Œuvres politiques (Constant)/De la liberté industrielle

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Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 239-257).



IV


DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE.

La société, n’ayant d’autres droits sur les individus que de les empêcher de se nuire mutuellement, elle n’a de juridiction sur l’industrie qu’en supposant celle-ci nuisible. Mais l’industrie d’un individu ne peut nuire à ses semblables aussi longtemps que cet individu n’invoque pas, en faveur de son industrie et contre la leur, des secours d’une autre nature. La nature de l’industrie est de lutter contre une industrie rivale par une concurrence parfaitement libre, et par des efforts pour atteindre une supériorité intrinsèque. Tous les moyens d’espèce différente qu’elle tenterait d’employer ne seraient plus de l’industrie, mais de l’oppression ou de la fraude. La société aurait le droit et même l’obligation de la réprimer ; mais de ce droit que la société possède, il résulte qu’elle ne possède pas celui d’employer contre l’industrie de l’un, en faveur de celle de l’autre, les moyens qu’elle doit également interdire à tous.

L’action de l’autorité sur l’industrie peut se diviser en deux branches : les prohibitions et les encouragements. Les privilèges ne doivent pas être séparés des prohibitions, parce que, nécessairement, ils les impliquent.

Or, qu’est-ce qu’un privilège en fait d’industrie ? C’est l’emploi de la force du corps social pour faire tourner, au profit de quelques hommes, les avantages que le but de la société est de garantir à l’universalité des membres : c’est ce que faisait l’Angleterre lorsque, avant l’union de l’Irlande à ce royaume, elle interdisait aux Irlandais presque tous les genres de commerce étranger ; c’est ce qu’elle fait aujourd’hui, lorsqu’elle défend à tous les Anglais de faire aux Indes un commerce indépendant de la compagnie qui s’est emparée de ce vaste monopole ; c’est ce que faisaient les bourgeois de Zurich avant la révolution de la Suisse, en forçant les habitants des campagnes à ne vendre qu’à eux seuls presque toutes leurs denrées et tous les objets qu’ils fabriquaient.

Il y a manifestement injustice en principe. Y a-t-il utilité dans l’application ? Si le privilège est le partage d’un petit nombre, il y a sans doute utilité pour ce petit nombre ; mais cette utilité est du genre de celle qui accompagne toute spoliation. Ce n’est pas celle qu’on se propose, ou du moins qu’on avoue se proposer. Y a-t-il utilité nationale ? Non, sans doute ; car, en premier lieu, c’est la grande majorité de la nation qui est exclue du bénéfice. Il y a donc perte sans compensation pour cette majorité. En second lieu, la branche d’industrie ou de commerce qui est l’objet du privilège est exploitée plus négligemment et d’une manière moins économique par des individus dont les gains sont assurés par l’effet seul du monopole, qu’elle ne le serait si la concurrence obligeait tous les rivaux à se surpasser à l’envi par l’activité et par l’adresse. Ainsi, la richesse nationale ne retire pas de cette industrie tout le parti qu’elle pourrait en tirer. Il y a donc perte relative pour la nation tout entière. Enfin, les moyens dont l’autorité doit se servir pour maintenir le privilège et pour repousser de la concurrence les individus non privilégiés, sont inévitablement oppressifs et vexatoires. Il y a donc encore, pour la nation tout entière, perte de liberté. Voilà trois pertes réelles que ce genre de prohibition en traîne, et le dédommagement de ces pertes n’est réservé qu’à une poignée de privilégiés.

Les prohibitions en fait d’industrie et de commerce mettent, comme toutes les autres prohibitions, et plus que toutes les autres, les individus en hostilité avec le gouvernement. Elles forment une pépinière d’hommes qui se préparent à tous les crimes, en s’accoutumant à violer les lois, et une autre pépinière d’hommes qui se familiarisent avec l’infamie, en vivant du malheur de leurs semblables[1].

Non-seulement les prohibitions commerciales créent des délits factices, mais elles invitent les hommes à commettre ces délits par le profit qu’elles attachent au succès de la fraude. C’est un inconvénient qu’elles ont de plus que les autres lois prohibitives[2]. Elles tendent des embûches à la classe indigente, à cette classe déjà entourée de trop de tentations irrésistibles, et dont on a dit avec raison que toutes ses actions sont précipitées[3], parce que le besoin la presse, que sa pauvreté la prive des lumières, et que son obscurité l’affranchit de l’opinion.

Beaucoup de gens mettent moins d’importance à la liberté d’industrie qu’aux autres genres de liberté. Cependant, les restrictions qu’on y apporte entraînent des lois si cruelles que toutes les autres s’en ressentent[4]. Voyez en Portugal le privilège de la compagnie des vins occasionner d’abord des émeutes, nécessiter, par ces émeutes, des supplices barbares, décourager le commerce par le spectacle de ces supplices, et porter enfin, par une suite de contraintes et de cruautés, une foule de propriétaires à arracher eux-mêmes leurs vignes, et à détruire, dans leur désespoir, la source de leurs richesses, pour qu’elles ne servissent plus de prétexte à tous les genres de vexations. Voyez en Angleterre les rigueurs, les violences, les actes arbitraires que traîne à sa suite, pour se maintenir, le privilège exclusif de la compagnie des Indes. Ouvrez les statuts de cette nation, d’ailleurs humaine et libérale, vous y verrez la peine de mort prodiguée à des actions qu’il est impossible de considérer comme des crimes. Lorsqu’on parcourt l’histoire des établissements anglais dans l’Amérique septentrionale, on voit, pour ainsi dire, chaque privilège suivi de l’émigration des individus non privilégiés. Les colons fuyaient devant les restrictions commerciales, abandonnant les terres qu’ils achevaient à peine de défricher, pour retrouver la liberté dans les bois, et demandant à la nature sauvage une retraite contre les persécutions de l’état social.

Si le système prohibitif n’a pas anéanti toute l’industrie des nations qu’il vexe et qu’il tourmente, c’est, comme le remarque Smith[5], parce que l’effort naturel de chaque individu, pour améliorer son sort, est un principe réparateur qui remédie à beaucoup d’égards aux mauvais effets de l’administration réglementaire, comme la force vitale lutte souvent avec succès dans l’organisation physique de l’homme contre les maladies qui résultent de ses passions, de son intempérance ou de son oisiveté.

Je ne puis poser que des principes : les détails m’entraîneraient trop loin. J’ajouterai, cependant, quelques mots sur deux espèces de prohibitions ou de privilèges, frappées de réprobation depuis trente années[6] et qu’on a prétendu ressusciter dans ces derniers temps. Je veux parler des jurandes, des maîtrises, des apprentissages, système non moins inique qu’absurde : inique, en ce qu’il ne permet pas à l’individu qui a besoin de travailler le travail qui, seul, le préserve du crime ; absurde, en ce que, sous le prétexte du perfectionnement des métiers, il met obstacle à la concurrence, le plus sûr moyen du perfectionnement de tous les métiers. L’intérêt des acheteurs est une bien plus sûre garantie de la bonté des productions que des règlements arbitraires, qui, partant d’une autorité qui confond nécessairement tous les objets, ne distinguent point assez les divers métiers, et prescrivent souvent un apprentissage aussi long pour les plus aisés que pour les plus difficiles. Il est bizarre d’imaginer que le public est un mauvais juge des ouvriers qu’il emploie, et que le gouvernement, qui a tant d’autres affaires, saura mieux quelles précautions il faut prendre pour apprécier leur mérite. Il ne peut que s’en remettre à des hommes qui, formant un corps dans l’État, ont un intérêt différent de la masse du peuple, et qui, travaillant d’une part à diminuer le nombre des producteurs, et de l’autre à faire hausser le prix des productions, les rendent à la fois plus imparfaites et plus coûteuses. L’expérience a partout prononcé contre l’utilité prétendue de cette manie réglementaire. Les villes d’Angleterre où l’industrie est la plus active, qui ont pris dans un temps très-court le plus grand accroissement, et où le travail a été porté au plus haut degré de perfection, sont celles qui n’ont point de chartes[7] et où il n’existe aucune corporation[8].

Une vexation plus révoltante encore, parce qu’elle est plus directe et moins déguisée, c’est la fixation du prix des journées. Cette fixation, dit Smith, est le sacrifice de la majeure partie à la plus petite. Nous ajouterons que c’est le sacrifice de la partie indigente à la partie riche, de la partie laborieuse à la partie oisive, au moins comparativement, de la partie qui est déjà souffrante par les dures lois de la société à la partie que le sort et les institutions ont favorisée. On ne saurait se représenter, sans quelque pitié, cette lutte de la misère contre l’avarice, cette lutte où le pauvre, déjà pressé par ses besoins et ceux de sa famille, n’ayant d’espoir que dans son travail, et ne pouvant attendre un instant sans que sa vie même et la vie des siens ne soit menacée, rencontre le riche, non-seulement fort de son opulence et de la faculté qu’il a de réduire son adversaire, en lui refusant ce travail qui est son unique ressource, mais encore armé de lois vexatoires qui fixent les salaires, sans égard aux circonstances, à l’habileté, au zèle de l’ouvrier. Et qu’on ne croie pas cette fixation nécessaire pour réprimer les prétentions exorbitantes et le renchérissement des bras. La pauvreté est humble dans ses demandes. L’ouvrier n’a-t-il pas derrière lui la faim qui le presse, qui lui laisse à peine un instant pour discuter ses droits, et qui ne le dispose que trop à vendre son temps et ses forces au-dessous de leur valeur ? La concurrence ne tient-elle pas le prix du travail au taux le plus bas qui soit compatible avec la subsistance physique ? Chez les Athéniens, comme parmi nous, le salaire d’un journalier était équivalent à la nourriture de quatre personnes. Pourquoi des règlements, lorsque la nature des choses fait la loi sans vexation ni violence ?

La fixation du prix des journées, si funeste à l’individu, ne tourne point à l’avantage du public. Entre le public et l’ouvrier s’élève une classe impitoyable, celle des maîtres. Elle paye le moins et demande le plus qu’il lui est possible, profitant ainsi seule, tout à la fois, et des besoins de la classe laborieuse et des besoins de la classe aisée. Étrange complication des institutions sociales ! Il existe une cause éternelle d’équilibre entre le prix et la valeur du travail, une cause qui agit sans contrainte de manière à ce que tous les calculs soient raisonnables et tous les intérêts contents. Cette cause est la concurrence ; mais on la repousse. On met obstacle à la concurrence par des règlements injustes, et on veut rétablir l’équilibre par d’autres règlements non moins injustes, qu’il faut maintenir par les châtiments et par les rigueurs.

Le système des primes et des encouragements a moins d’inconvénients que celui des privilèges. Il me semble néanmoins dangereux sous plusieurs rapports.

Il est à craindre premièrement que l’autorité, lorsqu’elle s’est une fois arrogé le droit d’intervenir dans ce qui concerne l’industrie, ne fût-ce que par des encouragements, ne soit poussée bientôt, si ces encouragements ne suffisent pas, à recourir à des mesures de contrainte et de rigueur. L’autorité se résigne rarement à ne pas se venger du peu de succès de ses tentatives ; elle court après son argent comme les joueurs. Mais au lieu que ceux-ci en appellent au hasard, l’autorité souvent en appelle à la force.

L’on peut redouter, en second lieu, que l’autorité, par des encouragements extraordinaires, ne détourne les capitaux de leur destination naturelle qui est toujours la plus profitable. Les capitaux se portent d’eux-mêmes vers les emplois qui offrent le plus à gagner. Pour les y attirer, il n’y a pas besoin d’encouragement : pour ceux où il y aurait à perdre, les encouragements seraient funestes. Toute industrie qui ne peut se maintenir indépendamment des secours de l’autorité finit par être ruineuse[9]. Le gouvernement paie alors les individus pour que ceux-ci travaillent à perte. En les payant de la sorte, il paraît les indemniser ; mais comme l’indemnité ne se peut tirer que du produit des impôts, ce sont, en définitive, les individus qui en supportent le poids. Enfin, les encouragements de l’autorité portent une atteinte très-grave à la moralité des classes industrielles. La morale se compose de la suite naturelle des causes et des effets. Déranger cette suite, c’est nuire à la morale. Tout ce qui introduit le hasard parmi les hommes, les corrompt. Tout ce qui n’est pas l’effet direct, nécessaire, habituel d’une cause connue et prévue tient plus ou moins de la nature du hasard. Ce qui rend le travail la cause la plus efficace de moralité, c’est l’indépendance où l’homme laborieux se trouve des autres hommes, et la dépendance où il est de sa propre conduite et de l’ordre, de la suite, de la régularité qu’il met dans sa vie. Telle est la véritable cause de la moralité des classes occupées d’un travail uniforme et de l’immoralité si commune des mendiants et des joueurs. Ces derniers sont, de tous les hommes, les plus immoraux parce que ce sont eux qui, de tous les hommes, comptent le plus sur le hasard.

Les encouragements ou les secours du gouvernement pour l’industrie sont une espèce de jeu. Il est impossible de supposer que l’autorité n’accorde jamais ces secours ou ces encouragements à des hommes qui ne les méritent pas, ou n’en accorde jamais plus que les objets de ces faveurs n’en méritent. Une seule erreur dans ce genre fait des encouragements une loterie. Il suffit d’une seule chance pour introduire le hasard dans tous les calculs, et par conséquent pour les dénaturer : la probabilité de la chance n’y fait rien, car, sur la probabilité, c’est l’imagination qui décide. L’espoir même éloigné, même incertain, de l’assistance de l’autorité jette dans la vie et dans les calculs de l’homme laborieux un élément tout à fait différent du reste de son existence. Sa situation change, ses intérêts se compliquent, son intérêt devient susceptible d’une sorte d’agiotage. Ce n’est plus ce commerçant ou ce manufacturier paisible qui faisait dépendre sa prospérité de la sagesse de ses spéculations, de la bonté de ses produits, de l’approbation de ses concitoyens, fondée sur la régularité de sa conduite, et sur sa prudence reconnue : c’est un homme dont l’intérêt immédiat, dont le désir présent est de s’attirer l’attention de l’autorité. La nature des choses avait, pour le bien de l’espèce humaine, mis une barrière presque insurmontable entre la grande masse de la nation et les dépositaires du pouvoir. Un petit nombre d’hommes seulement était condamné à s’agiter dans la sphère de la puissance, à spéculer sur la faveur, à s’enrichir par la brigue. Le reste suivait tranquillement sa route, ne demandant au gouvernement que de lui garantir son repos et l’exercice de ses facultés ; mais si l’autorité, peu contente de cette fonction salutaire, et se mettant, par des libéralités ou des promesses, en présence de tous les individus, provoque des espérances et crée des passions qui n’existaient pas, tout alors se trouve déplacé. Par là, sans doute, se répand dans la classe industrielle une nouvelle activité ; mais c’est une activité vicieuse, une activité qui s’occupe plutôt de l’effet qu’elle produit au dehors que de la solidité de ses propres entreprises, qui cherche l’éclat plus que le succès, parce que le succès, pour elle, peut résulter d’un éclat même trompeur ; c’est une activité enfin qui rend la nation entière téméraire, inquiète, cupide, d’économe et de laborieuse qu’elle aurait été.

Et ne pensez pas qu’en substituant aux encouragements pécuniaires des motifs tirés de la vanité, vous fassiez moins de mal. Les gouvernements ne mettent que trop le charlatanisme parmi leurs moyens, et il leur est facile de croire que leur seule présence, comme celle du soleil, vivifie la nature. En conséquence, ils se montrent, ils parlent, ils sourient, et le travail, à leur avis, doit se tenir honoré pour des siècles ; mais c’est encore sortir les classes laborieuses de leur carrière naturelle ; c’est leur donner le besoin du crédit ; c’est leur inspirer le désir d’échanger leurs relations commerciales contre des relations de souplesse et de clientèle. Elles prendront les vices des cours, sans prendre en même temps l’élégance qui voile du moins ces vices.

Les deux hypothèses les plus favorables au système des encouragements ou des secours de l’autorité sont assurément, l’une, l’établissement d’une branche d’industrie encore inconnue dans un pays, et qui exige de fortes avances ; l’autre, l’assistance donnée à de certaines classes industrielles ou agricoles, lorsque des calamités imprévues ont considérablement diminué leurs ressources.

Je ne sais cependant si, même dans ces deux cas, à l’exception peut-être de quelques circonstances très-rares, pour lesquelles il est impossible de tracer des règles fixes, l’intervention du gouvernement n’est pas plus nuisible qu’avantageuse.

Dans le premier cas, nul doute que la nouvelle branche d’industrie, ainsi protégée, ne s’établisse plus tôt avec plus d’étendue ; mais, reposant plus sur l’assistance du gouvernement que sur les calculs des particuliers, elle s’établira moins solidement. Ceux-ci, indemnisés d’avance des pertes qu’ils pourront faire, n’apporteront pas le même zèle et les mêmes soins que s’ils étaient abandonnés à leurs propres forces, et s’ils n’avaient de succès à attendre que ceux qu’ils pourraient mériter. Ils se flatteront, avec raison, que le gouvernement, en quelque sorte engagé par les premiers sacrifices qu’il aura consentis, viendra derechef à leur secours s’ils échouent, pour ne pas perdre le fruit de ces sacrifices, et cette arrière-pensée, d’une nature différente de celle qui doit servir d’aiguillon à l’industrie, nuira plus ou moins, et toujours d’une manière notable, à leur activité et à leurs efforts.

L’on imagine d’ailleurs, beaucoup trop facilement, dans les pays habitués aux secours factices de l’autorité, que telle ou telle entreprise est au-dessus des moyens individuels, et c’est une seconde cause de relâchement pour l’industrie particulière ; elle attend que le gouvernement la provoque, parce qu’elle est accoutumée à recevoir l’impulsion première du gouvernement.

À peine en Angleterre une découverte est-elle connue, que des souscriptions nombreuses fournissent aux inventeurs tous les moyens de développement et d’application. Seulement, les souscripteurs apportent plus de scrupule dans l’examen des avantages promis, qu’un gouvernement n’en pourrait apporter, parce que l’intérêt de tous les individus qui entreprennent pour leur compte est de ne pas se laisser tromper, tandis que l’intérêt de la plupart de ceux qui spéculent sur le secours du gouvernement est de tromper le gouvernement. Le travail et le succès sont l’unique ressource des premiers. L’exagération ou la faveur sont pour les seconds une ressource beaucoup plus certaine et surtout plus rapide. Le système des encouragements est encore, sous ce rapport, un principe d’immoralité.

Il est possible, je ne le nie pas, que l’industrie des individus, privée de tout secours étranger, s’arrête quelquefois devant un obstacle ; mais d’abord elle se tournera vers d’autres objets, et l’on peut compter, en second lieu, qu’elle rassemblera ses forces pour revenir tôt ou tard à la charge et surmonter la difficulté. Or, j’affirme que l’inconvénient partiel et momentané de cet ajournement ne sera pas comparable au désavantage général du désordre et de l’irrégularité que toute assistance artificielle introduit dans les idées et dans les calculs.

Des raisonnements, à peu près pareils, trouvent leur application dans la seconde hypothèse qui, au premier coup d’œil, paraît encore bien plus légitime et plus favorable. En venant au secours des classes industrielles ou agricoles, dont les ressources ont été diminuées par des calamités imprévues et inévitables, le gouvernement affaiblit d’abord en elles le sentiment qui donne le plus d’énergie et de moralité à l’homme, celui de se devoir tout à soi-même et de n’espérer qu’en ses propres forces ; en second lieu, l’espoir de ces secours engage les classes souffrantes à exagérer leurs pertes, à cacher leurs ressources, et leur donne, de la sorte, un intérêt au mensonge. J’accorde que ces secours soient distribués avec prudence et parcimonie ; mais l’effet qui n’en sera pas le même pour l’aisance des individus en sera le même pour leur moralité. L’autorité ne leur en aura pas moins enseigné à compter sur les autres au lieu de ne compter que sur eux-mêmes. Elle trompera ensuite leurs espérances ; mais leur activité n’en aura pas été moins relâchée : leur véracité n’en aura pas moins souffert une altération. S’ils n’obtiennent pas les secours du gouvernement, c’est qu’ils n’auront pas su les solliciter avec une habileté suffisante. Le gouvernement s’expose enfin à se voir déçu par des agents infidèles. Il ne peut suivre dans tous les détails l’exécution des mesures qu’il ordonne, et la ruse est toujours plus habile que la surveillance. Frédéric le Grand et Catherine II avaient adopté pour l’agriculture et l’industrie le système des encouragements. Ils visitaient fréquemment eux-mêmes les provinces qu’ils s’imaginaient avoir secourues. On plaçait alors sur leur passage des hommes bien vêtus et bien nourris, preuves apparentes de l’aisance qui résultait de leurs libéralités, mais rassemblés à cet effet par les distributeurs de leurs grâces, tandis que les véritables habitants de ces contrées gémissaient au fond de leurs cabanes dans leur ancienne misère, ignorant jusqu’à l’intention des souverains qui se croyaient leurs bienfaiteurs.

Dans les pays qui ont des constitutions libres, la question des encouragements et des secours peut encore être considérée sous un autre point de vue. Est-il salutaire que le gouvernement s’attache certaines classes de gouvernés par des libéralités qui, fussent-elles sages dans leur distribution, ont nécessairement de l’arbitraire dans leur nature ? N’est-il pas à craindre que ces classes, séduites par un gain immédiat et positif, ne deviennent indifférentes à des violations de la liberté individuelle ou de la justice ? On pourrait alors les regarder comme achetées par l’autorité.

En lisant plusieurs écrivains, on serait tenté de croire qu’il n’y a rien de plus stupide, de moins éclairé, de plus insouciant, que l’intérêt individuel. Ils nous disent gravement, tantôt que si le gouvernement n’encourage pas l’agriculture, tous les bras se tourneront vers les manufactures, et que les campagnes resteront en friche ; tantôt, que si le gouvernement n’encourage pas les manufactures, tous les bras resteront dans les campagnes, que le produit de la terre sera fort au-dessus des besoins, et que le pays languira sans commerce et sans industrie[10], comme s’il n’était pas clair, d’un côté, que l’agriculture sera toujours en raison des besoins d’un peuple, car il faut que les artisans et les manufacturiers aient de quoi se nourrir ; de l’autre, que les manufactures s’élèveront aussitôt que les produits de la terre seront en quantité suffisante, car l’intérêt individuel poussera les hommes à s’appliquer à des travaux plus lucratifs que la multiplication des denrées, dont la quantité réduirait le prix. Les gouvernements ne peuvent rien changer aux besoins physiques des hommes ; la multiplication et le taux des produits, de quelque espèce qu’ils soient, se conforment toujours aux demandes de ces produits. Il est absurde de croire qu’il ne suffit pas, pour rendre un genre de travail commun, qu’il soit utile à ceux qui s’y livrent. S’il y a plus de bras qu’il n’en faut pour mettre en valeur la fertilité du sol, les habitants tourneront naturellement leur activité vers d’autres branches d’industrie. Ils sentiront, sans que le gouvernement les en avertisse, que la concurrence, passant une certaine ligne, anéantit l’avantage du travail. L’intérêt particulier, sans être encouragé par l’autorité, sera suffisamment excité par ses propres calculs à chercher un genre d’occupation plus profitable. Si la nature du terrain rend nécessaire un grand nombre de cultivateurs, les artisans et les manufacturiers ne se multiplieront pas, parce que le premier besoin d’un peuple étant de subsister, un peuple ne néglige jamais sa subsistance. D’ailleurs, l’état d’agriculteur étant plus nécessaire sera, par cela même, plus lucratif que tout autre. Lorsqu’il n’y a pas de privilège abusif qui intervertisse l’ordre naturel, l’avantage d’une profession se compose toujours de son utilité absolue et de sa rareté relative. Les productions tendent à se mettre au niveau des besoins, sans que l’autorité s’en mêle[11]. Quand un genre de production est rare, son prix s’élève. Le prix s’élevant, cette production, mieux payée, attire à elle l’industrie et les capitaux. Il en résulte que cette production devient plus commune. Cette production étant plus commune, son prix baisse ; et, le prix baissant, une partie de l’industrie et des capitaux se tourne d’un autre côté. Alors la production, devenant plus rare, le prix se relève et l’industrie y revient, jusqu’à ce que la production et son prix aient atteint un équilibre parfait. Le véritable encouragement, pour tous les genres de travail, c’est le besoin qu’on en a. La liberté seule est suffisante pour les maintenir tous dans une salutaire et exacte proportion.

Ce qui trompe beaucoup d’écrivains, c’est qu’ils sont frappés de la langueur ou du malaise qu’éprouvent, sous des gouvernements arbitraires, les classes laborieuses de la nation. Ils ne remontent pas à la cause du mal, mais s’imaginent qu’on y pourrait remédier par une action directe de l’autorité en faveur des classes souffrantes. Ainsi, par exemple, pour l’agriculture, lorsque des institutions injustes et oppressives exposent les agriculteurs aux vexations des classes privilégiées, les campagnes sont bientôt en friche, parce qu’elles se dépeuplent. Les classes agricoles accourent, le plus qu’elles peuvent, dans les villes pour se dérober à la servitude et à l’humiliation. Alors des spéculateurs imbéciles conseillent des encouragements positifs et partiels pour les agriculteurs. Ils ne voient pas que tout se tient dans les sociétés humaines. La dépopulation des campagnes est le résultat d’une mauvaise organisation politique. Des secours à quelques individus ou tout autre palliatif artificiel et momentané n’y remédieront pas ; il n’y aurait de ressource que dans la liberté et dans la justice. Pourquoi y recourt-on le plus tard que l’on peut ?

Il faut, nous dit-on quelquefois, ennoblir l’agriculture, la relever, la rendre honorable ; car c’est sur elle que repose la prospérité des nations. Des hommes assez éclairés ont développé cette idée. L’un des esprits les plus pénétrants, mais les plus bizarres du siècle dernier, le marquis de Mirabeau, n’a cessé de la répéter. D’autres en ont dit autant des manufactures ; mais on n’ennoblit que par des distinctions, si tant est qu’on ennoblisse par des distinctions artificielles. Or, si le travail est utile, comme il sera profitable, il sera commun. Quelle distinction voulez-vous accorder à ce qui est commun ? Le travail nécessaire est d’ailleurs toujours facile. Or, il ne dépend pas de l’autorité d’influer sur l’opinion, de manière à ce qu’elle attache un rare mérite à ce que tout le monde peut faire également bien.

De toutes les distinctions que les gouvernements confèrent, les seules vraiment imposantes sont celles qui annoncent du pouvoir, parce qu’elles sont réelles, et que le pouvoir qui s’en décore peut agir en mal ou en bien. Les distinctions fondées sur le mérite sont toujours contestées par l’opinion, parce que l’opinion se réserve à elle seule le droit de décider du mérite. Elle est forcée, malgré qu’elle en ait, de reconnaître le pouvoir ; mais le mérite, elle peut le nier. C’est pour cela que le cordon bleu commandait le respect. Il constatait que celui qui le portait était un grand seigneur, et l’autorité peut très-bien juger que tel homme est un grand seigneur. Le cordon noir, au contraire, était ridicule. Il déclarait celui qui en était décoré, un littérateur, un artiste distingué. Or, l’autorité ne peut prononcer sur les littérateurs ou les artistes.

Les distinctions honorifiques pour les agriculteurs, pour les artisans, pour les manufacturiers, sont encore plus illusoires. Les cultivateurs, les artisans, les manufacturiers, veulent arriver à l’aisance ou à la richesse par le travail, et au repos par la garantie. Ils ne vous demandent point de vos distinctions artificielles, ou, s’ils y aspirent, c’est que vous avez faussé leur intelligence, c’est que vous avez rempli leurs têtes d’idées factices. Laissez-les jouir en paix du fruit de leurs peines, de l’égalité des droits, de la liberté d’action qui leur appartiennent. Vous les servirez bien mieux, en ne leur prodiguant ni faveurs, ni injustices, qu’en les vexant d’un côté, et en cherchant de l’autre à les distinguer[12].


  1. L’état des contrebandiers arrêtés en France sous la monarchie était, année commune, de 10 700 individus, dont 2 300 hommes, 1 800 femmes et 6 600 enfants. Necker, Administration des finances, II, 57. Le corps de brigade chargé de cette poursuite était de plus de 2 300 hommes, et la dépense de 8 à 9 millions. Ibid., 82.
  2. Adam Smith, tome V, traduction de Garnier, p. 274 et suiv.
  3. Necker, Administration des finances, II, 98.
  4. Benjamin Constant fait ici allusion aux lois d’Élisabeth et de Charles II qui déclaraient entre autres l’exportation de la laine un crime capital. Nous n’avons pas besoin de dire que ces lois sont abrogées.
    (Note de l’éditeur.)
  5. Richesse des Nations, liv. IV, chap. ix.
  6. La réprobation remontait beaucoup plus haut et c’est une erreur de croire que les idées de liberté industrielle et commerciale ne datent que du dix-huitième siècle. On les trouve en germe dès 1358 dans une ordonnance de Charles V, qui déclare que les règlements corporatifs d’Étienne Boileau sont faits « plus en faveur de chacun métier que pour le bien commun. » Elles se propagent au seizième siècle et le mot de liberté du commerce est souvent répété dans les cahiers des états provinciaux ou généraux. Colbert propose à Louis XIV la suppression des brevets d’apprentissage. En 1766, le gouvernement présente au Parlement un édit portant suppression des jurandes ; mais il est forcé de le retirer, à cause de l’opposition qu’il soulève dans le Parlement et parmi les gens de métiers. En 1776, Turgot promulgue un nouvel édit d’abolition, mais cet édit est bientôt révoqué. Les jurandes sont rétablies en 1777, avec quelques modifications, et elles ne sont définitivement abolies que le 2 mai 1791, par l’Assemblée constituante.
    (Note de l’éditeur.)
  7. Birmingham, Manchester. Voir l’ouvrage de M. Baert.
  8. La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés de l’homme est celle de sa propre industrie, parce qu’elle est la source originaire de toutes les autres propriétés. Le patrimoine du pauvre est dans la force et l’adresse de ses mains et empêcher d’employer cette force et cette adresse de la manière qu’il trouve la plus convenable, tant qu’il ne porte de dommage à personne, est une violation manifeste de cette propriété primitive. C’est une usurpation criante sur la liberté légitime tant de l’ouvrier que de ceux qui seraient disposés à lui donner du travail : c’est empêcher à la fois l’un de travailler comme il le juge à propos, et l’autre de choisir qui bon lui semble. On peut en toute sûreté s’en fier à la prudence de celui qui occupe un ouvrier, pour décider si cet ouvrier mérite de l’emploi, puisqu’il y va de son intérêt. Cette sollicitude qu’affecte le législateur pour prévenir qu’on n’emploie des personnes incapables est évidemment aussi absurde qu’oppressive. Adam Smith. Voyez aussi Bentham, Principes du Code civil, partie III, ch. I.
    (Note de Benjamin Constant.)
    Turgot a dit de même dans le préambule de l’édit de 1776 : Dieu donnant à l’homme des besoins et lui rendant nécessaire la ressource du travail a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes.
    (Note de l’éditeur.)
  9. Adam Smith, liv. IV, chap. ix.
  10. Voir Filangieri et beaucoup d’autres.
  11. Voy. Adam Smith, liv. I, chap. vii ; et Say, Économie politique.
  12. Abstention de l’État et liberté complète, telle est, en matière d’agriculture, d’industrie et de commerce, la doctrine de Benjamin Constant. Chez lui cette doctrine est absolue, elle ne comporte aucune exception, et si elle peut donner lieu au point de vue des faits à diverses objections, elle est beaucoup plus simple, plus pratique, plus près de la vérité que tous les prétendus systèmes d’organisation du travail que nous avons vus se produire depuis cinquante ans. Ces systèmes ont échoué l’un après l’autre, qu’ils s’appellent saint-simonisme, fouriérisme, icarisme, mutualisme, etc. Car la réglementation du travail n’est autre chose que le despotisme, c’est-à-dire l’anéantissement de l’activité humaine dans ce qu’elle a de plus légitime et de plus moral. Aujourd’hui ce n’est plus l’état qui prétend à ce despotisme, ce sont les rêveurs, les ambitieux en quête de popularité. On flatte les classes laborieuses pour gagner leurs suffrages ; on les abuse par de vaines promesses, par des systèmes irréalisables, et de sottise en sottise, on a conduit une foule d’honnêtes travailleurs jusqu’aux dernières limites de l’absurde en attendant qu’on les conduise à la misère.

    Les ateliers égalitaires, ou la rémunération est égale pour tous, quelle que soit la capacité de chacun ;

    Le droit au travail, qui impose à l’État le devoir d’assurer à tous ses membres et en toutes circonstances une occupation en rapport avec leurs besoins ou leurs convoitises ;

    L’abolition du salariat ;

    La suppression des patrons ;

    La gratuité du crédit ;

    L’abolition du capital ;

    L’expropriation des grandes usines, avec ou sans indemnité, au profit des classes ouvrières ;

    Voilà l’essence des systèmes mis en avant par nos réformateurs modernes.

    La guerre civile, les grèves, la ruine momentanée de quelques-unes de nos plus belles industries au profit de la concurrence étrangères, voilà les résultats de ces systèmes !

    (Note de l’éditeur.)