. Ce sera comme des pantoufles.

Mais quand elle voudra se baigner, il faudra peindre la chaussure que ses femmes lui ôteront et qui ne sera point la même, et peindre aussi tous ses vêtements, à mesure qu’elles l’en dépouilleront.

— Pendant que les infâmes vieillards délibèrent entre eux avant d’aller parler à Suzanne, le même ange qui écrivit les trois mots de Balthazar vient tout à coup leur graver sur la muraille le tableau de quelque scélérat calomniateur puni dans l’Écriture. Ils regardent, ils restent muets ; leurs cheveux se dressent sur leurs têtes, puis ils se regardent l’un l’autre, rougissent, chacun des deux tremblant que l’autre ne se soit douté de ce qui se passait en lui, et sans se rien communiquer ils continuent à ourdir la trame d’adultère ou de calomnie, et sortent pour aller parler à Suzanne.

On peut couvrir les murailles de Suzanne de tapisseries chargées de belles histoires juives.

Parler de ce fameux temple ou tour de Bel[4], et de cet escalier qui tournait huit fois, — V. Hérodote et Rollin, t. 2, — et des jardins de Sémiramis et de tout ce qu’il y avait à Babylone. La statue échevelée de Sémiramis. — Sardanapale et son épitaphe.

Sur la tour de Babel ajouter : fama est, les fables racontent que…

Mettre dans la bouche d’un prophète que le lieu où ils sont captifs et maltraités était autrefois l’Éden…

Quand le Seigneur créa le monde… quand il créa lumière… (peindre les effets de la lumière naissante). La nuit, qui avait espéré posséder l’univers à jamais, s’enveloppa dans ses voiles, et fuit dans son antre, d’où elle n’est point sortie. Ce que nous appelons la nuit n’est que l’ombre. Ce n’est qu’à la fin du monde…

  1. Édition de 1833.
  2. M. de Latouche a relevé (dans la Vallée aux loups, p. 242) cette note d’André Chénier sur Milton : « Homme sublime qui a des taches comme le soleil. »
  3. Édition 1833.
  4. Hérodote, liv. I, dit qu’il y avait au milieu du temple de Bel (διὸς Βήλου une tour composée de huit tours superposées.