Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Un vulgaire assassin

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 277-279).

XII[1]

 
Un vulgaire assassin va chercher les ténèbres ;
Il nie, il jure sur l’autel ;
Mais nous, grands, libres, fiers, à nos exploits funèbres,
À nos turpitudes célèbres,
Nous voulons attacher un éclat immortel.

De l’oubli taciturne et de son onde noire
Nous savons détourner le cours.
Nous appelons sur nous l’éternelle mémoire ;
Nos forfaits, notre unique histoire,
Parent de nos cités les brillants carrefours[2].

Ô gardes de Louis, sous les voûtes royales
Par nos ménades déchirés,
Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacchanales,

Orné nos portes triomphales.
Et ces bronzes hideux, nos monuments sacrés[3].

Tout ce peuple hébété que nul remords ne touche,
Cruel même dans son repos,
Vient sourire aux succès de sa rage farouche.
Et, la soif encore à la bouche,
Ruminer tout le sang dont il a bu les flots[4].

Arts dignes de nos yeux ! pompe et magnificence
Dignes de notre liberté,
Dignes des vils tyrans qui dévorent la France,
Dignes de l’atroce démence
Du stupide David qu’autrefois j’ai chanté[5] !


De Barca, du Niger les désertes arènes
Nourrissent cérastes ardents[6],
Tigres à l’œil de flamme, implacables hyènes.
Le bitume flotte en leur veines ;
Une rage homicide aiguillonne leurs dents.

À de tels compagnons votre juste message
Devait ouvrir votre cité,
Se jeter sur le faible est aussi leur courage.
Ils vivent aussi de carnage ;
Voir du sang est aussi leur seule volupté.

Mais n’osez plus flétrir de votre ignare estime
Des mortels semblables aux dieux.
Dans leurs mâles écrits quel foudre magnanime
Tonne sur vous et sur le crime !
Ah ! si le crime et vous pouviez baisser les yeux !…

  1. Notice de Sainte-Beuve, 1839. Il s’agit de la fête du 14 juillet 1793.
  2. Voici ce que porte le manuscrit :

    Un vulgaire ass. ss. va chercher les ténèbres ;
    Il nie, il jure sur l’autel ;
    Mais nous, grands, libres, fiers, à nos exploits fun.,
    À nos turp. t. d. célèbres
    Nous voulons attacher un éclat imm.

    De l’oubli tacit. et de son onde n.
    Nous savons détour, le cours.
    Nous appelons sur nous l’étern. m.ra. ;
    Nos frf, notre unique hist.,
    Parent de nos cités les brillants carrefours.
    (G. de Chénier).
  3. M. G. de Chénier lit : « À ces bronzes hideux, » ce qui se comprend moins aisément.
  4. Le texte du manuscrit est ainsi :

    δοροφορ.

    O. g.. — d. de L. Sous les voûtes royales
    Par nos μαιναδ. déchirés,
    Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacch.,
    Orné nos portes τριομφ.
    À ces bronzes hideux, nos mon. m. sacrés.

    Tout ce δημος hébété que nul rem. ne touche,
    Cruel même dans son ἠσυχ.,
    Vient sourire aux succès de sa r. f.
    Et, la soif encore à la bouche,
    Ruminer tout l’αἷμα dont il a bu les flots.

    (G. de Chénier).
  5. Ici s’arrête la publication de Sainte Beuve. Le reste est donné pour la première fois par M. G. de Chénier.
    Le manuscrit porte :
    Arts dignes de nos yeux ! pompe et magnif.
    Dignes de notre ἐλευθερία
    Dignes des vils τυρ. qui dév. la Fr.,
    Dignes de l’atroce démence
    Du stupide D. qu’autrefois j’ai chanté.
    (G. de Chénier)
  6. Vipères d’Égypte.