Œuvres politiques (Constant)/De la terreur et de ses effets

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Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 337-360).



I


DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS[1].

Je veux réfuter, si je le puis, une doctrine qui commence à se répandre : doctrine que je crois fausse en elle-même et dangereuse dans ses conséquences[2].

Voici l’abrégé de cette doctrine, ses diverses parties semblent se combattre, mais la contradiction n’est qu’apparente.

« Ceux qui fondèrent la république française ne savaient pas ce qu’ils fondaient. C’étaient pour la plupart des hommes perdus de crimes, qui avaient ouï dire que dans les républiques les plus factieux étaient les plus en crédit. En fondant la république ils nécessitèrent la terreur. Il fallait que l’État pérît ou que le gouvernement devînt atroce. Ce fut la terreur qui consolida la république. Elle rétablit l’obéissance au dedans et la discipline au dehors. Elle passa des armées républicaines dans les armées ennemies. Elle gagna jusqu’aux souverains, et valut à la France des traités honorables avec la moitié de l’Europe. Les succès mêmes qui n’eurent lieu qu’après la terreur furent néanmoins l’effet de l’impression qu’elle avait produite. Elle détruisit les usages et les habitudes qui auraient lutté contre les institutions nouvelles. Pour ne pas succomber à la violence des moyens employés contre elle par les ennemis, il en fallait d’aussi violents ; il en fallait de plus violents pour les détruire. Consolidée par la terreur, la république aujourd’hui est une excellente institution : il faut l’adopter. Rome fut de même fondée par des brigands, et cette Rome devint la maîtresse du monde[3]. »

C’est ce système que je vais essayer de réfuter ; et d’abord j’observerai qu’il ne faut pas le confondre avec la doctrine d’indulgence et d’oubli pour les excès révolutionnaires, qui seule peut affermir la paix intérieure de la république. L’on ne m’accusera pas d’être opposé à cette doctrine. C’est jusqu’à présent une accusation contraire qu’on a tenté d’accréditer contre moi. Mais cette doctrine ne porte que sur les hommes ; le système que je combats porte sur les principes. Il est bon, sans, doute, de jeter un voile sur le passé, mais si des erreurs ou même des crimes peuvent être dans le passé, un système n’y peut jamais être ; des axiomes ne sont d’aucun temps ; ils sont toujours applicables ; ils existent dans le présent, ils menacent dans l’avenir. Prouver qu’il faut pardonner aux hommes qu’a égarés le bouleversement révolutionnaire, est une tentative très-utile, et j’ai devancé mes adversaires dans cette route. Mais prétendre que ces égarements, en eux-mêmes, étaient une chose salutaire, indispensable, leur attribuer tout le bien qui s’est opéré dans le même temps, est, de toutes les théories, la plus funeste.

La terreur, réduite en système et justifiée sous cette forme, est beaucoup plus horrible que la violence féroce et brutale des terroristes, en cela que, partout où ce système existera, les mêmes crimes se renouvelleront ; au lieu que les terroristes peuvent fort bien exister, sans que la terreur se renouvelle. Ses principes consacrés seront éternellement dangereux. Ils tendent à égarer les plus sages, à pervertir les plus humains. L’établissement d’un gouvernement révolutionnaire ferait sortir du milieu de la nation la plus douce en apparence, des monstres tels que nous en avons vus ; la loi du 22 prairial créerait des juges bourreaux parmi les peuples les moins féroces. Il est un degré d’arbitraire qui suffit pour renverser les têtes, corrompre les cœurs, dénaturer toutes les affections. Les hommes, ou les corps, revêtus de pouvoirs sans bornes, deviennent ivres de ces pouvoirs. Il ne faut jamais supposer que, dans aucune circonstance, une puissance illimitée puisse être admissible ; et dans la réalité jamais elle n’est nécessaire.

Mais si les principes de la terreur sont immuables, et doivent en conséquence être éternellement réprouvés, ses sectaires, étant hommes, et en cette qualité mobiles, peuvent être influencés, ramenés, comprimés. C’est donc l’indulgence pour les hommes qu’il faut inspirer, et l’horreur pour les principes. Par quel étrange renversement fait-on tout à coup précisément le contraire ? On poursuit une race, jadis fanatique et furieuse, mais passagère, passionnée, remuable, qui chaque jour diminue en nombre, et dont la désastreuse puissance a dès longtemps été terrassée par ceux mêmes qu’aujourd’hui l’esprit de parti voudrait flétrir de ce nom : et l’on fait l’apologie d’un système, destructeur de sa nature, et contre lequel il n’y a rien à espérer, même des bienfaits du temps ! N’est-on donc implacable que pour les individus ? Si jamais de nouveaux terroristes, en quelque sens que ce fût, si les partisans d’une terreur royale, la seule, aujourd’hui, qui nous menace, se saisissaient de l’autorité, ils pourraient nous étaler les sophismes que l’on entasse, nous énumérer, d’après des auteurs célèbres, tous les heureux résultats de la terreur, et appuyer cette affreuse théorie sur les ouvrages mêmes de ceux qui s’en montraient naguère les plus ardents ennemis.

Je me propose de prouver que la terreur n’a pas été nécessaire au salut de la république ; que la république a été sauvée malgré la terreur ; la terreur a créé la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement ; que ceux qu’elle n’a pas créés auraient été surmontés d’une manière plus facile et plus durable, par un régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n’a fait que du mal, et que c’est elle qui a légué à la république actuelle tous les dangers qui, aujourd’hui encore, la menacent de toutes parts. (Cette démonstration n’est pas superflue. Nous ne manquons pas d’hommes qui, aujourd’hui encore, admirent, sinon le but, au moins l’énergie de Robespierre et de Marat. Ils voudraient que la monarchie, s’emparant d’une énergie semblable, frappât comme eux ceux qu’elle soupçonne. Prouvons donc à la monarchie que la terreur n’a pas servi, mais perdu le gouvernement républicain.)

Lorsqu’on fait l’apologie de la terreur (et n’est-ce pas faire son apologie que prétendre que, sans elle, la révolution aurait manqué), l’on tombe dans un abus de mots. On confond la terreur avec les mesures qui ont existé à côté de la terreur. On ne considère pas que, dans les gouvernements les plus tyranniques, il y a une partie légale, répressive et coercitive, qui leur est commune avec les gouvernements les plus équitables, par une raison bien simple, c’est que cette partie est la base de l’existence de tout gouvernement.

Ainsi, l’on dit que ce fut la terreur qui fit marcher aux frontières, que ce fut la terreur qui rétablit la discipline dans les armées, qui frappa d’épouvante les conspirateurs, qui abattit toutes les factions.

Tout cela est faux. Les hommes qui opérèrent toutes ces choses étaient, en effet, les mêmes hommes qui disposaient de la terreur ; mais ce ne fut pas par la terreur qu’ils les opérèrent. Il y eut, dans l’exercice de leur autorité, deux parties : la partie gouvernante et la partie atroce, ou la terreur. C’est à l’une qu’il faut attribuer leurs succès ; à l’autre, leurs dévastations et leurs crimes.

Comme, en même temps qu’ils opprimaient et dévastaient le pays, il leur fallait, pour leur existence, gouverner, la terreur et le gouvernement coexistèrent ; et de là la méprise qui fit prendre, tour à tour, le gouvernement pour la terreur, et la terreur pour le gouvernement.

Que si l’on dit que la terreur aida le gouvernement, et que l’effroi qu’inspira l’autorité par sa partie atroce redoubla la soumission à la partie légitime, on dit une chose évidente et commune. Mais il n’en résulte pas que ce redoublement d’effroi fût nécessaire, et que le gouvernement n’eût pas eu, par la justice, les moyens suffisants pour forcer l’obéissance.

Sans doute, lorsqu’un juge condamne à la fois un innocent et un coupable, la terreur s’empare de tous les coupables, comme de tous les innocents. Mais la punition du coupable aurait rempli, de ce but, tout ce qui était nécessaire. Les coupables auraient également tremblé, quand le crime seul eût été frappé. Lorsqu’on voit, à la fois, une atrocité et une justice, il faut se garder de faire de ces deux choses un monstrueux ensemble. Il ne faut pas sur cette confusion déplorable se bâtir un système d’indifférence pour les moyens ; il ne faut pas attribuer sans discernement tous les effets à toutes les causes, et prodiguer au hasard son admiration à ce qui est atroce, et son horreur à ce qui est légal.

Séparons donc, dans l’histoire de l’époque révolutionnaire, ce qui appartient au gouvernement et les mesures qu’il eut droit de prendre, d’avec les crimes qu’il a commis et qu’il n’avait pas le droit de commettre.

Le gouvernement (je ne le considère pas ici sous le rapport de son origine, mais simplement en sa qualité de gouvernement), le gouvernement avait le droit d’envoyer les citoyens repousser les ennemis. Ce droit appartient à tous les gouvernements ; ils l’ont dans les pays monarchiques, ils l’ont dans les pays républicains ; ils l’ont en Suisse aussi bien qu’en Russie, et comme la gravité d’un délit résulte des conséquences qu’il peut avoir, le gouvernement avait encore le droit d’attacher la peine la plus sévère au refus de partir pour les frontières, à la désertion, à la fuite des soldats. Mais ce n’est pas là ce que fit la terreur. Elle envoya des Saint-Just, des Lebas, dévaster des armées obéissantes et courageuses ; elle abolit toutes les formes, même militaires ; elle revêtit ses instruments de pouvoirs illimités ; elle remit le sort des individus à leur caprice, et le sort de la guerre à leur frénésie. Ces horreurs ne servirent de rien à la république. Lors même que Saint-Just n’eût pas fait périr des milliers d’innocents à l’armée du Rhin, l’armée eût-elle moins bien combattu ? Ne flétrissons pas nos triomphes dans leur source, et songeons qu’on ne peut attribuer ni à des fureurs proconsulaires, ni à des échafauds permanents, les victoires d’Arcole et de Rivoli.

Le gouvernement avait le droit de scruter sévèrement la conduite de ses généraux, ou victorieux, ou vaincus, et de faire juger sans indulgence les traîtres ou les lâches. Mais ce n’est pas là ce que fit la terreur. Elle livra ceux qu’elle soupçonnait ou qu’elle haïssait à des bourreaux et versa le sang de guerriers irréprochables. Ces meurtres n’étaient d’aucune nécessité, puisqu’il faut examiner la nécessité des meurtres. Ils cessèrent, et pas un général républicain ne s’est depuis rendu coupable de faiblesse ou de trahison.

Le gouvernement avait le droit de surveiller, de poursuivre, de traduire devant les tribunaux ceux qui conspiraient contre la république ; mais la terreur créa des tribunaux sans appel, sans formes, et assassina sans jugement soixante victimes par jour. On a prétendu que ces atrocités ne furent pas sans fruit, et que la mort ne choisissant pas, tout tremblait. Oui, tout tremblait sans doute, mais il eût suffi que tous les coupables tremblassent, et le supplice de vieillards octogénaires, de jeunes filles de quinze ans, d’accusés non interrogés, ne pouvait être nécessaire pour effrayer les conspirateurs.

Le gouvernement avait le droit d’appeler tous les citoyens à contribuer aux besoins de l’État, et la loi l’eût armé d’une sévérité inflexible pour les y forcer. Mais la terreur livra la répartition et le produit des sacrifices particuliers à des agents arbitraires et rapaces. Elle n’obtint par le crime que ce que la loi aurait assuré à la justice ; et le crime l’ayant forcé d’employer des instruments infidèles et avides, le seul effet de la terreur fut de rendre les sacrifices plus désastreux aux individus et moins utiles à la république.

Le gouvernement avait le droit, dans un péril pressant, d’interdire aux citoyens d’abandonner la patrie ; mais la terreur attribua ce délit aux hommes qui ne l’avaient pas commis. Elle força les citoyens à fuir, pour les punir de leur fuite, et multipliant ainsi les fausses accusations, elle prépara pour le gouvernement qui l’a remplacé un labyrinthe inextricable. Elle rendit les listes douteuses, les ruses faciles, les exceptions nécessaires, la pitié universelle ; et dans cette occasion, comme dans toutes, la terreur, en dirigeant la loi contre des innocents, fournit aux vrais coupables des moyens contre la loi.

Le gouvernement avait le droit de punir les prêtres agitateurs. Mais la terreur proscrivit, assassina, voulut anéantir tous les prêtres ; elle créa de nouveau une classe pour la massacrer ; et tandis que la justice eût paralysé le fanatisme, la terreur, en le poursuivant, en le combattant par l’injustice et la cruauté, en a fait un objet sacré aux yeux de quelques-uns, respectable aux yeux d’un grand nombre, intéressant aux yeux de tous.

Je ne pousserai pas plus loin cet examen des effets de la terreur. J’en conclus qu’elle n’a fait que du mal et n’a produit aucun bien. À côté de la terreur a existé ce qui était nécessaire à tout gouvernement, mais ce qui aurait existé sans la terreur, et ce que la terreur a corrompu et empoisonné en s’y mêlant.

Ce qui trompe sur ses effets, c’est qu’on lui fait un mérite du dévouement des républicains. Tandis que des tyrans ravageaient leur patrie, ils persistaient à la servir et à mourir pour elle ! Menacés de l’assassinat, ils n’en marchaient pas moins à la victoire.

Ce qui trompe encore, c’est qu’on admire la terreur d’avoir renversé les obstacles qu’elle-même avait créés. Mais, ce dont on l’admire, on devrait l’en accuser.

En effet, le crime nécessite le crime. La férocité du comité de salut public ayant soulevé tous les esprits, tous s’égarèrent dans ce soulèvement, et la terreur fut nécessaire pour les comprimer. Mais, avec la justice, le soulèvement n’eût pas existé, si l’on n’eût pas eu besoin, pour prévenir de grands dangers, de recourir à d’affreux remèdes.

La terreur causa la révolte de Lyon, l’insurrection départementale, la guerre de la Vendée ; et pour soumettre Lyon, pour dissiper la coalition des départements, pour étouffer la Vendée, il fallut la terreur.

Mais, sans la terreur, Lyon ne se fût pas insurgé, les départements ne se seraient pas réunis, la Vendée n’eût pas proclamé Louis XVII.

Encore la concession que je viens de faire est-elle inexacte. La terreur a dévasté la Vendée ; mais ce n’est qu’après la terreur que la justice l’a pacifiée.

« Un autre effet de la terreur, nous dit-on, fut de détruire les anciennes habitudes, et de donner aux nouvelles coutumes autant de force que l’habitude eût pu le faire. Dix-huit mois de terreur suffirent pour enlever au peuple des usages de plusieurs siècles, et pour lui en donner que plusieurs siècles auraient eu peine à établir. Sa violence en fit un peuple neuf[4]. »

Rien de plus évidemment faux. La terreur a lié des souvenirs affreux à tout ce qui tient à la république. Elle a mêlé une idée de moralité aux pratiques les plus puériles, aux formes les plus futiles de la monarchie.

C’est à la terreur qu’il faut attribuer le dépérissement de l’esprit public, le fanatisme qui se soulève contre tout principe de liberté, l’opprobre répandu sur tous les républicains, sur les hommes les plus éclairés et les plus purs. Les ennemis de la république s’emparent habilement de la réaction que la terreur a causée. C’est de la mémoire de Robespierre que l’on se sert pour insulter aux mânes de Condorcet et pour assassiner Sieyès[5]. C’est à cet horrible abus de la force qu’il faut attribuer encore aujourd’hui la répugnance de quelques hommes honnêtes pour tous les principes qui ne conduisent pas au repos et au silence sous le despotisme.

C’est la frénésie de 1794 qui fait abjurer, par des hommes faibles ou aigris, les lumières de 1789.

« Le despotisme de la terreur, ajoute-t-on, devait préparer les voies à une constitution libre, et il n’est pas douteux que s’il ne l’avait précédée, elle n’eût jamais pu s’établir[6]. »

Ce régime abominable n’a point, comme on l’a dit, préparé le peuple à la liberté. Mais il l’a rendu indifférent, peut-être impropre à la liberté. Il a courbé les têtes, mais il a dégradé les esprits et flétri les cœurs.

La terreur, pendant son règne, a servi les amis de l’anarchie, et le souvenir de la terreur sert aujourd’hui les amis du despotisme.

Elle a accoutumé le peuple à entendre proférer les noms les plus saints, pour motiver les actes les plus exécrables. Elle a confondu toutes les notions, façonné les esprits à l’arbitraire, inspiré le mépris des formes, préparé les violences et les forfaits en tous sens. Elle a frappé de réprobation, aux yeux du vulgaire, toutes les idées qu’embrassaient autrefois avec enthousiasme les âmes généreuses, et que suivaient, par imitation, les âmes communes.

La terreur a fourni à la malveillance une arme infaillible contre tous les actes les plus justes du gouvernement. Elle a flétri d’une ressemblance trompeuse et funeste la sévérité la plus légitime. L’homme le plus coupable, lorsqu’il réclame contre l’autorité, l’accuse de terreur, et, à ce titre, il est assuré de réveiller toutes les passions, et d’armer en sa faveur tous les souvenirs.

Le mal qu’a fait la terreur deviendrait irréparable, si l’on parvenait à consacrer ce principe, qu’elle est nécessaire vers le milieu de toute révolution qui a pour but la liberté.

Cette idée qui ferait rougir les Français d’une liberté acquise à ce prix découragerait les nations qui ne sont pas encore libres, et produirait un effet non moins funeste sur les peuples nouvellement affranchis. Elle leur persuaderait que, pour affermir leur liberté, il faut des crimes et des excès. Tous les scélérats que la France repousse et que les amis de la république sont les premiers à détester pourraient, avec ces raisonnements spécieux, égarer nos voisins encore novices, leur peindre nos triomphes comme le fruit des attentats dont nous fûmes victimes[7], et prêcher la terreur comme une crise, compagne inévitable, et renfort nécessaire de toute révolution.

Il est doux de venger la liberté de cette imputation injuste et flétrissante. La terreur n’a été ni une suite nécessaire de la liberté, ni un renfort nécessaire à la révolution. Elle a été une suite de la perfidie des ennemis intérieurs, de la coalition des ennemis étrangers, de l’ambition de quelques scélérats, de l’égarement de beaucoup d’insensés. Elle a dévoré et les ennemis dont l’imprudence l’avait fait naître, et les instruments dont la frénésie la servait, et les chefs qui prétendaient la diriger. Les républicains[8] jamais ne furent que ses victimes. Ils la combattirent au moment où ils la virent s’élever. Ils appelèrent à leur secours tous ceux que des motifs pressants, l’intérêt de leur repos, de leur fortune, de leur vie, auraient dû engager à se réunir à eux. D’absurdes ressentiments, un timide égoïsme, un désir stupide d’être vengé de ses vainqueurs, même par ses assassins, empêchèrent cette réunion. Les républicains furent abandonnés ; ils succombèrent. Mais leur chute fait leur apologie ; leur mort répond à ces vils calomniateurs, ou à ces hommes aigris, qui représentent les premiers ennemis de Robespierre comme ses complices, les martyrs de l’ordre social comme ses destructeurs, Relisez ces discours, où vainement ils vous invoquaient à l’appui des lois. Retracez-vous cette lutte inégale et courageuse, qu’ils soutinrent longtemps, seuls, sans défense, au milieu de vous, spectateurs alors immobiles, aujourd’hui leurs accusateurs.

La terreur commença par leur défaite, et s’affermit sur leurs tombeaux. Vous cherchez vainement à reculer l’époque. Des désordres particuliers, des calamités affreuses, mais momentanées, mais illégales, ne constituent point la terreur. Elle n’existe que lorsque le crime est le système du gouvernement, et non lorsqu’il en est l’ennemi ; lorsque le gouvernement l’ordonne, et non lorsqu’il le combat ; lorsqu’il organise la fureur des scélérats, non lorsqu’il invoque le secours des hommes de bien.

La terreur s’établit en France, après la chute des premiers républicains, après la fuite, l’emprisonnement et la proscription de leurs amis.

Il ne faut donc pas confondre la république avec la terreur, les républicains avec leurs bourreaux. Il ne faut pas surtout faire l’apologie du crime et la satire de la vertu. Puisqu’enfin vous voulez adopter la république, il ne faut pas déshonorer ceux qui l’ont fondée, ni proscrire ceux qui la défendent.

Vous citez la république de Rome. Mais vous vous trompez sur les faits. La monarchie romaine fut fondée par des brigands, et la monarchie romaine ne subjugua pas le quart de l’Italie. La république romaine fut fondée par les plus austères et les plus vertueux des hommes[9] ; et certes après l’expulsion des Tarquins, il n’y avait pas, je le pense, un citoyen dans Rome qui osât flétrir la mémoire de Junius Brutus[10].

Vous tous, anciens amis de la liberté, indécis aujourd’hui, retenus par des considérations, des engagements, des souvenirs ou des craintes, vous voyez mal votre situation. Vous mettez une sorte d’orgueil à vous aveugler. Vous vous déguisez l’impulsion rétrograde que vous avez favorisée et qui déjà vous menace. Vous vous flattez de la modérer en la favorisant encore. Vous croyez désarmer l’aristocratie par des éloges, tandis que les républicains ne vous demandent que la justice. Vous caressez des hommes qui, malgré leur besoin de vous, vous prodiguent le reproche et vous annoncent l’insulte, et vous en repoussez qui vous ont montré de la défiance, mais que vous pourriez rassurer.

Les aristocrates différent de vous par les principes ; ils ne sont réunis à vous que par des haines individuelles ; ils vous aident à détruire ce que vous voulez détruire ; mais ce que vous voudrez conserver, ils le détruiront.

Les républicains sont séparés de vous par ces haines individuelles qui rapprochent de vous les aristocrates ; mais si vos intentions sont telles que vous le dites (et qui n’aimerait à le croire ?), les républicains sont unis à vous d’intérêts et de principes. Ils veulent vous empêcher de détruire ; ils vous aideront à conserver.

Vous êtes aux yeux des aristocrates des hommes criminels. Aux yeux des républicains, vous n’êtes que des hommes douteux. Les aristocrates pourront tout au plus agréer vos services, sans oublier vos torts ; rien ne vous lavera d’avoir commencé cette révolution qu’ils abhorrent ; vous ne réparerez jamais qu’une petite partie des maux qu’ils vous attribuent ; et en rendant inutile ce que vous avez fait pour la liberté, vous n’effacerez point ce qu’ils vous accusent d’avoir fait pour l’anarchie.

Rassurés sur vos intentions, les républicains vous recevront avec reconnaissance, comme d’utiles et honorables alliés. Tout ce que vous avez fait pour la liberté est un mérite à leurs yeux.

Les aristocrates vous reprochent des actions. Ces actions, vous ne pouvez ni les nier, ni les effacer. Vos intentions seules sont suspectes aux républicains, et vous pouvez facilement prouver que vous n’en eûtes jamais de blâmables, ou que vous les avez abjurées.

Entre les aristocrates et vous, vous ayez besoin de pardon. Entre les républicains et vous, il n’est besoin que de confiance.

Et ne dites pas que la confiance est difficile à établir, que les républicains sont défiants, exclusifs, intraitables ; la vérité est toute-puissante, et j’en appelle à vous-mêmes : ne sentez-vous pas ce que vous n’avez pas fait, et ce que vous pouvez faire pour la mériter ?

Mais, il ne faut pas vous le déguiser : ce n’est pas en protestant de votre attachement pour les institutions, et de votre haine pour les hommes : ce n’est pas en protégeant tout ce qui menace la république, en vous servant contre la liberté des armes que la liberté vous donne : ce n’est pas en applaudissant à des écrivains audacieusement ou insidieusement contre-révolutionnaires : ce n’est pas en encourageant toutes les calomnies que l’on verse sur des hommes qui, pendant deux ans, ont gémi sous la tyrannie, qui l’ont combattue, qui l’ont renversée, et qui depuis sa chute ont, de toute leur puissance, servi la liberté : ce n’est pas ainsi que vous prouverez votre franchise. On n’aime pas les institutions dont on persécute ou dont on insulte les auteurs.

Honorez avec nous les fondateurs de la république[11] ; ne profanez point les tombeaux de ceux que les tyrans immolèrent ; rendez justice à ceux qui ont échappé aux fureurs des décemvirs, à ceux qui renversèrent leur affreux empire, à ceux qui, au milieu des orages, vous donnèrent une constitution cent fois plus sage que celle de 1791[12], conçue et rédigée dans le calme ; à ceux qui, trouvant les étrangers à trente lieues de Paris, ont conclu la paix à trente lieues de Vienne.

Les erreurs des hommes qui exercent l’autorité, n’importe à quel titre, ne sauraient être innocentes comme celles des individus. La force est toujours derrière ces erreurs, prête à leur consacrer ses moyens terribles.

Les partisans de la liberté antique devinrent furieux de ce que les modernes ne voulaient pas être libres, suivant leur méthode. Ils redoublèrent de vexations, le peuple redoubla de résistance, et les crimes succédèrent aux erreurs.

« Pour la tyrannie, dit Machiavel, il faut tout changer. » On peut dire aussi que pour tout changer il faut la tyrannie. Nos législateurs le sentirent, et ils proclamèrent que le despotisme était indispensable pour fonder la liberté.

Il y a des axiomes qui paraissent clairs, parce qu’ils sont courts. Les hommes rusés les jettent, comme pâture, à la foule ; les sots s’en emparent, parce qu’ils leur épargnent la peine de réfléchir, et ils les répètent pour se donner l’air de les comprendre. Des propositions dont l’absurdité nous étonne, quand elles sont analysées, se glissent ainsi dans mille têtes, sont redites par mille bouches, et l’on est réduit sans cesse à démontrer l’évidence.

De ce nombre est l’axiome que nous venons de citer : il a fait retentir dix ans les tribunes françaises : que signifie-t-il néanmoins ? La liberté n’est d’un prix inestimable que parce qu’elle donne à notre esprit de la justesse, à notre caractère de la force, à notre âme de l’élévation. Mais ces bienfaits ne tiennent-ils pas à ce que la liberté existe ? Si, pour l’introduire, vous avez recours au despotisme, qu’établissez-vous ? de vaines formes. Le fonds vous échappera toujours.

Que faut-il dire à une nation pour qu’elle se pénètre des avantages de la liberté ? Vous étiez opprimés par une minorité privilégiée ; le grand nombre était immolé à l’ambition de quelques-uns ; des lois inégales appuyaient le fort contre le faible ; vous n’aviez que des jouissances précaires, qu’à chaque instant l’arbitraire menaçait de vous enlever ; vous ne contribuiez ni à la confection de vos lois, ni à l’élection de vos magistrats ; tous ces abus vont disparaître, tous vos droits vous seront rendus.

Mais ceux qui prétendent fonder la liberté par le despotisme, que peuvent-ils dire ? Aucun privilège ne pèsera sur les citoyens, mais tous les jours les hommes suspects seront frappés sans être entendus ; la vertu sera la première ou la seule distinction, mais les plus persécuteurs et les plus violents se créeront un patriciat de tyrannie maintenu par la terreur ; les lois protégeront les propriétés, mais l’expropriation sera le partage des individus ou des classes soupçonnées ; le peuple élira ses magistrats, mais, s’il ne les élit dans le sens prescrit d’avance, ses choix seront déclarés nuls ; les opinions seront libres, mais toute opinion contraire, non-seulement au système général, mais aux moindres mesures de circonstance, sera punie comme un attentat.

Tel fut le langage, telle fut la pratique des réformateurs de la France, durant de longues années.

Ils remportèrent des victoires apparentes, mais ces victoires étaient contraires à l’esprit de l’institution qu’ils voulaient établir ; et comme elles ne persuadaient point les vaincus, elles ne rassuraient point les vainqueurs. Pour former les hommes à la liberté, on les entourait de l’effroi des supplices ; on rappelait avec exagération les tentatives qu’une autorité détruite s’était permises contre la pensée, et l’asservissement de la pensée était le caractère distinctif de la nouvelle autorité ; on déclamait contre les gouvernements tyranniques, et l’on organisait le plus tyrannique des gouvernements.

On ajournait la liberté, disait-on, jusqu’à ce que les factions se fussent calmées, mais les factions ne se calment que lorsque la liberté n’est plus ajournée. Les mesures violentes, adoptées comme dictature en attendant l’esprit public, l’empêchent de naître ; on s’agite dans un cercle vicieux ; on marque une époque qu’on est certain de ne pas atteindre, car les moyens choisis pour l’atteindre ne lui permettent pas d’arriver. La force rend de plus en plus la force nécessaire ; la colère s’accroît par la colère ; les lois se forgent comme des armes ; les codes deviennent des déclarations de guerre ; et les amis aveugles de la liberté, qui ont cru l’imposer par le despotisme, soulèvent contre eux toutes les âmes libres, et n’ont pour appuis que les plus vils flatteurs du pouvoir.

Au premier rang des ennemis que nos démagogues avaient à combattre, se trouvaient les classes qui avaient profité de l’organisation sociale abattue, et dont les privilèges, abusifs peut-être, avaient été pourtant des moyens de loisir, de perfectionnement et de lumières. Une grande indépendance de fortune est une garantie contre plusieurs genres de bassesses et de vices. La certitude de se voir respecté est un préservatif contre cette vanité inquiète et ombrageuse qui partout aperçoit l’insulte ou suppose le dédain ; passion implacable, qui se venge par le mal qu’elle fait de la douleur qu’elle éprouve. L’usage des formes douces et l’habitude des nuances ingénieuses donnent à l’âme une susceptibilité délicate, à l’esprit une rapide flexibilité.

Il fallait profiter de ces qualités précieuses ; il fallait entourer l’esprit chevaleresque de barrières qu’il ne pût franchir, mais lui laisser un noble élan dans la carrière que la nature rend commune à tous. Les Grecs épargnaient les captifs qui récitaient des vers d’Euripide. La moindre lumière, le moindre germe de la pensée, le moindre sentiment doux, la moindre forme élégante doivent être soigneusement protégés. Ce sont autant d’éléments indispensables au bonheur social ; il faut les sauver de l’orage : il le faut, et pour l’intérêt de la justice, et pour celui de la liberté ; car toutes ces choses aboutissent à la liberté, par des routes plus ou moins directes.

Nos réformateurs fanatiques confondirent les époques, pour rallumer et entretenir les haines. Comme on était remonté aux Francs et aux Goths pour consacrer des distinctions oppressives, ils remontèrent aux Francs et aux Goths pour trouver des prétextes d’oppression en sens inverse. La vanité avait cherché des titres d’honneur dans les archives et dans les chroniques ; une vanité plus âpre et plus vindicative puisa dans les chroniques et dans les archives des actes d’accusation. On ne voulut ni tenir compte des temps, ni distinguer les nuances, ni rassurer les appréhensions, ni pardonner aux prétentions passagères, ni laisser de vains murmures s’éteindre, de puériles menaces s’évaporer ; on enregistra les engagements de l’amour-propre ; on ajouta aux distinctions qu’on voulait abolir une distinction nouvelle, la persécution ; et en accompagnant leur abolition de rigueurs injustes, on leur ménagea l’espoir assuré de ressusciter avec la justice.

Dans toutes les luttes violentes, les intérêts accourent sur les pas des opinions exaltées, comme les oiseaux de proie suivent les armées prêtes à combattre. La haine, la vengeance, la cupidité, l’ingratitude, parodièrent effrontément les plus nobles exemples, parce qu’on en avait recommandé maladroitement l’imitation. L’ami perfide, le débiteur infidèle, le délateur obscur, le juge prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d’avance dans la langue convenue. Le patriotisme devint l’excuse banale préparée pour tous les délits. Les grands sacrifices, les actes de dévoûment, les victoires remportées sur les penchants naturels par le républicanisme austère de l’antiquité, servirent de prétexte au déchaînement effréné des passions égoïstes. Parce que, jadis, des pères inexorables, mais justes, avaient condamné leurs fils coupables, leurs modernes copistes livrèrent aux bourreaux leurs ennemis innocents. La vie la plus obscure, l’existence la plus immobile, le nom le plus ignoré, furent d’impuissantes sauvegardes. L’inaction parut un crime, les affections domestiques un oubli de la patrie ; le bonheur un désir suspect. La foule, corrompue à la fois par le péril et par l’exemple, répétait en tremblant le symbole commandé, et s’épouvantait du bruit de sa propre voix. Chacun faisait nombre et s’effrayait du nombre qu’il contribuait à augmenter. Ainsi se répandit sur la France cet inexplicable vertige qu’on a nommé le règne de la terreur. Qui peut être surpris de ce que le peuple s’est détourné du but vers lequel on voulait le conduire par une semblable route[13] ?

Non-seulement les extrêmes se touchent, mais ils se suivent. Une exagération produit toujours l’exagération contraire, Lorsque de certaines idées se sont associées à de certains mots, l’on a beau démontrer que cette association est abusive, ces mots reproduits rappellent longtemps les mêmes idées. C’est au nom de la liberté qu’on nous a donné des prisons, des échafauds, des vexations innombrables : ce nom, signal de mille mesures odieuses et tyranniques, a dû réveiller la haine et l’effroi.



  1. Les trois opuscules réunis dans cette sixième et dernière partie : des effets de la terreur, — des réactions politiques, — de l’esprit de conquête, forment un ensemble complet qu’on peut appeler la vérification, par les faits, des théories de Benjamin Constant. La terreur, les réactions politiques et l’esprit de conquête ont été les fléaux de la période qui s’étend de 1792 à 1815, les écueils où sont venus se briser et se dépopulariser les gouvernements. Ils ont eu leur source dans l’arbitraire, le mépris de la justice et des droits individuels, c’est-à-dire dans la violation des principes que Benjamin Constant n’a jamais cessé de défendre, et qui peuvent seuls assurer le bien-être des peuples et la stabilité des gouvernements. Nous ne pouvions donc mieux faire que de terminer ce volume par ces divers écrits où l’autorité de la pensée est confirmée par l’autorité de l’histoire.
    (Note de l’éditeur.)
  2. Benjamin Constant fait ici allusion au pamphlet intitulé : Des Causes de la révolution et de ses résultats, par Adrien de Lezay. Ce pamphlet avait été public en 1797, dans le Journal d’économie politique, de Rœderer.
    (Note de l’éditeur.)
  3. Des causes de la révolution, pages 27, 34, 35, 37, 45, 65 et 66.

    Les idées exprimées dans le passage ci-dessus ont encore chez nous de trop nombreux adhérents. Une certaine école historique a tenté de réhabiliter la Terreur à l’aide des sophismes que Benjamin Constant réfute avec une si haute raison ; mais ces tristes et honteuses apologies de l’assassinat politique ont révolté les consciences, et depuis quelques années de très-estimables livres ont été publiés pour réduire à leur juste valeur les déclamations de ce jacobinisme rétrospectif qui est encore aujourd’hui l’ennemi le plus redoutable de la vraie liberté. M. Edgard Quinet, dans l’ouvrage intitulé la Révolution, soutient exactement la même thèse que Benjamin Constant, comme on peut le voir dans le tome II, liv. XVII, aux chapitres intitulés : Causes de la terreur ; — que la liberté est condamnée à être humaine ; — Morale des terroristes ; — Comment la terreur démoralisait la révolution. À côté du livre de M. Quinet, nous indiquerons dans le même ordre d’idées : Le tribunal révolutionnaire, de M. Émile Campardon. Ce livre curieux constate que du 10 mars 1793 au 31 mai 1795, deux mille sept cent quatre-vingt-onze exécutions à mort ont eu lieu à Paris en vertu des arrêts du tribunal révolutionnaire ; — La Terreur, par M. Mortimer Ternaux ; — Paris en 1794 et 1795, Histoire de la rue, des clubs et de la famine, par M. Dauban ; — La Démagogie en 1793, par le même ; — Le couvent des Carmes et le séminaire de Saint-Sulpice pendant la terreur, par M. Alexandre Sorel ; — Histoire des Girondins et des massacres de septembre, par M. Granier de Cassagnac, ouvrage important sur lequel nous revenons plus loin.

    Si de l’histoire de Paris on passe à l’histoire des villes, on trouve encore à tout instant les plus douloureuses révélations sur ce déluge de sang où la France a failli s’engloutir. Espérons pour l’honneur de notre pays que, grâce à la lumière qui se fait chaque jour sur cette affreuse époque, il en sera désormais de la terreur comme de la Saint-Barthélemy et de la révocation de l’édit de Nantes, et que pas une voix ne s’élèvera pour défendre les bourreaux.

    (Note de l’éditeur.)
  4. Des causes de la Révolution, p. 44.
  5. La tentative d’assassinat dirigée contre Sieyès eut pour auteur un ancien moine Augustin, l’abbé Ponse. Elle eut lieu en avril 1797.
    (Note de l’éditeur.)
  6. Des causes de la Révolution, p. 44.
  7. Parmi ces attentats l’un des plus hideux fut le massacre de septembre. Ce massacre a été de notre temps l’objet de recherches consciencieuses, et contrairement à l’opinion émise par MM. Thiers, Mignet, Lamartine, Michelet et Louis Blanc, qui voyaient dans ce premier acte du drame de la terreur le résultat d’une explosion populaire produite à Paris, le 2 septembre 1792, par la nouvelle de l’entrée des Prussiens à Verdun, M. Granier de Cassagnac a prouvé que ce grand crime n’a point été l’effet du hasard, mais que le gouvernement de fait issu de la révolution du 10 août l’a organisé, réglé, exécuté et payé par voie administrative. Les pièces citées ne laissent aucun doute à cet égard. À ces pièces sont jointes pour la première fois les liste complètes des victimes : elles donnent les chiffres suivants :
    L’Abbaye. 216
    Les Carmes. 116
    Saint-Firmin. 76
    La Conciergerie. 378
    Le Châtelet. 223
    Bicêtre. 170
    La Salpétrière. 35
    Les Bernardins. 73
    L’Hôtel de la Force. 171
    Les prisonniers d’Orléans. 53
    Les prisonniers de Versailles. 21
    Soit 1 532 personnes égorgées du
    2 au 17 septembre.

    Voir : Histoire des Girondins et des massacres de septembre, d’après des documents officiels et inédits, par M. Granier de Cassagnac. Paris, 1860, 2 vol. in-8.

    (Note de l’éditeur.)
  8. Pour Benjamin Constant, les vrais, les seuls républicains, sont toujours les Girondins.
    (Note de M. Laboulaye.)
  9. Parvenu à l’époque de l’expulsion des Tarquins, Tite-Live observe que c’est une grande marque de la protection des dieux, et un grand bonheur pour Rome, qu’elle ne fût pas constituée en république au moment de sa fondation, mais seulement deux cent quarante ans après, lorsque les premiers habitants, qui n’étaient que des brigands indisciplinés et incapables de liberté, eurent fait place à une génération plus policée dans ses mœurs, plus élevée dans ses sentiments, et plus morale dans ses principes.
  10. Il y a dans les institutions politiques une partie qui, si l’on me permet une expression très-inexacte sous beaucoup de rapports, mais qui fera sentir mon idée, tient, pour ainsi dire, du dogme, et qu’il est nécessaire, pour l’affermissement de ces institutions, de présenter au peuple comme un objet de respect. Les événements et les hommes auxquels une institution doit son origine sont dans ce cas. L’odieux qu’on verse sur eux retombe inévitablement sur l’institution. Il se peut que, lorsque le temps aura séparé les haines des faits, le ressentiment des souvenirs, et les choses des individus, l’opprobre des uns ne retombe pas sur les autres. Alors, insulter à la mémoire des républicains ne sera plus qu’une injustice. Mais aujourd’hui, dans une révolution dont nous sommes contemporains, déshonorer les chefs de cette révolution, c’est déshonorer la révolution même. Apprécier la république, en détestant ses fondateurs, est une opération beaucoup trop abstraite pour les hommes ordinaires. Il faut au moins que cette république ait pour elle l’habitude et les intérêts individuels qui se groupent autour des gouvernements qui existent, avant qu’elle puisse se soutenir seule, et résister aux préventions qu’on veut inspirer contre ses auteurs. Il est impossible que le peuple ne retourne pas d’impulsion vers la royauté, si on lui représente la république comme établie par des brigands et consolidée par des crimes ; je ne connais pas de moyen plus sûr de contre-révolution que de déchirer Condorcet et Vergniaud, de peindre le 10 août comme un attentat, et de représenter ensuite le 31 mai, et les horreurs qui le suivirent, comme un résultat nécessaire du renversement de la monarchie.
  11. Dira-t-on que la république fut proposée par Collot-d’Herbois ? C’est une misérable chicane. Ceux que l’on comprend sous le nom de fondateurs de la république sont les hommes qui, les premiers, disséminèrent en France les idées républicaines, qui, en 1791, avouèrent hautement leur attachement à cette forme d’institution, qui, pendant tout le cours de l’assemblée législative, s’élevèrent contre la perfide inertie de la cour, et renversèrent la constitution monarchique pour sauver la liberté. Il est aussi absurde de regarder les sicaires de Collot-d’Herbois et de Robespierre comme les fondateurs de la république, qu’il le serait d’attribuer l’insurrection du 14 juillet 1789 aux hommes qui massacrèrent Flesselles et de Launay. Les pillards qui suivent une armée victorieuse n’en composent pas l’état-major ; et si, par hasard, ils parvenaient à en assassiner les généraux, pour se livrer ensuite aux plus horribles excès, on pourrait bien dire qu’ils se sont emparés de la victoire pour la déshonorer, mais non pas qu’ils l’ont remportée. C’est aux noms des Vergniaud, des Condorcet, qu’il faut rattacher l’établissement de la république ; et mépris éternel à qui ne respecte pas ces noms chers aux lumières, illustres par le courage, et sacrés par le malheur.
  12. La Constitution de l’an III.
  13. Soixante ans ont passé sur cet arrêt ; le temps n’a fait qu’en confirmer la justice. En dépit des historiens et des sophistes, la France a gardé une horreur instinctive pour la terreur, et cette horreur s’étend jusqu’au nom même de république. On l’a vu en 1848 ; il a suffi de ce triste souvenir, et de quelques imitations plus puériles que coupables, pour que la république, reçue avec défiance, fût abandonnée sans regret. Éternelle leçon de l’histoire ! Tel est l’effet de la violence. Son succès, qui dure peu, déprave et effraye pour longtemps les peuples qu’elle a momentanément asservis. Pour dissiper le trouble que laisse après soi le triomphe de l’injustice, il faut une renaissance morale ; il faut qu’une critique, étrangère à toutes les passions, supérieure à tous les partis, fasse lu part du bien et du mal dans le passé ; il faut que l’opinion, enfin éclairée, flétrisse le crime et relève la vertu. Qu’elle vienne donc, cette critique vengeresse qu’inaugurait Benjamin Constant ? Depuis trente ans, au lieu de nous présenter la liberté comme une vierge sainte, sœur de la justice et de la religion, on veut nous faire adorer je ne sais quelle courtisane, armée d’une pique, coiffée du bonnet rouge, et qui n’a pour autels que des cadavres et des ruines. Si nous voulons que la France revienne au culte de la vraie liberté, il faut briser ce masque qui, sous un nom sacré, cachait en 1793 le triple despotisme de la cruauté, de la peur et de l’envie.
    (Note de M. Laboulaye.)